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Spinoza 1
Spinoza 1
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Dossier, mercredi 1 avril 2020, p. 82
Un penseur du peuple juif
Par MAURICE KRIEGEL
Comment les Juifs ont-ils maintenu leur identité pendant des siècles de
diaspora ? Retrouveront-ils un jour un État ? Sur tous ces points aussi Spinoza a
tranché, alimentant pour longtemps la controverse.
Spinoza a-t-il trahi à la fois le judaïsme et le peuple juif, ou faut-il voir en lui le prophète
d'une identité juive renouvelée ? Dans son Traité théologico-politique , au chapitre III, il
pointe d'abord le trait qui lui paraît le plus frappant de l'histoire des anciens Hébreux,
propose ensuite une identification des facteurs qui ont permis aux Juifs de pérenniser
leur existence collective, et lance enfin une hypothèse sur leur avenir.
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C'est ce que font également les Juifs des dernières générations : à Amsterdam, les
rescapés des persécutions qu'exerçait contre eux la machine de l'Inquisition dans la
péninsule Ibérique reviennent ouvertement au judaïsme, et voient dans ce retour à une
identité juive affirmée, après un siècle, mais parfois deux (plus quelques décennies), de
passage forcé au catholicisme, la preuve de l'« éternité d'Israël ». L'organisme
communautaire créé à Amsterdam en 1639 possède un sceau, qui
représente un phénix renaissant de ses cendres.
Les Juifs d'Amsterdam savent le rôle qu'a joué, dans leur décision de fuir les pays
contrôlés par la Couronne espagnole, la haine dont ils étaient victimes et qui, souvent
dans des circonstances dramatiques, les a contraints au départ. Le plus marquant des
rabbins qui dirigent au spirituel la communauté juive dite « portugaise », Saul Levi
Morteira, ne cesse de leur expliquer que cette haine a été voulue par la Providence,
pour garantir l'indestructibilité de l'identité juive.
Spinoza ne pouvait pas non plus ignorer les ambiguïtés d'un crypto-judaïsme longtemps
hésitant : son père avait vécu vingt ans à Nantes, comme chrétien, avant de sauter le
pas et de partir pour Amsterdam. Son grand-père maternel s'était lui aussi installé à
Nantes, mais sans s'affilier à la communauté juive : à sa mort, il fut circoncis et enterré
au cimetière juif, mais hors de son mur d'enceinte, en terre non consacrée.
Il n'a pas pu ne pas s'interroger sur les causes de cette renaissance de l'identité juive à
Amsterdam et de cette perduration du judaïsme à laquelle elle était censée servir de
signe. Or, pour Spinoza, si la conservation multiséculaire de l'État juif de l'Antiquité
tient du « miracle » , « la longue existence [des Juifs] comme nation dispersée ne
formant plus un État » , n'a, elle, rien de « surprenant » . Il l'explique en
mêlant un argumentaire en circulation concernant la question du marranisme et l'appel
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à un auteur associé au type de pensée politique où sa propre réflexion trouve l'une de
ses sources.
Le passage de Spinoza sur les Juifs convertis, qui furent en Espagne jugés dignes des
mêmes honneurs que les Espagnols « naturels » et se fondirent si bien avec ces
derniers que bientôt « rien d'eux ne subsistait, pas même le souvenir » , alors que leur
exclusion au Portugal eut pour résultat qu'ils « continuèrent à vivre séparés » , paraît
directement emprunté, y compris dans sa formulation, à Cellorigo . La haine, Spinoza
en tombe donc d'accord avec le rabbin Morteira, est bien le ressort de la perpétuation
de l'identité.
Mais cette haine n'a pas pour origine le souci de la divinité de veiller à la conservation
de son peuple en l'insufflant aux Gentils. Tacite intervient en ce point : l'historien romain
- dont la dénonciation du despotisme impérial lui vaut d'être lu attentivement, au XVIIe
siècle, par les admirateurs du Machiavel républicain des Discours sur la première
décade de Tite-Live , au nombre desquels on compte Spinoza - a donné, au moment
d'aborder le récit de la conquête de Jérusalem par Titus, une description de la religion
et des moeurs des Juifs où l'on peut voir un concentré des opinions et attitudes les plus
hostiles aux Juifs dans le monde antique : Moïse « institua des rites contraires à ceux
des autres mortels » , et il existe chez les Juifs, « à l'égard de tous les autres, une
haine comme envers un ennemi » .
C'est cette haine constitutive de leur religion qui leur a valu, symétriquement, ajoute
Spinoza, « une haine universelle » . Spinoza tient un rite en particulier, mentionné par
Tacite, capable d' « assurer à cette nation une existence éternelle » : celui de la
circoncision. En accordant à la circoncision un rôle aussi décisif, Spinoza partage là
aussi le sentiment des Juifs d'Amsterdam, ou de leurs dirigeants les plus rigoristes.
Pour eux, tant qu'on ne s'était pas fait circoncire, on n'était pas encore juif, et la
circoncision avait une valeur quasi sacramentelle, puisque par elle s'expiaient tous les
péchés, et particulièrement celui d'avoir tardé à rallier le judaïsme.
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maîtres à se raser la tête, comment divers modes de coiffe avaient représenté en
Chine, depuis des temps reculés, une forme d'affirmation collective face à l'étranger.
RECONSTRUCTION DE L'ÉTAT JUIF ?
Mais Spinoza, après avoir nié que la pérennité juive s'explique par le surnaturel, fait une
concession à l'idée d'éternité : il se pourrait que les Juifs rétablissent leur État (c'est, ici,
le sens du terme imperium qu'il emploie), et qu'il y ait là pour eux « élection » (dans le
sens qu'on a dit : capacité politique), « temporaire », ou même « éternelle ».
LA LIBERTÉ DU SAGE
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L'écrivaine George Eliot, qui a entrepris une traduction du Traité théologico-politique ,
fait dire à l'un des personnages, dans son roman « sioniste » Daniel Deronda (1876) : «
Qui dira : "c'est impossible" ? Baruch Spinoza n'avait pas un coeur juif fidèle, même s'il
avait nourri sa vie intellectuelle en tétant les mamelles de la tradition juive. Pourtant,
Baruch Spinoza a reconnu qu'il ne voyait pas pourquoi Israël ne serait pas à nouveau
une nation élue. Qui dit que l'histoire et la littérature de notre race sont mortes ? »
Soit. Mais si Spinoza a tenu la liberté du sage pour l'idéal le plus haut, et a voulu en
même temps concevoir les conditions d'une liberté politique dont jouirait une collectivité
rassemblant sages et non-sages, pourquoi n'aurait-il pu sérieusement envisager la
renaissance d'un État juif, où sages et ignorants vivraient dans la liberté retrouvée ?
Encadré(s) :
L'AUTEUR
DANS LE TEXTE
«Les nations ne se distinguent donc les unes des autres que par le genre de société qui
unit les citoyens et par les lois sous lesquelles ils vivent. Si donc la nation hébraïque a
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été élue par Dieu, ce n'est pas qu'elle se soit distinguée des autres par l'intelligence ou
par la tranquillité de l'âme, mais bien par une certaine forme de société et par la fortune
qu'elle a eue de faire de nombreuses conquêtes et de les conserver pendant une
longue suite d'années. C'est ce qui résulte très clairement de l'Écriture elle-même. Il
suffit d'y jeter les yeux pour voir que les Hébreux n'ont surpassé les autres nations que
par l'heureux succès de leurs affaires en tout ce qui touche la vie, les grands dangers
qu'ils ont surmontés, tout cela par le secours extérieur de Dieu1 mais pour tout le reste,
ils ont été égaux à tous les peuples de l'univers, et Dieu s'est montré pour tous
également propice. »
DANS LE TEXTE
«Quant à leur longue dispersion, il n'est point surprenant qu'ils aient subsisté si
longtemps depuis la ruine de leur empire, puisqu'ils se sont séquestrés des autres
peuples et se sont attiré leur haine, non seulement par des coutumes entièrement
contraires, mais par le signe de la circoncision qu'ils observent très religieusement. Or,
que la haine des nations soit pour les Juifs un principe de conservation, c'est ce que
nous avons vu par expérience. »
SARTRE, L'HÉRITIER ?
Spinoza tient que « la haine des nations est très propre à assurer la conservation des
Juifs » . Pour Sartre (ci-dessus), auteur de Réflexions sur la question juive (1946), la
passion antisémite « fait le Juif ». Les deux conceptions pourraient paraître quasi
identiques. Mais Spinoza voit dans la haine antijuive un phénomène second : elle est
déclenchée par la détestation que les Juifs portent aux autres peuples, et qui résulte de
leur attachement aux cérémonies instituées par Moïse et les « pharisiens », contraires à
celles de toutes les autres religions. Selon Sartre, en revanche, « ce n'est pas le
caractère juif qui provoque l'antisémitisme mais, au contraire c'est l'antisémite qui crée
le Juif » .
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reconstitution du temple de Salomon par un artiste flamand, XVIe siècle). Pour Spinoza,
l'État des Hébreux, décrit dans le Pentateuque, constitue donc un modèle politique.