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Par une belle journée de l’an 115, un visiteur pas comme les autres sillonne la capitale d’un empire
alors à son apogée. Il ne se contente pas de visiter les monuments de la Rome antique : il partage
surtout le quotidien de ses habitants, du lever au coucher, dans de riches demeures comme dans de
sinistres immeubles de rapport, au cœur des Forums impériaux et sur le marché aux esclaves, dans les
gradins du Colisée et les bassins des thermes de Trajan, à la table d’une modeste taverne puis lors d’un
somptueux banquet, et en bien d’autres lieux encore.
Ce visiteur c’est vous, avec pour guide un auteur passé maître dans l’art du docufiction sur papier.
Caméra au poing, celui-ci vous confrontera à des situations et à des personnages aussi divers que
l’historien Tacite face à son éditeur et un condamné face à un lion, vous faisant ainsi éprouver la
civilisation romaine dans ce qu’elle a de raffiné et de cruel, d’insolite et de moderne.
Alberto Angela est né à Paris en 1962 et vit à Rome. Archéologue de formation, il présente à la
télévision publique italienne des émissions culturelles très regardées. Ses deux précédents titres aux
éditions Payot ‒ Empire et Les Trois Jours de Pompéi ‒ ont connu un grand succès et forment avec
celui-ci une véritable trilogie.
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS PAYOT
Empire
Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche
2016
Le Regard de la Joconde
La Renaissance et Léonard de Vinci racontés par un tableau
2018
Alberto Angela
UNE JOURNÉE
DANS LA ROME ANTIQUE
Sur les pas d’un Romain, dans la capitale
du plus puissant des empires
Payot
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
www.payot-rivages.fr
Titre original : UNA GIORNATA NELL’ANTICA ROMA. Vita quotidiana, segreti e curiosità
© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2020, pour la présentation et la traduction française.
ISBN : 978-2-228-92488-7
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Présentation
La trilogie romaine d’Alberto
Angela
Visitant en 1775 l’ancien Forum romain dans ce qui était alors la capitale
des États pontificaux, le marquis de Sade s’exclamait : « Quels changements,
grand Dieu ! La maîtresse du monde est devenue l’esclave des nations, et le
peuple qui faisait trembler l’univers vend aujourd’hui des bœufs où ses
ancêtres faisaient attendre des rois1 ! » En ces lieux rebaptisés « Campo
Vaccino » (Champ des Vaches) se tenait en effet un marché aux bestiaux et
aux chevaux. Il fallait donc beaucoup d’imagination aux voyageurs pour
restituer la vie trépidante de la Rome antique et ses somptueux décors dans ce
paysage à la fois bucolique et minéral où des fouilles sérieuses ne seraient
entreprises qu’à partir des années 1800.
Celles de Pompéi, en revanche, étaient en cours depuis le milieu du
XVIIIe siècle, et là-bas il était plus facile de remonter le temps : « On se sent
transporté dans l’Antiquité, écrirait Stendhal ; et pour peu qu’on ait l’habitude
de ne croire que ce qui est prouvé, on en sait sur-le-champ plus qu’un savant.
C’est un plaisir fort vif que de voir face à face cette Antiquité sur laquelle on
a lu tant de volumes2. » Ces mots pourraient servir d’exergue à Une journée
dans la Rome antique, ou plutôt à la trilogie romaine que constituent cet
ouvrage et les deux précédents de l’Italien Alberto Angela : Empire (2016) et
Les Trois Jours de Pompéi (2017). Il n’y a pas d’ordre imposé pour les lire, et
tous trois nous transportent véritablement au cœur de cette Antiquité romaine
qui, si lointaine soit-elle dans le passé, n’en est pas moins inscrite dans nos
gènes d’Occidentaux et nous paraît à bien des égards très proche, très
moderne.
C’est justement au présent qu’écrit notre auteur afin de transformer
l’Histoire ancienne en actualité brûlante. Il y réussit d’autant mieux qu’il
conçoit et anime des émissions culturelles très regardées à la télévision
italienne. Voilà pourquoi ses publications sont de véritables docufictions sur
papier. Sa méthode est simple : « J’utilise l’écriture comme si c’était une
caméra pour plonger les lecteurs dans [une] époque3. » Rien que de très
naturel pour cet historien-voyageur, paléontologue de formation, qui sillonne
les siècles et la planète. En honnête homme du XXIe siècle, il ne cesse de tirer
des fils entre les cultures ou les champs du savoir, et ce dans un langage
accessible à tous. Son public est si large que même d’éminents universitaires
se prennent au jeu en dévorant ses livres « à la limite de l’étude historique et
du roman4 ».
Ce chasseur d’indices tient d’Indiana Jones, dit-on dans sa patrie. Fils
d’un pionnier des programmations culturelles sur les petits écrans italiens, il
doit à cet ancien correspondant de la Rai d’être né à Paris en 1962 et d’avoir
passé une partie de son enfance à Bruxelles, avant de poursuivre sa scolarité
au lycée Chateaubriand de Rome. Il en a gardé une grande affection pour la
langue française, qu’il maîtrise parfaitement ; aussi apprécie-t-il d’être lu par
des francophones et de pouvoir leur raconter le monde romain à sa façon,
c’est-à-dire caméra au poing.
Il l’a d’abord fait dans Empire. Un fabuleux voyage chez les Romains
avec un sesterce en poche. Imaginons que nous puissions parcourir cet
immense territoire entre 115 et 117 après J.-C., à l’époque de son expansion
maximale, de la Germanie à l’Égypte et de la future Angleterre à la
Mésopotamie ; que nous sympathisions en chemin avec les personnages les
plus divers, un serviteur ou l’empereur Trajan, un légionnaire ou un
marchand, une patricienne ou une prostituée ; qu’ainsi nous explorions la
civilisation romaine dans toute la lumière de son génie comme dans ses zones
d’ombre ; qu’un jour on nous fasse une démonstration de machine à laver
mais qu’une autre fois on nous impose la vision d’esclaves en cage. En nous
invitant à suivre l’itinéraire d’une pièce de monnaie frappée à Rome, Alberto
Angela a rendu possible cette extraordinaire aventure.
Aux pérégrinations du sesterce ont succédé Les Trois Jours de Pompéi.
Aurions-nous survécu à l’éruption du Vésuve si nous y avions assisté en 79
après J.-C. ? Et quelle existence aurions-nous menée jusqu’alors ? Car notre
Italien a continué de faire de ses lecteurs d’authentiques Romains, les mêlant
à une multitude de gens pour reconstituer cette fois l’une des plus grandes
tragédies des temps anciens, loin des idées reçues. Elle n’aurait pas eu lieu le
24 août mais le 24 octobre, et ce qu’on appelait « Vesuvius » n’était qu’un
modeste relief dont on ignorait la vraie nature, mais qui libéra soudain une
énergie équivalant à celle de 50 000 bombes d’Hiroshima. Malgré l’ampleur
du cataclysme, Alberto Angela a identifié sept survivants. C’est notamment à
leurs côtés que nous participons à un passionnant reportage sur la vie
quotidienne au pied du volcan, tragique compte à rebours, puis à un film
catastrophe avec bien des rebondissements. Cette tension dramatique sur trois
jours, il fallait un scientifique doublé d’un journaliste pour nous la restituer
comme s’il nous embarquait sur un Titanic de l’Antiquité.
Avec Une journée dans la Rome antique, nous retournons en l’an 115
pour explorer la capitale impériale selon un emploi du temps très précis.
Alberto Angela nous sert encore de guide, lui qui semble aussi à l’aise dans la
Rome du IIe siècle que dans celle du XXIe siècle, où il réside. Ça tombe bien :
la meilleure façon de découvrir le quotidien des habitants de l’Urbs (la
« Ville », comme disaient les Latins), c’est de les côtoyer du lever au
coucher, en de riches demeures ou de sinistres immeubles de rapport, à la
table d’une taverne ou au cœur des Forums impériaux, dans les bassins des
thermes de Trajan ou sur les gradins du Colisée, au milieu d’un marché aux
esclaves ou en plein banquet. En nous confrontant comme toujours à des
situations et à des individus très divers, le narrateur nous fait éprouver la
civilisation romaine dans ce qu’elle a de raffiné et de cruel, d’insolite et de
moderne.
Il revisite ainsi l’histoire de la vie quotidienne, qui en France inspira
l’illustre collection créée en 1938 chez Hachette. Dès l’année suivante y parut
une Vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire sous la plume de Jérôme
Carcopino, professeur à la Sorbonne et directeur de l’École française de
Rome5. Cet ouvrage empreint de moralisme a certes vieilli, mais il n’a cessé
d’être réédité parce qu’il est aussi facile à lire que riche en détails6.
On ne s’étonne pas qu’Alberto Angela aime à en évoquer l’auteur dans le
présent volume : tout comme Carcopino, il a voulu rendre son récit le plus
vivant possible, il aime Juvénal et Martial, il est émerveillé par le forum de
Trajan et il a choisi le premier quart du IIe siècle pour brosser le portrait de la
cité. Mais contrairement à lui, il n’oppose pas les « vices » et les « vertus »
des Romains. Il nous fait simplement partager leur existence. Mieux : entrer
dans leur tête.
Jérôme Carcopino a aussi été lu par Federico Fellini, qui l’a même
rencontré avant le tournage de son Satyricon (1969). Cependant, le cinéaste a
pris ses distances avec les spécialistes de l’Antiquité afin de pouvoir réaliser
une œuvre onirique — voire « psychédélique », selon certains critiques. Pour
peupler la Rome de Pétrone de centaines de figurants, il a publié comme à
son habitude une petite annonce dans la presse. « Il demandait simplement à
rencontrer des Romains d’il y a deux mille ans. Ils vinrent en nombre,
ouvriers, employés des abattoirs, bohémiens, putains faméliques et matrones
aux formes généreuses7. » Et pas que des figurants, puisque le rôle de
l’affranchi Trimalcion fut confié à Mario Romagnoli, patron de la trattoria Al
Moro.
Rassurez-vous : pour se retrouver dans la peau d’un Romain, point n’est
besoin de subir l’épreuve d’un casting et d’appartenir à l’une des catégories
établies par Fellini, du genre : « têtes de petites tapettes »,
« gueules ignobles » ou « filles girondes et un peu putes ». Il vous suffit de
suivre Alberto Angela à travers les rues de Rome, un certain mardi de
l’an 115, sous le règne de Trajan.
Son texte à la main, vous pourrez ensuite survoler la cité antique sans
même vous rendre en Italie ni retourner dans un lointain passé. Vous devrez
ce prodige à un architecte français, Paul Bigot (1870-1942)8, qui a réalisé une
extraordinaire maquette à l’échelle 1/400 sur quelque 70 mètres carrés. Bien
qu’elle représente Rome au début du IVe siècle, elle vous donnera une
excellente idée de ce qu’était la capitale de l’Empire. La version originale, en
plâtre recouvert d’un vernis ocre, a été minutieusement restaurée avant d’être
remontée à la Maison de la recherche en sciences humaines, sur le campus de
l’université de Caen-Normandie9. Si vous ne vous déplacez pas, allez
consulter le site Internet consacré à ce chef-d’œuvre, aux études scientifiques
qu’il favorise et aux variations qu’il permet en termes de plans interactifs et
d’images virtuelles10. Revisitant alors certains des monuments que décrit Une
journée dans la Rome antique, vous y replacerez les personnages rencontrés
dans le livre et serez émerveillés une seconde fois, comme dans un songe
d’enfant.
Selon Fellini, « le monde antique […] n’a jamais existé, mais,
indubitablement, nous l’avons rêvé11 ». Si, il a existé, mais cela ne nous
empêche pas de le rêver, et la trilogie romaine d’Alberto Angela nous y aide.
M.P.
Notes
1. Voyage d’Italie, édition établie par Maurice Lever, Paris, Fayard, 1995.
4. Catherine Salles, « Tous les Romains pour un sesterce », Historia, juin 2016.
5. Jérôme Carcopino (1881-1970) fut directeur de l’École normale supérieure à partir de 1940 et secrétaire d’État à
l’Éducation nationale dans le gouvernement Darlan (février 1941-avril 1942). Emprisonné à la Libération, il bénéficia d’un
non-lieu en 1947 pour services rendus à la Résistance et fut élu en 1955 à l’Académie française.
6. L’édition la plus récente a paru sous le titre : Rome à l’apogée de l’Empire, Paris, Fayard/Pluriel, « La vie
quotidienne », 2011.
7. Jean-Noël Castorio, Rome réinventée. L’Antiquité dans l’imaginaire occidental, de Titien à Fellini, Paris,
Vendémiaire, 2019, p. 238.
9. Des autres versions ne subsistent qu’une copie complète entreposée à Bruxelles (Musées royaux d’art et
d’histoire), en plâtre elle aussi mais colorisée, ainsi que des éléments en bronze conservés à Paris dans les caves de
l’Institut d’art et d’archéologie, construit par Paul Bigot.
10. https://www.unicaen.fr/cireve/rome/index.php
11. Fellini par Fellini [1984], entretiens avec Giovanni Grazzini, traduction de Nino Frank, Paris, Flammarion,
« Champs », 2007, p. 139-140.
À Monica, Ricardo, Edoardo et Alessandro, pour
la lumière qu’ils ont fait entrer dans ma vie.
Avant-Propos
Comment les Romains vivaient-ils dans l’Antiquité ? Que se passait-il
chaque jour dans les rues de Rome ? Des questions comme celles-ci nous ont
tous effleuré l’esprit au moins une fois. D’ailleurs, n’est-ce pas la raison pour
laquelle vous avez ouvert ce livre ?
Quand nous visitons un site archéologique de l’époque romaine, il est
rare que nous ne succombions pas à ses charmes. Malheureusement, les
panneaux et les brochures d’information ont tendance à s’intéresser beaucoup
plus à l’architecture et aux dates qu’à la vie de tous les jours. Mais une petite
astuce permet de la restituer parmi ces vestiges. Il faut s’attacher aux détails :
l’usure des marches, les inscriptions gravées dans le plâtre des murs (si
nombreuses à Pompéi), les sillons creusés par les chars et les charrettes dans
les rues, les éraflures laissées par le frottement d’une porte aujourd’hui
disparue sur le seuil en marbre d’une maison.
Si vous vous concentrez sur tout cela, n’importe quelle ruine
commencera à s’animer ; alors vous verrez apparaître femmes et hommes de
l’Antiquité. Tel est l’esprit de ce livre : raconter la grande Histoire à travers la
petite.
Au fil de mes émissions télévisées sur de nombreux sites, j’ai découvert
bien des anecdotes et des détails sur la vie dans la Rome impériale — autant
d’éléments que les fouilles ont mis au jour, sur les habitudes, les règles de
conduite en société et les bizarreries du monde antique. J’ai aussi appris
énormément en discutant avec les archéologues et à la lecture de leurs
travaux. Or je me suis rendu compte que ces précieuses informations
n’étaient pas toujours connues du grand public, qu’elles restaient trop souvent
confinées dans les revues spécialisées ou prisonnières des sites
archéologiques.
C’est ainsi que m’est venue l’idée de les assembler à ma façon et de
répondre à des questions toutes simples. Par exemple, quelle était
l’impression générale quand on se promenait dans la Rome antique ? À quoi
ressemblaient les passants ? Que voyait-on du haut d’un balcon ? Quelles
étaient les saveurs de la cuisine locale ? Le latin parlé dans la rue était-il celui
que nous connaissons ? Ou encore, comment les premiers rayons du soleil
éclairaient-ils les temples du Capitole ?
D’une certaine manière, j’ai voulu allumer une caméra et explorer les
lieux tels qu’ils devaient être il y a deux mille ans afin que le lecteur se
retrouve au cœur de Rome, qu’il en respire les odeurs et les parfums, qu’il
croise les regards des citadins, dans les maisons ou au Colisée.
Résidant moi-même dans la Ville éternelle, il m’a été facile de décrire les
différentes lumières qui en éclairent les quartiers et les monuments au fil de
la journée, facile aussi de me rendre sur les sites pour noter les mille et un
détails rapportés dans cet ouvrage, en plus de ceux que j’ai pu recueillir
durant des années de tournage. Les scènes qui défileront sous vos yeux au
cours de cette visite ne sont donc pas le produit de mon imagination. Elles
découlent directement de découvertes archéologiques, d’analyses d’objets et
de squelettes en laboratoire ou encore de l’étude des textes anciens.
Il m’a semblé que le meilleur moyen d’organiser autant d’informations
était de suivre le déroulement d’une journée. À chaque heure correspondront
un endroit de la cité et un aspect de ses activités. C’est donc au rythme de la
clepsydre que vous serez initiés au quotidien de la Rome antique.
Vous vous demandez sans doute : pourquoi un énième livre sur Rome ?
Parce que notre mode de vie est l’héritage direct du monde romain. Nous ne
serions pas qui nous sommes si Rome n’avait pas existé. Réfléchissez : la
civilisation romaine se résume en général aux visages de ses empereurs, aux
légions en marche et aux portiques des temples. Pourtant, sa véritable force
est ailleurs : dans ce qui lui a permis de survivre durant plusieurs siècles — et
même jusqu’à la prise de Constantinople en 1453, pour ce qui restait de
l’Empire romain d’Orient. Aucune légion, aucun système politique ou
idéologique n’aurait pu garantir une telle longévité. Le secret de Rome
résidait dans son modus vivendi, dans la façon de bâtir des maisons, de
s’habiller, de manger, de se comporter avec les autres, au sein de la famille et
en dehors, le tout dans le strict respect des lois et des conventions. C’est ce
mode de vie à évolution très lente qui a permis à la civilisation romaine de
survivre aussi longtemps.
Pouvons-nous affirmer que cette ère est totalement révolue ? L’héritage
de l’Empire romain ne se limite pas à des statues ou à des monuments
extraordinaires. Rome nous a légué des clefs qui régissent notre vie
quotidienne. L’alphabet latin est celui que nous utilisons encore aujourd’hui,
y compris sur Internet. L’italien et en grande partie l’espagnol, le portugais,
le français et le roumain (ainsi que de nombreux mots anglais) dérivent du
latin. Sans parler du système juridique, du réseau routier, de l’architecture, de
la peinture et de la sculpture, qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans les
Romains. Dans le fond, une bonne partie de nos façons de vivre occidentales
ne sont qu’une version moderne de ce que vous allez découvrir à présent dans
les artères et les demeures de la Rome impériale.
Nous sommes un mardi de l’an 115 après J.-C., sous le règne de Trajan.
Rome est à l’apogée de sa puissance et peut-être même de sa beauté. C’est
une journée comme les autres et le soleil va bientôt se lever…
L’Empire romain sous le règne
de Trajan
En cette année 115, l’Empire romain a atteint son expansion maximale.
Ses territoires s’étendent de l’Écosse aux portes de l’Iran actuel, du Sahara à
la mer du Nord. Ses frontières terrestres représentent plus de
10 000 kilomètres, soit près d’un quart de la circonférence de notre planète. Il
réunit des peuples d’une extrême diversité, aussi bien sur le plan physique
que culturel, de l’Europe au Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord à l’Asie. Le
monde romain représente alors une part de la population mondiale plus
importante que ne le font aujourd’hui les Américains, les Chinois et les
Russes réunis.
En arpentant l’Empire d’un bout à l’autre, on passe de côtes glaciales
peuplées de phoques à des forêts de sapins et à de vertes prairies, on
contemple des sommets enneigés et de gigantesques glaciers, des lacs et des
fleuves, jusqu’aux plages ensoleillées de la Méditerranée — Mare Nostrum
— et aux volcans de la péninsule Italienne. Mais on peut se retrouver aussi au
seuil des infinis déserts de dunes du Sahara, et plus à l’ouest on atteint les
barrières de corail de la mer Rouge. Aucun empire dans toute l’histoire de
l’humanité n’a connu une telle diversité de milieux naturels.
Partout la langue officielle est le latin, partout on paie en sesterces,
partout le droit romain seul fait loi. Mais la population d’un tel ensemble est
relativement peu élevée : à peine une cinquantaine de millions d’habitants. Ils
vivent dans des bourgs, des villages et des domaines agricoles isolés, le tout
disséminé sur un territoire immense ponctué de grandes cités.
Toutes ces agglomérations sont reliées entre elles par un réseau routier
très efficace, soit 80 000 à 100 000 kilomètres de voies qu’aujourd’hui encore
nous utilisons en partie. Ce pourrait bien être le monument le plus important
que nous aient légué les Romains. Mais dès qu’on quitte ces routes, on
aborde de vastes espaces sauvages peuplés de loups, d’ours, de cerfs et de
sangliers… Nous qui sommes habitués aux cultures et aux zones industrielles
pourrions nous croire au cœur de parcs nationaux !
Pour défendre ce monde il y a les légions, qui stationnent dans les
endroits les plus sensibles de l’Empire, en particulier le long du limes, cette
frontière fortifiée qui protège les Romains contre les Barbares. Sous Trajan,
l’armée compte entre 150 000 et 190 000 hommes, regroupés en une trentaine
de légions aux noms légendaires — Legio XXX Ulpia Victrix sur le Rhin,
Legio II Adiutrix sur le Danube, Legio XVI Flavia Firma sur l’Euphrate, près
de l’actuel Irak… Il faut y ajouter les unités auxiliaires, composées de soldats
fournis par les populations des provinces romaines, ce qui double les
effectifs. On arrive ainsi à un total de 300 000 à 380 000 hommes armés sous
le commandement de l’empereur Trajan.
Située précisément au centre de l’Empire, Rome est le cœur même de
cette puissance. Elle incarne le pouvoir politique, bien sûr, mais rayonne
aussi dans le domaine des arts, de la philosophie et du droit.
À l’image de Londres ou de New York aujourd’hui, c’est avant tout une
ville cosmopolite. On y croise des gens de tous horizons : de riches matrones
sur leur litière, des médecins grecs, des officiers de la cavalerie gauloise, des
sénateurs italiens, des marins espagnols, des prêtres égyptiens, des prostituées
chypriotes, des marchands du Moyen-Orient, des esclaves de Germanie…
Rome est alors la ville la plus peuplée du monde avec près d’un million et
demi d’individus. Du jamais-vu depuis l’apparition d’Homo sapiens.
L’existence de dizaines de millions de personnes dépend certes des décisions
prises dans la capitale, mais de quoi dépend celle des habitants de la cité ?
Je vous invite maintenant à le découvrir.
Quelques heures avant l’aube
Son regard fixe un horizon lointain, comme celui de quelqu’un plongé
dans ses pensées. La pâle lueur de la lune révèle un visage serein au teint
clair, un sourire à peine esquissé sur les lèvres. Son front est ceint d’un ruban,
ses cheveux tirés, à part une mèche descendant, espiègle, jusqu’aux épaules.
Une rafale soudaine soulève un nuage de poussière autour d’elle, mais ses
cheveux ne bougent pas d’un pouce. Et pour cause : ils sont en marbre, de
même que ses bras nus et les mille et un plis de son vêtement. Le sculpteur a
figé dans un marbre précieux l’une des divinités les plus vénérées des
Romains. Il s’agit de Mater Matuta, la « mère bienveillante », déesse de la
fécondité, du « commencement » et de l’aurore.
La statue se tient là depuis des années, sur son imposant piédestal, devant
une bifurcation. Malgré l’obscurité qui l’entoure, la lumière diffuse de l’astre
lunaire laisse deviner devant elle une grande rue bordée de boutiques. À cette
heure de la nuit, elles sont fermées par de lourds panneaux de bois coulissant
dans les rainures du trottoir et par de gros loquets. Ces échoppes occupent le
rez-de-chaussée de grands édifices dont les sombres silhouettes menacent
autour de nous ‒ on se croirait au fond d’un canyon, avec la voûte étoilée au-
dessus de nos têtes. Ce sont des insulae, logements populaires comparables à
nos HLM mais beaucoup moins confortables.
Nous sommes surpris par l’absence d’éclairage, dans ces immeubles et
dans les rues de Rome en général. Mais peut-être sommes-nous trop habitués
aux avantages de l’époque moderne. Pendant des siècles, toutes les villes du
monde ont été plongées dans l’obscurité dès la tombée de la nuit, hormis de
rares lampes à huile pour éclairer les auberges ou les images sacrées en des
endroits stratégiques tels que le coin d’une rue ou un grand carrefour. La
Rome impériale n’échappe pas à cette règle. Dans le noir, on ne devine la
topographie des lieux que grâce à ces quelques veilleuses ou à la flamme
d’une lampe que l’on a laissé brûler dans une maison.
Le calme est lui aussi impressionnant. Un silence irréel accompagne nos
pas, que seul vient rompre le chant d’une fontaine publique, une dizaine de
mètres plus bas. L’ouvrage est simple. Quatre dalles épaisses en travertin
forment un bassin carré surmonté d’un cippe plus ouvragé. Le rayon de lune
qui a réussi à se frayer un chemin entre deux bâtiments dévoile le visage de la
divinité sur la pierre. Nous reconnaissons Mercure et son célèbre casque ailé.
Un filet d’eau s’écoule de sa bouche. Durant la journée, femmes, enfants et
esclaves y convergent avec leurs seaux de bois, mais pour l’heure tout est
désert et le bruit de l’eau est le seul qui nous tienne compagnie.
Étonnant, ce silence. Nous sommes au beau milieu d’une ville d’un
million et demi d’habitants, ne l’oublions pas. La nuit n’est-elle pas réservée
aux livraisons dans les boutiques, une activité qui va de pair avec le vacarme
des roues cerclées de fer des charrettes, le hennissement des chevaux, les cris
et les inévitables jurons ? Comme pour confirmer nos dires, ce sont justement
ces bruits que l’on commence à entendre dans le lointain. L’aboiement d’un
chien leur fait écho. Rome ne dort jamais.
Devant nous, la rue s’élargit légèrement, créant une trouée de lumière. La
lune éclaire les blocs de basalte qui recouvrent la chaussée. Ainsi accolés, ils
font penser à la carapace pétrifiée d’une tortue géante.
Quelque chose bouge au bout du trottoir. Un homme. L’individu hésite,
reprend sa marche, chancelle et s’appuie contre un mur. Un ivrogne, sans
doute. Il murmure des mots incompréhensibles et se dirige vers une venelle
en titubant. Qui peut dire s’il arrivera jusque chez lui ? La nuit, les rues de
Rome sont aussi redoutables qu’un prédateur nocturne, hantées qu’elles sont
par les voleurs, assassins et autres scélérats prêts à vous planter un poignard
dans le ventre pour trois fois rien. Autant dire que si demain matin quelqu’un
tombe sur un cadavre lardé de coups de couteau et dépouillé de son bien, on
voit mal comment on pourra retrouver le coupable dans une ville aussi
populeuse et où il règne une telle effervescence.
Avant de s’engager dans la venelle, l’ivrogne bute contre un tas informe
au coin de la rue. Il jure dans sa barbe et continue son improbable traversée.
Le tas en question remue, il est vivant. C’est l’un de ces innombrables sans-
abri de la capitale qui cherchent tant bien que mal à dormir. Voilà plusieurs
jours que celui-ci vit à la belle étoile. Depuis que le propriétaire de la
modeste chambre qu’il avait louée l’a chassé. Et il est loin d’être le seul. À
côté de lui, une famille entière tente de s’abriter comme elle peut, avec les
rares objets qu’elle possède. Rome se remplit de telles gens à la fin de chaque
semestre, quand sont renouvelés ou non les contrats de location. On ne
compte plus les malheureux qui se retrouvent alors à la rue du jour au
lendemain, à la recherche d’un nouvel endroit pour vivre et dormir.
Un bruit régulier attire soudain notre attention. D’abord indistinct, puis de
plus en plus précis. Difficile de dire d’où il provient à cause de l’écho
renvoyé par la façade des immeubles. Le cliquetis d’un loquet et la lueur de
lampes à huile nous permettent de résoudre cette énigme : c’est une patrouille
de vigiles. Ces hommes sont d’abord des pompiers ; mais dans la mesure où
ils exercent une surveillance permanente pour prévenir les incendies, ils ont
aussi pour mission de faire régner l’ordre dans la cité.
Sans véritablement faire partie de l’armée, les vigiles constituent un corps
organisé selon un modèle militaire, et cela se voit. Ils ont le droit d’entrer
presque partout afin de repérer les départs d’incendie, les situations à risque
ou les actes de négligence susceptibles d’engendrer une tragédie.
Les patrouilleurs descendent les marches d’un grand portique au pas de
course. Ils sont neufs : huit recrues en formation et leur supérieur. Ils
viennent de procéder à une inspection et leur chef est en train de leur passer
un savon. Il tient sa lampe bien haut pour que les autres le voient clairement.
Sa silhouette massive et ses traits durs vont de pair avec sa voix rauque. Sa
tirade terminée, il fixe une dernière fois les membres de la troupe, les
fusillant de son regard sombre sous son casque de cuir, puis il aboie
littéralement un ordre et les hommes se mettent en marche.
La cadence est particulièrement marquée, typique des nouvelles recrues.
Leur supérieur les regarde partir, secoue la tête et les suit. Le bruit de leur pas
s’efface au fur et à mesure qu’ils s’éloignent, bientôt recouvert par celui de la
fontaine.
Levant les yeux, nous remarquons que le ciel a changé : le jour va se
lever.
Curiosité
L’ameublement intérieur
La maison commence doucement à s’animer. Comme tous les matins, les
premiers debout sont les esclaves. Ils sont au nombre de 11 dans cette domus
et forment ce que l’on appelle la familia. Ce chiffre peut paraître élevé, mais
nous sommes dans la norme. Chaque famille aisée de Rome possède en
moyenne de 5 à 12 serviteurs. Ils couchent dans les couloirs, dans la cuisine,
ou entassés dans quelque petite pièce. Celui qu’on appelle l’« esclave de
confiance » dort à même le sol devant la chambre de son maître, tel un chien
de garde.
Nous aurons l’occasion de revenir sur le monde des esclaves un peu plus
tard dans la matinée, mais pour l’heure poursuivons notre visite de la maison
au petit matin.
Une servante écarte un épais rideau pourpre et s’approche d’une grande
table de marbre aux pieds sculptés en forme de dauphin. Elle est placée juste
à côté de l’impluvium. Si l’on en croit le superbe pichet en argent que la
jeune fille entreprend de dépoussiérer avec précaution, cette table n’est là que
pour recevoir des objets destinés à impressionner les invités.
Nous faisons le tour du propriétaire. Où sont passés les autres meubles ?
Le plus frappant, dans les villas et les domus, c’est le contraste entre la
pauvreté du mobilier et la richesse de la décoration murale et des mosaïques
au sol. Exactement le contraire des maisons modernes. Oubliez les canapés,
les fauteuils, les tapis, les étagères de nos salons, et imaginez un cadre
dépouillé où tout semble réduit à l’essentiel.
Il y a bien entendu une raison à cela. Les Romains ont une manière tout à
fait différente de la nôtre d’aménager leur intérieur. Au lieu de mettre en
valeur le mobilier ou de peaufiner certains détails architecturaux, ils les
camouflent ou les imitent. Lits et sièges disparaissent parfois totalement sous
les coussins et les pièces de tissu. Au mur, les fresques représentent le plus
souvent des portes, des tentures, parfois même des vues champêtres en
trompe l’œil qui vont jusqu’à se confondre avec le jardin que laisse entrevoir
une trouée dans la paroi.
La célèbre villa d’Oplontis (Torre Annunziata), qui aurait appartenu à
Poppée, est un chef-d’œuvre du genre. Partout dans l’Empire,
d’innombrables demeures reflètent ce goût étrange des Romains, cet art de
jouer entre la réalité et l’illusion, lequel est à l’époque le comble du
raffinement et de la modernité.
Aussi rares soient-ils, les meubles n’en sont pas moins de grande qualité.
À commencer par les tables. Il en existe de toutes sortes. Les plus prisées
sont rondes, avec trois pieds sculptés en forme de patte de lion, de sabots de
chèvre ou de cheval. (Ce chiffre trois n’est pas un hasard : c’est la meilleure
solution pour éviter que la table ne soit bancale !) Par ailleurs, nous sommes
surpris de constater qu’il existe déjà des tables pliantes ou demi-lune servant
de consoles.
Quant aux sièges, ils sont des plus inconfortables ! On ne connaît pas
encore la technique du rembourrage et l’on règle le problème au moyen de
coussins. Il y en a partout : sur les chaises, donc, mais aussi sur les lits et sur
les tricliniums de la salle à manger.
Dans une domus comme celle-ci, la vue d’une armoire dans un coin peut
nous paraître normale. C’est pourtant une invention récente pour l’Antiquité.
Les Grecs et les Étrusques n’en avaient pas l’usage. Les Romains sont les
premiers à l’utiliser. Chose curieuse, ils ne s’en servent pas comme nous pour
y mettre leurs habits. Ils y rangent surtout des objets fragiles ou précieux tels
que les verres et les coupes, le nécessaire de toilette, les encriers, les
balances… Les vêtements et le linge sont pliés dans de drôles de meubles, les
arcae vestiariae. Ces coffres en bois qui rappellent les huches d’antan
reposent sur des pattes de lion et s’ouvrent par le haut. On en verra encore
durant tout le Moyen Âge et la Renaissance, et même au-delà…
Naturellement, les maisons des riches s’ornent à profusion de tentures et
de rideaux qui abritent les résidents du soleil et du vent, conservent la chaleur
à l’intérieur en hiver et la fraîcheur en été, empêchent la poussière et les
mouches d’entrer et protègent des regards indiscrets.
Les archéologues ont fait une découverte très intéressante dans les ruines
d’une domus d’Éphèse, en Anatolie, à la suite d’un tremblement de terre.
Entre autres détails sur l’aménagement et le mobilier, ils ont remarqué que les
colonnes du péristyle portaient les traces d’un système de tringles en bronze :
il suffisait d’y fixer des tentures pour que la colonnade se transforme en une
galerie fraîche et ombragée. D’autres barres de bronze, celles-ci destinées aux
portes, confirment l’emploi fréquent de rideaux, tel qu’on en use aujourd’hui
à l’entrée des bars et des magasins dans les pays chauds. Il n’est d’ailleurs
pas exclu que certaines de ces portières aient été composées de bandes de
tissus multicolores ou de longs cordons ornés de nœuds, comme on en voit
encore.
Il faut savoir aussi que les domus étaient agrémentées à l’occasion de
tapisseries très décoratives, de nattes et de tapis de sol — une mode venue
d’Orient, à l’évidence.
Le réveil du maître
Un ronflement sonore se fait entendre de la chambre du dominus — le
maître. Nous poussons la porte tout doucement. Un rai de lumière traverse la
pièce jusqu’au lit, installé dans une niche creusée dans le mur. Le maître est
là, blotti sous d’épaisses couvertures aux larges rayures pourpres, bleues et
jaunes, qui retombent au sol en plis sinueux.
Nous sommes surpris par la taille du lit. Comme le veut l’usage, il est si
haut qu’il faut un tabouret pour y monter. Il est caché à demi par les
couvertures, avec dessus les sandales que le dominus y a posées juste avant
de se coucher.
C’est un lit à l’ancienne, à trois montants. On dirait un canapé. Les pieds
en bois tourné s’ornent d’incrustations en ivoire et de plaques de bronze doré.
La lumière oblique souligne les têtes de félins et de satyres sculptées aux
quatre coins. Il n’y a pas de ressorts. Le matelas est posé sur des sangles de
cuir entrecroisées, ce qui le rend bien moins confortable que les nôtres.
Le maître se retourne en marmonnant quelques mots et retape de ses
poings l’oreiller dans lequel sa tête disparaît à moitié. Pas de doute, c’est un
oreiller de plume.
Et le matelas, lui, avec quoi est-il rembourré ? De la laine, étant donné le
niveau de vie du propriétaire, mais à l’époque beaucoup ne sont garnis que de
paille.
Il y a quelques exceptions, comme en témoigne un berceau découvert
presque intact à Herculanum. Sous le squelette de l’enfant mort lors de
l’éruption du Vésuve, on a en effet retrouvé les restes d’un matelas garni de
feuilles. Cette bourre végétale avait peut-être des propriétés antiparasites ou
autres pour protéger la santé du nouveau-né…
Le dominus est seul dans la chambre. Où est sa femme, la domina ? Dans
nos sociétés modernes, les époux partagent généralement la même couche.
Ce n’est pas toujours le cas à l’époque romaine, puisqu’il est de bon ton chez
les riches de dormir dans des chambres séparées. Aussi la maîtresse jouit-elle
d’un cubiculum tout à elle.
L’heure est venue de se lever. Les Romains se couchent tôt et se lèvent
aux premières lueurs de l’aube. Ne connaissant pas l’électricité, les gens
vivent alors au rythme du soleil, et il en sera encore ainsi pendant des siècles
et des siècles. Ne sommes-nous pas l’exception, en fin de compte ?
Le maître a été réveillé en douceur par son esclave de confiance.
Quelques minutes plus tard, il émerge de la chambre, encore dans un demi-
sommeil. C’est un homme grand, robuste, avec des cheveux blancs et des
yeux clairs. Son nez aquilin accentue la noblesse de son visage.
Drapé dans d’élégants vêtements bleus, il se dirige à pas lents vers un
édicule en bois placé contre un mur. On dirait un temple miniature avec son
fronton triangulaire soutenu par deux colonnes. C’est le laraire, le sanctuaire
de la domus : on y vénère les lares, à savoir les divinités protectrices de la
famille. Sur le petit autel, elles sont représentées sous les traits de deux jeunes
garçons aux cheveux longs en train de danser. À côté d’elles, deux autres
statuettes figurent Mercure et Vénus.
L’esclave tend à son maître un plateau avec les offrandes. Celui-ci
prononce la formule appropriée et les dépose d’un geste solennel dans une
coupe posée devant les statuettes, puis il fait brûler de l’encens.
Dans tout l’Empire, chaque journée s’ouvre par ce rituel. Il ne faut
surtout pas sous-estimer le pouvoir des lares. Ce sont eux qui veillent au bon
déroulement de la vie quotidienne dans les maisons romaines. Ce culte
domestique est en quelque sorte une assurance contre les voleurs, les
incendies et le mauvais sort qui pourrait s’abattre sur les membres de la
famille.
7 heures
L’habillement masculin
Puisque c’est l’heure de s’habiller, voyons ce que portent les hommes
romains. Le cinéma et la télévision nous ont habitués à les voir évoluer dans
des toges de couleur aussi longues qu’un drap, mais en fut-il toujours ainsi ?
On pourrait croire qu’elles entravent les mouvements, qu’elles empêchent de
courir, de monter les escaliers ou tout bêtement de s’asseoir et de se relever
avec aisance. En réalité, elles sont bien plus pratiques qu’il n’y paraît.
D’ailleurs, aujourd’hui encore, en Inde et dans de nombreux autres pays les
vêtements traditionnels ne sont pas si éloignés des toges, tuniques et sandales
des Romains. C’est juste une question d’habitude.
Commençons par le linge de corps. Les hommes portent-ils un slip ? La
réponse est oui. Bien sûr, il ne s’agit pas des modèles que nous connaissons
mais d’une sorte de pagne en lin appelé subligar ou subligaculum, que l’on
noue autour de la taille et entre les jambes pour envelopper les parties
intimes.
Vous serez étonnés d’apprendre que ce n’est pas toujours la première
chose que l’on enfile le matin, car l’habitude de ne pas se déshabiller
entièrement avant de se coucher est assez répandue. Pour la nuit, on enlève
son manteau que l’on jette sur une chaise ou que l’on utilise comme
couverture, et l’on garde sur soi le subligar ainsi que la tunique de la journée,
qui font office de pyjama.
Évidemment, nous y voyons un manque d’hygiène, mais n’agissait-on
pas ainsi dans nos campagnes il n’y a pas si longtemps encore ? À ceci près
que les Romains étaient beaucoup plus propres que les paysans du
XIXe siècle : ils allaient aux thermes tous les jours, ce qui veut dire qu’ils se
lavaient quelques heures avant de se coucher. Le vrai problème, c’est que le
linge de corps, lui, n’avait pas été nettoyé.
Le vêtement de base des Romains est la fameuse tunique. Pour bien
comprendre son côté pratique, imaginez un T-shirt extralarge descendant
jusqu’aux genoux et serré à la taille par une ceinture. La tunique c’est à peu
près ça, et depuis l’Antiquité il n’y a pratiquement que le nom qui ait changé.
Et aussi la matière, bien sûr.
Si nos T-shirts sont en coton, les Romains utilisent surtout du lin ou de la
laine grège, car cette couleur naturelle est idéale pour camoufler les taches et
la poussière. Il faut savoir que le lin est surtout produit et tissé en Égypte,
d’où il est exporté aux quatre coins de l’Empire. Ainsi, le Romain porte
comme nous des habits fabriqués dans des contrées lointaines — un
phénomène lié à la première « mondialisation » de l’Histoire, initiée par
Rome dans le bassin méditerranéen. Nous reviendrons sur ce point lorsque
nous visiterons les marchés de la capitale.
La tunique convient en toute occasion : elle sert de chemise de nuit, de
maillot de corps sous la toge ou de vêtement à part entière chez les plus
modestes. Un pauvre enfilera sa tunique et ses sandales, et il sera prêt. Mais
pas un riche, car vient maintenant l’élément le plus important pour un citoyen
romain : on peut dire que la toge est à son époque ce que le costume-cravate
est à la nôtre, une tenue soignée pour faire bonne impression en public,
surtout dans les grandes occasions.
Portée depuis longtemps déjà, elle a connu une véritable évolution. Elle
est en lin ou en laine. Beaucoup moins grande au début, elle a peu à peu pris
de l’ampleur, jusqu’à s’étaler au sol en un demi-cercle de 6 mètres de
diamètre. On comprend pourquoi notre dominus doit se faire aider d’un
esclave. Profitons de l’occasion pour comprendre comment on l’ajuste.
Le maître est debout, le regard perdu dans le lointain. Son serviteur lui
pose d’abord la toge sur l’épaule gauche, en prenant soin de laisser dans le
dos un pan bien plus long à droite. Ensuite, il relève délicatement celui-ci, le
passe sous l’aisselle droite et le remonte par-devant jusqu’à l’épaule gauche.
Puis, telle une écharpe, il lui fait faire un tour très lâche et l’attache avec une
fibule à hauteur de la clavicule. Mais ce n’est pas tout. Ce pan est si long
qu’il faut lui faire faire un nouveau tour sur le précédent. À la fin, l’esclave
prend du recul pour avoir une vue d’ensemble. Il est satisfait. Son maître est
très élégant, et le drapé harmonieux lui confère une grande noblesse. Le bras
droit est libre, tandis que le gauche est en partie couvert par le tissu ; le
dominus devra le maintenir légèrement relevé pour éviter que la toge ne
traîne par terre et ne se salisse. C’est un peu gênant au début, mais on s’y
habitue vite.
La toge est l’un des symboles majeurs de la culture romaine. Un étranger,
un esclave ou un affranchi (libertus) n’ont pas le droit de s’en vêtir. Seuls les
citoyens romains ont ce privilège. Comme c’est le cas pour les uniformes
militaires, leur port obéit à des conventions et leur nom varie selon qui la
revêt et l’usage que l’on en fait. Blanche et bordée d’une bande pourpre,
couleur protectrice, la toga praetexta est réservée à certains magistrats ainsi
qu’aux garçons jusque vers l’âge de seize ans. Ces derniers troquent alors la
toge prétexte contre la toge virile, entièrement blanche, à l’occasion d’une
sorte de rite de passage qui marque la fin de l’adolescence. Officiellement
entré dans l’âge adulte, le jeune homme peut maintenant porter les armes et
participer à la vie publique.
Et le pantalon ? On en voit peu. Ce vêtement n’appartient pas à la culture
romaine et méditerranéenne. Sous le règne de Trajan, les légionnaires sont les
seuls à en porter. Il s’agit cependant de modèles courts et près du corps, qui
descendent juste au-dessous du genou. Le pantalon tel que nous le
connaissons existe déjà, mais ce sont les barbares qui l’ont inventé : les
peuples celtiques et germaniques, mais aussi les Parthes au Moyen-Orient.
Cependant, les choses vont bientôt changer. En l’espace d’une cinquantaine
d’années, le pantalon finira par conquérir les Romains pour son côté pratique
et fera partie intégrante de la mode vestimentaire.
À présent, le maître est assis. Son esclave est en train de le chausser. Il
faut savoir que les Romains ne portent pas de chaussettes — sauf dans le
Nord, où la rigueur du climat l’impose. Pour le reste, on trouve toutes sortes
de chaussures : des modèles fermés, qui s’apparentent à des bottines, d’autres
ouverts, comme les sandales, faites de lanières de cuir et parfois dotées de
semelles cloutées pour ne pas glisser (les célèbres caligae des légionnaires).
À Rome, les calcei, qui couvrent le pied et la cheville, sont certainement les
plus prisées des riches, mais pas dans leur demeure, car il est de bon ton de
laisser sur le seuil les souliers avec lesquels on a marché dehors. À l’intérieur,
on enfile de simples sandales à semelle de cuir ou de liège (solae) ; on les
emporte même avec soi quand on est convié chez des amis, sachant que
l’usage des sandales à la maison s’applique partout.
7 h 10
L’habillement féminin
Contrairement à l’époque moderne, il y a assez peu de différences entre
les vêtements féminins et masculins dans la Rome antique. Les femmes
portent elles aussi une tunique. Semblable au chiton grec, elle se distingue de
celle des hommes par sa longueur et descend souvent jusqu’aux pieds.
De même que les citoyens romains d’un certain rang arborent la toge, les
femmes mariées portent une stola au-dessus de leur tunique, du moins en
public. En théorie, une Romaine peut paraître en toge, mais cela signifie
qu’elle a été condamnée pour adultère ou que c’est une prostituée. La stola
est une sorte de longue robe formée de deux grandes pièces d’étoffe retenues
à l’épaule par des boutons ou des fibules. Comme la tunique, elle est souvent
resserrée à la taille par une ceinture, mais elle l’est parfois aussi par une
écharpe juste sous la poitrine afin de souligner la rondeur des seins.
Après la tunique et la stola, la tenue féminine est complétée par la palla,
un long châle qui retombe en drapé jusqu’au genou. Elle est si grande que
l’on peut s’en couvrir la tête quand on sort dans la rue. En fait, nous la
connaissons bien mais n’y faisons pas attention : dans toutes les
représentations de la vie du Christ, au cinéma, en peinture, dans les crèches et
les églises, Marie et les autres femmes n’ont-elles pas la tête couverte d’un
châle ?
Les vêtements féminins sont plus colorés que ceux des hommes, et
presque toujours ornés de broderies. On repère facilement une femme au
milieu de la foule aux couleurs vives de sa tenue, à ses chaussures aussi,
souvent blanches, et beaucoup plus fines et élégantes que les modèles
masculins.
Un mot maintenant sur la lingerie intime des Romaines. Que cachent-
elles sous leurs vêtements ? Eh bien, comme les femmes d’aujourd’hui, une
culotte et un soutien-gorge. La première est une version plus raffinée du
subligar masculin. Quant au soutien-gorge, il s’agit en réalité d’une bande de
tissu ou de peau de daim appelée strophium (ou mamillare). Quel que soit
son nom, l’objectif est le même : faire remonter la poitrine et la mettre en
valeur. Ovide suggère même aux femmes de rembourrer ce sous-vêtement
quand elles ont de petits seins.
Les archéologues ont retrouvé de nombreuses représentations du
strophium, notamment dans les peintures érotiques des lupanars de Pompéi.
Toutefois, les plus impressionnantes sont visibles sur une célèbre mosaïque
de la villa sicilienne du Casale, à Piazza Armerina. On y voit des jeunes filles
en maillot de bain deux-pièces étonnamment moderne, en usage aux thermes
et au gymnase. Le bikini n’est donc pas une invention récente !
Les femmes que nous croisons dans les rues portent en général des
vêtements en lin ou en laine. Certaines étoffes comme le coton ultrafin et la
soie sont des signes extérieurs de richesse dont on se pare dans les grandes
occasions.
Comme chacun sait, la soie a longtemps été le monopole de la Chine, qui
conservait jalousement le secret de sa fabrication, à savoir les vers à soie.
Après avoir affronté steppes et déserts, les caravanes qui la transportaient
passaient le relais aux navires qui accostaient enfin dans les ports de la
Méditerranée. Le prix de la soie était d’autant plus élevé que le voyage était
long. Les aristocrates romaines dépensaient de telles fortunes pour s’en
couvrir ou pour en décorer leur intérieur que plus d’un empereur chercha
vainement à en réguler le commerce et à empêcher que des millions de
sesterces ne terminent notamment dans les poches des ennemis jurés de
Rome : les Parthes, dont les caravanes devaient traverser l’empire. Celui-ci
englobait en effet l’équivalent de l’Irak et de l’Iran, ainsi qu’une partie de la
Turquie et des républiques d’Asie centrale.
Les Romains finirent par découvrir l’existence des vers à soie, lesquels
parvinrent à Constantinople, mais il était trop tard : les invasions barbares
avaient précipité la chute de Rome et de l’Empire romain d’Occident. Ce fut
donc l’Empire romain d’Orient qui en profita sous le règne de Justinien.
7 h 15
La toilette masculine
En ce début de journée, nous découvrons un fait curieux : il semble que
presque personne ne se lave le matin dans les maisons romaines. Au mieux,
on s’asperge le visage avec un peu d’eau que l’on tire d’une cuvette portée
par un esclave, mais c’est surtout pour finir de se réveiller. Les Romains
connaissent le savon (sapo), qu’ils ont rapporté de Gaule, mais ils s’en
servent alors comme les Gaulois pour s’éclaircir les cheveux et non pour leur
toilette.
À bien y regarder, il n’y a pas de douches non plus (elles restent à
inventer !) et les baignoires sont rares. La civilisation romaine est pourtant la
plus propre de toute l’Antiquité. Il a fallu attendre l’époque moderne pour
retrouver un niveau comparable d’hygiène corporelle. Chacun connaît la
réponse à ce paradoxe. La salle de bains d’un Romain est située hors de chez
lui, à quelques pâtés de maisons : il s’agit des vastes thermes publics. C’est
ici que l’on se lave à grande eau et que l’on se fait masser. Mais l’on s’y rend
habituellement après le déjeuner. Voilà pourquoi personne ne fait sa toilette
le matin.
Il est vrai que certains riches disposent de thermes privés, privilège d’une
élite dont ne fait pas partie le dominus que nous suivons aujourd’hui. Lui
aussi devra se rendre aux bains publics, comme nous le verrons plus tard.
Pour l’heure, il est assis sur un siège couvert de coussins. Un esclave est
sur le point de lui faire la barbe. C’est le barbier de la maison, le tonsor. Seuls
les gens aisés peuvent se permettre d’en avoir un à demeure.
Le rasage est douloureux. Les mousses et les rasoirs à double lame
n’existent pas encore. Le barbier n’utilise que de l’eau et un instrument à
lame courbe en bronze ou en fer trempé qu’il est en train d’affûter sur une
pierre à aiguiser, et ce n’est que le début de ce que le maître considère comme
une véritable torture.
Le rasage terminé, l’esclave lui arrache un à un des poils disgracieux
avec une petite pince, au niveau des sourcils, dans le cou et sur la nuque. On
pourrait s’étonner que les hommes se soumettent à un tel rituel, mais les
Romains prennent grand soin de leur corps. L’emploi de dépilatoires est
assez répandu chez les hommes, y compris pour la barbe. On sait grâce à
Suétone que César s’épilait et qu’Auguste lui-même avait pour habitude de se
passer des coquilles de noix brûlantes sur les jambes pour que les poils
repoussent moins drus.
En ce temps-là déjà, le grand problème qui obsède une bonne partie de la
gent masculine concerne les cheveux. Dès qu’ils commencent à blanchir,
beaucoup les font teindre en noir. Quant à la calvitie, elle vire parfois à la
tragédie. Il existe cependant d’innombrables solutions, à commencer par le
rabat d’une mèche plus longue pour masquer une zone dégarnie. Jules César,
encore lui, ramenait ses cheveux vers l’avant pour dissimuler une décalvation
marquée. Lorsqu’il en reste quand même, on utilise du noir de fumée pour
colorer le cuir chevelu et donner de loin l’impression d’une chevelure plus
fournie.
Enfin, lorsqu’il n’est plus possible de cacher la calvitie, les jusqu’au-
boutistes optent pour les perruques, toupets et autres postiches, qui se
déclinent déjà dans divers coloris.
Et que dire des lotions miracles pour la repousse des cheveux, aussi
inefficaces les unes que les autres, bien sûr !
7 h 30
Boutiques et ateliers
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Les commerçants ont attaqué leur journée. Certains ont fait leurs
premières ventes, d’autres terminent la mise en place des marchandises ;
d’autres encore, les yeux pleins de sommeil à cause des livraisons de la nuit,
n’ont toujours pas fini d’enlever les volets qui protègent la taberna, c’est-à-
dire le magasin.
Ce système de fermeture est utilisé dans tout l’Empire, à l’image des
rideaux de fer d’aujourd’hui. Les commerçants emploient de lourds panneaux
de bois, hauts et étroits, qui sont placés côte à côte et encastrés dans une
profonde rainure creusée dans le seuil de pierre ou de marbre — on en voit
encore la trace sur certains sites archéologiques, notamment à Pompéi. Le
volet du bout fait office de porte. L’ensemble est fermé par de longues barres
de métal qui coulissent jusqu’aux murs à travers des anneaux. Leur course est
bloquée par un loquet ou une serrure très proche des nôtres. Les clefs de
bronze, elles, sont légèrement différentes et font penser à une petite
fourchette aux dents recourbées.
Si dans les villes de notre époque la journée commence avec le bruit des
rideaux métalliques des cafés et des magasins, dans la Rome impériale on
entend donc les grincements des loquets et des barres, ainsi que le bruit sourd
des battants de bois que l’on entasse dans l’arrière-boutique. Ce système est
toujours en usage dans certaines régions de la Méditerranée, par exemple
dans les souks du port tunisien de Sfax.
Nous sommes devant une échoppe dont les volets commencent à bouger.
On aperçoit un homme au visage ensommeillé, les yeux gonflés. Il a encore à
la main la lampe à huile qui lui a permis d’ouvrir de l’intérieur. Il est évident
qu’il a passé la nuit dans sa boutique. Un petit garçon émerge derrière lui. Il a
le même nez aquilin : c’est son fils. L’homme lâche un juron. Quelqu’un a
gravé des insultes dans le bois.
Tandis que le père et l’enfant retirent les volets, un petit bout de femme
sort elle aussi, la tête couverte d’un voile. C’est l’épouse du marchand. Elle
regarde l’inscription, esquisse une grimace et s’éloigne en criant un nom,
sans doute celui de l’auteur du méfait, un client à qui le couple a refusé de
faire crédit la veille. Munie de deux grandes cruches, elle se dirige vers une
fontaine, non loin de là. Elle n’a pas fait trois pas qu’elle entend une petite
voix fluette qui l’appelle. Elle lève les yeux au ciel et se retourne. Un bambin
de trois ou quatre ans pointe le nez à la porte, le visage sale, la tunique pleine
de taches, et court à sa rencontre.
Ce qui nous étonne, c’est que toute la famille vit et dort dans ce petit
magasin. Et ce n’est pas une exception. Il en va de même dans tout l’Empire.
Comment arrive-t-on à vivre avec femme et enfants dans si peu d’espace ?
Une fois les volets enlevés, nous pouvons nous approcher. La devanture
n’est pas vitrée. Le verre est très cher, on l’a dit, et de toute façon personne
n’est encore capable de fabriquer de grandes vitres. La façade est donc
entièrement ouverte sur la rue, à l’image de nos poissonneries ou de nos
commerces de fruits et légumes. Seul un comptoir en maçonnerie sur lequel
sont étalées les marchandises délimite en partie l’entrée de la taberna. Une
barre fixée en hauteur court sur toute la largeur de la devanture. Des sacs
contenant des spécialités régionales y sont pendus, à côté de pichets scellés à
la cire et portant en lettres rouges ce qu’elles contiennent.
Père et fils commencent à sortir des paniers remplis de dattes, de noix, de
pruneaux et de figues sèches. Parmi les denrées alimentaires proposées ici, on
trouve surtout des fruits et légumes secs, tout simplement parce qu’ils se
conservent et se consomment toute l’année. Il y a aussi de petites amphores
de forme allongée contenant le célèbre garum, le condiment à base de poisson
si prisé des Romains. Soigneusement coincées entre les paniers, elles sont
protégées des chocs et des voleurs. Ce garum n’est pas le meilleur du coin,
mais à voir la façon dont les amphores sont mises en valeur, il est évident
qu’on attend le pigeon.
Nous jetons un coup d’œil à l’intérieur de la taberna. Au fond, un
escalier en bois mène à la soupente où vit la famille : un réduit de quelques
mètres carrés juste au-dessus de la tête des clients, avec une unique petite
fenêtre. On se croirait de retour dans les étages supérieurs de notre insula :
même dépouillement, même pauvreté ; un lit pour le couple, un autre pour les
deux enfants, trois clous pour pendre les vêtements, un brasero pour faire la
cuisine et se protéger du froid, plus un coffret contenant probablement le
maquillage de la femme.
Nous en apercevons un autre sous la couche des parents. Celui-ci recèle
un tout autre trésor : la recette du magasin. La clef est accrochée au bout
d’une chaînette, entre les seins de l’épouse. Comme chez bien des peuples,
c’est l’homme qui commande mais c’est la femme qui détient la clef des
biens de famille !
Le tableau que nous avons sous les yeux est le même dans tous les
magasins et entrepôts de Rome : artisans, commerçants et gardiens dorment
dans de tels endroits, y compris les prostituées dans le cas des « bars ». Elles
s’entendent avec le client au rez-de-chaussée avant de passer à l’acte
quelques marches plus haut.
Mais voici notre marchand qui traverse le vicus, l’assiette de son petit
déjeuner à la main. Au menu : pain, figues sèches et fromage, dans lesquels il
mord avec appétit. Il y a cependant une autre chose qui lui tient à cœur.
Arrivé au coin de la rue, il lève en effet les yeux vers une niche. Creusée dans
le mur, elle abrite un énorme phallus en stuc de couleur rouge vif. Il l’effleure
en murmurant quelques mots. Chaque matin, sa journée de travail débute par
ce rituel censé conjurer le mauvais sort.
Un pénis en érection est un porte-bonheur dans la Rome antique. On en
voit partout, sculptés ou gravés, et même sur les pavés des rues. Il existe aussi
des phallus en bronze dotés de grelots : ils se balancent à l’entrée des maisons
et des boutiques. Ce sont les tintinnabula. Mieux vaut les faire tinter chaque
fois que l’on passe dessous si l’on veut s’attirer la bonne fortune. En outre, de
nombreux Romains portent au cou un sexe de bronze en érection auquel
s’ajoute parfois un poing fermé, le pouce glissé entre le majeur et l’index
pour symboliser l’acte sexuel.
Cette coutume du phallus porte-bonheur se perpétue de nos jours sous
une autre forme. Le pénis a fini par laisser la place à la célèbre corne en
corail rouge ou en ivoire qu’on garde dans une poche ou un porte-monnaie,
quand on ne la fait pas monter en bracelet ou en pendentif. Et c’est sans
parler des énormes cornes accrochées parfois au rétroviseur intérieur des
camions.
Un martèlement régulier se fait entendre depuis la boutique d’à côté.
Intrigués, nous passons la tête. Le voisin de notre marchand est un artisan qui
travaille le cuivre. L’homme est maigre, il a la barbe noire et le teint mat. À
n’en pas douter, il est né loin d’ici. Assis en tailleur, il est en train de bosseler
le fond d’un chaudron avec un petit marteau et travaille avec une dextérité
surprenante.
Il lève les yeux un instant, nous sourit et retourne à sa tâche.
Ce martèlement incessant doit être un véritable enfer pour les voisins.
Nous savons en effet, grâce aux textes anciens, que les marteaux des
chaudronniers retentissaient toute la journée dans les rues de Rome. Qui sait ?
Ce chaudron joliment ouvragé sera peut-être exhumé par des archéologues
dans très, très longtemps. C’est un de ces objets de la vie quotidienne qu’on
regarde trop souvent d’un œil distrait dans un musée, mais à le voir prendre
forme ici, sous les doigts habiles d’un artisan qui met tant de cœur à
l’ouvrage, il revêt autant de valeur qu’un petit chef-d’œuvre.
Nous avons tendance à oublier la dimension humaine des objets exposés
derrière une vitrine, aussi simples et modestes soient-ils. S’ils pouvaient nous
raconter leur histoire et nous dire comment ils ont été façonnés, nous leur
porterions certainement plus d’intérêt.
Au milieu des marmites, des pichets et des moules à gâteau en cuivre,
nous repérons l’escalier qui conduit à la soupente de notre chaudronnier.
Bizarre. Les quatre ou cinq premières marches sont en brique, les autres en
bois. C’est une façon de faire des économies, mais peut-être aussi une mesure
anti-incendie pour éviter que les flammes d’une lampe à huile renversée en
bas ne se propagent à l’étage. À moins que, selon certains historiens, ce ne
soit un stratagème imaginé par le propriétaire de la boutique pour pouvoir
retirer des marches et interdire ainsi à son locataire d’accéder à sa « niche »
s’il n’a pas payé son loyer, ainsi que nous l’avons vu avec les insulae. Car la
vie est loin d’être facile pour les boutiquiers, et pas seulement pour eux :
l’incertitude était l’une des denrées les plus répandues dans les rues de Rome.
Nous sommes maintenant sous un long portique qui nous rappelle les
arcades des villes du nord de l’Italie. Le spectacle est surprenant. Les
tabernae se succèdent sous la galerie, et avec elles les étals de marchandises
et les couleurs. On devine aisément la spécialité de l’endroit aux objets
accrochés en devanture ou pendus au plafond du portique. Amphores et
paniers font office d’enseigne commerciale. C’est comme si l’on feuilletait
un petit annuaire des métiers de Rome.
Voici tout d’abord un vendeur de lupins (lupinarius), puis un bronzier
(aerarius), puis un confiseur (dulciarius). Après la boutique d’un marchand
de tissu qui confectionne des tuniques (vestiarius), nous passons devant
l’entrée d’un lieu de culte dédié à Isis. Viennent ensuite un fleuriste spécialisé
dans les couronnes funéraires (coronarius), un miroitier (specularius), un
vendeur de fruits et légumes (pomarius), un fabricant de sandales
(baxearius), un marchand de perles (margaritarius) installé à côté de son
frère eborarius, qui travaille l’ivoire provenant de la lointaine Afrique, et
enfin l’incontournable popina, où de nombreux clients avalent sur le pouce
un petit déjeuner frugal.
Les produits en tout genre qui envahissent l’espace public sous les
portiques sont un véritable fléau pour Rome. Bien souvent, c’est la taberna
elle-même qui déborde sur le trottoir, provoquant la colère des passants,
parfois même celle des empereurs, qui voient leur capitale se transformer en
une gigantesque boutique. Vers la fin du Ier siècle, Domitien a cherché à
débarrasser les rues de cette invasion de « barbiers, cabaretiers, cuisiniers et
bouchers », mais les mesures prises ont été des plus éphémères.
À l’exception du secteur des entrepôts, entre le Tibre et le sud de
l’Aventin, il n’y a pas de quartiers dévolus à des métiers donnés mais
seulement des rues spécialisées dans telle ou telle activité. C’est le cas, par
exemple, du Vicus Unguentarius (la rue des parfumeurs), du Vicus
Sandularius (la rue des cordonniers) ou encore du Clivus Argentarius, où se
concentrent les banquiers et les changeurs. Le plus souvent, cependant,
magasins, ateliers et officines de tous types sont mélangés et disséminés un
peu partout dans l’Urbs, ce qui en fait vraiment une ville moderne.
Les tabernae occupent généralement une partie du rez-de-chaussée des
insulae et des domus. Les propriétaires de ces dernières ont fait les
aménagements nécessaires pour que les boutiques soient bien séparées de la
sphère privée et ouvertes sur la rue seulement, mais ce qui compte surtout
c’est d’en tirer un joli bénéfice. Il ne faut pas s’en étonner : la notion de profit
est très répandue dans le monde romain. Personne ne s’en offusque, et il est
tout à fait normal qu’un bien génère un revenu. Quant aux insulae, c’est
souvent tout le rez-de-chaussée qui est consacré aux commerces et à d’autres
activités (fouleries, lieux de culte, etc.), comme l’a révélé le site d’Ostia
Antica.
Reste à savoir si marchands et artisans de la Rome antique travaillent plus
que les nôtres ? Eh bien non ! Ayant fait un petit calcul en recoupant les
données des textes anciens, Jérôme Carcopino en est arrivé à la conclusion
que leur journée de labeur durait environ six heures, pratiquement de l’aube
jusqu’au déjeuner. Le reste du temps, ils allaient aux thermes et vaquaient à
d’autres occupations. Bien sûr, il y avait des exceptions. Ainsi les barbiers et
les antiquaires restaient-ils ouverts plus longtemps parce que leurs clients
venaient surtout les voir durant leur temps de loisir.
9 h 40
Religion et superstition
Nous nous éloignons en nous interrogeant sur la place de la religion dans
la vie quotidienne des habitants de l’Urbs. Aux yeux d’un Romain, les dieux
sont partout, même s’il ne les voit pas. Ils interviennent quotidiennement
dans sa vie, lui envoient des signes, lui veulent du bien ou le frappent de leurs
foudres. C’est une dimension qui nous échappe dans ce voyage au cœur de la
Rome antique, car nous sommes aveugles à tant de messages divins si
évidents pour les hommes d’il y a deux millénaires.
Un hibou, par exemple, est signe de malheur imminent. Il a été envoyé
par les dieux pour mettre la personne en garde ou l’empêcher de mener à bien
ce qu’elle a entrepris. De la même manière, un aigle annonce un orage.
Voir passer une abeille n’a rien de singulier pour nous. Chez les
Romains, ces insectes sont les messagers des divinités et portent bonheur. Il y
a aussi le vol des oiseaux, que l’on interprète selon leur direction. Quand ils
volent vers l’est, où se lève le soleil, ils sont de bon augure ; vers l’ouest, en
revanche, où le soleil se couche, ils sont de mauvais augure. Les généraux
romains le savent parfaitement. Une fois accomplis les rites sacrificiels qui
précèdent la bataille, ils ne manquent pas d’observer attentivement tout ce qui
passe dans le ciel.
Le grand maître de l’art divinatoire est l’haruspice (haruspex), qui lit
dans les entrailles des animaux sacrifiés. Les prêtres étrusques, déjà, étaient
passés maîtres en la matière. L’idée est que la volonté divine s’exprime à
travers l’aspect des viscères. Le foie, en particulier, est un excellent
baromètre du destin. L’haruspice en examine la forme, la couleur et les
éventuelles excroissances comme si cet organe représentait une carte de
l’avenir. Après quoi il rend son verdict.
Cette pratique peut nous sembler archaïque, mais certaines populations y
recourent toujours. Au Laos, les paysans sacrifient un porcelet et scrutent son
foie aussi consciencieusement qu’un haruspex romain pour savoir si la
récolte de riz sera bonne ou mauvaise.
Les divinités romaines sont trop nombreuses pour qu’on les cite toutes,
mais nous pouvons les subdiviser en deux groupes. Il y a d’abord celles qui
veillent aux petites choses du quotidien : les lares et les pénates, qui protègent
la maisonnée et sont honorés chaque jour, comme l’a fait tout à l’heure le
riche propriétaire dont nous avons visité la domus.
Le second groupe se compose des dieux officiels, si l’on peut dire,
beaucoup d’entre eux étant les équivalents romains de déités grecques. Le
plus important est Jupiter, dieu du ciel, de la foudre et du tonnerre, protecteur
du peuple romain, à qui il a assigné le devoir de régner sur le monde. Il a
pour épouse Junon, protectrice des femmes, et qui préside à la procréation.
Minerve, fille de Jupiter, est la déesse des arts, de l’intelligence, des
techniques et de la stratégie guerrière. Ces trois figures majeures forment ce
que l’on appelle la « triade capitoline » ; elles sont vénérées dans les cités
romaines en un même temple situé au centre du forum, mais chacune a sa
propre cella. (Le temple de Jupiter capitolin, à Rome, en est le prototype.)
Nous ne nommerons pas toutes les autres déités, mais citons au moins
Mars (dieu de la guerre), Vénus (déesse de l’amour, des plaisirs et de la
beauté), Diane (déesse de la chasse et de la lune) et Bacchus (dieu du vin).
Le latin de la rue
Depuis le début de notre périple, une question nous turlupine : le latin
classique que nous avons appris à l’école nous permettrait-il de nous faire
comprendre dans la Rome de Trajan ?
Faisons une petite expérience. Sous les arcades, deux femmes comparent
la qualité de soieries sur un étal. Il est clair qu’elles appartiennent à la haute
société. En principe, elles ne devraient pas se mêler à la plèbe pour faire leurs
achats ; il y a donc une raison particulière à leur présence ici. Il s’agit en effet
d’une mère et de sa fille à la recherche de belles étoffes pour un mariage.
Nous tendons l’oreille :
« Placetne tibi, mater, pannus hic, ut meam nuptialem pallam
conficiam ? »
(« Maman, que dis-tu de ce tissu pour la palla nuptiale ? »)
« Paulum nimium speciosus est. Tamquam meretrix ornata nubere non
potes, filia. (C’est un peu trop voyant. Tu ne peux pas te marier affublée
comme une prostituée, ma fille.) Certe, matrimonium hoc primum tibi non
erit, sed maiorum mores servandi sunt. (Tu n’en es certes pas à ton premier
mariage, mais nous devons respecter les traditions.) »
« Mater, festina ! Nam cena parandest, musici conducendi, eligendique
nuptiarum testes ! »
(« Maman, dépêche-toi ! Nous devons encore fixer le menu du banquet,
engager des musiciens, choisir les témoins ! »)
Les deux femmes entrent dans la boutique, tout à leurs bavardages.
Impossible de les suivre. Un esclave s’est planté devant nous, un géant au
crâne rasé qui nous toise d’un air menaçant. Le message est clair : on nous
somme de déguerpir. Cette petite conversation nous a cependant été utile.
Nous avons appris que la fille se remariait et qu’il n’y avait là rien de
scandaleux : les divorces étaient aussi banals dans la société romaine qu’ils le
sont aujourd’hui !
Cette scène nous intéresse surtout du point de vue linguistique. Le latin
que nous entendons est doux à notre oreille, mais il semble qu’un siècle et
demi plus tôt, du temps de Jules César, il n’en allait pas ainsi. Alors que la
jeune fille a prononcé le mot cena (dîner, banquet) « tchéna », elle aurait émis
jadis un c dur (« kéna »). Autre exemple avec la terminaison ae : il y a de
fortes chances pour qu’en ce IIe siècle de notre ère elle soit rendue par un
« é », tandis que par le passé on distinguait deux syllabes (« a-é »). Quand
des Italiens d’aujourd’hui lisent du latin à haute voix, ils le prononcent un
peu à la manière des sujets de Trajan.
Mais il y a autre chose. La conversation que nous avons surprise entre
une mère et sa fille mettait en scène les membres de vieilles familles du
Latium. Les sons n’auraient pas été tout à fait les mêmes si nos personnages
étaient nés ailleurs.
De nos jours, il suffit de passer d’un pays à un autre ou d’une région à
une autre pour qu’une même langue sonne de manière très différente.
Imaginez un touriste qui ne connaît que des rudiments d’italien quand il
entend un accent vénitien, florentin ou napolitain. Eh bien c’est pareil dans
les rues de la Rome antique. Les gens autour de nous parlent avec des
intonations extrêmement variées selon la région de l’Empire d’où ils
viennent. Ainsi, l’accent guttural des deux soldats grands et blonds que nous
venons de croiser trahit leurs origines nordiques. Et ce serait encore vrai
aujourd’hui.
10 h 10
Le Forum Boarium
La Rome de Trajan possède deux marchés très anciens : le Forum
Holitorium pour les légumes et le Forum Boarium pour le bétail. Ils sont
étroitement liés aux origines de la ville parce que situés près du premier gué
qui ait permis de traverser le Tibre, en aval de l’île Tibérine. Bien sûr, on ne
parlait pas encore de « Ville éternelle » ni de « légions ». Il n’y avait alors
que des cabanes sur le mont Palatin habité par les « Latins », lesquels
profitaient de cette position stratégique pour surveiller la circulation des
marchandises et des personnes sur un axe nord-sud. Pas étonnant que ce
passage, véritable goulot d’étranglement par lequel transitaient les denrées,
ait vu l’implantation de marchés.
Nous voici maintenant sur l’immense Forum Boarium. Une vaste area
délimitée par des colonnades s’ouvre devant nous. En dehors de quelques
kiosques à colonnes et au toit de tuile, ce n’est guère différent d’un marché
traditionnel. La place est couverte d’étals, d’enclos, d’abris et de tentes qui
s’étendent à perte de vue. La statue en bronze d’un taureau, au centre de ce
dédale, est un point de repère bienvenu et nous sera aussi très utile.
Nous tentons de nous frayer un chemin dans la cohue, non sans quelque
appréhension. Impossible de ne pas se perdre. On va nous pousser, nous
bousculer, nous faire les poches, qui sait… ?
Le plus impressionnant, c’est encore le bruit. À peine avons-nous fait
quelques pas que nous sommes assaillis par un brouhaha assourdissant. Les
cris et les rires se mêlent aux voix tonitruantes des vendeurs, aux
mugissements et aux grognements des bêtes… Surtout ne pas s’arrêter !
Régulièrement, quelqu’un nous tape dans le dos. Il faut alors nous écarter
pour laisser passer un homme tenant un cheval par la bride ou quelque garçon
qui repart avec des poules au bout de chaque bras, pendues par les pattes et
battant désespérément des ailes.
Le marché est divisé en quartiers. Inutile de voir les étals pour savoir où
l’on est : les odeurs d’étable ou de poulailler sont la meilleure des indications.
Nous traversons maintenant le secteur des ovins, dominé par un concert de
bêlements. Derrière les barrières, les chèvres s’entassent dans un
enchevêtrement de cornes. Leurs yeux suivent le défilement sans fin des
tuniques. Les pauvres bêtes sont en proie à la panique. Il n’y a pas que les
passants qui les terrorisent, l’odeur du sang y est aussi pour quelque chose.
De fait, l’étal voisin marque le début du quartier des bouchers.
Ce que nous voyons n’est pas pour les rassurer. Des têtes de chèvre gisent
sur le comptoir. Une nuée de mouches tournent au-dessus de ces macabres
trophées. On dirait qu’elles ne savent pas où se poser, hésitant entre les têtes
et les carcasses qui se balancent juste au-dessus, fixées à des crochets.
Nous remarquons également deux cerfs. À la différence d’aujourd’hui,
les marchés romains se distinguent par l’abondance des produits de la
chasse : sangliers, lièvres, chevreuils et oiseaux de toute sorte.
Un coup sourd attire notre attention. Un énorme couperet s’abat sur une
autre bête. Il ne s’agit plus d’une chèvre, cette fois, mais d’un animal bien
plus imposant : un bœuf. L’esclave assigné à ce dépeçage est particulièrement
musclé. Le sang gicle sur son corps à moitié nu. Deux autres esclaves
récupèrent les quartiers de viande. Nous nous éloignons.
Ce sont maintenant des poules qui pendent, attachées par les pattes. Par
terre, des cages en bois ont remplacé le comptoir. Quelques lièvres pointent le
museau entre les barreaux. C’est une femme qui tient ce « stand ». Ses
cheveux sont ramassés en chignon. Sa présence est inhabituelle. En effet,
nous ne voyons que des hommes autour de nous. Contrairement à notre
époque, les marchés (et la plupart des magasins) sont en principe réservés à la
gent masculine, qu’il s’agisse des vendeurs ou des clients. Les femmes sont
rares. Elles se tiennent à l’écart, enveloppées dans leur palla. La plupart ne
sont là que pour accompagner un mari, un fils ou un esclave. Négociations et
achats sont du ressort des hommes.
L’émancipation féminine concerne les classes supérieures. Une
aristocrate se consacrera à la musique, à la littérature, au sport, parfois même
au droit ou à la gestion des affaires. Mais dans la rue la femme du peuple doit
respecter la tradition. Naturellement, les aléas de la vie conduisent à de
nombreuses exceptions. La paysanne au chignon derrière ses cages à lapins
est veuve ou remplace son époux malade. L’individu à la barbe noire planté à
côté d’elle n’est pas là par hasard. Cet esclave particulièrement costaud
assure une présence masculine tout en confirmant le statut de sa maîtresse.
Pour l’heure, elle est en train de vendre un panier d’œufs. Son ton est
volontairement agressif, elle ne veut pas se laisser marcher sur les pieds par le
client campé devant elle. Nous observons la tractation et découvrons avec
étonnement la manière de compter des Romains, qui n’a rien à voir avec la
nôtre.
Le Forum romain
Abandonnant la jeune vestale à son destin, la foule se disloque par petits
groupes. La plupart convergent vers l’arc d’Auguste, dont les trois passages
engloutissent des cohortes entières de piétons, telles d’immenses gueules
béantes — et nous avec. Difficile de percevoir ce qui nous attend de l’autre
côté, noyés que nous sommes dans cette cohue. Ce qui est sûr, c’est que la
luminosité augmente à chaque pas. Soudain, le Forum Romanum s’ouvre
devant nous. Quel tableau extraordinaire !
Le blanc étincelant des marbres se détache magnifiquement sur le ciel
bleu. Nous essayons d’enregistrer du regard chaque détail, mais c’est
impossible : on nous oblige à nous pousser, on nous insulte. Comment décrire
l’esplanade de ce forum ? Dimensions hors du commun, architecture
somptueuse, portiques et surtout trop de monde : on se croirait à Venise sur la
place Saint-Marc !
En face de nous, le spectacle est encore plus majestueux. Les édifices qui
s’échelonnent sur les pentes du Capitole forment une gigantesque cascade
minérale, laquelle, par un étrange jeu de perspectives (et ce n’est pas un
hasard), a pour point de départ les deux grands symboles de la puissance de
Rome érigés au sommet : le temple de Jupiter capitolin à droite, celui de
Junon Moneta à gauche, légèrement en retrait.
Les gens se bousculent sur le grand escalier situé à notre gauche. Nous
reconnaissons le temple des Dioscures, dédié à Castor et Pollux. C’est ici que
l’on fixe les taux de change, ce qui explique le va-et-vient de changeurs et de
banquiers, auxquels s’ajoutent les « nouveaux papas », car c’est aussi
l’endroit où l’on enregistre les naissances.
Comprenant que nous sommes étrangers, un garçon très dégourdi
s’approche : il nous demande si nous avons besoin d’aide et prétend pouvoir
nous fournir tout ce que nous voudrons ; il connaît de bons avocats pour
gagner un procès et de bonnes adresses pour manger et dormir ; il peut même
nous trouver de la « compagnie » à bon prix. Nous déclinons son offre mais
lui proposons quand même de nous servir de guide, ce qu’il s’empresse
d’accepter.
Nous nous engageons sur la place couverte de superbes dalles en travertin
blanc aussi luisantes qu’une patinoire à force d’allées et venues. Le jeune
Romain s’arrête pour nous montrer une inscription en bronze que tout le
monde piétine allègrement : « L. Naevius Surdinus. » C’est le nom du préteur
urbain à l’initiative de ce magnifique pavage, sous le règne d’Auguste.
Peu de gens se souviennent, nous dit-il, qu’à l’époque républicaine les
combats de gladiateurs se tenaient ici. En effet, le Colisée n’existait pas
encore. On montait donc des tribunes provisoires en bois pour les spectateurs,
au-dessus desquelles on tendait de grandes toiles pour se protéger du soleil. Il
a raison. Pline l’Ancien mentionne l’une de ces journées de spectacle du
temps de César parce qu’il y avait régné une chaleur particulièrement
étouffante. Naturellement, notre guide ne peut pas savoir que dans dix-sept
siècles on découvrira ici des couloirs souterrains et les vestiges d’un monte-
charge en bois utilisé pour les jeux.
Nous remarquons trois arbres derrière nous, au milieu du Forum romain :
une vigne, un figuier et un olivier. Ils sont sacrés et ont été plantés là à
dessein, même si certains affirment qu’ils ont poussé spontanément.
La visite continue. Nous passons à côté de superbes statues équestres
d’empereurs érigées sur de hauts piédestaux en marbre. Un tel décor est une
vision quotidienne pour la grande majorité des gens qui nous entoure et non
pas une attraction touristique. En ce temps-là, on fait rarement du tourisme,
bien que certains se rendent en Grèce, en Asie Mineure ou en Égypte pour
cela. Le plus souvent, on se déplace pour le travail (surtout si l’on est un
membre important de l’administration), pour un pèlerinage ou pour régler une
affaire.
Arrivés au bout de l’area centrale, nous voici face à ces temples sur
différents niveaux que nous avions vus de loin. Le jeune homme nous les
décrit avec soin, mais nous n’entrerons pas dans les détails car nous sommes
attirés par une autre merveille.
Une grande tribune surplombant la place est décorée de rostres, c’est-à-
dire d’éperons de navires ennemis capturés, d’où son nom de Rostra Vetera.
Penchés sur la balustrade, nous réalisons soudain que c’est d’ici que Marc
Antoine a prononcé la célèbre oraison funèbre de César (une scène qui a fait
les beaux jours du cinéma). Au Forum Romanum, histoire et architecture se
confondent.
Derrière, nous découvrons une drôle de colonne dorée qui resplendit
comme un bijou devant le temple de Saturne. C’est le Milliaire d’or
(Milliarium aureum), une borne marquant le point zéro de l’immense réseau
routier de l’Empire. Les distances entre l’Urbs et les grandes cités qu’elle
domine sont gravées sur sa surface en bronze. Elles nous rappellent que tous
les chemins mènent à Rome — et vice versa.
Mais ce n’est pas tout. À deux pas du Milliaire d’or se trouve quelque
chose de bien plus symbolique encore. Le garçon pointe du doigt un petit
monument. « Umbilicus Urbis Romae », nous dit-il. « Le nombril de la ville
de Rome. » Étant donné que Rome est au cœur de l’Empire, cette
construction est tout bonnement le centre du monde romain.
Constituée de deux parties, elle revêt une seconde signification, bien plus
sinistre. Car si le haut représente le nombril de Rome, il recouvre le Mundus,
qui n’est autre qu’un accès vers le monde des morts à travers une faille dans
le sol. Notre guide ne veut pas s’en approcher. Selon le calendrier romain,
nous explique-t-il, cette porte de l’enfer ne doit être ouverte que trois fois
dans l’année, à des moments jugés néfastes pour la population. La porte a été
refermée hier, mais il se méfie : des divinités infernales rôdent peut-être
encore dans les parages.
Nous le remercions en lui donnant la pièce et il repart content. Nos deux
as l’auront convaincu que la période néfaste a vraiment pris fin.
Nous nous retournons vers l’area centrale. La vue est magnifique depuis
la tribune des Rostres. Nous voyons mieux maintenant les deux édifices
imposants qui occupent les grands côtés de l’esplanade. Ce sont les basiliques
Aemilia et Julia, longs bâtiments à deux niveaux, agrémentés d’arcades et de
nombreuses statues. Ne nous méprenons pas sur le terme de « basilique ». Il
ne s’agit pas de lieux à vocation religieuse mais de bâtiments publics. Les
basiliques antiques abritent les tribunaux, et à l’occasion elles servent de
cadres à des activités commerciales ou politiques. Nous décidons d’aller voir
ce qui se passe dans l’une d’elles.
La traversée du Forum romain en direction
de la basilique Julia
Redescendus de la tribune, nous réalisons que la foule est de plus en plus
dense, formant un kaléidoscope vivant en perpétuel mouvement. Le Forum
romain est au cœur de la vie de la cité. On pourrait même le qualifier
d’horloge sociale. Selon Martial, il atteint le maximum de sa capacité vers la
cinquième heure (environ 11 heures du matin). Les habitudes y sont si
régulières qu’elles correspondent à des heures précises (avec une tolérance
certaine pour les minutes !). C’est pourquoi nous avons vu précédemment
qu’on était quasiment sûr de ne pas se manquer si l’on se fixait rendez-vous
en ces lieux avec pour critère leur « taux de remplissage ».
C’est aussi l’équivalent d’un journal. On y apprend les dernières
nouvelles, on y cause de politique et de fiscalité, on y laisse échapper des
informations confidentielles sur d’importants emplois à pourvoir dans
l’administration. Quelqu’un dont le frère est légionnaire donne des détails sur
une campagne en cours, quand ce n’est pas un soldat en personne qui relate
une bataille. Sans parler des prochains combats de gladiateurs et des courses
de chars, ou des potins sur les familles les plus en vue. Traverser ce forum
revient à feuilleter un quotidien, avec ses rubriques économique, politique,
sportive, mondaine…
Ceci étant, les journaux existent-ils déjà ? Oui, mais pas sous la forme
que nous leur connaissons aujourd’hui. Il y a ce que l’on appelle les acta
diurna (« actualités du jour »), toutefois il s’agit là de documents officiels
destinés aux archives de l’État. C’est bien sur la place publique que circulent
les informations les plus intéressantes et les plus croustillantes.
Un autre détail nous étonne : statues et bas-reliefs sont très colorés. De
nos jours, nous sommes habitués à ce qu’ils soient blancs — la teinte
naturelle du marbre, en règle générale. La vérité, c’est que le « coloriage » a
disparu avec le temps. S’ils visitaient nos musées, les Romains de l’Antiquité
seraient surpris de voir leurs statues aussi ternes, eux qui les avaient peintes
de couleurs vives. Les lèvres étaient rouges, les visages roses, les vêtements
bleus, carmin ou autre. À dire vrai, nous sommes interloqués par ce festival
chromatique. Le résultat final n’est pas sans rappeler la peinture naïve.
Le splendide relief qui orne l’un des côtés de la tribune des Rostres
impériaux est lui aussi bigarré, mais nous sommes surtout frappés par la
scène qu’il représente. Il renvoie en effet à un événement qui s’est produit ici
quelques années plus tôt : une amnistie fiscale ! Devant Trajan en personne,
on apporte des piles de registres où sont consignées les dettes de nombreux
citoyens romains envers le fisc, et ce afin de les brûler en public. Imaginez le
soulagement des intéressés !
Cette faveur résultait de la récente conquête de la Dacie. Le butin en or et
en argent avait été si important qu’il avait permis à l’empereur de soulager les
contribuables en difficulté — preuve supplémentaire que Rome était alors à
son apogée, car au maximum de son expansion territoriale.
Parmi les gens qui nous entourent, certains sont seulement en quête d’une
invitation à dîner. Aussi curieux que cela puisse paraître, arpenter les
meilleurs endroits où harponner un riche qui vous invitera à sa table est un
passe-temps très répandu dans la Rome des Césars. L’area du Forum romain
est en effet le théâtre idéal où se montrer et afficher son opulence.
Voici justement deux litières qui passent à côté de nous. Une main
masculine ornée de bagues en or clinquantes à souhait se balance doucement
à l’extérieur de la première. Le message est clair : « Voyez comme je suis
riche ! » Dans la seconde, la scène est différente. Les rideaux ouverts révèlent
un homme vêtu avec élégance, le regard aristocratique, la tête droite, le
sourcil arqué. Un secrétaire marche à ses côtés et s’adresse à lui dans un
murmure — sans doute un nomenclator, un esclave cultivé capable de se
souvenir du nom et de la fonction des personnes croisées en chemin, et si
possible de quelques commérages et indiscrétions à leur sujet. Le précieux
serviteur est un carnet d’adresses vivant en mesure de décrire tout ceux qui
comptent dans la Rome impériale, avec leur lot de magouilles et d’intrigues.
En l’entendant prononcer le nom d’un homme aperçu au loin, le passager
de la litière sursaute et ordonne aux porteurs d’aller à sa rencontre.
L’embarcation vire de bord et pointe sa proue vers l’individu en question. La
collision est inévitable. Arrivé à quelques mètres de lui, notre aristocrate
l’interpelle. L’autre s’arrête, tout surpris, et tente de reconnaître le
personnage qui s’adresse ainsi à lui. Il a beau se creuser la cervelle, ça ne lui
revient pas.
Normal : ces deux-là ne se sont jamais rencontrés. Mais celui qui est en
litière sait qu’il a affaire au nouvel aquarius, l’ingénieur hydraulique
responsable des aqueducs du secteur situé aujourd’hui au pied du Quirinal.
C’est pourquoi il s’empresse de se faire connaître. Au moyen de cadeaux,
d’invitations à dîner et de pressions en tout genre, il cherchera à obtenir par
son intercession la petite déviation indispensable pour qu’un conduit amène
l’eau courante jusqu’à sa domus.
De telles dérogations attisent toutes les convoitises, mais seul l’empereur
peut les accorder.
11 h 30
Naître à Rome
La sueur perle sur son front. À chaque contraction, elle ferme les yeux et
les veines de son cou semblent sur le point d’exploser sous l’effort. Elle est
assise sur un siège à dossier droit en osier tressé. Ses doigts s’enfoncent telles
des griffes dans les accoudoirs. À chaque hurlement, la tension monte d’un
cran dans la maison.
Les esclaves sont postés, silencieux, en divers endroits de la domus. L’un
d’eux, un serviteur de couleur acquis depuis peu, écarquille ses grands yeux
noirs et fixe un Syrien qui lui sourit et le rassure en baissant les paupières. Ce
n’est pas la première fois que l’épouse du maître met un enfant au monde,
bien qu’aujourd’hui l’attente soit particulièrement longue. Après trois filles,
on espère que ce sera enfin un garçon. Le dominus a besoin d’un héritier pour
ses biens comme pour ses affaires.
Dans la pièce préparée pour la naissance, outre quelques esclaves de
confiance nous remarquons une matrone aux cheveux noués accroupie entre
les jambes écartées de la domina. Elle est en train de lui donner des conseils
pour respirer. Debout derrière elle, une assistante qui n’est autre que sa fille
entoure la future maman de ses bras et la pousse vers l’avant au rythme des
contractions. Sur la table voisine, la sage-femme a préparé des instruments et
des compresses en cas d’hémorragie. Scribonia Attica — tel est son nom —
est venue spécialement d’Ostie pour veiller au bon déroulement de la
délivrance. Elle a répondu à la demande d’un ami de la famille qui ne jure
que par elle pour les accouchements importants. L’homme en question est un
archiatrus, un médecin de la cour impériale.
Il faut savoir que les parturientes sont presque toujours assistées de
matrones et rarement de praticiens. C’est une forme de pudeur dans
l’Antiquité, mais aussi d’intolérance de la part du mari, qui refuse de voir un
autre homme toucher aux parties intimes de son épouse. Et il en sera ainsi
très longtemps encore.
Notre sage-femme est mariée à un chirurgien qui est lui aussi au travail
dans une autre pièce de la maison. Il s’appelle Marcus Ulpius Amerimmus.
C’est un homme d’une quarantaine d’années très apprécié pour ses
compétences. En ce moment, il est en train de pratiquer une saignée sur la
jambe du frère du dominus. Les saignées sont de rigueur à l’époque romaine.
Le sang est recueilli dans une coupe en métal, puis Marcus pose un bandage
sous le regard attentif de l’archiatrus, qui lui a appris comment procéder et
semble satisfait du résultat.
Le médecin de la cour cite alors Hippocrate : « L’art est long, la vie est
brève », une façon de souligner que l’art médical se transmet de génération en
génération et qu’un praticien doit transmettre son savoir à des élèves.
Mais retournons dans la « salle d’accouchement ». La délivrance est
proche. La future mère ne fait plus qu’une avec le siège obstétrical. Chez les
Romains, la femme enfante en position assise. Oubliez l’anesthésie péridurale
et le matériel stérile. Si nécessaire, on utilise des antalgiques légers.
Hémorragies ou infections : durant toute l’Antiquité et jusqu’à une époque
assez récente, l’accouchement a représenté un risque inouï pour les femmes.
Mais n’oublions pas qu’aujourd’hui encore, dans certaines régions d’Afrique,
1 femme sur 20 meurt en couches contre 1 sur 2 800 en Occident.
« Pousse ! Allez ! Un dernier effort ! » hurle Scribonia Attica.
Le quatrième enfant des maîtres est en train de naître. La petite tête aux
cheveux noirs est déjà sortie, mais le cordon ombilical s’est enroulé autour du
cou. C’est une complication extrêmement grave. Le bébé a manqué
d’oxygène, son visage et son corps que l’on aperçoit maintenant sont
violacés. La fille de la matrone ouvre de grands yeux, comprenant la gravité
de la situation. Le petit ne respire pas, ne remue pas. Sa couleur n’est pas
normale. En plus de ça, c’est un garçon ! Comment expliquer une mort
pareille à un père si désireux d’avoir enfin un fils. À n’en pas douter, il
rejettera la faute sur la sage-femme.
Celle-ci agit mécaniquement. Elle a évidemment fait le même
raisonnement que sa fille et va mettre tout en œuvre pour sauver l’enfant. Elle
saisit le nouveau-né par les pieds, mais il se balance comme un pantin
inanimé. Elle le retourne et le frappe dans le dos, doucement d’abord, puis de
plus en plus fort. Elle doit stimuler le réflexe respiratoire ou il sera trop tard.
La mère assiste impuissante à la scène.
« Sauvez-le ! » gémit-elle.
Et puis soudain, le bébé se met à bouger et pousse enfin son premier cri.
Son petit diaphragme se contracte au rythme des premières respirations, et
l’air afflue pour la première fois dans ses poumons minuscules. Il va vivre !
Tout le monde sourit, y compris le dominus, en train de boire du vin avec
quelques membres de sa famille. Aucun d’eux ne sait et ne saura jamais le
drame qui s’est joué dans cette chambre à coucher.
L’accouchement que je viens de raconter s’inspire de témoignages
archéologiques précis. Scribonia Attica a vraiment existé, tout comme
Marcus Ulpius Amerimmus. Les archéologues ont découvert leur tombe dans
la nécropole de Portus, près d’Ostie. Le monument funéraire était surmonté
de petits bas-reliefs en terre cuite les représentant dans l’exercice de leur
métier — et dans les positions mêmes que j’ai décrites. Malheureusement, la
détérioration de l’une des plaques nous empêche de distinguer certains
visages.
La tombe date de l’an 140. À l’époque où nous nous situons, soit vingt-
cinq ans plus tôt, la sage-femme et le chirurgien étaient sans doute déjà en
activité, et il est probable qu’ils étaient régulièrement appelés à Rome.
J’ai imaginé la présence de l’archiatrus à cause d’une autre tombe,
proche de celle du couple. C’était celle d’un certain Caius Marcius
Demetrius, qui s’était justement choisi pour épitaphe la phrase d’Hippocrate :
« Ars longa vita brevis. »
Le spectacle de la mort
La scène à laquelle nous venons d’assister est un classique dans toutes les
villes de l’Empire. Face à une telle barbarie, on est en droit de se demander si
les Romains étaient des êtres inhumains, comme on l’entend dire si souvent.
Il faut cependant tenir compte de deux choses. À commencer par l’époque :
c’est ainsi que l’on vivait alors.
Les Étrusques pratiquaient des sacrifices humains. Les Celtes avaient
pour habitude de récupérer les têtes de leurs ennemis vaincus pour les clouer
aux poutres des maisons. Dans le cas d’adversaires particulièrement
valeureux, elles étaient embaumées avec de l’huile de cèdre et conservées de
génération en génération. On en exposait aussi à l’entrée des villages et des
lieux sacrés (comme à l’oppidum d’Entremont, aux portes d’Aix-en-
Provence). À Marseille, le musée d’Archéologie méditerranéenne conserve
un linteau de pierre provenant d’un célèbre sanctuaire celte mis au jour à
Roquepertuse, toujours dans les Bouches-du-Rhône. Ce témoignage
exceptionnel présente de nombreuses cavités céphaliformes où l’on présentait
les crânes d’ennemis qui s’étaient montrés particulièrement dangereux.
À peu près à la même période en Chine, la carrière militaire et
l’ascension sociale d’un soldat dépendaient du nombre de têtes qu’il avait
coupées. Pour des raisons pratiques, les oreilles tranchées sur le champ de
bataille faisaient office de preuve. Par ailleurs, nous avons déjà dit que les
Aztèques vendaient esclaves et prisonniers pour qu’ils soient sacrifiés. Et les
exemples ne s’arrêtent pas là…
Les Romains appartenaient simplement à un monde très différent du
nôtre. Le Colisée servait certes aux exécutions publiques, mais n’oublions
pas que celles-ci ont perduré un peu partout jusqu’à une époque récente : en
France, la dernière eut lieu en 1939 devant la prison de Versailles, et c’est un
meurtrier d’origine allemande qui fut guillotiné. Dans la Rome des papes, le
lieu du châtiment dépendait du supplice. Sur le Campo dei Fiori on brûlait les
hérétiques ; dans le quartier du Trastevere on coupait des mains ; sur le pont
Saint-Ange on pendait, on écartelait et on décapitait. Sur la Piazza del
Popolo, les exécutions faisaient partie des festivités du carnaval et s’avéraient
particulièrement atroces : on frappait les condamnés sur les tempes à coups
de marteau jusqu’à ce que mort s’ensuive, et il en alla ainsi jusqu’en 1826,
quand fut introduite la guillotine.
À la réflexion, la violence et les litres d’hémoglobine que nous proposent
la télévision et Internet sont en quelque sorte la version moderne des
exécutions « divertissantes » du Colisée. Mais en quoi consistaient
précisément ces divertissements ?
Les scénarios étaient aussi variés que déconcertants. Il y avait des mises à
mort toutes simples, si l’on peut dire, comme celle à laquelle nous venons
d’assister. Mais lorsqu’on était livré aux lions, on pouvait aussi être ligoté à
un pieu fixé sur une sorte de brouette en forme de char, laquelle était poussée
ensuite vers les bêtes. Les flots de sang que l’on voit jaillir sur certaines
mosaïques témoignent de la sauvagerie de tels spectacles.
Les organisateurs savaient ménager des surprises et jouer avec les nerfs
du public. Ils proposaient des mises en scène spectaculaires inspirées
d’épisodes mythologiques ou historiques, sur le principe d’un tableau vivant
où la mort était le point d’orgue. Dans ses Vies des douze Césars, Suétone
raconte ainsi comment un homme tint le rôle d’Icare sous le règne de Néron :
il fut « lancé dans les airs au moyen d’une machine qui devait permettre de
simuler le vol aérien », et lorsqu’il s’écrasa au sol « son sang rejaillit jusque
sur l’empereur ». D’autres se retrouvaient dans la peau de Caius Mucius
Scaevola, qui avait plongé la main dans le feu, ou dans celle d’Attis, qui
s’était émasculé ; d’autres encore subissaient le châtiment d’Ixion, qui
tournait sans fin sur une roue enflammée.
Martial raconte que durant les fêtes d’inauguration du Colisée on
reconstitua le mythe d’Orphée, qui avait su charmer les animaux sauvages au
son de sa lyre. Dans l’arène, un garçon se retrouva entouré de rochers et
d’arbres qui semblaient surgir de terre — l’un des nombreux effets spéciaux
de l’époque —, mais aussi de bêtes diverses qu’il fut bien incapable
d’apaiser. Sous les yeux des spectateurs hilares, il « périt déchiré par un ours,
son ingrat auditeur ». Et Martial d’ajouter : « Le fait n’est pas moins réel que
le récit de la fable est mensonger. »
Le sort qu’avait subi Prométhée pour avoir dérobé le feu aux dieux afin
d’en faire profiter les humains inspira lui aussi un châtiment, mais ce n’est
pas un aigle qui vint dévorer le foie du supplicié : on l’offrit simplement à un
ours, certes rapporté de Calédonie (l’actuelle Écosse).
Les femmes n’étaient pas épargnées par ces macabres fantaisies. Sous les
règnes de Néron et de Titus, par exemple, certaines étaient contraintes de
s’accoupler avec un taureau censé représenter le Minotaure.
Les animaux participaient à d’autres genres de scènes où ils n’étaient
confrontés qu’à des acrobates, mais ces derniers ne s’en sortaient pas vivants
à chaque fois. Il leur fallait échapper à des lions en se cachant derrière une
porte tambour ou dans un panier qui tournoyait autour d’un poteau. D’autres
provoquaient des ours en sautant par-dessus à l’aide d’une perche.
Peut-être moins impressionnante que la damnatio ad bestias mais
certainement plus perverse, la damnatio ad gladium mettait face à face deux
condamnés armés de glaives pour un combat mortel. Le survivant affrontait
un autre condamné, et ainsi de suite. Un tel sort était-il préférable à la mort
par le feu ? En effet, beaucoup de gens étaient brûlés vifs. Certains étaient
couverts de vêtements imbibés d’une substance inflammable et leurs atroces
contorsions étaient censées offrir une chorégraphie grotesque. D’autres
mouraient sur le bûcher, notamment des chrétiens.
Précisons à cet égard que contrairement aux idées reçues aucun d’eux
n’est mort au Colisée sous Néron. Et pour cause : il n’existait pas encore. Les
exécutions de chrétiens ordonnées par le tyran se déroulaient dans le cirque
privé qu’il avait fait construire pour les courses de chars, là où se trouve
aujourd’hui le Vatican. Beaucoup y furent immolés, mais aussi crucifiés ou
couverts de peaux de bêtes puis jetés à des chiens affamés… L’histoire veut
que saint Pierre ait été tué et enterré ici, ce qui explique l’édification de la
basilique à cet emplacement.
Les persécutions de chrétiens firent d’innombrables victimes du temps de
Néron et après, mais elles périrent surtout dans les grands amphithéâtres de
l’Empire et aucune source ne fait mention du Colisée.
13 heures
Tepidarium et caldarium
Nous sommes à présent au cœur même des thermes de Trajan. L’édifice
semble aussi vaste qu’une de nos cathédrales, et d’ailleurs lui aussi est percé
de grandes ouvertures.
Le premier espace qui s’offre à nous est le tepidarium. Il est d’une
superficie moyenne mais d’une très grande hauteur. La chaleur moite y est
tout à fait supportable, et ceux qui pensent s’être assez réchauffés à la palestre
ne s’y arrêtent pas.
La vraie surprise nous attend juste après : c’est le caldarium. La vapeur y
crée une atmosphère irréelle, formant un voile impalpable entre nous et le
plafond. Imaginez une basilique à trois absides et vous aurez une idée de la
taille de cette salle. On s’y sent minuscule, comme écrasé par la
monumentalité des lieux et la hauteur des colonnes.
Les voûtes en berceau révèlent un somptueux patchwork de stucs
polychromes. Scènes mythologiques, motifs végétaux, formes géométriques :
malgré la vapeur, bien des détails se détachent grâce à un savant jeu de
couleurs, même si la palette en est restreinte. Un savant agencement de
panneaux vitrés permet à la lumière naturelle de pénétrer. Nous saisissons
alors que tout le complexe thermal est orienté de façon que les pièces chaudes
bénéficient au maximum de l’ensoleillement. Mieux, un système de double
vitrage a été conçu pour assurer au caldarium la meilleure isolation thermique
possible.
Nous contemplons les murs revêtus de marbres importés de plusieurs
provinces de l’Empire. Aux riches nuances s’ajoutent les incrustations qui
composent de superbes tableaux. Marbre jaune de Numidie, marbre pourpre
de Phrygie, d’autres encore : tous sont précieux. D’énormes chapiteaux
corinthiens finement sculptés dans un marbre blanc coiffent d’imposants
piliers cannelés en marbre jaune. Notre œil descend jusqu’au sol, court sur
une étendue de marbre aux beaux motifs géométriques : on dirait un
échiquier géant, formé de grands cercles et de carrés blancs sur fond jaune.
Du marbre, encore et toujours.
Éblouis par tant de merveilles, nous n’avions pas encore pris conscience
des voix qui résonnent de toutes parts, accompagnées d’un martèlement
incessant. De nombreux usagers portent des sabots de bois pour protéger
leurs pieds du sol brûlant. Des gens assis sur des bancs et des gradins (en
marbre, bien sûr !) transpirent abondamment. Certains fixent la marqueterie
du pavement, ignorant les gouttes de sueur qui leur dégoulinent du nez et du
menton. D’autres s’en agacent mais la laissent couler sur leurs corps pendant
qu’ils fixent la voûte du caldarium. Étant donné la chaleur qui règne ici, il y a
fort à parier qu’en hiver on vient aussi aux thermes pour oublier le froid.
Des hommes et des femmes qui semblent épuisés émergent régulièrement
de passages étroits et viennent se poser ici pour récupérer. Ces couloirs
mènent à l’un des laconica, où la température approche les 60 degrés. Ce sont
les parties les plus chaudes des thermes. Le lacunicum que nous visitons est
un espace circulaire, avec des niches dans lesquelles on vient s’asseoir à tour
de rôle. Ici la chaleur est sèche. Elle provient de l’air brûlant qui circule dans
les murs creux, comme si des dizaines de conduits de cheminée étaient
intégrés dans la maçonnerie. Si nous n’avions ni sabots ni serviettes, nous
risquerions de graves brûlures, tant les parois et le sol sont chauds.
Nous ne tenons pas longtemps dans cette fournaise et retournons au
caldarium, où nous avons la sensation d’être accueillis par une petite brise
fraîche ! Nous cherchons un bassin des yeux. Il y en a trois dans de grandes
niches. Quelle merveille ! Aussi larges que les bassins des fontaines qui
ornent nos places, ils peuvent accueillir pas mal de monde en même temps.
Nous entrons. L’eau est brûlante, mais nous serrons les dents et
descendons quelques marches. Une jeune femme assise sur un gradin en face
de nous sourit en observant nos mouvements peu gracieux. Le temps de nous
habituer à la température, nous réalisons qu’elle est à moitié nue. L’eau qui
lui arrive au nombril ne cache pas son opulente poitrine. Lorsqu’elle se lève
pour sortir, le bandeau d’étoffe qui couvre ses hanches est tellement trempé
qu’il en est presque transparent. La belle enfile ses sabots et s’enveloppe dans
une grande serviette avant de s’éloigner d’une démarche particulièrement
chaloupée.
Ce que nous ne voyons pas, c’est l’infrastructure qui produit la chaleur,
comme si nous étions sur la scène d’un théâtre sans rien distinguer de la
machinerie nécessaire aux changements de décor. En réalité, nous sommes
entourés de torrents d’air chaud. Une véritable fourmilière humaine se cache
sous nos pieds, un labyrinthe de galeries où circulent de malheureux esclaves.
Travaillant dans des conditions aussi pénibles que celles des mécaniciens sur
les bateaux à vapeur, ils alimentent de grands fours à bois qui remplissent
deux fonctions. La première, on l’a dit, c’est de produire l’air chaud qui
circule dans le labyrinthe des vides aménagés dans les murs mais aussi sous
le pavement, supporté par de petits piliers. La seconde, c’est de chauffer les
bassins du caldarium.
Nous sortons de l’eau. Impassible sur son banc, un homme est en train de
négocier un contrat avec son interlocuteur. Nous nous arrêtons un instant
pour l’observer. Malgré sa rougeur et la sueur qui ruisselle sur ses tempes, il
y a de la noblesse dans ses gestes.
Son visage nous dit quelque chose… Mais oui, c’est bien lui ! C’est le
propriétaire de la maison que nous avons visitée de bon matin ! Il est vrai que
les Romains fréquentent les bains pour les nécessités de l’hygiène corporelle,
bien sûr, mais pas seulement. Rappelons que toutes les classes sociales de
Rome y sont représentées. Les thermes sont de ces endroits où l’on joint
l’utile à l’agréable. Les citadins qui en possèdent dans leur domus ne boudent
pas pour autant de tels lieux publics. Bien au contraire ! Ils y nouent des
relations, y traitent des affaires, s’y montrent avec leur cortège de clientes.
Les bains jouent un rôle majeur dans la société romaine, comme les
forums. Rien de tel pour être vu. Même les empereurs les fréquentent, mais
sans doute ne se mêlent-ils pas totalement à la plèbe.
Se sentant observé, le dominus que nous avons reconnu tourne les yeux
vers nous, esquisse un sourire courtois et reprend sa discussion. Il doit penser
que nous faisons partie de ses clientes. Il en a tellement !
Nous ne nous attarderons pas pour entendre ce qu’il raconte : nous avons
trop chaud, il est grand temps d’aller nous rafraîchir dans la salle suivante.
À la sortie du caldarium, nous retrouvons la femme du laconicum, drapée
dans sa serviette et en pleine conversation avec une amie. Les deux
baigneuses partent dans une direction opposée à la nôtre. Elles feront donc
l’impasse sur le frigidarium parce qu’il y fait vraiment froid et que les
violents écarts de température sont déconseillés à la clientèle féminine.
Massages à la romaine
Après l’atmosphère glaciale du frigidarium, tout le monde se jette dans la
natatio, la grande piscine que nous avons vue en entrant. L’eau doit sembler
brûlante en comparaison ! C’est l’heure du divertissement, mais nous
décidons de ne pas en profiter et de découvrir directement la dernière étape
du parcours thermal : le massage, qui se pratique dans l’unctuarium, sur une
table en marbre.
Elles sont nombreuses dans la salle où nous entrons. Ce qui nous frappe
le plus, c’est le silence relatif par rapport au brouhaha qui règne ailleurs dans
les thermes (excepté dans les bibliothèques). Ici on n’entend plus que le
tapotement des doigts, le battement des mains qui jouent du tambour sur la
peau, la caresse soyeuse de la paume des soigneurs qui enduisent les corps
d’huile. Celle-ci ne sert pas qu’au bien-être des baigneurs, lesquels ont le
regard vide et semblent rêvasser : on l’utilise également à des fins préventives
contre le rhume. Aux thermes, il est donc recommandé de terminer par un
massage, surtout en hiver.
Les masseurs ne sont pas tous des esclaves publics originaires des
nombreuses provinces de l’Empire : les riches viennent souvent avec leur
propre personnel. En voici un, au fond, entouré d’une nuée de serviteurs. Un
premier le masse, un deuxième s’occupe des vases à onguents (unguentarii),
un troisième tend les serviettes, etc. Comble du comble, il arrive même de
voir ces Romains fortunés se faire porter jusqu’à leur litière dans les bras
d’un esclave, une fois les soins achevés, pour s’éviter la fatigue des quelques
mètres à pied jusqu’à la sortie.
Les flacons d’huile sont en verre ou en bronze. L’un d’eux a la forme
d’une tête et d’un buste d’homme, avec le sommet du crâne ouvert en guise
de verseur. Les cheveux ondulés, presque bouclés, et les yeux en amande de
la figure représentée nous laissent supposer que l’objet vient d’Asie. Nous
croyons distinguer des cicatrices sur les joues du personnage. Serait-ce le
signe de reconnaissance d’un peuple étrange habitant quelque contrée
lointaine ? Ainsi, les Huns ne se tailladaient-ils pas le visage ?
L’esclave qui tient cet objet n’en a cure, lui, et il a tôt fait de le soustraire
à notre vue pour le ranger avec les autres : le massage du maître est terminé.
Curiosité
Les gladiateurs
Pendant que les acrobates amusent la galerie, des esclaves parés de
guirlandes et de couronnes de fleurs font le tour de l’arène sur des chars et
lancent aux gens de petits « cadeaux » (missilia) : pain, pièces de
monnaie, etc.
Après l’agitation suscitée par cette distribution, tout le monde reprend sa
place dans les gradins, y compris les sénateurs et les autres personnalités des
premiers rangs. Est présent aussi l’editor, l’homme à l’initiative de ces jeux.
Bien que ses fonctions d’édile (magistrat municipal) lui confèrent un certain
prestige, il n’est qu’au début de sa vie publique et a besoin de gagner en
notoriété. Ce « sponsor » a financé trois jours de festivités. Autant dire
qu’elles lui coûtent une fortune, mais il est tenu d’organiser de tels
événements, et de toute façon il sera payé en retour : il obtiendra la
reconnaissance du Sénat et celle du peuple, lequel l’appuiera dans ses
décisions politiques, sociales et financières. Ce soutien populaire pèsera lourd
dans la balance, y compris vis-à-vis de ses adversaires. « Panem et circenses.
— Du pain et des jeux », comme disait Juvénal…
Il y a en outre un plaisir subtil derrière tout cela : le fait de se sentir
empereur à la place de l’empereur, d’être acclamé et encensé par la foule, et
puis aussi de décider du sort des gladiateurs et des animaux. C’est d’autant
plus grisant pour lui que le véritable empereur est en campagne à l’autre bout
du monde connu. Ses jeux doivent marquer les mémoires. Dans sa villa, aux
abords de Rome, il fera réaliser une grande mosaïque reprenant les épisodes
marquants de ces journées et reproduisant fidèlement les combattants et les
fauves. (Voilà pourquoi, dans les musées et sur les sites archéologiques, les
mosaïques présentent souvent des scènes violentes !)
Le magistrat est assis sur un siège de marbre finement sculpté. Il ne
correspond pas à l’image que l’on se fait souvent des puissants de l’Empire
romain. Il n’est ni gras, ni chauve, ni couvert de bagues. Au contraire, il est
taillé comme un athlète et plaît aux femmes. La sienne, très jeune, est assise à
ses côtés. Elle est certainement la fille d’un personnage influent. Ce mariage
a déjà ouvert de nombreuses portes au mari et contribué à son ascension. Le
couple fait l’objet de toutes les rumeurs, dans les banquets sélects comme sur
les paliers animés des insulae.
Des sentinelles au garde-à-vous se tiennent derrière les époux. Leurs
panaches rouges effleurent les lourdes tentures brodées de fils d’or qui
ondoient légèrement sous une petite brise. Le public, lui, commence à
manifester son impatience et applaudit nerveusement comme les fans à notre
époque quand leur star se fait attendre.
Mais voici venue l’heure, enfin ! L’editor fait un signe de la main. Au
bord de l’arène, de petits orchestres entament une marche triomphale. La
foule explose d’une seule voix, laissant éclater un coup de tonnerre dont
l’écho se propage dans Rome, amplifié par l’amphithéâtre qui fait caisse de
résonance.
Nos yeux sont rivés sur l’arc de triomphe de l’entrée principale. Les
portes s’ouvrent majestueusement. En tête de cortège figurent les deux
licteurs auxquels a droit l’organisateur de ces jeux en tant que magistrat, mais
les faisceaux (fasces) qu’ils portent ne comprennent pas de hache, car il n’est
pas dans les attributions d’un édile de prononcer des sentences de mort hors
de l’arène. Viennent ensuite les joueurs de buccin, une longue trompette
recourbée, puis un char qui porte un grand panneau illustrant le programme
des combats. (À l’occasion des triomphes célébrant les victoires militaires, on
en utilise de semblables pour raconter en images batailles et conquêtes — un
« langage » accessible à tous.) Enfin, des esclaves présentent casques, glaives
et autres armes. Les combattants en utiliseront une partie, les autres ne sont là
que pour la parade.
Les gladiateurs font alors leur entrée. La foule est en délire. Nous nous
bouchons les oreilles, abasourdis par tant de vacarme. Des milliers de
spectateurs hurlent et tapent du pied. Nous avons l’impression que le Colisée
va s’écrouler. La vision des gradins et de la piste au moment où
l’enthousiasme est à son comble est la plus grandiose que l’on puisse avoir de
l’amphithéâtre. Mais nous frissonnons d’horreur en songeant que toute cette
pompe est au service de la mort offerte en spectacle.
Il y a en effet de quoi avoir froid dans le dos quand on connaît les
chiffres. En quatre siècles d’activité, le Colisée est l’endroit qui comptabilise
le plus grand nombre de morts sur la planète proportionnellement à sa
superficie. Ni Hiroshima ni Nagasaki n’atteignent une telle concentration.
Des centaines de milliers de personnes ont péri ici, plus d’un million selon
certaines estimations !
Prenons pour exemple l’époque où nous nous situons. Huit ans plus tôt,
en 107 après J.-C., l’empereur y a fait combattre 10 000 gladiateurs (dont une
majorité de prisonniers de guerre) pour célébrer l’annexion de la Dacie. Les
« festivités » ont duré quatre mois sans interruption et quelque 11 000
animaux se sont aussi retrouvés dans l’arène. En 112, l’inauguration des
thermes de Trajan a donné lieu à 117 jours de jeux qui ont vu tomber plus de
9 800 hommes. L’année suivante, 2 400 gladiateurs se sont affrontés en à
peine trois jours, mais on ignore combien sont morts. Ces chiffres se
rapportent certes à des événements exceptionnels, mais ils nous donnent une
idée de la facilité avec laquelle on sacrifiait les vies humaines dans la Rome
antique. Et ils n’incluent même pas les suppliciés !
Sur la base d’une moyenne de 50 à 100 morts par mois, condamnés et
gladiateurs confondus — une estimation très prudente pour un amphithéâtre
de la taille du Colisée, et qui tient compte des périodes de baisse
d’activité —, entre 27 000 et plus d’un demi-million de personnes seraient
mortes ici. D’autres statistiques donnent des chiffres beaucoup plus élevés,
allant parfois jusqu’au million.
Sex-symbols et combattants
Les gladiateurs s’immobilisent. La foule est aux anges. Ils la remercient
par de grands signes des bras puis commencent à s’échauffer, déployant tout
l’arsenal de leurs talents. Les glaives tournoient dans l’air, les mouvements
sont rapides comme l’éclair. Chacun de leurs gestes déclenche un brouhaha
inimaginable.
De nos jours, seuls les grands footballeurs, les stars du cinéma et les
chanteurs peuvent déchaîner à ce point les passions et exercer un tel pouvoir
de séduction sur les femmes. Nous savons que les gladiateurs sont très
appréciés de la gent féminine, et ce dans toutes les classes de la société. Ainsi
lisons-nous sur un graffiti de Pompéi : « Celadus, le thrace qui fait soupirer
les filles. » En effet, il ne s’agit pas là d’un habitant de la Thrace mais d’un
type de gladiateur armé comme l’étaient les Thraces vaincus par Rome.
Juvénal, quant à lui, nous raconte l’histoire d’Eppia, épouse de sénateur, qui
n’hésita pas à s’enfuir avec un célèbre gladiateur du nom de Sergiolus. Cette
fugue dont se délecteraient aujourd’hui la presse people et les paparazzis était
probablement sur toutes les lèvres à l’époque, et le poète de s’étonner non
sans ironie de l’allure du tombeur, loin d’être un bel Apollon : « Sa figure ne
manquait pas de défauts, grosse bosse en plein nez, meurtrissures du casque,
œil chassieux. » Cependant, nous dit-il, « c’était un gladiateur. […] Le fer,
voilà ce qu’elles aiment ».
Qui sont ces hommes qui combattent dans l’arène ? D’où viennent-ils ?
En fin de compte, chacun traîne derrière lui sa propre histoire. Il y a des
esclaves. Certains ont commis une faute, et pour les punir leur maître les a
revendus à une école de gladiateurs (ludus). Il y a aussi des prisonniers de
guerre : les obliger à combattre entre eux revient à une condamnation à mort.
Rappelons que la conquête de la Dacie a fait au moins 50 000 prisonniers.
Bon nombre de ces guerriers barbus et habitués à décapiter leurs ennemis
d’un coup de sabre à lame recourbée ont certainement fini dans les
amphithéâtres de l’Empire.
On voit aussi dans l’arène des hommes libres. Suétone prétend que Néron
y aurait fait combattre quatre cents sénateurs et six cents chevaliers, mais si
c’est vrai cela reste une exception. Les individus libres qui choisissent la
gladiature sont d’anciens légionnaires, pour qui c’est un métier comme un
autre, ou encore des aventuriers et de pauvres hères poussés par leurs rêves
de gloire ou par l’appât du gain. Et que dire des gladiatrices, parfois même
issues de bonnes familles ? Aujourd’hui, quatre s’affronteront par paire. Il
faudra attendre le règne suivant pour qu’avec Hadrien les femmes soient
interdites de combat au Colisée.
Enfin, n’oublions pas des gens comme vous et moi : criblés de dettes et
incapables de les rembourser, ils sont vendus par leurs créanciers aux écoles
de gladiateurs.
Elles sont nombreuses en Italie et dans tout l’Empire. Les plus célèbres et
les plus riches de ces ludi sont bien entendu les écoles impériales, mais il y en
a beaucoup d’autres, propriétés de sénateurs ou de citoyens aisés. Les
gladiateurs sont entraînés par un laniste. Le peuple déteste les lanistae, mais
ils sont indispensables à ces divertissements de masse.
L’apprentissage est très dur. La vie d’un gladiateur n’est pas loin de
ressembler à celle d’un moine guerrier chinois. Contrairement au cliché
hollywoodien, ces hommes ne sont pas privés de toute liberté. Grâce aux
textes anciens et au travail des archéologues, nous avons connaissance de
combattants mariés, avec ou sans enfants, et c’est souvent leur compagne
elle-même qui rédige l’épitaphe de leur pierre tombale. Mais tous les
gladiateurs ne meurent pas dans l’amphithéâtre : beaucoup parviennent au
terme de leur carrière avec parfois un palmarès impressionnant, comme
Maximus, au Ier siècle de notre ère, qui collectionna une quarantaine de
victoires. Ils se voient alors remettre le rudis, un glaive en bois qui symbolise
la fin de leurs épreuves et les libère du laniste.
« Jugula ! »
Après les présentations, les gladiateurs ont regagné les souterrains du
Colisée. De jeunes esclaves sont en train de les équiper — jambières
(ocreae), brassards (manicae), casque… Le public est étrangement muet.
L’amphithéâtre entier retient son souffle. La tension est à son comble. On
dirait que tout se déroule au ralenti.
Une chose nous étonne, cependant. Aucun combattant ne s’est présenté
devant l’editor pour prononcer la formule rituelle : « Ave Caesar ! Morituri te
salutant ! — Ceux qui vont mourir te saluent ! » Tout bonnement parce que
c’est encore un mythe et que de toute façon l’editor n’est pas empereur !
Cette phrase ne fut prononcée qu’une seule fois, des décennies plus tôt, avant
une naumachie, et elle eut une conséquence tragicomique. Elle s’adressait à
l’empereur de l’époque, Claude, qui répondit par une expression ambiguë :
« Peut-être pas. » Une parole malheureuse que tous interprétèrent de travers.
Croyant qu’ils étaient graciés, les gladiateurs refusèrent de combattre, et
après que l’empereur fut revenu sur ses propos il fallut l’intervention
d’hommes armés pour les persuader de commencer la bataille navale.
Nous entendons retentir des tibiae (flûtes) et des cornua (trompettes
d’appel assez semblables aux buccins de tout à l’heure). Tout à coup, des jets
de poussière s’élèvent dans l’arène, telles des fontaines de sable, puis des
silhouettes humaines apparaissent comme par enchantement. Ce sont les
gladiateurs qui semblent surgir de nulle part. En réalité, ils émergent des
entrailles du Colisée grâce aux nombreux monte-charge. Cachées sous le
sable de la piste, les trappes se sont toutes ouvertes en même temps,
provoquant autant d’explosions de poussière. C’est l’un des effets spéciaux
préférés du public.
Les hommes se répartissent par groupes de deux et engagent aussitôt le
combat. Il existe plusieurs catégories de gladiateurs, dont certains à cheval
— les equites — ou sur des chars — les essédaires (essedarii). Ceux qui
s’affrontent sous nos yeux forment des paires classiques. Ce sont les
préférées des Romains. Là-bas, un rétiaire (retiarius) armé de son filet et de
son célèbre trident est face à un secutor, son adversaire habituel depuis le
Ier siècle. Ce dernier est muni d’un grand bouclier rectangulaire et porte un
brassard métallique au bras droit. Le plus étonnant, c’est son drôle de casque
lisse, uniquement percé de deux trous pour les yeux. Sa forme ovoïde a été
étudiée pour ne pas donner prise au filet. De fait, au premier lancer le rétiaire
manque son coup. Le filet glisse sur le secutor et retombe dans le sable.
Chaque paire de gladiateurs est encadrée de deux arbitres que l’on
reconnaît à leur tunique blanche bordée de part et d’autre d’une bande
verticale rouge. Un peu comme dans un match de boxe, ils s’assurent que les
combattants respectent les règles.
Pas très loin de nous, en voici justement qui interrompent la lutte entre
deux provocatores armés comme des légionnaires, avec glaive et bouclier
rectangulaire, la tête protégée par un casque équipé d’un protège-nuque. L’un
d’eux vient de lâcher son bouclier et les arbitres lui laissent le temps de le
récupérer.
Des cris fusent de tous les côtés : « Verbera ! — Frappe-le ! » « Ure ! —
Brûle-le ! »
Il faut savoir en effet que dans l’arène il y a aussi du personnel prêt à
réveiller les ardeurs des gladiateurs récalcitrants à coups de verges ou au fer
rouge.
Au bord de la piste, les orchestres continuent leur programme, soulignant
les temps forts des combats comme les pianistes qui accompagnent des films
muets. Parmi eux, une femme debout sur une minuscule estrade joue d’un
instrument à tuyaux qui ressemble aux orgues de nos églises, mais en
beaucoup plus petit. C’est précisément un orgue hydraulique, qu’on appelle
aussi « hydraule » (du latin hydraulus).
Nous sommes étonnés de constater que les gladiateurs ne portent pas de
cuirasse. Contrairement à ce que l’on voit dans les films, tous combattent
torse nu, à l’exception des provocatores, qui portent un pectoral. On parle
peu également des casques rehaussés de plumes, qui évoquent les panaches
des chefs indiens. Cet ornement de guerrier n’a pas été inventé par les
Romains et il est répandu depuis les temps les plus anciens chez de nombreux
peuples. Certains corps d’infanterie légère et les chasseurs alpins italiens
perpétuent cette tradition.
Les cris de la foule redoublent. Il y a déjà un blessé. Un hoplomaque a
touché un thrace. L’un et l’autre sont équipés d’un petit bouclier, d’un grand
casque et d’une dague adaptée au combat rapproché, mais l’hoplomaque
possède un atout supplémentaire : il est armé d’une lance avec laquelle il
cherche à atteindre son adversaire aux endroits les plus vulnérables, c’est-à-
dire le visage et les yeux. Le thrace vacille et porte la main à la grille de sa
visière, d’où le sang coule abondamment. Le coup a été porté avec précision.
L’hoplomaque s’est arrêté et attend. Il regarde l’arbitre et l’editor. Le thrace
lève la main gauche, l’index pointé vers le haut : il demande à être épargné.
Le public gronde, partagé entre ceux qui le veulent vivant et ceux qui le
veulent mort. L’editor fait un signe : l’homme est gracié car il a bien
combattu.
Un gladiateur a plusieurs façons de demander sa grâce. Il a le choix entre
s’agenouiller, lever l’index gauche, laisser tomber son bouclier ou encore
placer ce dernier dans son dos, présentant ainsi son torse nu. Son adversaire
doit alors cesser le combat. C’est à celui qui a payé les jeux qu’il revient de
décider. Bien souvent, cependant, l’editor répond aux vœux des spectateurs.
On emporte le thrace sous les applaudissements du public. Mais ce n’est
pas terminé. D’autres duels sont en cours, et comme une bonne partie de
l’assistance nous sommes fascinés par un engagement particulièrement
violent, au centre de la piste.
La paire se compose d’un mirmillon et d’un autre thrace, deux
adversaires aux systèmes de combat opposés. Le premier est lent, le second
rapide comme l’éclair. Au-delà de l’enjeu, on devine que ces deux-là
nourrissent une véritable haine l’un envers l’autre.
Le mirmillon est solide comme un roc. Il se cache derrière son scutum, un
long bouclier dont la forme évoque une tuile creuse. C’est un mastodonte
doué d’une grande force physique. Il est équipé d’une jambière à la jambe
gauche et d’un casque à larges bords doté d’une visière grillagée, lui aussi
surmonté d’un panache de plumes colorées. Parce que cet homme est très
lourd, il est économe de ses mouvements, mais il n’en brandit pas moins son
glaive si le thrace a le malheur de trop s’approcher.
Ce dernier est tout le contraire du mirmillon : petit et maigre, il fait
preuve d’une incroyable agilité. Il est muni d’un petit bouclier rectangulaire,
de jambières montant au-dessus du genou et de bandes de protection en cuir
autour des cuisses. Il porte également un grand casque à visière grillagée et à
plumes, mais celui-ci se distingue par son cimier, qui représente une tête de
griffon. Le griffon est une créature mythologique à mi-chemin entre le lion et
l’aigle, deux animaux dont s’inspire justement le thrace. Pour l’instant, notre
homme est pratiquement accroupi et ondule comme un serpent.
Son arme est la sica, une dague à lame recourbée particulièrement
adaptée pour frapper de côté et porter l’estocade au niveau du cou, des
hanches et des jambes.
Un thrace digne de ce nom est un opposant redoutable et le mirmillon le
sait. Il sait aussi qu’il n’a pas droit à l’erreur. L’autre continue à sauter d’un
côté et de l’autre devant son opposant, s’arrête, fait peser tout le poids de son
corps à droite puis à gauche, ramassé sur lui-même comme un chat. Et puis
soudain, il monte sur le rempart offert par le bouclier de son adversaire et
arme son bras pour enfoncer la lame dans la jugulaire. Le mirmillon esquive
le coup et la lame dérape en crissant sur le casque. Les spectateurs sont en
transe.
Le thrace descend et recule rapidement de quelques mètres avant de
repartir à l’assaut. Le mirmillon n’a pas bronché. Il sait qu’il vient d’échapper
à la mort. La prochaine fois, il risque d’y passer. Il décide de marcher sur
l’ennemi, déconcertant ce dernier. Malheureusement, il perd l’équilibre et
réussit tout juste à ébranler son bouclier. Le thrace comprend que c’est le
moment d’en profiter et bondit à nouveau sur le scutum de son rival, certain
cette fois de lui porter le coup mortel.
Mais c’est un piège. Le mirmillon a fait semblant de commettre une
erreur pour inciter le petit gladiateur à lui sauter dessus. Tandis que le thrace
grimpe de nouveau sur son bouclier, il le relève violemment comme une
porte à bascule. Surpris, l’autre se retrouve à terre après un vol plané. Il
parvient à se redresser, mais le mirmillon, étonnamment rapide pour sa taille,
lui plante son glaive dans la hanche.
Les spectateurs exultent, ravis de ce retournement de situation.
« Habet ! Hoc Habet ! » crient-ils. « Il a son compte ! »
Les arbitres interrompent le combat. Tous les regards se portent sur
l’editor. Lui-même observe le public en tournant la tête d’un geste lent et
théâtral. Impossible de comprendre ce que disent nos voisins dans les gradins.
Contrairement à ce que l’on croit, l’usage du pouce pointé vers le haut ou
vers le bas à l’issue d’un combat est loin d’être systématique dans les
amphithéâtres de l’Empire romain. Ici, par exemple, personne n’y a recours.
Le sort du vaincu est annoncé à voix haute par des mots sans ambiguïté :
« Mitte ! — Libère-le ! » ou « Jugula — Égorge-le ! »
En l’occurrence, l’editor prononce une sentence de mort. Le mirmillon se
tourne alors vers son adversaire. Avec un sang-froid extraordinaire, le thrace
présente sa gorge et attend. Nous sommes abasourdis par le courage et le
professionnalisme de ces gladiateurs qui ne montrent aucun signe de peur, y
compris quand leur dernière heure est venue. Le vainqueur approche son
épée, et sans trembler il tranche la gorge du vaincu.
Dans les gradins, c’est le délire. Le mirmillon retire son casque. Des
jeunes filles arrivées au pas de course lui remettent immédiatement la palme
de la victoire et deux plateaux d’argent chargés de pièces d’or, ainsi qu’un
plateau avec d’autres présents. Mais son plus grand cadeau c’est d’avoir eu la
vie sauve, se dit-il en s’éloignant vers la sortie sous les acclamations du
Colisée. Son geste spectaculaire accompli au bon moment a conquis les
spectateurs, qui s’en souviendront longtemps. Il se retourne, leur adresse un
dernier salut et disparaît sous l’arche de la porte des vainqueurs (porta
triumphalis).
Des esclaves portant le masque de Charon et une tenue spéciale
s’approchent alors du thrace, qui baigne dans une mare de sang. Leur peau est
teintée d’une couleur violacée. Ils harponnent le corps avec des crochets et le
traînent avec des chaînes en direction de la sortie opposée. C’est la porta
libitinensis, la porte de Libitine, la déesse qui préside aux funérailles. Le
cadavre est emporté dans le spoliarium, où l’on dépouille les morts de leurs
armes et de leurs vêtements. Et s’ils ne sont pas tout à fait morts, l’un des
hommes qui prennent les traits de Charon les achève d’un coup de dague.
Mais ça ne s’arrête pas là. Dans certains cas, on prélève un peu du sang
de ces gladiateurs. Il est très recherché : les Romains pensent qu’il soigne
diverses maladies, dont l’épilepsie. On recommande aux malades de le boire
ou de s’en frictionner. Étant donné la force physique des combattants, on le
considère aussi comme un reconstituant, voire comme une sorte de Viagra.
Nombreux sont ceux qui s’enrichissent avec ce commerce sordide. Après
quoi, les corps sont jetés dans des fosses communes, hors de la cité.
Le banquet
Nous sommes déjà au milieu de l’après-midi. Que se passe-t-il à cette
heure-ci dans la capitale ? Après le déjeuner, presque tous les magasins ont
fermé leurs portes. Les forums sont quasi déserts, et seuls quelques serviteurs
s’affairent à nettoyer les sols dans les basiliques. Au Sénat, les rayons du
soleil qui filtrent encore à travers les larges fenêtres éclairent les longues
rangées de sièges vides. Aux thermes, les usagers détendus et bien propres se
rhabillent. Le Colisée est en train de se vider lui aussi, les gladiateurs ayant
offert le spectacle tant attendu.
Tous les habitants de Rome se préparent désormais pour le grand rendez-
vous de la journée : le dîner. Pourquoi si tôt ? Eh bien, pour deux raisons
essentielles. D’abord, faute d’électricité il est préférable que toutes les
activités coïncident avec la lumière naturelle. La plupart des Romains se
lèvent à l’aube et se couchent après le crépuscule, aussi le dernier repas
s’achève-t-il alors que le soleil n’a pas totalement disparu. Si l’on est invité
quelque part, on a le temps de rentrer chez soi avant que les rues se
transforment en coupe-gorge. Il est vrai cependant que certains banquets
peuvent se prolonger tard dans la nuit — ceux de Néron duraient jusqu’à
minuit, et dans le Satiricon les hôtes de Trimalcion ne partent pas avant
l’aube.
La seconde raison est plus terre à terre. Dans la Rome impériale, on a vu
que la journée était rythmée par trois repas : le petit déjeuner (jentaculum), le
déjeuner (prandium) et le dîner (cena). Autant le premier est copieux, autant
le deuxième est frugal. Il est donc normal que la faim commence à se faire
sentir en milieu d’après-midi, près de neuf heures après la collation du matin.
La cena permettra de satisfaire enfin l’appétit. On dîne à la neuvième heure
durant les mois chauds mais à la huitième pendant la mauvaise saison.
Nous avons tous en tête les somptueux festins romains mis en scène au
cinéma, mais en est-il vraiment ainsi ? Dans la Rome antique on organise
volontiers des banquets. C’est une habitude, ou plutôt une règle de la vie en
société — pour qui peut se le permettre, bien sûr, car pour la plupart des
habitants des insulae c’est une autre histoire.
On pourrait penser que les Romains le font pour avoir de la compagnie,
plaisanter et se distraire. Ce n’est pas faux, mais c’est surtout le moyen
d’enrichir son carnet d’adresses, de faire des rencontres, d’être vu, et aussi
d’étaler ses richesses. Plus qu’à un simple dîner, le banquet s’apparente donc
à un « salon ».
Plongés dans nos réflexions, nous avons poursuivi notre chemin et
sommes maintenant dans une rue éclairée par les rayons obliques de l’après-
midi. Le portique de l’insula où nous nous trouvons est étonnamment vide,
comparé à la foule du matin. Les lourds volets de bois ont retrouvé leur
place en devanture des boutiques.
La comissatio
Croyez-le ou non, le banquet n’est pas encore terminé ! La dernière partie
commence à peine et porte le nom de comissatio. Comment vous expliquer ?
Disons qu’il s’agit d’une sorte de joyeux concours pendant lequel on n’en
finit pas de porter des toasts et dont on sort presque toujours fin saoul à une
heure avancée de la nuit. Les amphores portent une étiquette (pittacium) qui
indique l’origine du vin et son millésime. Filtré au moyen d’une passoire, il
est versé dans un crater, grand vase à deux anses en forme de coupe, puis on
l’allonge avec de l’eau. (Les proportions varient d’un volume d’eau pour
deux volumes de vin à quatre volumes d’eau pour un volume de vin.) Après
quoi, on plonge sa coupe dans le cratère.
À ce moment-là, le maître de maison ou la personne désignée pour
présider à ces libations décide de quelle manière on doit boire. Souvent, le jeu
consiste à avaler une série de coupes cul sec. Par exemple, on se met en
cercle, chacun vide sa coupe d’un trait et la passe à son voisin, qui la remplit
et s’exécute à son tour. Ou bien on choisit un invité et on trinque à sa santé en
buvant le contenu d’une coupe pour chaque lettre de son nom. Quand on sait
que les noms n’en finissent pas, obéissant à la règle des tria nomina du
citoyen romain, on imagine les conséquences de ces toasts à répétition.
Il existe une grande variété de vins, parmi lesquels beaucoup de cuvées
médiocres et de véritables piquettes (dont le vin de Marseille et celui du
Vatican). Fort heureusement, les grands crus ne manquent pas. Selon Pline
l’Ancien et Horace, le meilleur des vins est le falerne, venu du nord de la
Campanie. Martial, quant à lui, préfère l’albanum, issu de terroirs situés au
sud de Rome, là où l’on trouve aujourd’hui les célèbres vins des Castelli
Romani. Horace, quant à lui, évoque le calès (un vin pour les riches !), le
massique ou encore le cécube, produit au sud du Latium, près de Fondi, et
qu’il décrit comme « généreux et corsé ».
Durant des générations, la plupart de ces nectars ont été « mis en
amphore » dans les plus belles qui soient. Nous songeons en particulier à
celles de type Dressel II, particulièrement élégantes avec leur haut col et leurs
anses allongées. Elles ont justement été fabriquées dans les régions que nous
venons de mentionner. On peut encore admirer dans les musées ces chefs-
d’œuvre parfaitement dignes des vins qui y étaient conservés.
Mais au fait, comment déguster un bon vin ? Horace nous donne un
conseil (affirmant au passage que le meilleur albanum est celui que l’on a
laissé vieillir pendant neuf ans) : il faut le boire à petites gorgées, dit-il, en
compagnie de sa maîtresse.
Ingrédients et recettes
En dehors des fastueux banquets donnés par les riches, que mangeaient
les Romains ? Est-il vrai que bon nombre de leurs aliments nous auraient
dégoûtés ? Évidemment, nous sommes déconcertés à l’idée qu’après avoir
macéré en saumure durant des jours et des jours les entrailles de poisson
donnaient le fameux garum, si prisé dans la Rome antique. Toutefois, la
cuisine romaine regorgeait d’ingrédients comparables aux touches d’un
immense clavier gastronomique sur lequel s’écrivaient des symphonies que
nous aurions appréciées nous aussi.
Commençons par les épices : safran, poivre, cumin, gingembre, clou de
girofle et sésame. Pour donner du goût on employait aussi l’origan, la sauge,
la menthe et le genièvre, qui se combinaient aux oignons, à l’ail, aux
amandes, aux prunes, aux noix et aux noisettes. Dans la composition des plats
entraient en outre des dattes, des raisins secs, des grenades et des pignons.
On mangeait bien sûr de la salade et des légumes. Bizarrement, la
roquette passait pour un aphrodisiaque, et certains aliments occupaient une
place de choix qu’ils ont perdue par la suite. Les asperges sauvages et les
navets jouaient ainsi un rôle prépondérant (peut-être parce qu’on ne
connaissait pas encore les tomates et les pommes de terre, introduites en
Europe après la découverte de l’Amérique).
Le chou, auquel on attribuait des propriétés curatives, était un autre pilier
de la cuisine romaine. On le faisait cuire exactement comme aujourd’hui.
Citons aussi les pois chiches (bouillis, salés ou grillés), les lentilles et les
fèves. Arbouses et mûres, au naturel ou en confiture, complétaient les
ingrédients du menu quotidien.
Les Romains disposaient en outre d’une grande variété de pains.
Indépendamment des galettes et des fougasses, nous savons qu’il existait une
vingtaine de variétés allant du pain à l’huile que l’on trempait dans le vin au
pain de son. Il y en avait même un spécial pour la pâtée des animaux
familiers.
Et qu’en était-il de la viande, du poisson, des fruits et des desserts ?
Le porc. — Cette viande était celle que l’on consommait le plus.
Considéré comme un mets de choix, le cochon de lait était servi en ragoût ou
sous forme de boulettes cuites à feu doux. Comme on l’a vu lors du banquet,
les Romains mangeaient aussi des tétines de truie farcies, ainsi que du
museau et des brochettes. Les pieds de porc et les saucisses fumées étaient
également très appréciés.
Le poisson. — Les espèces les plus répandues pouvaient coûter deux ou
trois fois plus cher que la viande. Le choix était vaste. Rougets, vivaneaux,
dorades, congres, thons, poulpes, turbots, soles, murènes, anguilles et
esturgeons se partageaient les étals des marchés. Les plus belles prises,
comme les murènes ou les loups de mer, étaient même vendues aux enchères.
Les mollusques et les crustacés. — Escargots farcis et huîtres
constituaient les entrées classiques. Comme la plupart d’entre nous, les
Romains adoraient en outre la langouste, les gambas, les langoustines et les
crevettes.
Les oiseaux. — Des grives aux flamants, en passant par les grues et les
perroquets, on servait de tout. On consommait aussi les œufs de certaines
espèces, lesquels entraient dans la préparation de nombreuses entrées. Les
Romains gavaient déjà les oies : ils les engraissaient avec des figues afin
d’obtenir du foie gras (ficatum, dérivé de ficus, le nom latin de la figue).
Les fruits. — Bananes, ananas et kiwis sont les grands absents des tables
de la Rome antique. Les fruits les plus courants étaient les pommes, les
raisins secs, les figues sèches et les châtaignes grillées, suivis des cerises, des
poires, des dattes, du raisin, des grenades, des coings, des noix, des noisettes,
des amandes et des pignons.
Les desserts. — La liste en serait interminable ! La cassata représentée
sur les fresques de la villa d’Oplontis, près de Pompéi, ressemble en tout
point au gâteau sicilien actuel, bien que son goût soit demeuré un mystère.
L’édulcorant le plus répandu, mais aussi le plus onéreux, était le miel. On
pouvait cependant le remplacer par du sucre de canne, importé d’Orient, des
figues bouillies ou du moût de raisin que l’on faisait cuire à gros bouillons
jusqu’à ce qu’il se transforme en une sorte de pâte (comme on le fait encore
pour certaines recettes régionales).
Les desserts pour enfants. — À la maison, on connaissait déjà le pain
perdu ! Une fois le pain rassis coupé en tranches, on le trempait dans du lait,
puis on le faisait frire à la poêle et on le tartinait de miel. Autant dire que les
plus petits ne boudaient pas leur plaisir.
L’art érotique
Les graffitis découverts par les archéologues, les textes anciens et les
stèles funéraires regorgent de détails sur la vie sexuelle dans l’Antiquité
romaine. Grâce à ces témoignages, nous savons que dans la Rome de Trajan
« baiser » se dit futuere, un mot qui a donné « foutre » en français. Le sexe
féminin se dit cunnus, d’où le mot « con », et pour désigner l’organe
masculin les Romains disposent d’un bel éventail de termes : penis, mentula,
virga, asta… Le phallus est aussi appelé fascinus ou fascinum, de fas — ce
qui est permis par les lois divines et naturel, et donc ce qui est faste. Cela
semble assez logique puisque la semence est une promesse de fécondité et
donc de prospérité. Fascinus est également le nom d’une divinité qui protège
des sortilèges et chasse les mauvais esprits. Voilà pourquoi, peints ou en terre
cuite, les phallus sont si nombreux dans les rues, les boutiques, les ateliers et
les maisons de l’Empire romain.
Mais ce sont surtout les peintures qui excitent la curiosité et
l’imagination. Dès les premières campagnes de fouilles à Pompéi, au
XVIIIe siècle, on a retrouvé d’innombrables petites peintures murales figurant
des scènes érotiques. Si beaucoup ont été aussitôt détruites parce qu’elles
étaient trop osées pour l’époque, d’autres ont été soigneusement détachées
des murs et cachées dans des cabinets secrets, dits aussi « d’obscénités ».
L’essentiel de la collection de Pompéi et d’Herculanum est désormais
exposé au Musée archéologique de Naples. Contrairement à ce que l’on
pourrait penser, ces fresques ne se trouvaient pas dans des bordels mais dans
des maisons particulières. Toute famille aisée digne de ce nom se devait de
posséder une collection d’art érotique. C’était un signe de raffinement et
même de noblesse. Ovide fait allusion à de tels « tableaux » chez les riches,
et Suétone affirme que Tibère en possédait plusieurs dans sa chambre à
coucher.
Pendant les fouilles des jardins de la villa Farnesina, à Rome en 1879, les
archéologues ont fait une découverte extraordinaire. Ils ont mis au jour les
vestiges d’une maison ensevelie sous les sédiments du Tibre, qui en ont
préservé les fresques. Quatre chambres et deux corridors seulement ont été
dégagés, mais cela permet de supposer que les propriétaires de cette demeure
étaient Julia, fille de l’empereur Auguste, et son deuxième époux, le célèbre
général Agrippa.
L’une des peintures murales représente un homme nu qui tente de
convaincre une femme de s’abandonner. Assise au bord du lit, elle est encore
tout habillée et porte toujours son voile. Dans le cadre suivant, la situation
s’est inversée. La femme à moitié nue embrasse l’homme, qui semble surpris
par cet élan érotique. Autour du couple on note la présence de serviteurs des
deux sexes — présents, donc, jusque dans les moments les plus intimes !
Savoir de telles images exposées à la vue de tous, y compris des enfants
et des jeunes filles, peut laisser perplexe. Mais elles n’ont rien de
pornographique pour les anciens Romains. D’ailleurs, ils parlent ouvertement
de sexualité dans la vie de tous les jours et vénèrent ses divinités (comme
Vénus ou Priape) ; elle les inspire non seulement pour décorer leurs murs
mais aussi leurs lampes à huile et la belle vaisselle destinée à leurs banquets.
Bien souvent, les choses vont plus loin encore. Les décors figurant des
scènes de débauche volontairement outrées peuvent favoriser une atmosphère
joyeuse et donc aider à se protéger du mauvais œil. De la même manière, les
représentations de Priape affublé d’un phallus démesuré symbolisent la
richesse et l’abondance.
Fresques, sculptures et motifs de lampes constituent en quelque sorte le
Kamasutra romain. En se promenant dans les musées ou en explorant les
demeures et les thermes de Pompéi et d’Herculanum, on découvre certaines
positions, comme celle de la mulier equitans (la femme chevauchant
l’homme) ou celle que les Romains nomment « position de la lionne », la
femme étant à quatre pattes sur le lit, prête à être prise en levrette. Et bien sûr,
la sexualité orale n’est pas en reste.
Certaines images sont troublantes, dont celle de deux femmes faisant
l’amour dans la position du missionnaire, l’une portant une ceinture équipée
d’un godemiché. À ce sujet, Sénèque l’Ancien raconte l’histoire d’un homme
qui, ayant surpris une telle scène entre son épouse et une partenaire, les tua
toutes les deux. Il semble qu’il s’en soit sorti avec une condamnation légère
dans la mesure où c’était un vrai crime d’honneur. Martial parle lui aussi de
femmes tenant le rôle de l’homme et se montre effaré à l’idée qu’elles
puissent faire preuve d’une telle indépendance.
Les scènes de groupe ne manquent pas non plus parmi les décors
érotiques. On voit tantôt deux hommes et une femme, tantôt deux hommes et
deux femmes les uns sur les autres ou en chenille. Évidemment, selon leur
place dans la « file », les participants ne peuvent pas toujours respecter les
tabous sexuels des citoyens de haut rang. Du reste, celui que l’on pourrait
appeler l’« homme du milieu » est affublé du nom de cinaedus, un terme
péjoratif qui signifie à la fois « débauché » et « efféminé ».
Il y a enfin des représentations humoristiques : ici, une femme chevauche
un homme tout en portant des haltères ; là, un petit Amour aide un autre
homme à soulever sa partenaire au cours d’une copulation quelque peu
acrobatique.
La femme au miroir
Après cet aperçu de la sexualité romaine, il est clair que dans ce domaine
le monde que nous explorons est passablement différent du nôtre — un
monde dont le premier bénéficiaire est le citoyen romain de sexe masculin.
Grâce à l’indépendance qu’elle a acquise, la femme romaine (surtout si elle
est riche) a cependant réussi à s’y faire une place et a trouvé le moyen de
satisfaire ses propres appétits sexuels, ce qui n’est pas rien, comparé à
d’autres civilisations antiques. Il faudra attendre près de deux mille ans pour
retrouver une situation analogue.
Empreinte de poésie et d’amour, la scène que nous observons maintenant
témoigne justement de cette émancipation. La femme est dans la fleur de
l’âge, superbe, étendue sur un lit finement ouvragé recouvert d’un drap de
soie. Son amant, un homme au physique athlétique et à la chevelure bouclée,
est allongé derrière elle et la pénètre avec passion. Les deux partenaires se
regardent. Le visage tourné vers son compagnon, la belle lui caresse
tendrement les cheveux. Elle n’a gardé sur elle que ses bijoux.
Elle porte des bracelets aux chevilles, aux poignets et aux bras. Un joli
collier de pierres précieuses et de gouttes d’or orne son cou. Mais le plus
extraordinaire, c’est la magnifique chaîne en or aux mailles épaisses qui lui
descend jusqu’au nombril, où les deux branches se croisent. Une telle parure
nous indique que nous sommes en présence d’une Romaine aisée. À côté du
lit, du parfum brûle dans un brasero. Il y a aussi un petit chien de compagnie
couché sur un tabouret. Il observe une souris venue s’abreuver dans un petit
bassin. Sur le mur, la domina a ouvert les panneaux qui dissimulaient un
tableau érotique.
Si nous sommes bien sous le règne de Trajan, sa coiffure est franchement
démodée, avec son lourd chignon à l’arrière et ce qui ressemble à une auréole
sur le front. Ce style n’était-il pas en vogue au siècle dernier, sous les
Flaviens ?
Tandis que nous nous interrogeons, une autre femme passe dans notre
champ de vision et emporte cet hymne à la sensualité. Car ce que nous
venons de décrire n’est pas une scène réelle mais un décor gravé au revers
d’un miroir à main. Sa propriétaire est une matrone d’un âge avancé. Elle
nous rappelle quelqu’un… Malgré les rides, la ressemblance avec l’image de
la belle amoureuse en plein ébat est surprenante… C’est bien la même
personne !
Les femmes de la haute société aiment choisir elles-mêmes les motifs de
leurs miroirs. La domina a fait réaliser celui-ci il y a des années. Le temps a
passé et son fougueux partenaire a perdu ses boucles ; il a la peau flasque et
ronfle dans une chambre de la somptueuse domus où ils vivent depuis si
longtemps, sur l’Esquilin.
La maîtresse examine son reflet sur le bronze poli, elle regarde ses rides
et ses longs cheveux blancs. Son œil tombe sur la bordure du miroir, décorée
des signes du Zodiaque, qu’elle parcourt distraitement : sagittaire, capricorne,
verseau, poissons… Ils sont là pour rappeler le temps qui passe, comme pour
dire : « Profite de ta jeunesse et de ta beauté, saisis l’instant présent, cueille le
bienfait de Vénus. » « Carpe diem », écrivait Horace… Elle esquisse un
sourire. Oui, ses plus belles années elle les a goûtées pleinement, l’une après
l’autre.
Ce miroir de bronze d’environ 13 centimètres de diamètre sera mis au
jour des siècles plus tard, lors de fouilles sur l’Esquilin. Il fait partie des
collections de l’Antiquarium communale del Celio, à Rome, sous la référence
13.694. Un numéro parmi tant d’autres, et pourtant ce sont des êtres en chair
et en os qu’a reflétés cet objet, des existences qui racontent l’une des périodes
les plus extraordinaires de l’Histoire.
Minuit
Un dernier regard
La nuit a repris ses droits dans les rues de Rome. Çà et là, seule la lueur
d’un fanal transperce l’obscurité. Ce sont les lanternes d’esclaves ouvrant la
voie à leurs maîtres, une fois achevés les banquets.
Les autres lumières sont fixes, indiquant les établissements qui, comme
les bordels, restent ouverts fort tard. Dans les tripots et les auberges, on
continue à jouer aux dés, à parier et à perdre de l’argent. On n’a pas encore
inventé les cartes, mais les tricheurs, eux, existent déjà bel et bien !
Soudain, nous sommes attirés par des éclats de voix provenant justement
d’une taverne. On entend des tabourets qui valsent, des pichets qui se
brisent… Une femme sort en hurlant. Une serveuse ? L’épouse du tenancier ?
Qui que soit cette Romaine, elle ne s’égosille pas pour rien : elle avise
une patrouille de vigiles qui investit aussitôt les lieux. Des cris retentissent à
nouveau. Deux hommes apparaissent sur le seuil avec un homme qu’ils
maintiennent fermement en lui tordant le bras derrière le dos. L’individu se
débat et proteste. Un coup de matraque le stoppe net, suivi de quelques coups
de pied. Ici la police n’y va pas de main morte.
Nous nous éloignons. Au détour d’un vicus, nous croisons un groupe
d’esclaves affectés à la voirie. Ils travaillent à la lueur des torches. C’est le
meilleur moment pour ramasser les ordures qui jonchent les trottoirs et la
chaussée. Pendant la journée, une telle tâche est rendue impossible par
l’animation qui règne dans l’Urbs.
Nous nous engageons dans une rue secondaire. Une étrange litanie attire
notre attention à cette heure où la ville s’est tue, avant que débute le vacarme
des livraisons nocturnes. Il semblerait que la voix sorte d’une fenêtre ouverte,
au premier étage d’une insula. Nous nous risquons à l’intérieur, gravissons
quelques marches et poussons la porte de l’appartement.
La scène qui se déroule sous nos yeux est aussi insolite qu’archaïque. À
peine éclairé par quelques lampes à huile, un homme est en train d’accomplir
un rituel pour apaiser les esprits de ses ancêtres. Les Romains sont
extrêmement superstitieux. Ils pensent que si l’on honore ces mânes, par des
prières et des offrandes, ils viennent en aide aux vivants en les protégeant
dans leur quotidien. Mais si on ne le fait pas, ils peuvent se transformer en
créatures maléfiques, en larves et en lémures (larvae et lemures) qui se
manifestent de nuit pour troubler le sommeil de leurs descendants.
Ce à quoi nous assistons correspond en tout point au rite décrit par Ovide
dans Les Fastes. L’homme a quitté son lit. Dans un silence absolu, il fait
claquer ses doigts, les bras en l’air. Ensuite, il purifie ses mains en les lavant
dans une bassine d’eau de source — une eau qu’il a dû payer très cher.
Une assiette de fèves noires est posée sur la table, à côté de la cuvette.
C’est là son offrande. Pour prouver aux esprits qu’elles ne sont pas
empoisonnées, il en prend une petite poignée et les fait tourner dans sa
bouche. Puis, sans se retourner, il les recrache dans sa main et les jette une
par une par-dessus son épaule en répétant neuf fois la phrase qui a éveillé
notre curiosité depuis la rue :
« Je vous offre ces fèves ; avec elles, je nous rachète, moi et les miens. »
Il ne faut jamais se retourner. Les mânes sont censés ramasser les fèves et
les manger…
Vient alors la dernière partie du rituel. L’homme plonge à nouveau ses
mains dans l’eau et demande neuf fois aux lémures de quitter sa maison tout
en frappant des vases d’airain l’un contre l’autre. Après quoi il reprend son
souffle. Il n’a plus qu’à se retourner pour voir si les fantômes sont partis. Il
hésite un instant et fait brusquement volte-face, embrassant la pièce du
regard. Son visage se détend. Il sourit. Apparemment, le rituel a fonctionné.
Nous sommes soulagés nous aussi et regagnons la rue pour une ultime
déambulation. Nous retrouvons les images qui ont ouvert ce livre : boutiques
et ateliers fermés par de lourds volets, silhouettes noires des hautes insulae, et
puis la statue de la Mater Matuta, la « mère bienveillante ».
S’agit-il de la sculpture que nous avons admirée au début de notre
périple ? Rien n’est moins sûr, mais peu importe : elle représente toujours la
déesse de l’aube — une aube qui va se lever dans quelques heures sur une
nouvelle journée dans la capitale de l’Empire romain.
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Sur les chiffres : « Textes techniques latins (2), Compter sur ses doigts à
Rome », dans « La question du latin » (https://enseignement-
latin.hypotheses.org/2634), à compléter par l’article « Compter avec les
doigts de la main » (https://biblioweb.hypotheses.org/7003).