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Présentation

Par une belle journée de l’an 115, un visiteur pas comme les autres sillonne la capitale d’un empire
alors à son apogée. Il ne se contente pas de visiter les monuments de la Rome antique : il partage
surtout le quotidien de ses habitants, du lever au coucher, dans de riches demeures comme dans de
sinistres immeubles de rapport, au cœur des Forums impériaux et sur le marché aux esclaves, dans les
gradins du Colisée et les bassins des thermes de Trajan, à la table d’une modeste taverne puis lors d’un
somptueux banquet, et en bien d’autres lieux encore.
Ce visiteur c’est vous, avec pour guide un auteur passé maître dans l’art du docufiction sur papier.
Caméra au poing, celui-ci vous confrontera à des situations et à des personnages aussi divers que
l’historien Tacite face à son éditeur et un condamné face à un lion, vous faisant ainsi éprouver la
civilisation romaine dans ce qu’elle a de raffiné et de cruel, d’insolite et de moderne.

Alberto Angela est né à Paris en 1962 et vit à Rome. Archéologue de formation, il présente à la
télévision publique italienne des émissions culturelles très regardées. Ses deux précédents titres aux
éditions Payot ‒ Empire et Les Trois Jours de Pompéi ‒ ont connu un grand succès et forment avec
celui-ci une véritable trilogie.
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS PAYOT

Empire
Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche
2016

Les Trois Jours de Pompéi


2017

Le Regard de la Joconde
La Renaissance et Léonard de Vinci racontés par un tableau
2018
Alberto Angela

UNE JOURNÉE
DANS LA ROME ANTIQUE
Sur les pas d’un Romain, dans la capitale
du plus puissant des empires

Traduit de l’italien par Catherine Pierre-Bon


en collaboration avec Mario Pasa

Présentation de Mario Pasa

Payot
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES

www.payot-rivages.fr

Couverture : Forum romain, gravure de J. Hofbauer, 1911 © Bridgeman Images

Titre original : UNA GIORNATA NELL’ANTICA ROMA. Vita quotidiana, segreti e curiosità

© 2007, Rai Radiotelevisione Italiana, Rome.


© 2007, Arnoldo Mondadori Editore S.p.A., Milan.
© 2015, Mondadori Libri S.p.A., Milan.

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2020, pour la présentation et la traduction française.

ISBN : 978-2-228-92488-7

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reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gracieux ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est
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intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
La trilogie romaine d’Alberto
Angela
Visitant en 1775 l’ancien Forum romain dans ce qui était alors la capitale
des États pontificaux, le marquis de Sade s’exclamait : « Quels changements,
grand Dieu ! La maîtresse du monde est devenue l’esclave des nations, et le
peuple qui faisait trembler l’univers vend aujourd’hui des bœufs où ses
ancêtres faisaient attendre des rois1 ! » En ces lieux rebaptisés « Campo
Vaccino » (Champ des Vaches) se tenait en effet un marché aux bestiaux et
aux chevaux. Il fallait donc beaucoup d’imagination aux voyageurs pour
restituer la vie trépidante de la Rome antique et ses somptueux décors dans ce
paysage à la fois bucolique et minéral où des fouilles sérieuses ne seraient
entreprises qu’à partir des années 1800.
Celles de Pompéi, en revanche, étaient en cours depuis le milieu du
XVIIIe siècle, et là-bas il était plus facile de remonter le temps : « On se sent
transporté dans l’Antiquité, écrirait Stendhal ; et pour peu qu’on ait l’habitude
de ne croire que ce qui est prouvé, on en sait sur-le-champ plus qu’un savant.
C’est un plaisir fort vif que de voir face à face cette Antiquité sur laquelle on
a lu tant de volumes2. » Ces mots pourraient servir d’exergue à Une journée
dans la Rome antique, ou plutôt à la trilogie romaine que constituent cet
ouvrage et les deux précédents de l’Italien Alberto Angela : Empire (2016) et
Les Trois Jours de Pompéi (2017). Il n’y a pas d’ordre imposé pour les lire, et
tous trois nous transportent véritablement au cœur de cette Antiquité romaine
qui, si lointaine soit-elle dans le passé, n’en est pas moins inscrite dans nos
gènes d’Occidentaux et nous paraît à bien des égards très proche, très
moderne.
C’est justement au présent qu’écrit notre auteur afin de transformer
l’Histoire ancienne en actualité brûlante. Il y réussit d’autant mieux qu’il
conçoit et anime des émissions culturelles très regardées à la télévision
italienne. Voilà pourquoi ses publications sont de véritables docufictions sur
papier. Sa méthode est simple : « J’utilise l’écriture comme si c’était une
caméra pour plonger les lecteurs dans [une] époque3. » Rien que de très
naturel pour cet historien-voyageur, paléontologue de formation, qui sillonne
les siècles et la planète. En honnête homme du XXIe siècle, il ne cesse de tirer
des fils entre les cultures ou les champs du savoir, et ce dans un langage
accessible à tous. Son public est si large que même d’éminents universitaires
se prennent au jeu en dévorant ses livres « à la limite de l’étude historique et
du roman4 ».
Ce chasseur d’indices tient d’Indiana Jones, dit-on dans sa patrie. Fils
d’un pionnier des programmations culturelles sur les petits écrans italiens, il
doit à cet ancien correspondant de la Rai d’être né à Paris en 1962 et d’avoir
passé une partie de son enfance à Bruxelles, avant de poursuivre sa scolarité
au lycée Chateaubriand de Rome. Il en a gardé une grande affection pour la
langue française, qu’il maîtrise parfaitement ; aussi apprécie-t-il d’être lu par
des francophones et de pouvoir leur raconter le monde romain à sa façon,
c’est-à-dire caméra au poing.
Il l’a d’abord fait dans Empire. Un fabuleux voyage chez les Romains
avec un sesterce en poche. Imaginons que nous puissions parcourir cet
immense territoire entre 115 et 117 après J.-C., à l’époque de son expansion
maximale, de la Germanie à l’Égypte et de la future Angleterre à la
Mésopotamie ; que nous sympathisions en chemin avec les personnages les
plus divers, un serviteur ou l’empereur Trajan, un légionnaire ou un
marchand, une patricienne ou une prostituée ; qu’ainsi nous explorions la
civilisation romaine dans toute la lumière de son génie comme dans ses zones
d’ombre ; qu’un jour on nous fasse une démonstration de machine à laver
mais qu’une autre fois on nous impose la vision d’esclaves en cage. En nous
invitant à suivre l’itinéraire d’une pièce de monnaie frappée à Rome, Alberto
Angela a rendu possible cette extraordinaire aventure.
Aux pérégrinations du sesterce ont succédé Les Trois Jours de Pompéi.
Aurions-nous survécu à l’éruption du Vésuve si nous y avions assisté en 79
après J.-C. ? Et quelle existence aurions-nous menée jusqu’alors ? Car notre
Italien a continué de faire de ses lecteurs d’authentiques Romains, les mêlant
à une multitude de gens pour reconstituer cette fois l’une des plus grandes
tragédies des temps anciens, loin des idées reçues. Elle n’aurait pas eu lieu le
24 août mais le 24 octobre, et ce qu’on appelait « Vesuvius » n’était qu’un
modeste relief dont on ignorait la vraie nature, mais qui libéra soudain une
énergie équivalant à celle de 50 000 bombes d’Hiroshima. Malgré l’ampleur
du cataclysme, Alberto Angela a identifié sept survivants. C’est notamment à
leurs côtés que nous participons à un passionnant reportage sur la vie
quotidienne au pied du volcan, tragique compte à rebours, puis à un film
catastrophe avec bien des rebondissements. Cette tension dramatique sur trois
jours, il fallait un scientifique doublé d’un journaliste pour nous la restituer
comme s’il nous embarquait sur un Titanic de l’Antiquité.
Avec Une journée dans la Rome antique, nous retournons en l’an 115
pour explorer la capitale impériale selon un emploi du temps très précis.
Alberto Angela nous sert encore de guide, lui qui semble aussi à l’aise dans la
Rome du IIe siècle que dans celle du XXIe siècle, où il réside. Ça tombe bien :
la meilleure façon de découvrir le quotidien des habitants de l’Urbs (la
« Ville », comme disaient les Latins), c’est de les côtoyer du lever au
coucher, en de riches demeures ou de sinistres immeubles de rapport, à la
table d’une taverne ou au cœur des Forums impériaux, dans les bassins des
thermes de Trajan ou sur les gradins du Colisée, au milieu d’un marché aux
esclaves ou en plein banquet. En nous confrontant comme toujours à des
situations et à des individus très divers, le narrateur nous fait éprouver la
civilisation romaine dans ce qu’elle a de raffiné et de cruel, d’insolite et de
moderne.
Il revisite ainsi l’histoire de la vie quotidienne, qui en France inspira
l’illustre collection créée en 1938 chez Hachette. Dès l’année suivante y parut
une Vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire sous la plume de Jérôme
Carcopino, professeur à la Sorbonne et directeur de l’École française de
Rome5. Cet ouvrage empreint de moralisme a certes vieilli, mais il n’a cessé
d’être réédité parce qu’il est aussi facile à lire que riche en détails6.
On ne s’étonne pas qu’Alberto Angela aime à en évoquer l’auteur dans le
présent volume : tout comme Carcopino, il a voulu rendre son récit le plus
vivant possible, il aime Juvénal et Martial, il est émerveillé par le forum de
Trajan et il a choisi le premier quart du IIe siècle pour brosser le portrait de la
cité. Mais contrairement à lui, il n’oppose pas les « vices » et les « vertus »
des Romains. Il nous fait simplement partager leur existence. Mieux : entrer
dans leur tête.
Jérôme Carcopino a aussi été lu par Federico Fellini, qui l’a même
rencontré avant le tournage de son Satyricon (1969). Cependant, le cinéaste a
pris ses distances avec les spécialistes de l’Antiquité afin de pouvoir réaliser
une œuvre onirique — voire « psychédélique », selon certains critiques. Pour
peupler la Rome de Pétrone de centaines de figurants, il a publié comme à
son habitude une petite annonce dans la presse. « Il demandait simplement à
rencontrer des Romains d’il y a deux mille ans. Ils vinrent en nombre,
ouvriers, employés des abattoirs, bohémiens, putains faméliques et matrones
aux formes généreuses7. » Et pas que des figurants, puisque le rôle de
l’affranchi Trimalcion fut confié à Mario Romagnoli, patron de la trattoria Al
Moro.
Rassurez-vous : pour se retrouver dans la peau d’un Romain, point n’est
besoin de subir l’épreuve d’un casting et d’appartenir à l’une des catégories
établies par Fellini, du genre : « têtes de petites tapettes »,
« gueules ignobles » ou « filles girondes et un peu putes ». Il vous suffit de
suivre Alberto Angela à travers les rues de Rome, un certain mardi de
l’an 115, sous le règne de Trajan.
Son texte à la main, vous pourrez ensuite survoler la cité antique sans
même vous rendre en Italie ni retourner dans un lointain passé. Vous devrez
ce prodige à un architecte français, Paul Bigot (1870-1942)8, qui a réalisé une
extraordinaire maquette à l’échelle 1/400 sur quelque 70 mètres carrés. Bien
qu’elle représente Rome au début du IVe siècle, elle vous donnera une
excellente idée de ce qu’était la capitale de l’Empire. La version originale, en
plâtre recouvert d’un vernis ocre, a été minutieusement restaurée avant d’être
remontée à la Maison de la recherche en sciences humaines, sur le campus de
l’université de Caen-Normandie9. Si vous ne vous déplacez pas, allez
consulter le site Internet consacré à ce chef-d’œuvre, aux études scientifiques
qu’il favorise et aux variations qu’il permet en termes de plans interactifs et
d’images virtuelles10. Revisitant alors certains des monuments que décrit Une
journée dans la Rome antique, vous y replacerez les personnages rencontrés
dans le livre et serez émerveillés une seconde fois, comme dans un songe
d’enfant.
Selon Fellini, « le monde antique […] n’a jamais existé, mais,
indubitablement, nous l’avons rêvé11 ». Si, il a existé, mais cela ne nous
empêche pas de le rêver, et la trilogie romaine d’Alberto Angela nous y aide.
M.P.
Notes
1. Voyage d’Italie, édition établie par Maurice Lever, Paris, Fayard, 1995.

2. Rome, Naples et Florence, 1826, 2 avril 1817.

3. Propos recueillis par Laurent Lemire, Livres Hebdo, 29 septembre 2017.

4. Catherine Salles, « Tous les Romains pour un sesterce », Historia, juin 2016.

5. Jérôme Carcopino (1881-1970) fut directeur de l’École normale supérieure à partir de 1940 et secrétaire d’État à
l’Éducation nationale dans le gouvernement Darlan (février 1941-avril 1942). Emprisonné à la Libération, il bénéficia d’un
non-lieu en 1947 pour services rendus à la Résistance et fut élu en 1955 à l’Académie française.

6. L’édition la plus récente a paru sous le titre : Rome à l’apogée de l’Empire, Paris, Fayard/Pluriel, « La vie
quotidienne », 2011.

7. Jean-Noël Castorio, Rome réinventée. L’Antiquité dans l’imaginaire occidental, de Titien à Fellini, Paris,
Vendémiaire, 2019, p. 238.

8. Grand Prix de Rome en 1900.

9. Des autres versions ne subsistent qu’une copie complète entreposée à Bruxelles (Musées royaux d’art et
d’histoire), en plâtre elle aussi mais colorisée, ainsi que des éléments en bronze conservés à Paris dans les caves de
l’Institut d’art et d’archéologie, construit par Paul Bigot.

10. https://www.unicaen.fr/cireve/rome/index.php

11. Fellini par Fellini [1984], entretiens avec Giovanni Grazzini, traduction de Nino Frank, Paris, Flammarion,
« Champs », 2007, p. 139-140.
À Monica, Ricardo, Edoardo et Alessandro, pour
la lumière qu’ils ont fait entrer dans ma vie.
Avant-Propos
Comment les Romains vivaient-ils dans l’Antiquité ? Que se passait-il
chaque jour dans les rues de Rome ? Des questions comme celles-ci nous ont
tous effleuré l’esprit au moins une fois. D’ailleurs, n’est-ce pas la raison pour
laquelle vous avez ouvert ce livre ?
Quand nous visitons un site archéologique de l’époque romaine, il est
rare que nous ne succombions pas à ses charmes. Malheureusement, les
panneaux et les brochures d’information ont tendance à s’intéresser beaucoup
plus à l’architecture et aux dates qu’à la vie de tous les jours. Mais une petite
astuce permet de la restituer parmi ces vestiges. Il faut s’attacher aux détails :
l’usure des marches, les inscriptions gravées dans le plâtre des murs (si
nombreuses à Pompéi), les sillons creusés par les chars et les charrettes dans
les rues, les éraflures laissées par le frottement d’une porte aujourd’hui
disparue sur le seuil en marbre d’une maison.
Si vous vous concentrez sur tout cela, n’importe quelle ruine
commencera à s’animer ; alors vous verrez apparaître femmes et hommes de
l’Antiquité. Tel est l’esprit de ce livre : raconter la grande Histoire à travers la
petite.
Au fil de mes émissions télévisées sur de nombreux sites, j’ai découvert
bien des anecdotes et des détails sur la vie dans la Rome impériale — autant
d’éléments que les fouilles ont mis au jour, sur les habitudes, les règles de
conduite en société et les bizarreries du monde antique. J’ai aussi appris
énormément en discutant avec les archéologues et à la lecture de leurs
travaux. Or je me suis rendu compte que ces précieuses informations
n’étaient pas toujours connues du grand public, qu’elles restaient trop souvent
confinées dans les revues spécialisées ou prisonnières des sites
archéologiques.
C’est ainsi que m’est venue l’idée de les assembler à ma façon et de
répondre à des questions toutes simples. Par exemple, quelle était
l’impression générale quand on se promenait dans la Rome antique ? À quoi
ressemblaient les passants ? Que voyait-on du haut d’un balcon ? Quelles
étaient les saveurs de la cuisine locale ? Le latin parlé dans la rue était-il celui
que nous connaissons ? Ou encore, comment les premiers rayons du soleil
éclairaient-ils les temples du Capitole ?
D’une certaine manière, j’ai voulu allumer une caméra et explorer les
lieux tels qu’ils devaient être il y a deux mille ans afin que le lecteur se
retrouve au cœur de Rome, qu’il en respire les odeurs et les parfums, qu’il
croise les regards des citadins, dans les maisons ou au Colisée.
Résidant moi-même dans la Ville éternelle, il m’a été facile de décrire les
différentes lumières qui en éclairent les quartiers et les monuments au fil de
la journée, facile aussi de me rendre sur les sites pour noter les mille et un
détails rapportés dans cet ouvrage, en plus de ceux que j’ai pu recueillir
durant des années de tournage. Les scènes qui défileront sous vos yeux au
cours de cette visite ne sont donc pas le produit de mon imagination. Elles
découlent directement de découvertes archéologiques, d’analyses d’objets et
de squelettes en laboratoire ou encore de l’étude des textes anciens.
Il m’a semblé que le meilleur moyen d’organiser autant d’informations
était de suivre le déroulement d’une journée. À chaque heure correspondront
un endroit de la cité et un aspect de ses activités. C’est donc au rythme de la
clepsydre que vous serez initiés au quotidien de la Rome antique.
Vous vous demandez sans doute : pourquoi un énième livre sur Rome ?
Parce que notre mode de vie est l’héritage direct du monde romain. Nous ne
serions pas qui nous sommes si Rome n’avait pas existé. Réfléchissez : la
civilisation romaine se résume en général aux visages de ses empereurs, aux
légions en marche et aux portiques des temples. Pourtant, sa véritable force
est ailleurs : dans ce qui lui a permis de survivre durant plusieurs siècles — et
même jusqu’à la prise de Constantinople en 1453, pour ce qui restait de
l’Empire romain d’Orient. Aucune légion, aucun système politique ou
idéologique n’aurait pu garantir une telle longévité. Le secret de Rome
résidait dans son modus vivendi, dans la façon de bâtir des maisons, de
s’habiller, de manger, de se comporter avec les autres, au sein de la famille et
en dehors, le tout dans le strict respect des lois et des conventions. C’est ce
mode de vie à évolution très lente qui a permis à la civilisation romaine de
survivre aussi longtemps.
Pouvons-nous affirmer que cette ère est totalement révolue ? L’héritage
de l’Empire romain ne se limite pas à des statues ou à des monuments
extraordinaires. Rome nous a légué des clefs qui régissent notre vie
quotidienne. L’alphabet latin est celui que nous utilisons encore aujourd’hui,
y compris sur Internet. L’italien et en grande partie l’espagnol, le portugais,
le français et le roumain (ainsi que de nombreux mots anglais) dérivent du
latin. Sans parler du système juridique, du réseau routier, de l’architecture, de
la peinture et de la sculpture, qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans les
Romains. Dans le fond, une bonne partie de nos façons de vivre occidentales
ne sont qu’une version moderne de ce que vous allez découvrir à présent dans
les artères et les demeures de la Rome impériale.
Nous sommes un mardi de l’an 115 après J.-C., sous le règne de Trajan.
Rome est à l’apogée de sa puissance et peut-être même de sa beauté. C’est
une journée comme les autres et le soleil va bientôt se lever…
L’Empire romain sous le règne
de Trajan
En cette année 115, l’Empire romain a atteint son expansion maximale.
Ses territoires s’étendent de l’Écosse aux portes de l’Iran actuel, du Sahara à
la mer du Nord. Ses frontières terrestres représentent plus de
10 000 kilomètres, soit près d’un quart de la circonférence de notre planète. Il
réunit des peuples d’une extrême diversité, aussi bien sur le plan physique
que culturel, de l’Europe au Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord à l’Asie. Le
monde romain représente alors une part de la population mondiale plus
importante que ne le font aujourd’hui les Américains, les Chinois et les
Russes réunis.
En arpentant l’Empire d’un bout à l’autre, on passe de côtes glaciales
peuplées de phoques à des forêts de sapins et à de vertes prairies, on
contemple des sommets enneigés et de gigantesques glaciers, des lacs et des
fleuves, jusqu’aux plages ensoleillées de la Méditerranée — Mare Nostrum
— et aux volcans de la péninsule Italienne. Mais on peut se retrouver aussi au
seuil des infinis déserts de dunes du Sahara, et plus à l’ouest on atteint les
barrières de corail de la mer Rouge. Aucun empire dans toute l’histoire de
l’humanité n’a connu une telle diversité de milieux naturels.
Partout la langue officielle est le latin, partout on paie en sesterces,
partout le droit romain seul fait loi. Mais la population d’un tel ensemble est
relativement peu élevée : à peine une cinquantaine de millions d’habitants. Ils
vivent dans des bourgs, des villages et des domaines agricoles isolés, le tout
disséminé sur un territoire immense ponctué de grandes cités.
Toutes ces agglomérations sont reliées entre elles par un réseau routier
très efficace, soit 80 000 à 100 000 kilomètres de voies qu’aujourd’hui encore
nous utilisons en partie. Ce pourrait bien être le monument le plus important
que nous aient légué les Romains. Mais dès qu’on quitte ces routes, on
aborde de vastes espaces sauvages peuplés de loups, d’ours, de cerfs et de
sangliers… Nous qui sommes habitués aux cultures et aux zones industrielles
pourrions nous croire au cœur de parcs nationaux !
Pour défendre ce monde il y a les légions, qui stationnent dans les
endroits les plus sensibles de l’Empire, en particulier le long du limes, cette
frontière fortifiée qui protège les Romains contre les Barbares. Sous Trajan,
l’armée compte entre 150 000 et 190 000 hommes, regroupés en une trentaine
de légions aux noms légendaires — Legio XXX Ulpia Victrix sur le Rhin,
Legio II Adiutrix sur le Danube, Legio XVI Flavia Firma sur l’Euphrate, près
de l’actuel Irak… Il faut y ajouter les unités auxiliaires, composées de soldats
fournis par les populations des provinces romaines, ce qui double les
effectifs. On arrive ainsi à un total de 300 000 à 380 000 hommes armés sous
le commandement de l’empereur Trajan.
Située précisément au centre de l’Empire, Rome est le cœur même de
cette puissance. Elle incarne le pouvoir politique, bien sûr, mais rayonne
aussi dans le domaine des arts, de la philosophie et du droit.
À l’image de Londres ou de New York aujourd’hui, c’est avant tout une
ville cosmopolite. On y croise des gens de tous horizons : de riches matrones
sur leur litière, des médecins grecs, des officiers de la cavalerie gauloise, des
sénateurs italiens, des marins espagnols, des prêtres égyptiens, des prostituées
chypriotes, des marchands du Moyen-Orient, des esclaves de Germanie…
Rome est alors la ville la plus peuplée du monde avec près d’un million et
demi d’individus. Du jamais-vu depuis l’apparition d’Homo sapiens.
L’existence de dizaines de millions de personnes dépend certes des décisions
prises dans la capitale, mais de quoi dépend celle des habitants de la cité ?
Je vous invite maintenant à le découvrir.
Quelques heures avant l’aube
Son regard fixe un horizon lointain, comme celui de quelqu’un plongé
dans ses pensées. La pâle lueur de la lune révèle un visage serein au teint
clair, un sourire à peine esquissé sur les lèvres. Son front est ceint d’un ruban,
ses cheveux tirés, à part une mèche descendant, espiègle, jusqu’aux épaules.
Une rafale soudaine soulève un nuage de poussière autour d’elle, mais ses
cheveux ne bougent pas d’un pouce. Et pour cause : ils sont en marbre, de
même que ses bras nus et les mille et un plis de son vêtement. Le sculpteur a
figé dans un marbre précieux l’une des divinités les plus vénérées des
Romains. Il s’agit de Mater Matuta, la « mère bienveillante », déesse de la
fécondité, du « commencement » et de l’aurore.
La statue se tient là depuis des années, sur son imposant piédestal, devant
une bifurcation. Malgré l’obscurité qui l’entoure, la lumière diffuse de l’astre
lunaire laisse deviner devant elle une grande rue bordée de boutiques. À cette
heure de la nuit, elles sont fermées par de lourds panneaux de bois coulissant
dans les rainures du trottoir et par de gros loquets. Ces échoppes occupent le
rez-de-chaussée de grands édifices dont les sombres silhouettes menacent
autour de nous ‒ on se croirait au fond d’un canyon, avec la voûte étoilée au-
dessus de nos têtes. Ce sont des insulae, logements populaires comparables à
nos HLM mais beaucoup moins confortables.
Nous sommes surpris par l’absence d’éclairage, dans ces immeubles et
dans les rues de Rome en général. Mais peut-être sommes-nous trop habitués
aux avantages de l’époque moderne. Pendant des siècles, toutes les villes du
monde ont été plongées dans l’obscurité dès la tombée de la nuit, hormis de
rares lampes à huile pour éclairer les auberges ou les images sacrées en des
endroits stratégiques tels que le coin d’une rue ou un grand carrefour. La
Rome impériale n’échappe pas à cette règle. Dans le noir, on ne devine la
topographie des lieux que grâce à ces quelques veilleuses ou à la flamme
d’une lampe que l’on a laissé brûler dans une maison.
Le calme est lui aussi impressionnant. Un silence irréel accompagne nos
pas, que seul vient rompre le chant d’une fontaine publique, une dizaine de
mètres plus bas. L’ouvrage est simple. Quatre dalles épaisses en travertin
forment un bassin carré surmonté d’un cippe plus ouvragé. Le rayon de lune
qui a réussi à se frayer un chemin entre deux bâtiments dévoile le visage de la
divinité sur la pierre. Nous reconnaissons Mercure et son célèbre casque ailé.
Un filet d’eau s’écoule de sa bouche. Durant la journée, femmes, enfants et
esclaves y convergent avec leurs seaux de bois, mais pour l’heure tout est
désert et le bruit de l’eau est le seul qui nous tienne compagnie.
Étonnant, ce silence. Nous sommes au beau milieu d’une ville d’un
million et demi d’habitants, ne l’oublions pas. La nuit n’est-elle pas réservée
aux livraisons dans les boutiques, une activité qui va de pair avec le vacarme
des roues cerclées de fer des charrettes, le hennissement des chevaux, les cris
et les inévitables jurons ? Comme pour confirmer nos dires, ce sont justement
ces bruits que l’on commence à entendre dans le lointain. L’aboiement d’un
chien leur fait écho. Rome ne dort jamais.
Devant nous, la rue s’élargit légèrement, créant une trouée de lumière. La
lune éclaire les blocs de basalte qui recouvrent la chaussée. Ainsi accolés, ils
font penser à la carapace pétrifiée d’une tortue géante.
Quelque chose bouge au bout du trottoir. Un homme. L’individu hésite,
reprend sa marche, chancelle et s’appuie contre un mur. Un ivrogne, sans
doute. Il murmure des mots incompréhensibles et se dirige vers une venelle
en titubant. Qui peut dire s’il arrivera jusque chez lui ? La nuit, les rues de
Rome sont aussi redoutables qu’un prédateur nocturne, hantées qu’elles sont
par les voleurs, assassins et autres scélérats prêts à vous planter un poignard
dans le ventre pour trois fois rien. Autant dire que si demain matin quelqu’un
tombe sur un cadavre lardé de coups de couteau et dépouillé de son bien, on
voit mal comment on pourra retrouver le coupable dans une ville aussi
populeuse et où il règne une telle effervescence.
Avant de s’engager dans la venelle, l’ivrogne bute contre un tas informe
au coin de la rue. Il jure dans sa barbe et continue son improbable traversée.
Le tas en question remue, il est vivant. C’est l’un de ces innombrables sans-
abri de la capitale qui cherchent tant bien que mal à dormir. Voilà plusieurs
jours que celui-ci vit à la belle étoile. Depuis que le propriétaire de la
modeste chambre qu’il avait louée l’a chassé. Et il est loin d’être le seul. À
côté de lui, une famille entière tente de s’abriter comme elle peut, avec les
rares objets qu’elle possède. Rome se remplit de telles gens à la fin de chaque
semestre, quand sont renouvelés ou non les contrats de location. On ne
compte plus les malheureux qui se retrouvent alors à la rue du jour au
lendemain, à la recherche d’un nouvel endroit pour vivre et dormir.
Un bruit régulier attire soudain notre attention. D’abord indistinct, puis de
plus en plus précis. Difficile de dire d’où il provient à cause de l’écho
renvoyé par la façade des immeubles. Le cliquetis d’un loquet et la lueur de
lampes à huile nous permettent de résoudre cette énigme : c’est une patrouille
de vigiles. Ces hommes sont d’abord des pompiers ; mais dans la mesure où
ils exercent une surveillance permanente pour prévenir les incendies, ils ont
aussi pour mission de faire régner l’ordre dans la cité.
Sans véritablement faire partie de l’armée, les vigiles constituent un corps
organisé selon un modèle militaire, et cela se voit. Ils ont le droit d’entrer
presque partout afin de repérer les départs d’incendie, les situations à risque
ou les actes de négligence susceptibles d’engendrer une tragédie.
Les patrouilleurs descendent les marches d’un grand portique au pas de
course. Ils sont neufs : huit recrues en formation et leur supérieur. Ils
viennent de procéder à une inspection et leur chef est en train de leur passer
un savon. Il tient sa lampe bien haut pour que les autres le voient clairement.
Sa silhouette massive et ses traits durs vont de pair avec sa voix rauque. Sa
tirade terminée, il fixe une dernière fois les membres de la troupe, les
fusillant de son regard sombre sous son casque de cuir, puis il aboie
littéralement un ordre et les hommes se mettent en marche.
La cadence est particulièrement marquée, typique des nouvelles recrues.
Leur supérieur les regarde partir, secoue la tête et les suit. Le bruit de leur pas
s’efface au fur et à mesure qu’ils s’éloignent, bientôt recouvert par celui de la
fontaine.
Levant les yeux, nous remarquons que le ciel a changé : le jour va se
lever.
Curiosité

La Rome antique en quelques


chiffres
En ce premier tiers du IIe siècle de notre ère, la capitale est à l’apogée de
sa splendeur. C’est donc la période idéale pour la visiter. À l’image de
l’Empire, l’Urbs (la « Ville ») a atteint son expansion territoriale maximale,
couvrant une superficie de 1 800 hectares pour un périmètre d’environ
22 kilomètres. Et ce n’est pas tout : on a dit qu’elle dépassait largement le
million d’habitants et qu’elle était la plus grande cité de l’Antiquité, mais
certaines estimations vont jusqu’à deux millions, soit déjà plus des deux tiers
du chiffre actuel.
Rien d’étonnant à cela : depuis des générations, la cité ne cesse de se
développer. Chaque empereur l’a embellie de nouveaux édifices, modifiant
peu à peu sa physionomie. Plusieurs fois dans l’Histoire, son visage changera
radicalement, notamment à cause des incendies. Cette transformation qui se
poursuivra durant des siècles fera de Rome un magnifique musée à ciel
ouvert.
À cet égard, une liste établie sous le règne de Constantin au début du
e
IV siècle est particulièrement édifiante :
40 arcs de triomphe ;
12 forums ;
28 bibliothèques ;
12 basiliques ;
11 grands thermes et près de 1 000 bains publics ;
100 temples ;
3 500 statues en bronze de personnages illustres et 160 en or ou en ivoire
de dieux et de déesses, auxquelles s’ajoutent 25 statues équestres ;
15 obélisques égyptiens ;
46 lupanars ;
11 aqueducs et 1 352 fontaines publiques ;
2 cirques pour les courses de chars (le plus grand, le Circus Maximus,
pouvant accueillir près de 400 000 spectateurs) ;
2 amphithéâtres pour les gladiateurs (le plus imposant, le Colisée,
disposant de 50 000 à 70 000 places) ;
4 théâtres (le plus vaste, le Théâtre de Pompée, comptant 25 000 places) ;
2 immenses naumachies (lacs artificiels destinés aux spectacles
aquatiques et aux reconstitutions de batailles navales) ;
1 stade de 30 000 places, le stade de Domitien, pour les compétitions
d’athlétisme.
Et la liste ne s’arrête pas là…
Y a-t-il encore de la place pour des espaces verts ? Bien que la ville soit
déjà envahie par les monuments et les édifices en tout genre, la végétation
occupe environ un quart de sa superficie, soit près de 450 hectares, en
comptant les jardins publics et privés, les bois sacrés, les péristyles des
demeures patriciennes, etc.
Du vert, donc, mais quelles sont les autres couleurs de l’Urbs ?
Deux tons dominent : le rouge des tuiles en terre cuite et le blanc des
colonnades de marbre. Nous remarquons en outre des taches d’un vert qui n’a
rien de végétal : celui, un peu doré, des tuiles en bronze des temples et de
certains édifices impériaux, car avec le temps l’oxydation leur confère cette
patine. Nous sommes frappés enfin par les statues dorées qui se dressent au
sommet des colonnes et sur les frontons.
Blanc, rouge, vert et or : telles sont les couleurs de la Rome antique.
6 heures

Une riche demeure


Où les Romains habitent-ils ? À quoi ressemble leur intérieur ? Dans la
plupart des films, on les voit évoluer dans de belles maisons inondées de
lumière et agrémentées de colonnes, de jardins intérieurs, de fresques, de
fontaines et de tricliniums, mais la réalité est tout autre. Seuls les citoyens
aisés et les patriciens peuvent se permettre de vivre dans de tels lieux, où
logent également leurs esclaves. La grande majorité de la population de
Rome vit entassée dans des constructions dont beaucoup nous font penser aux
quartiers les plus pauvres de certaines mégapoles du tiers-monde.
Mais procédons par ordre et parlons tout d’abord de la domus, la demeure
typique de l’élite romaine. Sous le règne de Constantin, les autorités en ont
recensé 1 790 dans la capitale, un chiffre élevé, il est vrai, mais il y a domus
et domus. Certaines sont immenses, d’autres assez petites afin de s’adapter au
manque d’espace chronique dans la Rome de Trajan. Celle que nous allons
visiter présente un plan classique qui fait la fierté de son propriétaire.
La première chose qui frappe, depuis l’extérieur, c’est l’architecture
compacte de la maison, refermée sur elle-même comme une huître. On dirait
un fortin de légionnaires ! Les rares fenêtres qu’elle possède — et il n’y en a
pas toujours ! — sont petites et placées en hauteur. Elle ne dispose d’aucun
balcon et se cache derrière un mur qui l’isole du dehors. Elle a donc tout
d’une habitation urbaine construite sur le modèle archaïque des fermes
familiales protégées par une enceinte.
Cette volonté de se retrancher à l’abri de l’effervescence de la cité est
plus évidente encore lorsqu’on se retrouve devant l’entrée principale, qui
donne directement sur la rue sans rien laisser deviner ou presque de ce qui se
trouve au-delà. Elle se compose de deux vantaux de bois constellés de gros
clous en bronze. Au centre de chaque battant, une tête de loup du même
métal serre dans sa gueule un grand anneau en guise de heurtoir. Les
boutiques qui s’alignent de part et d’autre sont encore fermées à cette heure
matinale.
Nous poussons la porte et nous aventurons dans le petit corridor, foulant
une mosaïque qui représente un chien méchant accompagné de l’inscription
CAVE CANEM (« attention au chien »). Ce motif que nous connaissons surtout
grâce aux villas de Pompéi est répandu dans tout l’Empire, car voleurs,
mendiants et autres intrus ne manquent pas.
Un peu plus loin, nous apercevons une sorte de loge, d’un côté du
couloir. Un homme est assoupi sur une chaise. C’est le portier de la maison,
l’esclave chargé de surveiller l’entrée. Couché à ses pieds comme un petit
chien, un jeune garçon dort à poings fermés. Ce doit être son aide. La
maisonnée est encore endormie. Nous pouvons visiter la domus sans être
dérangés.
Le corridor ouvre sur une pièce grandiose. Nous sommes dans l’atrium,
une vaste salle rectangulaire décorée de fresques aux couleurs vives
qu’éclairent déjà les premières lueurs de l’aube. Bizarre. D’où proviennent-
elles s’il n’y a pas de fenêtres ? Un coup d’œil vers le haut nous apporte la
réponse : il manque toute une partie du toit au milieu du plafond. Il est percé
d’une grande ouverture carrée par laquelle la lumière descend telle une
cascade avant de se répandre dans les pièces donnant sur l’atrium. Cette
ouverture appelée compluvium n’est pas seulement conçue pour laisser passer
les rayons du soleil. Quand il pleut, la vaste surface du toit oriente la moindre
goutte vers cette trouée, à la manière d’un entonnoir, et l’eau s’écoule de la
gueule de gargouilles en terre cuite. Par temps d’orage, le bruit est
assourdissant.
Cette eau n’est pas perdue pour autant. Selon le modèle étrusque, elle
retombe dans un bassin carré, l’impluvium, avant de s’évacuer dans une
citerne souterraine qui constitue la réserve de la maison. Les serviteurs
viennent y puiser pour les besoins quotidiens grâce à un petit puits en marbre.
Et il en va ainsi depuis des générations si l’on en juge par l’usure de la
margelle, due au frottement des cordes.
L’impluvium joue aussi le rôle d’un bassin d’ornement qui reflète le ciel
bleu ou les nuages. Tel un tableau posé au sol, il offre une vision très
agréable aux visiteurs dès qu’ils pénètrent dans la maison. D’autant que ce
matin y flottent encore les fleurs du banquet de la veille.
Les ondulations de l’eau dues à une petite brise se réverbèrent en vagues
lumineuses qui semblent courir sur les fresques des murs. À y regarder de
près, il n’y en a pas un qui ne soit couvert de figures mythologiques, de
paysages imaginaires ou de motifs géométriques. Bleu, rouge, jaune, ocre :
les couleurs explosent !
Ce décor nous inspire une remarque importante : le monde des Romains
est bien plus coloré que le nôtre, qu’il s’agisse de la décoration intérieure, des
monuments ou des vêtements, lesquels sont un véritable hymne à la couleur
dans les grandes occasions. Quel dommage que nous ayons perdu cette
bigarrure, surtout dans nos maisons où le blanc est souvent roi sur les murs !
Un Romain de l’Antiquité n’y verrait qu’un tableau vierge.
Mais poursuivons notre visite. Plusieurs pièces s’ouvrent sur l’atrium. Ce
sont les cubicula, les chambres à coucher. Beaucoup plus petites et sombres
que les nôtres, elles font plutôt penser à des cellules de prison et ne nous
donnent pas envie d’y dormir. Dépourvues de fenêtres, elles ne sont que
faiblement éclairées par une lampe à huile. Difficile, dans ces conditions,
d’apprécier les somptueuses fresques et mosaïques qui décorent la plupart
d’entre elles. Les Romains ne les voyaient pas comme nous les voyons
aujourd’hui dans les musées, mises en valeur par de savants jeux de lumière ;
mais une fois l’œil habitué à la pénombre du cubiculum, la petite flamme de
la lampe rendait ces œuvres beaucoup plus parlantes, soulignant la ligne d’un
paysage ou les traits d’un visage.
Dans un coin de l’atrium, nous apercevons un escalier qui conduit à
l’étage, réservé aux esclaves et à une partie des femmes de la famille. Le rez-
de-chaussée, le niveau noble de la domus, est le territoire des hommes, et en
premier lieu celui du pater familias.
Derrière l’impluvium, du côté opposé à l’entrée, nous remarquons une
grande cloison de bois qui se replie comme un paravent. Elle ouvre sur le
tablinum, le bureau du maître de maison. C’est ici qu’il reçoit. Une grande
table et un siège imposant trônent au centre de la pièce. Quelques tabourets
sont disposés sur le côté. Tous ont des pieds en bois tourné et sont décorés
d’incrustations en os, en ivoire et en bronze. Nous distinguons également des
lampes à huile pendues aux branches de hauts candélabres, un brasero ainsi
que de beaux objets en argent destinés à épater les interlocuteurs du maître et
posés sur la table à côté d’un nécessaire d’écriture.
Le fond du tablinum est fermé par un grand rideau que notre curiosité
nous pousse à écarter. Nous voici maintenant dans l’intimité de la domus. La
partie que nous venons de visiter est consacrée à la représentation. Même un
inconnu y a accès. Derrière cette tenture, en revanche, on pénètre dans la
sphère privée.
Le péristyle s’ouvre devant nous. Poumon vert de la maison, c’est un
grand jardin intérieur entouré d’une superbe colonnade. Des disques de
marbre ornés de figures mythologiques peintes ou sculptées sont suspendus
au plafond, entre les colonnes. Ils portent le curieux nom d’oscilla. On
comprend vite pourquoi quand on les voit se balancer doucement au gré des
courants d’air, adoucissant ainsi l’architecture rectiligne de la colonnade.
L’endroit est très agréable à cette heure matinale. Nous sommes
enveloppés d’une myriade de senteurs exhalées par les plantes ornementales,
aromatiques et médicinales. Selon les cas, le jardin intérieur abrite des
espèces telles que le myrte, le buis, le laurier, le laurier-rose, le lierre,
l’acanthe, mais aussi des arbres comme le cyprès ou le platane. À cela
s’ajoutent des fleurs ‒ violettes, narcisses, iris, lis — et parfois même une
vigne qui s’accroche à une treille. Le péristyle est un havre de paix au cœur
de la domus, un refuge où les œuvres d’art sont végétales : les plantes ne sont
pas disposées au hasard mais selon un tracé géométrique, avec allées,
parterres et petits labyrinthes, et les jardiniers (topiarii) leur donnent souvent
des formes d’animaux. D’ailleurs, il n’est pas rare de voir déambuler de
vraies bêtes entre les fleurs et les arbustes, et surtout des oiseaux ‒ colombes,
faisans, paons…
Dans l’aube naissante, nous découvrons deux figures humaines
immobiles. Ce sont de petites statues de bronze placées dans un coin du
jardin, deux putti portant chacun un canard sous le bras. Nous nous
approchons. Un bruit étrange semble provenir de l’un d’eux, une sorte de
gargouillis. Soudain, après quelques crachotements aussi bruyants
qu’intempestifs, un filet régulier s’écoule du bec des canards et retombe
exactement au centre d’un bassin circulaire, créant un charmant jeu d’eau.
Ces statues ne constituent pas la seule fontaine en ce lieu car l’eau y coule
dans trois autres vasques.
Il est évident que cette eau ne provient pas uniquement de l’impluvium.
Depuis quelque temps, en effet, la ville est alimentée par des aqueducs. Le
propriétaire a sûrement fait jouer ses relations pour bénéficier d’une
canalisation privée et compter parmi les rares privilégiés à jouir de l’eau
courante à domicile.
Soudain, une main osseuse ferme un robinet caché dans le feuillage.
C’est celle d’un jardinier qui vient de vérifier le bon fonctionnement de la
conduite. L’esclave est grand et dégingandé, il a la peau sombre et les
cheveux noirs : à n’en pas douter, il est originaire d’Afrique du Nord ou du
Moyen-Orient.
D’autres bruits proviennent d’une pièce donnant sur la colonnade. Des
bruits de balai, dirait-on. Nous nous approchons. La pièce en question est le
triclinium, la salle à manger où s’est tenu le banquet de la veille. Les lits de
table sur lesquels étaient étendus les invités ont été remis en place, les étoffes
pleines de taches qui les recouvraient ont été retirées. Un esclave est en train
de faire disparaître les dernières traces des festivités. Il récupère même une
pince de homard. Il est en effet d’usage durant un banquet de jeter au sol les
os, les coquilles vides ou tout autre reste plutôt que de les laisser dans son
assiette.
Quelqu’un s’affaire déjà en cuisine. Une esclave, bien sûr. Malgré le
chiffon qui lui sert de foulard, quelques boucles dorées dans le cou dévoilent
une chevelure blonde. Peut-être vient-elle de Germanie ou de Dacie, une
contrée récemment conquise par Trajan et correspondant à peu près à la
Roumanie actuelle ?
Aussi célèbres soient-ils pour leurs banquets, les Romains accordent peu
d’importance à la pièce où sont confectionnés les plats. À peine plus grande
qu’une kitchenette moderne, elle peut se situer n’importe où dans la domus,
au fond d’un couloir ou sous un escalier. Étrange, n’est-ce pas ? mais pas si
étonnant. Dans les demeures patriciennes, la notion de femme au foyer
n’existe pas. Ce sont les esclaves qui travaillent en cuisine. Dans la mesure
où c’est une pièce réservée au service, peu importe qu’elle soit petite,
inconfortable et dépourvue d’ornements. Dans les familles modestes, en
revanche, c’est la mère qui prépare les repas, mais en ce temps-là son statut
s’apparente plus à celui d’une domestique qu’à celui d’une épouse.
Les cuivres sont une constante dans les cuisines romaines. Marmites et
casseroles en cuivre ou en bronze s’exposent sur les murs. Il y a aussi des
passoires aux trous si fins qu’ils font penser à un motif de broderie, des pilons
en marbre, des broches, des poêlons en terre cuite… Sans oublier les moules
en forme de poisson ou de lapin, qui servent à la préparation de mets
particulièrement prisés. Passer en revue tous ces ustensiles revient à feuilleter
un menu de l’époque !
Voici maintenant le plan de cuisson, un grand comptoir en maçonnerie où
l’on va pouvoir étaler les braises. On installe ensuite les réchauds, à savoir
des trépieds en métal sur lesquels on pose les marmites. Très souvent, la
façade de ces comptoirs en brique ou en pierre est allégée par de belles
arcades qui servent de réserves pour le bois.
L’esclave est en train d’allumer le feu. Voyons un peu comment elle s’y
prend. Nous nous approchons et lorgnons par-dessus son épaule. Elle utilise
un briquet à silex, une sorte de petit fer à cheval qu’elle tient d’une main
comme on serre l’anse d’un pichet ; elle en frappe un bloc de quartz maintenu
dans l’autre main pour produire des étincelles. L’une d’elles retombe sur une
mince rondelle de champignon qui sert d’amorce. Ce champignon n’est autre
que l’amadouvier (Fomes fomentarius), une espèce qui se développe sur les
arbres et dont la partie supérieure, ou amadou, sert à faire du feu depuis la
préhistoire.
La jeune fille souffle doucement et l’amadou commence à se trouer sous
l’effet de la chaleur. Elle le met alors en contact avec la paille et souffle à
nouveau. Une petite fumée apparaît, puis une flamme. Le tour est joué. Elle
va pouvoir préparer les braises.
Arrêtons-nous un instant et faisons le point. Cette visite de la domus nous
a appris un certain nombre de choses sur les maisons des Romains. Elles sont
belles, c’est vrai, mais souvent moins confortables que les nôtres. Pour lutter
contre les courants d’air et le froid en hiver, on ne se réchauffe qu’avec des
braseros dans les différentes pièces. Nous savons en outre que les intérieurs
sont plongés dans la pénombre. Quand elles existent, les fenêtres sont toutes
petites et moins transparentes qu’aujourd’hui. En guise de vitres, les plus
riches utilisent des plaques de talc ou de mica (la fameuse « pierre
spéculaire » dont parle Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle), voire du
verre dans le meilleur des cas, tandis que les autres ne disposent que de peaux
translucides ou de rien du tout, se contentant alors de leurs volets de bois.
En somme, pour comprendre l’atmosphère qui règne dans les maisons
romaines, y compris chez les gens aisés, il suffit de penser à nos rustiques
maisons de campagne…
6 h 15

L’ameublement intérieur
La maison commence doucement à s’animer. Comme tous les matins, les
premiers debout sont les esclaves. Ils sont au nombre de 11 dans cette domus
et forment ce que l’on appelle la familia. Ce chiffre peut paraître élevé, mais
nous sommes dans la norme. Chaque famille aisée de Rome possède en
moyenne de 5 à 12 serviteurs. Ils couchent dans les couloirs, dans la cuisine,
ou entassés dans quelque petite pièce. Celui qu’on appelle l’« esclave de
confiance » dort à même le sol devant la chambre de son maître, tel un chien
de garde.
Nous aurons l’occasion de revenir sur le monde des esclaves un peu plus
tard dans la matinée, mais pour l’heure poursuivons notre visite de la maison
au petit matin.
Une servante écarte un épais rideau pourpre et s’approche d’une grande
table de marbre aux pieds sculptés en forme de dauphin. Elle est placée juste
à côté de l’impluvium. Si l’on en croit le superbe pichet en argent que la
jeune fille entreprend de dépoussiérer avec précaution, cette table n’est là que
pour recevoir des objets destinés à impressionner les invités.
Nous faisons le tour du propriétaire. Où sont passés les autres meubles ?
Le plus frappant, dans les villas et les domus, c’est le contraste entre la
pauvreté du mobilier et la richesse de la décoration murale et des mosaïques
au sol. Exactement le contraire des maisons modernes. Oubliez les canapés,
les fauteuils, les tapis, les étagères de nos salons, et imaginez un cadre
dépouillé où tout semble réduit à l’essentiel.
Il y a bien entendu une raison à cela. Les Romains ont une manière tout à
fait différente de la nôtre d’aménager leur intérieur. Au lieu de mettre en
valeur le mobilier ou de peaufiner certains détails architecturaux, ils les
camouflent ou les imitent. Lits et sièges disparaissent parfois totalement sous
les coussins et les pièces de tissu. Au mur, les fresques représentent le plus
souvent des portes, des tentures, parfois même des vues champêtres en
trompe l’œil qui vont jusqu’à se confondre avec le jardin que laisse entrevoir
une trouée dans la paroi.
La célèbre villa d’Oplontis (Torre Annunziata), qui aurait appartenu à
Poppée, est un chef-d’œuvre du genre. Partout dans l’Empire,
d’innombrables demeures reflètent ce goût étrange des Romains, cet art de
jouer entre la réalité et l’illusion, lequel est à l’époque le comble du
raffinement et de la modernité.
Aussi rares soient-ils, les meubles n’en sont pas moins de grande qualité.
À commencer par les tables. Il en existe de toutes sortes. Les plus prisées
sont rondes, avec trois pieds sculptés en forme de patte de lion, de sabots de
chèvre ou de cheval. (Ce chiffre trois n’est pas un hasard : c’est la meilleure
solution pour éviter que la table ne soit bancale !) Par ailleurs, nous sommes
surpris de constater qu’il existe déjà des tables pliantes ou demi-lune servant
de consoles.
Quant aux sièges, ils sont des plus inconfortables ! On ne connaît pas
encore la technique du rembourrage et l’on règle le problème au moyen de
coussins. Il y en a partout : sur les chaises, donc, mais aussi sur les lits et sur
les tricliniums de la salle à manger.
Dans une domus comme celle-ci, la vue d’une armoire dans un coin peut
nous paraître normale. C’est pourtant une invention récente pour l’Antiquité.
Les Grecs et les Étrusques n’en avaient pas l’usage. Les Romains sont les
premiers à l’utiliser. Chose curieuse, ils ne s’en servent pas comme nous pour
y mettre leurs habits. Ils y rangent surtout des objets fragiles ou précieux tels
que les verres et les coupes, le nécessaire de toilette, les encriers, les
balances… Les vêtements et le linge sont pliés dans de drôles de meubles, les
arcae vestiariae. Ces coffres en bois qui rappellent les huches d’antan
reposent sur des pattes de lion et s’ouvrent par le haut. On en verra encore
durant tout le Moyen Âge et la Renaissance, et même au-delà…
Naturellement, les maisons des riches s’ornent à profusion de tentures et
de rideaux qui abritent les résidents du soleil et du vent, conservent la chaleur
à l’intérieur en hiver et la fraîcheur en été, empêchent la poussière et les
mouches d’entrer et protègent des regards indiscrets.
Les archéologues ont fait une découverte très intéressante dans les ruines
d’une domus d’Éphèse, en Anatolie, à la suite d’un tremblement de terre.
Entre autres détails sur l’aménagement et le mobilier, ils ont remarqué que les
colonnes du péristyle portaient les traces d’un système de tringles en bronze :
il suffisait d’y fixer des tentures pour que la colonnade se transforme en une
galerie fraîche et ombragée. D’autres barres de bronze, celles-ci destinées aux
portes, confirment l’emploi fréquent de rideaux, tel qu’on en use aujourd’hui
à l’entrée des bars et des magasins dans les pays chauds. Il n’est d’ailleurs
pas exclu que certaines de ces portières aient été composées de bandes de
tissus multicolores ou de longs cordons ornés de nœuds, comme on en voit
encore.
Il faut savoir aussi que les domus étaient agrémentées à l’occasion de
tapisseries très décoratives, de nattes et de tapis de sol — une mode venue
d’Orient, à l’évidence.

L’argenterie, les coffres-forts et les antiquités


Dans les demeures patriciennes, certains éléments de décoration sont
avant tout des signes extérieurs de richesse. C’est le cas des bustes et autres
statues en marbre, mais aussi de l’argenterie, toujours bien en vue. Aiguières,
coupes et services de table au grand complet sont disposés sur un meuble
appelé abacus (à mi-chemin entre la double étagère et la console), de sorte
que les visiteurs puissent les admirer.
Ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir de l’argenterie se rabattent sur
des pièces en bronze, en verre ou en céramique. Socialement, il est
indispensable d’exposer quelque chose de beau chez soi. Dans le fond, nous
n’agissons pas différemment quand nous exhibons le service du dimanche
derrière les vitres du buffet de la salle à manger.
Une famille aisée se doit aussi de posséder un coffre-fort (arca) et de le
montrer. Si de nos jours nous faisons tout pour le cacher, c’est loin d’être le
cas chez les Romains : ils le placent en général dans un endroit comme
l’atrium, où tout le monde pourra le voir. L’arca est le symbole même de
l’opulence. Bien entendu, il est solidement fixé au sol ou contre un mur. Il est
gardé par l’atriensis, l’esclave chargé de surveiller les allées et venues dans la
pièce, en particulier pendant les réceptions et les banquets, ou lorsque le
maître reçoit des étrangers pour ses affaires.
L’arca n’est pas un coffre-fort tout en métal comme les nôtres : il s’agit
en fait d’un coffre de bois classique renforcé par de gros clous et des barres
métalliques. Il est cependant doté d’ingénieux systèmes d’ouverture dignes
de James Bond : têtes en bronze, anneaux ou leviers que l’on tire vers soi ou
que l’on tourne… Une fois qu’il est ouvert, que trouve-t-on à l’intérieur ?
Des objets de valeur en or et en argent, bien sûr, mais aussi les documents les
plus importants, comme les testaments, les contrats, les actes de propriété.
Tout est inscrit sur des tablettes ou des papyrus marqués de l’indispensable
symbole qu’y a laissé le propriétaire avec sa bague servant de sceau.
Vous ne le savez peut-être pas, mais les Romains possédaient déjà des
antiquités. Or nous sommes précisément dans l’Antiquité, alors comment
savoir quels sont ces objets anciens dans la maison ? La réponse nous vient
des archéologues, qui ont mis au jour des statuettes, des miroirs et des coupes
étrusques déjà considérés à l’époque impériale comme de précieux
témoignages du passé. Les fouilles de sites romains ont aussi permis d’y
découvrir des trésors… de l’Égypte ancienne. Sous le règne de Trajan, la
civilisation égyptienne remontait déjà à très loin : Ramsès II, par exemple,
avait vécu près de mille quatre cents ans plus tôt !

L’origine de nos immeubles d’habitation


Une dernière remarque. La domus que nous venons de visiter présente un
plan classique, à l’image de celles que l’on peut admirer sur les sites
archéologiques, à commencer par Pompéi. Mais dans une ville comme Rome,
où la demande immobilière ne permet pas de disposer d’une grande
superficie au sol, toutes les maisons ne présentent pas cette configuration.
Sous la direction du professeur Carlo Pavolini, des études très poussées
ont été menées dans l’ancien port d’Ostie, tout près de l’Urbs, car
contrairement à la capitale, où tant de constructions ont été ensevelies sous de
nouvelles au fil des siècles, des habitations résultant d’un réaménagement
urbain sous Trajan y sont encore bien visibles. On est surpris d’en voir
certaines « amputées » de leur atrium et de leur impluvium, mais c’est tout
simplement parce que le manque chronique d’espace et l’édification
d’aqueducs (qui en plus d’occuper de la place rendaient inutile un puits dans
la maison) ont poussé leurs propriétaires à les supprimer.
Ailleurs dans l’Empire, comme à Pompéi, certaines demeures possédaient
un étage disposant d’une entrée indépendante. Cela prouve que les familles
aisées n’étaient pas dérangées par la présence d’étrangers au-dessus de leur
tête et gagnaient en loyers ce qu’elles perdaient en intimité. Mais les élites
ont fini par abandonner de tels lieux, laissant s’y installer les classes
moyennes et populaires.
La vie en ville a modifié fondamentalement la physionomie des domus,
conduisant à la construction de bâtiments toujours plus hauts et toujours plus
peuplés, jusqu’à devenir de véritables tours d’habitation. Nos immeubles
trouvent donc leur origine dans ce phénomène urbain né à Rome et dans les
principales villes de l’Empire il y a près de deux mille ans.
6 h 30

Le réveil du maître
Un ronflement sonore se fait entendre de la chambre du dominus — le
maître. Nous poussons la porte tout doucement. Un rai de lumière traverse la
pièce jusqu’au lit, installé dans une niche creusée dans le mur. Le maître est
là, blotti sous d’épaisses couvertures aux larges rayures pourpres, bleues et
jaunes, qui retombent au sol en plis sinueux.
Nous sommes surpris par la taille du lit. Comme le veut l’usage, il est si
haut qu’il faut un tabouret pour y monter. Il est caché à demi par les
couvertures, avec dessus les sandales que le dominus y a posées juste avant
de se coucher.
C’est un lit à l’ancienne, à trois montants. On dirait un canapé. Les pieds
en bois tourné s’ornent d’incrustations en ivoire et de plaques de bronze doré.
La lumière oblique souligne les têtes de félins et de satyres sculptées aux
quatre coins. Il n’y a pas de ressorts. Le matelas est posé sur des sangles de
cuir entrecroisées, ce qui le rend bien moins confortable que les nôtres.
Le maître se retourne en marmonnant quelques mots et retape de ses
poings l’oreiller dans lequel sa tête disparaît à moitié. Pas de doute, c’est un
oreiller de plume.
Et le matelas, lui, avec quoi est-il rembourré ? De la laine, étant donné le
niveau de vie du propriétaire, mais à l’époque beaucoup ne sont garnis que de
paille.
Il y a quelques exceptions, comme en témoigne un berceau découvert
presque intact à Herculanum. Sous le squelette de l’enfant mort lors de
l’éruption du Vésuve, on a en effet retrouvé les restes d’un matelas garni de
feuilles. Cette bourre végétale avait peut-être des propriétés antiparasites ou
autres pour protéger la santé du nouveau-né…
Le dominus est seul dans la chambre. Où est sa femme, la domina ? Dans
nos sociétés modernes, les époux partagent généralement la même couche.
Ce n’est pas toujours le cas à l’époque romaine, puisqu’il est de bon ton chez
les riches de dormir dans des chambres séparées. Aussi la maîtresse jouit-elle
d’un cubiculum tout à elle.
L’heure est venue de se lever. Les Romains se couchent tôt et se lèvent
aux premières lueurs de l’aube. Ne connaissant pas l’électricité, les gens
vivent alors au rythme du soleil, et il en sera encore ainsi pendant des siècles
et des siècles. Ne sommes-nous pas l’exception, en fin de compte ?
Le maître a été réveillé en douceur par son esclave de confiance.
Quelques minutes plus tard, il émerge de la chambre, encore dans un demi-
sommeil. C’est un homme grand, robuste, avec des cheveux blancs et des
yeux clairs. Son nez aquilin accentue la noblesse de son visage.
Drapé dans d’élégants vêtements bleus, il se dirige à pas lents vers un
édicule en bois placé contre un mur. On dirait un temple miniature avec son
fronton triangulaire soutenu par deux colonnes. C’est le laraire, le sanctuaire
de la domus : on y vénère les lares, à savoir les divinités protectrices de la
famille. Sur le petit autel, elles sont représentées sous les traits de deux jeunes
garçons aux cheveux longs en train de danser. À côté d’elles, deux autres
statuettes figurent Mercure et Vénus.
L’esclave tend à son maître un plateau avec les offrandes. Celui-ci
prononce la formule appropriée et les dépose d’un geste solennel dans une
coupe posée devant les statuettes, puis il fait brûler de l’encens.
Dans tout l’Empire, chaque journée s’ouvre par ce rituel. Il ne faut
surtout pas sous-estimer le pouvoir des lares. Ce sont eux qui veillent au bon
déroulement de la vie quotidienne dans les maisons romaines. Ce culte
domestique est en quelque sorte une assurance contre les voleurs, les
incendies et le mauvais sort qui pourrait s’abattre sur les membres de la
famille.
7 heures

L’habillement masculin
Puisque c’est l’heure de s’habiller, voyons ce que portent les hommes
romains. Le cinéma et la télévision nous ont habitués à les voir évoluer dans
des toges de couleur aussi longues qu’un drap, mais en fut-il toujours ainsi ?
On pourrait croire qu’elles entravent les mouvements, qu’elles empêchent de
courir, de monter les escaliers ou tout bêtement de s’asseoir et de se relever
avec aisance. En réalité, elles sont bien plus pratiques qu’il n’y paraît.
D’ailleurs, aujourd’hui encore, en Inde et dans de nombreux autres pays les
vêtements traditionnels ne sont pas si éloignés des toges, tuniques et sandales
des Romains. C’est juste une question d’habitude.
Commençons par le linge de corps. Les hommes portent-ils un slip ? La
réponse est oui. Bien sûr, il ne s’agit pas des modèles que nous connaissons
mais d’une sorte de pagne en lin appelé subligar ou subligaculum, que l’on
noue autour de la taille et entre les jambes pour envelopper les parties
intimes.
Vous serez étonnés d’apprendre que ce n’est pas toujours la première
chose que l’on enfile le matin, car l’habitude de ne pas se déshabiller
entièrement avant de se coucher est assez répandue. Pour la nuit, on enlève
son manteau que l’on jette sur une chaise ou que l’on utilise comme
couverture, et l’on garde sur soi le subligar ainsi que la tunique de la journée,
qui font office de pyjama.
Évidemment, nous y voyons un manque d’hygiène, mais n’agissait-on
pas ainsi dans nos campagnes il n’y a pas si longtemps encore ? À ceci près
que les Romains étaient beaucoup plus propres que les paysans du
XIXe siècle : ils allaient aux thermes tous les jours, ce qui veut dire qu’ils se
lavaient quelques heures avant de se coucher. Le vrai problème, c’est que le
linge de corps, lui, n’avait pas été nettoyé.
Le vêtement de base des Romains est la fameuse tunique. Pour bien
comprendre son côté pratique, imaginez un T-shirt extralarge descendant
jusqu’aux genoux et serré à la taille par une ceinture. La tunique c’est à peu
près ça, et depuis l’Antiquité il n’y a pratiquement que le nom qui ait changé.
Et aussi la matière, bien sûr.
Si nos T-shirts sont en coton, les Romains utilisent surtout du lin ou de la
laine grège, car cette couleur naturelle est idéale pour camoufler les taches et
la poussière. Il faut savoir que le lin est surtout produit et tissé en Égypte,
d’où il est exporté aux quatre coins de l’Empire. Ainsi, le Romain porte
comme nous des habits fabriqués dans des contrées lointaines — un
phénomène lié à la première « mondialisation » de l’Histoire, initiée par
Rome dans le bassin méditerranéen. Nous reviendrons sur ce point lorsque
nous visiterons les marchés de la capitale.
La tunique convient en toute occasion : elle sert de chemise de nuit, de
maillot de corps sous la toge ou de vêtement à part entière chez les plus
modestes. Un pauvre enfilera sa tunique et ses sandales, et il sera prêt. Mais
pas un riche, car vient maintenant l’élément le plus important pour un citoyen
romain : on peut dire que la toge est à son époque ce que le costume-cravate
est à la nôtre, une tenue soignée pour faire bonne impression en public,
surtout dans les grandes occasions.
Portée depuis longtemps déjà, elle a connu une véritable évolution. Elle
est en lin ou en laine. Beaucoup moins grande au début, elle a peu à peu pris
de l’ampleur, jusqu’à s’étaler au sol en un demi-cercle de 6 mètres de
diamètre. On comprend pourquoi notre dominus doit se faire aider d’un
esclave. Profitons de l’occasion pour comprendre comment on l’ajuste.
Le maître est debout, le regard perdu dans le lointain. Son serviteur lui
pose d’abord la toge sur l’épaule gauche, en prenant soin de laisser dans le
dos un pan bien plus long à droite. Ensuite, il relève délicatement celui-ci, le
passe sous l’aisselle droite et le remonte par-devant jusqu’à l’épaule gauche.
Puis, telle une écharpe, il lui fait faire un tour très lâche et l’attache avec une
fibule à hauteur de la clavicule. Mais ce n’est pas tout. Ce pan est si long
qu’il faut lui faire faire un nouveau tour sur le précédent. À la fin, l’esclave
prend du recul pour avoir une vue d’ensemble. Il est satisfait. Son maître est
très élégant, et le drapé harmonieux lui confère une grande noblesse. Le bras
droit est libre, tandis que le gauche est en partie couvert par le tissu ; le
dominus devra le maintenir légèrement relevé pour éviter que la toge ne
traîne par terre et ne se salisse. C’est un peu gênant au début, mais on s’y
habitue vite.
La toge est l’un des symboles majeurs de la culture romaine. Un étranger,
un esclave ou un affranchi (libertus) n’ont pas le droit de s’en vêtir. Seuls les
citoyens romains ont ce privilège. Comme c’est le cas pour les uniformes
militaires, leur port obéit à des conventions et leur nom varie selon qui la
revêt et l’usage que l’on en fait. Blanche et bordée d’une bande pourpre,
couleur protectrice, la toga praetexta est réservée à certains magistrats ainsi
qu’aux garçons jusque vers l’âge de seize ans. Ces derniers troquent alors la
toge prétexte contre la toge virile, entièrement blanche, à l’occasion d’une
sorte de rite de passage qui marque la fin de l’adolescence. Officiellement
entré dans l’âge adulte, le jeune homme peut maintenant porter les armes et
participer à la vie publique.
Et le pantalon ? On en voit peu. Ce vêtement n’appartient pas à la culture
romaine et méditerranéenne. Sous le règne de Trajan, les légionnaires sont les
seuls à en porter. Il s’agit cependant de modèles courts et près du corps, qui
descendent juste au-dessous du genou. Le pantalon tel que nous le
connaissons existe déjà, mais ce sont les barbares qui l’ont inventé : les
peuples celtiques et germaniques, mais aussi les Parthes au Moyen-Orient.
Cependant, les choses vont bientôt changer. En l’espace d’une cinquantaine
d’années, le pantalon finira par conquérir les Romains pour son côté pratique
et fera partie intégrante de la mode vestimentaire.
À présent, le maître est assis. Son esclave est en train de le chausser. Il
faut savoir que les Romains ne portent pas de chaussettes — sauf dans le
Nord, où la rigueur du climat l’impose. Pour le reste, on trouve toutes sortes
de chaussures : des modèles fermés, qui s’apparentent à des bottines, d’autres
ouverts, comme les sandales, faites de lanières de cuir et parfois dotées de
semelles cloutées pour ne pas glisser (les célèbres caligae des légionnaires).
À Rome, les calcei, qui couvrent le pied et la cheville, sont certainement les
plus prisées des riches, mais pas dans leur demeure, car il est de bon ton de
laisser sur le seuil les souliers avec lesquels on a marché dehors. À l’intérieur,
on enfile de simples sandales à semelle de cuir ou de liège (solae) ; on les
emporte même avec soi quand on est convié chez des amis, sachant que
l’usage des sandales à la maison s’applique partout.
7 h 10

L’habillement féminin
Contrairement à l’époque moderne, il y a assez peu de différences entre
les vêtements féminins et masculins dans la Rome antique. Les femmes
portent elles aussi une tunique. Semblable au chiton grec, elle se distingue de
celle des hommes par sa longueur et descend souvent jusqu’aux pieds.
De même que les citoyens romains d’un certain rang arborent la toge, les
femmes mariées portent une stola au-dessus de leur tunique, du moins en
public. En théorie, une Romaine peut paraître en toge, mais cela signifie
qu’elle a été condamnée pour adultère ou que c’est une prostituée. La stola
est une sorte de longue robe formée de deux grandes pièces d’étoffe retenues
à l’épaule par des boutons ou des fibules. Comme la tunique, elle est souvent
resserrée à la taille par une ceinture, mais elle l’est parfois aussi par une
écharpe juste sous la poitrine afin de souligner la rondeur des seins.
Après la tunique et la stola, la tenue féminine est complétée par la palla,
un long châle qui retombe en drapé jusqu’au genou. Elle est si grande que
l’on peut s’en couvrir la tête quand on sort dans la rue. En fait, nous la
connaissons bien mais n’y faisons pas attention : dans toutes les
représentations de la vie du Christ, au cinéma, en peinture, dans les crèches et
les églises, Marie et les autres femmes n’ont-elles pas la tête couverte d’un
châle ?
Les vêtements féminins sont plus colorés que ceux des hommes, et
presque toujours ornés de broderies. On repère facilement une femme au
milieu de la foule aux couleurs vives de sa tenue, à ses chaussures aussi,
souvent blanches, et beaucoup plus fines et élégantes que les modèles
masculins.
Un mot maintenant sur la lingerie intime des Romaines. Que cachent-
elles sous leurs vêtements ? Eh bien, comme les femmes d’aujourd’hui, une
culotte et un soutien-gorge. La première est une version plus raffinée du
subligar masculin. Quant au soutien-gorge, il s’agit en réalité d’une bande de
tissu ou de peau de daim appelée strophium (ou mamillare). Quel que soit
son nom, l’objectif est le même : faire remonter la poitrine et la mettre en
valeur. Ovide suggère même aux femmes de rembourrer ce sous-vêtement
quand elles ont de petits seins.
Les archéologues ont retrouvé de nombreuses représentations du
strophium, notamment dans les peintures érotiques des lupanars de Pompéi.
Toutefois, les plus impressionnantes sont visibles sur une célèbre mosaïque
de la villa sicilienne du Casale, à Piazza Armerina. On y voit des jeunes filles
en maillot de bain deux-pièces étonnamment moderne, en usage aux thermes
et au gymnase. Le bikini n’est donc pas une invention récente !
Les femmes que nous croisons dans les rues portent en général des
vêtements en lin ou en laine. Certaines étoffes comme le coton ultrafin et la
soie sont des signes extérieurs de richesse dont on se pare dans les grandes
occasions.
Comme chacun sait, la soie a longtemps été le monopole de la Chine, qui
conservait jalousement le secret de sa fabrication, à savoir les vers à soie.
Après avoir affronté steppes et déserts, les caravanes qui la transportaient
passaient le relais aux navires qui accostaient enfin dans les ports de la
Méditerranée. Le prix de la soie était d’autant plus élevé que le voyage était
long. Les aristocrates romaines dépensaient de telles fortunes pour s’en
couvrir ou pour en décorer leur intérieur que plus d’un empereur chercha
vainement à en réguler le commerce et à empêcher que des millions de
sesterces ne terminent notamment dans les poches des ennemis jurés de
Rome : les Parthes, dont les caravanes devaient traverser l’empire. Celui-ci
englobait en effet l’équivalent de l’Irak et de l’Iran, ainsi qu’une partie de la
Turquie et des républiques d’Asie centrale.
Les Romains finirent par découvrir l’existence des vers à soie, lesquels
parvinrent à Constantinople, mais il était trop tard : les invasions barbares
avaient précipité la chute de Rome et de l’Empire romain d’Occident. Ce fut
donc l’Empire romain d’Orient qui en profita sous le règne de Justinien.
7 h 15

La toilette masculine
En ce début de journée, nous découvrons un fait curieux : il semble que
presque personne ne se lave le matin dans les maisons romaines. Au mieux,
on s’asperge le visage avec un peu d’eau que l’on tire d’une cuvette portée
par un esclave, mais c’est surtout pour finir de se réveiller. Les Romains
connaissent le savon (sapo), qu’ils ont rapporté de Gaule, mais ils s’en
servent alors comme les Gaulois pour s’éclaircir les cheveux et non pour leur
toilette.
À bien y regarder, il n’y a pas de douches non plus (elles restent à
inventer !) et les baignoires sont rares. La civilisation romaine est pourtant la
plus propre de toute l’Antiquité. Il a fallu attendre l’époque moderne pour
retrouver un niveau comparable d’hygiène corporelle. Chacun connaît la
réponse à ce paradoxe. La salle de bains d’un Romain est située hors de chez
lui, à quelques pâtés de maisons : il s’agit des vastes thermes publics. C’est
ici que l’on se lave à grande eau et que l’on se fait masser. Mais l’on s’y rend
habituellement après le déjeuner. Voilà pourquoi personne ne fait sa toilette
le matin.
Il est vrai que certains riches disposent de thermes privés, privilège d’une
élite dont ne fait pas partie le dominus que nous suivons aujourd’hui. Lui
aussi devra se rendre aux bains publics, comme nous le verrons plus tard.
Pour l’heure, il est assis sur un siège couvert de coussins. Un esclave est
sur le point de lui faire la barbe. C’est le barbier de la maison, le tonsor. Seuls
les gens aisés peuvent se permettre d’en avoir un à demeure.
Le rasage est douloureux. Les mousses et les rasoirs à double lame
n’existent pas encore. Le barbier n’utilise que de l’eau et un instrument à
lame courbe en bronze ou en fer trempé qu’il est en train d’affûter sur une
pierre à aiguiser, et ce n’est que le début de ce que le maître considère comme
une véritable torture.
Le rasage terminé, l’esclave lui arrache un à un des poils disgracieux
avec une petite pince, au niveau des sourcils, dans le cou et sur la nuque. On
pourrait s’étonner que les hommes se soumettent à un tel rituel, mais les
Romains prennent grand soin de leur corps. L’emploi de dépilatoires est
assez répandu chez les hommes, y compris pour la barbe. On sait grâce à
Suétone que César s’épilait et qu’Auguste lui-même avait pour habitude de se
passer des coquilles de noix brûlantes sur les jambes pour que les poils
repoussent moins drus.
En ce temps-là déjà, le grand problème qui obsède une bonne partie de la
gent masculine concerne les cheveux. Dès qu’ils commencent à blanchir,
beaucoup les font teindre en noir. Quant à la calvitie, elle vire parfois à la
tragédie. Il existe cependant d’innombrables solutions, à commencer par le
rabat d’une mèche plus longue pour masquer une zone dégarnie. Jules César,
encore lui, ramenait ses cheveux vers l’avant pour dissimuler une décalvation
marquée. Lorsqu’il en reste quand même, on utilise du noir de fumée pour
colorer le cuir chevelu et donner de loin l’impression d’une chevelure plus
fournie.
Enfin, lorsqu’il n’est plus possible de cacher la calvitie, les jusqu’au-
boutistes optent pour les perruques, toupets et autres postiches, qui se
déclinent déjà dans divers coloris.
Et que dire des lotions miracles pour la repousse des cheveux, aussi
inefficaces les unes que les autres, bien sûr !
7 h 30

Les secrets de la beauté féminine


il y a deux mille ans
À chaque poil arraché, de petits cris étouffés s’échappent de la « chambre
de torture » du dominus. L’un d’eux est si grotesque qu’un sourire fugace se
dessine sur le visage de deux esclaves qui s’empressent aussitôt de le
réprimer. Mieux vaut ne pas se faire remarquer. Courbant un peu plus
l’échine, ils se remettent à frotter le sol avec vigueur. On dirait deux jeunes
mousses en train de briquer le pont d’un navire. En réalité, ils fourbissent une
superbe mosaïque avec de petits blocs de pierre ponce, sans doute le meilleur
moyen de nettoyer et de préserver un tel chef-d’œuvre.
Désormais, l’activité matinale bat son plein. Des servantes entrent à pas
feutrés dans la chambre de la domina ou en sortent. L’une d’elles écarte la
portière, nous permettant ainsi d’assister à un moment privilégié : le
maquillage de leur maîtresse.
Trois esclaves s’affairent autour de cette femme assise sur une chaise en
osier à haut dossier (cathedra). Elles en sont à une étape délicate. L’une étire
la ligne des sourcils à l’aide d’un bâtonnet de charbon qu’elle estompera
ensuite avec un peu de cendre. Elle procède avec une infinie délicatesse. Une
autre tient un miroir en bronze pour que l’intéressée puisse suivre le
déroulement des opérations. L’atmosphère ne serait pas plus tendue pour une
intervention chirurgicale.
Nous embrassons la pièce du regard. Le nécessaire de beauté est posé sur
une petite table à pattes de lion, à côté de la cathedra. C’est un joli coffret en
bois aux incrustations en ivoire ciselé. À l’intérieur, nous apercevons des
parfums et des onguents conservés dans de minuscules amphores en verre, en
terre cuite ou en albâtre. Nous remarquons aussi deux petits peignes en os
d’une extrême finesse, des épingles à cheveux sculptées dans l’ivoire, une
pince à épiler et des spatules en argent pour appliquer la crème et les masques
de beauté. De petits pots contenant d’autres préparations sont ouverts autour
du coffret.
Les pratiques et le matériel de maquillage n’ont guère changé depuis
l’Antiquité. On allonge les cils, on joue avec les ombres à paupières… Les
produits, en revanche, ne sont plus tout à fait les mêmes, à l’exemple de ceux
que l’on utilise pour les yeux, auxquels on accorde un soin particulier. Si le
khôl existe déjà pour souligner le regard, on emploie aussi l’encre de seiche,
l’antimoine ou le noir de fumée, obtenu par la combustion de noyaux de
dattes. En l’occurrence, les servantes utilisent un produit encore plus
surprenant. Un coquillage servant de soucoupe est resté sur la table. On y voit
les résidus d’une pâte sombre, et devinez à base de quoi : de fourmis
grillées !
La cosmeta (c’est ainsi qu’on nomme une esclave chargée de la toilette)
s’apprête à apporter la touche finale avec le rouge à lèvres. Selon Ovide, les
matrones romaines peuvent compter sur un large choix de couleurs, mais leur
préférence va déjà au rouge vif, à base de cinabre — c’est-à-dire de sulfure
de mercure, appelé minium en latin et très toxique.
La domina pince les lèvres et scrute le miroir. Son regard est noir et
profond, son teint est radieux. Elle considère que c’est du bon travail et
l’exprime d’un coup d’œil à la jeune fille qui baisse la tête, intimidée.
Nous venons d’assister aux dernières étapes du maquillage. Si nous
étions arrivés plus tôt, nous aurions pu observer la fabrication d’un fond de
teint très particulier. L’objectif est simple : rajeunir les traits de la maîtresse,
qui approche de la quarantaine — un âge respectable pour le IIe siècle.
Comment faire ? On prépare une crème à base de miel, de corps gras et d’un
peu de céruse. (La céruse est un pigment blanc qui donne de la luminosité.)
Pour obtenir un teint rosé et éclatant de jeunesse, on y ajoute des pigments
rouges. Enfin, après avoir délicatement appliqué le mélange, on pose de la
poudre d’hématite sur les joues, ce qui ajoute encore de l’éclat.
Le maquillage matinal d’une riche Romaine est finalement assez
complexe. Il ne s’arrête pas toujours au visage. À l’occasion, la plante des
pieds et les mains sont fardées de rouge, et la pointe des seins de poudre d’or.
Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Nous découvrons en
effet que les femmes utilisent déjà de faux grains de beauté. L’endroit où l’on
place ces mouches (à la commissure des lèvres, sur la joue, etc.) revêt une
signification bien précise, selon le code de séduction de l’époque.

Les masques de beauté


Les crèmes et les masques de beauté méritent que l’on ouvre une petite
parenthèse, parce qu’ils sont très en vogue chez les Romains et recommandés
par de nombreux auteurs, dont Ovide, Galien et Pline l’Ancien. Leurs
propriétés et leurs composants sont étonnants, en particulier pour les
personnes ayant des problèmes dermatologiques. On traite les ulcères de la
peau avec du placenta de vache, les taches du visage avec du fiel de taureau
(et celles du corps avec des lentilles), ou encore les furoncles avec du beurre.
On a recours aux bulbes de narcisse pour leurs propriétés émollientes et
éclaircissantes, au bicarbonate de soude pour ses vertus cicatrisantes, aux
racines de melon et au cumin noir (la nigelle) pour leurs qualités apaisantes et
adoucissantes. Quant aux dermatites, on les soigne avec un extrait d’organes
génitaux de veau.

Des coiffures faramineuses


L’esclave de confiance de la domina frappe dans ses mains. La
maquilleuse quitte la pièce et laisse la place à deux ornatrices, les suivantes
qui vont s’occuper de la coiffure. La première est en charge des perruques.
Elle en sort trois d’une petite armoire et les pose sur un guéridon : une
blonde, une rousse et une brune.
Ne soyez pas étonnés. Les perruques sont très en vogue du temps des
Romains. Elles sont confectionnées avec des cheveux naturels importés des
quatre coins de l’Empire. Les cheveux blonds et roux proviennent de
Germanie, les cheveux noirs de pays orientaux aussi lointains que l’Inde. Ce
sont des produits de luxe qui font l’objet de lourdes taxes douanières.
La maîtresse de maison choisit la perruque rousse, qu’elle portera ce soir
pour un banquet. D’ici là, l’ornatrix devra la remettre en ordre pour que tout
soit parfait le moment venu. Elle en aura pour des heures, vu la taille de la
parure et le nombre de boucles à replacer.
Pendant la journée, la domina montrera ses vrais cheveux, dont il faut
maintenant s’occuper. Elle appelle la seconde suivante chargée de la coiffure,
laquelle dispose de toute une série de peignes en ivoire, d’épingles, de rubans
et de barrettes. Elle a du pain sur la planche car elle va devoir friser les
cheveux de sa maîtresse, plutôt raides par nature. Pour cela, elle s’apprête à
utiliser un procédé qui nous est resté : à sa demande, un esclave a apporté un
petit brasero sur lequel elle va réchauffer deux fers à friser (calamistra) afin
de pouvoir travailler les boucles mèche par mèche.
Les coiffures des Romaines ont évolué, et sous le règne de Trajan elles
sont d’une complexité inouïe. Chaque époque a son style, souvent lancé par
la « première dame » — l’impératrice — ou par les femmes de son entourage.
Les autres représentantes du beau sexe voient des statues de l’épouse de
l’empereur dans les lieux publics ou son effigie sur des pièces de monnaie, et
bien sûr elles s’efforcent de l’imiter. En somme, c’est dans les palais
impériaux que se trouvent les grandes stylistes du monde romain !
Octavie, sœur d’Auguste, a lancé une coiffure qui portait son nom : les
cheveux étaient ondulés sur les tempes, tandis que d’une sorte de houppe sur
le front partait une tresse qui s’enroulait autour de la tête et rejoignait le reste
de la chevelure, ramassée dans la nuque en un chignon rond lui-même
constitué de tresses.
Vous trouvez cette description compliquée ? Ce n’est rien par rapport à
ce que l’on a vu ensuite sous Néron et surtout sous les Flaviens (Vespasien,
Titus et Domitien). Les Romaines prirent d’abord l’habitude d’encadrer leur
visage de bouclettes disposées en diadème mais tombèrent bientôt dans la
surenchère. Les cheveux naturels n’y suffisant plus, on commença par ajouter
un postiche, puis un deuxième, puis un troisième, jusqu’à donner l’apparence
d’une énorme cascade de boucles.
Ces styles, que l’on pourrait comparer à certaines coiffures de la
Renaissance et aux perruques de Marie-Antoinette, étaient d’assez mauvais
goût et se terminaient par l’incontournable chignon de tresses dans la nuque.
On imagine aisément le travail des ornatrices derrière chacune de ces
créations, un travail digne de celui d’un pâtissier pour une pièce montée.
Si l’on en croit les textes anciens, c’était souvent les femmes de petite
taille qui adoptaient de telles architectures monumentales, tant elles
craignaient de passer inaperçues. Il est vrai que jadis les femmes n’étaient pas
très grandes…
Sous le règne de Trajan, les coiffures des riches Romaines atteignent un
sommet, au propre comme au figuré, avec des formes et des hauteurs
invraisemblables. Les matrones arborent sur la tête un énorme éventail qui se
termine de part et d’autre par d’élégantes boucles faisant office de pendants
d’oreilles. Dans certains cas, on croirait le dossier d’une chaise posée sur le
crâne ; d’autres fois, la chose est aussi pointue qu’une tiare papale. C’est à
Plotine, l’épouse de Trajan, que l’on doit cette mode, d’où son nom de
« coiffure à la Plotine ».
Nous nous en tiendrons là, mais il faut savoir que ce n’est que l’une des
nombreuses étapes dans l’évolution de la coiffure romaine. D’autres styles
suivront : « en melon », « en tortue », « en casque », etc.
Un dernier détail, cependant, avant de clore ce chapitre. Les Romaines
aimaient aussi se teindre les cheveux et disposaient de différentes mixtures à
base de plantes pour le roux et le blond. On obtenait du noir corbeau en
mélangeant de la graisse de mouton et de l’antimoine. Quant aux colorations
bleutées et orangées, elles étaient réservées aux femmes de petite vertu. Il est
évident qu’à la longue les teintures finissaient par abîmer les cheveux
naturels. Cela explique en partie l’usage fréquent de perruques teintes, qui
permettaient de changer de style et de couleur au gré de son humeur.
8 heures

Petit déjeuner à la romaine


Découvrons maintenant ce que mange un Romain le matin. Pour
commencer la journée, il fait le plein d’énergie avec un copieux petit
déjeuner « à l’américaine ». Enfin… quand il en a les moyens. Les mets que
nous allons présenter ne garnissent pas toutes les tables. Un pauvre se nourrit
de ce qu’il peut et ne mange pas toujours à sa faim. Il se contente en général
d’un morceau de pain, de quelques olives et d’un peu de fromage.
Un aristocrate a beaucoup plus de choix. Pour le jentaculum, comme on
dit en latin, il y a toujours du pain, de la fougasse, du lait et des coupelles
emplies de miel. Dans le fond, nous ne sommes pas loin de nos tartines et de
nos croissants nappés de confiture. Mais la liste ne s’arrête pas là. Un Romain
aisé mangera aussi des fruits, du fromage, du pain trempé dans du vin, voire
de la viande, ce qui n’est pas étonnant puisque le petit déjeuner se compose
en partie des restes de la veille. C’est donc l’un des principaux repas de la
journée. Le déjeuner, lui, sera frugal.
Il manque cependant deux choses dont nous ne pourrions nous passer : le
café et le chocolat, inconnus à l’époque romaine.
Le café, qui pousse encore à l’état sauvage en Éthiopie, ne sera découvert
que quelques siècles plus tard par des ermites ayant constaté qu’il les tient
éveillés pendant leurs prières et leurs longues méditations nocturnes. Il faudra
attendre le Moyen Âge et la Renaissance pour que sa consommation se
répande dans le monde musulman, avant de s’étendre à l’Occident au début
du XVIIe siècle. Les sacs de café partiront longtemps de la ville portuaire de
Moka sur la mer Rouge, un nom qui ne nous est pas inconnu.
Quant au chocolat, les Romains ne peuvent pas le connaître puisque le
cacaoyer pousse alors en Amérique, qui n’est pas près d’être découverte. Au
début de notre ère, on concocte là-bas un breuvage à partir de ses fèves, mais
il est si amer qu’il plairait difficilement à des Occidentaux. Ce n’est pas avant
plusieurs siècles qu’on aura l’idée de mélanger du sucre (et parfois d’autres
arômes) au cacao pour obtenir la boisson que nous apprécions aujourd’hui.
Le petit déjeuner terminé, notre dominus est prêt à attaquer sa journée.
Rendez-vous, débats, réunions : le programme s’annonce chargé. Il lui faut
donc soigner un autre aspect de sa personne : ses dents et son haleine.
Pour l’haleine, il existe des pastilles aromatisées, une bénédiction quand
le repas de la veille a été lourd.
Pour les dents, c’est un peu plus compliqué. Les Romains en prennent
grand soin. À table ils se servent d’instruments de la taille d’une fourchette à
dessert, souvent en argent chez les riches, avec une extrémité recourbée en
forme de virgule pour se curer les dents et l’autre taillée en cuillère pour se
nettoyer les oreilles (devant tout le monde, bien sûr).
Le dentifrice a déjà sa place dans les domus. Il est à base de bicarbonate
de soude, qu’un esclave est en train de frotter sur les dents du maître. Il existe
cependant un autre moyen de se les nettoyer, et des plus déconcertants
puisqu’il s’agit d’urine. Cette méthode semble avoir été très répandue en
Hispanie et en Afrique du Nord.
8 h 30

Ouvrez les portes !


L’esclave de confiance du dominus jette un dernier coup d’œil autour de
lui : l’atrium est en ordre, les chambres sont fermées, tout est à sa place. À
son signal, le portier s’engage dans le corridor qui mène à l’entrée.
Un petit groupe silencieux s’est déjà formé devant la maison. Les uns
sont assis sur les bancs de pierre, de chaque côté de la porte. Les autres
attendent debout. De qui s’agit-il ? D’après leurs vêtements, ce sont des
visiteurs de condition assez modeste, et en tout cas d’un rang bien inférieur à
celui du maître des lieux.
En fait, il s’agit de ses clientes : non pas ses clients au sens où on l’entend
aujourd’hui mais ses obligés, parmi lesquels certains de ses affranchis.
Imaginez le genre d’individus que vous pourriez croiser dans l’antichambre
d’un homme politique ou d’un personnage influent : ils viennent demander
un conseil, un service, un emploi pour un parent, un soutien pour un ami, une
lettre de recommandation… Bien sûr, il y a aussi des collaborateurs et de
petits entrepreneurs, comme ces deux jeunes gens aux toges élégantes qui se
tiennent à l’écart et sont certainement venus parler affaires. Mais il y a
également des malheureux dans le besoin, en quête d’un peu d’argent pour
vivre. Cette aumône qui leur est faite à chaque visite, sous forme de pièces de
monnaie ou de nourriture, a pour nom sportula.
Que gagne le dominus à recevoir ainsi ses anciens esclaves et d’autres
gens qu’il devra aider à résoudre leurs problèmes ? Sans doute nous
répondrait-il qu’en échange ils lui rendent de menus services ou qu’ils
veillent à la bonne marche d’une affaire. Toutefois, la vraie raison est
ailleurs : c’est le Pouvoir. En apportant ainsi son aide, notre riche Romain se
crée une sorte de groupe de soutien ; il devient une figure tutélaire pour
certaines catégories d’individus ou pour les habitants du quartier, qui voteront
pour lui quand il se portera candidat à telle ou telle charge.
Cette relation réciproque qui se définit par le terme de « clientélisme »
constitue l’un des maillons forts de la hiérarchie sociale, tissant un réseau qui
s’étend à tous les niveaux, et les scènes comme celle à laquelle nous assistons
se répètent chaque matin : les clientes viennent saluer leur patronus et
l’assurer de leur dévouement lors de la salutatio matutina.
La porte s’ébranle. On entend le bruit du loquet qui coulisse dans les
anneaux de bronze. Tout le monde se tait et se rapproche. L’un des battants
s’ouvre et le portier apparaît. Il fixe les clientes de son regard inquisiteur et
ne distingue que des visages connus. À peine s’est-il écarté que le petit
groupe a déjà disparu dans l’obscurité du corridor.
Chacun prend tranquillement sa place dans l’atrium en attendant que
l’esclave de confiance l’appelle et l’introduise dans le tablinum, le bureau du
dominus, car celui-ci reçoit ses clientes un par un.
Le tableau est impressionnant. Au centre de la pièce, le maître est assis
sur un siège à haut dossier richement ouvragé, en partie recouvert de coussins
et d’une magnifique draperie. Il dispose en outre d’un repose-pieds à pattes
de lion, placé là comme devant un trône.
On se croirait dans un temple, face à la statue d’une divinité. Et dans le
fond c’est un peu ça. Cet homme est un aristocrate influent qui jouit d’une
grande fortune, mais c’est aussi le pater familias de la domus. Et vous êtes ici
au cœur de son territoire. Le patronus est là qui vous fixe du regard, le
menton relevé pour bien marquer sa position dominante. Voilà qui n’est pas
fait pour vous mettre à l’aise.
Ainsi commence sa matinée. Quant à vous, commencez par vous racler la
gorge pour vous tirer de cette situation embarrassante.
Rome vue du ciel dans la brume
matinale
Dehors, la ville commence à s’éveiller dans une atmosphère irréelle. L’air
est plus froid, plus dense, et surtout plus humide qu’à l’habitude, une
humidité qui pénètre dans les poumons à chaque respiration. Voilà pourquoi,
peut-être, les premiers passants, emmitouflés dans des vêtements chauds,
pressent le pas sous les portiques.
La cité est plongée dans un épais brouillard matinal, comme c’est encore
le cas certains jours. Impossible de distinguer la fin des grandes artères ou les
colonnes au bout du Forum romain (Forum Romanum). Tout semble se
fondre dans la brume.
Imaginez maintenant que vous vous éleviez lentement au-dessus de ce
voile. À quelques centaines de mètres du sol, l’air est frais, cristallin, et la
capitale de l’Empire romain vous offre une vue extraordinaire.
Sous vos pieds, dans cette masse cotonneuse, seules émergent les sept
collines, comme sept îlots sur lesquels monuments et groupes de maisons se
détachent çà et là.
Les rayons du soleil n’ont pas encore percé. La silhouette sombre et nette
des bâtiments se découpe parfaitement sur la blancheur neigeuse du
brouillard. Des pans entiers de la Ville éternelle se sont évanouis avec leurs
habitants. Ici, tout de même, on reconnaît par exemple l’obélisque égyptien
du pharaon Psammétique II, qu’Auguste a fait venir d’Héliopolis et qui est la
pièce maîtresse de l’immense cadran solaire dont il a ordonné la construction.
Sous le règne de Trajan, en cette année 115, Rome est bien plus humide
que de nos jours, car les forêts et la végétation alentour sont beaucoup plus
denses, sans parler des crues fréquentes du Tibre. Au cœur même de la cité se
trouvent d’ailleurs d’anciens marécages.
Aujourd’hui encore, les quatre millions de touristes qui visitent chaque
année le Colisée ne savent pas qu’il y a tellement d’eau en dessous que seuls
des plongeurs équipés de bouteilles d’oxygène peuvent accéder aux galeries
les plus profondes. Ailleurs ce n’est pas mieux, puisque dans le forum
d’Auguste, à quelques mètres de la rue où se déroule le défilé du 2 Juin, fête
nationale italienne, les anfractuosités du terrain sont envahies par les crabes !
On comprend mieux pourquoi, à l’époque impériale, l’air et la terre étaient
chargés d’humidité, en particulier dans la partie basse de l’agglomération, ce
qui entraînait diverses conséquences : des brumes matinales quelquefois, des
moustiques trop souvent et une atmosphère malsaine en permanence.
Le brouillard du matin ne semble épargner que les sites les plus
importants de Rome. Les premiers rayons du soleil percent soudain et
inondent d’une lumière dorée les monuments qui se dressent dans la brume.
Aussi fugace que soit cet instant, la magie est indescriptible. Les symboles de
la ville se dévoilent comme si c’étaient les origines mêmes de sa puissance
qui nous étaient rendues visibles.
Le Capitolium, l’un des deux sommets de la colline du Capitole, est le
premier à s’éclairer : le temple de Jupiter, qui nous fait songer au Parthénon,
commence à s’embraser sous les reflets incandescents réfléchis par ses
colonnes blanches et son fronton aux figures mythologiques en bronze doré.
Un peu plus loin, sur l’Arx, le deuxième sommet du Capitole, un temple
plus petit s’illumine à son tour, celui de Junon Moneta. C’est non loin de là
que se situe l’atelier monétaire, dit Ad Monetam, littéralement « près de
Moneta », d’où le mot « monnaie ».
Sur le flanc sud de l’Arx on distingue une crête rocheuse, telle la proue
d’un navire dans la brume. C’est la Rupes Tarpeia. Depuis des siècles, ce
surplomb joue un rôle très précis dans la vie quotidienne des Romains. C’est
d’ici que l’on précipite dans le vide les citoyens condamnés pour haute
trahison. La roche Tarpéienne est un symbole de la loi romaine et des
antiques traditions de la cité.
Dans cette aube insolite, d’autres promontoires célèbres se révèlent l’un
après l’autre sous le soleil : la colline du Quirinal et sa voisine, le Viminal,
dont le nom viendrait de vimina, l’osier, car jadis poussaient là des saules.
Tel le dos d’une baleine, une autre colline se dégage en partie de la
brume. C’est l’Esquilin, avec ses toits et ses somptueuses villas aux vastes
jardins et péristyles. De grandes figures de l’histoire de Rome ont vécu ici,
dont Mécène, promoteur des arts et des lettres. À côté se dresse la petite
colline du Caelius, une autre zone résidentielle célèbre.
Et maintenant voici l’Aventin, au sud. Avant d’être investi par les élites,
c’était un quartier populaire dont l’histoire se souvient parce que la plèbe y fit
sécession en 494 avant J.-C.
Il nous manque cependant une colline : le Palatin. Tout le monde en a
entendu parler mais peu d’entre nous connaissent l’importance réelle de ce
lieu dans l’Antiquité. C’est là, en effet, que se trouvait la résidence de
l’empereur. C’est depuis ces bâtiments imposants qu’il régnait sur tant de
provinces. Et c’est au pied du Palatin que Romulus et Remus furent allaités
par la fameuse louve.
Chacun sait qu’il s’agit d’un mythe, mais les archéologues y ont tout de
même retrouvé des traces de cabanes remontant à l’âge de fer, ce qui prouve
que le Palatin abrita l’un des premiers villages de la région. On peut encore
voir dans le sol les trous des pieux de ces habitations, au milieu des restes
d’édifices impériaux.
Le mont Palatin, en somme, résume à lui seul l’histoire de Rome, de ses
traditions et de sa puissance. Des décisions qui ont influencé le destin de
l’Europe, du bassin méditerranéen et d’une partie de l’Asie ont été prises ici.
Et pourtant, rares sont aujourd’hui les touristes conscients de son importance,
et plus rares encore sont ceux qui visitent ces ruines fabuleuses. Il suffit de
monter les escaliers situés à côté du Forum romain, envahi par la foule, pour
se retrouver dans un lieu splendide, vaste, paisible et noyé dans la verdure.
Exactement comme ce devait être du temps des empereurs.
Exactement comme c’est le cas ce matin dans la Rome de Trajan. Le
Palatin émerge du brouillard comme une forteresse, une cité dans la cité.
Grâce à la lumière rasante de l’aube, on devine les bâtiments encore
endormis, les cours intérieures plongées dans l’obscurité, les colonnades sur
plusieurs niveaux, les longs portiques… On imagine les corridors encore
silencieux et recouverts de marbres précieux importés des quatre coins de
l’Empire, les fabuleuses statues tout aussi muettes, et qui ne nous sont pas
parvenues.
Il n’est pas surprenant que le mot « palais » vienne de Palatium, le nom
latin de cette colline sur laquelle résidèrent tant d’empereurs romains !
Dans ce prélude offert par l’Urbs, il manque cependant son monument le
plus célèbre : le Colisée. Où est-il ? Ne devrait-il pas dominer la ville ?
Difficile de le distinguer, à moitié immergé dans le brouillard. Il se situe en
effet dans une zone basse et, nous l’avons dit, très humide. Seul l’attique
pointe dans la brume. C’est la partie la plus haute, celle qui surmonte le
dernier rang d’arcades et soutient une couronne de 240 poutres décrivant un
ovale parfait. Ces poutres servent à retenir les toiles du velarium, qui protège
les spectateurs du soleil. Des dizaines d’esclaves sont déjà au travail pour les
dernières mises au point du spectacle auquel nous assisterons plus tard dans
la journée. Il y aura des combats de gladiateurs, évidemment, et bien d’autres
surprises.
Les rayons du soleil s’étendent désormais sur toute la ville. Le brouillard
ne parvient plus à les retenir. Des quartiers entiers se matérialisent sous nos
yeux, avec leurs couleurs et l’écho de la vie qui s’anime. Le voile brumeux
s’ouvre comme un rideau de théâtre sur une pièce qui compte un million et
demi d’acteurs.
Pardon, vous avez l’heure ?
Quelle heure est-il en cet instant précis à Rome ? Posez la question aux
passants, et aucun ne fera la même réponse. À en croire Sénèque, il est
impossible « de dire l’heure avec certitude, et il serait plus facile d’accorder
les philosophes entre eux que d’accorder les horloges ». Il est vrai que les
Romains ne disposent pas d’instruments de précision pour calculer l’heure.
De tous ceux qu’ils utilisent, le plus répandu est le cadran solaire. Les
modèles sont innombrables et de toutes tailles. Le plus grand est celui
qu’Auguste a fait construire sur le Champ de Mars, et dont le gnomon n’est
autre que l’obélisque de Psammétique II évoqué au chapitre précédent — un
monument qui se trouve désormais devant le Palazzo Montecitorio, siège de
la Chambre des députés italienne. Il y a deux mille ans, cette tige géante
projetait son ombre sur une vaste esplanade de 160 mètres sur 60, dallée de
travertin blanc sur lequel des lignes graduées en bronze permettaient de lire la
date et l’heure. Lors de l’équinoxe d’automne, le 23 septembre, qui était le
jour de naissance d’Auguste, l’ombre de l’obélisque s’allongeait en direction
de l’Ara Pacis, l’autel de la paix, unissant symboliquement la course du soleil
à l’empereur et à la Pax Romana.
Dans la Rome de Trajan que nous visitons, les cadrans solaires ne
manquent pas. Ils sont placés sur de nombreux édifices publics, dans les
jardins intérieurs des demeures patriciennes, et parfois même sur les passants
eux-mêmes. Il s’agit dans ce cas de solaria, minuscules cadrans d’à peine
3 centimètres de diamètre. Comme la plupart des cadrans solaires romains,
ces « montres de poche » sont concaves. Un trou imperceptible sur le côté
laisse passer la lumière, laquelle projette un point lumineux sur les lignes et
les symboles gravés dans la surface en creux pour donner l’heure. Le
problème, c’est qu’un tel instrument ne fonctionne qu’à Rome, puisque les
graduations correspondent à la latitude de la capitale et ne sont donc d’aucune
utilité en voyage.
Pour avoir l’heure, il existe aussi des horloges à eau conçues sur le
principe de la clepsydre. Elles se composent de deux vases en verre, le
liquide s’écoulant goutte à goutte du vase supérieur dans le vase inférieur.
Une échelle graduée sur le verre indique l’heure au fur et à mesure que l’eau
monte. Ces horloges ont un gros avantage sur le cadran solaire : elles sont
efficaces même en pleine nuit et par temps nuageux. Sous le règne de Trajan,
elles sont très répandues chez les riches car elles passent pour une marque de
prestige. Les plus sophistiquées vont jusqu’à sonner l’heure comme nos
coucous ou nos pendules. D’après Vitruve, le grand architecte qui vécut à
l’époque d’Auguste, certaines sont dotées de flotteurs reliés à des
mécanismes qui émettent un son aigu ou déclenchent la projection d’un
caillou ou même d’un œuf ! Pétrone, quant à lui, a trouvé une solution encore
plus simple. Dans le Satiricon, non content de posséder une horloge de luxe,
Trimalcion (un nouveau riche mal dégrossi) s’offre les services d’un sonneur
de corne.
Reste à savoir combien la journée compte d’heures ? Comme pour nous,
elle se divise en 24 heures, soit 12 diurnes et 12 nocturnes, à ceci près que les
Romains commencent à compter à partir du lever du soleil : hora prima, hora
secunda, hora tertia… Autrement dit, première heure, deuxième heure,
troisième heure, et ainsi de suite jusqu’à la douzième heure (hora duodecima)
qui marque le coucher du soleil. On passe alors aux douze heures nocturnes.
Vous ne voyez pas de différence avec aujourd’hui ? Elle est énorme,
pourtant : premièrement, parce qu’en l’absence d’instruments précis pour
mesurer le temps on ne parle pas encore de minutes et de secondes ;
deuxièmement, parce que les heures n’ont pas la même durée selon les
saisons.
Le point de référence fixe des Romains est midi (meridies), le moment où
le soleil est à son zénith. On est alors à la moitié exacte de la journée. Six
heures ont déjà passé depuis l’aube, il en reste six jusqu’au coucher du soleil.
N’oublions pas cependant que les jours sont plus longs en été qu’en hiver.
Les heures d’été sont donc plus longues elles aussi. Et de beaucoup :
75 minutes séparent la sixième heure de la septième heure en été, contre
44 minutes en hiver !
Il en va de même pour les heures nocturnes, que l’on exprime
généralement en « veilles », vigiliae signifiant « tours de garde » dans le
jargon militaire. Chaque nuit est donc divisée en quatre veilles de trois
heures.
Avec des heures aussi « élastiques », les Romains sont beaucoup moins
stricts que nous en matière de ponctualité dans leur vie quotidienne, et ils font
preuve d’une certaine tolérance envers les retardataires !
Il y a cependant un moyen pour être ponctuel : se donner rendez-vous au
Forum romain « quand il est à moitié plein », par exemple. En effet, si l’on
pouvait vérifier l’affluence en ce lieu plusieurs jours de suite, on constaterait
que le moment où il l’est correspond à peu de chose près à la même heure. En
réalité, les aiguilles qui règlent le mieux le temps des Romains sont les
activités qui rythment leur journée : salutatio, audiences publiques,
thermes…
Mais rassurez-vous : au cours de notre promenade dans la Rome antique
nous continuerons à utiliser le système horaire qui est le nôtre.
8 h 40

Rasage et premières corvées


Dehors, la rue commence à s’animer. Des gens s’affairent dans tous les
sens, des hommes surtout — des esclaves, pour être plus précis. Nous les
reconnaissons à leur tunique grège, souvent tachée et usée jusqu’à la corde.
Certains ont aussi le crâne rasé. Ils n’ont pas le temps de lambiner et vont et
viennent d’un pas pressé. Les premières corvées de la journée les attendent.
Autant dire qu’ils ont de quoi faire, et ce début de matinée est pour eux une
sorte d’heure de pointe.
Le plus étrange dans toute cette agitation, c’est qu’on n’entend pas de
bruit de talons mais uniquement celui des sandales qui glissent sur le sol.
Souvenez-vous : à l’exception de certains modèles féminins et des caligae à
semelle cloutée des légionnaires, les chaussures des Romains sont plates.
Un serviteur passe à côté de nous, un ballot de linge enveloppé dans un
drap sous le bras. Il y a fort à parier qu’il apporte une toge ou des nappes à
nettoyer. La question est de savoir comment on lave le linge au temps des
Romains ? C’est simple, on l’apporte à la fullonica : la foulerie, l’équivalent
de notre blanchisserie. Les vêtements vont y subir divers traitements qui nous
obligeraient à nous pincer le nez. Les tuniques, les toges, les draps et le reste
finissent en effet dans des bassins emplis d’eau additionnée d’une substance
alcaline comme la soude, l’argile smectique (encore appelée « terre à
foulon ») ou, tenez-vous bien, l’urine humaine !
Aux coins des rues, en particulier près des fouleries, on remarque de
grandes amphores avec une ouverture sur le côté : les passants peuvent y
satisfaire un besoin urgent. Des employés des fullonicae passent
régulièrement en récupérer le contenu. Et si cette tâche vous paraît ingrate,
songez aux malheureux qui foulent le linge pieds nus durant des heures et des
heures dans un mélange des plus douteux et dans la puanteur.
Après le foulage, on procède au rinçage puis au battage, et l’on traite le
linge avec des apprêts pour lui redonner du lustre et de la tenue. Ensuite, on
l’essore et on l’étend dans la cour, voire dans la rue, et pour finir on le
défroisse sous de grandes presses à vis.
Petit détail : les Romains savent déjà comment obtenir un blanc éclatant.
Une fois que les pièces de tissu sont propres, ils les placent sur une structure
en osier de moins d’un mètre de haut qui surmonte un brasero dans lequel ils
font brûler du soufre. Tel est alors le secret d’« un linge plus blanc que
blanc ». Toutes ces opérations terminées, un esclave rapporte celui-ci chez
son propriétaire.
L’homme au ballot sous le bras disparaît derrière une litière qui émerge
au coin d’une rue. Impossible de voir qui est transporté par cet « attelage
humain » ; des rideaux protègent son occupant des regards. Et la litière de
disparaître dans une ruelle comme elle est venue, précédée d’un esclave
chargé d’ouvrir la voie.
Nous reprenons notre promenade. Des éclats de rire provenant d’une
échoppe déjà ouverte attirent notre attention. À deux pas de là, nous
découvrons une scène typique de Rome en cette heure matinale : un barbier
au travail. Les bavardages et la bonne humeur qui règnent dans sa boutique
sont caractéristiques de la capitale comme de toutes les autres villes de
l’Empire.
Mis à part les plus fortunés qui disposent d’un esclave à demeure pour les
raser, à l’exemple du dominus que nous avons vu, les hommes doivent se
rendre chez le tonsor pour cela ou pour se faire couper les cheveux. Tout
comme nos salons de coiffure de quartier, les tonstrinae sont des lieux
conviviaux où l’on se raconte des blagues et où l’on partage les nouvelles du
jour, à commencer par les rumeurs et les derniers potins. On attend
tranquillement son tour sur des bancs placés le long du mur. Le client dont
s’occupe actuellement le tonsor est assis sur un tabouret au milieu de
l’échoppe. Une grande serviette lui couvre les épaules et une partie du buste.
Par chance, pour ce qui est de la coiffure, la mode masculine n’est pas
compliquée sous Trajan : l’empereur, dont s’inspirent de nombreux Romains,
porte les cheveux courts ramenés en avant sur le front.
Un homme se regarde dans un miroir et vérifie la coupe à peine achevée.
Les coups de ciseaux ont laissé des échelles bien visibles. À qui la faute ?
Aux lames grossières de l’époque ou à la précipitation du tonsor, qui ne veut
pas faire attendre ses autres clients ? Quoi qu’il en soit, c’est un problème
récurrent dans l’Antiquité romaine. Il semble que même Néron ait eu des
échelles dans les cheveux.
Sur la chaise d’à côté, une petite main est en train de raser un autre
homme. La mousse n’existe pas et la seule lotion que l’on passe sur le visage
avant le rasoir c’est de l’eau ! Entailles et balafres sont fréquentes. Un faux
mouvement, la main qui tremble, et le mal est fait. C’est malheureusement si
fréquent que depuis Auguste la loi prévoit des amendes pour les maladroits.
Que faire, cependant, en cas d’entaille ? Pour arrêter les petites hémorragies,
Pline l’Ancien conseille d’appliquer des toiles d’araignée imbibées d’huile et
de vinaigre.
On se demande s’il ne vaudrait pas mieux se laisser pousser la barbe.
N’est-ce pas ce que faisaient les Grecs et les Romains d’antan ?
Malheureusement, à moins d’être un soldat ou un philosophe, le rasage est
pour ainsi dire une obligation sous Trajan, mais ça ne durera pas. Les clients
de la tonstrina ne peuvent pas le savoir, bien sûr, mais après la mort de
l’empereur le port de la barbe redeviendra à la mode. C’est Hadrien, son
successeur, qui la remettra au goût du jour pour couvrir une cicatrice, très vite
imité par ses sujets. Pour beaucoup, ce sera un vrai soulagement d’éviter ainsi
la torture quotidienne du rasoir, sauf peut-être pour le tonsor, qui verra son
chiffre d’affaires s’effondrer.
Nous voici arrivés en haut de la rue, au croisement avec le Clivus
Suburanus, une longue artère près des thermes de Trajan. Elle est bordée
d’immeubles dont les fenêtres s’ouvrent comme autant de loges sur le
spectacle de la vie quotidienne. Bientôt, hommes et femmes envahissent la
chaussée, et le bruit assourdissant des marteaux de chaudronniers oblige tout
ce beau monde à élever la voix.
À quelques mètres de nous, un autre bruit retentit sur les pavés : le
contenu d’un pot de chambre a atterri dans la rue… Mais d’où vient-il ? Qui
l’a lancé ? Nous levons les yeux. Un bâtiment à la façade rythmée
d’innombrables balcons et fenêtres nous écrase de toute sa hauteur. Ce
mastodonte est une véritable prouesse technique. Nous sommes au pied de ce
que les Romains appellent une insula, un monde unique en son genre, dont il
est temps maintenant de pousser la porte.
L’insula, un monde à part
Le mot latin insula désigne une île, un pâté de maisons ou encore un
immeuble collectif. Voilà qui nous donne une idée des dimensions de celui-ci
et de sa capacité d’accueil. L’insula abrite autant d’habitants qu’un petit
bourg rural. Disons qu’elle est à l’Antiquité ce que le gratte-ciel est aux
temps modernes.
La hauteur de celle qui se dresse devant nous est difficile à évaluer.
L’empereur Auguste avait fixé une hauteur maximale de 70 pieds
(20,71 mètres), soit l’équivalent d’un immeuble de sept étages et de combles,
ce qui est considérable. Sous Trajan, la loi est plus stricte et réduit cette limite
à 60 pieds (17,71 mètres), soit six étages et toujours des combles.
Bien entendu, la législation n’étant pas toujours respectée, il s’ensuit
d’inévitables lézardes et effondrements. L’insula que nous allons visiter
dépasse de beaucoup la hauteur réglementaire. Sa forme compacte et les
fenêtres percées à intervalles réguliers jusqu’au toit font d’abord penser à une
caserne, mais à y regarder de plus près on note de nombreux détails qui lui
confèrent bien plus de charme, à commencer par les couleurs.
La brique des murs est protégée par un crépi blanc cassé — un choix
judicieux car cette teinte réfléchit la lumière et éclaire les ruelles et les
portiques voisins. Une bande rouge pompéien couvre la partie inférieure de la
façade sur environ un mètre et demi de haut. Aussi décorative soit-elle, elle
sert surtout à masquer les projections de boue, les traces de chocs, les taches
laissées par les marchandises ou les gens qui s’appuient contre le mur.
Ce n’est pas la seule touche de raffinement. Un rang de briques nues
dessine un arc rouge au-dessus de chaque fenêtre. Enfin, un balcon étroit
(maenianum) court tout le long du premier étage. C’est un vrai luxe,
comparable à un jardinet ou à une terrasse. C’est surtout quelque chose que la
majorité des autres occupants de l’insula n’ont pas et qui permet de prendre
l’air, de profiter de la lumière du jour, voire de faire pousser quelques plantes.
Comme nous, les Romains aiment fleurir leur maison. Une multitude de
pots ornent les balcons et le rebord des fenêtres. Selon Pline l’Ancien,
certains passionnés parviennent même à réaliser de petits jardins suspendus.
La Rome antique partage cet amour de la végétation avec la Rome
d’aujourd’hui. D’innombrables insulae sont couvertes de plantes grimpantes
qui s’accrochent aux balustrades, débordent des balcons, encadrent les
fenêtres. Dans les rues, les arbres frôlent les façades des immeubles ; on dirait
même qu’ils servent d’appui à certaines. En fin de compte, la capitale de
l’Empire est une ville assez verte, une caractéristique qui semble immuable,
comme si près de vingt siècles ne s’étaient pas écoulés.
Ainsi que l’a souligné Jérôme Carcopino (directeur de l’École française
de Rome dans les années 1930 et grand connaisseur de la vie quotidienne des
anciens Romains), lorsque l’on compare un immeuble de la Via dei
Cappellari à Rome ou de la Via dei Tribunali à Naples avec une insula du
port d’Ostie, on constate de profondes similitudes et parfois même des
correspondances parfaites, jusque dans les plans. Il est probable qu’un
Romain de l’Antiquité ne se sentirait pas dépaysé devant les immeubles de
certains centres historiques italiens.
Le maenianum du premier étage n’est pas le seul balcon d’une insula. Il y
en a d’autres, plus petits et en bois, aux niveaux supérieurs. Eux aussi sont
l’apanage de quelques privilégiés, de même que les pergulae, loges en
encorbellement et en bois ouvragé. Nous sommes habitués à voir dans le
monde arabe ou en Inde ces avancées appelées « moucharabiehs ». Elles font
pourtant déjà partie du décor de la Rome impériale. L’objectif est simple :
gagner de l’espace, profiter d’un peu plus de lumière et, bien sûr, voir ce qui
se passe dehors sans être vu.
Curiosité

Les gratte-ciel de Rome


Sous le règne de Trajan, les insulae étaient les habitations les plus hautes
du monde. Elles seraient pourtant loin de nous impressionner aujourd’hui,
comparées à nos gratte-ciel. À quelques exceptions près, cependant. Sans
connaître ses dimensions, nous savons qu’un Empire State Building de
l’Antiquité fut édifié au cours du Ier siècle de notre ère en plein cœur de
Rome. Tertullien raconte qu’il s’élevait au-dessus des toits. Le spectacle
devait être saisissant, puisque son nom, Insula Felicles, finit par être connu
dans tout l’Empire.
Quelle chance extraordinaire, à tant de siècles de distance, de pouvoir
contempler les vestiges d’insulae encore debout ! Certaines émergent çà et là
telles des épaves échouées au beau milieu de la capitale, mais rares sont les
passants qui s’y intéressent. C’est le cas de l’Insula Romana, à droite de
l’immense monument à Victor-Emmanuel II, sur la Piazza Venezia. Au pied
de l’escalier de l’Aracoeli, on voit encore les ruines d’un bâtiment en brique
de plusieurs étages. Il est évident qu’elles ne reçoivent pas l’attention qu’elles
méritent. Et pourtant, des milliers de touristes passent devant chaque jour.
Prenez le temps de vous arrêter, et vous verrez se matérialiser sous vos
yeux un aspect de la Rome impériale : des boutiques, des appartements…
Avec un peu d’imagination, vous pourriez animer ces pièces désertes ! Qui
vivait ici ? Quels visages pourrions-nous découvrir à l’intérieur, éclairés par
les lampes à huile ? Là, une mère penchée à la fenêtre appellerait son garçon
en train de jouer dehors, peut-être avec le fils du commerçant du coin.
L’archéologie est magique. L’espace d’un instant, elle fait revivre un
monde oublié, ressuscite les visages disparus, nous replonge dans la vie
quotidienne des siècles passés. Quels effets spéciaux pourraient-ils nous
procurer un sentiment aussi poignant ?
L’insula située au sein des marchés de Trajan, à deux pas de la Via
Nazionale, est peut-être encore plus impressionnante. C’est cependant sur le
site d’Ostia Antica que ce type de construction prend tout son sens. On y
trouve les vestiges de plusieurs insulae aux murs remarquablement préservés,
dont celle dite « de Diane ». Quand on pense que la majorité des habitants de
Rome logeaient dans des immeubles tels que celui-ci, on ressent une vive
émotion à gravir les escaliers et à franchir le seuil d’appartements des
premiers étages encore debout.
Combien y avait-il d’insulae à Rome ? Nous connaissons leur nombre
exact grâce à la découverte de précieux documents relatifs au cadastre. Au
début du IIIe siècle, sous le règne de Septime Sévère, on en recensait
exactement 46 602. Un chiffre énorme ! Surtout si l’on considère qu’il n’y
avait que 1 797 domus, ce qui veut dire 26 immeubles pour 1 maison
traditionnelle. Comment expliquer une telle disproportion ?
Rome couvrant 1 800 à 2 000 hectares et dépassant de beaucoup le
million d’habitants à l’apogée de sa splendeur, il est évident qu’il n’y avait
pas assez de place pour tout le monde. Ce qui est d’autant plus vrai en tenant
compte des zones où il était interdit de construire (le mont Palatin réservé à
l’empereur ou les 200 hectares du Champ de Mars, avec ses temples, ses
portiques, ses palestres et ses tombeaux). À cela s’ajoutaient une quarantaine
de parcs et de jardins ainsi que des édifices publics comme le Colisée, les
théâtres, les basiliques, les thermes, les forums, les temples et tous les
bâtiments administratifs…
La solution au problème s’est avérée aussi simple qu’efficace. À défaut
d’espace au sol, on a construit en hauteur, au point que le rhéteur du IIe siècle
Aelius Aristide pouvait déclarer que si l’on mettait bout à bout les immeubles
de l’Urbs on atteindrait l’Adriatique !
Dans un monde où les petits villages étaient la norme, à l’exception de
quelques centres urbains dont les maisons ne dépassaient pas au mieux deux
ou trois étages, la vue de ces constructions gigantesques qui poussaient
comme des champignons était un véritable choc pour un voyageur
découvrant la capitale de l’Empire. Il ressentait sûrement ce que l’on ressent
à New York quand on se demande comment autant de gratte-ciel peuvent
tenir debout ou comment font les gens pour vivre dans de pareilles tours.
8 h 50

Le visage humain des insulae


Quand on se promène aujourd’hui dans un centre-ville, que voit-on ? Des
boutiques et encore des boutiques. Il en va de même dans la Rome antique.
Le rez-de-chaussée de la plupart des insulae est occupé par des échoppes et
des ateliers ouverts sur la rue et séparés par les portes des immeubles,
lesquelles donnent sur les escaliers menant aux étages. Allons voir cela de
plus près.
Alors que nous approchons d’une de ces entrées, un homme nous
dévisage de la tête aux pieds. Normal : c’est l’ostiarius, le concierge de
l’insula. Le bougre est petit et bedonnant, il porte une tunique crasseuse, et à
en croire les poils de son double menton il n’a pas vu le barbier depuis un
bon moment. Assis sur un simple tabouret, il fait tranquillement tourner entre
ses mains un bâton noueux en bois d’olivier.
Ce bâton trahit non seulement sa fonction mais aussi son passé. Il
ressemble à la vitis, la baguette avec laquelle un centurion signale une
manœuvre ou corrige ses soldats en cas de manquement à la discipline. À
l’évidence, notre gardien d’insula est un ancien légionnaire, peut-être un
centurion tombé en disgrâce, et qui gagne sa vie comme il peut. Ça tombe
bien : un concierge doit être capable d’intervenir rapidement et de faire
preuve de fermeté pour mettre fin aux bagarres et autres querelles entre les
résidents.
Après nous avoir observés longuement, il se tourne de nouveau vers les
passants et le spectacle de la rue. Le visage impassible et impénétrable, il
nous ignore carrément quand nous passons le seuil.
Nous avançons dans un couloir sombre et n’entendons que des éclats de
voix de plus en plus forts. L’univers dans lequel nous pénétrons est un monde
à part, un microcosme avec sa logique interne et ses rapports de force entre
habitants de diverses conditions.
Au bout du corridor nous apparaît une fillette, à côté d’une énorme jarre
(dolium) placée sous l’escalier. En équilibre instable, à moitié perchée sur un
tabouret, elle vide le contenu de vases en terre cuite dans le dolium. De quoi
s’agit-il ? D’urine ! La gamine est une esclave en train de vider les pots de
chambre de ses maîtres. Cette puanteur ne semble pas l’incommoder. C’est
l’une de ses premières corvées de la journée, elle a fini par s’y habituer. Un
peu plus tard dans la matinée, un homme passera récupérer ce liquide si
précieux pour les fouleries.
Un rapide coup d’œil autour de nous révèle le délabrement des lieux. Les
murs sont décrépis, couverts de taches de gras et d’humidité, de traces de
mains et de marques de chocs. Il y a même des inscriptions et des graffitis.
L’un d’eux attire notre attention. Il représente deux gladiateurs en train de
s’affronter : un secutor armé d’un casque, d’un glaive et d’un bouclier
rectangulaire face à un rétiaire, avec son filet et son trident. Le dessin
maladroit est certainement l’œuvre d’un enfant. L’« artiste » a même écrit les
noms des deux combattants, Sedulus et Thelonicus, sans doute des idoles qui
enflamment l’imagination des jeunes garçons comme le font aujourd’hui les
footballeurs et les héros de dessins animés.
L’inscription voisine est particulièrement éloquente : « Restitutus multas
decepit saepe puellas. » Autrement dit : « Restitutus a embobiné un tas de
filles. » Il est clair que l’une des victimes a voulu prévenir les autres
occupantes de l’insula.
Il y a aussi des graffitis graveleux, comme ceux que l’on peut lire
aujourd’hui dans les toilettes publiques. On apprend par exemple qu’une
Grecque ayant de bonnes manières se donne pour la modique somme de 2 as.
Au milieu des obscénités éclôt cependant la fleur d’un amour
d’adolescents : « Marcus amat Domitiam. »
Sexe et sentiments, injures et rivalités : toutes les inscriptions gravées sur
les murs de l’époque romaine ont été soigneusement recensées par les
archéologues. Et en deux mille ans ou presque, rien n’a changé !
La petite esclave commence à gravir péniblement l’escalier. Nous la
suivons. Elle doit avoir dans les douze ou treize ans. Ses cheveux blonds
comme les blés trahissent des origines nordiques. Qui peut dire dans quelle
région de Germanie elle est née ? Malgré son jeune âge, il est presque certain
qu’elle a déjà vécu une tragédie. Son peuple a peut-être perdu une bataille
contre les troupes romaines et la population de son village a été réduite en
esclavage, à moins, et c’est plus probable, qu’elle n’ait été capturée par une
tribu voisine et revendue à des marchands d’esclaves. Ce qui est sûr, c’est
qu’en quelques secondes sa vie a basculé à jamais.
Elle s’arrête sur le palier du premier étage et pousse une grande porte
dotée de deux rutilants anneaux de bronze. Nous entrons dans un cenaculum,
c’est-à-dire dans un appartement, et un seul regard suffit pour comprendre
qu’il est habité par une famille aisée.
Notre reconstitution s’appuiera surtout sur les ruines d’Ostie.
L’aménagement urbain et l’architecture de cette ancienne ville portuaire sont
en effet caractéristiques du règne de Trajan et révèlent une foule de détails
sur la vie quotidienne en ce temps-là. Il y a peu de différences avec nos
propres logements, en particulier au niveau du plan.
Le vestibule est aussi une pièce où l’on reçoit. Au centre, une petite
statue de Vénus trône sur un guéridon de marbre à pattes de lion. Cette œuvre
d’art qui nous souhaite la bienvenue sous-entend que le maître des lieux est
une personne cultivée (ou qu’il veut nous le faire croire).
L’appartement n’est pas immense : à droite, le séjour ; à gauche, la salle à
manger ; au fond, l’accès à trois chambres à coucher. Nous sommes frappés
par l’énorme différence avec la domus du riche dominus que nous avons
visitée tout à l’heure. C’était une maison refermée sur elle-même, sans
fenêtres. Toutes les pièces étaient ouvertes sur l’atrium et son impluvium. Ici,
c’est exactement le contraire : les pièces principales disposent de larges
fenêtres donnant sur la rue afin de capter le plus de lumière possible.
Les fenêtres des appartements du premier étage doivent impérativement
être vitrées. Le verre est un matériau coûteux et précieux, mais à la portée des
riches locataires de ces luxueux cenacula. Il n’en va pas de même dans les
étages supérieurs, comme nous le verrons bientôt.
Mais reprenons notre visite. Le mobilier se résume à quelques chaises,
coffres, tabourets pliants et tables sur lesquelles nous apercevons des objets
de la vie quotidienne : un peigne, des tablettes de cire, une tirelire en terre
cuite, une lampe à huile en bronze, un coffret à bijoux et un trousseau de
clefs, parmi lesquelles une bague-clef, à savoir une clef minuscule soudée à
l’anneau que l’on porte au doigt.
On peut admirer en outre deux grands vases de fleurs. N’oubliez pas que
les Romains aiment les plantes. Les pétales forment un merveilleux
kaléidoscope. Ce n’est pas un hasard si on leur a réservé la plus belle table de
l’appartement : un meuble en bois exotique marqué de veines aux reflets
changeants.
Ce ne sont pas les seules couleurs de ce cenaculum. Comme dans les
belles domus, les murs se parent de couleurs vives. Ce n’est qu’une
succession de parois rythmées de bleu, d’orangé et de rouge pompéien que
l’on a appliqués quand le plâtre était encore frais. Les décors, en revanche,
ont été peints sur fond sec : il y a là de fines colonnes, d’élégantes
architectures en trompe l’œil servant de cadres à diverses scènes ou à de
fausses fenêtres ouvrant sur des perspectives et des paysages imaginaires.
Quelques figures humaines sont représentées, dont les neuf muses d’Apollon.
Ces peintures murales sont l’équivalent de nos tableaux.
Tout à coup, nous ressentons un souffle tiède sur nos jambes. Voici en
effet un brasero sur notre droite. Les braises sont encore chaudes. Nous
réalisons soudain que nous n’avons vu aucune cheminée. Les braseros sont le
seul système de chauffage de l’époque pour les particuliers. Celui-ci se
distingue par ses petites roues qui permettent de le déplacer à loisir comme
nous le faisons avec nos chauffages d’appoint.
Une forte odeur se propage dans tout l’appartement, une odeur de bois
brûlé, pour être précis. Mais d’où vient-elle ? Nous retraversons le vestibule
où trône la statue de Vénus. Au passage, nous remarquons deux beaux
plateaux en argent et une carafe richement ciselée : d’autres symboles de
prestige de cette famille.
Nous entrons dans le triclinium. La fumée est bien visible maintenant et
envahit toute la pièce. Elle semble provenir d’un coin de cette salle à manger,
sous une fenêtre. Tiens ! La jeune esclave rencontrée dans l’escalier est ici.
Penchée au-dessus d’une sorte de grand brasero carré, elle vient juste
d’allumer le feu. Soudain, tout s’éclaire dans notre esprit. Nous n’avions pas
encore vu la cuisine ; eh bien la voici, se résumant à un simple fourneau en
bronze.
Dans un cenaculum, la cuisine est réduite au minimum, comme au
camping ! Détail important : c’est une cuisine volante. On peut l’installer
n’importe où. Bien entendu, pour des raisons pratiques, mieux vaut que ce
soit près d’une fenêtre, à cause de la fumée. Ainsi, le matin et à l’heure des
repas, l’appartement se remplit inévitablement des odeurs les plus variées, de
celle du bois qui se consume à celle des aliments que l’on fait cuire. Mais ce
n’est pas le cas chez tout le monde. À Rome, beaucoup de locataires font
venir leurs repas de la taverne la plus proche ; ils évitent ainsi les
inconvénients (et les dangers) de ces installations précaires et bénéficient
d’une nourriture plus variée.
Profitons-en pour tordre le cou à une légende selon laquelle les Romains
mangeaient toujours allongés. En réalité, ils n’étaient étendus sur des lits
triclinaires que pour les fêtes ou les banquets. Dans la vie quotidienne, le
commun des mortels mangeait comme nous, à table et assis sur une chaise.
Nous nous apprêtons à sortir, quand nos yeux se posent sur une petite
merveille à nos pieds. Le sol est recouvert de belles mosaïques noires et
blanches. Leurs motifs sont simples : losanges, étoiles, cercles, carrés se
combinent entre eux. Pourquoi du noir et blanc et pas de la couleur ? Pour
faire des économies. Ces mosaïques se trouvent presque toujours dans les
tout premiers étages des insulae, occupés, comme on sait, par des familles
aisées. Aisées mais pas richissimes. Leurs appartements doivent afficher un
certain raffinement, mais sans qu’il faille débourser les sommes exorbitantes
investies dans les villas.
Les mosaïques polychromes représentent souvent des personnages ou des
animaux que seuls des artisans de talent peuvent réaliser, et qui reviendraient
bien trop cher. Les mosaïques en noir et blanc sont exécutées par de simples
décorateurs beaucoup plus abordables financièrement, puisqu’il leur suffit de
reproduire et d’associer des motifs géométriques. En outre, la pierre calcaire
(blanche) et le basalte (noir) sont des matériaux bon marché et faciles à
trouver, contrairement aux matériaux colorés que sont les pâtes de verre et
certains marbres.
En fin de compte, ces mosaïques noires et blanches sont l’équivalent de
nos parquets : elles sont à la fois élégantes et de bon ton sans être hors de prix
comme les sols en marbre d’une villa. Inutile d’en faire trop, cependant ;
aussi les mosaïques ornent-elles uniquement les pièces à vivre. Le pavage des
parties réservées au service et aux esclaves est constitué de simples dalles en
terre cuite (de 4 pieds carrés environ), de briques en chevron ou d’un
revêtement appelé opus signinum, mortier à base de débris de terre cuite.
La prochaine fois que vous visiterez un site archéologique romain, ces
différences vous aideront à comprendre à quel endroit vous êtes dans la
maison.
9 heures

Le visage inhumain des insulae


Nous voici de nouveau sur le palier. Quand on y réfléchit, il y a quelque
chose qui cloche dans ce que nous venons de voir. N’est-il pas bizarre en
effet que les riches préfèrent vivre au premier étage d’un immeuble et non
aux niveaux supérieurs, moins bruyants et à l’abri des regards, sans parler de
merveilleuses vues sur les toits de Rome ?
Et pourtant, il en est ainsi dans tout l’Empire. Les occupants du dernier
étage sont pauvres, ceux du premier sont riches. Tout le contraire
d’aujourd’hui.
L’explication est simple. Songez d’abord à la fatigue. Les ascenseurs
n’existent pas. Plus on habite haut, plus il y a d’escaliers à monter. À cela
s’ajoute le problème de la sécurité. Le secteur du bâtiment est aux mains de
spéculateurs sans scrupule. En multipliant les étages, on fragilise les
constructions et on augmente les risques d’effondrement.
Mais le danger le plus fréquent concerne les incendies, déclenchés par les
braseros ou les lampes à huile. Il est plus facile d’en réchapper quand on loge
au premier étage ! Déjà confronté aux courants d’air et à la pluie, le locataire
qui vit sous les toits est le dernier à voir les flammes et connaît une fin atroce,
comme l’écrit Juvénal dans ses Satires : « Le troisième plancher de ta maison
fume, et tu l’ignores. Quand tout est en combustion au bas du logis, le
malheureux, caché sous la tuile où la colombe amoureuse vient déposer ses
œufs, n’aura que le triste privilège d’être rôti le dernier. »
Cette ségrégation verticale a d’ailleurs duré jusqu’au XIXe siècle. Les
aristocrates et les bourgeois occupaient alors l’étage « noble », et au fur et à
mesure que l’on montait les appartements étaient dévolus à des familles aux
revenus de plus en plus modestes. La discrimination sociale qui s’opère
aujourd’hui par quartiers existait alors par étages.
Nous reprenons notre ascension. Tout à coup, ce qui n’était encore que de
simples éclats de voix dégénère en dispute. Les hurlements attirent l’attention
d’autres locataires qui se penchent au-dessus de l’escalier.
Au milieu du palier, une grosse bonne femme aux cheveux noir corbeau à
moitié dénoués sur les épaules empêche trois hommes de passer. Ses yeux
lancent des éclairs de colère. Elle porte un enfant en bas âge sur un bras, et de
l’autre elle accompagne ses vociférations de grands gestes. À chaque
mouvement, sa poitrine opulente ballotte sous sa tunique. On voit tout de
suite que c’est une femme du peuple qui ne mâche pas ses mots.
Derrière la porte entrebâillée de l’appartement, la pénombre ne laisse
entrevoir que les yeux des autres enfants, terrorisés. Les trois hommes sont
immobiles, interdits. La locataire a gagné le premier round, c’est
incontestable.
Deux de ses interlocuteurs sont des concierges qui font office de gardes
du corps et encadrent le troisième, sans doute à l’origine du litige. Grand et
maigre, il est enveloppé dans un manteau rouge foncé ramené par deux fois
sur ses épaules. Mais ce qui le rend inquiétant, c’est son regard impassible,
glacial : le regard d’un prédateur, d’un homme qui sait que de toute façon ce
sera lui le vainqueur. Et devinez la cause de tout ce grabuge ? Une
augmentation du loyer, bien sûr ! Comme l’a souligné le professeur Romolo
Augusto Staccioli, un appartement dans la capitale de l’Empire coûte alors
quatre fois plus cher que dans les autres cités d’Italie.
Pour les plus modestes, la situation est dramatique, cela saute aux yeux.
Les propriétaires n’y vont pas par quatre chemins pour récupérer leur dû.
Certains n’hésitent pas à condamner la porte du logement, voire à supprimer
l’escalier en bois qui y donne accès, empêchant ainsi le locataire de rentrer
chez lui tant qu’il n’aura pas payé sa dette. Ce sont certes des cas extrêmes,
mais ils nous montrent toute l’étendue des moyens mis en œuvre. Nous avons
déjà dit que dans la Ville éternelle, aux périodes où les contrats de location
sont renégociés, des familles entières se retrouvent à la rue en attendant de
retrouver un toit. Aucun empereur n’a jamais vraiment réussi à résoudre cette
urgence sociale.
Mais comment expliquer que les loyers soient si élevés ?

Le cercle vicieux des sous-locations


N’allez pas croire qu’à Rome un propriétaire d’insula collecte les loyers
lui-même. Cette basse besogne est confiée à un administrateur professionnel
avec lequel il a passé un accord. Il loue directement à ce dernier tous les
étages supérieurs pour une durée de cinq ans et ne lui demande en
contrepartie que le loyer de l’appartement du premier, voire, s’il n’y a pas de
boutiques dans l’immeuble, celui du rez-de-chaussée, lequel s’apparente
souvent à une véritable domus patricienne, tant par son prix que par sa
superficie. De son côté, l’administrateur s’engage à entretenir l’immeuble, à
trouver des locataires, et à régler les litiges.
Son travail n’est pas très gratifiant mais ses revenus sont substantiels. Si
le propriétaire lui loue tous les étages à partir du deuxième pour 30 000
sesterces, l’autre en récupérera au moins 40 000 par le jeu des sous-locations.
Voilà qui explique pourquoi se loger coûte si cher à Rome, mais aussi
pourquoi les insulae sont si hautes.
Les logements dans lesquels avait investi Cicéron un siècle avant
l’époque qui nous intéresse lui rapportaient une somme très confortable, soit
80 000 sesterces par an.
Cet appât du gain a fini par aboutir à une spirale infernale que Carlo
Pavolini a parfaitement résumée : ayant du mal à payer leur loyer, de
nombreux locataires sont contraints à leur tour de sous-louer les pièces de
leur appartement dont ils n’ont pas vraiment besoin. Et ce phénomène
s’accentue à chaque étage.
Le cas de notre insula est édifiant. Une même pièce peut être sous-louée à
une famille entière ou à plusieurs personnes séparées par des cloisons
improvisées. Un mécanisme pervers se met en place : plus on monte, plus les
gens sont pauvres, plus il y a de sous-locataires par logement, plus la
promiscuité augmente, et avec elle la saleté, l’insalubrité… Quand on arrive
tout en haut, la cohabitation n’est plus qu’une lutte pour la survie.
Une équipe de surveillance constituée d’esclaves et de portiers aux ordres
d’un esclave en chef est chargée de maintenir l’ordre. Ce sont ces sbires qui
se précipitent vers la scène de la dispute que nous avons laissée un ou deux
étages plus bas, après que d’autres occupants ont joint leurs récriminations à
celles de la commère. L’esclandre à propos de l’augmentation des loyers ne
va pas tarder à dégénérer en bagarre.

Le monde miséreux des étages supérieurs


Nous continuons à gravir les marches. Elles sont désormais en briques de
mauvaise qualité alignées sur la tranche ; on a l’impression d’escalader les
étagères d’une bibliothèque. Plus nous montons, plus elles sont hautes et
sales, et plus elles s’effritent. Nul ne sait à quand remonte le dernier
entretien ? La crasse et les graffitis recouvrent les murs. Même l’air que nous
respirons a changé. Une odeur de renfermé, de bois brûlé et de relents de
cuisine, à laquelle se mêle la puanteur âcre des immondices, imprègne les
lieux. On se croirait dans l’antichambre de l’enfer.
L’espace fait tellement défaut que les paliers sont occupés eux aussi. Le
linge pend sur des cordes fixées entre les poutres. Par terre, des braseros
éteints s’entassent à côté de cruches cassées, de guenilles, de vieilles pelures
de fruits couvertes de mouches. Dans la pénombre, une lampe à huile laisse
entrevoir au sol les silhouettes d’un enfant nu qui s’agite et d’un vieillard en
train de dormir sous une couverture répugnante de saleté : ce sont, à quelques
mètres de distance, une vie qui commence et une autre qui s’achève, unies
par la même misère pestilentielle.
Une voix différente nous parvient à chaque pas. Les portes en bois sont
dans un tel état que l’on entend tout depuis les paliers. On passe du rire d’un
garçon aux pleurs ininterrompus d’un bébé, de la conversation de deux
femmes aux ébats d’un couple. Des époux ou bien un maître et son esclave ?
Autant dire qu’à ce niveau de l’insula on doit faire une croix sur son
intimité.
Nous poussons une porte entrebâillée qui s’ouvre tant bien que mal dans
un grincement inquiétant, révélant peu à peu une pièce modeste et dépouillée.
Les murs sont badigeonnés d’ocre jaune. Le mobilier se réduit à une simple
table et à trois tabourets. Rien à voir avec l’appartement du premier étage. On
dirait plutôt une cabane. Il y a aussi un coffre avec un pichet en terre cuite
posé dessus, et sur une sorte de placard traîne un quignon de pain et du
fromage enveloppé dans un bout de tissu.
On a divisé ces lieux au moyen de simples tentures pour créer de petits
volumes à sous-louer. Nous soulevons un rideau et découvrons un espace très
étroit, avec par terre une paillasse et une lampe à huile éteinte. Pour tout
système de rangement, quelques clous rouillés plantés dans le mur, auxquels
sont accrochés un chapeau de paille, une sorte de poncho en cuir pour se
protéger de la pluie et une tunique. Deux pichets et un sac de toile rempli de
nourriture pendent à côté, probablement pour éloigner celle-ci des rats.
Dans un autre « compartiment », une femme assise sur sa couche donne
le sein à son enfant. À côté d’elle, un berceau en osier en piteux état n’a pour
matelas qu’une couche de feuilles séchées.
Ici pas de vitres aux fenêtres, ce qui signifie que pour avoir un peu de
lumière on doit laisser ouverts les volets et supporter le froid et le vent. Les
jours de pluie, c’est encore pire. Il faut tout laisser fermé et vivre à la maigre
lueur des lampes à huile en terre cuite ou des chandelles de suif ; leur odeur
est tenace et des particules de suie flottent dans l’air. Avec les années, les
murs se patinent d’une fine couche noire que personne ne prend la peine de
nettoyer et qui ne fait qu’ajouter à l’insalubrité de l’endroit.
Mais si les gens les plus pauvres occupent les étages les plus élevés, ce
n’en sont pas moins des citadins souvent indispensables au bon
fonctionnement de la cité : ouvriers, maçons, livreurs, maîtres d’école… Plus
bas résident des employés de l’administration ou d’entreprises privées.
Enfin, le premier étage et le rez-de-chaussée, quand il n’y a pas de
boutiques, sont réservés aux hommes d’affaires, commerçants, promoteurs,
magistrats et serviteurs de l’État au plus haut niveau. Tout ce beau monde
constitue une petite aristocratie urbaine qui ne dicte pas sa loi à l’Empire,
c’est vrai, mais qui détient le pouvoir dans les rues et les immeubles de la
capitale.
À cette population il faut ajouter les marchands et les artisans, qui pour
des raisons pratiques habitent souvent le fond de leur échoppe.
Nous voici arrivés à l’escalier qui mène aux combles. Ici tout est en bois,
et le craquement des marches n’est pas fait pour nous rassurer. Ce dernier
niveau n’a pas été prévu par l’architecte. Il a été construit plus tard, au terme
de nombreuses modifications visant bien sûr à augmenter le nombre de
logements.
Nous croisons un jeune homme qui doit avoir dans les vingt-cinq ans. Il
tient dans les mains un récipient en terre cuite qu’il prend soin de ne pas
renverser. Il a l’œil vif et l’air sympathique. Son sourire édenté est sans doute
un symptôme de malnutrition. La vie est dure pour les gens du haut. Il faut
être un peu roublard et savoir saisir la moindre occasion. Le garçon dévale
trois ou quatre étages puis pénètre chez un locataire momentanément absent.
Il ouvre une lucarne et balance le contenu de son récipient dans la rue. Son
pot de chambre, en l’occurrence !
Il remonte ensuite les escaliers quatre à quatre, nous adressant au passage
un regard complice. Et voilà, ni vu ni connu ! Il n’a pas eu à descendre
jusqu’à l’entrée pour vider son urine dans le dolium, et en cas de plainte c’est
son voisin qui sera accusé. Cette petite ruse peut avoir de lourdes
conséquences. À Rome, en effet, une loi interdit de jeter un tel liquide depuis
les immeubles. La sanction varie en fonction des dommages subis par les
passants.
S’il n’y a pas de latrines dans les étages supérieurs, c’est que l’eau ne
monte pas jusque-là. Au mieux, elle alimente le rez-de-chaussée et le premier
étage, où après avoir préparé le repas on la recycle dans les latrines.
Conclusion, « espace cuisine » et « toilettes » sont souvent dans la même
pièce, ce que les archéologues ont constaté à maintes reprises. Ce manque
d’hygiène nous déconcerte, mais n’oublions pas que les Romains ignorent
l’existence des microbes.
L’absence d’eau dans les étages contribue à la saleté des insulae.
Remonter tous ces escaliers avec l’eau qu’on est allé chercher à la fontaine du
quartier ou dans la cour, quand il y en a une, est si fatigant que les locataires
les plus modestes, donc les plus haut perchés, n’ont pas envie de la gaspiller
pour laver les sols. Résultat, la crasse s’accumule au fil des années, pour ne
pas dire des décennies. Mais si l’on habite les étages intermédiaires, on peut
faire appel à des esclaves. Dans une comédie de Plaute, un maître vérifie que
ses serviteurs ont bien effectué la corvée d’eau quotidienne et rempli huit
grandes jarres. Cette réserve est une obligation légale. Depuis le grand
incendie de Rome à l’été de l’an 64, sous le règne de Néron, on doit avoir
chez soi de quoi éteindre un départ de feu.
Les porteurs d’eau s’appellent aquarii et sont considérés comme la lie
des esclaves. Leur travail est très dur. Avec les concierges et les balayeurs
(scoparii), ils sont tellement associés au fonctionnement des immeubles de la
Rome impériale qu’ils sont inclus dans la vente lorsque les bâtiments
changent de main.
Nous poussons maintenant la dernière porte, tout en haut de l’insula.
L’intérieur est plongé dans une semi-obscurité. Nous sommes sous les toits et
devons avancer courbés. Ici et là, de petits trous entre les tuiles mal
assemblées laissent passer un peu de lumière. Quelques haillons, une lampe à
huile et deux ou trois objets traînent sur le plancher.
Tout à coup, un bruit emplit les combles : c’est le battement d’ailes d’un
pigeon venu rejoindre sa compagne dans un nid calé entre les tuiles. De tels
oiseaux ne sont pas rares dans la Rome antique. Ils tournoient au-dessus des
temples et des places, offrant aux passants le même spectacle qu’aujourd’hui.
L’occupant de cette mansarde n’a pas délogé ces deux-là, probablement parce
qu’ils lui tiennent compagnie.
Nous ne connaissons pas son métier, mais il est sûr que c’est le plus
pauvre habitant de l’insula. Et pourtant, il a quelque chose que les autres
n’ont pas : une vue imprenable sur l’Urbs. La capitale de l’Empire lui
apparaît par une petite fente à côté du nid. Les toits de tuiles, les panaches de
fumée des thermes que l’on vient d’ouvrir, les monuments célèbres et, au
loin, les forêts qui entourent la ville composent un tableau que de nos jours
n’importe quelle agence immobilière vendrait à prix d’or, celui d’une
agglomération pleine de vie.
C’est justement le pouls de cette Rome du IIe siècle que nous allons
prendre maintenant, dans ses rues et parmi sa population.
Curiosité

Rome, un immense camping ?


La visite d’une insula de l’époque impériale a été très instructive et nous
aide à comprendre pourquoi il y a tant de monde dans les rues et où se
rendent une partie de ces gens.
Un bon moyen pour saisir la vie dans la Rome antique consiste à la
comparer à un immense camping. Dans un tel lieu, la tente la plus basique
sert uniquement à dormir et à se changer. Elle est exiguë, il y a à peine de la
place pour un couchage et un sac à dos. Quand on veut se laver et faire ses
besoins, on doit utiliser les mêmes installations que la plupart de ses voisins.
Pour manger, soit on fait cuire quelque chose sur un barbecue, soit on
cherche un restaurant dans le secteur. Bien sûr, il existe des caravanes et des
tentes plus spacieuses avec sanitaires, mais elles sont plus chères. Alors
beaucoup de campeurs ont juste de quoi dormir — du moins en a-t-il été
longtemps ainsi dans les campings.
Eh bien, c’est exactement la même chose dans la Rome de l’an 115. Les
logements sont petits, sombres, sans salle de bains, sans toilettes ni cuisine (et
quand il y en a une, elle est tellement rudimentaire qu’elle ne vaut pas mieux
qu’un barbecue). Ne disposent de tels aménagements que les rez-de-chaussée
et les premiers étages des insulae, ainsi que les domus, mais ce type
d’habitation est presque aussi rare que l’étaient les caravanes et les tentes de
luxe dans les campings des années 1950.
La grande majorité des citadins est donc obligée de sortir pour se rendre
aux thermes, utiliser les latrines publiques et manger dans une popina ou une
caupona, l’équivalent de nos bars et de nos restaurants. Pas étonnant que les
pique-assiette soient si nombreux !
Voilà pourquoi les rues de Rome sont congestionnées du matin au soir. Et
n’oublions pas les personnes qui n’ont rien à faire et ont du mal à rester
enfermées dans un logement pas assez confortable. Elles vont grossir le flot
de celles qui travaillent ou font des courses.
9 h 10

Les rues de Rome


Il y a déjà beaucoup de monde dans les rues. Nous nous frayons un
passage dans cette foule et sommes surpris par le choix des itinéraires qui
s’offrent à nous pour rejoindre le Forum romain. Le plan de la Rome
impériale rappelle celui des cités médiévales, aux innombrables et sinueuses
ruelles et venelles. L’explication est simple : il faut laisser le plus de place
possible aux habitations.
Seules les voies les plus larges (de 4,8 à 6,5 mètres) portent le nom de via
et permettent à deux véhicules de se croiser ou de doubler. Nous sommes
étonnés de n’en compter que deux au cœur de Rome. Le reste de la capitale
est parcouru de vici (petites rues), d’angiportus (ruelles encore plus étroites)
et de semitae (venelles). Les auteurs anciens racontent non sans ironie que
deux voisins vivant l’un en face de l’autre pouvaient facilement se serrer la
main depuis leur domicile.
Rome se distingue aussi par ses rues en pente. La ville aux sept collines
compte quantité de montées presque aussi escarpées que les chemins
muletiers de montagne, auxquelles les Romains donnent le nom de clivi
(Clivus Suburanus, Clivus Capitolinus, etc.). Jules César voulait qu’elles
soient pavées, mais ça n’a jamais été fait. Elles sont donc poussiéreuses en
été et boueuses en hiver, sans parler des immondices.
Ces rues tortueuses et la proximité des immeubles facilitent
considérablement la propagation des incendies. Après la terrible catastrophe
de 64 après J.-C., Néron s’est lancé dans un ambitieux projet de
reconstruction. Il a fait élargir les voies, imposé une distance de sécurité entre
les bâtiments et ordonné l’édification de portiques pour que les vigiles
puissent intervenir dans des conditions moins risquées. À partir de cette
période, bien des rues ont enfin joui des rayons du soleil, mais la situation ne
s’est améliorée qu’en partie. Nombre de quartiers sont retombés aux mains de
spéculateurs et de promoteurs véreux, et en l’espace d’une quarantaine
d’années l’Urbs est retombée dans l’urbanisation chaotique.
Tous ceux qui comme nous viennent dans la capitale de l’Empire pour la
première fois sont surpris par ses contrastes. Au fur et à mesure que nous
avançons, elle ne cesse de changer de visage. En ce moment, nous sommes
dans une rue parfaitement rectiligne bordée de beaux immeubles, de trottoirs
et de boutiques qui lui confèrent un aspect étonnamment moderne. Mais il
nous suffira de tourner au premier croisement pour nous enfoncer dans un
dédale de ruelles obscures aux insulae délabrées et construites de manière
anarchique.
C’est comme si étaient réunis dans une même ville les grandes artères de
New York et le labyrinthe d’un bazar oriental ; comme si, en tournant la tête,
on passait de notre époque aux temps médiévaux.
Nous nous enfonçons dans une venelle. Du linge de toutes les couleurs
est étendu entre les immeubles. On dirait des bannières tibétaines. Une
femme corpulente descend un panier à l’aide d’une corde depuis une pergula.
Un marchand ambulant attend dessous, prêt à remplir ledit panier avec les
fèves qu’il transporte dans un sac. On devine à ses vêtements que c’est un
homme de la campagne venu vendre les légumes de son potager. À entendre
les plaisanteries qu’il échange avec sa cliente, il est clair que ces deux-là se
connaissent depuis longtemps.
Les ruelles de la Rome antique nous font songer à ces calli de Venise qui
débouchent soudain sur un campo silencieux. Après avoir croisé un fort-à-
bras qui n’a même pas daigné nous saluer, nous atteignons en effet une petite
place au centre de laquelle trône une fontaine. Elle est flanquée de plantes qui
ont poussé là grâce à l’eau débordant des seaux au fil des allées et venues
continuelles des habitants du quartier.
La colonnade en marbre blanc d’un temple borde un côté de la place. Le
sanctuaire n’a pas encore ouvert ses portes. Deux mendiants en haillons
d’une teinte indéfinissable sont assis sur les marches. Nous profitons un
instant de ce havre de paix, offrant notre visage à la belle lumière du matin.
Longeant un côté du temple, nous sommes attirés par un passage sombre
et étroit. Nous nous y aventurons. La semi-obscurité brutale nous oblige à
progresser à tâtons. L’air est nauséabond, et pour cause : on prend ces lieux
pour des toilettes publiques. Nous accélérons le pas en nous bouchant le nez.
Encore quelques mètres et nous serons au bout…
Dans notre hâte, nous butons sur quelque chose. On dirait un tas de
guenilles. Qu’est-ce que c’est exactement ? Qui a jeté ça ici ? Nous nous
baissons en nous masquant le visage avec un pan de tunique pour ne pas
respirer l’odeur de plus en plus insupportable.
Nos yeux s’étant habitués à la pénombre, nous discernons un visage taillé
à la serpe et aux yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Un visage
d’une drôle de couleur… Un cadavre !
Ça doit faire un bon moment qu’il gît là. Qui est-ce ? Un des
innombrables mendiants de la capitale ? Non. Personne ne choisirait un
endroit aussi crasseux pour dormir. Surmontant notre répulsion, nous lui
touchons le bras. La tunique est de bonne facture, indiquant qu’il s’agissait
d’une personne aisée, quelqu’un qui ne roulait pas forcément sur l’or mais
qui avait de quoi vivre confortablement. On lui a coupé un doigt, sûrement
pour lui prendre une bague en or, et nous imaginons aisément la scène…
L’homme rentrait chez lui, revenant d’un banquet ou d’un rendez-vous
galant. Il était ivre, peut-être, mais là ne fut pas son erreur. Son grand tort,
c’était de déambuler seul en pleine nuit. Son assassin l’aura attaqué par
surprise dans l’obscurité, poignardé puis traîné jusqu’ici, où il l’aura achevé
et dépouillé de ses biens.
Nous nous relevons et pressons le pas vers la lumière. Respirant enfin à
pleins poumons, nous avons juste le temps de réaliser que nous sommes au
beau milieu d’une grande rue avant d’être emportés par la foule qui se
déverse sur les trottoirs et la chaussée tel un fleuve en crue. En un instant, la
pénombre de la ruelle, son air vicié, son atmosphère de violence et de mort
ont disparu. Autour de nous, tout n’est que vie, couleurs, parfums et visages
rosis par l’air frais du matin.
En quelques secondes, nous sommes passés d’un monde à l’autre. Rome,
c’est aussi cela.
9 h 20

Boutiques et ateliers
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Les commerçants ont attaqué leur journée. Certains ont fait leurs
premières ventes, d’autres terminent la mise en place des marchandises ;
d’autres encore, les yeux pleins de sommeil à cause des livraisons de la nuit,
n’ont toujours pas fini d’enlever les volets qui protègent la taberna, c’est-à-
dire le magasin.
Ce système de fermeture est utilisé dans tout l’Empire, à l’image des
rideaux de fer d’aujourd’hui. Les commerçants emploient de lourds panneaux
de bois, hauts et étroits, qui sont placés côte à côte et encastrés dans une
profonde rainure creusée dans le seuil de pierre ou de marbre — on en voit
encore la trace sur certains sites archéologiques, notamment à Pompéi. Le
volet du bout fait office de porte. L’ensemble est fermé par de longues barres
de métal qui coulissent jusqu’aux murs à travers des anneaux. Leur course est
bloquée par un loquet ou une serrure très proche des nôtres. Les clefs de
bronze, elles, sont légèrement différentes et font penser à une petite
fourchette aux dents recourbées.
Si dans les villes de notre époque la journée commence avec le bruit des
rideaux métalliques des cafés et des magasins, dans la Rome impériale on
entend donc les grincements des loquets et des barres, ainsi que le bruit sourd
des battants de bois que l’on entasse dans l’arrière-boutique. Ce système est
toujours en usage dans certaines régions de la Méditerranée, par exemple
dans les souks du port tunisien de Sfax.
Nous sommes devant une échoppe dont les volets commencent à bouger.
On aperçoit un homme au visage ensommeillé, les yeux gonflés. Il a encore à
la main la lampe à huile qui lui a permis d’ouvrir de l’intérieur. Il est évident
qu’il a passé la nuit dans sa boutique. Un petit garçon émerge derrière lui. Il a
le même nez aquilin : c’est son fils. L’homme lâche un juron. Quelqu’un a
gravé des insultes dans le bois.
Tandis que le père et l’enfant retirent les volets, un petit bout de femme
sort elle aussi, la tête couverte d’un voile. C’est l’épouse du marchand. Elle
regarde l’inscription, esquisse une grimace et s’éloigne en criant un nom,
sans doute celui de l’auteur du méfait, un client à qui le couple a refusé de
faire crédit la veille. Munie de deux grandes cruches, elle se dirige vers une
fontaine, non loin de là. Elle n’a pas fait trois pas qu’elle entend une petite
voix fluette qui l’appelle. Elle lève les yeux au ciel et se retourne. Un bambin
de trois ou quatre ans pointe le nez à la porte, le visage sale, la tunique pleine
de taches, et court à sa rencontre.
Ce qui nous étonne, c’est que toute la famille vit et dort dans ce petit
magasin. Et ce n’est pas une exception. Il en va de même dans tout l’Empire.
Comment arrive-t-on à vivre avec femme et enfants dans si peu d’espace ?
Une fois les volets enlevés, nous pouvons nous approcher. La devanture
n’est pas vitrée. Le verre est très cher, on l’a dit, et de toute façon personne
n’est encore capable de fabriquer de grandes vitres. La façade est donc
entièrement ouverte sur la rue, à l’image de nos poissonneries ou de nos
commerces de fruits et légumes. Seul un comptoir en maçonnerie sur lequel
sont étalées les marchandises délimite en partie l’entrée de la taberna. Une
barre fixée en hauteur court sur toute la largeur de la devanture. Des sacs
contenant des spécialités régionales y sont pendus, à côté de pichets scellés à
la cire et portant en lettres rouges ce qu’elles contiennent.
Père et fils commencent à sortir des paniers remplis de dattes, de noix, de
pruneaux et de figues sèches. Parmi les denrées alimentaires proposées ici, on
trouve surtout des fruits et légumes secs, tout simplement parce qu’ils se
conservent et se consomment toute l’année. Il y a aussi de petites amphores
de forme allongée contenant le célèbre garum, le condiment à base de poisson
si prisé des Romains. Soigneusement coincées entre les paniers, elles sont
protégées des chocs et des voleurs. Ce garum n’est pas le meilleur du coin,
mais à voir la façon dont les amphores sont mises en valeur, il est évident
qu’on attend le pigeon.
Nous jetons un coup d’œil à l’intérieur de la taberna. Au fond, un
escalier en bois mène à la soupente où vit la famille : un réduit de quelques
mètres carrés juste au-dessus de la tête des clients, avec une unique petite
fenêtre. On se croirait de retour dans les étages supérieurs de notre insula :
même dépouillement, même pauvreté ; un lit pour le couple, un autre pour les
deux enfants, trois clous pour pendre les vêtements, un brasero pour faire la
cuisine et se protéger du froid, plus un coffret contenant probablement le
maquillage de la femme.
Nous en apercevons un autre sous la couche des parents. Celui-ci recèle
un tout autre trésor : la recette du magasin. La clef est accrochée au bout
d’une chaînette, entre les seins de l’épouse. Comme chez bien des peuples,
c’est l’homme qui commande mais c’est la femme qui détient la clef des
biens de famille !
Le tableau que nous avons sous les yeux est le même dans tous les
magasins et entrepôts de Rome : artisans, commerçants et gardiens dorment
dans de tels endroits, y compris les prostituées dans le cas des « bars ». Elles
s’entendent avec le client au rez-de-chaussée avant de passer à l’acte
quelques marches plus haut.
Mais voici notre marchand qui traverse le vicus, l’assiette de son petit
déjeuner à la main. Au menu : pain, figues sèches et fromage, dans lesquels il
mord avec appétit. Il y a cependant une autre chose qui lui tient à cœur.
Arrivé au coin de la rue, il lève en effet les yeux vers une niche. Creusée dans
le mur, elle abrite un énorme phallus en stuc de couleur rouge vif. Il l’effleure
en murmurant quelques mots. Chaque matin, sa journée de travail débute par
ce rituel censé conjurer le mauvais sort.
Un pénis en érection est un porte-bonheur dans la Rome antique. On en
voit partout, sculptés ou gravés, et même sur les pavés des rues. Il existe aussi
des phallus en bronze dotés de grelots : ils se balancent à l’entrée des maisons
et des boutiques. Ce sont les tintinnabula. Mieux vaut les faire tinter chaque
fois que l’on passe dessous si l’on veut s’attirer la bonne fortune. En outre, de
nombreux Romains portent au cou un sexe de bronze en érection auquel
s’ajoute parfois un poing fermé, le pouce glissé entre le majeur et l’index
pour symboliser l’acte sexuel.
Cette coutume du phallus porte-bonheur se perpétue de nos jours sous
une autre forme. Le pénis a fini par laisser la place à la célèbre corne en
corail rouge ou en ivoire qu’on garde dans une poche ou un porte-monnaie,
quand on ne la fait pas monter en bracelet ou en pendentif. Et c’est sans
parler des énormes cornes accrochées parfois au rétroviseur intérieur des
camions.
Un martèlement régulier se fait entendre depuis la boutique d’à côté.
Intrigués, nous passons la tête. Le voisin de notre marchand est un artisan qui
travaille le cuivre. L’homme est maigre, il a la barbe noire et le teint mat. À
n’en pas douter, il est né loin d’ici. Assis en tailleur, il est en train de bosseler
le fond d’un chaudron avec un petit marteau et travaille avec une dextérité
surprenante.
Il lève les yeux un instant, nous sourit et retourne à sa tâche.
Ce martèlement incessant doit être un véritable enfer pour les voisins.
Nous savons en effet, grâce aux textes anciens, que les marteaux des
chaudronniers retentissaient toute la journée dans les rues de Rome. Qui sait ?
Ce chaudron joliment ouvragé sera peut-être exhumé par des archéologues
dans très, très longtemps. C’est un de ces objets de la vie quotidienne qu’on
regarde trop souvent d’un œil distrait dans un musée, mais à le voir prendre
forme ici, sous les doigts habiles d’un artisan qui met tant de cœur à
l’ouvrage, il revêt autant de valeur qu’un petit chef-d’œuvre.
Nous avons tendance à oublier la dimension humaine des objets exposés
derrière une vitrine, aussi simples et modestes soient-ils. S’ils pouvaient nous
raconter leur histoire et nous dire comment ils ont été façonnés, nous leur
porterions certainement plus d’intérêt.
Au milieu des marmites, des pichets et des moules à gâteau en cuivre,
nous repérons l’escalier qui conduit à la soupente de notre chaudronnier.
Bizarre. Les quatre ou cinq premières marches sont en brique, les autres en
bois. C’est une façon de faire des économies, mais peut-être aussi une mesure
anti-incendie pour éviter que les flammes d’une lampe à huile renversée en
bas ne se propagent à l’étage. À moins que, selon certains historiens, ce ne
soit un stratagème imaginé par le propriétaire de la boutique pour pouvoir
retirer des marches et interdire ainsi à son locataire d’accéder à sa « niche »
s’il n’a pas payé son loyer, ainsi que nous l’avons vu avec les insulae. Car la
vie est loin d’être facile pour les boutiquiers, et pas seulement pour eux :
l’incertitude était l’une des denrées les plus répandues dans les rues de Rome.
Nous sommes maintenant sous un long portique qui nous rappelle les
arcades des villes du nord de l’Italie. Le spectacle est surprenant. Les
tabernae se succèdent sous la galerie, et avec elles les étals de marchandises
et les couleurs. On devine aisément la spécialité de l’endroit aux objets
accrochés en devanture ou pendus au plafond du portique. Amphores et
paniers font office d’enseigne commerciale. C’est comme si l’on feuilletait
un petit annuaire des métiers de Rome.
Voici tout d’abord un vendeur de lupins (lupinarius), puis un bronzier
(aerarius), puis un confiseur (dulciarius). Après la boutique d’un marchand
de tissu qui confectionne des tuniques (vestiarius), nous passons devant
l’entrée d’un lieu de culte dédié à Isis. Viennent ensuite un fleuriste spécialisé
dans les couronnes funéraires (coronarius), un miroitier (specularius), un
vendeur de fruits et légumes (pomarius), un fabricant de sandales
(baxearius), un marchand de perles (margaritarius) installé à côté de son
frère eborarius, qui travaille l’ivoire provenant de la lointaine Afrique, et
enfin l’incontournable popina, où de nombreux clients avalent sur le pouce
un petit déjeuner frugal.
Les produits en tout genre qui envahissent l’espace public sous les
portiques sont un véritable fléau pour Rome. Bien souvent, c’est la taberna
elle-même qui déborde sur le trottoir, provoquant la colère des passants,
parfois même celle des empereurs, qui voient leur capitale se transformer en
une gigantesque boutique. Vers la fin du Ier siècle, Domitien a cherché à
débarrasser les rues de cette invasion de « barbiers, cabaretiers, cuisiniers et
bouchers », mais les mesures prises ont été des plus éphémères.
À l’exception du secteur des entrepôts, entre le Tibre et le sud de
l’Aventin, il n’y a pas de quartiers dévolus à des métiers donnés mais
seulement des rues spécialisées dans telle ou telle activité. C’est le cas, par
exemple, du Vicus Unguentarius (la rue des parfumeurs), du Vicus
Sandularius (la rue des cordonniers) ou encore du Clivus Argentarius, où se
concentrent les banquiers et les changeurs. Le plus souvent, cependant,
magasins, ateliers et officines de tous types sont mélangés et disséminés un
peu partout dans l’Urbs, ce qui en fait vraiment une ville moderne.
Les tabernae occupent généralement une partie du rez-de-chaussée des
insulae et des domus. Les propriétaires de ces dernières ont fait les
aménagements nécessaires pour que les boutiques soient bien séparées de la
sphère privée et ouvertes sur la rue seulement, mais ce qui compte surtout
c’est d’en tirer un joli bénéfice. Il ne faut pas s’en étonner : la notion de profit
est très répandue dans le monde romain. Personne ne s’en offusque, et il est
tout à fait normal qu’un bien génère un revenu. Quant aux insulae, c’est
souvent tout le rez-de-chaussée qui est consacré aux commerces et à d’autres
activités (fouleries, lieux de culte, etc.), comme l’a révélé le site d’Ostia
Antica.
Reste à savoir si marchands et artisans de la Rome antique travaillent plus
que les nôtres ? Eh bien non ! Ayant fait un petit calcul en recoupant les
données des textes anciens, Jérôme Carcopino en est arrivé à la conclusion
que leur journée de labeur durait environ six heures, pratiquement de l’aube
jusqu’au déjeuner. Le reste du temps, ils allaient aux thermes et vaquaient à
d’autres occupations. Bien sûr, il y avait des exceptions. Ainsi les barbiers et
les antiquaires restaient-ils ouverts plus longtemps parce que leurs clients
venaient surtout les voir durant leur temps de loisir.
9 h 40

Rencontre avec une divinité


Un étrange parfum nous tire de nos réflexions, léger et pénétrant à la
fois… Un parfum familier… Quelqu’un fait brûler de l’encens.
Nous sommes à présent sur une place minuscule. Un autel en marbre se
dresse au milieu, devant un petit temple coincé entre des maisons, comme le
sont certaines de nos églises en centre-ville. On ne voit aucun mendiant sur
les marches, et pour cause : la cérémonie est déjà terminée. Sur l’hôtel orné
de guirlandes, nous remarquons en effet les dernières traces du rituel pratiqué
quelques instants plus tôt : quelques gouttes de sang, des braises qui
s’éteignent dans un brasero et les vestiges carbonisés d’offrandes,
probablement de la nourriture.
Des esclaves sont sur le point de tout remettre en place tandis que nous
montons au temple — un édifice d’architecture classique, avec fronton,
colonnade et cella. Dans cette pièce sacrée est conservée la statue de la
divinité, taillée dans un marbre précieux ou dans l’ivoire, et parfois même en
or. Seuls les prêtres ont accès à ce lieu, aussi tous les événements religieux
ont-ils lieu à l’extérieur.
Nous voici entre les colonnes en granit rose égyptien de la façade. Allez
savoir pourquoi, mais le granit procure toujours une sensation de fraîcheur, à
moins que ce ne soit l’ombre du matin. Le grand portail de bronze est resté
entrouvert. Nous nous approchons, sans toutefois nous risquer à entrer.
D’ailleurs, l’odeur d’encens est déjà si prégnante sur le seuil qu’elle semble
être un voile de sacralité que jamais nous n’oserions écarter.
Depuis notre position, nous avons du mal à distinguer l’intérieur malgré
la présence de lampes à huile accrochées aux murs et de candélabres autour
de la pièce. (On ne distingue aucune torche, contrairement à ce que montrent
les films.) Au fur et à mesure que nos yeux s’habituent à l’obscurité, un corps
musclé se dessine dans la pénombre : on pourrait croire qu’il s’agit de la
statue en bronze dorée du demi-dieu Hercule. Sauf que le personnage possède
deux visages. Il ne peut donc s’agir que de Janus, la divinité qui préside aux
changements, aux passages, au début et à la fin de toute chose.
Deux mille ans plus tard, elle se rappelle régulièrement à nous mais nous
n’y faisons pas attention ou nous l’ignorons : elle a donné son nom au mois
de janvier, le mois qui referme la porte d’une année et ouvre la suivante. Or
Janus est justement le dieu des portes, il surveille entrées et sorties, d’où son
double visage.
Notons au passage que les noms de nos onze autres mois sont aussi
d’origine romaine :
Février (februarius) est le mois des purifications (du latin februare).
Mars (martius) est dédié au dieu de la guerre.
Avril (aprilis) est le mois de la déesse Aphrodite (« Apru » en étrusque).
Mai (maius) est le mois de Maïa, mère de Mercure et divinité qui
personnifie la croissance des formes vivantes, y compris les végétaux dans
les jardins et dans les champs.
Juin (junius) est le mois de la déesse Junon.
Juillet (juglius) rend hommage à Jules César.
Août (Augustus) honore Auguste, premier empereur de Rome.
Septembre, octobre, novembre et décembre (qui ont conservé leur forme
latine en anglais : september, october, november et december) sont associés à
des chiffres et non à une divinité. Jusqu’en 153 avant J.-C., l’année
commençait en effet en mars et non en janvier. Septembre, octobre,
novembre et décembre étaient donc respectivement les septième, huitième,
neuvième et dixième mois de l’année, une appellation restée en vigueur
quand l’année a débuté au 1er janvier.
Encore un mot sur le calendrier romain, cette fois à propos des jours de
fête. Sous la République, l’année comptait 235 jours fastes, comparables à
nos jours ouvrables, pendant lesquels l’administration fonctionnait, et 109
jours néfastes, équivalant à nos jours fériés. Au IIe siècle après J.-C., le
nombre de ces derniers a tellement augmenté qu’ils représentent presque la
moitié d’une année ; mais à ce stade de l’histoire romaine, il faut les entendre
comme des jours sacrés et pas forcément comme des jours de repos.
Les fêtes les plus surprenantes pour nous sont les Saturnales, célébrées à
la fin des semailles, durant la deuxième quinzaine de décembre. Non
seulement elles sont l’occasion de grandes réjouissances mais elles
permettent d’inverser les rôles pendant quelques jours. Les maîtres servent
leurs esclaves à table et ceux-ci profitent d’un peu de liberté. Cette règle était-
elle toujours appliquée et les esclaves jouissaient-ils d’une réelle liberté
d’action et de mouvement ? Nul ne saurait le dire…
Le rappel à l’ordre d’un prêtre attaché au culte de Janus interrompt le
cours de nos pensées. L’officiant nous somme de déguerpir sur-le-champ.
N’ayant pas pénétré dans la cella, nous n’avons pas souillé l’espace sacré,
mais notre seule présence impose un rite de purification.
Le souffle de la porte refermée violemment derrière nous libère un nuage
embaumant. Pourquoi les Romains font-ils brûler de l’encens ? L’une des
raisons, c’est qu’il possède des propriétés anti-infectieuses et que les anciens
l’ont compris à leur manière. Parmi les gens qui se pressent aux portes des
aires sacrées, beaucoup sont des malades venus implorer leur guérison auprès
de la divinité. Les fumigations d’encens sont donc un bon moyen de purifier
les lieux.

Religion et superstition
Nous nous éloignons en nous interrogeant sur la place de la religion dans
la vie quotidienne des habitants de l’Urbs. Aux yeux d’un Romain, les dieux
sont partout, même s’il ne les voit pas. Ils interviennent quotidiennement
dans sa vie, lui envoient des signes, lui veulent du bien ou le frappent de leurs
foudres. C’est une dimension qui nous échappe dans ce voyage au cœur de la
Rome antique, car nous sommes aveugles à tant de messages divins si
évidents pour les hommes d’il y a deux millénaires.
Un hibou, par exemple, est signe de malheur imminent. Il a été envoyé
par les dieux pour mettre la personne en garde ou l’empêcher de mener à bien
ce qu’elle a entrepris. De la même manière, un aigle annonce un orage.
Voir passer une abeille n’a rien de singulier pour nous. Chez les
Romains, ces insectes sont les messagers des divinités et portent bonheur. Il y
a aussi le vol des oiseaux, que l’on interprète selon leur direction. Quand ils
volent vers l’est, où se lève le soleil, ils sont de bon augure ; vers l’ouest, en
revanche, où le soleil se couche, ils sont de mauvais augure. Les généraux
romains le savent parfaitement. Une fois accomplis les rites sacrificiels qui
précèdent la bataille, ils ne manquent pas d’observer attentivement tout ce qui
passe dans le ciel.
Le grand maître de l’art divinatoire est l’haruspice (haruspex), qui lit
dans les entrailles des animaux sacrifiés. Les prêtres étrusques, déjà, étaient
passés maîtres en la matière. L’idée est que la volonté divine s’exprime à
travers l’aspect des viscères. Le foie, en particulier, est un excellent
baromètre du destin. L’haruspice en examine la forme, la couleur et les
éventuelles excroissances comme si cet organe représentait une carte de
l’avenir. Après quoi il rend son verdict.
Cette pratique peut nous sembler archaïque, mais certaines populations y
recourent toujours. Au Laos, les paysans sacrifient un porcelet et scrutent son
foie aussi consciencieusement qu’un haruspex romain pour savoir si la
récolte de riz sera bonne ou mauvaise.
Les divinités romaines sont trop nombreuses pour qu’on les cite toutes,
mais nous pouvons les subdiviser en deux groupes. Il y a d’abord celles qui
veillent aux petites choses du quotidien : les lares et les pénates, qui protègent
la maisonnée et sont honorés chaque jour, comme l’a fait tout à l’heure le
riche propriétaire dont nous avons visité la domus.
Le second groupe se compose des dieux officiels, si l’on peut dire,
beaucoup d’entre eux étant les équivalents romains de déités grecques. Le
plus important est Jupiter, dieu du ciel, de la foudre et du tonnerre, protecteur
du peuple romain, à qui il a assigné le devoir de régner sur le monde. Il a
pour épouse Junon, protectrice des femmes, et qui préside à la procréation.
Minerve, fille de Jupiter, est la déesse des arts, de l’intelligence, des
techniques et de la stratégie guerrière. Ces trois figures majeures forment ce
que l’on appelle la « triade capitoline » ; elles sont vénérées dans les cités
romaines en un même temple situé au centre du forum, mais chacune a sa
propre cella. (Le temple de Jupiter capitolin, à Rome, en est le prototype.)
Nous ne nommerons pas toutes les autres déités, mais citons au moins
Mars (dieu de la guerre), Vénus (déesse de l’amour, des plaisirs et de la
beauté), Diane (déesse de la chasse et de la lune) et Bacchus (dieu du vin).

Les cultes venus d’ailleurs


Un chant religieux rythmé par des instruments parvient jusqu’à nous, une
litanie qui nous rappelle les processions traditionnelles dans nos campagnes.
D’où vient-il ?
Là-bas, un petit cortège se fraie facilement un passage dans la cohue, les
gens s’écartant avec respect. Il est composé de femmes aux cheveux longs et
lisses ainsi que d’hommes au crâne rasé, certains ayant le front ceint d’un
ruban. On croirait voir des bonzes traverser un marché d’Extrême-Orient !
La tenue de ces drôles de personnages est elle aussi des plus singulières :
ils portent de longues robes blanches taillées dans un tissu ultraléger et
nouées à hauteur de la poitrine. Le grand prêtre, au milieu de la procession,
tient dans ses bras une amphore bombée. Une femme ouvre le cortège, une
autre le ferme.
Cette dernière porte un sistre, un instrument en bronze constitué d’un
petit manche et d’un cerceau traversé de baguettes métalliques. On dirait un
hochet. Quand on le secoue, les baguettes produisent un son de crécelle. En
Égypte, où il existe depuis des siècles, on l’appelle she shesh, un nom qui
évoque bien le son qu’il émet. Encore en usage en Éthiopie lors de certaines
cérémonies religieuses, c’est un témoignage précieux des rites sacrés de
l’Antiquité.
La femme qui ouvre la marche joue d’un tout autre instrument. Elle a le
bras tendu comme pour donner la main aux gens qui la regardent, mais
personne n’oserait la toucher : un cobra enroulé autour de son avant-bras se
redresse et ondule, menaçant, en direction de la foule. Il fera certainement
partie du rituel, mais il est aussi très utile pour ouvrir le passage aux adeptes
de cette étrange religion. De temps en temps, un passant fait un bond en
arrière, les yeux écarquillés, découvrant le serpent au dernier moment.
Cette procession est liée au culte d’Isis, grande déesse égyptienne. Il
existe en effet dans la Rome antique quelques divinités « importées » des
territoires conquis, tels Isis et Sérapis, qui ont leurs propres temples, leurs
prêtres et un certain nombre de fidèles dans l’Empire.
Originaire d’Asie Mineure, la déesse-mère Cybèle (Magna Mater) est la
première divinité étrangère à avoir été adoptée par les Romains. Des
tauroboles d’une grande cruauté sont régulièrement accomplis en son
honneur. L’initié est allongé dans une tranchée que l’on recouvre de planches
percées de trous sur lesquelles on sacrifie le taureau. Le sang s’écoule sur le
fidèle, exactement comme l’eau au cours d’un baptême chrétien. À l’époque
de Trajan, cette cérémonie censée à l’origine transmettre la force du taureau
est devenue un rite purificateur qui doit être renouvelé régulièrement.
Le dieu Mithra, lui, est originaire de Perse et a été introduit à Rome par
les légionnaires ayant combattu en cette lointaine contrée. Le vénérer impose
là encore de lui sacrifier des taureaux. Cette divinité est presque toujours
représentée en train d’égorger de tels animaux, dont le sang va régénérer la
terre. Son culte deviendra si populaire qu’il finira par être le principal
concurrent du christianisme.
Bizarrement, on note un certain nombre de points communs entre Mithra
et le Christ. Tous deux prêchent la fraternité universelle et sont venus au
monde dans une grotte entre le 24 et le 25 décembre. Plus étonnant encore,
c’est précisément à cette période de l’année que sont nés le dieu égyptien
Horus et le dieu grec Dionysos. Mais comment expliquer cette conjonction ?
L’astronomie nous apporte un élément de réponse : le 21 décembre est le
jour du solstice d’hiver, celui où la nuit est la plus longue. À partir de cette
date, les journées commencent à rallonger. Faire coïncider la naissance d’une
divinité avec le retour de la lumière a une grande signification symbolique
pour de nombreuses religions et civilisations. Ce n’est pas un hasard si vers
l’an 270 les Romains choisiront le 25 décembre pour fêter le « jour de
naissance du soleil invaincu » (dies natalis soli invicti).
Dans la Rome de Trajan, on rencontre aussi des chrétiens. Implantée en
grande partie dans les faubourgs et les quartiers populaires, leur population
est modeste, comparée à celle des générations suivantes, et bien que le
christianisme se développe. Les terribles persécutions ordonnées par Néron
un demi-siècle plus tôt sont encore dans toutes les mémoires.
La communauté hébraïque est plus florissante. Il existe déjà plusieurs
synagogues, comme celle d’Ostie. La présence de Juifs dans la capitale a
également un fondement historique. Lors de la deuxième diaspora, après la
destruction du temple de Jérusalem en l’an 70, de nombreux exilés sont venus
grossir les rangs de la communauté juive de Rome, dont les origines
remontent au IIe siècle avant J.-C.
Chrétiens, Hébreux, adeptes du culte de Mithra, d’Isis, de Cybèle,
adorateurs de Jupiter, de Junon, de Minerve… Il semble évident que la Rome
que nous visitons, comme tout le reste de l’Empire, reconnaît le droit à la
liberté de culte. Personne ne fait l’objet de discriminations à cause de ses
croyances religieuses. Cela n’a pas toujours été le cas et les choses vont
encore changer. Avec Constantin, la religion chrétienne prendra le pas sur
toutes les autres, mais dans la Rome de Trajan règne encore l’équilibre.
Le fait d’autoriser la liberté de culte est un choix stratégique essentiel à la
stabilité de l’Empire, dans la mesure où elle permet d’éviter tensions et
rébellions. Chacun peut ainsi croire en ce qu’il veut, à une condition : être
tout dévoué à l’empereur. Les Romains doivent régulièrement assister aux
cérémonies organisées en son honneur, reconnaître son pouvoir absolu et sa
divinité. Les chrétiens ont été persécutés parce qu’ils refusaient de lui rendre
un culte.
Celui-ci représente une forme d’allégeance évidente pour les peuples
soumis, d’autant qu’il s’applique aussi aux empereurs défunts, Auguste en
tête, en des temples bâtis spécialement et disposant d’un nombre considérable
de prêtres.
Mais il existe une autre explication à la tolérance religieuse des
Romains : ils ne veulent pas risquer de provoquer la colère d’un dieu en lui
refusant l’hospitalité. Comment se fait-il néanmoins que les cultes venus
d’ailleurs aient connu un tel engouement et se soient répandus dans presque
toutes les couches de la société ? La réponse est assez curieuse et n’est pas
sans rappeler certains phénomènes de notre époque. Un grand nombre de ces
religions étrangères permettaient de poursuivre un but véritable et laissaient
entrevoir un avenir heureux. Leur diffusion a été favorisée par le besoin de
croire en un monde meilleur, surtout aux heures les plus sombres de l’histoire
de Rome.
De plus, après une initiation presque secrète, les nouveaux adeptes
rencontraient des prêtres très différents de ceux auxquels ils étaient habitués,
des prêtres qui consacraient toute leur existence à la divinité et entretenaient
des liens étroits avec les fidèles, les écoutaient, les guidaient. Autrement dit,
tout le contraire de la religion romaine officielle, laquelle était rigide, froide,
éloignée des aspirations spirituelles des individus et administrée par des
prêtres qui s’apparentaient plus à des fonctionnaires qu’à des hommes de foi.
Enfin, l’accès de certains de ces cultes étrangers aux femmes est un
aspect non négligeable de leur succès. La religion romaine, à de rares
exceptions près, était l’apanage des hommes. Les nouvelles croyances ont
donc séduit toute une frange de la population qui ne demandait qu’à l’être. Et
elles ont recruté au plus profond des foyers grâce au rôle éducatif des
femmes.
9 h 50

Pourquoi les Romains ont-ils


des noms si longs ?
Nous reprenons notre périple, absorbés par ces questions de religion.
L’homme qui marche devant nous tourne machinalement la tête de côté. Il se
mouche dans ses doigts puis secoue violemment sa main, avant de poursuivre
son chemin comme si de rien n’était. Les Romains ne connaissent pas encore
les mouchoirs.
Un cavalier armé d’une lance avance lentement au milieu de la foule. Il
porte une tunique courte de couleur claire et un manteau pourpre fermé par
une fibule en bronze. C’est un eques speculator. Il y a encore une vingtaine
d’années, à l’époque de Domitien, ces cavaliers constituaient un corps d’élite.
Disons qu’ils formaient la garde rapprochée de l’empereur, à la fois espions,
messagers et hommes de confiance. Trajan les a incorporés dans les cohortes
prétoriennes. Cet homme est donc un prétorien à part entière.
Le voici qui arrive à notre hauteur. Il doit avoir dans les vingt-cinq ans.
Ses yeux clairs et ses cheveux châtains indiquent plutôt des origines celtiques
que méditerranéennes. Une longue balafre dans le cou évoque un corps-à-
corps sanglant. Au début de sa carrière, avant d’être transféré à Rome, il a
probablement combattu dans une légion.
Une voix s’élève :
« Peregrinus ! Peregrinus ! »
Puis plus fort, en détachant bien les syllabes :
« Publius Sulpicius Peregrinus ! »
Le jeune cavalier regarde de notre côté, l’homme qui a hurlé étant juste
derrière nous.
Ce dernier s’avance en souriant vers le prétorien, nous bousculant au
passage. Le cavalier le reconnaît et met lestement pied à terre — l’occasion
pour nous de remarquer l’absence d’étriers, lesquels ne seront utilisés en
Europe qu’à partir du Moyen Âge.
Les deux personnages s’étreignent longuement. Aux quelques mots qu’ils
échangent nous comprenons qu’ils sont frères et qu’ils ne se sont pas vus
depuis des lustres. Ils repartent côte à côte et vont sûrement aller boire du vin
dans une popina. Il y en a une au bout de la rue.
Le sort n’épargnera pas le soldat : il trouvera la mort dans trois ans. Nous
ne connaissons pas les circonstances de sa fin prématurée. Nous savons en
revanche que son frère et son père feront brûler sa dépouille. Les quelques
mots qu’ils feront graver sur sa pierre tombale nous apprendront que Publius
Sulpicius Peregrinus était originaire de Mediolanum (Milan), qu’il est mort à
l’âge de vingt-huit ans et qu’il servait dans l’armée depuis neuf ans. À côté de
son épitaphe, le défunt sera représenté en train de tenir par la bride un cheval
impatient de partir au combat.
En 1979, des archéologues retrouveront cette pierre à Anzio, un peu au
sud de la capitale, ainsi que l’urne contenant les cendres du jeune homme.
Ces objets sont exposés aujourd’hui à Rome dans les anciens thermes de
Dioclétien, l’un des sites du Musée national romain.
Dans toute cette histoire, ce qui nous surprend le plus c’est le nom du
soldat : Publius Sulpicius Peregrinus. Pourquoi les Romains portent-ils
toujours des noms si longs ? Tout simplement parce qu’il se compose de trois
éléments : le praenomen, le nomen gentilicium et le cognomen…
Le praenomen correspond à notre prénom : Marcus, Caius, Lucius, etc.
Le nomen gentilicium, équivalant de notre patronyme, indique la gens à
laquelle on appartient, c’est-à-dire la famille au sens large, véritable clan
comptant parfois plusieurs milliers de personnes.
Le cognomen, enfin, est un surnom qui indique un trait moral ou une
particularité physique : Rufus (le roux), Cincinnatus (l’homme aux cheveux
bouclés) Brutus (l’idiot), Calvus (le chauve), Caecus (l’aveugle), Cicéron (le
pois chiche), Nasica (qui a le nez pointu), Dentatus (qui a de grandes
dents), etc. On porte le cognomen d’un ancêtre même si l’on n’est pas
caractérisé soi-même par ce qui l’a inspiré jadis.
Dans certains cas, un second cognomen vient s’ajouter à la liste. C’est
ainsi que Publius Cornelius Scipio est devenu Publius Cornelius Scipio
Africanus (Scipion l’Africain) après sa victoire sur Carthage.
Les Romains ont parfois changé la façon la plus courante de se désigner
entre eux en public. Sous la République, il suffisait de citer le premier nom et
le troisième : Caius Caesar, par exemple — un peu comme nous, qui
identifions une personne par un prénom et un nom. À un certain moment, la
mode a été à la déclinaison complète des tria nomina, voire plus. Sous
l’Empire, on se contente généralement du cognomen. Voilà pourquoi on dit
simplement Trajan (et non Marcus Ulpius Traianus) ou Hadrien (et non
Publius Aelius Hadrianus).
9 h 55

À quoi jouent les Romains ?


Les jouets des enfants
Une bande de gamins s’amuse sous les arcades, entre deux colonnes.
Voyons un peu à quoi ils jouent… Aux billes ! Évidemment, elles ne sont ni
en verre ni en céramique, ce serait bien trop cher. La matière première leur
est offerte par la nature : ce sont des noix. A priori, les règles sont simples.
Les garçons tapent chacun leur tour dans de petites pyramides de noix qu’ils
doivent « dégommer ». Il faut juste savoir bien viser. Chaque tir déclenche
des hurlements de la part d’autres gosses qui eux aussi ont investi la rue pour
en faire leur terrain de jeu. Ceux-là sont engagés dans une partie de colin-
maillard qui les rend particulièrement hilares, car celui qui a les yeux bandés
n’arrête pas d’attraper les passants par erreur. Un peu plus loin, deux
garçonnets imitent les soldats, chevauchant de longs roseaux en guise de
cheval.
Cette scène confirme ce que raconte Horace sur les jeux des petits
Romains. Chevaucher des roseaux est l’une de leurs distractions préférées, de
même qu’atteler des animaux comme des souris ou des poules à des chars
miniatures, ou bien construire de petites maisons.
Nous savons aussi que les enfants jouaient à la toupie (actionnée par une
ficelle), à la balançoire, à cache-cache et à saute-mouton. C’est tout ? Pas tout
à fait. Depuis le balcon du premier étage d’une insula, une petite fille regarde
les garçons dans la rue. Elle aimerait bien descendre mais sa mère a refusé
parce qu’il y a beaucoup trop de monde dehors. Alors elle se console avec
une poupée.
Les premières poupées (pupae) remontent à la préhistoire. Celle-ci est en
terre cuite et a l’avantage de posséder des jambes et des bras articulés. Eh oui,
Barbie existait déjà à l’époque romaine ! La plupart des poupées mises au
jour par les archéologues proviennent de tombes d’enfants et d’adolescentes.
Certaines sont articulées, justement, et de manière aussi complexe qu’une
marionnette de Pinocchio. Ces jouets sont en bois ou en ivoire, et leur
coiffure, sculptée elle aussi, est à la mode du moment, ce qui permet souvent
une datation.

Les jeux des adultes


Nous passons maintenant devant un établissement qui a tout l’air d’une
taverne. Deux hommes âgés se livrent à une étrange activité. À en croire leurs
grands gestes, on dirait qu’ils se disputent. Mais il n’en est rien. En nous
approchant, nous découvrons au contraire que l’ambiance est très détendue,
ce que confirme le sourire sur les lèvres des habitués qui les entourent.
En réalité, les deux compères sont en train de jouer à la mourre (micatio).
Ils sont assis face à face, le poing fermé. Tout à coup, ils avancent le bras et
ouvrent la main tout en hurlant un chiffre. Le but est de deviner le nombre
exact de doigts tendus en même temps par l’adversaire.
Ce jeu qui est encore pratiqué de nos jours est un témoignage de
l’Antiquité aussi précieux qu’un objet exposé dans un musée. Et il n’est pas
le seul. Dans les rues de Rome, on parie aussi à pile ou face. Les Romains
appellent cela capita aut navia parce que les pièces de monnaie utilisées
présentent d’un côté la tête de Janus et de l’autre la proue d’un navire. Avec
le temps, les effigies ont changé mais le jeu, lui, est resté, et des milliards de
pièces ont été lancées dans les airs au fil des siècles, en Italie et ailleurs.
Autre jeu de hasard typique de la Rome antique : le par impar, « pair ou
impair ». Cette fois, le pari porte sur le nombre de pierres ou de noix que l’on
cache dans sa main.
Dans la taverne, nous observons deux autres clients en train de jouer à la
mourre. Le plus petit, celui avec un gros nez, à moitié chauve et édenté, est
surexcité. Il postillonne sur son voisin à chaque fois qu’il hurle. L’autre
demeure impassible. Il a le visage creusé de rides et les cheveux en brosse. Il
garde les yeux mi-clos et ouvre la main toujours au même rythme, annonçant
systématiquement un chiffre différent.
Les Romains disent d’une personne honnête qu’on peut jouer à la mourre
avec elle dans le noir — « Dignus est quicum in tenebris mices », — et c’est
l’un des plus célèbres d’entre eux qui est à l’origine de cette expression : le
grand Cicéron.
Nous remarquons un rideau dans le fond de la popina. Comment se fait-il
qu’il y ait autant de bruit derrière ? Nous l’écartons pour nous retrouver dans
un tripot. Des hommes jouent aux dés, assis autour d’une table trônant au
milieu de la pièce. C’est sûrement une partie importante. À chaque coup, le
patron note les gains en faisant une encoche sur un coin de mur.
Mais les jeux de hasard ne sont-ils pas interdits ? Bien sûr que si ! De
même que les paris, sauf au Colisée et au Circus Maximus. La loi est claire :
les contrevenants doivent payer une amende pouvant aller jusqu’à quatre fois
le montant de l’enjeu. En outre, le droit romain ne reconnaît pas les dettes de
jeu, et donc en cette matière aucun avocat ne peut aider un client. Pourtant,
on joue beaucoup et les autorités ferment les yeux. Il suffit de ne pas agir au
grand jour, comme ici où l’ambiance est presque la même que dans les films
noirs où s’affrontent des joueurs de poker. Évidemment, les cartes
n’apparaîtront que bien plus tard, mais on a déjà largement de quoi s’occuper
avec les dés (tesserae).
Beaucoup y laissent leur fortune et certains se donnent la mort. Sans aller
jusque-là, il faut se méfier des dés truqués. Quelqu’un en a fixé un au mur en
guise d’avertissement, une façon de dire qu’ici on ne triche pas. Notre
curiosité nous pousse à observer l’objet de plus près. On y a percé un trou
qu’on a ensuite rebouché avec soin. À l’extérieur on n’y voit que du feu, mais
en réalité un petit bout de plomb a été fondu à l’intérieur pour que le dé pipé
s’arrête sur la face lestée. Le tricheur a été démasqué, et nul ne sait ce qui lui
est arrivé. Si l’on en juge par des restes de taches brunes sur le sol, l’histoire
s’est vraiment très mal terminée.
Nous nous approchons discrètement de la table. Les hommes hurlent et
jurent à chaque lancer. Les dés sont jetés par groupe de deux, trois ou quatre
selon le jeu à l’aide d’un drôle de gobelet en terre cuite (fritillus). On dirait un
verre à pied privé de sa base, ce qui fait qu’il ne tient pas debout et qu’il
tombe et roule au moindre effleurement. Le meilleur moyen d’éviter que
quelqu’un y glisse un dé truqué en douce ?
Les règles n’ont pas changé. Chacun lance plusieurs dés et l’on
additionne les points marqués sur les faces du dessus. La seule chose qui
varie, ce sont les noms attribués aux diverses combinaisons. En général, le
lancer le plus faible est le « coup du chien », lorsque tous les dés affichent un
as. Si le joueur ne sort que des 6, c’est le coup de Vénus.
De petits tas de sesterces en bronze et de deniers en argent s’accumulent
au bord de la table. Les enjeux élevés reflètent bien la fièvre qui ronge les
Romains.
Dans la capitale comme dans l’Empire, tout le monde joue, et pas
seulement l’homme du peuple. On se souvient encore que l’empereur
Auguste a perdu 200 000 sesterces (environ 400 000 euros) en une seule
journée. Son penchant pour le jeu était une véritable maladie. Lorsqu’il
recevait des convives, il faisait remettre à chacun un sac de vingt-cinq pièces
d’argent afin d’engager des parties et redistribuait souvent ses gains pour
pouvoir continuer !
Nous quittons l’arrière-salle de la popina. La tension et les hurlements
sont à leur paroxysme ; la situation pourrait bien dégénérer. Dehors, deux
soldats assis à une table ont entamé une partie de duodecim scripta, ou jeu
des douze lignes. Ce jeu de plateau assez proche du backgammon est lui aussi
très apprécié des Romains.
10 heures

Le latin de la rue
Depuis le début de notre périple, une question nous turlupine : le latin
classique que nous avons appris à l’école nous permettrait-il de nous faire
comprendre dans la Rome de Trajan ?
Faisons une petite expérience. Sous les arcades, deux femmes comparent
la qualité de soieries sur un étal. Il est clair qu’elles appartiennent à la haute
société. En principe, elles ne devraient pas se mêler à la plèbe pour faire leurs
achats ; il y a donc une raison particulière à leur présence ici. Il s’agit en effet
d’une mère et de sa fille à la recherche de belles étoffes pour un mariage.
Nous tendons l’oreille :
« Placetne tibi, mater, pannus hic, ut meam nuptialem pallam
conficiam ? »
(« Maman, que dis-tu de ce tissu pour la palla nuptiale ? »)
« Paulum nimium speciosus est. Tamquam meretrix ornata nubere non
potes, filia. (C’est un peu trop voyant. Tu ne peux pas te marier affublée
comme une prostituée, ma fille.) Certe, matrimonium hoc primum tibi non
erit, sed maiorum mores servandi sunt. (Tu n’en es certes pas à ton premier
mariage, mais nous devons respecter les traditions.) »
« Mater, festina ! Nam cena parandest, musici conducendi, eligendique
nuptiarum testes ! »
(« Maman, dépêche-toi ! Nous devons encore fixer le menu du banquet,
engager des musiciens, choisir les témoins ! »)
Les deux femmes entrent dans la boutique, tout à leurs bavardages.
Impossible de les suivre. Un esclave s’est planté devant nous, un géant au
crâne rasé qui nous toise d’un air menaçant. Le message est clair : on nous
somme de déguerpir. Cette petite conversation nous a cependant été utile.
Nous avons appris que la fille se remariait et qu’il n’y avait là rien de
scandaleux : les divorces étaient aussi banals dans la société romaine qu’ils le
sont aujourd’hui !
Cette scène nous intéresse surtout du point de vue linguistique. Le latin
que nous entendons est doux à notre oreille, mais il semble qu’un siècle et
demi plus tôt, du temps de Jules César, il n’en allait pas ainsi. Alors que la
jeune fille a prononcé le mot cena (dîner, banquet) « tchéna », elle aurait émis
jadis un c dur (« kéna »). Autre exemple avec la terminaison ae : il y a de
fortes chances pour qu’en ce IIe siècle de notre ère elle soit rendue par un
« é », tandis que par le passé on distinguait deux syllabes (« a-é »). Quand
des Italiens d’aujourd’hui lisent du latin à haute voix, ils le prononcent un
peu à la manière des sujets de Trajan.
Mais il y a autre chose. La conversation que nous avons surprise entre
une mère et sa fille mettait en scène les membres de vieilles familles du
Latium. Les sons n’auraient pas été tout à fait les mêmes si nos personnages
étaient nés ailleurs.
De nos jours, il suffit de passer d’un pays à un autre ou d’une région à
une autre pour qu’une même langue sonne de manière très différente.
Imaginez un touriste qui ne connaît que des rudiments d’italien quand il
entend un accent vénitien, florentin ou napolitain. Eh bien c’est pareil dans
les rues de la Rome antique. Les gens autour de nous parlent avec des
intonations extrêmement variées selon la région de l’Empire d’où ils
viennent. Ainsi, l’accent guttural des deux soldats grands et blonds que nous
venons de croiser trahit leurs origines nordiques. Et ce serait encore vrai
aujourd’hui.
10 h 10

L’école… dans la rue


Des voix d’enfants étouffées par les cris des marchands et le vacarme des
ateliers d’artisans parviennent jusqu’à nous. De quoi s’agit-il ? Nous
débouchons dans une rue bordée d’un portique. C’est de là que provient le
bruit : au bout des arcades, une trentaine de gamins assis sur de simples
tabourets récitent un texte. Leurs visages semblent encadrés d’un halo
lumineux sous les rayons obliques qui caressent leurs cheveux. On peut voir
les mouches voler dans la lumière et la poussière en suspension.
Le soleil éclaire aussi un long roseau qui oscille en cadence dans les airs,
donnant le rythme. C’est la baguette du maître ; l’homme n’est plus tout
jeune et porte la barbe, bien qu’il soit chauve. Il est assis sur une cathedra (le
genre de siège à haut dossier que nous avons déjà vu dans la belle domus), à
côté d’un tableau noir plutôt rudimentaire. En dehors de quelques personnes
adossées contre une colonne et cherchant à profiter en douce de la leçon, la
plupart des gens passent leur chemin sans prêter la moindre attention à la
classe.
Après les vingt-trois lettres de l’alphabet (il manque nos lettres J, U et
W), les élèves récitent maintenant les Douze Tables (Duodecim Tabulae),
premier code de lois rédigé à Rome. Quand l’un d’eux est distrait, la baguette
de l’instituteur s’abat avec violence sur son dos, fendant l’air en sifflant.
Même les mouches prennent le large. Un hurlement interrompt le chœur un
instant, puis la litanie reprend comme si de rien n’était. L’éducation romaine
use en effet de châtiments corporels. Des auteurs comme Juvénal et Horace
s’en souviennent. Le second a eu un vieux maître qu’il surnommait Plagosus
(« Celui qui frappe »), ce qui en dit long.
Voici donc à quoi ressemblent les écoles élémentaires à Rome et dans
tout l’Empire. La classe se déroule parfois dans un lieu désaffecté (une
ancienne taverne, par exemple), mais le plus souvent elle a lieu dehors, sous
un portique.
On apprend à lire, à écrire et à compter. Une fois ces bases acquises, on
commence à gagner sa vie, d’autant que le travail des enfants n’est pas un
délit. Dans les familles aisées, en revanche, les jeunes poursuivent leurs
études. Les parents savent pertinemment que cela ne peut que servir une
carrière et une position sociale. Les adolescents ont donc des précepteurs ou
fréquentent des « écoles privées » pour perfectionner leur grammaire et se
familiariser avec la littérature latine, mais aussi pour apprendre le grec. Un
Romain de haut rang se doit en effet de parler cette langue.
En quoi consiste plus précisément cet enseignement secondaire ? Le
professeur (grammaticus) s’appuie sur les grandes œuvres poétiques — les
« classiques », comme nous dirions aujourd’hui. Mais il doit aussi pouvoir
inculquer à ses élèves des notions d’astronomie, de mathématiques, de
géographie… Bref, leur fournir un bagage de culture générale.
Cependant, les « collèges » romains privilégient les lettres et disposent
pour cela d’une matière qui n’apparaît plus dans nos programmes en tant que
telle : la mythologie. Précisons que le choix des textes étudiés a des
retombées directes sur le marché de l’édition. Les libraires se concentrant sur
certains classiques (Homère ou Ennius, et plus tard Virgile, Cicéron,
Horace, etc.), de nombreux auteurs finissent par disparaître des « rayons ».
C’est peut-être grâce aux choix de ces professeurs anonymes que nous sont
parvenues des œuvres qui auraient tout aussi bien pu tomber dans les
oubliettes de l’Histoire.
À partir de quinze ou seize ans, les garçons de bonne famille poursuivent
leur formation dans les écoles de rhétorique. Le rhetor leur enseigne les
règles d’or de l’éloquence pour les préparer à la vie publique et les exercices
oraux sont des plus variés. Dans le cas de la suasoria, l’élève se met dans la
peau d’un personnage historique lors d’une situation donnée et doit peser le
pour et le contre afin de prendre telle ou telle décision. Maîtriser cet aspect de
l’art oratoire est essentiel si l’on veut briller dans une activité fondamentale
de la vie romaine : la politique. Quant à la controversia, elle consiste à
confronter deux personnes qui soutiennent chacune une thèse opposée lors
d’une sorte de procès fictif — de quoi se former à la pratique judiciaire.
Naturellement, ce genre d’enseignement n’est pas dispensé dans la
poussière de la rue mais dans une domus ou dans des endroits spéciaux,
comme celui que Trajan a mis à disposition dans son forum, au cœur de
Rome.
Bien qu’ils soient en contact avec l’élite romaine, ni le grammaticus ni le
rhetor ne jouissent de privilèges particuliers. À de rares exceptions près, on
les considère avant tout comme de simples instruments du savoir, au même
titre qu’une bibliothèque ou une banque de données.
Le maître d’école, qui a pour nom litterator ou ludi magister, est encore
plus mal loti et se situe au bas de l’échelle sociale. Les Romains ont bien peu
d’estime pour ces instituteurs des rues rétribués directement par les parents de
leurs élèves. Leur revenu est si modeste qu’ils doivent trouver des petits
« boulots » pour survivre. La plupart exercent ainsi le métier d’écrivain
public, comme cet homme qu’on voit assis contre une colonne. Il est en train
de rédiger une lettre sous la dictée d’un individu d’âge mûr et vêtu avec soin
— probablement un affranchi qui a fait fortune dans le commerce mais n’a
jamais appris à écrire.

Beaucoup de Romains savent-ils lire et écrire ?


Nous réalisons soudain que les enfants se sont tus. La cathedra est vide.
C’est l’heure de la leçon d’écriture. Le maître s’est levé et passe en boitant
entre les gosses penchés sur leurs tablettes de cire. Sur la première ligne de
chacune d’elles et au tableau noir, il a écrit les dix premières lettres de
l’alphabet, que les enfants sont en train de recopier avec soin.
Il y a ceux qui appuient trop fort, enfonçant le stylet dans la cire jusqu’à
racler le fond en bois de la tablette, et ceux qui n’arrivent pas à tracer des
lettres de la même taille. L’un tire la langue, tant il est absorbé par sa tâche,
un autre a le visage beaucoup trop près de la tablette — les lunettes n’existent
pas ! —, un autre encore est dans les nuages, mais la baguette du maître le
ramène à la réalité.
Un écolier semble avoir plus de difficultés que ses camarades à tracer les
lettres : il est gaucher, mais personne n’en tiendra compte. Chez les Romains,
en effet, tout le monde doit écrire de la main droite.
Nous constatons que toute une rangée d’élèves travaille sur des tablettes
en bois sans cire sur lesquelles les lettres de l’alphabet ont déjà été gravées.
Les petits repassent dessus avec un stylet, lui aussi en bois, afin d’acquérir le
bon geste et de mémoriser la forme des lettres, comme si leur main était
guidée par celle de l’instituteur.
À l’époque romaine on lit à haute voix, en groupe ou bien seul, ne serait-
ce qu’en chuchotant. La lecture silencieuse se développera plus tard, et
surtout dans les monastères, pour que les frères intériorisent les textes sacrés
sans déranger leurs compagnons en prière.
Tandis que nous nous éloignons de la classe, nous tombons par hasard sur
une inscription murale. Elle annonce une course de chars qui se déroulera
bientôt au Circus Maximus. Les lettres ont été minutieusement peintes en
rouge. Ce sont de véritables œuvres d’art réalisées sur commande par des
artistes spécialisés. Mais qui sont les passants capables de lire de tels avis ?
Sont-ils nombreux ? Et plus généralement, combien de Romains savent-ils
lire et écrire ? Beaucoup moins qu’aujourd’hui, évidemment, mais bien plus
que durant les siècles qui ont suivi la fin de l’Empire, car la civilisation
romaine a véritablement démocratisé l’alphabet. Jamais, de toute l’Antiquité,
autant de gens n’ont su lire, écrire et compter, hommes et femmes, jeunes et
vieux, pauvres et riches.
Chez les Égyptiens, par exemple, seuls les scribes savaient lire et écrire.
Au Moyen Âge, ce fut surtout l’une des caractéristiques des moines. Le reste
de la population demeurait dans l’ignorance, y compris la quasi-totalité de la
classe dominante. Charlemagne, lui, savait lire… mais pas écrire !
L’analphabétisme a persisté très longtemps. En 1875, 66 pour cent de la
population italienne était concernée, soit deux Italiens sur trois,
essentiellement dans les campagnes. Quelle que soit l’époque, les habitants
des villes ont toujours été plus instruits. Cet état de fait, qui vaut aussi pour la
Rome de Trajan, expliquerait le nombre impressionnant d’inscriptions,
d’annotations chiffrées et de graffitis dans les cités romaines : les avis sur
les temples, les prix affichés dans les commerces, les noms sur les colliers
d’esclaves, les indications peintes sur les amphores, les épitaphes sur les
pierres tombales (y compris dans les nécropoles d’esclaves), les graffitis sur
les murs et dans les lupanars. À l’évidence, nous n’avons pas affaire à une
population d’analphabètes. Et quand on appartient à la haute société, on se
doit d’être aussi à l’aise en grec qu’en latin.
Tout en nous amusant à rechercher des inscriptions de toute nature dans
la rue, nous nous rendons sur un lieu d’une importance fondamentale à cette
heure de la matinée : le marché.
10 h 20

Le Forum Boarium
La Rome de Trajan possède deux marchés très anciens : le Forum
Holitorium pour les légumes et le Forum Boarium pour le bétail. Ils sont
étroitement liés aux origines de la ville parce que situés près du premier gué
qui ait permis de traverser le Tibre, en aval de l’île Tibérine. Bien sûr, on ne
parlait pas encore de « Ville éternelle » ni de « légions ». Il n’y avait alors
que des cabanes sur le mont Palatin habité par les « Latins », lesquels
profitaient de cette position stratégique pour surveiller la circulation des
marchandises et des personnes sur un axe nord-sud. Pas étonnant que ce
passage, véritable goulot d’étranglement par lequel transitaient les denrées,
ait vu l’implantation de marchés.
Nous voici maintenant sur l’immense Forum Boarium. Une vaste area
délimitée par des colonnades s’ouvre devant nous. En dehors de quelques
kiosques à colonnes et au toit de tuile, ce n’est guère différent d’un marché
traditionnel. La place est couverte d’étals, d’enclos, d’abris et de tentes qui
s’étendent à perte de vue. La statue en bronze d’un taureau, au centre de ce
dédale, est un point de repère bienvenu et nous sera aussi très utile.
Nous tentons de nous frayer un chemin dans la cohue, non sans quelque
appréhension. Impossible de ne pas se perdre. On va nous pousser, nous
bousculer, nous faire les poches, qui sait… ?
Le plus impressionnant, c’est encore le bruit. À peine avons-nous fait
quelques pas que nous sommes assaillis par un brouhaha assourdissant. Les
cris et les rires se mêlent aux voix tonitruantes des vendeurs, aux
mugissements et aux grognements des bêtes… Surtout ne pas s’arrêter !
Régulièrement, quelqu’un nous tape dans le dos. Il faut alors nous écarter
pour laisser passer un homme tenant un cheval par la bride ou quelque garçon
qui repart avec des poules au bout de chaque bras, pendues par les pattes et
battant désespérément des ailes.
Le marché est divisé en quartiers. Inutile de voir les étals pour savoir où
l’on est : les odeurs d’étable ou de poulailler sont la meilleure des indications.
Nous traversons maintenant le secteur des ovins, dominé par un concert de
bêlements. Derrière les barrières, les chèvres s’entassent dans un
enchevêtrement de cornes. Leurs yeux suivent le défilement sans fin des
tuniques. Les pauvres bêtes sont en proie à la panique. Il n’y a pas que les
passants qui les terrorisent, l’odeur du sang y est aussi pour quelque chose.
De fait, l’étal voisin marque le début du quartier des bouchers.
Ce que nous voyons n’est pas pour les rassurer. Des têtes de chèvre gisent
sur le comptoir. Une nuée de mouches tournent au-dessus de ces macabres
trophées. On dirait qu’elles ne savent pas où se poser, hésitant entre les têtes
et les carcasses qui se balancent juste au-dessus, fixées à des crochets.
Nous remarquons également deux cerfs. À la différence d’aujourd’hui,
les marchés romains se distinguent par l’abondance des produits de la
chasse : sangliers, lièvres, chevreuils et oiseaux de toute sorte.
Un coup sourd attire notre attention. Un énorme couperet s’abat sur une
autre bête. Il ne s’agit plus d’une chèvre, cette fois, mais d’un animal bien
plus imposant : un bœuf. L’esclave assigné à ce dépeçage est particulièrement
musclé. Le sang gicle sur son corps à moitié nu. Deux autres esclaves
récupèrent les quartiers de viande. Nous nous éloignons.
Ce sont maintenant des poules qui pendent, attachées par les pattes. Par
terre, des cages en bois ont remplacé le comptoir. Quelques lièvres pointent le
museau entre les barreaux. C’est une femme qui tient ce « stand ». Ses
cheveux sont ramassés en chignon. Sa présence est inhabituelle. En effet,
nous ne voyons que des hommes autour de nous. Contrairement à notre
époque, les marchés (et la plupart des magasins) sont en principe réservés à la
gent masculine, qu’il s’agisse des vendeurs ou des clients. Les femmes sont
rares. Elles se tiennent à l’écart, enveloppées dans leur palla. La plupart ne
sont là que pour accompagner un mari, un fils ou un esclave. Négociations et
achats sont du ressort des hommes.
L’émancipation féminine concerne les classes supérieures. Une
aristocrate se consacrera à la musique, à la littérature, au sport, parfois même
au droit ou à la gestion des affaires. Mais dans la rue la femme du peuple doit
respecter la tradition. Naturellement, les aléas de la vie conduisent à de
nombreuses exceptions. La paysanne au chignon derrière ses cages à lapins
est veuve ou remplace son époux malade. L’individu à la barbe noire planté à
côté d’elle n’est pas là par hasard. Cet esclave particulièrement costaud
assure une présence masculine tout en confirmant le statut de sa maîtresse.
Pour l’heure, elle est en train de vendre un panier d’œufs. Son ton est
volontairement agressif, elle ne veut pas se laisser marcher sur les pieds par le
client campé devant elle. Nous observons la tractation et découvrons avec
étonnement la manière de compter des Romains, qui n’a rien à voir avec la
nôtre.

Les Romains comptent sur leurs doigts


La femme fait le signe des cornes avec la main, mais l’intéressé ne s’en
formalise pas. À l’évidence, ce n’est pas une insulte. Qu’est-ce que cela veut
dire alors ? Nous nous approchons, intrigués.
« Quatre », dit-elle.
Tendre l’index et l’annulaire signifie donc 4. Sans se départir de son
calme, elle renouvelle son geste à l’intention de son interlocuteur — un
étranger, c’est certain.
Cette vente est pour nous une véritable leçon de calcul à la romaine.
La marchande tend tous les doigts d’une main et plie légèrement
l’auriculaire.
« Un », dit-elle.
Puis elle baisse aussi l’annulaire :
« Deux. »
Au tour du majeur, maintenant :
« Trois. »
En toute logique, elle aurait dû plier l’index pour le 4. Mais non ! Comme
on vient de le voir, elle fait le signe des cornes en dépliant l’auriculaire. Ce
sont donc le pouce, l’index et le petit doigt qui sont tendus.
Pour le 5, seul le majeur est baissé ; pour le 6, seul l’annulaire. Quant au
7, au 8 et au 9, ils correspondent au 1, au 2 et au 3, mais avec les phalanges
refermées sur la paume et pas simplement fléchies. L’illustration ci-contre
vous aidera à visualiser ces explications.
Regardez bien le 9, qui nous rappelle le signe du revolver, et le 10, avec
l’index refermé contre le pouce comme pour le signe OK, bien connu des
plongeurs.
Bref, il existe un code numérique très précis lié à la position des doigts.
Notons en outre qu’une seule main suffit pour exprimer les unités et les
dizaines. L’autre sert à indiquer les centaines et les milliers : le signe des
cornes signifie 4 sur une main mais 400 sur l’autre. Les Romains peuvent
donc compter jusqu’à 9 999 en combinant les deux mains, ce que nous
serions bien en peine de faire au XXIe siècle. Selon Pline l’Ancien, même les
statues savaient compter sur leurs doigts, puisqu’il en a existé une de Janus
indiquant de cette façon les 365 jours de l’année.
Dessin de Lucas Tarlazzi.
Cette sculpture a malheureusement disparu, et c’est bien dommage. Elle
aurait pu nous aider à comprendre les rôles de la main droite et de la main
gauche. En effet, les spécialistes se disputent encore sur ce sujet, malgré la
concordance de plusieurs sources anciennes. Si l’on en croit Juvénal, c’est la
main gauche qui permet de compter jusqu’à 99 et la droite qui indique les
centaines et les milliers. Ce que confirme Bède le Vénérable, un moine
anglais du haut Moyen Âge qui nous a transmis une précieuse liste de signes
romains en recopiant des textes de l’Antiquité.
Grâce à lui, nous savons, entre autres, qu’au-delà de 10 000 (représenté
par une main ouverte, comme pour dire « stop ! »), ce code intégrait d’autres
parties du corps. On se touchait le cœur (300 000), le ventre (500 000), la
hanche (600 000), la cuisse (800 000), la taille (900 000)… Enfin, joindre les
doigts au-dessus de sa tête comme le ferait une ballerine signifiait 1 million.
En tout cas, une chose est sûre : ce système numérique digital n’a pas tout
à fait disparu puisqu’on l’utilise encore en partie dans certains souks du
monde arabe.
De son côté, notre marchande d’œufs est en train de perdre patience.
« On va utiliser les cailloux ! » s’exclame-t-elle.
Elle demande à son esclave de lui apporter l’abacus, la machine à
calculer des Romains. L’abaque est une forme de boulier portatif constitué
d’une plaque de bronze creusée de rainures à l’intérieur desquelles on fait
coulisser de petites fiches en métal coiffées d’une tête sphérique. Ces fiches
ont pour nom calculi, qui signifie aussi « cailloux » en latin. Elles
ressemblent en effet aux petits cailloux avec lesquels les enfants apprennent à
compter, d’où les mots « calcul » et « calculer ».
D’un geste vif, la vendeuse déplace ces calculi sur l’abaque et colle celui-
ci sous le nez du client en lançant :
« On peut le tourner dans tous les sens, vous me devez toujours 4
sesterces ! »
Nous reprenons nos déambulations sous les bannes du Forum Boarium.
Nous sommes arrivés dans la partie la plus importante : le secteur des bovins.
Devant nous les tentes ont disparu, comme s’il y avait une place dans la
place. Ce ne sont plus que cornes et mugissements. Nous traversons l’allée
principale, nous mêlant à la foule d’hommes et d’esclaves tout à leurs
négociations. L’air est chargé de l’odeur âcre du bétail, sans parler de la
désagréable sensation de s’enfoncer à chaque pas. Normal, le sol est couvert
de bouses !
Nous nous appuyons contre une barrière pour observer les bestiaux : ces
bœufs et ces vaches ne ressemblent pas tout à fait aux nôtres. Ils sont
beaucoup plus petits, ici comme dans toutes les régions de l’Empire. Un
homme de l’Antiquité qui visiterait une de nos fermes serait frappé par la
taille des animaux. Nos vaches lui sembleraient immenses, de même que nos
truies, lesquelles comptent aujourd’hui plus de paires de mamelles, à la suite
des croisements effectués par les éleveurs industriels afin qu’elles nourrissent
plus de petits à la fois.
Nos chevaux aussi auraient l’air de géants aux yeux des Romains. Ils
chevauchent en effet des bêtes plus proches de nos gros poneys, ce qui ne les
empêche pas d’être très résistantes et fort bien adaptées aux terrains
accidentés. Ils possèdent d’ailleurs d’autres animaux que nous pourrions leur
envier. Les porcs, par exemple, sont souvent élevés en semi-liberté à la lisière
des bois, où ils s’accouplent avec les sangliers. Le résultat est un hybride
donnant une viande savoureuse.
Une discussion animée attire notre attention. La tradition veut que les
ventes de bétail passent par un marchandage aussi féroce qu’ostentatoire. Une
petite foule de curieux et de connaisseurs se forme donc inévitablement
autour du commerçant et de l’acquéreur. Celle qui s’est rassemblée ici est
particulière. Deux esclaves maîtrisent un magnifique taureau en tirant
fermement sur l’anneau qui lui traverse le nez. Il est destiné à être sacrifié en
l’honneur du dieu Mithra.
L’acheteur est un personnage influent dont la propriété abrite justement
un mithraeum, sanctuaire en forme de grotte où est pratiquée cette religion.
Pour des raisons évidentes, il n’est pas venu en personne. Il a envoyé son
esclave de confiance conclure la vente. Tous ici connaissent les talents de
négociateur de celui-ci, voilà pourquoi la foule se presse.
Le marchand vante les qualités de ses taureaux, leur caractère
exceptionnel, son travail d’éleveur, le long voyage pour arriver jusqu’ici.
Mais il se heurte à un virtuose de l’art oratoire, une vraie vipère, aux dires de
certains, capable de déceler la moindre faille chez l’adversaire et de le
pousser à se contredire. Ce qu’il est en train de faire. Le ton monte. Le
numéro est digne d’une pièce de théâtre, comme le veut la tradition. Le
vendeur finit par céder. Il sait qu’il a devant lui le représentant d’un homme
puissant. Il sait aussi que le jour où il se rendra dans la domus de ce dernier
en qualité de cliens afin de lui demander son appui en quelque affaire, l’autre
se souviendra de son geste. Alors la scène se termine par une poignée de
main et un sourire de circonstance. Les deux camps ont gagné.
La foule se disperse. Nous nous laissons porter par le flot, jusqu’à l’autre
bout du marché. En chemin, nous remarquons quelques animaux que l’on ne
s’attendrait pas à voir ici : porcs-épics, tortues, paons, chardonnerets,
perroquets, flamants roses…
Un étal différent des autres attise notre curiosité. Ici, pas de quartiers de
viande, pas de cages à poules ou à lapins, rien qu’une rangée de jarres en
terre cuite. On nous invite à en ouvrir une. Nous soulevons le couvercle. Il
fait sombre à l’intérieur et quelque chose remue au fond. On dirait des
souris… Mais non, ce sont des loirs. Les Romains les élèvent et les
engraissent dans ce type d’amphores percées de trous pour leur donner de
l’air, avec à l’intérieur une sorte de petite gouttière qui monte en colimaçon
pour qu’ils puissent faire un peu d’exercice (comme la roue dans la cage d’un
hamster). Un loir pointe son museau au bord de la jarre et nous observe de
ses yeux noirs et brillants. Difficile d’imaginer qu’il finira rôti. Et pourtant,
les Romains raffolent de ce mets de choix.
Le marché nous réserve encore quelques surprises. Deux singes importés
de la lointaine Afrique s’agitent sur le comptoir voisin. Attachés par une
longue laisse, ils vont et viennent nerveusement, essayant de mordre les
gamins qui s’amusent à les provoquer. Ils finiront peut-être dans une domus
dont le propriétaire voudra en mettre plein la vue à ses invités. Mais il n’est
pas exclu qu’ils épatent les convives autrement : servis en plat lors d’un
banquet.
Rome la bienfaitrice
À la sortie du marché aux bestiaux, nous sommes aspirés par le tourbillon
d’odeurs et de couleurs d’un magasin d’épices plein à craquer : difficile
d’évoluer entre les pots en terre cuite et les sacs, sans parler des coupes et des
plateaux aux jolis cônes de poudre jaune, noire, rouge… Nous sommes
sidérés de constater qu’au IIe siècle on trouve déjà une telle variété d’épices.
Certaines ont été rapportées de contrées très lointaines grâce à une longue
chaîne d’échanges commerciaux.
Le marchand vend même du bois d’aloès, une essence rare provenant
d’Asie du Sud-Est et entrant dans la fabrication de remèdes et de
cosmétiques. Le camphre est lui aussi importé de ces régions, ainsi que le
curcuma, prisé pour son parfum autant que pour la couleur qu’il confère aux
aliments. Les pots emplis de cannelle nous transportent aux confins de la
Chine. Les clous de girofle arrivent des îles Moluques. Le poivre, le
gingembre et la noix de muscade viennent d’Inde…
Mais comment tous ces produits sont-ils parvenus jusqu’ici ? La réponse
est à quelques mètres de nous. La visite du marché nous a conduits près du
pont de Probus, le plus au sud des huit ponts de la ville (un neuvième, le pont
Milvius, se situant encore en pleine campagne). Nous découvrons alors le
Tibre, que les Romains qualifient de « blond » (flavus). Son eau est en effet
jaunâtre à cause des sédiments déversés par l’un de ses affluents, l’Aniene,
un peu en amont. On aperçoit des pêcheurs, des gamins qui s’amusent à
plonger et des bateliers sur le point d’accoster.
Mais en aval, les rives sont couvertes de bâtiments qui ne ressemblent ni
à des maisons ni à des temples. Ils nous font songer à des installations
industrielles. Ce sont les horrea, vastes entrepôts abritant les réserves de la
capitale. Blé, vin, huile, marbre… Dans ces « hangars » on stocke de tout, sur
des centaines de mètres et sur plusieurs niveaux, y compris en sous-sol.
Derrière ces constructions nous distinguons un monticule. On dirait une
colline qui aurait du mal à sortir de terre. Et pourtant, c’est bien ce qu’elle est
en train de faire : avec le temps elle finira même par monter très haut. Il s’agit
du célèbre mont Testaccio, qui n’est pas la huitième colline de Rome mais
une immense décharge de l’Antiquité. De nos jours, il est haut de 35 mètres
et couvre une vingtaine d’hectares. Si son nom latin est Mons Testaceus,
c’est parce qu’il est constitué uniquement de testae d’amphores, c’est-à-dire
de tessons. On estime le nombre de ces débris à quarante millions.
La quasi-totalité de ces amphores servait au transport de l’huile d’olive,
sachant qu’il était impossible de les réutiliser une fois que la terre cuite en
avait été imbibée. De plus, elles étaient très lourdes. Elles pouvaient contenir
quelque 70 litres d’huile (soit environ 65 kilos). Vides, elles pesaient déjà
30 kilos. La seule solution consistait donc à les détruire après usage. C’était
le verre perdu de l’époque ! Elles étaient brisées méthodiquement, et les
tessons empilés par couches régulières. Des esclaves les recouvraient de
chaux vive, ce qui avait pour avantage non seulement de cimenter le tout,
assurant ainsi la stabilité de la colline, mais aussi d’assainir l’endroit et
d’éviter les odeurs rances.
Presque toutes les amphores à huile du Mons Testaceus provenaient
d’Espagne — de l’actuelle Andalousie, pour être précis. Quand on sait que la
consommation annuelle d’huile dans la capitale était de 22 litres par habitant
(pour l’alimentation, mais aussi pour l’éclairage, la fabrication de
cosmétiques et de remèdes, ou encore pour les rites religieux), on comprend
que ce négoce ait pris des proportions gigantesques. Le mont Testaccio est
donc un monument à la gloire de l’activité commerciale de la Rome antique ;
il nous permet de prendre la mesure de la quantité de produits qui y
convergeaient.
Sur les rives du Tibre, nous tentons de comprendre la mécanique
complexe de l’approvisionnement de l’Urbs. Quantité de barges et autres
naves caudicariae sont amarrées devant les horrea. D’autres attendent leur
tour. Au passage, nous remarquons que les bites d’amarrage sont sculptées en
forme de têtes d’animaux. C’est un va-et-vient ininterrompu d’esclaves et de
marchandises à toute heure du jour, mais aussi de la nuit, à la lueur de
longues rangées de lampes à huile, quand vient la saison des grandes
livraisons de blé.
Les barges et les naves caudicariae n’ont pas sillonné la Méditerranée.
Conçues pour la navigation fluviale, elles relaient les navires marchands
(naves onerariae) ayant un tirant d’eau trop important pour remonter le
Tibre. Les plus grands, d’une capacité de 10 000 amphores, déchargent donc
leur cargaison au large. Les embarcations de taille moyenne peuvent quant à
elles s’approcher de la côte et entrer dans l’immense bassin hexagonal qu’a
fait construire Trajan près d’Ostie. Les marchandises stockées dans les
hangars seront ensuite chargées sur des bateaux qui remonteront le fleuve,
halés par des bœufs, jusqu’à différents quais au pied de l’Aventin.
Gérée par de grandes compagnies maritimes, cette activité incessante est
sans égale dans l’Antiquité. Car la ville de Rome a beau être l’immense
cerveau de l’Empire, elle ne se suffit pas à elle-même pour se nourrir. Tel un
monstre vorace, elle aspire et engloutit tout ce qui lui vient de ses provinces.
De la Bretagne à l’Égypte, les navires sillonnent la mer, chargés de blé,
d’huile, de vin, de marbre, d’étain, d’or, de plomb, de chevaux, de bois, de
peaux, d’argent, de lin, de soie, d’esclaves, de fauves aussi pour les arènes.
Les chiffres donnent le vertige. Pour ne prendre qu’un exemple,
200 000 à 270 000 tonnes de blé arrivent chaque année à Rome par bateau,
l’Afrique du Nord étant alors le grenier de l’Empire ; mais un navire sur cinq
acheminant du grain sombre ou perd son chargement en mer.
Ces cargaisons sont d’une importance stratégique, y compris sur le plan
politique. Pour éviter toute révolte due à une pénurie, Rome a créé l’annone
(annona), une administration chargée d’assurer l’approvisionnement de la
population de la capitale. Une distribution gratuite de blé est organisée une
fois par mois, mais pas pour tout le monde : seuls les citoyens romains de
sexe masculin et résidant à Rome même peuvent en bénéficier — à condition
qu’ils ne soient pas trop riches. Ce système nous fait songer aux cartes de
rationnement pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le Porticus Minucia Frumentaria est l’un des endroits où a lieu cette
distribution. Installés derrière un comptoir surélevé, les fonctionnaires
distribuent les rations de grain à l’aide d’un modius, une sorte de petit seau
qui vaut pour unité de mesure. Son ouverture est barrée par une croix en fer
afin de garantir un volume équitable. Enfin, pour niveler le blé au ras du
modius, on se sert d’un racloir (rutellum).
De manière générale, l’État romain aide beaucoup les citoyens, surtout
les moins favorisés, par des distributions gratuites ou à bas prix de denrées de
première nécessité : pas seulement des céréales, mais aussi de l’huile, des
légumes, de la viande… Ces largesses ne concernent pas moins de 150 000 à
170 000 familles, soit près d’un tiers de la population de la capitale.
10 h 30

Ambiance indienne dans les rues


de Rome
Certains pays d’aujourd’hui nous donnent une idée de l’atmosphère qui
régnait dans la Rome antique. L’Inde est de ceux-là. Là-bas aussi on croise
des hommes vêtus de longues tuniques et chaussés de sandales ou pieds nus,
des femmes drapées dans de grands pans d’étoffe au plissé harmonieux, la
tête couverte d’un voile. Là-bas aussi les rues sont souvent poussiéreuses et
jalonnées de petits autels couverts d’offrandes en l’honneur d’une divinité,
avec des enfants qui courent partout. Là-bas aussi le visiteur est surpris par
les couleurs vives des habits et des marchandises exposées.
Dans la Rome impériale comme en Inde, on passe en quelques mètres
d’un extrême à l’autre, du parfum capiteux de certaines passantes à l’odeur
âcre d’une ruelle, sans parler des relents de graillon qui s’échappent des
cuisines. Le contraste est tout aussi frappant entre les riches costumes et
l’extrême pauvreté. Plus généralement, de nombreux aspects de la vie
quotidienne à Rome en l’an 115 se retrouvent encore aux quatre coins du
monde, où leur étude pourrait éclairer notre compréhension de l’Antiquité :
dans les villages et les quartiers populeux d’Asie, dans les bazars du Moyen-
Orient ou dans certaines coutumes d’Afrique du Nord.
Mais reprenons notre promenade.
Une femme passe à côté de nous, et malgré son voile nous remarquons
qu’elle nous jette un coup d’œil furtif. L’espace d’une seconde, nous
apercevons ses yeux soulignés de noir et l’éclat éphémère de ses boucles
d’oreilles en or aux pendants de perles, puis elle disparaît, laissant derrière
elle un sillage envoûtant.
Cette vision nous laisse interdits, mais nous sommes plus sidérés encore
par l’extraordinaire diversité des visages autour de nous. Le poète Martial a
bien décrit la fascination qu’exercent les rues de Rome. On y croise des
représentants de toutes les régions du monde antique : des Sarmates, nomades
des steppes de l’Est qui ont pour coutume de boire le sang de leurs chevaux ;
des marchands de Cilicie, province du sud de l’Anatolie, encore imprégnés de
l’odeur du safran qu’ils fournissent à l’Empire ; des paysans de Thrace, des
Égyptiens, des Éthiopiens à la peau d’ébène et aux cheveux crépus, mais
aussi des Sicambres de Germanie, reconnaissables à leur queue-de-cheval
portée sur le côté.
La foule est parfois si dense que nous avons du mal à avancer. On se
croirait dans les couloirs du métro aux heures de pointe ! Nous supposons que
ce scénario se répète dans presque chaque rue. La Rome de Trajan est
vraiment étonnante : difficile d’imaginer que tous ces citadins réussissent
chaque jour à manger, à dormir, à répondre à leurs besoins et leurs attentes.
Impossible de marcher droit, avec tous ces éventaires qui débordent sur la
voie publique, ou de faire trois pas sans bousculer d’autres personnes.
Comme en Asie ou en Orient, garder une distance respectable est un principe
inconnu. Nous avons l’impression qu’on nous heurte en permanence.
Et puis soudain les gens s’écartent, révélant un jongleur qui effectue de
prodigieux numéros d’adresse. Un peu plus loin, une mélopée lancinante
nous fait dresser l’oreille : cette fois, c’est un charmeur de serpent. Un cobra
émerge de son panier, ondulant en direction d’une longue flûte à laquelle
pend une touffe de plumes multicolores. Nous le savons aujourd’hui, ce n’est
pas la musique qui hypnotise le reptile mais le mouvement de l’instrument,
celui des plumes, en l’occurrence. Les curieux qui s’attardent ne le savent
pas, eux, et jettent à l’occasion une pièce au charmeur, impressionnés par ses
talents de musicien.
Soudain, il leur faut reculer : un cavalier tente de s’ouvrir un chemin à
grand renfort de jurons. Le cheval traverse une flaque d’eau fétide que tout le
monde avait réussi à éviter, éclaboussant deux hommes en toge qui forcent le
cavalier à s’arrêter. La discussion s’envenime. Mieux vaut s’éloigner.
Nous montons sur le trottoir pour être plus tranquilles et en redescendons
presque aussitôt à la vue d’une patrouille de légionnaires profitant d’une
permission pour visiter la capitale. Ces gaillards à l’air suffisant n’hésitent
pas à réduire en bouillie les pieds des malheureux qui ne se poussent pas
assez vite. Autant dire que ça fait mal. N’oubliez pas que les semelles des
caligae portent des clous en métal (comme nos anciens godillots) pour ne pas
déraper sur le champ de bataille.
Une main nous tire brusquement par la tunique, nous obligeant à nous
retourner. Un pauvre mendiant aux jambes difformes nous implore du regard.
Deux petites pièces suffisent à illuminer son visage. À peine sommes-nous
repartis qu’un marchand ambulant nous barre la route. Il veut à tout prix nous
fourguer l’une de ses lampes à huile. Il a l’air sympathique avec ses cheveux
roux et son sourire contagieux. Nous avons bien du mal à nous en débarrasser
tandis qu’il nous vante ses « lampes en provenance d’Orient qui durent plus
longtemps que les autres ».
Fatigués de lutter contre la multitude, nous nous adossons à un mur et
observons le flot des passants. Nous réalisons alors que tout le monde ne se
déplace pas à pied. Certains hommes montent une mule. On sait tout de suite
si la bête leur appartient ou non, car les loueurs fournissent aussi le
« chauffeur », un esclave numide qui guide l’animal par la bride.
Il existe diverses façons de circuler dans les rues de Rome. Les véhicules
privés y sont interdits durant la journée, à de rares exceptions près : ceux des
prêtresses du collège des vestales et ceux de quelques pistonnés. Il a donc
fallu imaginer d’autres modes de transport. Ainsi, les Romaines de haut rang
qui se rendent chez leurs amies utilisent une sella gestatoria, ancêtre de la
chaise à porteurs. En voici une qui tangue dans la foule. À son bord, une
femme voilée est plongée dans sa lecture, à moins qu’elle ne fasse semblant
de lire pour se donner une contenance, coincée qu’elle est au beau milieu de
cet embouteillage humain.
Il en va tout autrement de l’occupante de la majestueuse litière (lectica)
qui progresse sans encombre au-dessus du commun des mortels, sur les
épaules de huit esclaves syriens. On dirait une trirème fendant les vagues,
avec ses rideaux qui flottent au vent sans pour autant révéler l’identité du
passager.
Ornée de sculptures, de motifs peints et de guirlandes de fleurs aux mille
couleurs sur fond blanc, cette litière est en quelque sorte la Rolls-Royce de
l’Antiquité. Deux esclaves à la musculature imposante ouvrent la voie,
repoussant violemment la plèbe sur les côtés en brandissant des gourdins. Les
porteurs suivent lentement, du pas cadencé de soldats qui effectuent la relève
de la garde, ce qui renforce la solennité de la scène. Impossible de distinguer
l’homme ou la femme qui se cache à l’intérieur. Les voiles de la lectica sont
comme les vitres fumées d’une limousine.
Profitant de cette percée, une voiture à bras (chiramaxium) suit à
quelques pas. Elle transporte un homme aux cheveux blancs. La scène est
hilarante, non pas à cause du contraste entre les deux véhicules, mais parce
que le personnage se donne plus de grands airs qu’un aristocrate en litière. Et
pourtant, il n’est poussé que par un esclave squelettique au visage émacié,
pauvre moteur humain en bout de course.
Peu de temps après, on entend un gros plouf. Le chiramaxium s’est
renversé dans la grande flaque d’eau fétide de tout à l’heure. Le faux
patricien en a été éjecté et mérite plus que jamais qu’on se moque de lui. Les
rires fusent et le charmeur de serpent lui-même est hilare.

New York au temps des Romains


Faisons le point sur ce que nous avons vu jusqu’ici en cette cité à nulle
autre pareille dans l’Antiquité. L’analogie avec une métropole comme
Londres ou New York saute aux yeux. Lorsqu’on découvre la capitale de
l’Empire romain, on ne peut être qu’ébahi par la hauteur des immeubles, le
monde dans les rues, les magasins regorgeant de produits venus de toutes les
provinces — chose impensable dans les villes de moindre importance, où le
choix des marchandises acheminées beaucoup plus lentement est bien plus
limité, et où certains articles n’arrivent même jamais.
Rome est le lieu de toutes les opportunités, de toutes les modes, des
rythmes effrénés et du gaspillage à grande échelle, mais aussi le point de
rencontre d’innombrables ethnies et religions, le creuset d’un véritable
melting-pot, bien avant l’épopée américaine. Autant d’aspects inconnus dans
les localités indolentes du reste de la péninsule et de l’Empire, sans parler des
campagnes.
Pour qui est habitué aux rudes travaux des champs et au carcan des
traditions, les rues de la capitale sont des endroits de perdition marqués par la
disparition des valeurs, et ses habitants, des individus superficiels qui vivent
au jour le jour et sont incapables de gagner leur vie par un travail honnête. La
première impression est que tout tourne autour du profit et du pouvoir. Il faut
être rusé et réfléchir vite, choisir ses amis et ses clients avec soin, car les
voleurs et les escrocs ne sont jamais loin, de même que la violence.
Ceux qui résident à Rome de longue date ou y sont nés voient ce monde
corrompu et bruyant d’un œil très différent. Des années de pratique leur ont
fourni les bons anticorps pour la parcourir et fréquenter ses tavernes. La ville
et son univers apparaissent ainsi à beaucoup comme un monde « débordant
de joie et de vitalité », pour reprendre les mots de Martial.
10 h 45

Un court répit parmi des chefs-


d’œuvre
Où pourrions-nous aller pour échapper à tant d’animation ? Y a-t-il des
endroits plus tranquilles que ces rues bondées ? La réponse est oui. Rome
abrite quelques havres de paix propices à la promenade et aux rencontres,
ainsi les jardins impériaux ou le Champ de Mars, avec ses places, ses temples
et ses aires sacrées, mais sans boutiques ni insulae.
Parmi tous ces lieux à l’abri du tumulte de la cité, il en est un d’une telle
beauté que Pline l’Ancien lui-même y fait allusion. C’est le portique
d’Octavie, où nous nous rendons à présent.
Son entrée monumentale évoque le propylée d’un temple. À peine avons-
nous fait quelques pas que déjà nous nous arrêtons, bouche bée : devant nous
s’ouvre une immense cour rectangulaire de plus de 100 mètres de long et
bordée d’un portique à double colonnade. Les temples jumeaux dédiés à
Jupiter et à Junon se dressent au centre. Il règne ici une atmosphère irréelle
empreinte de quiétude, comme dans le cloître d’un monastère. Bien sûr, il y a
des gens qui parlent et qui rient, des enfants qui courent, mais le simple fait
d’entendre leurs pas résonner sur l’esplanade au lieu d’être engloutis par le
vacarme de la foule est un bonheur en soi et relève du miracle. Nous sommes
au cœur d’une fourmilière de centaines de milliers de personnes, pourtant
toute cette agitation semble être contenue à l’extérieur, à quelques mètres à
peine.
Nous comprenons pourquoi Pline compte le portique d’Octavie au
nombre des merveilles de Rome : des statues s’élèvent entre les colonnes, à
l’intérieur de niches, sur l’esplanade aussi et dans les temples. Loin d’être de
simples reproductions, ce sont les œuvres de grands sculpteurs grecs. Il y a là,
par exemple, une Vénus de Phidias et un Cupidon de Praxitèle sculptés dans
le marbre.
Les portiques de Rome sont souvent de véritables musées dont les
collections feraient pâlir les conservateurs d’aujourd’hui. Abasourdis, nous
reprenons notre visite, mais nous arrêtons presque aussitôt. Nous voici face à
un groupe de vingt-quatre cavaliers en bronze encadrant la statue équestre
d’Alexandre le Grand, représenté jeune, les cheveux au vent. Les autres
personnages sont ses officiers, morts à la bataille du Granique. Cet escadron
lancé dans une chevauchée sans fin vers la gloire a pour auteur le grand
Lysippe.
Devant de telles splendeurs, on comprend qu’à Rome ne convergent pas
seulement des marchandises mais aussi des œuvres d’art. Ces sculptures
extraordinaires ont été rapportées de Grèce, conquise pendant la première
expansion. Et s’il est vrai qu’elles proviennent du pillage de temples et de
palais, remettons les choses en perspective.
Dans l’Antiquité, il est normal qu’un vainqueur emporte un butin ; telle
est la conséquence inéluctable d’une défaite. Toutefois, à la différence de tant
d’autres peuples, les Romains ne détruisent pas systématiquement les chefs-
d’œuvre sur lesquels ils font main basse. La plupart du temps, ils les
rapportent chez eux pour les admirer, voire pour les vénérer, car la Grèce est
à leurs yeux la véritable patrie de la culture et ils se considèrent comme les
héritiers de cette grande civilisation.
Voilà pourquoi les fonds marins nous révèlent régulièrement des trésors,
comme les bronzes de Riace, l’immense statue de Poséidon (ou de Zeus)
conservée au musée archéologique d’Athènes ou encore le satyre dansant que
l’on peut voir au musée de Mazara del Vallo, en Sicile. Les navires qui les
transportaient de Grèce vers l’Italie ont fait naufrage, et nul ne sait combien
d’autres témoignages de la statuaire antique gisent au fond de la
Méditerranée.
À l’ombre des colonnes, nous croisons de nombreux promeneurs et des
petits groupes en pleine conversation, les uns et les autres s’observant du coin
de l’œil. Car on ne vient pas ici uniquement pour rechercher un peu de calme
mais aussi pour faire des rencontres. Les portiques sont en effet des endroits
parfaits pour draguer, et ils sont nombreux dans la Rome impériale
— portique des Argonautes, de Livie, de Pompée, aux Cent Colonnes… Bref,
les Romains n’ont que l’embarras du choix.
Des enfants s’amusent à grimper sur la statue en bronze d’un cerf
agonisant. Le vainqueur sera celui qui réussira à s’accrocher à ses cornes
d’une seule main pour pouvoir glisser l’autre au fond de la bouche ouverte.
Le jeu n’est pas nouveau, si l’on en juge par l’aspect luisant du dos du cerf.
Un gamin attend son tour. Comme les autres gosses, il porte au cou une
bulla, médaillon contenant de petites amulettes contre le mauvais sort. Il
s’apprête à escalader la bête quand sa mère le retient par le bras en hurlant.
Non qu’elle craigne pour l’œuvre d’art, mais parce qu’il est dangereux de
mettre la main on ne sait où. Le père les a rejoints et raconte à son fils
l’histoire du jeune Hylas, qui avait plongé la main dans la gueule béante
d’une statue d’ourse décorant le portique aux Cent Colonnes. Hélas, une
vipère y dormait et sa morsure fut fatale au garçon.
Nous ignorons si cette histoire est vraie, mais elle a marqué plus d’un
Romain, y compris Martial, qui l’évoque dans sa description des portiques de
Rome.
Rome ou le tiers-monde ?
Parmi les promeneurs du portique d’Octavie, une jeune femme tient une
ombrelle d’un rouge flamboyant qui se balance légèrement au rythme de ses
pas. N’avions-nous pas les mêmes au XIXe siècle ? Comment est-ce possible ?
Nous voici juste derrière la belle, qui évolue avec élégance entre deux
suivantes. Son ombrelle en soie et en os a été fabriquée sur le principe du
parapluie à coulant que nous connaissons aujourd’hui, avec des baleines qui
se déploient pour tendre la toile. Rien d’étonnant : c’est une invention très
ancienne. Les Étrusques s’en servaient déjà il y a deux mille six cents ans,
non pour se protéger de la pluie mais du soleil. Dans l’Empire romain, elle
est surtout réservée aux femmes des classes supérieures qui souhaitent garder
une peau très blanche.
Le bronzage n’est pas de rigueur et certains des canons romains de la
beauté sont bien différents des nôtres. Il suffit d’observer des fresques pour
constater que les hommes sont toujours représentés avec le teint basané et les
femmes avec la peau laiteuse. Le message est évident. L’homme a la peau
foncée parce qu’il est le plus souvent dehors, pour travailler, voyager, chasser
ou guerroyer. La pâleur de la femme signifie au contraire qu’elle passe
l’essentiel de son temps à l’intérieur, prise par les activités que lui dicte la
tradition : celles du foyer.
Mais avoir une peau vraiment très claire est surtout l’un des principaux
atouts de la beauté féminine, au même titre que la coiffure et le maquillage.
Un tel teint prouve en outre que celle qui le possède n’a nul besoin de sortir
afin de côtoyer la plèbe au quotidien ou de remplir des tâches que ses
esclaves sont là pour assumer. La pâleur est donc un signe extérieur de
richesse et le restera encore longtemps. D’où l’ombrelle.
En observant les trois femmes, un autre détail nous interpelle : elles sont
certes très différentes de par leur corpulence et la couleur de leurs yeux, mais
elles ont plus ou moins la même taille et nous arrivent à peine aux épaules.
Les Romains de l’Antiquité sont plus petits que ceux du XXIe siècle. Les
hommes qui dépassent les autres d’une tête dans la foule sont généralement
des esclaves germains ou des citoyens des Gaules. Nous constatons en outre
qu’il y a énormément de jeunes, comme aujourd’hui dans le tiers-monde.

Une ville d’immigrés ?


Dans une ville aussi peuplée, il est normal que nous croisions de tout :
des blonds, des bruns, des roux… Mais dans les ateliers et les boutiques, ou
encore parmi les esclaves de la domus que nous avons visitée, nous avons
rencontré pas mal de gens originaires du Moyen-Orient.
En fait, une grande partie des habitants de la Rome impériale seraient
qualifiés d’« immigrés » de nos jours : ils viennent de Syrie et d’autres
provinces orientales de l’Empire. Des provinces « grecques », comme on
disait alors, parce que dans l’esprit d’un Romain la Grèce correspondait à une
zone géographique qui s’étendait jusqu’au Moyen-Orient et englobait les
provinces d’Asie Mineure situées sur le territoire de l’actuelle Turquie :
Asie ; Bithynie et Pont ; Galatie ; Lycie et Pamphilie ; Cilicie ; Cappadoce.
Ajoutez à ces « Grecs » les gens originaires d’Afrique du Nord, et ils sont
nombreux à être nés dans ces provinces qui d’ouest en est ont pour
noms Maurétanie tingitane, Maurétanie césarienne, Afrique proconsulaire,
Cyrénaïque et Égypte. N’allez pas croire qu’il s’agit surtout de marchands et
d’hommes d’affaires : beaucoup d’entre eux sont envoyés dans la capitale
comme esclaves. Certains le restent, d’autres sont affranchis et y font souche.
D’après diverses études, 60 à 80 pour cent des noms des habitants de la
Rome impériale étaient d’origine « grecque » — au sens large, comme nous
venons de l’expliquer. Notons en outre qu’il était extrêmement fréquent
d’affubler les esclaves d’un nom grec, sans tenir compte de leur lieu de
naissance.
Toujours est-il qu’une forte proportion de la population de l’Urbs n’était
née ni en cette cité ni même dans la péninsule Italienne. La ville que nous
visitons en ce mardi de l’an 115 est donc un immense creuset, depuis
longtemps et pour longtemps encore.
Aucune autre n’a connu un tel brassage dans l’Antiquité.
Curiosité

Les caractéristiques physiques


des Romains
Que nous apprennent les données médicales, anthropologiques et
démographiques sur les Romains ? Délaissons un instant la capitale de Trajan
pour les laboratoires où anthropologues et archéologues étudient cette époque
lointaine. L’entreprise semble ardue puisque dix-neuf siècles se sont écoulés.
Toutefois, grâce à diverses techniques, les chercheurs ont pu se faire une idée
relativement précise des hommes et des femmes que nous avons rencontrés
jusqu’ici.
Imaginez que vous êtes en train d’observer la police scientifique sur une
scène de crime. Les procédés utilisés pour l’étude des Romains de l’Antiquité
sont assez semblables. Les os et les squelettes mis au jour dans les tombes et
sur les sites archéologiques ont ainsi fourni d’innombrables données, parfois
très surprenantes.
En ce début de IIe siècle, la taille moyenne est de 1,65 mètre pour les
hommes et de 1,55 mètre pour les femmes. En recoupant les méthodes de
calcul, on obtient un poids moyen de 65 kilos pour les hommes et de 49 kilos
pour les femmes.
Ce n’est pas beaucoup, me direz-vous, et pourtant ces valeurs
correspondent à ce qui a été la taille moyenne de la population européenne
durant des siècles. En 1930, elle était encore de 1,67 mètre. Il a fallu attendre
les années 1960-1970 pour qu’elle atteigne 1,70 mètre grâce à de meilleures
conditions de vie et d’alimentation. Dans les années 2000, on a atteint
1,76 mètre pour les hommes et 1,64 mètre pour les femmes, avec des valeurs
légèrement inférieures pour la population italienne (1,75 mètre et 1,62 mètre).
Les squelettes nous ont réservé d’autres surprises. Les anthropologues ont
réalisé de nombreuses radiographies des os longs, comme le tibia, pour
étudier non pas des fractures mais comment grandissaient les Romains. Ils
ont remarqué notamment de petites lignes blanches dans l’épaisseur des os
(lignes de Harris) : elles révèlent que la croissance des individus
s’interrompait à certains moments, à cause de maladies ou de carences
alimentaires.
L’analyse de la dentition a fourni des informations similaires. En
observant la surface des dents, on a découvert sur l’émail des stries parallèles
à la gencive, indiquant un arrêt temporaire de la croissance. Contrairement à
ce que l’on pourrait penser, les plus touchés n’étaient pas les habitants des
campagnes mais les citadins, riches ou pauvres. Voilà qui lève le voile sur un
aspect méconnu de la vie quotidienne dans la Rome antique.
Il y avait toujours de quoi manger dans les zones rurales (comme c’est le
cas en temps de guerre). En ville, en revanche, certaines denrées alimentaires
faisaient régulièrement défaut. L’alimentation n’était jamais complète ni
équilibrée, y compris dans les périodes les plus prospères. Il ne fallait pas
grand-chose pour que les classes défavorisées souffrent de malnutrition, pour
ne pas dire de dénutrition. En outre, les habitants des grandes cités étaient
exposés en permanence à toutes sortes de maladies et d’infections. Tout cela
explique l’état des squelettes et la petite taille des Romains.
Mais ce n’est pas tout. On ne vivait pas vieux dans la Rome impériale,
même quand on survivait aux maladies infantiles : l’espérance de vie était de
quarante et un ans pour les hommes et de vingt-neuf ans pour les femmes,
lesquelles mouraient souvent en couches.
Bien entendu, il s’agit là de moyennes statistiques. Certains vivaient
jusqu’à un âge avancé, mais ils étaient vraiment peu nombreux. Si peu
nombreux qu’on en parle encore aujourd’hui. L’inscription découverte sur
une pierre tombale mise au jour dans la nécropole de Santa Rosa, au Vatican,
où étaient inhumés esclaves et affranchis, évoque un affranchi du nom de
Lucius Sutorius Abascantus mort à quatre-vingt-dix ans. Un sacré record !
À cet égard, l’étude des stèles funéraires des habitants d’Ostie est
particulièrement édifiante. Les Romains gravaient très souvent l’âge du
défunt et poussaient parfois le détail jusqu’à ajouter aux années les mois et
les jours — voire les heures ! Naturellement, de telles données ont une valeur
purement indicative dans la mesure où nous ne possédons qu’une partie des
pierres tombales de la population d’Ostie. De plus, on ne précisait presque
jamais l’âge des personnes qui avaient vécu longtemps (sauf cas
exceptionnel, comme on a vu), car la mort apparaissait alors comme un
événement naturel.
L’étude de six cents stèles n’en fournit pas moins des informations
intéressantes et permet des extrapolations. Nous savons que la mortalité
infantile était très élevée parmi les Romains, comme dans toutes les sociétés
pauvres ou préindustrielles. Ce qui nous étonne, en revanche, c’est que les
enfants n’étaient pas égaux devant la mort. Chez les moins de dix ans, il y
avait plus de décès chez les garçons (42 pour cent d’entre eux) que chez les
filles (34 pour cent). Cette tendance s’inversait dans la tranche des vingt à
trente ans, avec 25 pour cent chez les femmes et 17 pour cent chez les
hommes. Répétons-le, une telle inégalité entre les sexes s’explique
notamment par les risques de l’accouchement, véritable tueur en série de
l’Antiquité.
Quant à l’état des dents, il variait selon la classe sociale ; mais
contrairement à ce qu’on pourrait croire, il était meilleur chez les esclaves
que chez les maîtres. Les seconds avaient plus de caries que les premiers à
cause de leur alimentation plus riche en sucre, et c’était vrai aussi quand ils
vivaient à la campagne. Eh oui, la richesse n’avait pas que des avantages dans
l’Empire romain !
Les grands problèmes de la Rome
antique
Comme l’a souligné à juste titre le professeur Romolo Augusto Staccioli,
certains des problèmes rencontrés par les Romains de la Ville éternelle à
l’époque des Césars ne sont pas sans rappeler ceux qui obsèdent aujourd’hui
les habitants de la capitale italienne ou de toute autre grande métropole. Il
suffit d’en dresser la liste pour le constater :
• les encombrements ;
• le bruit et la cohue dans les rues ;
• le temps perdu dans les déplacements ;
• la saleté chronique de la cité ;
• la crise du logement et le prix exorbitant des loyers ;
• les effondrements et la précarité des immeubles ;
• l’afflux d’immigrés ;
• l’insécurité nocturne.
Circuler dans Rome est déjà un problème majeur au début de notre ère. Et
ce malgré la loi promulguée par César en 45 avant J.-C., laquelle n’autorise
dans la journée que les voitures et chariots nécessaires aux travaux d’intérêt
public. De l’aube au crépuscule, les véhicules de marchandises et les
transports privés à roues sont donc interdits, ce qui n’empêche pas certains
fonctionnaires et autres privilégiés de bénéficier de passe-droits, comme ça
continue d’être le cas.
Si l’on est dérangé la nuit par le vacarme des charrois, les nuisances
sonores sont bien pires le jour. Voyez ce que dit Martial à ce propos : « Il n’y
a pas de lieu, Sparsus, où penser ni se reposer en ville pour le pauvre. Les
maîtres d’école nous empêchent de vivre le matin, la nuit ce sont les
boulangers et tout le jour les forgerons. Ici un banquier oisif fait résonner sa
table avec un tas de pièces à l’effigie de Néron. Là-bas un batteur d’or
d’Espagne frappe la pierre usée de son maillet brillant. » Juvénal lui fait écho,
qui se demande : « Quel immeuble de rapport permettrait de dormir à Rome ?
Il faut être riche pour dormir dans cette ville. »
Celui qui circule en voiture à Rome aujourd’hui doit s’attendre à perdre
beaucoup de temps, y compris sur de petits trajets. C’est déjà le cas dans la
Rome antique, à ceci près que les encombrements sont dus aux piétons.
Certains auteurs se plaignent de ne pas pouvoir se rendre à deux rendez-vous
dans la même matinée parce que les distances et le temps de parcours sont
trop longs.
Le fait que Rome attire tout un tas de gens, comme on l’a dit, contribue à
cet engorgement si perturbant pour beaucoup. Juvénal raconte que les
étrangers fondent de toutes parts. « Ce n’est pas d’aujourd’hui, dit-il, que
l’Oronte syrien a transmis au Tibre le langage, les mœurs et les instruments
du climat qu’il arrose, ainsi que les courtisanes dévouées à la prostitution aux
environs du Cirque. »
Les abords de la Via Appia et de la Via Ostiensis sont à la Rome antique
ce que sont au XXIe siècle les quartiers des gares. Ces deux artères sont en
effet les principales voies d’accès à la capitale pour tous ceux qui arrivent des
régions orientales de la Méditerranée ou de l’Afrique, après avoir débarqué
dans les ports de Brundisium (Brindisi), de Puteoli (Pouzzoles) ou d’Ostie.
Évidemment, cet afflux d’étrangers et de citoyens romains attirés par
l’Urbs explique que les loyers soient quatre fois plus élevés que dans le reste
de la péninsule Italienne. La spéculation immobilière dont nous avons parlé
est une conséquence directe de cette immigration massive. Les « tours
d’habitation » poussent comme des champignons, toujours plus hautes et
construites à la va-vite avec des matériaux de mauvaise qualité, d’où les
effondrements fréquents. Juvénal ne pourrait être plus clair sur la question
quand il parle de maisons qui « ne se soutiennent pour la plupart qu’à l’aide
de faibles étais. Ces étais, le gérant les a-t-il posés ? A-t-il recouvert les
vieilles crevasses béantes des murs ? Il vous dit : “Dormez tranquilles” […],
mais les ruines menacent toujours nos têtes ».
Quant à la saleté, certaines venelles préfigurent les ruelles du Moyen
Âge. « De ce côté fuit un chien enragé ; plus loin se rue un porc couvert de
fange », écrit ainsi Horace.
Un mot enfin sur l’insécurité nocturne. Fort heureusement, bien qu’elle
soit toujours d’actualité, elle n’a rien de comparable avec celle de la Rome
impériale, s’il est vrai, comme le rapporte Juvénal, que l’on pourrait
« accuser d’imprévoyance quiconque aurait été soupé sans avoir fait son
testament ».
11 heures

Le marché aux esclaves


Nos déambulations nous entraînent vers une place que l’on aperçoit au
bout de la rue. Elle n’a pas l’air immense, mais on devine à l’agitation
croissante qu’elle doit présenter un intérêt particulier.
Comme sur le Forum Boarium, nous avons de plus en plus de mal à
avancer parmi la foule. Un homme bien habillé se dirige dans notre direction,
écartant tous ceux qui gênent son passage. Plutôt petit et assez grassouillet, il
affiche des manières brutales. Il y a fort à parier que c’est un affranchi encore
plus arrogant que son ancien maître.
Quelle n’est pas notre surprise en découvrant que ce libertus traîne
quelqu’un au bout d’une corde : un jeune homme blond, grand, musclé, et
tout juste vêtu d’un pagne. Le petit gros fait brusquement volte-face et lui
ordonne de se dépêcher, le menaçant d’un roseau en guise de fouet. La
différence physique entre ces deux personnages est impressionnante. Le
garçon pourrait mettre son tortionnaire en pièces en un rien de temps. Les
mains liées, le regard soumis, il ne montre pourtant aucune réaction. Il presse
le pas en silence et passe à côté de nous. Ses yeux n’expriment que de la
résignation devant le sort qui l’attend.
Il paraît évident que c’est un barbare européen, mais d’où vient-il ? De
l’autre côté du Rhin ou du Danube ? Peut-être a-t-il été capturé en Dacie,
conquise récemment. Car c’est bien un esclave : il va être revendu « au
marché », sur cette place qui nous a attirés par son animation extrême.
L’univers que nous allons découvrir est étranger à notre culture. Durant
des millénaires, ce fut pourtant une réalité un peu partout dans le monde. Les
Aztèques réservaient même certains secteurs de leurs marchés humains à la
vente d’ennemis vaincus destinés à être sacrifiés. En Europe, les Romains ne
sont pas les premiers à avoir pratiqué l’esclavage. Il a continué d’exister
après eux, jusqu’à la Renaissance, parfois au-delà, et si
l’« approvisionnement » en chrétiens a fini par être interdit, ça n’a pas été le
cas pour les musulmans.
Le tableau que nous avons sous les yeux nous laisse sans voix. Les
esclaves (servi) mis en vente sont exposés sur des estrades alignées les unes à
côté des autres comme des stands de foire. Hommes, femmes, enfants sont
ramenés au rang de simples marchandises. Un écriteau pendu à leur cou
indique leurs caractéristiques, au même titre qu’une étiquette sur une vulgaire
bouteille d’huile ou un pot de moutarde.
Se contentant d’une ou deux lignes terriblement concises, le marchand
d’esclaves (mango) indique la région d’origine de l’individu, ses qualités et,
le cas échéant, quelques défauts. Par exemple : « Nubien, fort comme un lion,
mange peu, ne fait pas d’histoires. » Ou encore : « Gaulois, boulanger et
pâtissier, mais apte à n’importe quel travail bien que borgne. » Et celui-ci :
« Instruit, parle grec, a servi en Orient dans une grande famille, idéal pour
enseigner la philosophie et réciter des vers dans les banquets. » Et là : « Fille
d’un prince de Dacie, vierge, esclave domestique, parfaite pour réchauffer un
lit. »
Vérités ou mensonges ? Les Romains savent qu’il ne faut pas se fier à ces
escrocs de mangones qui feraient n’importe quoi pour gagner de l’argent,
passant sous silence les tares de leur bétail humain et cachant « par quelque
artifice tout ce qui pourrait choquer », comme écrit Sénèque.
Les esclaves ne laissent transparaître aucune émotion. Ils semblent avoir
renoncé à toute forme de rébellion, de colère ou de désespoir. Et pourtant,
chacun d’eux porte en lui le drame douloureux qui l’a conduit ici. Comme le
jeune barbare de tout à l’heure, ils attendent, à la fois résignés et inquiets. Ils
savent que leur vie d’avant est révolue et que d’une minute à l’autre leur
destin va de nouveau basculer, peut-être pour la dernière fois.
Que vont-ils devenir ? Esclaves domestiques dans une riche demeure ?
Ce sera un moindre mal, car en dehors des probables abus sexuels ils
garderont l’espoir d’être affranchis un jour et de bénéficier d’avantages non
négligeables si leur nouveau maître est un personnage très influent. Leur
existence sera plus pénible s’ils se retrouvent à porter de lourds fardeaux dans
une boutique, sous les ordres d’un libertus tyrannique. Mais il y a pire : finir
au bordel. Être né et avoir vécu dans la dignité et le respect des règles, et puis
soudain ne plus être qu’un objet sexuel qu’on utilise jusqu’à ce qu’il se brise,
épuisé, malade et ayant perdu sa beauté. Le pire du pire, enfin, c’est d’être
envoyé dans les mines ou dans une de ces villas qui sont aussi des
exploitations agricoles. Peu nourris, roués de coups, exploités jusqu’à la
corde, les esclaves des campagnes sont particulièrement mal lotis. (Il faut
signaler néanmoins qu’ils ne sont pas les seuls à travailler la terre : on compte
aussi beaucoup de métayers et de petits paysans.)
Nous voyons changer de main ces existences au cours d’une effroyable
loterie. Passant d’une estrade à l’autre, nous sommes effarés par ce spectacle
cruel à peine digne d’une foire aux bestiaux. Un marchand ouvre la bouche
d’un homme pour que les acheteurs potentiels puissent examiner sa dentition
et sentir son haleine. Un autre palpe les seins d’une femme et lui caresse le
ventre, sous le regard torve d’un client bedonnant et crasseux. Un autre
encore frappe le dos et les pectoraux d’un gigantesque Germain puis lui tâte
les cuisses et les mollets pour montrer qu’il est fort et en parfaite santé.
Les commentaires qui accompagnent les tractations sont tout aussi
surprenants :
« Regarde ce beau jeune homme : tu le garderas toute ta vie. »
« Ses yeux sont infectés, je n’en veux pas. »
« Retourne-là ! Je veux voir son cul ! »
« Celui-ci sera très bien pour remplacer l’esclave de litière. Il a la bonne
taille et il est blond comme les autres. »
« Je veux une brune, je t’ai dit ! Mon maître n’aime pas les blondes
pâlichonnes. »
« Allez, c’est pas cher, je te fais un prix d’ami ! Les Nubiens se font rares
de nos jours. »
« Mais t’as vu comme il est maigre ? Il aura pas porté trois amphores
qu’il sera déjà cuit ! »
« Non, non, pas celui-là ! Celui d’à côté, je préfère. Combien ? »
« Enlève-lui son bandeau… Alors, tu vois que j’ai raison ! Il est marqué
au fer rouge. C’est bien ce que je disais : un fugitif ! » (Les Romains
marquent au fer les lettres FUG sur le front des esclaves en fuite qui ont été
retrouvés et FUR sur celui des voleurs.)
Nous continuons de déambuler parmi la foule d’acheteurs, de vendeurs et
de malheureux emportés vers une nouvelle vie. Le commerce des esclaves se
pratique en des lieux publics, qu’il s’agisse de places ou de boutiques
spécialisées. Les règles sont claires : il faut pouvoir observer la marchandise,
en évaluer la qualité et négocier les prix comme sur n’importe quel marché.
Les « produits » sont généralement répartis par catégories correspondant
à un jour précis de la semaine. Il y a le jour des costauds pour les tâches les
plus dures, le jour des métiers (boulangers, cuisiniers, danseurs,
masseurs, etc.), le jour des filles et des enfants, parfaits pour la maison, les
banquets et d’autres distractions. Il y a aussi un jour ou bien un secteur
consacré aux difformités : nains, géants et tout autre humain affligé d’une
tare physique — autant de créatures qui serviront d’une manière ou d’une
autre.

Le monde des esclaves


Sur le sinistre marché que nous continuons d’explorer, nous mesurons à
quel point Rome est une cité cosmopolite. Les esclaves en vente viennent des
régions les plus reculées de l’Empire, et au-delà. Ils appartiennent à des
ethnies très différentes. Soulignons à ce propos que le racisme n’existe pas
dans la société romaine. La discrimination ne se fonde pas sur un critère
physique tel que la couleur de peau mais sur le fait qu’on est citoyen romain,
étranger (peregrinus) ou esclave.
Le commerce des servi est réglementé. Les mangones doivent payer un
droit « d’import-export » et un impôt sur les ventes. Ces maquignons
méprisés par les Romains sont souvent des Orientaux. Mais où trouvent-ils
leur marchandise et comment tombe-t-on en esclavage ?
Il y a plusieurs cas de figure, à commencer par les esclaves de sang. Si
votre mère l’est, son maître fera de vous ce qu’il veut dès votre naissance, car
vous serez automatiquement sa propriété. Il pourra vous garder ou vous
vendre. Les riches Romains qui possèdent beaucoup de serviteurs disposent
ainsi de viviers qui alimentent le marché.
Toutefois, beaucoup d’esclaves sont nés libres, dans l’Empire ou ailleurs.
On songe bien évidemment aux prisonniers de guerre que l’État revend à des
particuliers. Il faut savoir que même en période de paix il y a toujours une
révolte à mater. Des charognards suivent chaque légion, prêts à se disputer
les captifs. D’autres esclaves ont été achetés hors des frontières, sur les
marchés d’Europe orientale, d’Asie ou d’Afrique.
Viennent ensuite certains condamnés ainsi que les enfants abandonnés
dans la rue puis élevés par des individus sans scrupule (ou alors enlevés par
des malfaiteurs ou des pirates). N’oublions pas non plus les gens comme vous
et moi, qui se sont endettés et que leur créditeur a vendus à un mango, bien
que la loi distingue cette catégorie de celle des esclaves à proprement parler.
Mais il est une autre forme de servitude, que l’on pourrait qualifier
d’« auto-esclavage » et qui concerne des individus nés libres : soit ils sont si
pauvres qu’ils en sont réduits à se brader, soit ils deviennent esclaves par
ambition ; eh oui, afin de pouvoir briguer auprès de grands personnages
d’importantes fonctions, telles que celles de trésorier, de régisseur, ou
d’architecte.
Comme nous l’avons évoqué, il y a un fossé entre les esclaves des villes
(familia urbana) et ceux des campagnes (familia rustica). Les premiers
subissent assez peu de mauvais traitements, de sorte qu’ils ne perdent pas de
valeur à la revente. Ce n’est pas le cas des malheureux envoyés dans les
fermes. Leur situation fait froid dans le dos. Ils vivent aux ordres d’un
affranchi qui représente le dominus. Pour ces régisseurs, un esclave qui n’est
pas au travail n’est pas rentable : il ne dispose donc pas de loisirs ni de
moments de réelle intimité. Même le mariage est une décision qui ne lui
appartient pas. On décide pour lui s’il peut « s’accoupler », et avec qui.
Une villa de campagne, au sens romain du terme, est bien plus qu’une
belle maison : c’est aussi un domaine agricole, et en ce sens elle peut
s’apparenter à un véritable camp de travail. Les esclaves sont logés dans un
ergastulum. On devrait plutôt dire « enfermés » après le travail, car les
conditions de vie sont plutôt celles d’un établissement pénitentiaire. Autant
dire qu’ils ne sont pas mieux traités que du bétail. La différence est bien
mince, en effet, et tient au fait d’être doué de parole ou pas ; ainsi, la bête de
somme est un instrumentum semivocalis et l’esclave, un instrumentum
vocalis.
Bien sûr, le nombre d’esclaves dont on dispose est un indicateur de
richesse. Un particulier en possède entre 5 et 12 en moyenne, et rarement plus
de 20. Mais certains patriciens en ont jusqu’à 500 en ville et 2 000 à 3 000
dans leurs fermes.
Naturellement, il existe aussi des esclaves impériaux, propriétés de
l’empereur, et des esclaves publics (servi publici), qui appartiennent à une
ville ou à l’État, et qui assurent le bon fonctionnement des services
municipaux. On les retrouve dans les thermes et les entrepôts, à l’annone,
dans le corps des vigiles urbains (police et lutte contre les incendies) ou
encore sur les chantiers (construction de routes, de ponts, etc.). Mais la
majeure partie d’entre eux est chargée de l’administration et des finances, ce
qui veut dire qu’ils savent lire et écrire ; ils possèdent donc une certaine
culture et sont mieux traités que ceux qui triment dans les campagnes et dans
les ports.
L’esclavage est un rouage essentiel de l’économie romaine. Légalement,
les esclaves ne se rangent pas dans la catégorie des êtres vivants mais dans
celle des « choses ». Leur propriétaire peut en faire ce qu’il veut, y compris
les tuer. Selon une loi ancienne qui finira par être abolie, si un maître est
assassiné par un esclave, tous ceux de la propriété peuvent être exécutés,
parce qu’on considère qu’ils ont été incapables de protéger le dominus ou
qu’ils n’ont pas dénoncé le coupable.
En dehors de ce cas particulier et de quelques autres, l’État n’intervient
pas dans les relations entre le maître et ses serviteurs. C’est au dominus seul
de décider s’il entretiendra des rapports humains avec ses servi ou s’il les
exploitera jusqu’à la corde. Quand bien même il les torturerait ou les
mutilerait, la loi n’interférerait pas.
N’y a-t-il personne qui réagisse à cela ? En réalité, nombreux sont ceux,
comme Sénèque et les stoïciens, pour qui les esclaves sont des êtres humains
et non des objets, et qui voudraient les voir traiter comme tels. Toutefois,
cette main-d’œuvre tient une place si importante dans l’économie romaine
que personne n’imagine pouvoir s’en passer. On constate juste une lente
amélioration de la condition des esclaves au fil des siècles.
S’il est vrai que sous la République ils ne valaient pas mieux que du
bétail, avec l’Empire ils commencent à avoir non pas des droits à proprement
parler mais des « permissions ». Par exemple, on pourra les autoriser à
utiliser l’argent qu’ils auront économisé (peculium) pour acheter leur liberté
et se marier. Il s’agit dans ce cas d’une sorte de mariage servile, sachant que
les enfants resteront la propriété du dominus. Dans la Rome impériale, les
mauvais traitements diminuent et le propriétaire n’a plus le droit de vie et de
mort. Ce qui ne change pas, en revanche, ce sont certaines petites coutumes,
comme celle qui consiste à louer son esclave à un commerçant ou à un
artisan. Cette rente permet à des Romains modestes de survivre. Il suffit de
posséder un ou deux serviteurs, et le tour est joué.
Les riches investissent quant à eux à une tout autre échelle. Lorsqu’un
esclave est particulièrement doué dans un domaine, son maître peut lui
allouer une somme d’argent et l’installer dans une boutique qui rapportera à
coup sûr. L’heureux élu a évidemment tout intérêt à ce que les affaires
marchent bien puisqu’il jouira ainsi d’une meilleure qualité de vie que ses
semblables et aura droit au respect du dominus, au point de pouvoir peut-être
acquérir la liberté, de se mettre à son compte et de se faire réellement une
situation.
Mais au fait, à quoi reconnaît-on un esclave dans les rues de Rome ? Ce
n’est pas si facile, comme le confirme l’historien grec Appien d’Alexandrie.
À première vue, il ressemble beaucoup à un homme libre. Les traits du visage
et l’appartenance à un groupe ethnique ne permettent pas de le caractériser,
on l’a dit. Du reste, de nombreux citoyens romains sont des affranchis ou des
descendants d’affranchis. Pour en savoir plus, observons plutôt les vêtements,
souvent modestes, et attachons-nous aux détails.
La plupart des esclaves portent en effet une plaque, quand ce n’est pas un
collier carrément soudé autour du cou. On peut y lire leur nom et parfois le
montant de la récompense à qui les capturera s’ils s’enfuient. Dans un atelier
de la Via di Diana, à Ostie, les archéologues ont découvert un collier prêt à la
pose et sur lequel on pouvait lire : « Tene me ne fugiam fugio. — Tenez-moi
pour que je ne m’échappe pas ; je me suis enfui. » Autre exemple : sur la
petite médaille attachée à un collier de bronze exposé aujourd’hui dans les
thermes de Dioclétien, il est écrit qu’une récompense d’un solidus (une
monnaie d’or introduite par Constantin, et qui a donné en français les mots
« solde » et « sou ») sera remise à qui ramènera l’esclave à son maître
Zoninus s’il a la mauvaise idée de lui faire faux bond. Cet esclave a vécu
entre 300 et 500 après J.-C., donc bien après le règne de Trajan, mais cela
montre que cet usage a perduré pendant toute la période impériale.
Alors que nous quittons le marché aux esclaves, nous croisons le regard
embué de larmes d’une petite rouquine qu’un homme vient d’acquérir. Le
destin lui a été favorable, mais elle ne le sait pas encore. Elle ne va pas se
retrouver dans un lupanar : elle a été achetée par une famille aisée qui la
respectera, dans les limites de sa condition, bien sûr… En voyant son visage,
ses cheveux en bataille et son corps de fillette cruellement exposé sur les
tréteaux, nous nous demandons si elle sera libre un jour. Peut-être que oui, si
elle a de la chance.
Car un nombre considérable d’esclaves finissent par être affranchis. Il
existe plusieurs formes d’affranchissement (manumissio). Le maître peut
officialiser sa décision par une lettre ou par testament (manumissio
testamento), ce qui est le processus le plus fréquent. Il peut aussi se rendre au
forum de Trajan, dans la basilique Ulpia, où a été transféré l’ancien Atrium
libertatis (littéralement la « Maison de la liberté »), et faire d’un esclave un
homme libre en l’inscrivant sur la liste des censeurs (manumissio censu).
Celui-ci acquiert alors la citoyenneté romaine et jouit aussitôt des droits
qu’elle implique. La loi stipule cependant que le libertus est redevable à son
patronus (ancien maître) d’un certain nombre de corvées annuelles (operae).
Il ne fait aucun doute qu’à Rome et dans tout l’Empire la vie est plus facile
pour les affranchis que pour les étrangers, bien que ceux-ci soient des
hommes libres.
Les liberti sont la sève de la société romaine, qu’ils renouvellent par un
apport permanent de citoyens bien décidés à gravir les échelons. Pour des
raisons évidentes, la législation encourage la manumissio mais interdit
l’affranchissement de masse. Une loi promulguée sous le règne d’Auguste a
limité la manumissio testamento : un maître ne peut affranchir par testament
qu’une partie de ses esclaves, et jamais plus de cent. Il en est allé ainsi pour
Pline le Jeune, bien qu’il en ait possédé un millier.
L’affranchissement transforme évidemment l’existence des heureux élus.
Beaucoup font fortune, au point que des familles très anciennes en proie à des
difficultés financières s’allient par mariage à ces riches parvenus. Elles
retrouvent le niveau d’aisance indispensable à ceux qui ont la soif du pouvoir,
et leurs nouveaux parents obtiennent la caution d’une noble lignée, essentielle
dans leur ascension sociale.
À peu de distance de cette Rome dans laquelle nous nous promenons, un
certain Publius Lucilius Gamala offre à Ostie un parfait exemple de ce genre
d’alliance. Sa famille, dont la richesse reposait depuis toujours sur
l’agriculture, a vu son patrimoine fondre peu à peu. Trajan a en effet
bouleversé l’économie de cette ville en ordonnant la construction d’un
nouveau port, ce qui a favorisé l’émergence d’une classe de marchands très
agressifs. Alors Publius a décidé de sauter le pas. Au grand dam de ses
parents les plus conservateurs, il a pactisé avec l’ennemi. Plus exactement, il
s’est fait adopter par un certain Cnaeus Senzius Felix, descendant
d’affranchis et même pas originaire d’Ostie. Ce personnage à la carrière
fulgurante est désormais un véritable magnat local versé dans la politique
autant que dans les affaires. Bref, un homo novus, comme disent les Romains,
mais assez puissant pour que Publius et les siens soient de nouveau assurés
d’une position digne de ce nom.

Comprendre l’esclavage à Rome


Comment une civilisation aussi raffinée et « moderne » que celle de la
Rome antique, férue de droit, de philosophie et de beaux-arts, et qui nous a
laissé tant de chefs-d’œuvre et de témoignages majeurs dans tous les
domaines, peut-elle pratiquer l’esclavage et accepter de tels rapports de
soumission entre individus ? Les Romains savent pertinemment que sans cela
leur société s’écroulerait. Même s’ils maîtrisent des techniques déjà très
avancées, ils n’ont pas inventé de machines capables de remplacer l’énergie
humaine. Ils ont donc un besoin vital d’esclaves qui ne coûtent quasiment
rien et constituent en théorie une main-d’œuvre inépuisable.
Pour bien comprendre ce que représente un esclave dans la Rome de
Trajan, il faut se mettre dans la peau d’un Romain. Songez à vos animaux
domestiques et vous ne serez pas loin de la vérité. Pas à cause de la plaque ou
du collier que nous leur fixons au cou, mais parce que nous avons un pouvoir
absolu sur leur vie. Nous les achetons, les vendons ou les castrons, et nous
revendons leurs petits comme le faisaient les Romains avec les enfants de
leurs esclaves.
Prenons un autre exemple, peut-être plus parlant : celui des appareils
électroménagers et autres inventions qui contribuent à notre bien-être. Toutes
ces machines accomplissent en effet des tâches qui jusqu’à un passé récent
revenaient à des domestiques. La technologie a remplacé ces derniers par des
« robots » : les machines à laver ont succédé aux foulons de la Rome antique,
les réfrigérateurs aux serviteurs qui rapportaient les pains de glace à la
domus, le chauffage central à ceux qui alimentaient les braseros, le rasoir
électrique au barbier qui charcutait ses clients, les réverbères aux lanternarii
qui éclairaient la route devant leur maître, et ainsi de suite… Un esclave
pouvait effectuer plusieurs types de travaux, bien sûr, aussi suffisait-il d’en
posséder une poignée pour jouir d’un réel confort.
Nos appareils ménagers, nous les choisissons dans un magasin
(l’équivalent d’un marché aux esclaves !), nous les utilisons souvent sans
même nous en rendre compte, nous les maltraitons parfois quand ils
fonctionnent mal ; et quand ils sont cassés ou trop vieux, nous les jetons pour
en acheter de nouveaux sans que cela nous empêche de dormir. Eh bien, dans
l’Antiquité romaine c’était la même chose, sauf qu’au lieu d’être en acier ou
en plastique les appareils étaient de chair et de sang.
Aussi incongrue soit-elle, cette comparaison est sans doute la meilleure
pour se mettre dans la tête d’un Romain. Il ne s’agit pas de justifier ou
d’approuver cette pratique mais de la comprendre. Un chercheur est allé plus
loin en établissant qu’un litre d’essence fournissait une énergie équivalente à
celle produite durant deux heures par une cinquantaine d’esclaves en train de
tirer en courant une voiture du type Fiat 500.
Une question encore : ce système économique fondé sur l’esclavage
pourrait-il fonctionner dans le monde occidental actuel ? La réponse est non,
pour des raisons pratiques, surtout, et pas uniquement parce que cela
choquerait les consciences.
Un entrepreneur qui ferait appel à des esclaves supporterait de lourdes
charges même sans leur verser le moindre salaire : il devrait les nourrir, les
loger, voire les soigner — bref, leur assurer des conditions de vie meilleures
que du temps des Romains, et plus onéreuses pour lui. Or l’esclavage ne
fonctionne que lorsque deux facteurs sont réunis : un traitement dur, voire
inhumain, pour les serviteurs ; la richesse et le pouvoir pour leurs
propriétaires. Deux caractéristiques que l’on retrouve bien au-delà de
l’Antiquité (il suffit de penser aux plantations du XIXe siècle aux États-Unis),
ainsi que dans des sociétés actuelles dominées par des traditions archaïques
ou soumises à une pauvreté extrême.
L’autre raison pour laquelle l’esclavage est inenvisageable dans notre
société, c’est qu’il limiterait considérablement le nombre de consommateurs.
Or un système industriel n’est viable que si le marché est en expansion. Dans
le cas contraire, la machine s’enraye. Nous pouvons donc dire que l’une des
grandes différences entre le monde romain et le nôtre réside dans le mode de
production : fondé sur l’esclavage, rigide et archaïque, pour le premier ; sur la
technologie, flexible et complexe, pour le second.
L’incompatibilité est donc totale entre les deux systèmes, et cela nous
paraît plus que jamais évident en ce jour de l’an 115 où nous parcourons
Rome. Des cris provenant d’une boutique nous poussent en effet à nous
arrêter. Sous nos yeux effarés, un affranchi donne une raclée à un garçon qui
n’est autre que son esclave. Que ce dernier soit ou non coupable de quelque
chose, l’avalanche d’insultes et les violents coups de pied nous laissent
interloqués.
Mais c’est encore l’indifférence totale des passants qui nous touche le
plus. Évidemment, il y en a qui font mine de rien pour ne pas avoir à
s’interposer. Mais surtout, les gens sont habitués aux humiliations subies au
quotidien par les esclaves.
Qui peut dire combien de personnes autour de nous se comportent ainsi
dans l’intimité ?
La jeune vestale
Une succession de portiques, d’arches et de petites places ornées de
statues nous fait un peu oublier les tristes scènes auxquelles nous avons
assisté sur le marché aux esclaves. Nous nous frayons un passage parmi des
servi, justement. Eux ne sont pas exposés à la vente mais font la queue à une
fontaine. Puis nous croisons plusieurs petites processions religieuses.
Il semble que tout le monde se dirige dans la même direction, ce qui n’a
rien d’étonnant étant donné que nous traversons actuellement la partie de
Rome située entre le Palatin et le Capitole et qu’il nous faut passer par là pour
rejoindre le Forum romain.
Nous voici dans une étroite et longue rue flanquée d’immeubles d’une
hauteur vertigineuse : le Vicus Tuscus. Il doit son nom aux Étrusques (Tusci)
qui habitaient le quartier autrefois. Tout le monde en ville saurait vous
expliquer comment vous y rendre, mais sachez que les noms de rues ne sont
indiqués nulle part et que les maisons ne portent pas non plus de numéro.
Les habitants de Rome n’ont aucun mal à se repérer. Un étranger, en
revanche, aura d’énormes difficultés à trouver une « adresse » si personne ne
l’accompagne ou ne lui livre des informations circonstanciées. Par exemple :
« Pour aller chez ton ami, tu dois traverser la place où se dresse la statue de
tel personnage. Au bout, tu prendras une ruelle qui te conduira à une fontaine.
Juste en face se trouve l’entrée d’une insula. Entre et monte au quatrième
étage : c’est là ! » Le plus surprenant, c’est qu’il en va de même aujourd’hui
encore dans les métropoles japonaises.
Voici justement un tabellarius qui vient vers nous, chargé d’un sac
rempli de lettres et de documents qu’il doit distribuer — ou, pour être exact,
de rouleaux scellés par un cachet de cire et de tablettes enveloppées dans un
morceau de tissu. Il est évident que l’homme n’a pas de problèmes
d’orientation. Les facteurs de Rome n’ont pas besoin d’un plan et connaissent
les adresses de tout le monde. Celui-ci s’appelle Primus. C’est un affranchi
fier de ce métier qui représente un sacré bond dans l’échelle sociale. Sa
fonction sera d’ailleurs gravée sur la stèle funéraire qui sera retrouvée dans la
nécropole des esclaves et des affranchis de Santa Rosa, au Vatican.
La rue se rétrécit de plus en plus et l’on commence à étouffer
sérieusement dans la cohue, sans parler des passants qui nous bousculent et
nous écrasent les pieds. Nous décidons de tourner à droite dans une venelle
pour rejoindre une rue parallèle qui devrait être moins encombrée. Mais non !
Débouchant de cette ruelle, nous sommes pris dans une sorte de procession,
au milieu d’hommes et de femmes qui chantent des hymnes religieux.
Emportés par le flot, nous longeons maintenant un grand temple qui se
découpe dans le ciel bleu. Le Forum romain ne doit plus être très loin.
Nous remarquons un char, alors qu’ils sont si rares en ville durant la
journée. Celui-ci doit avoir une bonne raison de circuler à cette heure. À voir
les gens s’écarter respectueusement sur son passage, on devine que la
personne à son bord est quelqu’un d’important, ce que confirme le petit
groupe qui le précède, composé de musiciens et de licteurs.
Mais qui est donc ce mystérieux passager ? Impossible à dire, car les
ouvertures sont occultées par des rideaux. Il s’agit en effet d’un char couvert.
Les sculptures, les dorures, et les guirlandes de fleurs multicolores qui
l’ornent indiquent que c’est un véhicule de cérémonie réservé à une
personnalité de premier plan dans la vie de la cité.
Il arrive sur l’esplanade du Forum romain, près de la fontaine de Juturne.
Un panache de fumée s’échappe du dôme d’un gracieux temple rond protégé
par un mur. L’espace entre ses colonnes est rempli par des grilles vitrées qui
laissent entrevoir la lueur d’un feu. La présence de sentinelles témoigne de
l’importance de cet édifice.
Devant le char qui s’est arrêté, gardes et serviteurs forment une haie
d’honneur et font barrage de leurs corps pour contenir la foule. Les reflets du
soleil sur la vitre de la portière nous aveuglent un instant au moment où elle
s’ouvre. (Soulignons au passage que de telles portières sont extrêmement
rares à l’époque.) Une femme voilée sort de la voiture. Elle est suivie d’une
fillette d’une dizaine d’années tout au plus, entravée dans ses mouvements
par des vêtements amples et heureusement aidée par un serviteur.
Et puis soudain tout s’éclaire ! Nous sommes devant le temple de Vesta.
Les sculptures dorées sur le char sont les symboles des prêtresses. Cette
enfant accompagnée d’une vestale du collège pontifical est une novice et
appartient à une vieille famille romaine. Au titre de grand pontife (pontifex
maximus), Trajan en personne l’a choisie au cours de la captio, une
cérémonie qui s’est déroulée quelques jours plus tôt.
Ce matin, l’enfant est sortie de chez elle pour n’y plus revenir avant très
longtemps. Elle va pénétrer maintenant dans la maison des vestales, près du
temple, pour entamer un singulier parcours spirituel et religieux. La foule qui
a suivi le char observe la petite avec un profond respect et certains font des
gestes empreints de solennité. Car malgré son jeune âge, la fillette fait partie
des rares élues chargées de surveiller le feu sacré de Rome.
Les vestales ont à peine dix ans lorsqu’elles sont choisies par le grand
pontife. Elles ont devant elles dix ans de noviciat, puis dix ans consacrés à
l’exercice de leurs fonctions et enfin dix ans réservés à l’initiation des
novices. Leur premier devoir est d’entretenir ce feu dont dépend
symboliquement le sort de la ville et de l’empereur, et qui brûle sans jamais
s’éteindre dans la cella du temple. Elles sont aussi chargées de veiller sur des
objets sacrés comme le Palladium, une statue en bois représentant Pallas
Athéna. Cette effigie qu’Énée aurait rapportée de Troie garantit la pérennité
de l’Empire.
Couvertes d’honneurs et jouissant d’une grande considération de la part
de tous (elles ont même des places réservées lors des spectacles et des jeux),
les vestales doivent également présider aux cérémonies, sacrifices et rites les
plus importants de Rome. Parallèlement à ces engagements, elles font vœu de
chasteté. Elles ne peuvent se marier qu’à la fin de leur sacerdoce, vers l’âge
de quarante ans.
Au cas où une vestale laisserait le feu s’éteindre ou perdrait sa virginité,
la loi prévoit une punition exemplaire. L’amant sera fouetté à mort et la
prêtresse mourra sans que soit versée une seule goutte de son sang. Toute
exécution étant interdite dans l’enceinte sacrée, elle sera en effet enterrée
vivante, pour ainsi dire, c’est-à-dire enfermée avec un peu de pain et une
lampe à huile dans un cachot souterrain situé en un lieu dont le nom parle de
lui-même : le Campus Sceleratus.
En somme, l’enfant en train de disparaître derrière le portail de la maison
des vestales se sacrifie pour Rome. Une vie quasi monacale l’attend dans ce
collège doté d’une vaste cour à péristyle, mais elle pourra en sortir à
l’occasion, contrairement à certaines de nos religieuses. Bordé de statues de
grandes prêtresses, le portique à double colonnade qui l’entoure n’en évoque
pas moins un cloître médiéval.
Cet univers sera le sien pendant les trente prochaines années.
La porte se referme.
Curiosité

Petit historique des forums de Rome


Tout le monde a entendu parler du Forum romain et des Forums
impériaux, mais combien connaissent leur histoire ? Retraçons-la brièvement
pour mieux comprendre la période où nous nous situons.
À l’origine, cette zone que traversait un petit cours d’eau, le Vélabre,
était marécageuse et infestée de moustiques. C’est ici que les premiers
habitants de Rome, établis sur les hauteurs du Capitole et du mont Palatin,
enterraient leurs morts. Personne n’aurait pu imaginer alors ce que cet endroit
allait devenir.
Vers 600 avant J.-C., la construction de la Cloaca Maxima, immense
égout canalisant les eaux qui s’accumulaient en permanence dans cette vallée,
permit l’assèchement et l’assainissement des lieux, que l’on put recouvrir de
terre battue. L’Urbs s’était trouvé un centre idéal pour sa vie politique et
religieuse, mais également pour ses activités économiques (marchés et
boutiques). Ce Forum Romanum s’enrichit de nouveaux édifices au fil du
temps, tandis que d’autres disparaissaient ou étaient transformés. Car après sa
victoire sur Carthage, en 202 avant J.-C., Rome s’affirma comme une
puissance de plus en plus incontestée dans le bassin méditerranéen ; c’est
ainsi que virent le jour quatre basiliques et que les temples existants furent
restaurés.
Vers la fin de la République, le Forum romain paraissait bien insuffisant
pour une cité qui comptait désormais un demi-million d’habitants et qui
régnait déjà sur de vastes territoires. Jules César décida alors d’en construire
un nouveau, juste à côté. Ce n’était qu’un début. Quatre autres vinrent s’y
ajouter : ceux d’Auguste, de Vespasien (appelé aussi « forum de la Paix »),
de Nerva (initié par Domitien) et de Trajan — le plus beau de tous. Ils
constituent ce que nous appelons aujourd’hui les « Forums impériaux » pour
les distinguer du premier.
Leur construction s’étala sur plus d’un siècle et demi. Pas moins de 9
hectares leur furent consacrés au cœur de la ville. Il fallut acquérir les
bâtiments existants, les détruire et aplanir le petit col qui reliait la colline du
Quirinal à celle du Capitole. C’était une entreprise colossale. Imaginez cinq
nouveaux forums pratiquement en enfilade, avec leurs monuments, leurs
places et leurs statues. On pouvait passer de l’un à l’autre par les portiques et
les colonnades qui les séparaient.
C’est depuis ce complexe aussi unique qu’extraordinaire qu’était
administré l’Empire, et c’est là que l’on rendait la justice. On peut
véritablement dire que l’âme de la Rome antique y avait son siège. Les
forums restèrent d’ailleurs en activité durant toute l’époque romaine, et en
608 y fut érigé un dernier monument : une colonne en l’honneur de
l’empereur byzantin Phocas.
Ensuite, le site antique commença à disparaître sous la végétation et
parfois sous la terre, tel un navire en train de sombrer ; cependant, les ruines
que l’on contemple aujourd’hui sont surtout le résultat des dégradations
survenues à la Renaissance. Au début du XVIe siècle, le pape Jules II initia en
effet de grands travaux de restructuration dans sa capitale et ordonna que les
forums servent de carrières de marbre et de travertin. Selon les témoignages
de l’époque, les temples et autres édifices de l’Antiquité étaient demeurés
presque intacts jusque-là.
Il fallut bien peu de temps pour que les édifices qui constituaient autrefois
le cœur de l’Empire soient dépouillés de leurs richesses et disparaissent sous
les yeux des Romains. De nombreuses voix s’élevèrent contre cette mise à
sac, y compris celles de Michel-Ange et de Raphaël, mais ce fut peine
perdue. Une partie des colonnes, chapiteaux et marbres qui incarnaient des
siècles de culture et d’histoire finirent même dans des fours pour être
transformés en chaux et servir ainsi à la fabrication de briques et de mortier.
Au terme de ce saccage, il ne resta que les ruines éparses photographiées
aujourd’hui par des millions de touristes. Le secteur des forums devint une
zone de promenade et de pâture, et les Romains lui donnèrent le nom de
Campo Vaccino, le « Champ des vaches ».
11 h 10

Le Forum romain
Abandonnant la jeune vestale à son destin, la foule se disloque par petits
groupes. La plupart convergent vers l’arc d’Auguste, dont les trois passages
engloutissent des cohortes entières de piétons, telles d’immenses gueules
béantes — et nous avec. Difficile de percevoir ce qui nous attend de l’autre
côté, noyés que nous sommes dans cette cohue. Ce qui est sûr, c’est que la
luminosité augmente à chaque pas. Soudain, le Forum Romanum s’ouvre
devant nous. Quel tableau extraordinaire !
Le blanc étincelant des marbres se détache magnifiquement sur le ciel
bleu. Nous essayons d’enregistrer du regard chaque détail, mais c’est
impossible : on nous oblige à nous pousser, on nous insulte. Comment décrire
l’esplanade de ce forum ? Dimensions hors du commun, architecture
somptueuse, portiques et surtout trop de monde : on se croirait à Venise sur la
place Saint-Marc !
En face de nous, le spectacle est encore plus majestueux. Les édifices qui
s’échelonnent sur les pentes du Capitole forment une gigantesque cascade
minérale, laquelle, par un étrange jeu de perspectives (et ce n’est pas un
hasard), a pour point de départ les deux grands symboles de la puissance de
Rome érigés au sommet : le temple de Jupiter capitolin à droite, celui de
Junon Moneta à gauche, légèrement en retrait.
Les gens se bousculent sur le grand escalier situé à notre gauche. Nous
reconnaissons le temple des Dioscures, dédié à Castor et Pollux. C’est ici que
l’on fixe les taux de change, ce qui explique le va-et-vient de changeurs et de
banquiers, auxquels s’ajoutent les « nouveaux papas », car c’est aussi
l’endroit où l’on enregistre les naissances.
Comprenant que nous sommes étrangers, un garçon très dégourdi
s’approche : il nous demande si nous avons besoin d’aide et prétend pouvoir
nous fournir tout ce que nous voudrons ; il connaît de bons avocats pour
gagner un procès et de bonnes adresses pour manger et dormir ; il peut même
nous trouver de la « compagnie » à bon prix. Nous déclinons son offre mais
lui proposons quand même de nous servir de guide, ce qu’il s’empresse
d’accepter.
Nous nous engageons sur la place couverte de superbes dalles en travertin
blanc aussi luisantes qu’une patinoire à force d’allées et venues. Le jeune
Romain s’arrête pour nous montrer une inscription en bronze que tout le
monde piétine allègrement : « L. Naevius Surdinus. » C’est le nom du préteur
urbain à l’initiative de ce magnifique pavage, sous le règne d’Auguste.
Peu de gens se souviennent, nous dit-il, qu’à l’époque républicaine les
combats de gladiateurs se tenaient ici. En effet, le Colisée n’existait pas
encore. On montait donc des tribunes provisoires en bois pour les spectateurs,
au-dessus desquelles on tendait de grandes toiles pour se protéger du soleil. Il
a raison. Pline l’Ancien mentionne l’une de ces journées de spectacle du
temps de César parce qu’il y avait régné une chaleur particulièrement
étouffante. Naturellement, notre guide ne peut pas savoir que dans dix-sept
siècles on découvrira ici des couloirs souterrains et les vestiges d’un monte-
charge en bois utilisé pour les jeux.
Nous remarquons trois arbres derrière nous, au milieu du Forum romain :
une vigne, un figuier et un olivier. Ils sont sacrés et ont été plantés là à
dessein, même si certains affirment qu’ils ont poussé spontanément.
La visite continue. Nous passons à côté de superbes statues équestres
d’empereurs érigées sur de hauts piédestaux en marbre. Un tel décor est une
vision quotidienne pour la grande majorité des gens qui nous entoure et non
pas une attraction touristique. En ce temps-là, on fait rarement du tourisme,
bien que certains se rendent en Grèce, en Asie Mineure ou en Égypte pour
cela. Le plus souvent, on se déplace pour le travail (surtout si l’on est un
membre important de l’administration), pour un pèlerinage ou pour régler une
affaire.
Arrivés au bout de l’area centrale, nous voici face à ces temples sur
différents niveaux que nous avions vus de loin. Le jeune homme nous les
décrit avec soin, mais nous n’entrerons pas dans les détails car nous sommes
attirés par une autre merveille.
Une grande tribune surplombant la place est décorée de rostres, c’est-à-
dire d’éperons de navires ennemis capturés, d’où son nom de Rostra Vetera.
Penchés sur la balustrade, nous réalisons soudain que c’est d’ici que Marc
Antoine a prononcé la célèbre oraison funèbre de César (une scène qui a fait
les beaux jours du cinéma). Au Forum Romanum, histoire et architecture se
confondent.
Derrière, nous découvrons une drôle de colonne dorée qui resplendit
comme un bijou devant le temple de Saturne. C’est le Milliaire d’or
(Milliarium aureum), une borne marquant le point zéro de l’immense réseau
routier de l’Empire. Les distances entre l’Urbs et les grandes cités qu’elle
domine sont gravées sur sa surface en bronze. Elles nous rappellent que tous
les chemins mènent à Rome — et vice versa.
Mais ce n’est pas tout. À deux pas du Milliaire d’or se trouve quelque
chose de bien plus symbolique encore. Le garçon pointe du doigt un petit
monument. « Umbilicus Urbis Romae », nous dit-il. « Le nombril de la ville
de Rome. » Étant donné que Rome est au cœur de l’Empire, cette
construction est tout bonnement le centre du monde romain.
Constituée de deux parties, elle revêt une seconde signification, bien plus
sinistre. Car si le haut représente le nombril de Rome, il recouvre le Mundus,
qui n’est autre qu’un accès vers le monde des morts à travers une faille dans
le sol. Notre guide ne veut pas s’en approcher. Selon le calendrier romain,
nous explique-t-il, cette porte de l’enfer ne doit être ouverte que trois fois
dans l’année, à des moments jugés néfastes pour la population. La porte a été
refermée hier, mais il se méfie : des divinités infernales rôdent peut-être
encore dans les parages.
Nous le remercions en lui donnant la pièce et il repart content. Nos deux
as l’auront convaincu que la période néfaste a vraiment pris fin.
Nous nous retournons vers l’area centrale. La vue est magnifique depuis
la tribune des Rostres. Nous voyons mieux maintenant les deux édifices
imposants qui occupent les grands côtés de l’esplanade. Ce sont les basiliques
Aemilia et Julia, longs bâtiments à deux niveaux, agrémentés d’arcades et de
nombreuses statues. Ne nous méprenons pas sur le terme de « basilique ». Il
ne s’agit pas de lieux à vocation religieuse mais de bâtiments publics. Les
basiliques antiques abritent les tribunaux, et à l’occasion elles servent de
cadres à des activités commerciales ou politiques. Nous décidons d’aller voir
ce qui se passe dans l’une d’elles.
La traversée du Forum romain en direction
de la basilique Julia
Redescendus de la tribune, nous réalisons que la foule est de plus en plus
dense, formant un kaléidoscope vivant en perpétuel mouvement. Le Forum
romain est au cœur de la vie de la cité. On pourrait même le qualifier
d’horloge sociale. Selon Martial, il atteint le maximum de sa capacité vers la
cinquième heure (environ 11 heures du matin). Les habitudes y sont si
régulières qu’elles correspondent à des heures précises (avec une tolérance
certaine pour les minutes !). C’est pourquoi nous avons vu précédemment
qu’on était quasiment sûr de ne pas se manquer si l’on se fixait rendez-vous
en ces lieux avec pour critère leur « taux de remplissage ».
C’est aussi l’équivalent d’un journal. On y apprend les dernières
nouvelles, on y cause de politique et de fiscalité, on y laisse échapper des
informations confidentielles sur d’importants emplois à pourvoir dans
l’administration. Quelqu’un dont le frère est légionnaire donne des détails sur
une campagne en cours, quand ce n’est pas un soldat en personne qui relate
une bataille. Sans parler des prochains combats de gladiateurs et des courses
de chars, ou des potins sur les familles les plus en vue. Traverser ce forum
revient à feuilleter un quotidien, avec ses rubriques économique, politique,
sportive, mondaine…
Ceci étant, les journaux existent-ils déjà ? Oui, mais pas sous la forme
que nous leur connaissons aujourd’hui. Il y a ce que l’on appelle les acta
diurna (« actualités du jour »), toutefois il s’agit là de documents officiels
destinés aux archives de l’État. C’est bien sur la place publique que circulent
les informations les plus intéressantes et les plus croustillantes.
Un autre détail nous étonne : statues et bas-reliefs sont très colorés. De
nos jours, nous sommes habitués à ce qu’ils soient blancs — la teinte
naturelle du marbre, en règle générale. La vérité, c’est que le « coloriage » a
disparu avec le temps. S’ils visitaient nos musées, les Romains de l’Antiquité
seraient surpris de voir leurs statues aussi ternes, eux qui les avaient peintes
de couleurs vives. Les lèvres étaient rouges, les visages roses, les vêtements
bleus, carmin ou autre. À dire vrai, nous sommes interloqués par ce festival
chromatique. Le résultat final n’est pas sans rappeler la peinture naïve.
Le splendide relief qui orne l’un des côtés de la tribune des Rostres
impériaux est lui aussi bigarré, mais nous sommes surtout frappés par la
scène qu’il représente. Il renvoie en effet à un événement qui s’est produit ici
quelques années plus tôt : une amnistie fiscale ! Devant Trajan en personne,
on apporte des piles de registres où sont consignées les dettes de nombreux
citoyens romains envers le fisc, et ce afin de les brûler en public. Imaginez le
soulagement des intéressés !
Cette faveur résultait de la récente conquête de la Dacie. Le butin en or et
en argent avait été si important qu’il avait permis à l’empereur de soulager les
contribuables en difficulté — preuve supplémentaire que Rome était alors à
son apogée, car au maximum de son expansion territoriale.
Parmi les gens qui nous entourent, certains sont seulement en quête d’une
invitation à dîner. Aussi curieux que cela puisse paraître, arpenter les
meilleurs endroits où harponner un riche qui vous invitera à sa table est un
passe-temps très répandu dans la Rome des Césars. L’area du Forum romain
est en effet le théâtre idéal où se montrer et afficher son opulence.
Voici justement deux litières qui passent à côté de nous. Une main
masculine ornée de bagues en or clinquantes à souhait se balance doucement
à l’extérieur de la première. Le message est clair : « Voyez comme je suis
riche ! » Dans la seconde, la scène est différente. Les rideaux ouverts révèlent
un homme vêtu avec élégance, le regard aristocratique, la tête droite, le
sourcil arqué. Un secrétaire marche à ses côtés et s’adresse à lui dans un
murmure — sans doute un nomenclator, un esclave cultivé capable de se
souvenir du nom et de la fonction des personnes croisées en chemin, et si
possible de quelques commérages et indiscrétions à leur sujet. Le précieux
serviteur est un carnet d’adresses vivant en mesure de décrire tout ceux qui
comptent dans la Rome impériale, avec leur lot de magouilles et d’intrigues.
En l’entendant prononcer le nom d’un homme aperçu au loin, le passager
de la litière sursaute et ordonne aux porteurs d’aller à sa rencontre.
L’embarcation vire de bord et pointe sa proue vers l’individu en question. La
collision est inévitable. Arrivé à quelques mètres de lui, notre aristocrate
l’interpelle. L’autre s’arrête, tout surpris, et tente de reconnaître le
personnage qui s’adresse ainsi à lui. Il a beau se creuser la cervelle, ça ne lui
revient pas.
Normal : ces deux-là ne se sont jamais rencontrés. Mais celui qui est en
litière sait qu’il a affaire au nouvel aquarius, l’ingénieur hydraulique
responsable des aqueducs du secteur situé aujourd’hui au pied du Quirinal.
C’est pourquoi il s’empresse de se faire connaître. Au moyen de cadeaux,
d’invitations à dîner et de pressions en tout genre, il cherchera à obtenir par
son intercession la petite déviation indispensable pour qu’un conduit amène
l’eau courante jusqu’à sa domus.
De telles dérogations attisent toutes les convoitises, mais seul l’empereur
peut les accorder.
11 h 30

La basilique Julia, une cathédrale


pour les tribunaux de Rome
Nous portons nos pas vers la basilique Julia. Ses innombrables arcades et
piliers blancs nous font songer au squelette d’un énorme dinosaure. Il n’y a
que sept marches pour accéder au portique, mais elles sont si larges que l’on
dirait les gradins en marbre d’un stade.
Témoin d’un va-et-vient incessant, cet escalier est le lieu de rendez-vous
habituel avant les audiences. Partout ce ne sont qu’attroupements d’hommes
en pleine discussion. Nous reconnaissons les avocats à leur allure faussement
aristocratique et leurs assistants aux « dossiers » qu’ils ont sous le bras. Les
clients se repèrent en général à leur regard attentif et à leur expression
préoccupée. À dire vrai, l’endroit ressemble plus à un marché qu’à un forum.
Quelques personnes sont avachies sur les gradins, observant d’un air
nonchalant la foule qui s’agglutine. Ce sont les témoins cités à comparaître.
En échange d’une somme rondelette, ils affirmeront tout ce que l’on voudra.
Un peu plus loin nous remarquons des gens assis ; ils concentrent toute
leur attention sur une scène qui se déroule sur les marches. Nous devinons à
leurs gestes que certains sont en train de donner des conseils tandis que
d’autres engagent des paris. Nous nous approchons. Au milieu des têtes
baissées, nous découvrons deux adversaires en train de jouer à ce qui
ressemble à un jeu de dames ou un jeu du moulin. Échiquiers et tabliers
(tabulae lusoriae) sont gravés à même le marbre — une petite dégradation
qui est tolérée par les autorités car elle permet de patienter en s’amusant.
C’est une scène qui nous est familière dans les parcs et les squares de nos
villes modernes où se retrouvent des joueurs d’échecs.
Un drôle d’oiseau descend l’escalier, empêtré dans une toge améthyste,
couleur aussi voyante qu’inhabituelle. Qui peut dire où il se l’est procurée ?
En tout cas, elle est bien trop grande pour lui. L’homme est maigre, il a le
visage creusé et des cheveux noirs teints n’importe comment. Ses petits yeux
au regard vif reflètent toute la fourberie de celui qui vit d’expédients. Il est
suivi — ou plutôt poursuivi — par plusieurs personnes qui le mitraillent de
questions, le tirent par son vêtement et l’obligent finalement à s’arrêter. C’est
un avocat harcelé par ses clients qui viennent de perdre un procès et
réclament des explications. Au ton de ses réponses et à la façon dont il
cherche à éluder les demandes, les malheureux comprennent leur erreur.
Jamais ils n’auraient dû lui confier leur affaire. Cet imbécile est tout sauf
compétent !
Les esprits s’échauffent. Nous ne sommes pas les seuls à regarder.
« Encore des pigeons qui se sont fait plumer, murmure un homme à côté
de nous.
— Ils viennent de la campagne et se seront fiés au premier avocat venu…
Regardez-les maintenant, les pauvres ! » renchérit son voisin.
L’avocat en question parvient à se dégager et accélère le pas, cherchant à
se fondre dans la cohue, mais ses poursuivants n’abandonnent pas la partie et
tout ce beau monde disparaît dans la foule.
Cet individu véreux n’est que l’un des nombreux escrocs qui traînent sur
l’esplanade du Forum romain à la recherche d’affaires à plaider dès les
premières heures du jour. On les appelle causidici. Ils sont doués pour
appâter le client, peut-être même sont-ils de bons orateurs, mais ils sont
incapables de défendre une cause devant les juges.
En revanche, il leur est facile de convaincre de pauvres hères naïfs et sans
éducation. En fin de compte, « la seule chose qu’ils ont à vendre, c’est leur
voix », nous dit Quintilien, célèbre rhéteur du Ier siècle et auteur d’un ouvrage
sur l’art oratoire. Après avoir rencontré une victime potentielle, ils organisent
un rendez-vous chez eux pour la prendre au piège. On se souvient encore
d’un causidico qui fit ériger une statue équestre en bronze à son effigie dans
l’atrium de sa domus, à la manière d’un consul, à seule fin d’impressionner la
galerie.
Il est temps pour nous de pénétrer dans la basilique Julia, véritable temple
de la loi. Les salles sont immenses, les voix résonnent de toutes parts, les uns
et les autres s’interpellent en hurlant pour mieux se faire entendre. Nous
sommes déboussolés par tant d’allées et venues, incapables de savoir où
diriger nos pas.
On se croirait dans une cathédrale. De puissants piliers délimitent cinq
longues nefs. Seules les nefs latérales sont doublées par un étage. Éclairée par
des fenêtres au niveau du toit, la nef centrale est la plus vaste. Elle mesure
75 mètres de long sur 16 mètres de large et s’élève à une hauteur
vertigineuse. Les marbres clairs des murs et des piliers ont été choisis avec
soin et renvoient les rayons du soleil dans tout l’édifice, créant une belle
lumière diffuse. Ce magnifique ensemble porte la signature de figures
prestigieuses de l’histoire de Rome. La basilique a été bâtie sous Jules César
puis reconstruite par Auguste après un incendie. Sous nos pieds, il y a les
vestiges de la basilique Sempronia et de la maison de Scipion l’Africain.
Les juges ont pris place dès le début de la matinée. On les appelle
centumviri ; mais contrairement à ce que laisse entendre leur nom, ils sont au
nombre de cent quatre-vingts à l’époque de Trajan. La basilique a été le
témoin de procès célèbres qui ont transformé la nef centrale en une vaste
arène judiciaire. Pour l’heure, de grandes tentures et des cloisons de bois
divisent celle-ci en quatre parties, car les centumvirs sont répartis en quatre
chambres et peuvent ainsi traiter un plus grand nombre d’affaires — privées,
uniquement, dont beaucoup de querelles d’héritage. Il leur arrive néanmoins
de siéger ensemble.
Curieux de connaître le déroulement d’un procès, nous nous immisçons
dans l’un de ces tribunaux.

Deux procès dans la Rome antique


Au fond de la salle, le prêteur qui préside l’audience s’est installé sur une
estrade. Quarante-cinq centumvirs siègent à ses côtés. Face à eux, les
représentants des deux parties, leurs proches et leurs avocats sont assis sur
des bancs de bois. Nous sommes étonnés que le public soit si nombreux.
Hommes et femmes, jeunes et vieux, le petit peuple adore en effet suivre ce
genre de débats, comme s’il s’agissait de spectacles à ne pas manquer, et pour
cela on s’installe où l’on peut, y compris entre les piliers des nefs latérales ou
en hauteur.
Depuis longtemps à Rome, on a recours à la justice pour le moindre
litige. D’ailleurs, l’affaire que nous suivons en ce moment porte sur un
simple vol de chèvres. Aussi les tribunaux sont-ils engorgés — comme de
nos jours ! Les dossiers s’accumulent et les délais s’allongent. Déjà sous
Vespasien, Suétone note que le « nombre de procès s’est accru partout dans
une proportion démesurée, […] le désordre des temps en produisant sans
cesse de nouveaux ». Sans certaines mesures prises par l’empereur en
personne, ajoute-t-il, certaines affaires ne pourraient « être plaidées du vivant
des parties ».
En outre, tout comme les faits divers qui défraient la chronique dans nos
quotidiens et à la télévision, les procès publics font de l’audience dans la
Rome impériale. Et à en juger par cette salle bondée, l’indice d’écoute est
élevé. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de spectateurs que d’auditoire.
Il fait une chaleur étouffante dans la basilique. Les gens sont en sueur
mais personne ne veut sortir. La parole est à l’avocat du plaignant. Il
s’exprime à grand renfort de gestes mais son numéro ne semble pas
impressionner les juges. Celui-ci regarde dans le vide, ces deux-là discutent à
voix basse, un autre s’arrache les poils du nez, un autre encore penche
dangereusement vers l’avant, à deux doigts de s’endormir. Quant au prêteur,
il regarde passer les nuages derrière les grandes fenêtres, plissant les yeux
pour mieux voir.
Le public lui-même s’est rendu compte de l’incompétence du défenseur.
Beaucoup s’en amusent et n’hésitent pas à éclater de rire à ses dépens. Le
seul à ne pas se gausser est son client, un campagnard des faubourgs de Rome
aux traits durs et au franc-parler. Lorsqu’il voit l’un des centumvirs
s’endormir pour de bon, il comprend qu’il est temps de mettre un terme à
cette mascarade. Excédé par les divagations de son avocat qui cite les grandes
figures de l’histoire romaine, il l’interrompt sans préambule :
« On n’est pas là pour parler de violence, de massacre ou
d’empoisonnement : on est là pour le vol de trois chèvres, et moi je dis que
c’est mon voisin qui a fait le coup ! Le juge te demande des preuves et toi tu
nous sors la bataille de Cannes et les guerres puniques, tu nous parles de
Sylla et de Marius. Mais bon sang, Postumus, parle-nous de mes trois
chèvres ! »
L’avocat reste sans voix, la salle s’esclaffe, les juges se réveillent et
rigolent eux aussi, le préteur en oublie ses nuages… Le plaignant vient peut-
être de gagner son procès avec cette repartie. Dans un coin, un individu prend
des notes. Grâce à lui, la réaction spontanée du brave homme est parvenue
jusqu’à nous et fera sourire encore longtemps.
Tout à coup, une immense clameur détourne l’attention de l’assistance,
immédiatement suivie de longs applaudissements et de quelques sifflets.
Dans la salle voisine, de l’autre côté de la cloison improvisée, un avocat vient
d’abattre un atout maître. Autour de nous, tout le monde se tait, y compris le
prêteur et les juges, tandis que ce personnage dont on aimerait voir le visage
reprend sa plaidoirie. Aussi puissante et envoûtante que celle d’un acteur de
théâtre, sa voix de baryton nous parvient sans peine en l’absence de mur de
séparation, et il devient difficile de suivre l’histoire des chèvres volées.
Les gens se regardent. De qui s’agit-il ? Personne ne le sait. Quelqu’un
avance un nom. Celui d’une star des forums connue pour ses interventions
mémorables. Mais oui, c’est lui ! Un procès bien plus alléchant vient de
commencer. Comme si l’alarme incendie avait été déclenchée, les spectateurs
se mettent en branle et ceux des derniers rangs se précipitent dans la salle d’à
côté, espérant y trouver enfin de bonnes places.
Le public a changé de « chaîne ».
Nous suivons le mouvement. Le tribunal voisin est plein à craquer. Notre
ténor du barreau est un bel homme aux cheveux poivre et sel et au regard
franc. Il s’interrompt un instant pour boire un peu d’eau chaude, lance un
coup d’œil sévère aux centumvirs, comme s’il s’apprêtait à les juger, puis
regarde la clepsydre sur la table. Le temps de parole de chaque avocat est en
effet limité à six clepsydres de vingt minutes, soit deux heures en tout. Bien
entendu, cette durée est relativement élastique d’un procès à l’autre. Les
juges font souvent preuve d’indulgence et peuvent accorder un peu plus de
temps, selon les parties en présence et l’intérêt du cas à traiter. Inutile de
préciser que les audiences commencent tôt le matin et finissent en général à
la tombée de la nuit.
Le deuxième avocat auquel nous avons affaire aujourd’hui tend le bras
vers un couple injustement spolié d’un gros héritage. Ses phrases résonnent
comme des coups de canon. Il marque une pause, esquisse un sourire et fait
les cent pas, l’air pensif, comme s’il cherchait le mot juste. Et puis soudain, il
se retourne et commence à déverser un torrent de paroles. Quelle éloquence !
Un coup d’œil vers l’un de ses collaborateurs nous révèle une petite
astuce. À chaque étape de la plaidoirie, son secrétaire, qui l’écoute
attentivement avec une tablette à la main, fait une marque dans la cire comme
s’il cochait une liste de courses. En réalité, l’autre n’improvise pas le moins
du monde. Il suit un raisonnement qui est résumé sur la tablette et qu’il a
appris par cœur grâce à des moyens mnémotechniques. Comme tous les
grands avocats de Rome, il sait qu’il est essentiel de bien se préparer avant un
procès.
Certains auteurs de l’Antiquité évoquent des répétitions générales plus
vraies que nature, avec avocats surexcités et assistants exténués. Dans ces
exercices préparatoires appelés meditationes, l’accent est mis sur la diction, le
choix des mots, l’intonation et le placement de la voix, et les interlocuteurs
sont des esclaves très cultivés. Selon Cicéron, certainement le plus grand
orateur qu’ait connu le Forum romain, et un maître dans l’art de la
mnémotechnie, tout se résume en trois mots : émouvoir, plaire et convaincre.
Et bien sûr, savoir provoquer un coup de théâtre. En voici justement un.
L’avocat court vers le couple qu’il défend, passe devant lui et s’enfonce
dans le public, laissant les juges et l’assistance déconcertés. Ses
collaborateurs eux-mêmes feignent la stupeur, mais cela aussi fait partie
du scénario. L’homme réapparaît enfin avec une fillette et un garçonnet tout
effrayés, les présente aux centumvirs et les serre tendrement contre lui. Il
s’agit de la fille et du fils des plaignants, lesquels restent volontairement en
retrait.
Leur défenseur entame alors un long discours sur l’avenir de ces enfants.
Qu’adviendra-t-il s’ils perdent leurs parents ? L’argent de l’héritage mettrait à
l’abri non pas deux petites créatures mais deux citoyens romains — un
argument qui n’échappe pas aux juges, très attachés aux valeurs de Rome.
Le procédé n’est pas nouveau. L’avocat a intelligemment repris à son
compte un stratagème déjà employé du temps de Cicéron, toutefois
l’assistance ne le sait pas. C’est justement vers elle qu’il tourne maintenant le
frère et la sœur, dans un ultime rebondissement dont le seul but est de fendre
le cœur de celui qui est depuis longtemps le principal protagoniste des
tribunaux romains : le peuple. Il scrute les visages, conclut sa plaidoirie et
embrasse les enfants.
Les applaudissements fusent de toutes parts. On croirait assister au
dénouement d’une pièce de théâtre, et au fond c’en est une. Les centumvirs
eux-mêmes sont surpris par le succès de l’orateur. Ils avaient bien compris
que les spectateurs du premier rang avaient été payés pour l’applaudir — un
classique dans les tribunaux —, mais ils ne s’attendaient pas à un tel
triomphe. Leur sentence va devoir tenir compte de la réaction du public.
L’avocat le sait, qui esquisse un sourire sous ses larmes de crocodile.
Le Sénat de Rome
Avant de quitter le Forum romain, nous traversons l’esplanade en
direction de la basilique Aemilia, dont le portique s’étend sur une centaine de
mètres. Là encore, on traite des affaires et l’on rend la justice. Les boutiques
installées autrefois sous les galeries ont disparu ; cependant, nous sommes
attirés par une petite exposition-vente de peintures en tout genre qui occupe
deux arcades.
La différence entre les fresques des domus et ces œuvres d’une simplicité
presque enfantine est frappante. Les sujets sont variés : un berger, une scène
mythologique, le profil de Jules César (absolument pas ressemblant), une vue
de Rome très approximative… Ce portrait de jeune homme, en revanche, est
assez bien rendu — une œuvre de commande, sans doute. Il faut savoir que
les maisons de Rome s’ornent parfois de tableaux représentant les
propriétaires ou des membres de leur famille. Aucun ne nous est parvenu,
mais en Égypte de telles œuvres étaient utilisées comme masques mortuaires
sur les momies. Célèbres aujourd’hui sous le nom de « portraits du
Fayoum », elles constituent une extraordinaire galerie de « photographies »
des habitants de l’Empire.
Nul ne sait comment celle que nous admirons à présent est tombée entre
les mains d’un marchand ? Le garçon a dû mourir sans que personne autour
de lui ait eu envie de conserver son effigie, comme le font tant de Romains
avec les bustes d’ancêtres illustres.
Nous quittons les arcades de la basilique Aemilia et arrivons enfin devant
le symbole même de la puissance de Rome : la Curie, siège du Sénat.
Jules César fit raser la vieille Curia Hostilia pour ériger à la place un
grand bâtiment en brique précédé d’un portique : la curie Julia, qui accueillit
les sénateurs tout au long de l’époque impériale. Attention, il ne faut pas la
confondre avec la curie de Pompée, où fut assassiné le même César durant la
construction de l’édifice qui s’élève devant nous.
Les portes sont ouvertes. Les vantaux de bronze sont immenses. (La
dernière porte du sénat de Rome sera démontée à la Renaissance et
transportée dans la basilique Saint-Jean-de-Latran, où on peut l’admirer
aujourd’hui.)
Une séance va bientôt avoir lieu dans la vaste salle rectangulaire de
27 mètres sur 18 dont nous apercevons l’intérieur. Le superbe pavement est
incrusté de marbres précieux importés de toutes les provinces romaines ;
aussi peut-on dire que l’on marche sur l’Empire lorsque l’on s’avance en ces
lieux. Les grands côtés sont bordés de trois rangées de gradins sur lesquels
sont disposés les sièges en bois finement sculptés des sénateurs. Imaginez
une pièce à mi-chemin entre le chœur d’une église et la salle d’audience d’un
roi.
Nul ne sait combien de discours solennels ont été prononcés ici ?
Impossible de se les rappeler tous. Cette enceinte a été le témoin de décisions
qui remplissent aujourd’hui les pages de nos livres d’histoire. Rares sont les
endroits ayant autant influé sur le sort de l’humanité.
De nombreux sénateurs sont déjà assis et bavardent avec leurs voisins de
devant, qui se sont retournés. Certains chuchotent, d’autres rient. De petits
groupes se sont formés et s’entretiennent à voix basse. La séance va bientôt
commencer. Plusieurs sujets sont dans l’air en ce moment. Hier, la discussion
portait sur la fin des travaux du grand arc de triomphe qui marque l’entrée de
la Via Traiana à Bénévent, en Campanie. Aujourd’hui, il sera question des
victoires de l’empereur. En effet, Trajan est très loin de Rome. Arrivé l’an
dernier à Antioche pour y préparer une campagne militaire, il a conquis
l’Arménie au détriment des Parthes. Cette année, il guerroie en Mésopotamie,
toujours contre les Parthes, et les nouvelles sont excellentes. L’an prochain, il
s’emparera de leur capitale, Ctésiphon, et prendra le titre de Parthicus
(« vainqueur des Parthes »).
En réalité, depuis la fin de la République, le Sénat a perdu l’essentiel de
son pouvoir. Fini le temps des grands affrontements politiques et des débats
houleux. À la Curie, on prend désormais des décisions moins glorieuses
qu’avant l’âge d’or qui précéda Jules César, et plus en rapport avec
l’administration ordinaire de l’Empire.
Un sénateur fait son entrée et adresse un signe de tête aux gardes qui se
redressent sur son passage. Il est accueilli par des collègues plus jeunes,
probablement en quête de conseils. Mais voilà les portes qui se referment
lentement. Nous avons encore le temps de le voir prendre place, arranger les
plis de sa toge et fixer ses adversaires de son regard sévère souligné par
d’épais sourcils blancs.
Puis des gardes se postent devant l’entrée, une main tenant un bouclier et
l’autre un pilum, le javelot des légionnaires romains.
Pendant ce temps, au Colisée…
Ses yeux clairs semblent enchâssés dans son visage tanné par le soleil. Ils
ne se détachent pas une seconde du corps musclé de l’adversaire. Des milliers
de regards sont fixés sur eux, des milliers de spectateurs qui suivent leurs
mouvements, les encouragent et les exhortent en hurlant, installés sur les
gradins depuis le début de la matinée.
Car les jeux commencent tôt au Colisée. Comme dans tous les
amphithéâtres de l’Empire, le programme va crescendo. La journée s’ouvre
par les chasses (venationes) où des hommes (venatores) affrontent des bêtes
féroces. Puis viennent les exécutions publiques de criminels et enfin, dans
l’après-midi, les combats de gladiateurs tant attendus (munera).
La vie de la cité est étroitement liée à celle du Colisée, ce qui s’explique
en grande partie par la capacité d’accueil de l’édifice — entre 50 000 et
70 000 personnes — et par la violence des combats, à l’image de celui qui
vient à peine de débuter.
Chacun sait qu’en l’espace de quelques minutes tout sera terminé. La
sueur perle entre les boucles blondes du chasseur. Son nom est Spittara, mais
il n’y a personne pour le scander.
La tension est à son comble et tout le monde se tait.
Face à lui se tient l’un des maîtres de l’arène : Victor. Ce n’est pas un être
humain, bien que l’intelligence dont il témoigne égale celle de bien des
hommes. Il a vaincu plus souvent par la ruse et l’ingéniosité que par la force
de ses pattes aux griffes acérées. Une fois, il a poussé exprès son adversaire
contre le cadavre d’un chasseur qui s’était écroulé quelques secondes plus tôt,
et il a profité de ce que le malheureux trébuche pour lui régler son compte.
Victor, le « Vainqueur », est un léopard anormalement grand qui a su gagner
les faveurs de la foule.
Comme tous les fauves du Colisée, il n’attaque pas parce qu’il a faim,
contrairement à ce que l’on pourrait penser. Il a été capturé très jeune puis
dressé pour tuer. On lui a appris où et comment frapper. Quand ils attaquent,
les léopards visent directement la gorge pour y enfoncer leurs crocs, et de
leurs griffes tranchantes ils lacèrent le thorax jusqu’à le mettre en lambeaux.
Au cours d’une campagne de fouilles paléontologiques en Afrique, un
médecin m’a confirmé que, lorsqu’on lui amenait la victime d’un lion (lequel
a tendance à « seulement » mordre sa proie tout en la secouant), il réussissait
parfois à la sauver. Quand l’assaillant était un léopard, elle était déjà morte…
Victor ne fait que ce que la nature lui a enseigné, mais son caractère
agressif a été exacerbé par les dresseurs pour les besoins du spectacle et
l’animal a été transformé en une véritable machine à tuer. Avant de massacrer
des venatores au Colisée, il a déchiqueté durant son apprentissage de
nombreux esclaves utilisés comme pantins.
Spittara est un bon chasseur ; il est très apprécié des femmes pour son
physique agréable, mais il n’est pas aussi célèbre que Victor. Les
« bookmakers » le donnent perdant à 3 contre 1. Il en est conscient, mais il
sait aussi que c’est peut-être son point fort : prendre tout le monde par
surprise, y compris le léopard, avec un mouvement vif comme l’éclair. Il
serre dans sa main une lance à la pointe effilée. Il n’a ni cuirasse, ni casque,
ni glaive. Sa seule protection ? D’épaisses jambières en tissu.
Un rugissement retentit dans l’arène. On vient de lâcher un lion contre un
autre venator. C’est exactement ce qu’espérait Spittara. Victor a été dressé
pour ne pas se laisser distraire par les cris du public ou des combattants, mais
ce rugissement inopiné réveille en lui son instinct primaire, car dans la savane
les lions tuent les léopards.
Une fraction de seconde suffit. Victor tourne la tête en direction de
l’autre félin, et c’est alors que la lance pénètre dans son flanc. Il n’a même
pas entendu le cri de guerre que Spittara a lancé à pleins poumons. L’homme
est parti à l’assaut tête baissée et s’est avancé d’un grand pas pour donner
plus de force à son geste, comme le font les escrimeurs quand ils portent
l’estocade.
Le fauve réagit violemment. Il se tord le cou, essayant en vain de mordre
la lance. Impuissant, il donne un violent coup de patte dans la hampe et
parvient presque à la briser. Il finit par y planter ses crocs et par la mettre en
pièces. Trop tard. Ses forces l’abandonnent. Il entrevoit la silhouette de
Spittara, qui semble attendre le verdict, debout devant lui. Si Victor se
ressaisit, le chasseur désarmé sera en très mauvaise posture. On lui donnera
peut-être une autre lance, ou peut-être pas.
Mais ce ne sera pas nécessaire. Le sang qui jaillit de la blessure du
léopard forme déjà une grande mare rouge sur le sable, entre ses pattes. Le
coup a été porté à la perfection. Un dernier rugissement, un râle et un
gargouillement dû au sang qui envahit la gorge et les poumons. Le félin
s’affale et tombe raide mort, la gueule entrouverte.
La foule explose. Un grondement assourdissant monte des gradins, les
spectateurs hurlent le nom du chasseur : « Spittara ! Spittara ! »
Le Colisée a un nouveau héros.
Curiosité

Les animaux du Colisée


Nul ne sait combien de centaines de milliers d’animaux — voire de
millions — sont morts au Colisée et dans les autres amphithéâtres de
l’Empire : ici des gazelles et des cerfs abattus par des archers, là des bêtes
exotiques comme les autruches (et nous savons que l’empereur Commode
prenait un malin plaisir à en décapiter avec son épée).
Dans certains cas, l’affrontement était « presque » équilibré : des hommes
en tenue de gladiateur, armés de glaives, de casques et de boucliers, étaient
opposés à des lions, des léopards ou des ours ; et si l’on en juge par les bas-
reliefs, plusieurs venatores se produisaient en même temps dans l’arène. Mais
il y avait aussi des combats entre animaux. Par exemple, on enchaînait entre
eux un taureau et un éléphant, puis des succursores les aiguillonnaient avec
des pieux pour les forcer à s’affronter. Dans ces duels on voyait même des
créatures assez rares, comme les tigres, les rhinocéros et les crocodiles.
De tels « divertissements » ont fini par décimer la faune sauvage, aussi
bien en Europe qu’en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Et pas seulement
parce que des bêtes mouraient dans l’arène : seul un petit nombre des
spécimens capturés parvenaient à destination au terme d’un interminable
voyage en chariot ou dans les cales d’un navire.
11 h 40

Promenade dans les Forums


impériaux
Les clameurs du public sont arrivées jusqu’au Forum romain. Les visages
se tournent en direction du Colisée. Sa gigantesque silhouette s’élève au bout
de la Via Sacra, au-delà de l’arc de Titus, dominant temples et colonnades.
Nous sommes trop loin pour saisir le nom du vainqueur, scandé par la foule
en liesse, mais suffisamment près pour entendre les cris de joie.
Les passants qui se sont arrêtés pour jeter un œil vers l’arène reprennent
aussitôt leurs activités, comme si de rien n’était. Nous-mêmes poursuivons
notre périple. Les gardes sont restés impassibles aux acclamations des
spectateurs et continuent de regarder droit devant eux, imperturbables, tandis
que nous nous éloignons des portes du Sénat.
Nous entrerons bientôt au Colisée, mais auparavant nous voulons voir
quelque chose d’exceptionnel dans le temple de la Paix, à quelques minutes à
pied. Pour nous y rendre, nous devons traverser les Forums impériaux, cette
autre merveille de la capitale.
Le Forum Romanum étant devenu trop exigu aux yeux de Jules César,
nous avons déjà dit qu’il en avait fait construire un nouveau, lequel prit son
nom, bien sûr, et devait apparaître comme un symbole éclatant de sa
puissance ; mais le vainqueur de la guerre des Gaules fut assassiné avant d’en
voir l’achèvement. Après lui, Auguste, Vespasien, Nerva et Trajan voulurent
eux aussi leur forum.
Ces espaces publics constituent un véritable quartier — un quartier
luxueux où marbres et colonnes rivalisent de grandeur et de beauté. Chaque
forum communique avec un autre, laissant passer le flot continuel de la foule.
Ce sont autant de sites supplémentaires pour faire des affaires et rendre la
justice. Il faudra attendre la construction de nos centres commerciaux pour
revoir quelque chose d’approchant.
La curiosité nous pousse à suivre trois hommes engagés dans une
discussion animée. L’un d’eux veut à tout prix convaincre les autres qu’il a
raison. Ils se dirigent vers le temple de la Paix, inséré dans le portique du
forum de Vespasien (plus connu des Romains sous le nom de « forum de la
Paix »).
Nous pénétrons dans ce bel édifice. Passé un grand hall aux colonnes
imposantes, nous arrivons dans une vaste salle dont un mur entier est occupé
par une immense carte de l’Urbs (18 mètres sur 13). Nous sommes devant la
célèbre Forma Urbis Romae, le plan cadastral de Rome, sur lequel nous
reviendrons un peu plus tard. (La version fragmentaire que nous connaissons,
conservée aujourd’hui aux musées du Capitole, est postérieure à l’époque que
nous explorons, mais il est vraisemblable que sous Trajan il existait déjà une
carte de ce type.)
Réalisé avec une grande précision (échelle au 1/240), le plan a été gravé
dans le marbre puis le tracé a été peint en rouge, qu’il s’agisse de bâtiments,
de colonnes ou de fontaines. Mais il nous est impossible de l’observer de très
près : une balustrade nous arrête. Seuls certains employés munis de baguettes
et, le cas échéant, de grandes échelles montées sur roues peuvent s’en
approcher, montrer un point sur la carte, voire toucher la Forma Urbis.
Les trois hommes qui étaient en pleine conversation à l’entrée du temple
se dirigent vers la carte, désignent un endroit précis puis se tournent vers un
fonctionnaire assis derrière une table. L’objet du litige, nous le comprenons
maintenant, porte sur la superficie d’une taverne qui vient d’être mise en
vente. Sans se départir de son calme, le préposé leur remet une tessère en os
gravée d’un numéro, puis il leur indique une autre salle où ils pourront
demander à consulter la version sur parchemin correspondant au secteur en
question.
Le cadastre n’est pas le seul trésor du temple de la Paix : il abrite aussi
une bibliothèque sur les travaux édilitaires réalisés sous Vespasien ainsi
qu’une extraordinaire collection d’œuvres d’art que celui-ci a fait venir des
quatre coins de l’Empire, en particulier du monde hellénistique. Ce Louvre de
l’Antiquité possède de merveilleuses peintures. (Même si aucune ne nous est
parvenue, nous savons que les Romains appréciaient l’art pictural et
comptaient de nombreux connaisseurs en la matière.)
Au cœur du temple de la Paix, nous découvrons une autre salle encore :
elle recèle une grande partie du butin rapporté de Jérusalem après la
destruction du Temple. Le plus symbolique de ces objets n’est autre que le
célèbre candélabre en or à sept branches, et en ces lieux il est
particulièrement bien mis en valeur.

Le forum de Trajan, merveille de l’Empire romain


Nous quittons le portique de Vespasien et traversons maintenant les
forums de Nerva et d’Auguste pour atteindre celui qui passe aux yeux des
habitants de Rome pour l’une des merveilles de l’Empire : le forum de
Trajan, achevé depuis moins de trois ans.
Le tableau est à couper le souffle. La première chose que l’on aperçoit,
c’est un grand mur cintré, avec au centre un arc de triomphe couronné par six
chevaux. Et ce n’est que l’entrée !
Des hommes en armes se tiennent au garde-à-vous, comme pour
souligner la solennité des lieux. Passé l’arc de triomphe, l’immense esplanade
(300 mètres sur 190) se révèle dans toute sa grandeur. Elle est entièrement
revêtue de dalles en marbre polychromes. Un long portique court autour de la
place : des dizaines et des dizaines de fûts en marbre de Synnada aux veines
violacées. Et ce n’est pas tout. Ces colonnes corinthiennes sont coiffées de
statues de près de 3 mètres de haut sculptées dans les plus belles variétés de
marbre. Elles représentent les princes daces vaincus par Trajan dans
différentes attitudes. Ce forum a été construit en effet grâce à l’immense
butin rapporté de l’actuelle Roumanie. Une statue équestre de l’empereur, en
bronze doré, trône d’ailleurs au milieu de la place.
Nous nous dirigeons vers l’imposant bâtiment qui se dresse au fond. On
croirait s’approcher de l’actuelle basilique Saint-Pierre. Ce monument
colossal n’est pas un temple mais un édifice civil. Et pas n’importe lequel !
C’est la basilique Ulpia, appelée ainsi en référence à la gens de Trajan (il se
nomme en réalité Marcus Ulpius Traianus). Tout ici n’est que grandeur, faste,
dorures… D’autres statues de prisonniers barbares aux mains liées ornent la
façade, formant une longue rangée de figures qui nous rappelle les saints de
la colonnade du Bernin.
Nous pénétrons à présent dans cette basilique, la plus grande jamais
construite par les Romains. De fait, nous sommes déconcertés par les
proportions et la hauteur des nefs. Il y a relativement peu de monde
aujourd’hui, et nos pas résonnent à l’intérieur comme pour mesurer par
l’écho les dimensions exceptionnelles de l’édifice. Car la basilique Ulpia est
véritablement extraordinaire, avec ses 170 mètres de longueur et ses deux
grandes exèdres sur les petits côtés. Mais le plus frappant, ce sont les quatre
rangées de colonnes qui séparent les cinq nefs, telle une forêt de séquoias.
Coiffées d’énormes chapiteaux corinthiens, elles se distinguent par leurs
nuances variées. Celles de la nef centrale sont en granit gris d’Égypte ; celles
des nefs latérales, beaucoup moins larges, sont en cipolin. Ici, tout est décoré.
Le sol est pavé de dalles rondes, carrées ou rectangulaires qui composent un
immense damier où dominent le marbre jaune antique et celui de Synnada.
Dans la nef centrale, une imposante frise, en marbre elle aussi, représente des
Victoires ailées. Au-dessus de nous, galeries et fenêtres laissent entrer la
lumière du jour.
Au fond de la basilique, nous remarquons un petit groupe entouré de
prétoriens. Leur présence signifie qu’il y a là un membre important du cercle
impérial. Tous les yeux sont levés vers une partie du plafond à caissons orné
de stucs. Un homme indique une tache d’humidité qui a altéré les couleurs. À
l’évidence, on est en train d’évaluer l’ampleur des infiltrations.
Le groupe se dirige maintenant dans notre direction. Les caligae cloutées
des prétoriens résonnent sur le marbre. Le bruit des glaives et des poignards
battant contre les armures vient s’ajouter à ce concert métallique. Tout ce
petit monde passe à côté de nous. Au milieu des secrétaires et des
collaborateurs, nous apercevons un homme courtaud. Bien que le sommet de
son crâne soit dégarni, son visage aux traits incontestablement
méditerranéens est encadré par une barbe fournie et de grosses boucles
noires. Sa voix est douce et posée.
C’est Apollodore de Damas, l’homme à qui l’on doit la basilique Ulpia et
ce fabuleux forum. Les œuvres de cet architecte de génie marqueront leur
époque, comme plus tard celles de Brunelleschi ou de Michel-Ange. Cinq
années lui ont suffi (de 107 à 112) pour mener à bien le chantier. Il a
également travaillé à d’autres projets, comme les marchés et les thermes de
Trajan. Malheureusement, ses rapports avec le successeur de celui-ci seront
loin d’être idylliques : Hadrien l’enverra en exil et finira par le faire exécuter.
Le petit groupe disparaît entre les colonnes et le cliquetis des uniformes
des soldats s’évanouit peu à peu tandis que nous gravissons l’escalier
conduisant aux bibliothèques.
En haut des marches, des hommes vont et viennent, des rouleaux de
papyrus à la main. Des esclaves poussent de petits chariots remplis de
« dossiers ». On se croirait dans les couloirs d’un ministère. Par une porte
entrebâillée nous découvrons une vaste salle, avec de longues rangées
d’étagères et de meubles semblables à des crédences. Des milliers de tablettes
et de papyrus sont rangés ici. Contrairement à ce dont nous avons l’habitude,
les niches des étagères ne sont pas horizontales mais montées en losange pour
que les papyrus ne puissent rouler sur le côté et qu’ils reposent les uns sur les
autres, telles des oranges sur un étal de marché.
Poussant une autre porte, nous débouchons sur une galerie entourant une
petite cour. En nous penchant, nous comprenons pourquoi ce bel espace a été
imaginé par Apollodore de Damas : le joyau du forum de Trajan s’élève au
centre à une hauteur de 40 mètres. C’est la colonne Trajane, couronnée d’une
statue de l’empereur en bronze doré qui sera remplacée à la Renaissance par
celle de saint Pierre, des plus incongrues. Le fût, qui mesure 30 mètres (soit
100 pieds romains), est constitué de 19 blocs de marbre de Carrare de
32 tonnes chacun. Ils ne sont pas pleins, car l’intérieur de la colonne est
occupé par un escalier en colimaçon permettant d’accéder au sommet.
Mais ce n’est pas le plus impressionnant. À l’extérieur, une frise gravée
dans le marbre se déroule sur toute la hauteur de la colonne. Cette « bande
dessinée » d’une longueur de 200 mètres illustre les principaux épisodes des
campagnes militaires de 101-102 et 105-106 après J.-C. qui ont conduit à
l’annexion de la Dacie. Batailles, légions traversant le Danube, soumission
des princes daces, sacrifices offerts aux dieux par l’empereur en personne
— soit une centaine de scènes et quelque 2 500 personnages (surtout des
légionnaires) finement sculptés, peints et munis d’armes dont certaines sont
vraiment en bronze. Le métal et les couleurs éclatantes ont disparu avec les
siècles, mais les bas-reliefs n’ont rien perdu de leur beauté.
Peu avant de quitter le forum de Trajan pour nous enfoncer de nouveau
dans la ville, nous assistons à une scène touchante. Un homme d’âge mûr
tient dans ses mains celles d’un jeune homme et d’une jeune fille. Ces deux-
là s’étreignent ensuite longuement, avec une joie émouvante, sous le regard
satisfait de leur protecteur.
Tous trois viennent de sortir du bureau de la manumissio, installé
précisément dans la basilique Ulpia. Le maître s’est déplacé en personne pour
inscrire ses deux esclaves sur la liste des censeurs afin d’en faire
officiellement des individus libres.
C’est comme tels qu’ils vont pouvoir se marier de leur plein gré.
Curiosité

La Forma Urbis Romae


Sous le règne d’Auguste, Rome était divisée en quatorze « régions ». Ce
chiffre correspond au nombre actuel de circonscriptions dans la capitale, bien
que le découpage et les superficies aient changé. Chacune de ces régions
possédait sa propre administration. Nous n’en connaissons pas le
fonctionnement précis, mais il est évident que la gestion d’une ville aussi
peuplée n’était pas une sinécure. Nous avons déjà livré des statistiques sur les
différents types de constructions dans la Rome de Constantin. Ajoutons que
sous le règne de cet empereur, deux siècles après celui de Trajan, l’Urbs
comptait 423 vici (petites rues), 29 viae (voies larges) et 322 grands
carrefours. On a du mal à concevoir la somme de travail quotidien nécessaire
à leur entretien, au bon fonctionnement des fontaines publiques et au
règlement des litiges entre commerçants, sans oublier les efforts déployés
pour lutter et sévir contre les magouilles immobilières et autres abus.
L’administration romaine disposait pour cela d’une aide précieuse avec la
Forma Urbis Romae, que nous avons pu admirer au temple de la Paix. Ce
plan cadastral exceptionnel dont il y eut plusieurs versions renseigne les
historiens sur les dimensions des boutiques, la longueur des portiques, le
tracé sinueux des rues, l’emplacement des fontaines et bien d’autres choses
encore. Malheureusement, les fragments qui nous sont parvenus ne
permettent de reconstituer que de petites parties de la cité. Le reste a été
détruit dans les fours du Moyen Âge ou recyclé pour élever des murs.
Toutefois, les sections dont nous disposons en disent déjà long sur la vie
quotidienne dans la Rome antique. Elles m’ont été particulièrement utiles
pour les descriptions et les itinéraires présentés dans cet ouvrage. De
nombreuses scènes de rues se fondent sur le tracé de la Forma Urbis,
respectant les distances entre les édifices, la position des colonnades,
l’emplacement des commerces et même des tavernes. Bien entendu, la
topographie de la cité a évolué avec le temps. Dans l’ensemble, cependant,
l’aspect général des artères et des quartiers est resté celui que j’ai tenté de
décrire.
L’incroyable précision de la Forma Urbis témoigne des grandes
compétences des fonctionnaires chargés de relever les mesures au sol
d’échoppes aussi bien que de temples. Les fouilles ont aussi révélé
l’existence de plaques écartées à cause de petites erreurs dans la cartographie
des secteurs concernés. Cela prouve que les autorités romaines étaient d’une
extrême rigueur dans l’archivage des données, ce qui était nécessaire pour
contrôler parfaitement un territoire et l’administrer de la manière la plus
rationnelle qui soit.
11 h 50

Les toilettes publiques dans la Rome


antique
Nous savons que la Rome impériale a compté jusqu’à 144 latrines
publiques et qu’elles étaient gérées par des conductores foricarum, des
entrepreneurs agréés par le fisc romain. Nous sommes curieux de voir à quoi
elles ressemblent dans la capitale de Trajan.
Elles se repèrent facilement aux nombreuses allées et venues des
« usagers », toujours pressés en arrivant et beaucoup plus détendus en
repartant. À l’entrée de l’une d’elles, deux personnes attendent devant un
comptoir en bois tenu par un esclave. Le tintement d’une pièce de monnaie
qui vient de tomber dans une coupelle en terre cuite nous avertit : il faut
payer. Pas grand-chose, certes, mais suffisamment pour perdre du temps à
chercher quelques piécettes dans la petite bourse en cuir qui pend à la
ceinture.
Un escalier étroit nous mène dans une vaste salle, décorée du sol au
plafond. Il y a même des niches ornées de statues de divinités. Celle de
Fortuna, déesse de la chance, trône au-dessus d’une petite cascade dont l’eau
coule le long d’un mur. Les stucs et les couleurs n’ont rien à envier aux
décors raffinés et luxueux d’une domus. Mais il suffit de baisser les yeux
pour que le panorama change du tout au tout. Une dizaine d’hommes de tous
âges et de toutes conditions sont assis, occupés à satisfaire leurs besoins
naturels.
L’odeur nauséabonde propre aux toilettes publiques ne les dérange pas et
ils sont tout à fait décontractés. Les latrines ont en effet une fonction sociale :
on s’y donne rendez-vous, comme aux thermes ou sur les forums. Il y a ceux
qui discutent sérieusement, ceux qui tentent d’engager la conversation et ceux
qui monopolisent l’attention en racontant des blagues. Il y en a même qui ne
sont pas là pour vider leur intestin mais pour se faire inviter à dîner en
s’asseyant à côté d’un pigeon dont les vêtements élégants trahissent une
position élevée. Et que dire de celui-là, qui signe discrètement son passage
par un graffiti ? Bref, tout le monde bavarde, mais chacun fait néanmoins
attention à ce qu’il dit, car à Rome les délateurs sont partout.
Le plus sidérant, c’est l’absence totale de cloisons ou de rideaux entre ces
gens assis les uns à côté des autres sur un long banc de marbre. À Rome, la
notion d’intimité est très différente de la nôtre et concerne essentiellement les
riches, ceux qui ont assez d’argent pour s’isoler et vivre loin du commun des
mortels. Posséder des toilettes privées est un signe extérieur de richesse.
Évidemment, nous ne serions pas à l’aise si nous devions utiliser de telles
latrines. Il faut néanmoins savoir que les tuniques aident beaucoup à couvrir
les parties intimes. Du coup, on a l’impression que ces hommes sont juste
assis. Certes, mais sur quoi ? Les lunettes de W.-C. n’existent pas. Le banc
est percé de trous en forme de clef, la partie étroite de l’ouverture allant
jusqu’au bord extérieur. De l’eau s’écoule en permanence dans un profond
canal en dessous pour évacuer les excréments. L’usage de ces trous est
évident, mais pourquoi se prolongent-ils dans la paroi verticale du banc, au
niveau des jambes ?
Sans le savoir, quelqu’un va répondre à notre question. Au milieu de la
salle, nous remarquons trois bassins emplis d’eau, d’où sortent des bâtons de
bois. L’homme allonge le bras et en saisit un. Une éponge est fixée au bout, à
la manière d’une torche. Il glisse l’objet entre ses jambes et se sert de
l’éponge comme papier hygiénique. Mécontent du résultat, il la trempe dans
l’eau d’une rigole creusée dans le sol, juste devant lui. Ce va-et-vient
continue jusqu’à ce qu’il soit satisfait. Après quoi, il frotte le bâton sur le
bord interne du trou pour détacher l’éponge et la laisse tomber dans l’égout.
Ensuite, il replace le bâton dans le bassin.
Pendant tout ce temps, il n’a cessé de causer avec son voisin de droite.
C’est ainsi que la plupart des habitants de Rome satisfont leurs besoins
naturels ; mais pour la petite commission, ceux qui ne veulent pas ou ne
peuvent pas payer ont à leur disposition de grandes jarres placées aux
carrefours ou ailleurs — celles-là mêmes dont les blanchisseries récupèrent
l’urine. Ces toilettes publiques sont d’ailleurs à l’origine de l’expression :
« Pecunia non olet. — L’argent n’a pas d’odeur. » L’empereur Vespasien
ayant imposé une taxe sur cette collecte d’urine, il répondit en effet par ses
mots à son fils Titus, qui jugeait la mesure excessive.
On trouve des latrines un peu partout en ville, du portique de Pompée au
« foyer » du théâtre de Balbus. Elles sont fermées ou à ciel ouvert. Difficile
d’imaginer que sous les arcades, au nez et à la barbe des passants, on puisse
voir ici un riche marchand, là un prétorien et un peu plus loin un affranchi ou
un jeune avocat en train de se soulager le plus naturellement du monde.
Certaines latrines sont chauffées en hiver grâce à un hypocauste, le
système de chauffage par le sol employé dans les thermes. C’est le cas de
celles qui se situent au cœur de l’Urbs, entre le Forum romain et le forum de
César, très fréquentées par temps froid.
Reste la question de l’évacuation des eaux noires. Elles empruntent un
système complexe de canalisations souterraines qui courent sous les rues et
les bâtiments. Leur construction a commencé au VIe siècle avant J.-C. D’après
les auteurs anciens, deux charrettes à foin auraient pu passer côte à côte dans
certains de ces égouts. La rénovation du réseau en 33 avant J.-C., à l’initiative
d’Agrippa, est restée célèbre. On raconte même que ce haut personnage a
procédé à une partie de sa visite d’inspection en bateau !
L’élément le plus impressionnant de ce chef-d’œuvre d’ingénierie
hydraulique est la Cloaca Maxima, le collecteur principal des égouts de Rome
(dont une partie est toujours en usage aujourd’hui). D’abord à ciel ouvert, ce
canal a été recouvert sous la République. Long de près d’un kilomètre, il ne
peut suivre un tracé rectiligne à cause des constructions en surface. Ses
dimensions sont impressionnantes. Par son diamètre, qui atteint presque
5 mètres en divers endroits, il s’apparente à un véritable tunnel. Il a pour
fonction de collecter non seulement les eaux noires mais aussi le trop-plein
des aqueducs, les eaux usées des thermes, celles des fontaines et les eaux de
ruissellement.
À ce propos, il est bon de souligner que les rues de la Rome antique se
distinguent par leur forme en dos d’âne, laquelle permet aux eaux de pluie de
laver la chaussée en s’écoulant sur les côtés, où elles sont avalées par
d’innombrables bouches d’égout qui prennent souvent les traits d’une divinité
fluviale. Immortalisée grâce au film Vacances romaines, avec Gregory Peck
et Audrey Hepburn, l’une d’elles est célèbre dans le monde entier. Quel
touriste n’a pas photographié en effet la Bocca della Verità, où il est
déconseillé de glisser la main si l’on a quelque chose à se reprocher ?
La Cloaca Maxima déverse son contenu dans le Tibre, en aval de l’île
Tibérine. C’est là que se révèle le seul défaut du système. Quand le fleuve est
en crue, il y a reflux dans le collecteur ; du coup, les eaux usées ressortent par
les bouches d’égout, les caniveaux ou les latrines d’où elles étaient parties. Il
va de soi qu’un tel réseau est insuffisant pour une ville qui dépasse le million
d’habitants ; c’est pourquoi de nombreuses conduites aboutissent dans de
simples fosses d’aisances que l’on vide régulièrement — nous n’osons pas
imaginer les conditions de travail des esclaves assignés à cette tâche — et
dont le contenu est réutilisé comme engrais.
Quoi qu’il en soit, les Romains, toujours très pragmatiques, ont compris
très tôt qu’aucune concentration humaine n’était viable sans un bon système
d’évacuation des eaux usées. Leur discernement en dit long sur une
civilisation qui ne connaissait pas encore les microbes mais qui avait bien
saisi l’importance fondamentale de l’hygiène et de la propreté, et qui se
protégeait au mieux des maladies en tirant tout simplement le meilleur parti
de l’eau.
Il faudra attendre longtemps avant de retrouver une telle maîtrise, et ce
genre d’infrastructures restent encore à installer dans une bonne partie du
tiers-monde.
12 heures

Naître à Rome
La sueur perle sur son front. À chaque contraction, elle ferme les yeux et
les veines de son cou semblent sur le point d’exploser sous l’effort. Elle est
assise sur un siège à dossier droit en osier tressé. Ses doigts s’enfoncent telles
des griffes dans les accoudoirs. À chaque hurlement, la tension monte d’un
cran dans la maison.
Les esclaves sont postés, silencieux, en divers endroits de la domus. L’un
d’eux, un serviteur de couleur acquis depuis peu, écarquille ses grands yeux
noirs et fixe un Syrien qui lui sourit et le rassure en baissant les paupières. Ce
n’est pas la première fois que l’épouse du maître met un enfant au monde,
bien qu’aujourd’hui l’attente soit particulièrement longue. Après trois filles,
on espère que ce sera enfin un garçon. Le dominus a besoin d’un héritier pour
ses biens comme pour ses affaires.
Dans la pièce préparée pour la naissance, outre quelques esclaves de
confiance nous remarquons une matrone aux cheveux noués accroupie entre
les jambes écartées de la domina. Elle est en train de lui donner des conseils
pour respirer. Debout derrière elle, une assistante qui n’est autre que sa fille
entoure la future maman de ses bras et la pousse vers l’avant au rythme des
contractions. Sur la table voisine, la sage-femme a préparé des instruments et
des compresses en cas d’hémorragie. Scribonia Attica — tel est son nom —
est venue spécialement d’Ostie pour veiller au bon déroulement de la
délivrance. Elle a répondu à la demande d’un ami de la famille qui ne jure
que par elle pour les accouchements importants. L’homme en question est un
archiatrus, un médecin de la cour impériale.
Il faut savoir que les parturientes sont presque toujours assistées de
matrones et rarement de praticiens. C’est une forme de pudeur dans
l’Antiquité, mais aussi d’intolérance de la part du mari, qui refuse de voir un
autre homme toucher aux parties intimes de son épouse. Et il en sera ainsi
très longtemps encore.
Notre sage-femme est mariée à un chirurgien qui est lui aussi au travail
dans une autre pièce de la maison. Il s’appelle Marcus Ulpius Amerimmus.
C’est un homme d’une quarantaine d’années très apprécié pour ses
compétences. En ce moment, il est en train de pratiquer une saignée sur la
jambe du frère du dominus. Les saignées sont de rigueur à l’époque romaine.
Le sang est recueilli dans une coupe en métal, puis Marcus pose un bandage
sous le regard attentif de l’archiatrus, qui lui a appris comment procéder et
semble satisfait du résultat.
Le médecin de la cour cite alors Hippocrate : « L’art est long, la vie est
brève », une façon de souligner que l’art médical se transmet de génération en
génération et qu’un praticien doit transmettre son savoir à des élèves.
Mais retournons dans la « salle d’accouchement ». La délivrance est
proche. La future mère ne fait plus qu’une avec le siège obstétrical. Chez les
Romains, la femme enfante en position assise. Oubliez l’anesthésie péridurale
et le matériel stérile. Si nécessaire, on utilise des antalgiques légers.
Hémorragies ou infections : durant toute l’Antiquité et jusqu’à une époque
assez récente, l’accouchement a représenté un risque inouï pour les femmes.
Mais n’oublions pas qu’aujourd’hui encore, dans certaines régions d’Afrique,
1 femme sur 20 meurt en couches contre 1 sur 2 800 en Occident.
« Pousse ! Allez ! Un dernier effort ! » hurle Scribonia Attica.
Le quatrième enfant des maîtres est en train de naître. La petite tête aux
cheveux noirs est déjà sortie, mais le cordon ombilical s’est enroulé autour du
cou. C’est une complication extrêmement grave. Le bébé a manqué
d’oxygène, son visage et son corps que l’on aperçoit maintenant sont
violacés. La fille de la matrone ouvre de grands yeux, comprenant la gravité
de la situation. Le petit ne respire pas, ne remue pas. Sa couleur n’est pas
normale. En plus de ça, c’est un garçon ! Comment expliquer une mort
pareille à un père si désireux d’avoir enfin un fils. À n’en pas douter, il
rejettera la faute sur la sage-femme.
Celle-ci agit mécaniquement. Elle a évidemment fait le même
raisonnement que sa fille et va mettre tout en œuvre pour sauver l’enfant. Elle
saisit le nouveau-né par les pieds, mais il se balance comme un pantin
inanimé. Elle le retourne et le frappe dans le dos, doucement d’abord, puis de
plus en plus fort. Elle doit stimuler le réflexe respiratoire ou il sera trop tard.
La mère assiste impuissante à la scène.
« Sauvez-le ! » gémit-elle.
Et puis soudain, le bébé se met à bouger et pousse enfin son premier cri.
Son petit diaphragme se contracte au rythme des premières respirations, et
l’air afflue pour la première fois dans ses poumons minuscules. Il va vivre !
Tout le monde sourit, y compris le dominus, en train de boire du vin avec
quelques membres de sa famille. Aucun d’eux ne sait et ne saura jamais le
drame qui s’est joué dans cette chambre à coucher.
L’accouchement que je viens de raconter s’inspire de témoignages
archéologiques précis. Scribonia Attica a vraiment existé, tout comme
Marcus Ulpius Amerimmus. Les archéologues ont découvert leur tombe dans
la nécropole de Portus, près d’Ostie. Le monument funéraire était surmonté
de petits bas-reliefs en terre cuite les représentant dans l’exercice de leur
métier — et dans les positions mêmes que j’ai décrites. Malheureusement, la
détérioration de l’une des plaques nous empêche de distinguer certains
visages.
La tombe date de l’an 140. À l’époque où nous nous situons, soit vingt-
cinq ans plus tôt, la sage-femme et le chirurgien étaient sans doute déjà en
activité, et il est probable qu’ils étaient régulièrement appelés à Rome.
J’ai imaginé la présence de l’archiatrus à cause d’une autre tombe,
proche de celle du couple. C’était celle d’un certain Caius Marcius
Demetrius, qui s’était justement choisi pour épitaphe la phrase d’Hippocrate :
« Ars longa vita brevis. »

Vivre en citoyen romain ou mourir dans


une décharge ?
Revenons à notre nouveau-né. Le dominus a donc enfin un héritier mâle,
si important dans la société romaine fondée sur le patriarcat. Il est facile
d’imaginer ce qui va se passer. Après avoir lavé le bébé, on le présentera à
son père, qui se tiendra debout. Conformément à un rite ancestral, le petit sera
déposé à ses pieds. Les quelques secondes qui suivront scelleront son destin.
L’homme se penchera pour prendre son fils puis le lèvera bien haut devant
ses proches. Cela signifiera qu’il le reconnaît et qu’il l’accepte dans la
famille.
Mais il arrive que le géniteur demeure immobile et impassible ; il fait
ainsi savoir qu’il ne veut pas du bébé. De multiples raisons peuvent motiver
son rejet : il a déjà trop d’enfants du même sexe ou trop de bouches à
nourrir ; le rejeton est le fruit d’un viol ou d’une infidélité ; le fils ou la fille
présente des malformations évidentes… Face à un refus, la femme qui a
déposé le petit à terre le reprendra et l’emportera avec elle. Bien souvent, ce
sont les matrones qui remplissent ce rôle. Beaucoup de Romains sont
d’ailleurs persuadés qu’elles sont au cœur d’un véritable trafic de nouveau-
nés et qu’elles n’hésitent pas à opérer des substitutions à la naissance pour
satisfaire des parents qui espéraient un enfant d’un autre sexe ou sans défauts
physiques.
Dans le meilleur des cas, une petite créature ainsi rejetée est déposée dans
l’un des endroits de Rome où se trouve l’équivalent des tours d’abandon.
L’historien Festus nous apprend que près du Forum Holitorium (le marché
aux fruits et aux légumes, rappelez-vous) une colonne revêt précisément cette
fonction. Elle ne s’appelle pas Columna Lactaria par hasard : tous les matins,
on y découvre de nouveaux bébés à allaiter. Ils sont bien couverts et portent
sur eux un signe de reconnaissance, de sorte que les familles qui les ont
laissés là pourront éventuellement les récupérer un jour. Évidemment, elles
devront payer alors une certaine somme couvrant les frais de nourriture et
d’entretien engagés jusque-là. Pour prouver une paternité, il suffit que la
moitié d’un médaillon ou d’une pièce de monnaie laissée sur l’enfant
corresponde parfaitement avec la moitié conservée par les auteurs de
l’abandon.
Le problème, c’est que ceux qui recueillent les nouveau-nés peuvent en
faire ce qu’ils veulent, y compris des prostituées pour les filles et des esclaves
en tout genre pour les garçons. Dans une ville aussi immense que Rome,
certains en font même un métier. Chaque matin, ils écument les lieux
habituels, ramassent les bébés et les revendent pour se faire de l’argent.
D’autres leur brisent les jambes ou les aveuglent afin que plus tard les
passants attendris leur donnent l’aumône, augmentant ainsi les revenus de ces
infâmes exploiteurs.
Mais le sort des tout-petits peut être plus tragique encore. Sénèque nous
apprend que les prématurés et les enfants difformes sont noyés ou étouffés,
quand ils ne sont pas jetés dans une décharge ou abandonnés dans une ruelle
déserte, au milieu des ordures et des eaux usées, où ils vont mourir de faim,
de froid, ou dévorés par des chiens errants.
Il y a malgré tout quelques chanceux : ils sont recueillis par des couples
qui ont perdu des enfants ou n’ont pas réussi à en avoir. Espérons qu’en cette
matinée de l’an 115 le hasard en ait déjà favorisé plus d’un.
12 h 20

Un petit tour en librairie


Nos pas nous ont portés jusqu’à l’Argilète (Argiletum), une rue qui
traverse un quartier populaire : Suburre. Curieusement, il est contigu aux
Forums impériaux. D’un côté, le luxe, les marbres précieux, les symboles du
pouvoir et l’Histoire avec un grand H ; de l’autre, à quelques mètres à peine,
la petite histoire, un entassement de gens pauvres et chichement vêtus, des
rues sales et des échoppes n’exposant que des produits bon marché. Un haut
mur en péperin fait office de frontière entre les deux mondes, mais aussi de
pare-feu pour protéger le forum d’Auguste. Il semble d’ailleurs qu’il ait
parfaitement rempli son rôle lors du grand incendie de l’an 64.
Par un étrange paradoxe, aussi pauvre soit-il, le secteur de l’Argilète est
profondément lié à la culture romaine. Beaucoup de librairies et d’ateliers de
fabrication de livres sont installés dans cette rue. Lorsque l’on cherche les
œuvres de Cicéron, de Virgile, de Martial ou d’autres grands auteurs de
l’Antiquité, c’est ici que l’on vient. Une enseigne en façade et parfois aussi
des inscriptions sur le mur, près de l’entrée, indiquent la spécialité du lieu.
La plupart des librairies sont tenues par des affranchis et portent leur
nom. Nous passons justement devant celles de Secundus, des frères Sosius et
de Dorus.
La librairie d’Atrectus nous semble particulièrement bien pourvue. Elle
est grande et les murs sont couverts d’étagères qui regorgent d’œuvres
littéraires. Certains livres se présentent sous la forme d’un seul rouleau de
papyrus (volumen) ou de plusieurs. Ces volumina sont le plus souvent rangés
dans des capsae, larges étuis cylindriques en cuir ressemblant à des seaux et
dotés d’un couvercle, voire d’une courroie pour faciliter leur transport.
Il y a aussi beaucoup de tabulae. Ces tablettes de bois couvertes de cire
ne sont pas une découverte pour nous : tout à l’heure, nous en avons vu entre
les mains d’écoliers. Celles qui sont vendues ici proposent surtout des
poèmes et autres textes courts qui ont été soigneusement gravés à l’aide d’un
stylet de bronze.
Nous remarquons aussi des sortes de « livres de poche » dont les pages en
parchemin sont cousues entre elles ; ce type de support finira par s’imposer,
mais nous n’en sommes pas là. Quelle n’est pas notre surprise lorsqu’en
croyant en saisir un nous voyons les pages se déplier jusqu’au sol. De fait,
certains ouvrages sont en accordéon, à l’image des dépliants de cartes
postales détachables vendus dans nos boutiques de souvenirs.
Un employé occupé devant une autre étagère nous jette un regard
courroucé et nous quittons les lieux le plus discrètement possible après avoir
tout remis en ordre. Mais nous avons eu le temps de comprendre que le
« dépliant » se lisait de la droite vers la gauche et que le texte était disposé en
colonnes séparées par une double ligne rouge.
En sortant, nous remarquons une autre librairie, elle aussi très vaste. Elle
est tenue par un certain Tryphon, et près de l’entrée des publicités mettent en
avant plusieurs auteurs. Une litière attend devant, gardée par deux soldats qui
bavardent tranquillement ; ce doit être celle d’un personnage important.
Nous jetons un œil à l’intérieur et découvrons l’« imprimerie » de
Tryphon, si l’on peut dire. Gutenberg ne naîtra pas avant très longtemps et ici
tout est fait à la main. Les librarii scriptores, c’est-à-dire les copistes, sont
évidemment des esclaves. En ce moment ils écrivent sous la dictée, à la
lumière de lampes à huile, penchés sur leur pupitre tels des moines du Moyen
Âge.
Auparavant, l’auteur a fait lire son texte à des proches qui ont repéré
quelques fautes et émis de rares critiques. Pline le Jeune allait encore plus
loin puisqu’il lisait ses textes à voix haute devant un petit parterre
d’auditeurs. C’est à ce moment-là, raconte-t-il, qu’il apportait les corrections
les plus importantes.
Les délais de publication, on le comprend, sont extrêmement longs dans
la Rome antique, mais les affranchis qui gèrent cette activité ont autant de
flair que les éditeurs modernes. Quand ils pensent tenir un best-seller, ils
mettent les autres « chaînes de production » à l’arrêt et affectent tous les
scribes à l’ouvrage en question.
Perdus dans nos réflexions, nous apercevons dans le fond un homme qui
vient d’écarter le rideau de l’arrière-boutique. Il est grand, chauve, porte la
barbe et a les traits creusés. C’est Tryphon. Tout en parlant, il maintient la
portière en l’air pour laisser passer son interlocuteur, qui n’est autre que
l’auteur du livre que les copistes sont en train de reproduire. Il semble
préoccupé : son ouvrage est long, mais il ne veut pas que la publication
s’éternise. Tryphon tente de le rassurer avec beaucoup de respect, comme s’il
obéissait à ses ordres. Il s’adresse certainement à une grande figure de la
littérature romaine.
Nous nous approchons d’un des librarii scriptores, un Égyptien. Son
écriture est très soignée, mais le peu que l’on arrive à lire du texte ne nous
éclaire pas sur l’identité de celui qui l’a rédigé. Jusqu’à ce que l’esclave en
train de dicter s’interrompe pour demander à ses collègues d’aller plus vite. Il
prononce alors le titre de l’ouvrage : les Annales.
Eh oui, l’auteur qui sort maintenant de la librairie, cet homme racé aux
cheveux gris et bouclés, aux yeux verts et au regard pénétrant, c’est Tacite, le
grand historien ! L’œuvre qui sera publiée dans quelques mois et comprend
seize livres est un long voyage à travers l’histoire romaine : il traite des
successeurs d’Auguste et des maux qui rongent l’Empire. Les copistes
travaillent actuellement sur le livre X. C’est malheureusement l’un de ceux
qui ne traverseront pas les siècles. Qui peut dire ce qu’il contenait ?
Cette rencontre nous laisse interdits. Nous comprenons enfin la présence
des gardes et la richesse de la litière : Tacite est aussi un avocat, un homme
politique, un sénateur qui a exercé diverses fonctions, dont celles de consul et
de proconsul.
Mais tandis que nous songeons aux écrivains latins qui ont contribué à la
grandeur de la civilisation romaine, à quelques centaines de mètres de nous se
déroule une scène qui semble bien reléguer la Rome antique dans la barbarie.
12 h 30

Le Colisée à l’heure du supplice


Un garde le tient fermement par le bras, mais comment pourrait-il
s’échapper ? On va donc l’emmener ?
Pour le moment, il est encore prisonnier derrière une grille, à quelques
mètres de l’arène. Le vacarme assourdissant des milliers de personnes qui
hurlent, éclatent de rire et applaudissent arrive déformé dans ce couloir froid
et obscur. Il se sent pris dans un gigantesque piège, sans la moindre issue.
Mieux vaudrait se faire transpercer sur-le-champ par la lame d’une épée, mais
personne ne répondra à ses vœux. Au contraire, il va devoir mourir dans
d’atroces souffrances, il va devoir mourir dévoré vivant !
Jusqu’à cet instant, c’est la résignation qui l’a emporté. Depuis que les
juges ont rendu leur verdict, les événements se sont enchaînés dans un ordre
qui ne devait rien au hasard. Les vigiles l’ont emmené, poussé dans un
fourgon et jeté en prison. Sur le parcours, les passants l’ont insulté, ils lui ont
craché dessus, ils lui ont lancé des pierres, des excréments aussi. Aucune
vexation ne lui a été épargnée, mais il savait que de telles humiliations
faisaient partie de la peine. Il en a été si souvent témoin ! Car lui aussi s’est
moqué des condamnés qu’il voyait passer sous ses yeux, lui aussi les a
injuriés et quasiment lapidés.
Le voici comme eux, bien conscient, hélas, de la fin qui l’attend. Ces
derniers jours, il s’est pourtant préparé à la mort. Toutefois, à l’heure de lui
faire face, un sentiment de panique, de désespoir, monte dans sa poitrine, une
angoisse intolérable. Il a de plus en plus de mal à respirer ; son visage est
blanc comme un linge, alors que l’ombre de la grille recouvre son corps d’un
étrange linceul. Pour tout vêtement, il porte une sorte de pagne écru effiloché
sur les bords.
Le garde se rend compte de son malaise et lui serre le bras plus fort. Il le
fait en souriant, cependant, car il a derrière lui une longue expérience de
l’arène et sait que ce moment-là est terrible.
Damnatio ad bestias : telle a été la sentence. À ces mots, le monde s’est
effondré autour du prisonnier. Il aurait dû se douter que ça se terminerait de
cette façon, mais il s’était cru plus fort que le système qui avait fini par le
mettre aux fers et l’avait conduit d’Afrique du Nord jusqu’à Rome.
Affranchi après bien des années d’esclavage, il avait connu une ascension
rapide en Maurétanie. Et il en avait mis plus d’un sur la paille, des familles
entières qui s’étaient retrouvées à la rue du jour au lendemain. Lui, l’usurier,
n’avait jamais eu aucun scrupule. Combien étaient venus le supplier de leur
accorder un délai, implorant sa pitié ? En vain. Il éprouvait une joie maligne à
refuser. Peut-être aussi par esprit de vengeance.
L’esclave soumis était devenu une brute cynique, ajoutant la violence à
l’humiliation. Ceux qui ne payaient pas recevaient des coups de bâton. Après
quoi, grâce à des fonctionnaires corrompus, il confisquait leurs biens et les
partageait avec ses complices. Bien souvent, les femmes et les enfants de ses
victimes devaient le payer en nature en se soumettant à ses fantasmes sexuels.
Son pouvoir semblait sans limites. Richesses, banquets, hôtes de marque : il
était bien décidé à continuer de gravir l’échelle sociale. Jusqu’au jour
fatidique…
Il a suffi que l’un des fonctionnaires qui trempaient dans ses magouilles
vide son sac. Des hommes en armes sont arrivés à l’aube, à la lueur des
torches ; ils l’ont traîné en prison, harcelé de questions, mis sous pression.
Puis les premiers témoins se sont présentés. Tout le monde n’a pas osé parler,
beaucoup avaient trop honte pour cela, mais ceux qui l’ont fait ont révélé les
ignominies dont s’était rendu coupable ce libertus au détriment d’honorables
citoyens romains — une atteinte intolérable. Alors la sentence ne pouvait être
que la mort.
Le garde est remplacé par deux individus portant une sorte de lourde
combinaison en cuir épais. Leur tête aussi est couverte d’un étrange capuchon
de cuir venu s’ajouter à leur casque. Ce sont les esclaves assignés aux
exécutions et chargés de pousser les condamnés vers les fauves. Ces étranges
vêtements tachés de sang séché sont leur unique protection : l’intérieur est
garni d’un rembourrage comparable à celui des gants de nos dresseurs de
chiens d’attaque.
Soudain, la grille se soulève et l’affranchi véreux est poussé dans l’arène.
Aveuglé par la lumière du soleil, il détourne le visage. Mais impossible de se
protéger les yeux avec les mains ligotées dans le dos. C’est tout juste s’il
entend la clameur de la foule.
Les deux esclaves le poussent pour le forcer à courir. Juste avant
l’ouverture de la herse, leurs regards se sont croisés, et sans un mot ils ont
décidé de cette entrée en scène, pour attirer l’attention du public, bien sûr,
mais aussi pour provoquer l’hilarité. Des années d’oisiveté ont pratiquement
fait de l’affranchi un obèse. Le spectacle de cette crapule incapable de courir,
avec la bedaine tremblotante, les yeux exorbités et l’air hagard, soulève une
vague de rires et de sifflets dans les gradins. Quelques victimes de l’usurier
sont présentes. Certaines se défoulent en hurlant, évacuant ainsi des années
de vexations ; d’autres restent murées dans un silence non moins implacable.
Le trio a ralenti et se dirige maintenant vers un lion à l’imposante crinière
sombre. Le hasard veut qu’il vienne de la même région d’Afrique du Nord
que le libertus, mais il n’a pas l’air si féroce que ça. Va-t-il négliger cette
proie ? Durant un court moment, l’autre reprend espoir.
Et voilà que surgit un homme muni d’une longue perche. Il s’en sert pour
aiguillonner le fauve qui tressaille et rugit à cette provocation.
Excité de nouveau, le félin s’avance enfin. À chaque pas, sa puissante
musculature se dessine sous le pelage. C’est la mort que l’Africain voit venir
ainsi à sa rencontre. Il hurle et se raidit, mais à quoi bon ?
Les deux esclaves sont plus forts que lui. Rompu à cet exercice, le
premier l’attrape par les cheveux et pousse sa tête en avant pour appâter le
lion. Le second se protège derrière le dos de l’affranchi, mais c’est surtout
pour l’empêcher de reculer, comme s’il s’appuyait contre une porte pour
bloquer son ouverture. Il maintient fermement les mains du malheureux et
attend l’impact, tête baissée.
L’animal ne rugit plus et s’apprête à bondir. Le public retient son souffle.
Le silence semble absolu, mais le condamné pousse encore un cri déchirant
avant de fermer les yeux.
Tout se passe alors en un éclair. Les esclaves lâchent leur prise et
prennent leurs jambes à leur cou juste avant que le prédateur fonde sur le
libertus et lui arrache presque d’un seul coup la moitié du visage. Les
spectateurs exultent en espérant que celui-ci ne va pas mourir trop vite, et
c’est le cas. Le lion n’est pas dans la savane et prend son temps. À un certain
moment, il lève la tête et regarde la foule, la truffe rouge de sang, la gueule
entrouverte. On dirait qu’il attend son approbation pour achever enfin cette
victime qui continue de se débattre, bien qu’elle ressemble de moins en
moins à un être humain. À moins qu’il n’ait plus envie de s’amuser avec
elle ?
Un nouveau coup d’aiguillon le convainc d’achever sa besogne. Il attrape
son jouet par la nuque et le secoue violemment. La tête de l’homme pend sur
le côté dans une position inconcevable. Encore un spasme dans les jambes
restées intactes, et puis c’est la fin.
Le félin entreprend alors de déchirer le ventre du cadavre, mais cela
n’intéresse plus le public.
Curiosité

Le spectacle de la mort
La scène à laquelle nous venons d’assister est un classique dans toutes les
villes de l’Empire. Face à une telle barbarie, on est en droit de se demander si
les Romains étaient des êtres inhumains, comme on l’entend dire si souvent.
Il faut cependant tenir compte de deux choses. À commencer par l’époque :
c’est ainsi que l’on vivait alors.
Les Étrusques pratiquaient des sacrifices humains. Les Celtes avaient
pour habitude de récupérer les têtes de leurs ennemis vaincus pour les clouer
aux poutres des maisons. Dans le cas d’adversaires particulièrement
valeureux, elles étaient embaumées avec de l’huile de cèdre et conservées de
génération en génération. On en exposait aussi à l’entrée des villages et des
lieux sacrés (comme à l’oppidum d’Entremont, aux portes d’Aix-en-
Provence). À Marseille, le musée d’Archéologie méditerranéenne conserve
un linteau de pierre provenant d’un célèbre sanctuaire celte mis au jour à
Roquepertuse, toujours dans les Bouches-du-Rhône. Ce témoignage
exceptionnel présente de nombreuses cavités céphaliformes où l’on présentait
les crânes d’ennemis qui s’étaient montrés particulièrement dangereux.
À peu près à la même période en Chine, la carrière militaire et
l’ascension sociale d’un soldat dépendaient du nombre de têtes qu’il avait
coupées. Pour des raisons pratiques, les oreilles tranchées sur le champ de
bataille faisaient office de preuve. Par ailleurs, nous avons déjà dit que les
Aztèques vendaient esclaves et prisonniers pour qu’ils soient sacrifiés. Et les
exemples ne s’arrêtent pas là…
Les Romains appartenaient simplement à un monde très différent du
nôtre. Le Colisée servait certes aux exécutions publiques, mais n’oublions
pas que celles-ci ont perduré un peu partout jusqu’à une époque récente : en
France, la dernière eut lieu en 1939 devant la prison de Versailles, et c’est un
meurtrier d’origine allemande qui fut guillotiné. Dans la Rome des papes, le
lieu du châtiment dépendait du supplice. Sur le Campo dei Fiori on brûlait les
hérétiques ; dans le quartier du Trastevere on coupait des mains ; sur le pont
Saint-Ange on pendait, on écartelait et on décapitait. Sur la Piazza del
Popolo, les exécutions faisaient partie des festivités du carnaval et s’avéraient
particulièrement atroces : on frappait les condamnés sur les tempes à coups
de marteau jusqu’à ce que mort s’ensuive, et il en alla ainsi jusqu’en 1826,
quand fut introduite la guillotine.
À la réflexion, la violence et les litres d’hémoglobine que nous proposent
la télévision et Internet sont en quelque sorte la version moderne des
exécutions « divertissantes » du Colisée. Mais en quoi consistaient
précisément ces divertissements ?
Les scénarios étaient aussi variés que déconcertants. Il y avait des mises à
mort toutes simples, si l’on peut dire, comme celle à laquelle nous venons
d’assister. Mais lorsqu’on était livré aux lions, on pouvait aussi être ligoté à
un pieu fixé sur une sorte de brouette en forme de char, laquelle était poussée
ensuite vers les bêtes. Les flots de sang que l’on voit jaillir sur certaines
mosaïques témoignent de la sauvagerie de tels spectacles.
Les organisateurs savaient ménager des surprises et jouer avec les nerfs
du public. Ils proposaient des mises en scène spectaculaires inspirées
d’épisodes mythologiques ou historiques, sur le principe d’un tableau vivant
où la mort était le point d’orgue. Dans ses Vies des douze Césars, Suétone
raconte ainsi comment un homme tint le rôle d’Icare sous le règne de Néron :
il fut « lancé dans les airs au moyen d’une machine qui devait permettre de
simuler le vol aérien », et lorsqu’il s’écrasa au sol « son sang rejaillit jusque
sur l’empereur ». D’autres se retrouvaient dans la peau de Caius Mucius
Scaevola, qui avait plongé la main dans le feu, ou dans celle d’Attis, qui
s’était émasculé ; d’autres encore subissaient le châtiment d’Ixion, qui
tournait sans fin sur une roue enflammée.
Martial raconte que durant les fêtes d’inauguration du Colisée on
reconstitua le mythe d’Orphée, qui avait su charmer les animaux sauvages au
son de sa lyre. Dans l’arène, un garçon se retrouva entouré de rochers et
d’arbres qui semblaient surgir de terre — l’un des nombreux effets spéciaux
de l’époque —, mais aussi de bêtes diverses qu’il fut bien incapable
d’apaiser. Sous les yeux des spectateurs hilares, il « périt déchiré par un ours,
son ingrat auditeur ». Et Martial d’ajouter : « Le fait n’est pas moins réel que
le récit de la fable est mensonger. »
Le sort qu’avait subi Prométhée pour avoir dérobé le feu aux dieux afin
d’en faire profiter les humains inspira lui aussi un châtiment, mais ce n’est
pas un aigle qui vint dévorer le foie du supplicié : on l’offrit simplement à un
ours, certes rapporté de Calédonie (l’actuelle Écosse).
Les femmes n’étaient pas épargnées par ces macabres fantaisies. Sous les
règnes de Néron et de Titus, par exemple, certaines étaient contraintes de
s’accoupler avec un taureau censé représenter le Minotaure.
Les animaux participaient à d’autres genres de scènes où ils n’étaient
confrontés qu’à des acrobates, mais ces derniers ne s’en sortaient pas vivants
à chaque fois. Il leur fallait échapper à des lions en se cachant derrière une
porte tambour ou dans un panier qui tournoyait autour d’un poteau. D’autres
provoquaient des ours en sautant par-dessus à l’aide d’une perche.
Peut-être moins impressionnante que la damnatio ad bestias mais
certainement plus perverse, la damnatio ad gladium mettait face à face deux
condamnés armés de glaives pour un combat mortel. Le survivant affrontait
un autre condamné, et ainsi de suite. Un tel sort était-il préférable à la mort
par le feu ? En effet, beaucoup de gens étaient brûlés vifs. Certains étaient
couverts de vêtements imbibés d’une substance inflammable et leurs atroces
contorsions étaient censées offrir une chorégraphie grotesque. D’autres
mouraient sur le bûcher, notamment des chrétiens.
Précisons à cet égard que contrairement aux idées reçues aucun d’eux
n’est mort au Colisée sous Néron. Et pour cause : il n’existait pas encore. Les
exécutions de chrétiens ordonnées par le tyran se déroulaient dans le cirque
privé qu’il avait fait construire pour les courses de chars, là où se trouve
aujourd’hui le Vatican. Beaucoup y furent immolés, mais aussi crucifiés ou
couverts de peaux de bêtes puis jetés à des chiens affamés… L’histoire veut
que saint Pierre ait été tué et enterré ici, ce qui explique l’édification de la
basilique à cet emplacement.
Les persécutions de chrétiens firent d’innombrables victimes du temps de
Néron et après, mais elles périrent surtout dans les grands amphithéâtres de
l’Empire et aucune source ne fait mention du Colisée.
13 heures

Déjeuner sur le pouce dans


une popina
De retour dans la rue, nous suivons machinalement trois esclaves qui
marchent en file indienne. Chacun porte une amphore sur l’épaule. Ils sont
sûrement en train d’effectuer des livraisons. Malgré le poids de leur fardeau,
ils se faufilent habilement entre les passants.
Profitant de cette trouée, nous avançons beaucoup plus vite à présent. Du
coin de l’œil, nous voyons défiler devantures de boutiques et entrées
d’insulae. Tout à coup, l’un des hommes s’arrête devant l’entrée d’une
caupona. Il se fait connaître du gérant et disparaît à l’intérieur. Les deux
autres l’attendent et posent leurs amphores par terre pour reprendre leur
souffle. Nous jetons un regard furtif à l’intérieur de ce qui s’avère être une
auberge, avec restaurant au rez-de-chaussée, chambres à l’étage et même un
« garage » pour les clients — enfin, plutôt une écurie !
Depuis la rue, nous apercevons quatre pièces avec des lits triclinaires.
L’une d’elles est occupée. Bizarre, car les salles à manger comme celles-ci ne
servent en général que le soir, pour des repas importants. Mais peut-être a-t-
on organisé aujourd’hui un déjeuner d’affaires ou fête-t-on quelque chose.
Une servante sort de ce triclinium avec un pichet à la main et referme derrière
elle un rideau pourpre qui protège les convives des regards indiscrets.
Nous emboîtons de nouveau le pas à nos trois esclaves. Le premier
carrefour nous offre l’occasion de découvrir les passages pour piétons à la
romaine. Il s’agit d’une succession de gros blocs de pierre placés en travers
de la chaussée. Ils permettent de traverser à sec, tels des gués, lorsqu’il pleut
très fort et que les rues se transforment presque en torrents.
Deuxième arrêt de nos livreurs, cette fois dans une taberna vinaria. Elle
se résume à de petits pichets accrochés à l’entrée sur une longue barre de
bronze, à un long comptoir et à quelques amphores sur un râtelier. Bref,
l’endroit idéal pour boire un verre de vin et avaler un morceau sur le pouce.
Un bistrot, en quelque sorte, sauf qu’avant de repartir on ne pourra pas
commander d’espresso !
Le tenancier réceptionne la deuxième amphore et en rend une vide. Il en
reste donc une à livrer. Où va-t-elle nous conduire ?
Passé le portique de Livie, les esclaves s’arrêtent à une bifurcation. Ils
sont parvenus à destination. Un vaste local particulièrement bien placé profite
de deux entrées donnant sur les rues qui convergent. Contrairement à la
taberna vinaria, ici on peut boire et manger assis.
De nos jours, la plupart des guides touristiques qualifient ce type
d’établissement de thermopolium dans leurs pages consacrées à des sites
archéologiques, mais si en cette année 115 vous demandez à un passant de
vous indiquer un thermopolium, il ne comprendra pas et vous regardera d’un
air ahuri : c’est un mot d’origine grecque que l’on n’emploie pas dans la
Rome impériale. Les Romains, eux, parlent de popina.
De nombreuses personnes mangent à l’extérieur, assises sur des bancs
disposés contre le mur, ce qui provoque évidemment quelques
encombrements sur le trottoir. L’hôte profite de cette terrasse pour servir le
plus de monde possible et gonfler sa recette. De leur côté, les consommateurs
jouissent du spectacle de la rue.
Avant même d’entrer, nous sommes accueillis par des odeurs de cuisine
qui nous mettent l’eau à la bouche, en particulier celle de la viande en train de
mijoter avec du romarin. On se croirait dans une de nos trattorias. Des
hommes et des femmes sont attablés. Un comptoir en L revêtu de plaques de
marbre blanc veiné de bleu canalise les gens à l’entrée. Le petit côté donne
directement sur la rue.
Une fille sert les plats et les boissons aux clients qui font la queue. Elle
est jolie et le patron le sait ; c’est bien pour ça qu’il lui a confié cette tâche.
Elle travaille vite, attrapant les verres et les pichets rangés sur de petites
étagères en marbre disposées en escalier contre le mur. Mais ce qui intéresse
vraiment la clientèle masculine, c’est de pouvoir lorgner son généreux
décolleté quand elle se penche. Et elle se penche souvent, non pas pour
s’exhiber mais pour rincer rapidement les assiettes dans la vasque qui tient
lieu d’évier sous le comptoir, alimentée par une conduite qui ne déverse
cependant qu’un mince filet d’eau ; aussi des restes de nourriture et les
résidus de graisse flottent-ils à la surface.
Ce petit bassin (visible de l’extérieur par une ouverture cintrée) et les
étagères en escalier sont typiques des popinae de l’Empire et permettent de
les reconnaître de loin.
Le dessus du comptoir est percé de larges trous qui correspondent aux
cols de grandes jarres pansues (dolia) encastrées dans la maçonnerie. Que
contiennent-elles ? Un serveur placé à côté de la fille nous le révèle. À l’aide
d’une louche (trulla), il sort de l’épeautre de l’une d’elles et des olives d’une
autre. Peu après, il tire du vin d’un troisième dolium pour en remplir une
casserole posée sur un petit brasier. Ce vin sera donc bu chaud.
Quelques gouttes sont tombées sur le marbre ; elles ne sont pas perdues
pour tout le monde, les mouches sont déjà en train d’y goûter. Il y en a
partout dans cette popina. Un peu plus loin, dans un coin, voici le four où
l’on fait cuire différents types de pain et des spécialités de la maison. Nous
embrassons la salle du regard. Les murs sont couverts de fresques et des
inévitables graffitis laissés par les clients. Les sièges et les tables sont presque
comparables aux nôtres. Ici, pas de lits triclinaires. En principe, c’est le soir
et à l’occasion d’un banquet que l’on prend son repas allongé sur un lectus
tricliniaris. Au déjeuner, les Romains mangent généralement assis. Nous
savons en outre que de nombreuses popinae disposent d’une cour intérieure
offrant un peu plus de tranquillité aux convives, ce qui ne semble pas être le
cas pour cet établissement.
La clientèle est assez variée. Installé à l’écart, un couple parle à voix
basse, les yeux dans les yeux. Là-bas, un homme seul détache avec une
lenteur exaspérante une cuisse de volaille. Derrière lui, deux soldats
s’esclaffent en tapant du poing sur la table. L’un d’entre eux a la mâchoire
supérieure édentée. Un chien se promène entre les tables, ce doit être celui de
la maison. Sa présence est précieuse puisqu’il dévore toute nourriture qui
traîne par terre.
Légumes, œufs durs, olives, fromage de chèvre ou de brebis, anchois en
saumure, oignons, brochettes, poisson grillé, figues sont les ingrédients qui
composent le repas de midi. Les Romains l’appellent prandium, et il est
plutôt frugal.
Nous remarquons une drôle de fresque : on y voit une assiette contenant
des légumes, un verre avec des olives, ainsi que deux objets ronds — des
grenades ou des cymbales. Les archéologues en ont retrouvé une semblable
dans une popina de la Via di Diana, sur le site d’Ostia Antica. Beaucoup
pensent que c’était une sorte de menu peint sur le mur pour que tout le monde
puisse le voir, mais il s’agissait plus sûrement d’une représentation
symbolique de ce que proposait l’établissement, avec peut-être de la bonne
musique.
Le bruit de coups rythmés attire notre attention. À côté du comptoir, le
serveur écrase quelque chose dans un mortier. La curiosité nous pousse à
nous approcher. La casserole a disparu du fourneau. Il a servi le vin chaud et
prépare un autre breuvage : le conditum (ou piperatum), très prisé dans les
popinae. C’est toujours du vin, mais on y ajoute du poivre, d’autres aromates
ainsi que du miel, et parfois on l’allonge avec de l’eau chaude.
Le garçon a terminé sa préparation et verse le conditum dans des coupes
qui attendent sur le comptoir. Une fille les récupère et se dirige vers une table
occupée par deux hommes. La fille a de grands yeux noirs en amande, de
beaux cheveux bouclés qui lui descendent jusqu’aux épaules, une poitrine
opulente et des hanches larges qui trahissent des origines « exotiques ». Elle
pose les coupes sur la table et s’apprête à repartir, mais l’un des compères la
retient par le bras et l’attire vers lui. Ce client-là est sacrément baraqué. Il a le
crâne rasé, à l’exception d’une petite touffe juste au-dessus de la nuque — le
signe distinctif des lutteurs. Quelques mots, un clin d’œil complice… Pas
besoin d’être devin pour comprendre ce qu’il veut…
La fille sourit mais retire la main qui court déjà sur ses seins. Elle regarde
le patron, concentré sur ses additions. Il lève le nez une seconde, fait signe
que oui et replonge dans ses calculs. Alors elle se dirige au fond de la salle
avec le lutteur et soulève un rideau derrière lequel se cache un petit escalier
de bois. Il mène à l’incontournable soupente prévue pour les ébats entre
serveuses et clients. Ces pratiques sont tout à fait normales, voire banales.
Personne n’aurait l’idée d’y voir une inconduite, ce qui vous donne une idée
du statut du personnel féminin dans les popinae et les cauponae. Si l’endroit
est dirigé par une patronne, on la tiendra elle aussi pour une femme facile ; et
si elle a des filles, celles-ci ne seront pas mieux loties.
À l’étage, l’homme ne prend même pas la peine de se déshabiller. D’en
bas, les consommateurs entendent parfaitement ses grands coups de boutoir,
et ça fait sourire les deux soldats installés près de l’escalier. Celui à moitié
édenté lève les yeux, fait mine de hurler à la lune et finit par éclater de rire.
Quand l’homme redescendra avec la fille, ce qui ne saurait tarder, il devra
payer son déjeuner mais aussi la « prestation ». Il sait que cet extra ne lui
coûtera pas plus de 8 as, soit le prix d’un pichet de vin — et encore, de vin
ordinaire.
Mais quelle est la valeur d’un as ? Quelle est celle d’un sesterce ? Et
combien de sesterces faut-il débourser pour les dépenses courantes ?
Curiosité

Combien vaut un sesterce ?


La question revient souvent. La réponse n’est pas simple car la valeur du
sesterce a évolué au fil des décennies en fonction des crises monétaires et de
l’inflation. Nous allons tout de même tenter de l’évaluer.
Les pièces de monnaie qui circulent sur tout le territoire de l’Empire
romain sont, de la plus forte à la plus faible, l’aureus (en or), le denarius
(denier d’argent), le sesterce (en bronze), le dupondius (en bronze), l’as (en
cuivre), le semis (en cuivre) et le quadrant (en cuivre).
Selon le système monétaire fixe instauré par Auguste en 23 avant J.-C. :
1 sesterce = 2 dupondii = 4 as = 8 semis = 16 quadrants.
Le sesterce, qui se situe dans une fourchette intermédiaire, est parfait
pour les achats de tous les jours. Pour les dépenses plus importantes on utilise
le denier, qui vaut 4 sesterces, ou l’aureus, qui en vaut 100.
Voyons maintenant ce que l’on peut acheter avec un sesterce. Pour cela,
il faut examiner les textes anciens et les inscriptions recensées sur les sites
archéologiques, à commencer par les murs de Pompéi. On y a découvert une
large gamme de prix. La plupart du temps ils sont indiqués en as, mais rien
n’est plus facile que de les convertir en sesterces. Nous savons qu’au Ier siècle
de notre ère le sesterce équivalait à 2 euros, et il en va de même au début du
siècle suivant, sous le règne particulièrement prospère de Trajan.
En parcourant la liste ci-dessous, vous serez surpris de constater de
nombreuses analogies avec les prix actuels :
1 litre d’huile d’olive = 3 sesterces = 6 euros
1 litre de vin ordinaire = 1 sesterce = 2 euros
1 litre de vin de qualité supérieure = 2 sesterces = 4 euros
1 litre de vin de Falerne = 4 sesterces = 8 euros
1 miche de pain de 1 kilo = ½ sesterce = 1 euro
1 kilo de blé = ½ sesterce = 1 euro
1 bol de soupe = ¼ sesterce (1 as) = 0,50 euro
1 entrée aux thermes = ¼ sesterce (1 as) = 0,50 euro
1 tunique courante = 15 sesterces = 30 euros
1 mule = 520 sesterces = 1 040 euros
1 esclave = 1 200 à 2 500 sesterces = 2 400 à 5 000 euros
Les sources de l’Antiquité fourmillent de curiosités. Nous savons qu’un
citoyen de la classe moyenne se promène avec sur lui quelque 30 sesterces,
que dans la Rome de Trajan 6 sesterces permettent de nourrir
quotidiennement et correctement une famille de trois personnes mais qu’un
individu aisé doit pouvoir disposer d’au moins 20 000 sesterces par an pour
ses besoins « vitaux », soit plus de 50 par jour.
Attention ! De telles estimations ne sauraient valoir pour toute la durée de
l’Empire romain. L’exemple le plus frappant est celui du blé. Au Ier siècle de
notre ère il fallait 3 sesterces pour en acheter 1 modius (6,5 kilos), mais à la
fin du IIIe siècle il en fallait 240 ! Cette denrée était donc devenue quatre-
vingts fois plus chère !
Les monnaies romaines représentent toujours le portrait de l’empereur vu
de profil (et parfois celui de l’impératrice). En l’absence de télévision, de
journaux et de photos, elles ont l’immense avantage de faire connaître à la
population les traits de son chef suprême, au même titre que les statues et les
bas-reliefs. Ce système est si efficace que dès l’avènement d’un nouvel
empereur on frappe à son effigie des pièces que des courriers impériaux
acheminent très rapidement aux quatre coins de l’Empire.
Elles sont la meilleure preuve que le pouvoir a changé de main.
13 h 15 - 14 h 30

Tous aux thermes !


Notre en-cas englouti, nous voici sur le Clivus Suburanus. Le nez en l’air,
nous remarquons quelques panaches de fumée aussitôt dispersés par le vent.
Ils semblent tous provenir du même endroit. Un incendie ? Non,
apparemment. Ce ne sont pas de gros tourbillons de fumée noire ; on dirait
plutôt les fines colonnes régulières produites par un grand établissement
thermal.
Quand on y réfléchit, le ciel est toujours propre dans les représentations
de la Rome antique. Il y manque pourtant ce détail crucial.
La fumée provient d’énormes foyers alimentés en permanence, et qui
dévorent chaque jour des tonnes de bois. À ce propos, voilà encore une chose
à laquelle on songe rarement : l’énorme quantité de bois nécessaire à une
ville aussi peuplée que l’Urbs — pour la cuisine, le chauffage, les crémations,
les activités artisanales, la construction, la fabrication de lits, de tables, de
chariots… Et le bois est donc indispensable au bon fonctionnement des
innombrables bains publics de la capitale, véritables monstres
antiécologiques qui dévorent des forêts entières, jour après jour, mois après
mois, année après année, siècle après siècle. Pour nous qui venons du
XXIe siècle, l’odeur du bois en train de brûler évoque un bon feu de cheminée
ou le four d’une boulangerie traditionnelle. Pour un Romain, elle signale
aussi la proximité d’un lieu où il va pouvoir se laver.
Nous nous dirigeons vers les panaches de fumée. Rome compte beaucoup
de petits établissements de bains (balnea), mais le complexe que nous nous
apprêtons à découvrir est bien différent : les grands thermes de Trajan sont
une merveille d’ingénierie, d’art et d’architecture.
Au début du Ier siècle avant J.-C., un riche entrepreneur du nom de Caius
Sergius Orata révolutionna la pratique des bains avec l’invention de
l’hypocauste, système de chauffage par le sol. Voici l’histoire. Sur la côte des
champs Phlégréens, pas très loin du Vésuve, les habitants se soignaient
depuis des générations en utilisant la vapeur des sources chaudes, à une
température de 60 degrés. Elle était canalisée vers de petites pièces où l’on
transpirait abondamment (d’où leur nom de laconica, « étuves »). Les
Romains pensaient que ces bains de vapeur favorisaient l’expulsion des
humeurs viciées du corps.
Caius Sergius Orata comprit que si l’on pouvait imiter la nature en
alimentant des foyers souterrains et en faisant circuler la chaleur sous le
plancher et dans les murs creux pour stimuler la transpiration, il n’y aurait
plus besoin de sources naturelles ; n’importe quel endroit ferait l’affaire.
C’est ainsi que seraient nés les thermes (thermae). Ils sont nombreux à avoir
vu le jour à Rome, notamment à l’initiative des empereurs. Ceux que nous
allons visiter sont pour l’heure les plus grands de la capitale, et même du
monde antique. Il faudra attendre plusieurs décennies pour en voir de plus
vastes.
Nos pas nous portent tout droit vers l’entrée des thermes de Trajan, situés
près du Colisée, sur la colline de l’Oppius. Au bout de la rue se dresse un
imposant bâtiment avec colonnes et toitures percées de hautes fenêtres. Nous
n’avions encore rien vu de pareil. Les murs qui courent de chaque côté sont si
longs que même en nous approchant nous n’en voyons pas la fin. Divers
édifices dépassent de cette muraille blanche qui s’avère être le mur d’enceinte
de ce gigantesque complexe thermal.
Nous faisons la queue pour entrer. Il y a de tout : des hommes, des
femmes, des vieux, des enfants, des artisans, des soldats, des riches, des
esclaves… Les thermes de Rome rapprochent les populations les plus
diverses. On se croirait parmi la foule hétéroclite d’une gare. Nous avançons
assez vite. Chaque personne remet une pièce à un esclave qui la dépose
aussitôt dans un petit coffre en bois. L’accès aux thermes n’est pas gratuit : il
nous en coûte un quadrant. Rappelez-vous, cela représente le quart d’un as ;
c’est donc vraiment bon marché. Mais une fois à l’intérieur nous devrons
payer pour tout — vestiaire, massage ou même le simple fait de se baigner.

Les thermes de Trajan


Passé le vestibule, la première impression est extraordinaire. Nous
débouchons sur un portique encadrant un vaste espace à ciel ouvert qui n’est
autre qu’un immense bassin ! Imaginez la place Saint-Marc submergée par
l’acqua alta, avec ses arcades se reflétant dans l’eau. Nous avons devant nous
la natatio, une piscine à température ambiante d’un mètre de profondeur. Elle
constitue l’une des étapes du parcours thermal, mais on s’y immerge aussi
pour se détendre, bavarder ou se rafraîchir quand la chaleur devient
insupportable en été. Des baigneurs papotent tranquillement, d’autres
personnes sont assises au bord de la piscine, les jambes dans l’eau, ou au pied
des colonnes.
Nous flânons autour du bassin, croisant des hommes et des femmes tout
habillés ou à peine couverts. Les reflets de l’eau habillent les murs de voiles
soyeux qui glissent sur les fresques du portique et sur les stucs. De grandes
statues en marbre peint peuplent les niches.
Des jeunes gens s’aspergent ou se poursuivent dans la natatio, des
enfants jouent avec leur père, de hauts personnages entourés de leurs esclaves
et de leurs clientes sont en pleine conversation. Mais nous ne voyons pas le
moindre nageur. Pas à cause de la faible profondeur : simplement parce que
presque personne ne sait nager dans l’Empire romain. La natation n’entre pas
dans le champ de l’éducation sportive.
Nous passons ensuite dans une immense cour intérieure. Nous
comprenons à présent pourquoi ces lieux impressionnent tout le monde. En
principe, un tel établissement n’est constitué que d’un seul édifice. Or les
thermes de Trajan sont si vastes qu’ils ne sont pas devant nous mais autour de
nous : ils sont à eux seuls une ville dans la ville, ils n’ont pas les dimensions
d’une banale fête foraine mais celles d’un Disneyland. Une telle comparaison
n’est pas farfelue puisqu’ils sont consacrés au plaisir et au divertissement.
D’ailleurs, on dit parfois des thermes romains qu’ils étaient les « villas du
peuple ».
Quelle est la capacité d’accueil de ceux de Trajan ? Les estimations
actuelles tournent autour de 3 000 personnes, un chiffre parfaitement
plausible au vu de leur superficie. Le complexe balnéaire lui-même est
entouré de jardins, de bosquets, de statues et de fontaines. Vient ensuite le
mur d’enceinte, constitué d’un interminable portique, avec aux quatre angles
des salles semi-circulaires (ou « exèdres »). Elles sont couvertes d’un demi-
dôme évoquant la valve d’un gigantesque coquillage. Leurs lignes
incroyablement modernes font penser à l’opéra de Sydney. Voyons ce que
cachent ces architectures futuristes…
Nous approchant de la première exèdre, nous réalisons qu’il s’agit d’une
bibliothèque agrémentée d’immenses fenêtres. Imaginez le Panthéon de
Rome, coupez-le en deux, et vous aurez une idée assez précise du décor dans
lequel nous nous trouvons actuellement. De grandes tables de lecture en
marbre blanc sont disposées au centre. Cette bibliothèque abrite les textes en
latin. En face d’elle, à 300 mètres de là, une autre réunit les œuvres grecques.
Autrement dit, les thermes sont consacrés tout à la fois aux plaisirs du corps
et à ceux de l’esprit, illustrant la célèbre formule de Juvénal : « Mens sana in
corpore sano. — Un esprit sain dans un corps sain. »
Les deux autres demi-coupoles couvrent des nymphées revêtus de
marbres et de mosaïques, tandis que l’eau jaillit de niches disposées en arc de
cercle autour des bassins. L’énorme quantité d’eau nécessaire aux thermes et
aux fontaines provient d’une immense citerne, baptisée les « Sept Salles » et
conçue par Apollodore de Damas. En réalité, elles sont au nombre de neuf et
continuent de nous impressionner dix-neuf siècles plus tard. Ces salles
immenses reliées entre elles se succèdent sur des dizaines de mètres. Les
plafonds voûtés s’élèvent à une hauteur équivalente à celle de trois étages. La
citerne, qui pouvait contenir près de 8 000 mètres cubes, était alimentée par
un aqueduc réservé à cet usage.
Nous poursuivons nos déambulations. Le mur d’enceinte s’incurve pour
accueillir une sorte de théâtre, avec des gradins en demi-cercle autour d’une
arène où sont organisés spectacles et compétitions diverses.
Dans ce monde à part que sont les thermes de Trajan, il y a vraiment de
tout : ici des jongleurs sont en train de se produire devant un petit groupe de
curieux, là des gens sont attablés sous le portique, et ce n’est pas le seul
endroit où l’on peut manger. Plus loin, une fille adossée à une colonne est
clairement à la recherche de clients. Les thermes sont décidément un
microcosme où l’on retrouve de nombreux aspects de la vie romaine, et pas
toujours les plus glorieux. Prenez cet homme qui s’éloigne furtivement vers
la sortie, une tunique et une toge sous le bras : nul doute que c’est un voleur.
Nous sommes curieux de découvrir l’ambiance qui règne dans la partie
balnéaire à proprement parler. Nous nous dirigeons donc vers le grand
bâtiment situé au centre. Au niveau des toitures, de petits évents sont destinés
à évacuer l’air chaud qu’on respire à l’intérieur, d’où les minces rubans de
fumée que nous avions remarqués de loin.
Un peu de sport pour commencer
Voici d’abord le vestiaire (apodyterium). À l’entrée, nous remettons un
quadrant à un employé pour la garde de nos vêtements (on a vu ce qui se
passe quand on les laisse traîner). Il nous faudra débourser le double (soit ½
as) pour accéder aux bains, puis nous devrons remettre la main à la poche si
nous voulons une serviette, et de nouveau si nous souhaitons un massage…
Chose étonnante, les femmes paient plus cher que les hommes (un as pour
pouvoir entrer dans l’eau). Mais peut-être ces derniers sont-ils favorisés du
fait qu’ils viennent plus souvent. Quant aux enfants, aux soldats et aux
esclaves, ils entrent gratuitement.
Le vaste apodyterium est couvert de stucs et de marbres polychromes.
Une grande mosaïque représentant un triton décore le centre du pavement. Il
n’y a que des hommes : la mixité ne vaut pas dans les vestiaires. Assises sur
le banc qui court tout autour, les personnes présentes discutent entre elles. Il y
a là de gros chauves à la peau très blanche et des types tout maigres à la peau
mate. Quelqu’un se laisse déshabiller par ses esclaves — un nanti, c’est
certain. Ceux qui ne souhaitent pas payer pour la surveillance de leurs
vêtements peuvent les entasser dans des niches au-dessus du banc.
Devons-nous tout enlever ? Non. On peut conserver sa tunique, pour ne
pas prendre froid pendant les exercices physiques, ou une sorte de pagne en
cuir noir (nigra aluta, selon l’expression de Martial) qui rappelle vaguement
le costume de Tarzan. Mais la plupart des gens portent le sous-vêtement
classique dont nous avons parlé en début de matinée (subligar).
Nous voici prêts pour la première étape : la palestre (ou le gymnase, si
vous préférez). Le plan des thermes de Trajan observant une parfaite
symétrie, il y en a deux, l’une et l’autre à ciel ouvert. Un tableau insolite
s’offre à nous. On saute, on court, des lutteurs se roulent par terre. La règle de
base est simple : faire de l’exercice permet de se maintenir en forme mais
surtout d’amorcer le processus de sudation, car transpirer sera le principal
objectif dans les salles suivantes.
C’est la première fois que nous voyons autant de femmes depuis que nous
sommes arrivés. Elles jouent au ballon avec des hommes ou courent en
faisant rouler un cerceau (trochus). Le tintement des petits anneaux de métal
fixés sur l’arceau sert de signal sonore pour dégager le passage devant soi.
Mais revenons à la partie de ballon. Une corde a été tendue entre deux
poteaux : nous avons devant nous l’ancêtre du beach-volley ! Il existe au
moins trois sortes de balles (pila) : la pila paganica garnie de duvet, la pila
harpasta pleine de sable et la pila follis remplie d’air (vraisemblablement
grâce à une petite chambre en boyau). Les jeux varient selon la balle utilisée.
Sénèque décrit le datatim ludere, analogue au jeu de la balle empoisonnée,
dans lequel on doit être prêt à attraper ladite balle sans la laisser tomber puis
la relancer aussitôt. Il y a aussi l’expulsim ludere, ancêtre du handball, et le
trigon : trois joueurs se placent aux sommets d’un triangle dessiné sur le sol
et se lancent la balle sans prévenir. Chacun doit la renvoyer comme il peut à
son voisin en la frappant de la main, et sans la bloquer. Bien souvent, deux
joueurs se liguent contre le troisième en l’assaillant de coups. Des esclaves
ramassent les balles tombées au sol et comptent les points.
Dans un coin de la palestre, un petit groupe de curieux encouragent deux
lutteurs. Leurs corps sont enduits d’huile pour donner le moins de prise
possible à l’adversaire. Des gymnasiarques sont là pour leur donner des
conseils.
De l’autre côté de la cour, trois femmes font des exercices de musculation
avec de lourdes masses de plomb ou de pierre en forme de poignées
(halteres). La modernité de cette scène est déconcertante. Le but est de
renforcer les bras et de raffermir la poitrine.
Certains hommes les observent, échangeant quelques commentaires
amusés à voix basse. La torsion du haut du corps et le soulèvement de la cage
thoracique au cours de tels exercices exaltent en effet les courbes, sans parler
des fesses et des cuisses, souvent dénudées. Les femmes qui jouent au ballon
portent une tunique ou un simple « bikini », mais le résultat est le même : les
seins se balancent et se découvrent, attirant inévitablement l’œil de ces
messieurs. Pas étonnant que la fréquentation féminine dans les thermes ait
longtemps fait débat.
Au IIe siècle avant J.-C., les sexes ne s’y mélangeaient pas. Mais cette
règle n’était plus guère appliquée au siècle suivant, à l’époque de Cicéron, et
l’on se souvient encore de ses diatribes en faveur de son abandon. D’ici à
quelques années, l’empereur Hadrien tentera d’interdire la mixité en imposant
des parcours ou des horaires différents. En principe, les femmes pourront se
rendre aux bains de l’aube à la septième heure (13 heures) et les hommes de
la huitième heure diurne à la deuxième heure nocturne (14 heures à
21 heures), mais cette répartition ne sera pas respectée.
Sous le règne de Trajan, la « promiscuité » est la norme (sauf dans les
vestiaires, ainsi qu’on l’a vu). Les femmes peuvent choisir entre rester entre
elles ou se baigner avec des hommes. Nous savons que beaucoup préfèrent la
seconde option. De nombreuses voix ne se sont pas moins élevées contre
cette perte des valeurs traditionnelles, de Pline l’Ancien à Quintilien, pour qui
le simple fait d’entrer dans un espace ou un bassin fréquenté par des hommes
rendait la femme coupable d’adultère. Nombreux ont été les scandales,
comme à l’époque où sont apparus les seins nus sur nos plages. Et que dirait
Quintilien aujourd’hui en entrant dans un sauna mixte ?
Tandis que nous terminons notre visite du gymnase, quelle n’est pas notre
surprise en voyant un homme taper dans un véritable punching-ball (un sac
rempli de farine ou de sable) ; et ce n’est rien à côté de ces deux femmes à la
musculature développée engagées dans un combat de lutte.
Nous sommes également intrigués par un groupe de gymnastes. Tandis
qu’ils sont debout en train de bavarder tranquillement, leurs esclaves les
nettoient. Ils emploient une méthode infaillible pour les débarrasser de la
sueur mélangée aux résidus d’huile de massage. Après avoir couvert leur
corps de sable fin, ils l’étrillent littéralement à l’aide d’un strigile (strigilis) :
un racloir qui ressemble à une faucille dont on aurait remplacé la lame par
une sorte de gouttière recourbée.
Un peu plus loin, un autre homme est en train de se faire « étriller ». Il est
petit, grassouillet et chauve, mais riche (bien que dans sa résidence de Rome
il ne dispose pas encore de thermes privés alimentés en eau par une de ces
conduites si convoitées). Les gestes du serviteur, qui procède avec une
extrême délicatesse, rappellent ceux d’un barbier. Son maître est entouré
d’esclaves et de clientes qui le suivent depuis l’entrée et l’assistent à chaque
étape. Ses obligés portent serviettes et vases à onguents. Peut-être en
profiteront-ils pour effectuer leurs propres ablutions, si toutefois leur
protecteur leur en laisse le temps.

Tepidarium et caldarium
Nous sommes à présent au cœur même des thermes de Trajan. L’édifice
semble aussi vaste qu’une de nos cathédrales, et d’ailleurs lui aussi est percé
de grandes ouvertures.
Le premier espace qui s’offre à nous est le tepidarium. Il est d’une
superficie moyenne mais d’une très grande hauteur. La chaleur moite y est
tout à fait supportable, et ceux qui pensent s’être assez réchauffés à la palestre
ne s’y arrêtent pas.
La vraie surprise nous attend juste après : c’est le caldarium. La vapeur y
crée une atmosphère irréelle, formant un voile impalpable entre nous et le
plafond. Imaginez une basilique à trois absides et vous aurez une idée de la
taille de cette salle. On s’y sent minuscule, comme écrasé par la
monumentalité des lieux et la hauteur des colonnes.
Les voûtes en berceau révèlent un somptueux patchwork de stucs
polychromes. Scènes mythologiques, motifs végétaux, formes géométriques :
malgré la vapeur, bien des détails se détachent grâce à un savant jeu de
couleurs, même si la palette en est restreinte. Un savant agencement de
panneaux vitrés permet à la lumière naturelle de pénétrer. Nous saisissons
alors que tout le complexe thermal est orienté de façon que les pièces chaudes
bénéficient au maximum de l’ensoleillement. Mieux, un système de double
vitrage a été conçu pour assurer au caldarium la meilleure isolation thermique
possible.
Nous contemplons les murs revêtus de marbres importés de plusieurs
provinces de l’Empire. Aux riches nuances s’ajoutent les incrustations qui
composent de superbes tableaux. Marbre jaune de Numidie, marbre pourpre
de Phrygie, d’autres encore : tous sont précieux. D’énormes chapiteaux
corinthiens finement sculptés dans un marbre blanc coiffent d’imposants
piliers cannelés en marbre jaune. Notre œil descend jusqu’au sol, court sur
une étendue de marbre aux beaux motifs géométriques : on dirait un
échiquier géant, formé de grands cercles et de carrés blancs sur fond jaune.
Du marbre, encore et toujours.
Éblouis par tant de merveilles, nous n’avions pas encore pris conscience
des voix qui résonnent de toutes parts, accompagnées d’un martèlement
incessant. De nombreux usagers portent des sabots de bois pour protéger
leurs pieds du sol brûlant. Des gens assis sur des bancs et des gradins (en
marbre, bien sûr !) transpirent abondamment. Certains fixent la marqueterie
du pavement, ignorant les gouttes de sueur qui leur dégoulinent du nez et du
menton. D’autres s’en agacent mais la laissent couler sur leurs corps pendant
qu’ils fixent la voûte du caldarium. Étant donné la chaleur qui règne ici, il y a
fort à parier qu’en hiver on vient aussi aux thermes pour oublier le froid.
Des hommes et des femmes qui semblent épuisés émergent régulièrement
de passages étroits et viennent se poser ici pour récupérer. Ces couloirs
mènent à l’un des laconica, où la température approche les 60 degrés. Ce sont
les parties les plus chaudes des thermes. Le lacunicum que nous visitons est
un espace circulaire, avec des niches dans lesquelles on vient s’asseoir à tour
de rôle. Ici la chaleur est sèche. Elle provient de l’air brûlant qui circule dans
les murs creux, comme si des dizaines de conduits de cheminée étaient
intégrés dans la maçonnerie. Si nous n’avions ni sabots ni serviettes, nous
risquerions de graves brûlures, tant les parois et le sol sont chauds.
Nous ne tenons pas longtemps dans cette fournaise et retournons au
caldarium, où nous avons la sensation d’être accueillis par une petite brise
fraîche ! Nous cherchons un bassin des yeux. Il y en a trois dans de grandes
niches. Quelle merveille ! Aussi larges que les bassins des fontaines qui
ornent nos places, ils peuvent accueillir pas mal de monde en même temps.
Nous entrons. L’eau est brûlante, mais nous serrons les dents et
descendons quelques marches. Une jeune femme assise sur un gradin en face
de nous sourit en observant nos mouvements peu gracieux. Le temps de nous
habituer à la température, nous réalisons qu’elle est à moitié nue. L’eau qui
lui arrive au nombril ne cache pas son opulente poitrine. Lorsqu’elle se lève
pour sortir, le bandeau d’étoffe qui couvre ses hanches est tellement trempé
qu’il en est presque transparent. La belle enfile ses sabots et s’enveloppe dans
une grande serviette avant de s’éloigner d’une démarche particulièrement
chaloupée.
Ce que nous ne voyons pas, c’est l’infrastructure qui produit la chaleur,
comme si nous étions sur la scène d’un théâtre sans rien distinguer de la
machinerie nécessaire aux changements de décor. En réalité, nous sommes
entourés de torrents d’air chaud. Une véritable fourmilière humaine se cache
sous nos pieds, un labyrinthe de galeries où circulent de malheureux esclaves.
Travaillant dans des conditions aussi pénibles que celles des mécaniciens sur
les bateaux à vapeur, ils alimentent de grands fours à bois qui remplissent
deux fonctions. La première, on l’a dit, c’est de produire l’air chaud qui
circule dans le labyrinthe des vides aménagés dans les murs mais aussi sous
le pavement, supporté par de petits piliers. La seconde, c’est de chauffer les
bassins du caldarium.
Nous sortons de l’eau. Impassible sur son banc, un homme est en train de
négocier un contrat avec son interlocuteur. Nous nous arrêtons un instant
pour l’observer. Malgré sa rougeur et la sueur qui ruisselle sur ses tempes, il
y a de la noblesse dans ses gestes.
Son visage nous dit quelque chose… Mais oui, c’est bien lui ! C’est le
propriétaire de la maison que nous avons visitée de bon matin ! Il est vrai que
les Romains fréquentent les bains pour les nécessités de l’hygiène corporelle,
bien sûr, mais pas seulement. Rappelons que toutes les classes sociales de
Rome y sont représentées. Les thermes sont de ces endroits où l’on joint
l’utile à l’agréable. Les citadins qui en possèdent dans leur domus ne boudent
pas pour autant de tels lieux publics. Bien au contraire ! Ils y nouent des
relations, y traitent des affaires, s’y montrent avec leur cortège de clientes.
Les bains jouent un rôle majeur dans la société romaine, comme les
forums. Rien de tel pour être vu. Même les empereurs les fréquentent, mais
sans doute ne se mêlent-ils pas totalement à la plèbe.
Se sentant observé, le dominus que nous avons reconnu tourne les yeux
vers nous, esquisse un sourire courtois et reprend sa discussion. Il doit penser
que nous faisons partie de ses clientes. Il en a tellement !
Nous ne nous attarderons pas pour entendre ce qu’il raconte : nous avons
trop chaud, il est grand temps d’aller nous rafraîchir dans la salle suivante.
À la sortie du caldarium, nous retrouvons la femme du laconicum, drapée
dans sa serviette et en pleine conversation avec une amie. Les deux
baigneuses partent dans une direction opposée à la nôtre. Elles feront donc
l’impasse sur le frigidarium parce qu’il y fait vraiment froid et que les
violents écarts de température sont déconseillés à la clientèle féminine.

Les grands froids du frigidarium


Le frigidarium est assez semblable au caldarium pour ce qui est de la
décoration, mais il est encore plus grand et plus imposant. À Rome, la
démesure semble décidément sans limites et ne cesse de nous surprendre.
À titre d’exemple, les thermes de Dioclétien, près de la gare Termini,
abritent aujourd’hui une partie du Musée national romain sur plusieurs
niveaux, mais pas seulement : la basilique Sainte-Marie-des-Anges-et-des-
Martyrs occupe l’ancien frigidarium. C’est un lieu extrêmement émouvant.
Les marbres sont d’époque, les énormes colonnes en granit d’Égypte n’ont
pas bougé, et les voûtes d’arêtes rendent fidèlement les volumes que
découvraient les anciens Romains en entrant. Cet incroyable décor transporte
littéralement le visiteur au cœur du faste de l’Empire.
Mais revenons aux thermes de Trajan. Dans un coin du frigidarium, un
homme lit un texte à haute voix. Il y a d’autres documents dans la capsa où
sont rangés les rouleaux de papyrus. C’est sans doute un esclave qui fait la
lecture à son maître, comme le faisait le secrétaire de Pline l’Ancien quand le
célèbre naturaliste se rendait aux bains un demi-siècle plus tôt.
Et voilà qu’un homme qui vient tout juste d’entrer dans le frigidarium
s’écroule. Un « employé » en tunique, sans doute un médecin de service, se
précipite vers lui. Il tente de le ranimer, n’y parvient qu’à moitié et le fait
transporter dans une infirmerie située quelque part dans le dédale de cette
ville d’eau. L’individu a eu un malaise, peut-être même un infarctus — un
classique ici, à force de passer du chaud au froid, et vice versa.
Nombreux sont les Romains qui se rendent aux thermes quotidiennement,
mais certains exagèrent vraiment et font le parcours deux fois, voire trois. On
sait que l’empereur Gordien prenait cinq bains par jour et que Commode, fils
et successeur de Marc Aurèle, en prenait sept ou huit !
Aux infarctus il faut ajouter les commotions cérébrales et les fractures
dues aux chutes sur le marbre mouillé, aussi glissant qu’une patinoire. Les
bains publics ne sont pas non plus très bons pour l’audition, à la longue. Cet
homme devant nous en a certainement fait l’expérience. Certes il n’est plus
tout jeune, mais il n’est pas vieux au point qu’il faille hausser la voix, sinon
crier, pour lui parler. C’est pourtant ainsi que tout le monde s’adresse à lui.
Pour l’heure, il est en train de jouer à la balle avec ses amis dans un bassin
d’eau glacée. Il s’était plaint d’abord d’une perte d’audition dans l’oreille
droite, puis la gauche a été atteinte. Avant longtemps il sera complètement
sourd.
La cause de sa surdité nous a été révélée par les anthropologues qui ont
étudié ses restes. On appelle cela le « syndrome du surfeur ». Cette affection
survient après des séjours prolongés dans des lieux humides et froids. La
paroi osseuse à l’intérieur du canal auriculaire produit une excroissance qui
finit par obstruer le conduit. C’est comme si l’oreille se créait un microclimat
interne en érigeant une barrière contre les agressions récurrentes du froid et
de l’humidité. De nos jours, les marins, les kayakistes et les plongeurs en eau
froide peuvent être touchés par cette maladie que les scientifiques désignent
sous le nom d’« exostose du méat acoustique ».
À l’époque romaine, elle frappe plus souvent les hommes que les
femmes. En effet, nous avons constaté que celles-ci n’entrent presque jamais
dans le frigidarium, évitant ainsi le froid humide et du même coup la surdité.

Massages à la romaine
Après l’atmosphère glaciale du frigidarium, tout le monde se jette dans la
natatio, la grande piscine que nous avons vue en entrant. L’eau doit sembler
brûlante en comparaison ! C’est l’heure du divertissement, mais nous
décidons de ne pas en profiter et de découvrir directement la dernière étape
du parcours thermal : le massage, qui se pratique dans l’unctuarium, sur une
table en marbre.
Elles sont nombreuses dans la salle où nous entrons. Ce qui nous frappe
le plus, c’est le silence relatif par rapport au brouhaha qui règne ailleurs dans
les thermes (excepté dans les bibliothèques). Ici on n’entend plus que le
tapotement des doigts, le battement des mains qui jouent du tambour sur la
peau, la caresse soyeuse de la paume des soigneurs qui enduisent les corps
d’huile. Celle-ci ne sert pas qu’au bien-être des baigneurs, lesquels ont le
regard vide et semblent rêvasser : on l’utilise également à des fins préventives
contre le rhume. Aux thermes, il est donc recommandé de terminer par un
massage, surtout en hiver.
Les masseurs ne sont pas tous des esclaves publics originaires des
nombreuses provinces de l’Empire : les riches viennent souvent avec leur
propre personnel. En voici un, au fond, entouré d’une nuée de serviteurs. Un
premier le masse, un deuxième s’occupe des vases à onguents (unguentarii),
un troisième tend les serviettes, etc. Comble du comble, il arrive même de
voir ces Romains fortunés se faire porter jusqu’à leur litière dans les bras
d’un esclave, une fois les soins achevés, pour s’éviter la fatigue des quelques
mètres à pied jusqu’à la sortie.
Les flacons d’huile sont en verre ou en bronze. L’un d’eux a la forme
d’une tête et d’un buste d’homme, avec le sommet du crâne ouvert en guise
de verseur. Les cheveux ondulés, presque bouclés, et les yeux en amande de
la figure représentée nous laissent supposer que l’objet vient d’Asie. Nous
croyons distinguer des cicatrices sur les joues du personnage. Serait-ce le
signe de reconnaissance d’un peuple étrange habitant quelque contrée
lointaine ? Ainsi, les Huns ne se tailladaient-ils pas le visage ?
L’esclave qui tient cet objet n’en a cure, lui, et il a tôt fait de le soustraire
à notre vue pour le ranger avec les autres : le massage du maître est terminé.
Curiosité

Le génial architecte des thermes


de Trajan
L’homme qui a révolutionné le concept des thermes en construisant ceux
de Trajan est Apollodore de Damas, l’architecte que nous avons croisé au
forum de cet empereur. Son ouvrage a servi de modèle pour la construction
de tous les grands bains publics édifiés ensuite à Rome et dans tout l’Empire
(y compris les célèbres thermes de Caracalla).
Pour mener à bien ce projet monumental, il lui fallait raser tout un
quartier de la capitale. Mais comment faire ? Le sort a voulu qu’un violent
incendie ravage la Maison dorée (Domus Aurea), que s’était fait construire
Néron après celui de l’an 64. Apollodore ordonna que l’on abatte tout ce qui
restait des niveaux supérieurs, ne gardant que les salles voûtées du rez-de-
chaussée afin qu’elles servent de socle aux futurs thermes.
Mais cet espace n’était pas suffisant. (N’oublions pas que nous sommes
sur la colline de l’Oppius.) L’architecte fit alors démolir et enfouir sous les
remblais des édifices publics et privés autour de l’ancienne Maison dorée,
supprimant tout ce qui s’élevait à plus de 47 mètres au-dessus du niveau de la
mer. Après ces travaux de terrassement, il obtint enfin un terrain de
315 mètres sur 330 et put y bâtir les thermes de son empereur. Pouvoir
dégager une dizaine d’hectares au cœur d’une cité dépassant le million
d’habitants n’était pas une mince affaire et tenait quasiment du miracle.
En un sens, nous pouvons remercier Apollodore qui, sans le savoir, nous
a fait un fabuleux cadeau. En effet, ce qui avait été enseveli s’est trouvé
involontairement protégé. Les archéologues ont ainsi redécouvert une partie
du palais de Néron, y compris la célèbre salle octogonale où il donnait de
fabuleux banquets sous une pluie de pétales de rose. De récentes fouilles ont
mis au jour des salles ornées de fresques représentant les grandes villes de
l’Empire et de mosaïques montrant des scènes de vendanges — les plus
anciennes mosaïques « en couleurs » de la Rome antique.
15 heures

Nous entrons au Colisée


Pour de nombreux Romains, le début de l’après-midi annonce le temps
fort des spectacles du Colisée. Après les chasses du matin et les exécutions
publiques de la mi-journée, on approche des munera, c’est-à-dire des
combats de gladiateurs, qui représentent la partie la plus attendue du
programme.
Difficile de décrire la sensation que nous éprouvons face à la masse
imposante du Colisée. Les habitants de Rome et les visiteurs d’aujourd’hui
sont habitués à sa silhouette tronquée : une ruine, une épave, comparée à sa
grandeur passée. Il manque presque la moitié de l’« anneau » extérieur. À
l’intérieur, seules les structures en brique ont résisté au temps. Nous ne
pourrons jamais savoir ce que ressentaient les anciens Romains en regardant
les gradins de travertin d’un blanc aveuglant sous le soleil, l’arène, les statues
qui ornaient les arcades, la tribune en bois perchée à une hauteur vertigineuse,
sans parler de l’atmosphère créée par les bannières, la foule bigarrée et les
cris des spectateurs.
Nous ne pouvons qu’admirer le squelette de ce gigantesque amphithéâtre.
Et pourtant, chaque année ce sont près de quatre millions de touristes qui
viennent découvrir les vestiges du Colisée, parfois même au détriment
d’autres sites et musées de Rome. La fascination morbide qu’il exerce est
restée intacte. Essayons alors de nous le représenter tel qu’il était dans
l’Antiquité.
Un boulanger nous indique le chemin :
« Suivez le Clivus Pullius jusqu’au croisement avec le Clivus Orbius.
Vous allez voir une popina qui fait l’angle. Prenez le Vicus Sandaliarius sur
la gauche, et vous tomberez dessus. Impossible de le manquer, vous
verrez… »
Là-dessus, notre bonhomme couvert de farine s’essuie les mains dans un
chiffon humide et entre dans sa boutique pour cuire sa prochaine fournée.
Ses indications sont justes. Nous voici dans le Vicus Sandaliarius, une
rue étroite bordée d’immeubles dressés vers le ciel. Le faux jour nous
empêche de bien voir, mais le spectacle est prodigieux. Au bout de ce canyon
urbain, une immense masse dorée resplendit sous le soleil. Le rideau d’ombre
qui recouvre les façades des édifices semble s’ouvrir sur notre passage,
révélant une immense sculpture. C’est le Colossus Neronis, la statue en
bronze dorée de Néron. Le Colisée s’élève derrière, telle une montagne.
Évidemment, nous n’en voyons qu’une partie, mais ce que nous
apercevons est d’ores et déjà indescriptible. Le monument semble remplir
tout le ciel, il est bien plus haut que les insulae voisines. Au débouché du
Vicus Sandaliarius, nous nous arrêtons, émerveillés. L’amphithéâtre est là
devant nous, éclatant de blancheur, avec ses innombrables arcades, ses grands
boucliers sur l’attique, ses rubans multicolores qui flottent au vent et, tout en
haut, sa couronne de mâts. Il est très différent de ce que nous connaissons.
Entier, il paraît bien plus élevé, bien plus droit aussi.
Les statues qui trônent au centre de chaque arcade sont extraordinaires.
Elles représentent des divinités, des héros, des figures légendaires, des
personnages historiques et des aigles impériales. Ces sculptures colorées nous
font songer à des gardiens et nous donnent l’impression d’être devant une
forteresse ou un temple, mais certainement pas devant un lieu consacré aux
spectacles.
C’est un ouvrage extrêmement récent dans l’histoire de Rome. Il existe
depuis trente-cinq ans à peine. Jules César, Auguste, Tibère, Caligula,
Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius : aucun d’eux ne l’a vu. C’est à
l’empereur Vespasien que l’on doit sa construction, et pas n’importe où : sur
le site de la résidence de Néron, auquel il avait succédé. Nous venons de dire
qu’elle avait pour nom « Domus Aurea ». Mais plus qu’une « maison
dorée », c’était un domaine d’une vingtaine d’hectares, avec demeures pour
les invités, grands jardins, bois peuplés de daims, ainsi qu’une immense pièce
d’eau avec des cygnes.
Vespasien voulut rendre cet endroit aux Romains et eut une idée à la fois
géniale et symbolique : assécher le bassin et utiliser cet espace pour y poser
les fondations du plus grand amphithéâtre jamais édifié à cette date, un
monument dédié au peuple de Rome.
Le seul souvenir remarquable de la Domus Aurea encore existant à
l’époque de Trajan est l’énorme statue de bronze dorée qui se dresse
maintenant devant nous. Ce nu héroïque au corps athlétique avait autrefois le
visage de Néron. Le tyran disparu, le colosse subit une véritable opération de
chirurgie esthétique : il prit les traits d’Hélios, personnification du soleil, et se
vit ajouter une couronne solaire.
Ce que nous voyons est l’œuvre du sculpteur grec Zénodore. Et quelle
œuvre ! La sculpture mesure 33 mètres de haut, l’équivalent d’un immeuble
de dix étages. Les Romains l’ont toujours désignée sous le nom de « colosse
de Néron ». Par une facétie de l’Histoire, le mot « Colisée » (Colosseum)
vient donc de ce géant qui se dressait à côté de lui. Ce sont les habitants de
Rome qui l’ont baptisé ainsi, trouvant peut-être son appellation officielle
d’« Amphithéâtre flavien » trop froide à leur goût. Précisons cependant que le
mot « Colosseum » n’apparaîtra à l’écrit qu’au Moyen Âge.
Une grande partie des édifices qui nous entourent sont liés à l’activité
dudit Colisée. Ce sont des bâtiments de service qui viennent compléter les
hypogées, ces infrastructures situées sous l’amphithéâtre. On a besoin entre
autres de dépôts pour les armes des gladiateurs et les décors, ainsi que
d’ateliers pour la confection des costumes. Il y a probablement aussi
plusieurs ménageries où transitent les animaux et une sorte d’hôpital pour les
blessés. Vient ensuite le Ludus Magnus, la caserne des gladiateurs, avec ses
cellules et une petite arène pour l’entraînement. Il reste des vestiges de ce
bâtiment qu’un tunnel reliait à l’amphithéâtre.
Ce dernier est haut de 50 mètres. Il se compose de quatre niveaux. Les
trois premiers sont percés de 80 arcades qui abritent des statues plus grandes
que nature. Sa construction a nécessité 100 000 mètres cubes de travertin,
extrait des carrières d’Albulae, près de Tivoli, à une trentaine de kilomètres
de Rome, et pour le transport de ce matériau jusqu’à la capitale on a construit
une route de 6 mètres de large.
Le Colisée est debout depuis près de vingt siècles, mais il a fallu moins
de dix ans pour le construire ! Comment une telle prouesse a-t-elle été
possible ? Grâce à un procédé astucieux. Les ingénieurs de Vespasien ont
répété inlassablement un élément d’architecture qu’ils maîtrisaient à la
perfection : le fornix, une travée constituée de deux piliers et d’une arcade.
C’est un peu comme s’ils avaient superposé plusieurs aqueducs. De cette
manière, les charges étaient parfaitement réparties.
À la différence d’une pyramide égyptienne, structure pleine constituée de
blocs de pierre, le Colisée est donc une structure creuse, un squelette formé
d’un savant agencement de fornices. L’ensemble a été si bien conçu et réalisé
qu’il est encore debout malgré les dégradations, les incendies, la récupération
de pierres à l’époque médiévale et les tremblements de terre.
En nous rapprochant, nous découvrons une autre astuce employée par les
maîtres d’œuvre romains. Il faut savoir que le travertin est une roche poreuse
criblée de petits trous ne permettant pas de sculpter finement les motifs. C’est
pourquoi on ne peaufine jamais les monuments bâtis dans ce matériau. En
termes d’esthétique, les colonnes du Colisée donnent plutôt un sentiment
d’inachevé. Pour le plaisir de l’œil, il est donc préférable de regarder
l’ouvrage de loin et de se laisser éblouir par le gigantisme de l’ensemble. La
quantité prévaut sur la qualité, pourrait-on dire. Un constat qui vaut aussi
pour le théâtre de Marcellus et d’autres édifices de l’Urbs.
Nous pressons le pas. Les clameurs de la foule nous parviennent par
vagues, comme si c’était le Colisée lui-même qui s’exprimait, animé par un
souffle vital. Contrairement aux thermes de Trajan, il n’est pas payant, mais il
faut tout de même faire la queue la veille pour retirer une sorte d’invitation
sans laquelle on ne nous laissera pas entrer. Il s’agit d’une tessère en os sur
laquelle sont gravés les numéros de la place et de la rangée, ainsi que ceux du
secteur et de l’arcade d’accès. Au-dessus de chacune de ces portes, on peut
lire en effet un numéro de I à LXXVI (1 à 76). Notre tessère porte le
numéro LV (55). Un « employé » la contrôle et nous fait signe de passer.
Nous nous retrouvons dans une grande galerie voûtée éclairée par la
lumière naturelle que laissent entrer les arcades. Le plafond est décoré de
stucs peints offrant un magnifique kaléidoscope de couleurs, de figures
humaines et mythologiques, de motifs géométriques et de fausses
architectures. Cet édifice public a tout d’un palais impérial et il y a un monde
fou autour de nous. Aux spectateurs qui vont et viennent s’ajoutent des
vendeurs proposant des coussins pour les gradins ou de la nourriture :
fougasses, olives, pignons, pêches, prunes, cerises… Aujourd’hui encore, les
archéologues retrouvent régulièrement des noyaux dans les égouts !
Parmi cette faune qui grouille dans les entrailles du Colisée, nous
croisons des individus assez modernes, en un sens. Ce sont les bookmakers.
Les parieurs, eux, s’agglutinent dans les coins. Certains lèvent la main en
annonçant leur mise, d’autres protestent et font signe que la cote est trop
élevée. Les paris sur les gladiateurs sont indissociables de ce genre de
spectacles. Comme c’est le cas aujourd’hui pour la boxe, les courses
hippiques et bien d’autres sports, il y a des champions, des challengers et
probablement aussi des rencontres truquées.
Nous repérons enfin notre « porte » et suivons le mouvement. Mais
pourquoi n’y a-t-il que des hommes autour de nous ? Tout simplement parce
que ce secteur est interdit aux femmes.
Les infrastructures du Colisée sont vraiment impressionnantes. Un savant
réseau de galeries et d’escaliers permet au public de vider les lieux en un
temps record. Nous apercevons de nouveau la lumière du jour. Nous
touchons au but, comme si nous sortions d’un tunnel. Le nom latin de ces
issues nous donne une idée de la quantité de gens qui les empruntent : on les
appelle en effet vomitoria.
Nous voici enfin dans la cavea — les gradins. C’est une vision à couper
le souffle. Devant nous s’étend une « vallée » en entonnoir, vaste et profonde,
aux versants tapissés d’une foule bigarrée. Il y a là 50 000 à 70 000 personnes
qui hurlent, s’enflamment, se déchaînent.
Derrière nous, un père et son fils nous forcent à avancer. Grâce aux
numéros gravés sur les bancs de travertin, nous n’avons aucun mal à trouver
notre place.
Nous nous installons au moment où a lieu la dernière exécution publique
de la journée. Un homme cavale dans l’arène, un ours à ses trousses. Allez
savoir comment, il a réussi à se libérer du poteau auquel il était ligoté, et cet
épisode inattendu plaît énormément.
Le condamné se déplace en zigzag. Tout à coup, il prend son élan vers le
filet de protection placé devant le podium, un mur de trois mètres de haut qui
sépare l’arène des gradins. D’un bond, il réussit à se hisser, déclenchant un
énorme vacarme dans la cavea. Poussé par la force du désespoir, il s’accroche
au filet, glisse, se cramponne à nouveau et finit par arriver en haut. Réussira-
t-il à sauter de l’autre côté ?
Vu de loin, on dirait que le sommet du podium est bordé d’une sorte de
gros coussin cylindrique blanc. À ce niveau, et à deux doigts du salut, le
fuyard est arrêté dans son élan et s’empêtre dans le filet. Il tente à plusieurs
reprises de le saisir, mais rien n’y fait. Que se passe-t-il ? En réalité, il se
heurte à un rouleau en ivoire qui tourne sur lui-même et sur lequel on ne peut
avoir aucune prise. Ce dispositif est l’un des systèmes de sécurité conçus
pour empêcher les animaux et les suppliciés de s’enfuir.
Désespéré, notre homme essaie encore et encore d’en venir à bout. En
vain. L’ours s’est dressé sur ses pattes arrière mais ne parvient pas à
l’atteindre. Les spectateurs se tordent de rire. La situation semble au point
mort. Le malheureux est immobile, agrippé à l’une des défenses d’éléphant
qui coiffent chaque poteau de soutien du filet.
Soudain il se cambre, une première fois puis une seconde. Deux flèches
sont venues se planter dans son corps, décochées par les archers positionnés
dans des niches, derrière le podium. Ils n’ont pas visé au hasard et ont perforé
un poumon. Le blessé lâche prise. Un bras dans le vide, il ne tient plus que
d’une main. Une troisième flèche précipite sa chute sur le sable,
accompagnée des hurlements du public. L’ours lui tombe dessus et l’achève
d’un seul coup de patte.
La foule exulte. Notre voisin aussi. Il nous explique que le cadavre est
celui d’un assassin qui a tué un commerçant pour lui dérober 15 sesterces
— à peine le prix d’une tunique !
Des garçons de piste dirigent l’ours vers l’une des petites portes latérales.
D’autres nettoient l’arène constellée de flaques de sang. Nous découvrons,
écœurés, que juste au-dessous de nous on est en train de charger sur un
chariot ce qui demeure d’une femme déchiquetée par un lion. Ici un bras, là
une jambe… Un peu plus loin, un esclave ramasse la tête par les cheveux et
l’envoie rejoindre les autres restes comme s’il lançait un ballot de linge.
Durant un court moment, nous voyons la chevelure blonde de l’inconnue
flotter dans l’air pour la dernière fois. Comme nous, notre voisin affiche une
mine horrifiée.
Grégoire de Nazianze, théologien du IVe siècle, rend compte de
l’atmosphère de ces représentations totalement dépourvues d’humanité. Le
public a beau se composer de gens normaux, le spectacle de la mort provoque
une sorte de frénésie, de jouissance sadique qui se nourrit d’elle-même. Le
lieu et les circonstances — une exécution publique, en l’occurrence —
semblent expliquer l’absence de tout sens moral, bien qu’une bonne partie de
l’assistance en fasse preuve dans la vie quotidienne.
Lorsqu’un condamné échappe aux fauves, écrit Grégoire, les Romains
protestent comme s’ils s’étaient fait avoir et perdaient leur temps ; « mais
qu’un homme soit terrassé par la bête, qu’il hurle et morde la poussière, alors
il n’y a plus de pitié dans leurs yeux, et ils applaudissent de joie en voyant
gicler le sang ».
Des acrobates sont entrés dans l’arène, mais leurs numéros n’intéressent
pas grand monde. C’est l’heure de l’entracte et la plupart des spectateurs se
sont levés. On papote, on va boire aux fontaines installées à chaque niveau ou
bien l’on s’engouffre dans les vomitoria en direction des latrines, au rez-de-
chaussée.
Profitons de cet intermède pour étudier le Colisée d’un point de vue
technique. Tâchons de comprendre comment a été conçu ce monument
magnifique, mais consacré aux plus sinistres divertissements.
Curiosité

Les secrets du Colisée


Le Colisée n’a pas été construit sur un plan circulaire mais elliptique
(ovoïde, pour être précis) afin d’optimiser sa capacité d’accueil. En outre,
l’inclinaison à 37 degrés de la cavea permet de bien voir l’arène, où que l’on
soit sur les gradins de travertin. Mais attention : on n’a pas le droit de
s’asseoir n’importe où, les numéros de places ne sont pas attribués au hasard.
La partie inférieure, et donc la plus proche de la piste, est réservée aux
personnages importants : sénateurs, vestales, prêtres et magistrats. Juste au-
dessus se trouvent les membres de l’ordre équestre. Plus haut encore, il y a
les maîtres artisans, les commerçants et les notables de passage. La plèbe est
reléguée dans les niveaux supérieurs et séparée des spectateurs du dessous
par une galerie dotée de niches et de statues. Là-haut, hommes et femmes ne
se mélangent pas. Puis vient le « poulailler », des tribunes en bois courant
tout autour de l’édifice et où s’entassent le petit peuple et les esclaves. On
peut donc affirmer que l’amphithéâtre est une pyramide sociale inversée :
plus on est placé bas, plus on joue un rôle important dans la cité.
Plusieurs services sont proposés au public. On a déjà observé la présence
de fontaines (une centaine, disposées à intervalles réguliers dans les passages
intérieurs), mais il y a d’autres surprises, comme la sparsio, ancêtre du
brumisateur, qui consiste à asperger le public de liquides parfumés tels que
l’eau de rose et l’eau de safran.
Arrêtons-nous un instant sur le remarquable dispositif d’ombrage du
Colisée. Son sommet est couronné de 240 mâts en bois d’où partent de longs
cordages ; ils maintiennent un immense anneau central suspendu à une
quarantaine de mètres du sol. Des toiles (en lin, sans doute) sont tendues
entre ces haussières qui convergent vers l’anneau. On obtient ainsi un auvent
constitué de longues bandes de tissu qui protègent les spectateurs du soleil, si
souvent difficile à supporter à Rome. Quand ce vélarium est entièrement
déployé, il ne reste plus qu’une petite ouverture circulaire au centre.
Si l’on prend en compte les dimensions de l’auvent, les anneaux pour
faire glisser les bannes en toile sur les cordages, les cordages eux-mêmes et
les poulies, on arrive à un poids total d’environ 24 tonnes, soit 100 kilos par
mât, selon les estimations les plus récentes. Dans ces conditions, il n’est pas
étonnant qu’un tel dispositif soit manœuvré par plusieurs centaines de marins
de la flotte militaire de Misène, car il faut des hommes capables d’affronter
les vents violents qui balaient parfois Rome, ainsi que les forts courants
ascendants que peut engendrer une cuvette pleine à craquer comme le
Colisée. Celui-ci nous fait donc songer à un immense navire, et cette
métaphore peut aussi s’appliquer à l’arène, mais pas pour les mêmes raisons.
Elle mesure 75 mètres de long sur 44 de large. Dessous, l’anneau de
fondation est profond de 6 mètres et correspond à deux niveaux
supplémentaires. Voilà pourquoi le sol de l’arène est en bois. Pour construire
un tel support, les ingénieurs ont conçu un système de poutres, de membrures
et de calfatage comparable à celui de la coque d’un navire. Sachant que ce
plancher était légèrement bombé pour faciliter l’écoulement des eaux de pluie
vers les rigoles et les bouches d’égout, l’exemple du navire retourné donne
une bonne idée de sa structure et de sa robustesse.
À l’origine, l’anneau de fondation n’était pas aménagé et pouvait
certainement être transformé en bassin pour accueillir de petites naumachies
ou des courses de chevaux et de chars dans une eau peu profonde. Sous le
règne de Trajan, il en va tout autrement. Dans ces hypogées se cache l’âme
même du Colisée. Tel un théâtre, le colosse a ses coulisses, à cela près
qu’elles ne sont pas sur les côtés mais en sous-sol. Les textes anciens font
mention de véritables effets spéciaux, de fausses baleines émergeant des
entrailles de l’arène et ouvrant la gueule pour libérer des dizaines d’ours, ou
encore de gigantesques décors dont les rochers et les arbres semblent
littéralement sortir de terre (comme on l’a vu pour la reconstitution du mythe
d’Orphée).
D’où l’existence d’un véritable labyrinthe sous le sable de l’arène. On y
transporte des éléments de décor et des armes ; on y fait attendre gladiateurs,
condamnés et animaux. Grâce à un système de rampes, de poulies et de
treuils situés aux endroits stratégiques, les mises en scène les plus
improbables deviennent possibles. Des monte-charge transportent hommes et
bêtes sur la piste. La présence de murs coupe-feu en péperin révèle l’un des
principaux dangers dans ces espaces souterrains où esclaves, accessoiristes,
dompteurs et maîtres d’armes travaillent sans relâche à la seule lueur des
lampes à huile.
Tous ces dispositifs ont été conçus pour la satisfaction maximale d’un
public toujours plus exigeant. Mais la réussite de spectacles grandioses aux
numéros à couper le souffle dépend aussi d’une extrême rigueur dans
l’organisation des événements, comme la fois où sont entrés en même temps
dans l’arène « cent lions dont les rugissements étaient si forts que tout le
public s’est tu », rapporte un témoin.
Un autre exemple vous fera comprendre pourquoi le Colisée est
synonyme de démesure. Suétone raconte que lorsqu’il fut inauguré par
l’empereur Titus, en l’an 80, on y vit en une seule journée pas moins de 5 000
bêtes de toutes espèces.
15 h 30

Les gladiateurs
Pendant que les acrobates amusent la galerie, des esclaves parés de
guirlandes et de couronnes de fleurs font le tour de l’arène sur des chars et
lancent aux gens de petits « cadeaux » (missilia) : pain, pièces de
monnaie, etc.
Après l’agitation suscitée par cette distribution, tout le monde reprend sa
place dans les gradins, y compris les sénateurs et les autres personnalités des
premiers rangs. Est présent aussi l’editor, l’homme à l’initiative de ces jeux.
Bien que ses fonctions d’édile (magistrat municipal) lui confèrent un certain
prestige, il n’est qu’au début de sa vie publique et a besoin de gagner en
notoriété. Ce « sponsor » a financé trois jours de festivités. Autant dire
qu’elles lui coûtent une fortune, mais il est tenu d’organiser de tels
événements, et de toute façon il sera payé en retour : il obtiendra la
reconnaissance du Sénat et celle du peuple, lequel l’appuiera dans ses
décisions politiques, sociales et financières. Ce soutien populaire pèsera lourd
dans la balance, y compris vis-à-vis de ses adversaires. « Panem et circenses.
— Du pain et des jeux », comme disait Juvénal…
Il y a en outre un plaisir subtil derrière tout cela : le fait de se sentir
empereur à la place de l’empereur, d’être acclamé et encensé par la foule, et
puis aussi de décider du sort des gladiateurs et des animaux. C’est d’autant
plus grisant pour lui que le véritable empereur est en campagne à l’autre bout
du monde connu. Ses jeux doivent marquer les mémoires. Dans sa villa, aux
abords de Rome, il fera réaliser une grande mosaïque reprenant les épisodes
marquants de ces journées et reproduisant fidèlement les combattants et les
fauves. (Voilà pourquoi, dans les musées et sur les sites archéologiques, les
mosaïques présentent souvent des scènes violentes !)
Le magistrat est assis sur un siège de marbre finement sculpté. Il ne
correspond pas à l’image que l’on se fait souvent des puissants de l’Empire
romain. Il n’est ni gras, ni chauve, ni couvert de bagues. Au contraire, il est
taillé comme un athlète et plaît aux femmes. La sienne, très jeune, est assise à
ses côtés. Elle est certainement la fille d’un personnage influent. Ce mariage
a déjà ouvert de nombreuses portes au mari et contribué à son ascension. Le
couple fait l’objet de toutes les rumeurs, dans les banquets sélects comme sur
les paliers animés des insulae.
Des sentinelles au garde-à-vous se tiennent derrière les époux. Leurs
panaches rouges effleurent les lourdes tentures brodées de fils d’or qui
ondoient légèrement sous une petite brise. Le public, lui, commence à
manifester son impatience et applaudit nerveusement comme les fans à notre
époque quand leur star se fait attendre.
Mais voici venue l’heure, enfin ! L’editor fait un signe de la main. Au
bord de l’arène, de petits orchestres entament une marche triomphale. La
foule explose d’une seule voix, laissant éclater un coup de tonnerre dont
l’écho se propage dans Rome, amplifié par l’amphithéâtre qui fait caisse de
résonance.
Nos yeux sont rivés sur l’arc de triomphe de l’entrée principale. Les
portes s’ouvrent majestueusement. En tête de cortège figurent les deux
licteurs auxquels a droit l’organisateur de ces jeux en tant que magistrat, mais
les faisceaux (fasces) qu’ils portent ne comprennent pas de hache, car il n’est
pas dans les attributions d’un édile de prononcer des sentences de mort hors
de l’arène. Viennent ensuite les joueurs de buccin, une longue trompette
recourbée, puis un char qui porte un grand panneau illustrant le programme
des combats. (À l’occasion des triomphes célébrant les victoires militaires, on
en utilise de semblables pour raconter en images batailles et conquêtes — un
« langage » accessible à tous.) Enfin, des esclaves présentent casques, glaives
et autres armes. Les combattants en utiliseront une partie, les autres ne sont là
que pour la parade.
Les gladiateurs font alors leur entrée. La foule est en délire. Nous nous
bouchons les oreilles, abasourdis par tant de vacarme. Des milliers de
spectateurs hurlent et tapent du pied. Nous avons l’impression que le Colisée
va s’écrouler. La vision des gradins et de la piste au moment où
l’enthousiasme est à son comble est la plus grandiose que l’on puisse avoir de
l’amphithéâtre. Mais nous frissonnons d’horreur en songeant que toute cette
pompe est au service de la mort offerte en spectacle.
Il y a en effet de quoi avoir froid dans le dos quand on connaît les
chiffres. En quatre siècles d’activité, le Colisée est l’endroit qui comptabilise
le plus grand nombre de morts sur la planète proportionnellement à sa
superficie. Ni Hiroshima ni Nagasaki n’atteignent une telle concentration.
Des centaines de milliers de personnes ont péri ici, plus d’un million selon
certaines estimations !
Prenons pour exemple l’époque où nous nous situons. Huit ans plus tôt,
en 107 après J.-C., l’empereur y a fait combattre 10 000 gladiateurs (dont une
majorité de prisonniers de guerre) pour célébrer l’annexion de la Dacie. Les
« festivités » ont duré quatre mois sans interruption et quelque 11 000
animaux se sont aussi retrouvés dans l’arène. En 112, l’inauguration des
thermes de Trajan a donné lieu à 117 jours de jeux qui ont vu tomber plus de
9 800 hommes. L’année suivante, 2 400 gladiateurs se sont affrontés en à
peine trois jours, mais on ignore combien sont morts. Ces chiffres se
rapportent certes à des événements exceptionnels, mais ils nous donnent une
idée de la facilité avec laquelle on sacrifiait les vies humaines dans la Rome
antique. Et ils n’incluent même pas les suppliciés !
Sur la base d’une moyenne de 50 à 100 morts par mois, condamnés et
gladiateurs confondus — une estimation très prudente pour un amphithéâtre
de la taille du Colisée, et qui tient compte des périodes de baisse
d’activité —, entre 27 000 et plus d’un demi-million de personnes seraient
mortes ici. D’autres statistiques donnent des chiffres beaucoup plus élevés,
allant parfois jusqu’au million.

Sex-symbols et combattants
Les gladiateurs s’immobilisent. La foule est aux anges. Ils la remercient
par de grands signes des bras puis commencent à s’échauffer, déployant tout
l’arsenal de leurs talents. Les glaives tournoient dans l’air, les mouvements
sont rapides comme l’éclair. Chacun de leurs gestes déclenche un brouhaha
inimaginable.
De nos jours, seuls les grands footballeurs, les stars du cinéma et les
chanteurs peuvent déchaîner à ce point les passions et exercer un tel pouvoir
de séduction sur les femmes. Nous savons que les gladiateurs sont très
appréciés de la gent féminine, et ce dans toutes les classes de la société. Ainsi
lisons-nous sur un graffiti de Pompéi : « Celadus, le thrace qui fait soupirer
les filles. » En effet, il ne s’agit pas là d’un habitant de la Thrace mais d’un
type de gladiateur armé comme l’étaient les Thraces vaincus par Rome.
Juvénal, quant à lui, nous raconte l’histoire d’Eppia, épouse de sénateur, qui
n’hésita pas à s’enfuir avec un célèbre gladiateur du nom de Sergiolus. Cette
fugue dont se délecteraient aujourd’hui la presse people et les paparazzis était
probablement sur toutes les lèvres à l’époque, et le poète de s’étonner non
sans ironie de l’allure du tombeur, loin d’être un bel Apollon : « Sa figure ne
manquait pas de défauts, grosse bosse en plein nez, meurtrissures du casque,
œil chassieux. » Cependant, nous dit-il, « c’était un gladiateur. […] Le fer,
voilà ce qu’elles aiment ».
Qui sont ces hommes qui combattent dans l’arène ? D’où viennent-ils ?
En fin de compte, chacun traîne derrière lui sa propre histoire. Il y a des
esclaves. Certains ont commis une faute, et pour les punir leur maître les a
revendus à une école de gladiateurs (ludus). Il y a aussi des prisonniers de
guerre : les obliger à combattre entre eux revient à une condamnation à mort.
Rappelons que la conquête de la Dacie a fait au moins 50 000 prisonniers.
Bon nombre de ces guerriers barbus et habitués à décapiter leurs ennemis
d’un coup de sabre à lame recourbée ont certainement fini dans les
amphithéâtres de l’Empire.
On voit aussi dans l’arène des hommes libres. Suétone prétend que Néron
y aurait fait combattre quatre cents sénateurs et six cents chevaliers, mais si
c’est vrai cela reste une exception. Les individus libres qui choisissent la
gladiature sont d’anciens légionnaires, pour qui c’est un métier comme un
autre, ou encore des aventuriers et de pauvres hères poussés par leurs rêves
de gloire ou par l’appât du gain. Et que dire des gladiatrices, parfois même
issues de bonnes familles ? Aujourd’hui, quatre s’affronteront par paire. Il
faudra attendre le règne suivant pour qu’avec Hadrien les femmes soient
interdites de combat au Colisée.
Enfin, n’oublions pas des gens comme vous et moi : criblés de dettes et
incapables de les rembourser, ils sont vendus par leurs créanciers aux écoles
de gladiateurs.
Elles sont nombreuses en Italie et dans tout l’Empire. Les plus célèbres et
les plus riches de ces ludi sont bien entendu les écoles impériales, mais il y en
a beaucoup d’autres, propriétés de sénateurs ou de citoyens aisés. Les
gladiateurs sont entraînés par un laniste. Le peuple déteste les lanistae, mais
ils sont indispensables à ces divertissements de masse.
L’apprentissage est très dur. La vie d’un gladiateur n’est pas loin de
ressembler à celle d’un moine guerrier chinois. Contrairement au cliché
hollywoodien, ces hommes ne sont pas privés de toute liberté. Grâce aux
textes anciens et au travail des archéologues, nous avons connaissance de
combattants mariés, avec ou sans enfants, et c’est souvent leur compagne
elle-même qui rédige l’épitaphe de leur pierre tombale. Mais tous les
gladiateurs ne meurent pas dans l’amphithéâtre : beaucoup parviennent au
terme de leur carrière avec parfois un palmarès impressionnant, comme
Maximus, au Ier siècle de notre ère, qui collectionna une quarantaine de
victoires. Ils se voient alors remettre le rudis, un glaive en bois qui symbolise
la fin de leurs épreuves et les libère du laniste.

« Jugula ! »
Après les présentations, les gladiateurs ont regagné les souterrains du
Colisée. De jeunes esclaves sont en train de les équiper — jambières
(ocreae), brassards (manicae), casque… Le public est étrangement muet.
L’amphithéâtre entier retient son souffle. La tension est à son comble. On
dirait que tout se déroule au ralenti.
Une chose nous étonne, cependant. Aucun combattant ne s’est présenté
devant l’editor pour prononcer la formule rituelle : « Ave Caesar ! Morituri te
salutant ! — Ceux qui vont mourir te saluent ! » Tout bonnement parce que
c’est encore un mythe et que de toute façon l’editor n’est pas empereur !
Cette phrase ne fut prononcée qu’une seule fois, des décennies plus tôt, avant
une naumachie, et elle eut une conséquence tragicomique. Elle s’adressait à
l’empereur de l’époque, Claude, qui répondit par une expression ambiguë :
« Peut-être pas. » Une parole malheureuse que tous interprétèrent de travers.
Croyant qu’ils étaient graciés, les gladiateurs refusèrent de combattre, et
après que l’empereur fut revenu sur ses propos il fallut l’intervention
d’hommes armés pour les persuader de commencer la bataille navale.
Nous entendons retentir des tibiae (flûtes) et des cornua (trompettes
d’appel assez semblables aux buccins de tout à l’heure). Tout à coup, des jets
de poussière s’élèvent dans l’arène, telles des fontaines de sable, puis des
silhouettes humaines apparaissent comme par enchantement. Ce sont les
gladiateurs qui semblent surgir de nulle part. En réalité, ils émergent des
entrailles du Colisée grâce aux nombreux monte-charge. Cachées sous le
sable de la piste, les trappes se sont toutes ouvertes en même temps,
provoquant autant d’explosions de poussière. C’est l’un des effets spéciaux
préférés du public.
Les hommes se répartissent par groupes de deux et engagent aussitôt le
combat. Il existe plusieurs catégories de gladiateurs, dont certains à cheval
— les equites — ou sur des chars — les essédaires (essedarii). Ceux qui
s’affrontent sous nos yeux forment des paires classiques. Ce sont les
préférées des Romains. Là-bas, un rétiaire (retiarius) armé de son filet et de
son célèbre trident est face à un secutor, son adversaire habituel depuis le
Ier siècle. Ce dernier est muni d’un grand bouclier rectangulaire et porte un
brassard métallique au bras droit. Le plus étonnant, c’est son drôle de casque
lisse, uniquement percé de deux trous pour les yeux. Sa forme ovoïde a été
étudiée pour ne pas donner prise au filet. De fait, au premier lancer le rétiaire
manque son coup. Le filet glisse sur le secutor et retombe dans le sable.
Chaque paire de gladiateurs est encadrée de deux arbitres que l’on
reconnaît à leur tunique blanche bordée de part et d’autre d’une bande
verticale rouge. Un peu comme dans un match de boxe, ils s’assurent que les
combattants respectent les règles.
Pas très loin de nous, en voici justement qui interrompent la lutte entre
deux provocatores armés comme des légionnaires, avec glaive et bouclier
rectangulaire, la tête protégée par un casque équipé d’un protège-nuque. L’un
d’eux vient de lâcher son bouclier et les arbitres lui laissent le temps de le
récupérer.
Des cris fusent de tous les côtés : « Verbera ! — Frappe-le ! » « Ure ! —
Brûle-le ! »
Il faut savoir en effet que dans l’arène il y a aussi du personnel prêt à
réveiller les ardeurs des gladiateurs récalcitrants à coups de verges ou au fer
rouge.
Au bord de la piste, les orchestres continuent leur programme, soulignant
les temps forts des combats comme les pianistes qui accompagnent des films
muets. Parmi eux, une femme debout sur une minuscule estrade joue d’un
instrument à tuyaux qui ressemble aux orgues de nos églises, mais en
beaucoup plus petit. C’est précisément un orgue hydraulique, qu’on appelle
aussi « hydraule » (du latin hydraulus).
Nous sommes étonnés de constater que les gladiateurs ne portent pas de
cuirasse. Contrairement à ce que l’on voit dans les films, tous combattent
torse nu, à l’exception des provocatores, qui portent un pectoral. On parle
peu également des casques rehaussés de plumes, qui évoquent les panaches
des chefs indiens. Cet ornement de guerrier n’a pas été inventé par les
Romains et il est répandu depuis les temps les plus anciens chez de nombreux
peuples. Certains corps d’infanterie légère et les chasseurs alpins italiens
perpétuent cette tradition.
Les cris de la foule redoublent. Il y a déjà un blessé. Un hoplomaque a
touché un thrace. L’un et l’autre sont équipés d’un petit bouclier, d’un grand
casque et d’une dague adaptée au combat rapproché, mais l’hoplomaque
possède un atout supplémentaire : il est armé d’une lance avec laquelle il
cherche à atteindre son adversaire aux endroits les plus vulnérables, c’est-à-
dire le visage et les yeux. Le thrace vacille et porte la main à la grille de sa
visière, d’où le sang coule abondamment. Le coup a été porté avec précision.
L’hoplomaque s’est arrêté et attend. Il regarde l’arbitre et l’editor. Le thrace
lève la main gauche, l’index pointé vers le haut : il demande à être épargné.
Le public gronde, partagé entre ceux qui le veulent vivant et ceux qui le
veulent mort. L’editor fait un signe : l’homme est gracié car il a bien
combattu.
Un gladiateur a plusieurs façons de demander sa grâce. Il a le choix entre
s’agenouiller, lever l’index gauche, laisser tomber son bouclier ou encore
placer ce dernier dans son dos, présentant ainsi son torse nu. Son adversaire
doit alors cesser le combat. C’est à celui qui a payé les jeux qu’il revient de
décider. Bien souvent, cependant, l’editor répond aux vœux des spectateurs.
On emporte le thrace sous les applaudissements du public. Mais ce n’est
pas terminé. D’autres duels sont en cours, et comme une bonne partie de
l’assistance nous sommes fascinés par un engagement particulièrement
violent, au centre de la piste.
La paire se compose d’un mirmillon et d’un autre thrace, deux
adversaires aux systèmes de combat opposés. Le premier est lent, le second
rapide comme l’éclair. Au-delà de l’enjeu, on devine que ces deux-là
nourrissent une véritable haine l’un envers l’autre.
Le mirmillon est solide comme un roc. Il se cache derrière son scutum, un
long bouclier dont la forme évoque une tuile creuse. C’est un mastodonte
doué d’une grande force physique. Il est équipé d’une jambière à la jambe
gauche et d’un casque à larges bords doté d’une visière grillagée, lui aussi
surmonté d’un panache de plumes colorées. Parce que cet homme est très
lourd, il est économe de ses mouvements, mais il n’en brandit pas moins son
glaive si le thrace a le malheur de trop s’approcher.
Ce dernier est tout le contraire du mirmillon : petit et maigre, il fait
preuve d’une incroyable agilité. Il est muni d’un petit bouclier rectangulaire,
de jambières montant au-dessus du genou et de bandes de protection en cuir
autour des cuisses. Il porte également un grand casque à visière grillagée et à
plumes, mais celui-ci se distingue par son cimier, qui représente une tête de
griffon. Le griffon est une créature mythologique à mi-chemin entre le lion et
l’aigle, deux animaux dont s’inspire justement le thrace. Pour l’instant, notre
homme est pratiquement accroupi et ondule comme un serpent.
Son arme est la sica, une dague à lame recourbée particulièrement
adaptée pour frapper de côté et porter l’estocade au niveau du cou, des
hanches et des jambes.
Un thrace digne de ce nom est un opposant redoutable et le mirmillon le
sait. Il sait aussi qu’il n’a pas droit à l’erreur. L’autre continue à sauter d’un
côté et de l’autre devant son opposant, s’arrête, fait peser tout le poids de son
corps à droite puis à gauche, ramassé sur lui-même comme un chat. Et puis
soudain, il monte sur le rempart offert par le bouclier de son adversaire et
arme son bras pour enfoncer la lame dans la jugulaire. Le mirmillon esquive
le coup et la lame dérape en crissant sur le casque. Les spectateurs sont en
transe.
Le thrace descend et recule rapidement de quelques mètres avant de
repartir à l’assaut. Le mirmillon n’a pas bronché. Il sait qu’il vient d’échapper
à la mort. La prochaine fois, il risque d’y passer. Il décide de marcher sur
l’ennemi, déconcertant ce dernier. Malheureusement, il perd l’équilibre et
réussit tout juste à ébranler son bouclier. Le thrace comprend que c’est le
moment d’en profiter et bondit à nouveau sur le scutum de son rival, certain
cette fois de lui porter le coup mortel.
Mais c’est un piège. Le mirmillon a fait semblant de commettre une
erreur pour inciter le petit gladiateur à lui sauter dessus. Tandis que le thrace
grimpe de nouveau sur son bouclier, il le relève violemment comme une
porte à bascule. Surpris, l’autre se retrouve à terre après un vol plané. Il
parvient à se redresser, mais le mirmillon, étonnamment rapide pour sa taille,
lui plante son glaive dans la hanche.
Les spectateurs exultent, ravis de ce retournement de situation.
« Habet ! Hoc Habet ! » crient-ils. « Il a son compte ! »
Les arbitres interrompent le combat. Tous les regards se portent sur
l’editor. Lui-même observe le public en tournant la tête d’un geste lent et
théâtral. Impossible de comprendre ce que disent nos voisins dans les gradins.
Contrairement à ce que l’on croit, l’usage du pouce pointé vers le haut ou
vers le bas à l’issue d’un combat est loin d’être systématique dans les
amphithéâtres de l’Empire romain. Ici, par exemple, personne n’y a recours.
Le sort du vaincu est annoncé à voix haute par des mots sans ambiguïté :
« Mitte ! — Libère-le ! » ou « Jugula — Égorge-le ! »
En l’occurrence, l’editor prononce une sentence de mort. Le mirmillon se
tourne alors vers son adversaire. Avec un sang-froid extraordinaire, le thrace
présente sa gorge et attend. Nous sommes abasourdis par le courage et le
professionnalisme de ces gladiateurs qui ne montrent aucun signe de peur, y
compris quand leur dernière heure est venue. Le vainqueur approche son
épée, et sans trembler il tranche la gorge du vaincu.
Dans les gradins, c’est le délire. Le mirmillon retire son casque. Des
jeunes filles arrivées au pas de course lui remettent immédiatement la palme
de la victoire et deux plateaux d’argent chargés de pièces d’or, ainsi qu’un
plateau avec d’autres présents. Mais son plus grand cadeau c’est d’avoir eu la
vie sauve, se dit-il en s’éloignant vers la sortie sous les acclamations du
Colisée. Son geste spectaculaire accompli au bon moment a conquis les
spectateurs, qui s’en souviendront longtemps. Il se retourne, leur adresse un
dernier salut et disparaît sous l’arche de la porte des vainqueurs (porta
triumphalis).
Des esclaves portant le masque de Charon et une tenue spéciale
s’approchent alors du thrace, qui baigne dans une mare de sang. Leur peau est
teintée d’une couleur violacée. Ils harponnent le corps avec des crochets et le
traînent avec des chaînes en direction de la sortie opposée. C’est la porta
libitinensis, la porte de Libitine, la déesse qui préside aux funérailles. Le
cadavre est emporté dans le spoliarium, où l’on dépouille les morts de leurs
armes et de leurs vêtements. Et s’ils ne sont pas tout à fait morts, l’un des
hommes qui prennent les traits de Charon les achève d’un coup de dague.
Mais ça ne s’arrête pas là. Dans certains cas, on prélève un peu du sang
de ces gladiateurs. Il est très recherché : les Romains pensent qu’il soigne
diverses maladies, dont l’épilepsie. On recommande aux malades de le boire
ou de s’en frictionner. Étant donné la force physique des combattants, on le
considère aussi comme un reconstituant, voire comme une sorte de Viagra.
Nombreux sont ceux qui s’enrichissent avec ce commerce sordide. Après
quoi, les corps sont jetés dans des fosses communes, hors de la cité.

Dans la peau d’un gladiateur


Jusqu’à présent, nous avons assisté au spectacle de la mort depuis les
gradins. Mais que signifie vraiment combattre dans l’arène du Colisée avec
un casque sur la tête et la foule qui hurle autour ? Essayons de le comprendre
en nous mettant dans la peau du mirmillon Astyanax aux prises avec le
rétiaire Kalendio.
Si le retiarius fait penser à un pêcheur avec son filet, son trident et son
poignard, le mirmillon, lui, évoque le poisson. L’origine du mot myrmillo (ou
murmillo) est assez mystérieuse, mais selon certains il viendrait en effet du
grec mormỷros, qui désigne une variété de dorade, ou du latin muraena, la
murène ayant pour particularité de se dissimuler entre les rochers, prête à
fondre sur une proie. Et c’est précisément ce que fait maintenant ce gladiateur
en se cachant derrière son grand bouclier.
Dans la mesure où la stratégie du rétiaire consiste à tourner sans relâche
autour de l’ennemi pour enfin le surprendre avec son filet, la tâche est ardue
pour le mirmillon, qui ne doit pas le quitter des yeux. C’est d’autant plus
difficile pour lui que son casque empêche toute vision périphérique. En outre,
la grille de protection réduit encore sa visibilité et gêne sa respiration.
Imaginez son calvaire à chaque effort : il manque d’air, il étouffe sous le
métal brûlant du casque très lourd — 3,5 kilos pour un mirmillon et 4,3 pour
un secutor. C’est comme porter un rocher sur la tête ! Songez en outre qu’il
faut se battre au milieu des hurlements, des encouragements et des invectives
de dizaines de milliers de personnes. La chape de métal n’atténue pas un tel
vacarme, bien au contraire, d’autant que s’ajoutent les injonctions de l’arbitre
et les cris des blessés.
L’une des premières choses que doit apprendre un gladiateur, c’est de ne
pas se laisser submerger par ses émotions. Combattre dans un environnement
aussi hostile exige de lui un sang-froid considérable, bien qu’il sache que sa
vie est en jeu à chaque instant. Une erreur, un faux mouvement, et c’est la
fin…
Malgré tout ce que nous venons d’évoquer, Astyanax le mirmillon garde
son calme. Il ne perd pas de vue son adversaire, qu’il connaît de réputation. Il
sait que Kalendio est un rétiaire habile et cynique.
Celui-ci n’arrête pas de lui tourner autour, et puis soudain il s’arrête,
comme pour repartir en sens inverse. Mais c’est une ruse. En réalité, il se
prépare à attaquer. Astyanax sent alors un énorme poids s’abattre sur lui, et
devant sa visière apparaissent les mailles grossières du filet de Kalendio. Cela
ne ressemble pas à un filet droit mais à ce que les pêcheurs appellent un
« épervier », de forme conique et lesté sur les bords.
Le mirmillon a l’impression d’être étreint par un monstre. Il doit faire un
énorme effort pour redresser la tête. Il a de plus en plus de mal à respirer. On
dirait que quelqu’un vient brusquement de vider l’air de son casque.
Kalendio entend son souffle caverneux, à la limite du râle. Mais il ne
poursuit pas son action. Pas encore, du moins. Il sait d’expérience qu’il vaut
mieux attendre quelques secondes de plus afin qu’en se débattant son rival
s’empêtre davantage dans le filet ou qu’il trébuche. C’est alors qu’il faudra
frapper.
Astyanax se sent pris au piège. Il se souvient des conseils de son
entraîneur, un ancien mirmillon qui a gagné sa liberté : « Fléchis les genoux
et relève légèrement ton bouclier pour former une sorte de hutte assez basse
qui laissera moins d’espace au trident du rétiaire. » Ce qu’il fait, mais ce n’est
pas facile avec le filet qui le tire vers la gauche.
Kalendio porte son premier coup en haut du corps. Il vise entre l’épaule
et la gorge car il sait que le mirmillon va être obligé de baisser un peu sa
garde sous le poids de l’épervier. Astyanax sent une brûlure à l’épaule. Le
trident soigneusement affûté a transpercé les mailles et l’a frappé de biais. La
position basse conseillée par l’entraîneur l’a sauvé. Son brassard a également
amorti le coup. Malgré le sang qui commence à couler entre les écailles de
métal, les arbitres considèrent que la blessure n’est pas suffisante pour
interrompre le combat.
La foule remarque les reflets rouges et se déchaîne. Mais les deux
hommes sont trop concentrés pour l’entendre. Le rétiaire s’est remis à tourner
autour du mirmillon, cherchant à le déséquilibrer. Astyanax continue à garder
Kalendio dans son champ de vision. Il sait qu’il a évité le premier assaut,
mais combien de temps pourra-t-il encore tenir, avec le poids du filet sur le
dos ?
Le rétiaire a en tête une nouvelle ruse diabolique. Profitant de la lenteur
du mirmillon, il fait semblant de le frapper de nouveau dans le haut du corps
pour l’obliger à lever son bouclier, et il en profite aussitôt pour tenter
d’atteindre avec son trident la jambe qui ne porte pas de jambière. Mais
Astyanax parvient à esquiver le coup. L’arme frappe dans le vide !
On assiste alors à un coup de théâtre. Le mirmillon comprend qu’il y a
quelque chose d’anormal. Le rétiaire continue d’agiter son trident en avant et
en arrière. Astyanax pense d’abord avoir été touché, même s’il ne souffre pas
tandis que Kalendio lui transperce les chairs. Mais non. Il sent le filet tirer
dans tous les sens et finit par saisir ce qui se passe. En cherchant le coup
parfait, le rétiaire a coincé le trident dans les mailles de l’épervier. Pris à son
propre piège, il essaie désespérément de le décrocher mais n’y parvient pas,
et plus il bouge, plus la situation empire.
Astyanax réalise que c’est peut-être sa seule chance de s’en sortir. Il
recule violemment de trois ou quatre pas, traînant avec lui Kalendio qui, dans
le feu de l’action, ne pense qu’à dégager son trident. Le mirmillon prend sa
respiration et se jette sur lui de toutes ses forces. À peine son bouclier est-il
entré en contact avec le corps de l’autre qu’il enfonce déjà son glaive. Il agit
d’instinct, calculant la position de son adversaire en fonction du choc qu’il a
entendu contre le bouclier. Des années d’entraînement lui donnent raison. Le
glaive ressort comme une griffe argentée des mailles du filet. La foule
entrevoit une brève lueur métallique, puis plus rien.
L’image suivante est celle du rétiaire à terre, le regard médusé, tel un
boxeur mis K.-O. Il s’appuie sur ses bras et tente de se relever. Impossible.
L’intérieur de la cuisse droite est marqué d’une profonde entaille d’où le sang
coule abondamment, un sang qui n’est plus rouge vif mais presque noir. La
tache continue de s’étendre sur le sable de l’arène.
Astyanax est prêt à frapper de nouveau, il est sur le point de s’élancer.
L’adrénaline lui fait oublier le poids de l’épervier. C’est l’instinct de survie et
non son cerveau qui commande ses muscles à présent. Il entend à peine
l’arbitre lui hurler de cesser le combat et s’arrête net.
Retrouvant enfin une respiration plus régulière, il regarde l’homme qui
est à terre. Kalendio le fixe droit dans les yeux. Il y a de la perfidie dans ce
regard, mais pas seulement : une requête aussi, presque un ordre. Le rétiaire
tend son poignard au mirmillon, peut-être dans une tentative désespérée
d’obtenir sa grâce. Mais Astyanax n’en décidera pas lui-même. Ni les arbitres
qui, le bras tendu, la main ouverte avec le pouce levé vers le haut, demandent
à l’editor ce qu’ils doivent faire.
Il semble que presque tout l’amphithéâtre veuille la mort du vaincu. Tel
sera donc le verdict. Astyanax s’approche. Kalendio comprend alors que tout
est perdu et tend la gorge. Une légère brise effleure ses cheveux, telle une
ultime caresse de la vie. Et puis une douleur fulgurante, et le noir…
L’histoire que nous venons de raconter est vraie. Astyanax et Kalendio
ont bel et bien existé. Cet épisode est fidèlement illustré par une mosaïque
mise au jour sur la Via Appia, et conservée aujourd’hui au musée
archéologique de Madrid.
Les combats dans l’arène finissaient-ils toujours ainsi ? Il semble que la
mise à mort n’ait pas été systématique, et ce pour diverses raisons. Tout
d’abord parce qu’il fallait beaucoup de temps pour former un gladiateur. Le
perdre trop rapidement revenait à réduire à néant des années de travail. Et
puis de tels combattants coûtaient cher, à la fois aux lanistes qui les avaient
entraînés et aux organisateurs de jeux. Les editores devaient en effet
dédommager les lanistae au prix fort. Enfin, il ne faut pas oublier les
bookmakers, qui eux aussi avaient tout intérêt à ce que les champions
survivent le plus longtemps possible.
En somme, et surtout à l’époque où nous nous situons, beaucoup de
vaincus obtenaient leur grâce (missio). Les combats sine missione, c’est-à-
dire sans quartier, n’étaient donc pas si fréquents.
16 heures

Le banquet
Nous sommes déjà au milieu de l’après-midi. Que se passe-t-il à cette
heure-ci dans la capitale ? Après le déjeuner, presque tous les magasins ont
fermé leurs portes. Les forums sont quasi déserts, et seuls quelques serviteurs
s’affairent à nettoyer les sols dans les basiliques. Au Sénat, les rayons du
soleil qui filtrent encore à travers les larges fenêtres éclairent les longues
rangées de sièges vides. Aux thermes, les usagers détendus et bien propres se
rhabillent. Le Colisée est en train de se vider lui aussi, les gladiateurs ayant
offert le spectacle tant attendu.
Tous les habitants de Rome se préparent désormais pour le grand rendez-
vous de la journée : le dîner. Pourquoi si tôt ? Eh bien, pour deux raisons
essentielles. D’abord, faute d’électricité il est préférable que toutes les
activités coïncident avec la lumière naturelle. La plupart des Romains se
lèvent à l’aube et se couchent après le crépuscule, aussi le dernier repas
s’achève-t-il alors que le soleil n’a pas totalement disparu. Si l’on est invité
quelque part, on a le temps de rentrer chez soi avant que les rues se
transforment en coupe-gorge. Il est vrai cependant que certains banquets
peuvent se prolonger tard dans la nuit — ceux de Néron duraient jusqu’à
minuit, et dans le Satiricon les hôtes de Trimalcion ne partent pas avant
l’aube.
La seconde raison est plus terre à terre. Dans la Rome impériale, on a vu
que la journée était rythmée par trois repas : le petit déjeuner (jentaculum), le
déjeuner (prandium) et le dîner (cena). Autant le premier est copieux, autant
le deuxième est frugal. Il est donc normal que la faim commence à se faire
sentir en milieu d’après-midi, près de neuf heures après la collation du matin.
La cena permettra de satisfaire enfin l’appétit. On dîne à la neuvième heure
durant les mois chauds mais à la huitième pendant la mauvaise saison.
Nous avons tous en tête les somptueux festins romains mis en scène au
cinéma, mais en est-il vraiment ainsi ? Dans la Rome antique on organise
volontiers des banquets. C’est une habitude, ou plutôt une règle de la vie en
société — pour qui peut se le permettre, bien sûr, car pour la plupart des
habitants des insulae c’est une autre histoire.
On pourrait penser que les Romains le font pour avoir de la compagnie,
plaisanter et se distraire. Ce n’est pas faux, mais c’est surtout le moyen
d’enrichir son carnet d’adresses, de faire des rencontres, d’être vu, et aussi
d’étaler ses richesses. Plus qu’à un simple dîner, le banquet s’apparente donc
à un « salon ».
Plongés dans nos réflexions, nous avons poursuivi notre chemin et
sommes maintenant dans une rue éclairée par les rayons obliques de l’après-
midi. Le portique de l’insula où nous nous trouvons est étonnamment vide,
comparé à la foule du matin. Les lourds volets de bois ont retrouvé leur
place en devanture des boutiques.

Une invitation de dernière minute


Au bout de la galerie apparaissent plusieurs personnes. Nous identifions
des esclaves grâce à leur tunique courte, un dominus drapé dans sa toge et son
épouse. Aidés de leurs serviteurs, l’homme et la femme gagnent des litières
différentes. Le maître, d’abord, dont les cheveux roux semblent s’embraser,
puis la domina. La lumière passe à travers le long châle qui lui couvre la tête.
Seule la soie permet cet effet de transparence. Durant quelques secondes,
nous voyons scintiller une broche en or sur son épaule. Les époux sont vêtus
de manière particulièrement élégante. Sans doute sont-ils invités à dîner.
Le petit groupe s’éloigne de l’insula dont le couple occupe le premier
étage, mais sur le trottoir demeure le lanternarius. Muni d’une couverture,
d’un casse-croûte et d’une lanterne, il va attendre ici le retour de ses maîtres,
qu’il pourra ainsi éclairer jusque sur leur palier. Nous laissons derrière nous
ce porte-falot typique des rues de Rome et pressons le pas pour ne pas perdre
de vue les litières.
Deux hommes ouvrent le cortège, l’un muni lui aussi d’une lanterne,
l’autre d’un bâton. Un troisième ferme la marche, surveillant les arrières.
Tout en traversant la ville, nous constatons qu’elle n’a plus le même
visage. Finies les mille et une occupations du matin que nous avons
évoquées. L’air aussi a changé. L’odeur de bois brûlé qui flotte autour de
nous trahit la présence de milliers de braseros que l’on a allumés pour faire
cuire le repas. Dans certains quartiers, les ruelles sont enveloppées d’un léger
brouillard qui pique un peu les yeux, ce qui signifie que les braseros sont
alimentés avec le « bois du pauvre », c’est-à-dire des excréments séchés
d’animaux.
Avant d’entrer dans la domus où doit se tenir le banquet, il est temps pour
nous de clarifier certaines choses. N’allez pas croire que les anciens Romains
passaient une grande partie de leur temps à table et que toutes leurs soirées se
terminaient en orgies. C’est une légende aussi fausse que répandue. La
plupart étaient des gens frugaux, et pas seulement ceux qui n’avaient pas les
moyens de faire bombance.
Le portarius accueille les deux invités que nous avons suivis. Tout un
cérémonial préside à leur descente de litière. Des serviteurs installent un
tabouret et un petit tapis pour leurs pieds, puis le couple suit un esclave qui
lui ouvre la voie.
Comme dans la demeure que nous avons visitée ce matin, le long couloir
d’entrée donne sur un bel atrium assorti d’un impluvium, sauf qu’ici tout est
beaucoup plus grand. Cette domus est en effet l’une des plus spacieuses de la
capitale. Tout le monde a entendu parler de son immense péristyle, avec sa
longue colonnade et son jardin agrémenté d’une pergola, de fontaines et de
statues de bronze ramenées directement de Grèce. Il y a même un bosquet où
se pavanent des paons.
Comme le veut l’étiquette, une fois dans l’atrium les convives remettent
leurs propres serviettes de table à un esclave. D’autres serviteurs leur ôtent
leurs chaussures et leur lavent les pieds avec de l’eau parfumée.
La femme observe l’impluvium, cherchant un défaut qui puisse alimenter
ses conversations avec ses amies. Mais elle n’en trouve aucun : des pétales de
rose flottent sur le bassin entouré d’élégantes lampes à huile ; elles sont en
forme de cygne et leurs flammes se reflètent dans l’eau. C’est un agencement
original auquel elle pensera pour ses prochains banquets.
Son mari, lui, a le regard perdu dans le vide. Il est peut-être en train de
réfléchir à ce qu’il va dire au maître de maison, un sénateur qui l’a convié ce
matin même. Ce privilège cache probablement quelque chose. Compte tenu
de sa position bien établie dans le commerce des bêtes sauvages les plus
rares, telles que les tigres et les rhinocéros, l’« invité surprise » pense que son
hôte a dans l’idée d’organiser des jeux au Colisée et qu’il va lui demander un
rabais sur le prix des animaux.
Le couple se dirige vers le lieu du banquet. Alambiqué à souhait,
l’itinéraire est étudié pour le faire passer devant les objets les plus prestigieux
de la maison. Cette visite guidée est conduite par le nomenclator, l’esclave
chargé d’annoncer les visiteurs. Après le coffre-fort familial, nous avons droit
à la mosaïque du tablinum puis à une véritable relique historique : le bureau
du maître abrite en effet une épée ayant appartenu à un lieutenant d’Hannibal,
ou peut-être à Hannibal lui-même ; quoi qu’il en soit, elle a été ramassée sur
le champ de bataille de Zama par un ancêtre du sénateur ayant combattu avec
Scipion. Un peu partout dans la domus, des pichets et des plats en argent sont
disposés sur des tables comme autant de trésors.
Le triclinium apparaît enfin sur un des côtés du magnifique jardin
intérieur. Les autres invités sont déjà allongés sur les trois lits triclinaires
disposés en fer à cheval autour d’une table assez basse chargée de coupes et
de hors-d’œuvre. Ces lecti sont légèrement inclinés, de sorte que le côté
tourné vers la table soit un peu plus haut et qu’ainsi on puisse « surplomber »
les plats.
La mosaïque du pavement est un classique : elle figure des squelettes de
poissons, des carcasses de langoustes, des coquillages, des os… Bref, les
reliefs d’un festin reproduits symboliquement sur le sol. Au-delà de sa
fonction de salle à manger, le triclinium est une représentation du monde : le
plafond correspond au ciel ; table, lits et banqueteurs représentent la terre ;
quant au sol, il évoque le monde des morts.
Dehors, sous la colonnade, des jeunes gens jouant de la flûte, de la lyre et
du tambourin offrent une agréable musique de fond. Sur un signe du
nomenclator, ils accompagnent l’entrée du couple d’un thème triomphal,
comme si c’était une marche nuptiale.
Allongé sur le lit du milieu à côté de sa jeune épouse, le sénateur lève la
main en affichant un grand sourire. Chacun s’est tu et observe les nouveaux
venus. Les personnes présentes sont des hommes et des femmes de tous âges.
Notre marchand de bêtes d’amphithéâtre reconnaît le secrétaire du préfet de
la ville, un personnage plus important que le praefectus lui-même quand on
souhaite obtenir une autorisation spéciale pour organiser des jeux au Colisée.
Il a épousé une jolie fille d’origine nordique, mais pas sûr que ses cheveux
blonds soient vraiment les siens. Il est probable en effet qu’elle ait sacrifié à
la mode et que la « flamme » qui se dresse sur sa tête soit un postiche.
Une matrone bien en chair, les cheveux noirs, le maquillage outrancier,
les lèvres charnues et une mouche au coin de la bouche, occupe à elle seule
près de la moitié d’un lit. C’est l’épouse d’un patricien influent étendu un peu
plus loin. Sa coiffure des plus monumentales ne risque pas de passer
inaperçue. C’est une véritable tiare papale constellée d’étoiles en or. On
distingue même quelques pierres précieuses. De ses doigts courts et pointus,
sa propriétaire n’arrête pas de jouer avec l’énorme pendentif en or pendu à
son cou.
Le nomenclator annonce les noms de nos deux convives. Les autres
manifestent leur étonnement et leur approbation par des signes plus polis que
spontanés. Sur un geste du sénateur, deux serviteurs indiquent au négociant et
à sa femme les lecti qui leur ont été attribués. Le marchand est heureux de
constater qu’on lui a réservé la place d’honneur, à la gauche du dominus. La
mauvaise nouvelle, en revanche, c’est qu’il se retrouve à côté de la grosse
matrone. Il imagine déjà le peu d’espace dont il va disposer pour se mouvoir,
la chaleur du corps de sa voisine et, comme si ça ne suffisait pas, les tonnes
de parfum dont elle se sera aspergée pour couvrir l’odeur de transpiration.
Autant dire que notre homme aura du mal à savourer comme il se doit les
plats qui lui seront proposés.
Son épouse a eu plus de chance. Elle est placée entre une aristocrate qui a
l’air fort sympathique et un beau garçon qui s’avère être le neveu du sénateur.
Il vient juste de rentrer de Mésopotamie, où il a combattu les Parthes aux
côtés de Trajan. Il doit avoir bien des choses à raconter, des histoires de
batailles, bien sûr, mais aussi quelques indiscrétions que tous ont hâte
d’écouter.
En attendant, des esclaves versent sur les mains des époux à peine
installés de l’eau parfumée aux pétales de rose puis les sèchent dans de
superbes serviettes en lin brodé.
De quoi parle-t-on dans les banquets ? S’il n’est pas convenable
d’aborder les questions politiques, tout le reste est admis, y compris les mots
d’esprit et les histoires drôles. On peut même réciter des vers.
L’entrée d’un homme à la barbichette poivre et sel taillée en pointe
s’accompagne d’une certaine agitation. Cet esclave cultivé et vêtu avec grand
soin fut autrefois le précepteur des enfants du sénateur. On l’emploie
désormais pour donner un ton culturel aux réunions de ce genre. Il déclame
des vers grecs et latins, accompagné par un joueur de lyre. Ce sont parfois les
poèmes d’auteurs célèbres, parfois des compositions personnelles faisant
presque toujours l’éloge du maître de maison et de ses hôtes. Son accent
trahit ses origines grecques. Chacun sait que son arrivée marque le début des
festivités et que les esclaves vont commencer à servir les entrées, ou plutôt la
gustatio, comme disent les Romains.
Tout le monde se désintéresse aussitôt des poèmes pour se concentrer sur
les serviteurs qui arrivent avec un grand plateau chargé de cônes fumants. On
dirait une rangée de petits volcans. Le majordome (structor) bombe le torse et
annonce :
« Tétines de truie farcies aux oursins ! »
Un murmure de satisfaction parcourt l’assistance ; c’est l’un des plats les
plus renommés et les plus prisés. Il allie l’onctuosité des mamelles de porc à
la saveur iodée des oursins. Des esclaves chargés du service (ministratores)
posent des assiettes et des coupes sur la table. D’autres apportent du mulsum,
un vin miellé très particulier.
Le menu a tout d’un programme de concert avec sa liste de morceaux
choisis. Les participants savent qu’ils vont jouir d’un festin mémorable : le
sénateur est réputé pour le raffinement et l’originalité de ses dîners. Il aime à
faire servir des huîtres, de la viande de loir et de flamant, des vulves de truie
ou encore des langues de héron au miel. Un jour, il a émerveillé tout le
monde avec une énorme laie remplie de grives vivantes et entourée de petits
pains en forme de porcelets qui semblaient la téter.
Nous savons qu’un banquet digne de ce nom compte au moins sept
services : des hors-d’œuvre, trois entrées, deux viandes rôties et des desserts,
avec chaque fois une débauche d’argenterie.
Les agapes peuvent durer jusqu’à huit heures ! La seule comparaison
possible avec notre époque serait nos repas de noces. Vous imaginez être
invité à un mariage deux ou trois fois par semaine ? C’est pourtant le cas des
membres de la haute société romaine à certaines périodes de l’année !
La position dans laquelle ils dégustent toutes ces bonnes choses est
passée à la postérité : ils sont étendus côte à côte, trois par lit en principe,
déchaussés, les pieds lavés et le coude gauche appuyé sur un coussin ; ils
tiennent leur assiette dans la main gauche et mangent avec la droite.
Sont-ils confortablement installés ? N’étant pas coutumiers du lectus
triclinaris, nous aurions du mal à nous y faire. Nous finirions par avoir des
fourmis dans le bras et mal au dos à force de nous tordre. Dans cette posture,
nous aurions l’impression que notre estomac se remplirait très vite. Mais les
anciens Romains avaient l’habitude de manger ainsi. C’était pour eux une
marque d’élégance et de supériorité. Étant donné la forme particulière de
l’estomac, cette position facilitait la digestion, nous apprend une étude
récente. Peut-être, mais il est sans doute plus logique de penser qu’elle leur
permettait tout simplement de libérer la main droite, celle que l’on utilise le
plus.
À l’origine, les épouses ne dînaient pas allongées mais assises sur un
siège à côté de leurs maris. Sous Trajan, seuls les enfants mangent assis,
installés sur de petits tabourets près de leur père.
Les hors-d’œuvre terminés, les ministratores apportent la première
entrée : un immense plateau chargé de langoustes au caviar. Les crustacés
sont présentés sur les versants d’un volcan de glace pilée dont le cratère
déborde d’huîtres, telle une énorme coupe. La ceinture de feu de ce volcan
des mers se compose d’une nage de murènes pochées dans une sauce chaude.
Ces prouesses culinaires à la mise en scène plutôt tape-à-l’œil sont le propre
des banquets romains. Il a fallu plusieurs esclaves pour transporter cette
composition de près d’un mètre de haut, mais le résultat est là : tout le monde
s’exclame.
De quelle façon peut-on manger de tels mets ? Les Romains ne
connaissant pas la fourchette, une invention florentine de la Renaissance, ils
se servent de leurs doigts. Cependant, ils disposent de différentes sortes de
couteaux et de cuillères, dont la trulla (que nous avons déjà rencontrée et qui
est assez proche de la louche), la ligula (petite et en forme de langue, un peu
comme les cuillères des bébés) et la cochlear (à manche pointu, et surtout
utilisée pour vider œufs et coquillages).
En l’absence de fourchette, il est d’usage de préparer les aliments en
petits morceaux ou en petites portions. Voilà pourquoi les boulettes, les
brochettes et autres bouchées sont si répandues, y compris dans les popinae et
les cauponae. (N’en va-t-il pas encore de même dans les régions du monde
où les plats traditionnels continuent de se consommer avec les doigts ?)
Évidemment, manger avec les doigts revient à les avoir pleins de sauce et
de gras ; aussi des esclaves circulent-ils en permanence autour des lits
triclinaires avec des pichets en argent pour verser de l’eau fraîche et parfumée
sur les mains des convives, qu’ils sèchent aussitôt avec des serviettes d’une
blancheur immaculée.
Et n’oublions pas les incontournables cure-dents, dont on a déjà dit qu’ils
ne servaient pas qu’à cela… Un homme aux cheveux en brosse est justement
en train de se triturer la bouche avec la pointe recourbée de son cure-dent en
argent, joliment ouvragé. Après quoi, il se nettoiera l’oreille avec l’extrémité
opposée, qui ressemble à une main minuscule.
Pendant que les hôtes du sénateur écoutent une blague cochonne de son
cru — blague à laquelle, bien sûr, ils seront obligés de rire —, la mécanique
complexe du banquet suit son cours sous l’œil vigilant du structor. Une fois
que son maître a lâché la chute de l’histoire, il fait signe aux musiciens de se
remettre à jouer et aux ministratores de revenir avec un autre plat.
Les invités ont encore la bouche pleine, mais ils accueillent avec plaisir
ce nouveau « tableau ». Une sauce jaune à base d’œuf et de safran imite le
sable, et au milieu de ce désert trônent deux choses bizarres, sombres et
fumantes : des pieds de dromadaire, un animal répandu en Afrique du Nord
depuis la conquête de l’Égypte par Cambyse II, roi de Perse, au VIe siècle
avant J.-C. Ce mets de choix a trouvé sa place dans les traités culinaires sous
le règne de Tibère.

Le palais des Romains


Profitons d’une recette aussi insolite pour ouvrir une parenthèse sur le
goût des Romains. Pour les plats de résistance comme pour les desserts,
l’alternance de salé et de sucré (ou plutôt de « miellé ») est une constante, et
il n’est pas rare que les deux se mêlent dans une même recette. Mais nous
sommes surtout frappés par l’excès de condiments, qui donnent aux aliments
une saveur particulièrement relevée.
Le plus prisé est le garum. Par sa finesse, sa rareté et son prix, il est
comparable aux meilleurs vinaigres balsamiques de Modène, bien que sa
composition soit totalement différente. Quand on connaît la recette, il y a
d’ailleurs de quoi faire la grimace. Il en existe plusieurs variétés, mais l’idée
de base consiste à laisser macérer dans du sel des entrailles de poisson
pendant plusieurs jours. (Parfois, on utilise des poissons entiers ou l’on ajoute
du fretin.) On pressure ensuite le jus obtenu. Plus on renouvelle l’opération,
plus le garum est raffiné et onéreux. Il n’en dégage pas moins une odeur si
nauséabonde qu’Apicius, le plus grand cuisinier de l’époque romaine,
conseillait de la corriger par des fumigations de laurier et de cyprès, ou de
l’adoucir avec du miel ou du moût frais quand il était trop salé.
Quel goût avait le garum ? Celui que l’on reconstitue aujourd’hui est un
peu plus épais que l’huile d’olive et rappelle la pâte d’anchois. Sachant
l’usage que les Italiens font de cette pâte et des anchois eux-mêmes, on
comprend que le garum ait fait fureur dans l’Antiquité !
Autre particularité des Romains à table : ils préfèrent nettement le
moelleux au croquant. Par exemple, ils font systématiquement bouillir la
viande avant de la rôtir. Les Grecs, pour qui ce mode de cuisson était tout
sauf raffiné, les traitaient d’ailleurs de « mangeurs de viande bouillie »,
autrement dit de rustres.
La viande tient une place de choix dans la cuisine romaine.
Indépendamment des grillades et des brochettes, une fois hachée elle entre
aussi dans la composition de différentes farces. On en fait des boulettes, de la
saucisse et même du saucisson (lucanica, en latin). Ainsi donc, la luganega
caractéristique du nord de l’Italie existait déjà dans la Rome impériale. La
saucisse de Lucanie (région du sud de la péninsule) était à base de viande
fumée de porc ou de bœuf, mélangée à des épices et à des aromates tels que
le cumin, le poivre, le persil ou la sauge, auxquels on ajoutait du saindoux et
des pignons. Un véritable délice !

Le cuisinier du sénateur et ses secrets


Le banquet se poursuit, entre commentaires, jeux de mots et devinettes. Il
y a même une petite tombola, le tout accompagné d’une agréable musique de
fond. Celui qui reçoit se doit cependant d’étonner ses invités. Sur un
claquement de doigts, l’orchestre entame un air entraînant rythmé par le
tambourin. Surgissant de derrière les colonnes du péristyle, deux acrobates
commencent à exécuter de prodigieux numéros de contorsionniste et
d’équilibriste. Arrivent ensuite plusieurs bouffons qui déchaînent les rires par
leurs gags et leurs pitreries.
Nous aurions préféré voir apparaître le « chef » à l’origine des mets qui
défilent sous nos yeux. Alors quittons un moment le triclinium pour nous
rendre en cuisine…
Elle n’est pas très loin, et comme dans toutes les domus elle est plutôt
exiguë, ce qui explique qu’elle empiète provisoirement sur une partie du
couloir de service. Ici l’ambiance n’est pas à la fête et la tension est palpable :
les plats doivent être réussis à la perfection et satisfaire tout le monde, à
commencer par le dominus.
Un « marmiton » est en train de mettre la dernière main à l’un des deux
rôtis de la soirée : de la viande de flamant rose. Tandis qu’il peaufine la
présentation, il dévoile les étapes de la préparation au petit-fils du sénateur,
venu fourrer son nez en cuisine. Personne n’ose renvoyer le garçon, bien sûr.
Quant à nous, profitons de son intrusion pour découvrir les secrets du chef.
Après avoir plumé, lavé et ficelé l’oiseau, il l’a plongé dans une grande
casserole d’eau légèrement salée qu’il a additionnée d’aneth et de vinaigre,
puis il a fait cuire le tout à feu doux. Une fois la viande un peu attendrie, il a
ajouté de la farine et remué avec une trulla jusqu’à ce que le liquide prenne
une consistance assez épaisse pour qu’il y introduise les épices. Enfin, il a
placé le flamant sur un grand plateau, l’a nappé de cette sauce et décoré avec
des dattes.
« Et voilà, conclut l’aide-cuisinier ! Telle est la célèbre recette de flamant
servie dans tous les banquets de l’Empire. » Et d’ajouter : « C’est aussi
comme cela que l’on prépare les perroquets ! »
Des serviteurs emportent la merveille. Les cris d’admiration résonnent
jusqu’en cuisine, mais la tension n’est pas retombée pour autant.
« Pullus farsilis ! Lepus madidus ! Patina piscium ! — Poulet farci !
Lièvre à l’étuvée ! Marmite de poisson ! » annonce derrière nous un esclave
en soulevant les couvercles de trois cocottes. Ce sont des plats en réserve au
cas où le menu s’avérerait insuffisant. Cette attention en dit long sur le
cuisinier (magirus) en train d’officier. Seul un vrai professionnel peut
anticiper l’imprévu. Le mot magirus vient du grec mágeiros (sacrificateur et
donc découpeur de viande dans la Grèce antique). En l’occurrence, on
pourrait même dire un archimagirus, un chef cuisinier entouré de sa brigade.
Sur les forums, on peut louer les services de magiri et de leurs équipes,
mais les gens importants en ont un à domicile, bien sûr. Celui de notre
sénateur jouit d’une grande réputation et il est en train de donner de nouvelles
instructions.
Mais quels sont les secrets de ce magicien du goût ? Tout est réglé au
millimètre. Les gestes et les déplacements de chacun semblent suivre un
scénario très précis. On se croirait dans une salle d’opération. Les pots
contenant les aromates et les condiments — menthe, coriandre, ail, céleri,
cumin, laurier — sont alignés sur une table. On s’en sert pour relever les mets
fades et ils se marient à la perfection avec les hachis, comme le suggère
Apicius ; mais ils permettent aussi de couvrir l’odeur de la viande
faisandée et du poisson plus vraiment frais, conséquence déplaisante de
l’absence de réfrigérateurs et de conservateurs efficaces.
Nous constatons surtout qu’il manque certains ingrédients qui nous sont
familiers : les tomates, les pommes de terre, les gros haricots, le maïs, le
chocolat — toutes choses qui resteront inconnues en Europe jusqu’à la
découverte de l’Amérique, de même que la dinde. Les Romains ne
connaissent pas non plus la mozzarella, fabriquée avec du lait de bufflonne,
la femelle du buffle d’Asie. (On pense que ce sont les Lombards qui ont
introduit cette espèce au Ve siècle, quand ils ont envahi la péninsule
Italienne.) Et ne parlons pas des aubergines, apportées par les Arabes au
Moyen Âge.
Nous nous approchons de l’archimagirus, en train de préparer cette fois
un mets d’exception destiné à en mettre plein la vue aux convives : des
rossignols aux pétales de rose. Il a prévu deux oiseaux par personne et laissé
lesdits pétales reposer dans un peu d’eau. Délicatement, il enduit les volatiles
de miel.
Ses seconds ont préparé la farce. Il la goûte et approuve d’un signe de
tête : le hachis d’abats est parfait. Mais l’atout majeur de ce plat, c’est ce
qu’il va mettre maintenant dans la farce. Il commence par hacher finement de
la menthe et de la sarriette des montagnes, puis il se retourne et saisit un
mortier de marbre : dans un fond d’huile d’olive, il écrase une bonne quantité
d’ail, de clous de girofle, de poivre et de coriandre. Il y ajoute un bouquet
d’herbes aromatiques et surtout une larme de defrutum, un concentré de jus
de raisin.
Satisfait du résultat, il farcit chaque oiseau et bouche l’ouverture avec une
belle prune. Il se tourne ensuite vers ses aides et les charge de faire cuire les
rossignols à feu doux puis de décorer le plat avec les pétales de rose. Il ne
restera plus qu’à servir les volatiles avec du vin de Falerne !
La majorité des invités ignore qu’il s’agit là d’une recette d’Apicius,
disparu quelque quatre-vingts ans plus tôt, et que c’est avec elle qu’il a
conquis le palais de Drusus, fils de Tibère. Or notre magirus est bien un
disciple d’Apicius, car la pointe de defrutum est une petite astuce culinaire de
son mentor. Pour sublimer un plat, ce dernier conseille en effet d’ajouter une
touche sucrée grâce à laquelle les saveurs persisteront en bouche.
Les pétales de rose sont eux aussi typiques du grand maître de la
gastronomie romaine. En somme, les décors qu’il proposait pour ses plats
n’étaient pas si éloignés de ceux conçus par les grands chefs de notre époque.
L’étiquette à table
Retournons dans le triclinium. Entre-temps, le flamant est reparti en
cuisine, remplacé par la deuxième viande rôtie. Ce plat est si imposant qu’il
faut une sorte de brancard pour le porter. Il s’agit d’un veau préalablement
bouilli et dont la tête est présentée avec un casque. Travesti en Ajax, l’esclave
chargé de découper ce mets est muni non pas d’un couteau mais d’une épée à
la lame particulièrement affilée.
Aussi bruyant qu’intempestif, un rot émis par la grosse matrone surprend
son voisin, qui était en train de boire. Le marchand de bêtes sauvages
renverse la moitié de son vin, mais le sénateur, lui, sourit à la femme, comme
pour la remercier. Un deuxième renvoi fait écho au premier, puis un
troisième, puis un quatrième… À chaque fois, le maître des lieux esquisse un
sourire. Mais quel genre de dîner est-ce là ? Quelles sont les règles du savoir-
vivre à la table des Romains ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les bonnes manières sont très
différentes des nôtres ! On mange avec ses doigts, qu’on n’arrête pas de salir,
et l’on jette ses déchets par terre, devant ou sous les lits triclinaires — os,
carcasses, arêtes de poisson, carapaces de langouste, coquilles vides, etc.
Quant aux rots émis en public, ils sont fréquents parce que très appréciés. On
les considère comme un signe de bonne éducation, voire de noblesse ! Pour
les philosophes, roter est l’expression même de la sagesse, car cet acte obéit
aux lois de la nature.
Ce n’est pas tout. Dans un festin comme celui auquel nous assistons, les
flatulences sont admises. Si grossier que cela puisse nous paraître, nul ne s’en
offusque dans un dîner de la haute société. Les pets ont même failli être
officiellement autorisés à table par Claude : ayant appris qu’un de ses
convives avait failli mourir pour s’être retenu en sa présence, cet empereur
avait songé à un édit pour les légaliser.
Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Tout à coup, l’un des
participants claque dans ses doigts. Un esclave s’approche de lui avec un joli
pot de chambre en verre soufflé et soulève la toge du banqueteur pour qu’il
puisse se soulager en toute décontraction.
Les historiens ont longtemps épilogué sur l’habitude de vomir au cours
des banquets. La vérité est difficile à établir. Juvénal parle d’invités
vomissant sur le sol de mosaïque au terme de festivités, mais on ignore si
c’était une coutume ou la conséquence ponctuelle d’excès de table. Sénèque
est plus précis et laisse entendre qu’on pouvait s’éclipser de temps à autre
afin de vider son estomac et d’y faire ainsi de la place pour le remplir à
nouveau.
Citons enfin une pratique qui ne nous est pas étrangère : on a le droit
d’emporter des restes. En théorie on les destine à ses esclaves, mais en réalité
c’est pour se régaler soi-même une seconde fois le lendemain. Cet usage qui
a pour nom apophoreta rappelle étrangement le doggy bag américain — et si
les restes en question sont censés être pour le chien, là encore ils finissent
souvent dans l’assiette de son maître.

Desserts, fruits et autres douceurs


Des serviteurs enlèvent la table centrale et étalent de la sciure de bois
rouge sur le sol. Ils indiquent ainsi que la première partie du banquet a pris
fin et qu’il est temps de passer à la secunda mensa, c’est-à-dire aux desserts
et aux fruits.
Les ministratores entrent avec des plateaux chargés d’un gros gâteau et
de petites pâtisseries. Martial semble avoir raison lorsqu’il dit que « les
abeilles ne travaillent que pour les pâtissiers de la capitale ». Quand on
connaît la quantité de miel utilisée dans la confection des gâteaux, mais aussi
mélangée à certains vins, on comprend pourquoi !
Les fruits qui arrivent ensuite sont principalement des pommes, du raisin
et des figues ; mais depuis que Rome s’est tournée vers l’Orient — et elle
l’est plus que jamais à l’heure où Trajan combat les Parthes —, pêches et
abricots ont fait leur apparition sur les tables. Le mot « pêche » vient
d’ailleurs du latin persicum, qui désigne ce fruit venu de Perse.
Un invité saisit une figue, et avant de mordre dedans il lance une formule
célèbre : « Carthago delenda est ! — Il faut détruire Carthage ! » Les autres
approuvent en souriant. Sa référence historique tombe à point en cette période
de conquêtes : chacun sait que le sénateur qui reçoit aujourd’hui soutient la
politique de Trajan et en tire des profits substantiels. Mais à part ça, vous
vous demandez certainement quel rapport il y a entre l’histoire romaine et les
figues…
Au milieu du IIe siècle avant J.-C., Caton l’Ancien était très inquiet à
l’idée de voir Carthage relever la tête. Un jour, il arriva au Sénat avec un
panier de figues fraîches et demanda aux autres sénateurs : « Savez-vous
quand ont été cueillis ces fruits ? Il y a trois jours à peine, à Carthage ! Telle
est la distance qui sépare l’ennemi de nos murs. » Ces propos sont censés
avoir précipité la troisième guerre punique. D’où la célèbre phrase attribuée à
Caton : « Carthage doit être détruite ! » Ce qui fut fait quelques années plus
tard. Étonnant non ? ce qui peut se cacher derrière un simple fruit.
Nous sommes distraits de notre méditation par les musiciens qui
entament un air très « exotique ». Des danseuses apparaissent alors et se
mettent à ondoyer des hanches et du ventre en jouant d’un instrument en
forme de cuillère : mais oui, des castagnettes ! Et bien sûr ces jeunes femmes
viennent de Gadès — Cadix.
À cette heure, la sensualité avec laquelle évoluent les danseuses
d’Hispanie semble ouvrir la voie à tous les fantasmes. Il est vrai que dans
notre esprit un banquet de l’Antiquité est censé se terminer en orgie, mais
répétons-le : c’est faux ! Les Romains en organisent pour des raisons
politiques, pour gagner en prestige ou simplement pour voir leurs amis,
comme nous le faisons aujourd’hui. Un festin n’est donc pas censé finir dans
la débauche — du moins, pas systématiquement…
Curiosité

Les bijoux des Romains


Oublions un instant la table et ses délices pour nous concentrer sur les
précieux ornements des convives. Comme dans tout dîner mondain qui se
respecte, chacun s’est paré de ses plus beaux bijoux.
Les hommes portent à l’occasion des bracelets, mais ils s’en tiennent
généralement aux fibules et aux bagues. Plutôt imposantes, ces dernières
s’apparentent à une grosse chevalière sertie d’une pierre précieuse ou d’une
cornaline souvent gravée d’une figure de divinité ou de héros. On s’en sert
pour imprimer son sceau dans la cire, d’où leur nom d’« anneaux sigillaires ».
Ce sont surtout les femmes qui font étalage de leur or, soit discrètement
— une simple résille enveloppant leurs cheveux —, soit de manière
ostentatoire.
Nous pouvons admirer par exemple des bracelets plats qui se portent sur
l’avant-bras ou au-dessus du coude. Il en est d’extraordinaires, terminés par
deux têtes de lion ou de serpent qui se font face et dont les yeux sont des
émeraudes.
Les boucles d’oreilles ne sont pas moins voyantes. Elles se présentent
sous forme de pendentifs en demi-lune ou en panier, ou bien ressemblent à de
petites balances avec deux pendants de perle. Ce sont les célèbres crotalia,
qui tintent à chaque pas. En ce domaine, l’imagination des orfèvres n’a pas de
bornes.
L’une des participantes de notre banquet arbore un drôle de collier
constitué de gros anneaux qui lui descendent sur la poitrine et se croisent au
niveau du décolleté. On dirait une double cartouchière.
Et puisqu’il faut exhiber ses richesses, les doigts de ces dames sont
couverts de bagues de formes et de tailles variées. Nous sommes frappés par
celle d’une femme qui semble pourtant de nature très discrète. Sa grosse
bague en or n’est pas sertie d’une pierre précieuse mais d’une petite plaque
de cristal de roche transparente qui couvre une petite niche, tel un hublot.
Grâce au cristal, qui fait loupe, mais surtout grâce au remarquable talent de
l’artiste, on distingue à l’intérieur un portrait gravé en buste. Les traits du
visage sont ceux d’une femme bien en chair et plus très jeune. Une matrone,
en somme ! Ce doit être la mère de la propriétaire du bijou, qui jusqu’à
présent n’a guère ouvert la bouche.
Un tel trésor est l’équivalent de nos médaillons portés en pendentif, où
l’on garde la photo d’un enfant, d’un parent ou d’un mari. Leur origine
remonte précisément à l’époque romaine.
20 heures

La comissatio
Croyez-le ou non, le banquet n’est pas encore terminé ! La dernière partie
commence à peine et porte le nom de comissatio. Comment vous expliquer ?
Disons qu’il s’agit d’une sorte de joyeux concours pendant lequel on n’en
finit pas de porter des toasts et dont on sort presque toujours fin saoul à une
heure avancée de la nuit. Les amphores portent une étiquette (pittacium) qui
indique l’origine du vin et son millésime. Filtré au moyen d’une passoire, il
est versé dans un crater, grand vase à deux anses en forme de coupe, puis on
l’allonge avec de l’eau. (Les proportions varient d’un volume d’eau pour
deux volumes de vin à quatre volumes d’eau pour un volume de vin.) Après
quoi, on plonge sa coupe dans le cratère.
À ce moment-là, le maître de maison ou la personne désignée pour
présider à ces libations décide de quelle manière on doit boire. Souvent, le jeu
consiste à avaler une série de coupes cul sec. Par exemple, on se met en
cercle, chacun vide sa coupe d’un trait et la passe à son voisin, qui la remplit
et s’exécute à son tour. Ou bien on choisit un invité et on trinque à sa santé en
buvant le contenu d’une coupe pour chaque lettre de son nom. Quand on sait
que les noms n’en finissent pas, obéissant à la règle des tria nomina du
citoyen romain, on imagine les conséquences de ces toasts à répétition.
Il existe une grande variété de vins, parmi lesquels beaucoup de cuvées
médiocres et de véritables piquettes (dont le vin de Marseille et celui du
Vatican). Fort heureusement, les grands crus ne manquent pas. Selon Pline
l’Ancien et Horace, le meilleur des vins est le falerne, venu du nord de la
Campanie. Martial, quant à lui, préfère l’albanum, issu de terroirs situés au
sud de Rome, là où l’on trouve aujourd’hui les célèbres vins des Castelli
Romani. Horace, quant à lui, évoque le calès (un vin pour les riches !), le
massique ou encore le cécube, produit au sud du Latium, près de Fondi, et
qu’il décrit comme « généreux et corsé ».
Durant des générations, la plupart de ces nectars ont été « mis en
amphore » dans les plus belles qui soient. Nous songeons en particulier à
celles de type Dressel II, particulièrement élégantes avec leur haut col et leurs
anses allongées. Elles ont justement été fabriquées dans les régions que nous
venons de mentionner. On peut encore admirer dans les musées ces chefs-
d’œuvre parfaitement dignes des vins qui y étaient conservés.
Mais au fait, comment déguster un bon vin ? Horace nous donne un
conseil (affirmant au passage que le meilleur albanum est celui que l’on a
laissé vieillir pendant neuf ans) : il faut le boire à petites gorgées, dit-il, en
compagnie de sa maîtresse.

Les origines de la cuisine romaine


Rome a jeté les bases de la gastronomie en Europe. Elle a inventé la
restauration rapide et a vu fleurir la tradition des grands chefs. Mais dans le
monde romain la nourriture ne se résume pas à la table. On la retrouve sous
forme d’offrandes à l’occasion de sacrifices et autres rituels (notamment
funéraires). Au cours des libations en l’honneur d’un défunt, on verse du miel
et du vin dans un tuyau en terre cuite qui descend jusqu’à la tombe, et parfois
même jusqu’au visage du mort, grâce à un petit orifice pratiqué dans la
pierre.
Aux débuts de l’histoire romaine, la cuisine était plutôt sommaire. Outre
de nombreux légumes verts et légumineuses, on mangeait surtout de la puls,
une sorte de polenta (mais pas à base de maïs, celui-ci n’ayant été introduit en
Europe qu’après la découverte de l’Amérique), des œufs, des olives et du
fromage frais plutôt aigre. La viande était rare et se limitait au porc et au
poulet. Jusqu’à la fin du IIIe siècle avant J.-C., il était interdit d’abattre des
bovins pour en consommer la chair, car ils étaient réservés aux travaux des
champs et aux sacrifices. Les conquêtes de Rome apportèrent de nouvelles
saveurs et de nouveaux produits. C’est ainsi que les premiers banquets
fastueux virent le jour.
La culture culinaire romaine est donc profondément enracinée dans le
passé, mais elle se développe surtout après la deuxième guerre punique. À
partir de là, on note une plus grande recherche dans les aliments. De
nombreux « chefs » se font une réputation en travaillant dans les belles
domus, et certains vont jusqu’à rédiger des recueils de recettes.
Le plus remarquable de ces livres est incontestablement le De re
coquinaria, par le cuisinier le plus célèbre de l’Antiquité : Marcus Gavius
Apicius, qui vécut à l’époque d’Auguste et de Tibère. Certes, son ouvrage ne
nous est pas parvenu directement, mais nous disposons d’un recueil de 468
recettes compilées trois cents ans plus tard. Apicius n’était pas un simple
chef : c’était avant tout un riche Romain qui avait les moyens de faire de la
gastronomie sa raison de vivre. On raconte qu’il dilapida sa fortune en offrant
des dîners somptueux. Il se rendit même au large des côtes d’Afrique du
Nord, bien que sujet au mal de mer, parce qu’il avait entendu dire qu’on y
trouvait des langoustes d’une taille exceptionnelle. Déçu par celles qu’on lui
montra, il rebroussa chemin sans même avoir accosté.
Sénèque nous raconte sa fin tragique. « Après avoir dépensé pour sa
cuisine 100 millions de sesterces, […] il eut l’idée de faire pour la première
fois le compte de sa fortune. Il compta qu’il lui restait 10 millions de
sesterces ; et comme s’il eût dû vivre dans les tourments de la faim avec ses
10 millions de sesterces, il s’empoisonna. »
Apicius semble bien avoir révolutionné l’art culinaire. Il aimait par
exemple marier sucré et salé. Ses recettes sont cependant difficiles à
appliquer. Comme beaucoup de génies culinaires, il donnait la liste des
ingrédients mais n’indiquait pas les doses et omettait bien souvent de préciser
quelles épices on devait ajouter !
L’époque romaine a connu quantité d’autres grands magiri, dont certains
hommes célèbres. Caton et Virgile, par exemple, nous ont légué quelques
recettes, et nous savons que Cicéron lui-même se mettait aux fourneaux pour
se détendre. Les empereurs ne font pas exception, à l’instar de Vitellius, qui
ne régna que quelques mois (69 après J.-C.). Selon Suétone, c’est à lui que
l’on doit le célèbre bouclier de Minerve, un feu d’artifice de saveurs
combinées dans un énorme plat, avec notamment de la cervelle de faisan et
de paon, de la langue de flamant, du foie de poisson (scare) et de la laitance
de murène…
Curiosité

Ingrédients et recettes
En dehors des fastueux banquets donnés par les riches, que mangeaient
les Romains ? Est-il vrai que bon nombre de leurs aliments nous auraient
dégoûtés ? Évidemment, nous sommes déconcertés à l’idée qu’après avoir
macéré en saumure durant des jours et des jours les entrailles de poisson
donnaient le fameux garum, si prisé dans la Rome antique. Toutefois, la
cuisine romaine regorgeait d’ingrédients comparables aux touches d’un
immense clavier gastronomique sur lequel s’écrivaient des symphonies que
nous aurions appréciées nous aussi.
Commençons par les épices : safran, poivre, cumin, gingembre, clou de
girofle et sésame. Pour donner du goût on employait aussi l’origan, la sauge,
la menthe et le genièvre, qui se combinaient aux oignons, à l’ail, aux
amandes, aux prunes, aux noix et aux noisettes. Dans la composition des plats
entraient en outre des dattes, des raisins secs, des grenades et des pignons.
On mangeait bien sûr de la salade et des légumes. Bizarrement, la
roquette passait pour un aphrodisiaque, et certains aliments occupaient une
place de choix qu’ils ont perdue par la suite. Les asperges sauvages et les
navets jouaient ainsi un rôle prépondérant (peut-être parce qu’on ne
connaissait pas encore les tomates et les pommes de terre, introduites en
Europe après la découverte de l’Amérique).
Le chou, auquel on attribuait des propriétés curatives, était un autre pilier
de la cuisine romaine. On le faisait cuire exactement comme aujourd’hui.
Citons aussi les pois chiches (bouillis, salés ou grillés), les lentilles et les
fèves. Arbouses et mûres, au naturel ou en confiture, complétaient les
ingrédients du menu quotidien.
Les Romains disposaient en outre d’une grande variété de pains.
Indépendamment des galettes et des fougasses, nous savons qu’il existait une
vingtaine de variétés allant du pain à l’huile que l’on trempait dans le vin au
pain de son. Il y en avait même un spécial pour la pâtée des animaux
familiers.
Et qu’en était-il de la viande, du poisson, des fruits et des desserts ?
Le porc. — Cette viande était celle que l’on consommait le plus.
Considéré comme un mets de choix, le cochon de lait était servi en ragoût ou
sous forme de boulettes cuites à feu doux. Comme on l’a vu lors du banquet,
les Romains mangeaient aussi des tétines de truie farcies, ainsi que du
museau et des brochettes. Les pieds de porc et les saucisses fumées étaient
également très appréciés.
Le poisson. — Les espèces les plus répandues pouvaient coûter deux ou
trois fois plus cher que la viande. Le choix était vaste. Rougets, vivaneaux,
dorades, congres, thons, poulpes, turbots, soles, murènes, anguilles et
esturgeons se partageaient les étals des marchés. Les plus belles prises,
comme les murènes ou les loups de mer, étaient même vendues aux enchères.
Les mollusques et les crustacés. — Escargots farcis et huîtres
constituaient les entrées classiques. Comme la plupart d’entre nous, les
Romains adoraient en outre la langouste, les gambas, les langoustines et les
crevettes.
Les oiseaux. — Des grives aux flamants, en passant par les grues et les
perroquets, on servait de tout. On consommait aussi les œufs de certaines
espèces, lesquels entraient dans la préparation de nombreuses entrées. Les
Romains gavaient déjà les oies : ils les engraissaient avec des figues afin
d’obtenir du foie gras (ficatum, dérivé de ficus, le nom latin de la figue).
Les fruits. — Bananes, ananas et kiwis sont les grands absents des tables
de la Rome antique. Les fruits les plus courants étaient les pommes, les
raisins secs, les figues sèches et les châtaignes grillées, suivis des cerises, des
poires, des dattes, du raisin, des grenades, des coings, des noix, des noisettes,
des amandes et des pignons.
Les desserts. — La liste en serait interminable ! La cassata représentée
sur les fresques de la villa d’Oplontis, près de Pompéi, ressemble en tout
point au gâteau sicilien actuel, bien que son goût soit demeuré un mystère.
L’édulcorant le plus répandu, mais aussi le plus onéreux, était le miel. On
pouvait cependant le remplacer par du sucre de canne, importé d’Orient, des
figues bouillies ou du moût de raisin que l’on faisait cuire à gros bouillons
jusqu’à ce qu’il se transforme en une sorte de pâte (comme on le fait encore
pour certaines recettes régionales).
Les desserts pour enfants. — À la maison, on connaissait déjà le pain
perdu ! Une fois le pain rassis coupé en tranches, on le trempait dans du lait,
puis on le faisait frire à la poêle et on le tartinait de miel. Autant dire que les
plus petits ne boudaient pas leur plaisir.

Le magirus vous recommande…


Lièvre mariné. — Pour la marinade, hachez finement de l’oignon, de la
rue, du thym. Poivrez. Ajoutez un peu de garum. Badigeonnez un lièvre
préalablement vidé avec cette marinade et faites cuire au four dans un plat à
rôtir. Pendant la cuisson, arrosez ou badigeonnez le lièvre d’une autre sauce à
base d’huile, de vin, de garum, d’oignon, de rue, de poivre et de dattes
(comptez quatre dattes), que vous aurez préparée.
Soupe d’orge. — Lavez et pilez l’orge. Mélangez-la avec des petits pois,
des pois chiches et des lentilles. Portez le tout à ébullition et versez ce
mélange dans une casserole avec de l’huile, de l’aneth, de la coriandre, du
fenouil, des blettes, de la mauve, du chou et des poireaux, en prenant soin de
couper les légumes en petits morceaux. Dans un autre récipient, faites bouillir
du chou avec des graines de fenouil, de l’origan, de la livèche et du silphium
de Cyrénaïque (une plante aujourd’hui disparue). Assaisonnez de garum et
mélangez le tout. Au moment de servir, agrémentez cette soupe de petits
morceaux de chou.
Porcelet farci bouilli. — Achetez un porcelet au marché. Videz-le et
faites-le revenir. Pendant ce temps, préparez la farce. Dans un mortier, pilez
du poivre, de l’origan et du silphium, et mouillez le tout avec du garum. Pour
la farce, faites cuire la cervelle, découpez en rondelles des saucisses cuites et
battez des œufs assaisonnés de garum en omelette. Mélangez le tout et
remplissez-en le porcelet préalablement badigeonné de garum. Puis placez
celui-ci dans un petit panier ou un sac avant de le plonger dans un chaudron
d’eau bouillante. Une fois cuit, égouttez-le et servez aussitôt.
Chevreau à la parthe. — Choisissez un beau chevreau. Préparez-le et
mettez-le au four. Pendant la cuisson, pilez de l’oignon, de la rue, de la
sarriette, du poivre, du silphium et des prunes de Damas dénoyautées ;
mouillez avec de l’huile, du vin et du garum, puis mettez cette sauce à
chauffer. Sortez le chevreau du four, nappez-le de sauce et servez bien chaud.
Hypotrimma (sauce de salade). — Pilez de la menthe, de la livèche, des
raisins secs, des pignons, des dattes et quelques grains de poivre dans un
mortier. Ajoutez du fromage frais écrasé avec du miel, du vinaigre et du moût
cuit. Mélangez soigneusement le tout.
Dattes fourrées (dulcia domestica). — Concassez des noix ou des
pignons, poivrez-les et remplissez-en des dattes préalablement dénoyautées.
Saupoudrez légèrement celles-ci de sel. Faites chauffer du miel dans une
casserole et roulez-y les dattes durant quelques minutes. C’est prêt !
L’évolution de la sexualité romaine
Sur le plan sexuel, les Romains ne se sont montrés ni plus libres ni plus
pervers que d’autres peuples. Ils ont simplement suivi des règles et des
principes différents qui ont beaucoup évolué au fil du temps.
La société romaine archaïque est très stricte. L’homme est le pater
familias, défenseur de la patrie et chef absolu du foyer. Même supériorité en
matière de sexualité, comme nous le découvrirons au chapitre suivant. Mais
les conquêtes militaires en Grèce et en Orient à partir du IIe siècle avant J.-
C. marquent un tournant. Les Romains acceptent l’homosexualité « à la
grecque », les pratiques sexuelles se libèrent et la femme acquiert un peu
d’indépendance en matière de séduction.
Parallèlement à ces changements, on note toute une série d’événements
qui vont transformer la condition féminine. Parmi les chercheurs qui se sont
penchés sur la question, il convient de mentionner une femme, justement :
Eva Cantarella, ancien professeur de droit grec et de droit romain.
À l’époque qui nous intéresse, les femmes bénéficient d’une autonomie et
d’une liberté exceptionnelles. Non seulement elles peuvent s’assumer
financièrement, mais elles peuvent aussi divorcer assez facilement. (Il faudra
attendre les années 1970 pour retrouver un degré d’indépendance analogue.)
Comment expliquer une telle émancipation ?
La loi ne leur avait concédé qu’en théorie le droit d’hériter de biens
divers (propriétés foncières et argent), mais dans la pratique tout était géré
depuis fort longtemps par les hommes (pères, frères, époux). Avec les guerres
civiles du Ier siècle avant J.-C., leur situation s’est améliorée. Après la mort
de centaines de représentants de l’élite romaine, les sénateurs ont réalisé que
de grandes fortunes risquaient de finir aux mains d’un petit nombre
d’individus sans scrupule ou de dictateurs. La solution à ce problème a donc
consisté à se tourner vers les femmes pour leur donner vraiment la possibilité
d’hériter à titre personnel, et l’on a vu ainsi évoluer la relation conjugale.
Sous le règne de Trajan, elle n’est plus aussi avantageuse que jadis pour
le mari. L’épouse n’est plus placée sous la tutelle de son conjoint (cum manu)
mais sous celle de son père (sine manu). À la mort de celui-ci, elle peut
hériter de lui et acquérir une réelle indépendance économique doublée d’une
certaine influence. En outre, les femmes déjà mères de trois enfants sont
exemptées de tutelle.
Les règles du divorce s’assouplissent elles aussi : pour rompre le mariage,
il suffit que l’homme ou la femme déclare devant témoins ne plus souhaiter
être marié. Du coup, ceux qui avaient épousé un beau parti risquent de tout
perdre et de se retrouver à la rue !
Bien entendu, ces dispositions concernent surtout l’élite de la société. En
matière de mariage et d’héritage, la loi romaine n’est pas égale pour tous et
favorise les riches citoyens.
Entre la seconde moitié du Ier siècle avant J.-C. et le IIIe siècle de notre
ère, beaucoup d’autres choses changent dans les rapports hommes-femmes.
Alors qu’autrefois les mariages étaient arrangés entre les familles quand les
futurs époux n’étaient encore que des enfants, désormais ce sont plutôt les
sentiments qui forment les couples. Bien souvent, on vit simplement en
concubinage ; il existe de nombreux types d’associations, des plus formelles
à la simple union libre, selon la classe sociale et l’argent en jeu. On assiste en
outre à une crise de la natalité, qu’Auguste tente vainement de combattre par
un certain nombre de mesures. Le parallèle est saisissant avec l’Italie
actuelle, en proie à une véritable dénatalité et à une augmentation constante
du nombre de divorces !
On ne s’étonne pas que cette période de l’histoire romaine soit marquée
par une grande liberté sexuelle. Cette permissivité accrue, pour les hommes
comme pour les femmes, est à l’origine de la réputation qui colle à la peau
des Romains depuis des lustres.
À partir de la seconde moitié du IIIe siècle, instabilité politique, crises
économiques et premières invasions barbares entraînent de profonds
changements dans la société romaine, y compris dans le domaine de la
sexualité. On revient à de justes proportions en termes de liberté sexuelle
dans les couples. Le mariage retrouve ses lettres de noblesse et la pudeur
revient à la mode. Les nouvelles mœurs conjugales imposent la fidélité
réciproque, condamnent l’homosexualité et font de la procréation le principal
objet des relations sexuelles.
C’est sur les bases de cette morale païenne que va se fonder le
christianisme auquel l’empereur Constantin ouvre la voie. Cette ligne de
conduite devient un instrument essentiel du clergé, qui fait planer sur les
âmes la menace du châtiment divin. S’il est vrai que tout le monde est
concerné et que la réforme des mœurs rend aux femmes un rôle important au
sein de la famille et de la société, elles n’en sont pas moins ramenées aux
traditions romaines les plus archaïques : on exige d’elles de préserver leur
virginité jusqu’au mariage et de ne connaître qu’un seul homme jusqu’à leur
mort.
21 heures

Le Kamasutra des Romains


Nous revoici dans la rue. Il fait nuit noire, maintenant. Nous avons laissé
derrière nous les lyres et les tambourins, les chants et les éclats de rire du
sénateur et de ses invités, bien éméchés à cette heure tardive. Devant sa
domus, les deux litières attendent le couple que nous avons suivi, et dont les
esclaves sont assis sur le trottoir, en train de bavarder. Nous allons bientôt
voir des moyens de transport autrement plus bruyants : les charrettes des
livreurs attendent déjà aux portes de Rome, pleines d’amphores, de fruits, de
légumes, d’animaux, de bois, de tuiles, de poutres, de briques, d’étoffes, de
plats, de marmites… Tout ce qui fait vivre la cité au quotidien — une cité qui
doit refaire le plein chaque nuit, si l’on peut dire.
Nous croisons quelques personnes qui pressent le pas pour aller jouer
dans un tripot, rentrer chez elles sans se faire agresser, retrouver un amant,
une maîtresse, ou bien simplement satisfaire un besoin sexuel.
Où cela ? Dans certains coins de Rome qui ne sont pas sans rappeler le
quartier Rouge d’Amsterdam, avec leurs filles installées dans des réduits d’où
elles aguichent le client. D’autres prostituées travaillent en extérieur, par
exemple devant les arcades du Circus Maximus, fréquentées par des
Syriennes. Et puis il y a les lupanars. Ils sont si nombreux et l’activité y est si
intense qu’on peut dire que les Romains ont mis au point une véritable
industrie du sexe rapide — autre aspect « moderne » de leur civilisation.
Nous nous approchons de l’un d’eux. Sur le pas de la porte, trois hommes
sont en pleine conversation avec une femme aux cheveux d’une drôle de
couleur. Sous la lumière blafarde, on dirait qu’ils sont bleus. Ils le sont, en
effet ! Les chevelures bleues ou orangées sont un signe distinctif des
prostituées, au même titre que leur tenue des plus légères, par rapport aux
Romaines « respectables ». En l’occurrence, nous avons affaire à la
maquerelle en personne.
Le rideau qui bloque l’entrée est ouvert, nous révélant l’intérieur.
Quelques lampes au plafond éclairent un couloir étroit desservant de petites
pièces fermées par de simples tentures. Ce sont sûrement ces cellules
consacrées au sexe payant dont Pompéi nous a laissé un célèbre exemple.
L’établissement n’a vraiment rien de luxueux : apparemment, il est réservé à
une clientèle très modeste.
Un garçon sort d’une de ces chambres improvisées en ajustant la ceinture
de sa tunique. Une jeune fille apparaît presque aussitôt derrière lui et pose
une main sur le mur. Elle est nue. Ses cheveux ramassés en chignon dégagent
un visage aux traits méditerranéens. Elle a les hanches larges, le ventre rond
et la poitrine menue. Sa silhouette en dit long sur les goûts des Romains. Les
mannequins d’aujourd’hui les surprendraient : trop maigres pour eux ! pas
assez de sex-appeal !
Les canons de la beauté féminine ont bien changé. Dans l’Antiquité, que
ce soit pour s’adonner aux plaisirs de la chair ou pour faire des enfants, la
tendance est aux rondeurs, et il en sera encore ainsi pendant très longtemps :
au fond, l’archétype de la femme aux courbes généreuses s’est imposé en
Europe jusqu’à une époque relativement récente ; dans de nombreux pays du
tiers-monde il en est toujours ainsi, et peut-être bien que pour certains
Romains d’aujourd’hui les formes généreuses représentent encore l’idéal
féminin…
La prostituée s’éclipse dans un coin pour se laver à la va-vite. Un des
trois hommes est sur le point d’entrer. C’est son tour. Mais la taulière aux
cheveux bleus l’arrête et tend la main. Ici comme ailleurs, on paie d’avance.
Ce que nous entendons nous laisse pantois. Elle donne les noms des filles
(Attica, Anedia, Myrtalé…), avec leurs spécialités et les tarifs
correspondants. Pour la fellatio, précise-t-elle, c’est Myrtalé la meilleure
— celle qui est allée se laver. Les prix tournent autour de 2 as, à peine celui
d’un verre de piquette, mais pour Myrtalé il faudra débourser le double.
L’homme sourit, paie, enlève sa cape, emprunte le sinistre couloir et pénètre
dans le cubiculum.
Myrtalé s’apprête à le rejoindre. Elle arrange sa coiffure et refait le nœud
que le client précédent a défait à moitié dans le feu de l’action. Elle lance un
regard complice aux deux prochains, restés sur le seuil du lupanar, disparaît
dans la cellule et tire le rideau.
Les bordels ne sont qu’un aspect de la vie sexuelle des Romains et n’ont
rien d’original. Après tout, chaque époque a eu les siens. En revanche, ce qui
change vraiment par rapport à nous et à d’autres périodes de l’histoire, ce
sont les codes.
En ce moment même, dans la domus voisine, une femme vaque
tranquillement à ses occupations tout en sachant que son mari est en train de
forniquer avec une esclave dans une pièce voisine. Pourquoi ne dit-elle rien ?
Et pourquoi, dans cette autre demeure au bout de la rue, un homme a-t-il
refusé un cunnilingus à son épouse, alors qu’il en est éperdument amoureux ?
Répétons-le : les anciens Romains ne sont pas les individus dépravés que
l’on imagine. Mais pour eux le sexe n’en est pas moins un cadeau des dieux,
notamment de Vénus : c’est un plaisir de la vie dont il faut savoir profiter. En
outre, ils sont persuadés qu’on ne fait pas des enfants en bonne santé sans y
employer tous ses talents au lit. Mais attention, ils ne prônent pas pour autant
la licence sexuelle. Ils obéissent à un certain nombre de principes, comme
pour la consommation de vin, autre don des dieux. Il n’est pas interdit d’en
boire, mais il faut respecter les convenances, savoir comment le consommer
et dans quelles proportions, sous peine d’être stigmatisé. Il en va de même
pour le sexe.
Règle numéro un : un homme libre, un civis romanus, doit toujours être
le « dominateur ». Son partenaire, masculin ou féminin, sera nécessairement
d’un rang social inférieur au sien — une femme, une esclave, un jeune
serviteur.
Règle numéro deux : en matière de sexe oral, le mâle romain doit
« jouir » et non « faire jouir ». Les Romains sont totalement obsédés par la
bouche, qui relève presque du sacré à leurs yeux. On l’utilise pour se parler,
pour échanger en public ; c’est pourquoi elle doit rester pure. C’est donc un
instrument social, et au Sénat elle devient un instrument politique. Comme
l’observe John Clarke, spécialiste américain de la sexualité romaine, accuser
un sénateur d’avoir accompli un acte sexuel avec sa bouche équivaut à
l’accuser de trahison pour avoir « souillé » cet organe qui joue un rôle si
important au service de la collectivité.
En matière de sexe oral, l’opprobre retombe sur celui qui tient le rôle
actif et non sur celui qui reste passif. Pour l’anecdote, on pourrait dire que
ramenée à l’époque romaine l’affaire Clinton-Lewinsky n’aurait jamais
défrayé la chronique, dans la mesure où l’histoire n’aurait rien eu de
choquant : certes, un homme influent a eu un rapport extraconjugal, mais
c’était avec une personne subalterne, qui plus est une femme, et c’est elle qui
opérait… Les choses sont très claires : un citoyen romain ne peut pas
s’adonner au cunnilingus, il ne peut pas non plus pratiquer une fellation ou
être contraint d’en pratiquer une. On se souvient des mots de Martial contre
un certain Coracinus, à qui il reprochait d’avoir « la langue libertine avec les
femmes ». Quant au mot fellator, c’est une terrible insulte.
Qu’en est-il du sexe en groupe ? À vrai dire on s’en méfie, car il présente
l’énorme risque de briser les interdits que nous venons de citer. Bien entendu,
ce que nous venons de dire relève de la théorie et n’est pas toujours respecté à
la lettre. Seulement, aucun Romain n’admettra publiquement avoir outrepassé
les règles.
Mais en quoi est-ce à ce point méprisable ? Dans le fond, un cadre aussi
précis est utile à la société romaine pour justifier l’exploitation sexuelle de
gens de rang inférieur, tenir la bride à certaines femmes ou attaquer un
adversaire politique… Ces codes servent surtout à protéger les avantages de
l’élite romaine. Nous nous étonnons qu’un homme marié commette un
adultère s’il couche avec une femme du même milieu social mais pas s’il
couche avec une esclave ? C’est pourtant le meilleur moyen d’éviter qu’un
bâtard né de deux parents issus de la bonne société puisse menacer les droits
à l’héritage d’enfants légitimes. De plus, on peut tout se permettre avec ses
esclaves, on peut violer tous les tabous : ils n’iront jamais se plaindre, étant
donné que leur parole ne vaut rien. Ils sont des jouets sexuels en puissance
qui dépendent uniquement du bon vouloir du dominus — ou de la domina…
Ainsi donc, ces règles valent surtout pour les citoyens aisés. Que dire
alors des autres habitants de Rome ? Le sexe ne revêt pas autant de
contraintes pour le petit peuple. C’est juste un magnifique présent de Vénus
et de Priape dont il profite joyeusement.

L’art érotique
Les graffitis découverts par les archéologues, les textes anciens et les
stèles funéraires regorgent de détails sur la vie sexuelle dans l’Antiquité
romaine. Grâce à ces témoignages, nous savons que dans la Rome de Trajan
« baiser » se dit futuere, un mot qui a donné « foutre » en français. Le sexe
féminin se dit cunnus, d’où le mot « con », et pour désigner l’organe
masculin les Romains disposent d’un bel éventail de termes : penis, mentula,
virga, asta… Le phallus est aussi appelé fascinus ou fascinum, de fas — ce
qui est permis par les lois divines et naturel, et donc ce qui est faste. Cela
semble assez logique puisque la semence est une promesse de fécondité et
donc de prospérité. Fascinus est également le nom d’une divinité qui protège
des sortilèges et chasse les mauvais esprits. Voilà pourquoi, peints ou en terre
cuite, les phallus sont si nombreux dans les rues, les boutiques, les ateliers et
les maisons de l’Empire romain.
Mais ce sont surtout les peintures qui excitent la curiosité et
l’imagination. Dès les premières campagnes de fouilles à Pompéi, au
XVIIIe siècle, on a retrouvé d’innombrables petites peintures murales figurant
des scènes érotiques. Si beaucoup ont été aussitôt détruites parce qu’elles
étaient trop osées pour l’époque, d’autres ont été soigneusement détachées
des murs et cachées dans des cabinets secrets, dits aussi « d’obscénités ».
L’essentiel de la collection de Pompéi et d’Herculanum est désormais
exposé au Musée archéologique de Naples. Contrairement à ce que l’on
pourrait penser, ces fresques ne se trouvaient pas dans des bordels mais dans
des maisons particulières. Toute famille aisée digne de ce nom se devait de
posséder une collection d’art érotique. C’était un signe de raffinement et
même de noblesse. Ovide fait allusion à de tels « tableaux » chez les riches,
et Suétone affirme que Tibère en possédait plusieurs dans sa chambre à
coucher.
Pendant les fouilles des jardins de la villa Farnesina, à Rome en 1879, les
archéologues ont fait une découverte extraordinaire. Ils ont mis au jour les
vestiges d’une maison ensevelie sous les sédiments du Tibre, qui en ont
préservé les fresques. Quatre chambres et deux corridors seulement ont été
dégagés, mais cela permet de supposer que les propriétaires de cette demeure
étaient Julia, fille de l’empereur Auguste, et son deuxième époux, le célèbre
général Agrippa.
L’une des peintures murales représente un homme nu qui tente de
convaincre une femme de s’abandonner. Assise au bord du lit, elle est encore
tout habillée et porte toujours son voile. Dans le cadre suivant, la situation
s’est inversée. La femme à moitié nue embrasse l’homme, qui semble surpris
par cet élan érotique. Autour du couple on note la présence de serviteurs des
deux sexes — présents, donc, jusque dans les moments les plus intimes !
Savoir de telles images exposées à la vue de tous, y compris des enfants
et des jeunes filles, peut laisser perplexe. Mais elles n’ont rien de
pornographique pour les anciens Romains. D’ailleurs, ils parlent ouvertement
de sexualité dans la vie de tous les jours et vénèrent ses divinités (comme
Vénus ou Priape) ; elle les inspire non seulement pour décorer leurs murs
mais aussi leurs lampes à huile et la belle vaisselle destinée à leurs banquets.
Bien souvent, les choses vont plus loin encore. Les décors figurant des
scènes de débauche volontairement outrées peuvent favoriser une atmosphère
joyeuse et donc aider à se protéger du mauvais œil. De la même manière, les
représentations de Priape affublé d’un phallus démesuré symbolisent la
richesse et l’abondance.
Fresques, sculptures et motifs de lampes constituent en quelque sorte le
Kamasutra romain. En se promenant dans les musées ou en explorant les
demeures et les thermes de Pompéi et d’Herculanum, on découvre certaines
positions, comme celle de la mulier equitans (la femme chevauchant
l’homme) ou celle que les Romains nomment « position de la lionne », la
femme étant à quatre pattes sur le lit, prête à être prise en levrette. Et bien sûr,
la sexualité orale n’est pas en reste.
Certaines images sont troublantes, dont celle de deux femmes faisant
l’amour dans la position du missionnaire, l’une portant une ceinture équipée
d’un godemiché. À ce sujet, Sénèque l’Ancien raconte l’histoire d’un homme
qui, ayant surpris une telle scène entre son épouse et une partenaire, les tua
toutes les deux. Il semble qu’il s’en soit sorti avec une condamnation légère
dans la mesure où c’était un vrai crime d’honneur. Martial parle lui aussi de
femmes tenant le rôle de l’homme et se montre effaré à l’idée qu’elles
puissent faire preuve d’une telle indépendance.
Les scènes de groupe ne manquent pas non plus parmi les décors
érotiques. On voit tantôt deux hommes et une femme, tantôt deux hommes et
deux femmes les uns sur les autres ou en chenille. Évidemment, selon leur
place dans la « file », les participants ne peuvent pas toujours respecter les
tabous sexuels des citoyens de haut rang. Du reste, celui que l’on pourrait
appeler l’« homme du milieu » est affublé du nom de cinaedus, un terme
péjoratif qui signifie à la fois « débauché » et « efféminé ».
Il y a enfin des représentations humoristiques : ici, une femme chevauche
un homme tout en portant des haltères ; là, un petit Amour aide un autre
homme à soulever sa partenaire au cours d’une copulation quelque peu
acrobatique.

Gays, lesbiennes et bisexuels


Et l’homosexualité, dans tout ça ? Elle n’est pas un problème pour les
Romains. Le fait qu’il n’existe en latin aucun mot équivalent aux qualificatifs
« gay » et « lesbien » montre bien l’absence de préjugés dans ce domaine.
Aujourd’hui, nous enfermons les gens dans des cases : on est
hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel. Il n’en va pas de même dans la Rome
antique. Un citoyen romain a tout à fait le droit de trouver beauté et plaisir
dans le corps d’un homme comme dans celui d’une femme. Mais nous
l’avons dit : s’il a des partenaires masculins, ils seront d’un rang inférieur et il
leur incombera de tenir le rôle de pathicus en faisant des fellations et en se
laissant pénétrer. Voilà pourquoi on n’était pas scandalisé lorsque l’empereur
Hadrien en personne se montrait en public avec son amant, le célèbre
Antinoüs, qu’il alla jusqu’à diviniser après que ce dernier se fut noyé dans le
Nil.
Mais il existe un autre aspect de l’homosexualité romaine qui, lui, nous
paraît carrément choquant : ce sont les rapports avec de très jeunes garçons.
Pour nous, c’est de la pédophilie, un point c’est tout. Pas pour les Romains,
du moment que sont respectées les règles habituelles…
Voyons d’où vient cet usage ? Avec l’expansion de Rome jusqu’en Grèce
et en Orient, entre le IIe siècle et le Ier siècle av. J.-C., la capitale découvre les
coutumes grecques, de la nourriture à la médecine, de la philosophie à l’art, et
au sexe… Les plus fortunés acquièrent alors de beaux objets de désir, filles
ou garçons parfois très jeunes, qu’ils entretiennent sous le même toit que leur
épouse. Les choses n’ont pas changé sous Trajan.
Contrairement aux esclaves de sexe féminin, il n’existe pas d’esclaves
mâles dont le seul rôle dans la domus consisterait à être un jouet sexuel.
Toutefois, selon certains historiens, le rôle principal d’un beau « valet » de
douze à dix-huit ans est bien de satisfaire pour l’essentiel l’appétit du
dominus — ou de la maîtresse, car ce que nous venons de dire vaut aussi pour
les femmes de la haute société, riches et indépendantes. Tout cela explique
pourquoi les Romains considèrent presque toujours les esclaves et les
affranchis avec mépris : ils partent tout simplement du principe que leurs
maîtres ont abusé d’eux.
Des garçons, on n’en trouve pas que dans les belles demeures : certains se
prostituent, au même titre que les filles ; comme elles, ils paient des impôts
sur leurs gains et ont le droit de se reposer durant les jours de fête. Mais si les
prostituées sont des esclaves de tous âges dont beaucoup vendent leurs
charmes pour quelques as, leurs « collègues » masculins sont en général des
éphèbes qui se font payer des fortunes et peuvent véritablement s’enrichir.
Il arrive parfois que les sentiments s’en mêlent, ce qui rend la situation
plus complexe. À Ostia Antica, les archéologues ont découvert des
inscriptions funéraires qui évoqueraient purement et simplement un ménage à
trois, selon John Clarke. Sur l’une des tombes, on peut lire ce que Lucius
Atilius Artemas et son épouse, Claudia Apphias, ont écrit à propos de Titus
Flavius Trophimas, « incomparable et fidèle ami qui a toujours vécu avec
[eux] » : « À son corps nous avons attribué une place afin qu’il repose auprès
de nous. » Une autre épitaphe, découverte à Rome en 1912, laisse entendre
qu’un certain Allius a donné une sépulture à Allia Potestas, une esclave qu’il
avait affranchie et qu’il partageait avec un ami. À la mort de celle-ci, les deux
hommes se sont séparés.

La femme au miroir
Après cet aperçu de la sexualité romaine, il est clair que dans ce domaine
le monde que nous explorons est passablement différent du nôtre — un
monde dont le premier bénéficiaire est le citoyen romain de sexe masculin.
Grâce à l’indépendance qu’elle a acquise, la femme romaine (surtout si elle
est riche) a cependant réussi à s’y faire une place et a trouvé le moyen de
satisfaire ses propres appétits sexuels, ce qui n’est pas rien, comparé à
d’autres civilisations antiques. Il faudra attendre près de deux mille ans pour
retrouver une situation analogue.
Empreinte de poésie et d’amour, la scène que nous observons maintenant
témoigne justement de cette émancipation. La femme est dans la fleur de
l’âge, superbe, étendue sur un lit finement ouvragé recouvert d’un drap de
soie. Son amant, un homme au physique athlétique et à la chevelure bouclée,
est allongé derrière elle et la pénètre avec passion. Les deux partenaires se
regardent. Le visage tourné vers son compagnon, la belle lui caresse
tendrement les cheveux. Elle n’a gardé sur elle que ses bijoux.
Elle porte des bracelets aux chevilles, aux poignets et aux bras. Un joli
collier de pierres précieuses et de gouttes d’or orne son cou. Mais le plus
extraordinaire, c’est la magnifique chaîne en or aux mailles épaisses qui lui
descend jusqu’au nombril, où les deux branches se croisent. Une telle parure
nous indique que nous sommes en présence d’une Romaine aisée. À côté du
lit, du parfum brûle dans un brasero. Il y a aussi un petit chien de compagnie
couché sur un tabouret. Il observe une souris venue s’abreuver dans un petit
bassin. Sur le mur, la domina a ouvert les panneaux qui dissimulaient un
tableau érotique.
Si nous sommes bien sous le règne de Trajan, sa coiffure est franchement
démodée, avec son lourd chignon à l’arrière et ce qui ressemble à une auréole
sur le front. Ce style n’était-il pas en vogue au siècle dernier, sous les
Flaviens ?
Tandis que nous nous interrogeons, une autre femme passe dans notre
champ de vision et emporte cet hymne à la sensualité. Car ce que nous
venons de décrire n’est pas une scène réelle mais un décor gravé au revers
d’un miroir à main. Sa propriétaire est une matrone d’un âge avancé. Elle
nous rappelle quelqu’un… Malgré les rides, la ressemblance avec l’image de
la belle amoureuse en plein ébat est surprenante… C’est bien la même
personne !
Les femmes de la haute société aiment choisir elles-mêmes les motifs de
leurs miroirs. La domina a fait réaliser celui-ci il y a des années. Le temps a
passé et son fougueux partenaire a perdu ses boucles ; il a la peau flasque et
ronfle dans une chambre de la somptueuse domus où ils vivent depuis si
longtemps, sur l’Esquilin.
La maîtresse examine son reflet sur le bronze poli, elle regarde ses rides
et ses longs cheveux blancs. Son œil tombe sur la bordure du miroir, décorée
des signes du Zodiaque, qu’elle parcourt distraitement : sagittaire, capricorne,
verseau, poissons… Ils sont là pour rappeler le temps qui passe, comme pour
dire : « Profite de ta jeunesse et de ta beauté, saisis l’instant présent, cueille le
bienfait de Vénus. » « Carpe diem », écrivait Horace… Elle esquisse un
sourire. Oui, ses plus belles années elle les a goûtées pleinement, l’une après
l’autre.
Ce miroir de bronze d’environ 13 centimètres de diamètre sera mis au
jour des siècles plus tard, lors de fouilles sur l’Esquilin. Il fait partie des
collections de l’Antiquarium communale del Celio, à Rome, sous la référence
13.694. Un numéro parmi tant d’autres, et pourtant ce sont des êtres en chair
et en os qu’a reflétés cet objet, des existences qui racontent l’une des périodes
les plus extraordinaires de l’Histoire.
Minuit

Un dernier regard
La nuit a repris ses droits dans les rues de Rome. Çà et là, seule la lueur
d’un fanal transperce l’obscurité. Ce sont les lanternes d’esclaves ouvrant la
voie à leurs maîtres, une fois achevés les banquets.
Les autres lumières sont fixes, indiquant les établissements qui, comme
les bordels, restent ouverts fort tard. Dans les tripots et les auberges, on
continue à jouer aux dés, à parier et à perdre de l’argent. On n’a pas encore
inventé les cartes, mais les tricheurs, eux, existent déjà bel et bien !
Soudain, nous sommes attirés par des éclats de voix provenant justement
d’une taverne. On entend des tabourets qui valsent, des pichets qui se
brisent… Une femme sort en hurlant. Une serveuse ? L’épouse du tenancier ?
Qui que soit cette Romaine, elle ne s’égosille pas pour rien : elle avise
une patrouille de vigiles qui investit aussitôt les lieux. Des cris retentissent à
nouveau. Deux hommes apparaissent sur le seuil avec un homme qu’ils
maintiennent fermement en lui tordant le bras derrière le dos. L’individu se
débat et proteste. Un coup de matraque le stoppe net, suivi de quelques coups
de pied. Ici la police n’y va pas de main morte.
Nous nous éloignons. Au détour d’un vicus, nous croisons un groupe
d’esclaves affectés à la voirie. Ils travaillent à la lueur des torches. C’est le
meilleur moment pour ramasser les ordures qui jonchent les trottoirs et la
chaussée. Pendant la journée, une telle tâche est rendue impossible par
l’animation qui règne dans l’Urbs.
Nous nous engageons dans une rue secondaire. Une étrange litanie attire
notre attention à cette heure où la ville s’est tue, avant que débute le vacarme
des livraisons nocturnes. Il semblerait que la voix sorte d’une fenêtre ouverte,
au premier étage d’une insula. Nous nous risquons à l’intérieur, gravissons
quelques marches et poussons la porte de l’appartement.
La scène qui se déroule sous nos yeux est aussi insolite qu’archaïque. À
peine éclairé par quelques lampes à huile, un homme est en train d’accomplir
un rituel pour apaiser les esprits de ses ancêtres. Les Romains sont
extrêmement superstitieux. Ils pensent que si l’on honore ces mânes, par des
prières et des offrandes, ils viennent en aide aux vivants en les protégeant
dans leur quotidien. Mais si on ne le fait pas, ils peuvent se transformer en
créatures maléfiques, en larves et en lémures (larvae et lemures) qui se
manifestent de nuit pour troubler le sommeil de leurs descendants.
Ce à quoi nous assistons correspond en tout point au rite décrit par Ovide
dans Les Fastes. L’homme a quitté son lit. Dans un silence absolu, il fait
claquer ses doigts, les bras en l’air. Ensuite, il purifie ses mains en les lavant
dans une bassine d’eau de source — une eau qu’il a dû payer très cher.
Une assiette de fèves noires est posée sur la table, à côté de la cuvette.
C’est là son offrande. Pour prouver aux esprits qu’elles ne sont pas
empoisonnées, il en prend une petite poignée et les fait tourner dans sa
bouche. Puis, sans se retourner, il les recrache dans sa main et les jette une
par une par-dessus son épaule en répétant neuf fois la phrase qui a éveillé
notre curiosité depuis la rue :
« Je vous offre ces fèves ; avec elles, je nous rachète, moi et les miens. »
Il ne faut jamais se retourner. Les mânes sont censés ramasser les fèves et
les manger…
Vient alors la dernière partie du rituel. L’homme plonge à nouveau ses
mains dans l’eau et demande neuf fois aux lémures de quitter sa maison tout
en frappant des vases d’airain l’un contre l’autre. Après quoi il reprend son
souffle. Il n’a plus qu’à se retourner pour voir si les fantômes sont partis. Il
hésite un instant et fait brusquement volte-face, embrassant la pièce du
regard. Son visage se détend. Il sourit. Apparemment, le rituel a fonctionné.
Nous sommes soulagés nous aussi et regagnons la rue pour une ultime
déambulation. Nous retrouvons les images qui ont ouvert ce livre : boutiques
et ateliers fermés par de lourds volets, silhouettes noires des hautes insulae, et
puis la statue de la Mater Matuta, la « mère bienveillante ».
S’agit-il de la sculpture que nous avons admirée au début de notre
périple ? Rien n’est moins sûr, mais peu importe : elle représente toujours la
déesse de l’aube — une aube qui va se lever dans quelques heures sur une
nouvelle journée dans la capitale de l’Empire romain.
Bibliographie
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Belles Lettres, « Collection des universités de France », 2017.
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traduction de Patrizia Sirignano, Paris, Albin Michel, 2016.
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Villeneuve [1934], Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités
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JERPHAGNON (Lucien), Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots
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JUVÉNAL, Œuvres complètes, traduction de Jean Dusaulx [1770], revue par
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MARTIAL, Épigrammes, traduction et préface de Jean Malaplate, Paris,
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OVIDE, Les Fastes, texte établi et traduit par Robert Schilling [1993], 2 vol.,
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‒, Métamorphoses, texte établi par Georges Lafay, traduction d’Olivier Sers,
Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2009.
PÉTRONE, Satiricon, texte établi et traduit par Olivier Sers, Paris, Les Belles
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PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, textes choisis par Hubert Zehnacker,
traduction d’Émile Littré, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1999.
ROBERT (Jean-Noël), Les Plaisirs à Rome [1986], Paris, Payot, « Petite
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SALLES (Catherine), Les Bas-Fonds de l’Antiquité [1982], Paris, Payot,
« Petite Bibliothèque Payot », 2004.
–, Lire à Rome [1992], Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2010.
SUÉTONE, Vies, traduction et notes de Guillaume Flamerie de Lachapelle,
Paris, Les Belles Lettres, « Editio minor », 2016.
SÉNÈQUE, Entretiens, Lettres à Lucilius, édition établie par Paul Veyne, Paris,
Robert Laffont, « Bouquins », 1993.
VEYNE (Paul), La Vie privée dans l’Empire romain [1999], Paris, Seuil,
« Points/Histoire », 2015.

Pour prolonger sa lecture…


Le plan de Rome interactif établi à partir de la maquette de Paul Bigot, et les
images virtuelles des principaux sites de la Rome antique réalisées par les
chercheurs de l’Université de Caen :
https://www.unicaen.fr/cireve/rome/index.php (à voir aussi sur place).

La rubrique « Antiquité » sur le site « Méditerranées », en particulier le


Dictionnaire des antiquités romaines et grecques d’Anthony Rich (1883)
et les traductions des auteurs antiques dont sont tirées certaines des
citations de cet ouvrage :
https://www.mediterranees.net/index_antiquite.html

Les pages « Rome » sur l’encyclopédie Imago Mundi :


www.cosmovisions.com

Le site « Civilisation romaine » sur Google :


https://sites.google.com/site/civilisationromaine/home

L’excellent blog « La toge et le glaive » :


https://latogeetleglaive.blogspot.com

Sur les chiffres : « Textes techniques latins (2), Compter sur ses doigts à
Rome », dans « La question du latin » (https://enseignement-
latin.hypotheses.org/2634), à compléter par l’article « Compter avec les
doigts de la main » (https://biblioweb.hypotheses.org/7003).

La rubrique alimentation et cuisine sur le site « Le Musée vivant de


l’Antiquité » :
www.antiquite.ac-versailles.fr/aliment/alimen00.htm

Sur le Colisée et les jeux : www.the-colosseum.net/


Remerciements
Je souhaite remercier le professeur Romolo Augusto Staccioli, grand
spécialiste de la vie quotidienne dans la Rome antique, pour la relecture
attentive de ce livre ainsi que pour ses précieux conseils au fil des années. Ce
sont notamment ses travaux qui ont éveillé mon intérêt pour la Rome antique.
Mes remerciements vont également au professeur Antonio De Simone,
qui m’a appris à connaître et à aimer Pompéi, sans doute le meilleur endroit
pour se familiariser avec l’Antiquité romaine.
Cet ouvrage n’aurait pu voir le jour sans les archéologues qui depuis
longtemps me guident sur les sites, me révèlent mille curiosités et sont
toujours prêts à répondre à mes innombrables questions.
J’exprime également toute ma gratitude à Gabriella Ungarelli et à Alberto
Gelsumini, des éditions Mondadori, qui ont cru à ce livre dès le début et en
ont suivi la rédaction avec la plus grande attention.
Enfin, je remercie mon épouse, Monica, pour l’infinie patience dont elle
fait preuve à mon égard, toujours prête à m’écouter chaque fois que je rentre
d’un tournage ou d’une visite sur un site archéologique, et chaque fois que je
lui rends compte d’une énième lecture sur le quotidien des anciens Romains.
À propos de cette édition
Cette édition électronique du livre Une journée dans la Rome antique.
Sur les pas d'un Romain, dans la capitale du plus puissant des empires
d’Alberto Angela a été réalisée le 14 mars 2020 par les Éditions Payot &
Rivages.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-228-
92487-0).
Le format ePub a été préparé par Facompo, Lisieux.

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