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« Oublier Camus » : un essai à charge contre le Prix Nobel de littérature

Olivier Gloag ouvre, dans son livre, un débat nécessaire sur l’héritage intellectuel d’Albert Camus. Mais, cherchant à
juger plus qu’à comprendre, il s’égare dans une lecture partiale et décontextualisée de l’œuvre de l’auteur de « La
Peste ».

Par Youness Bousenna

Publié le 19 septembre 2023 à 19h00

Livre. Albert Camus (1913-1960) devait bien avoir son procès. Autorité morale revendiquée à gauche comme à droite,
écrivain à la popularité inoxydable, la postérité inouïe du Prix Nobel de littérature 1957 demeure peu écornée. En
publiant Oublier Camus, Olivier Gloag entend ébrécher la rare unanimité autour de ce « saint laïque ». Son succès,
soutient ce professeur à l’université de Caroline du Nord, tiendrait à la concordance entre son « humanisme aussi vague
qu’ostentatoire » et « une France qui tient à faire oublier son passé colonial » : Camus, « tacticien du colonialisme »,
serait la bonne conscience de la part d’ombre nationale.

Son universalisme partage bien les mêmes travers qu’un certain républicanisme aveugle. S’il s’est précocement
scandalisé de la misère des colonisés, Camus a toujours rejeté l’indépendance de l’Algérie. Olivier Gloag souligne la
partialité de ses condamnations de la violence, euphémisées lorsqu’elle provient de la puissance coloniale, ainsi que
l’invisibilisation chronique des Algériens dans son œuvre – comme La Peste (Gallimard, 1947), qui se déroule à Oran,
mais ne compte aucun Arabe. L’ultime chapitre tape particulièrement juste en ciblant les atermoiements de Camus sur la
peine de mort, et en pointant une autre amnésie de sa postérité : sa misogynie caractérisée.

L’inventaire d’un tel héritage était nécessaire. Mais juger sans comprendre réduit Oublier Camus au dérisoire du procès
à charge : occultant l’homme, son parcours et ses complexités, Olivier Gloag semble avoir pris son titre au pied de la
lettre. Cet essai confusément construit piège Camus dans une lecture politique et systématiquement décontextualisée.

Accumulation de paradoxes
Roman, essai, théâtre : M. Gloag semble considérer que tout se vaut, accumulant ainsi, sans les justifier, les
interprétations contestables. La lecture des romans La Chute (Gallimard, 1956) et Le Premier Homme (Gallimard, 1994)
est tordue pour être ramenée au seul prisme colonial, tandis que L’Homme révolté (Gallimard, 1951) est dégradé en
essai « fondamentalement réactionnaire ».

Oublier Camus accumule les paradoxes. M. Gloag, tout en brocardant son anticommunisme, pèche lui aussi par défaut
de matérialisme : Camus n’est pas qu’un esprit, il a aussi une chair. L’universitaire semble reprocher à ce dernier, né
en 1913 dans une Algérie française depuis près d’un siècle, de considérer comme naturel le monde où il a vu le jour. Or,
ses contradictions ne se comprennent pas sans cette incarnation, qui le différencie irrémédiablement de Jean-Paul Sartre,
né dans la grande bourgeoisie parisienne – et à qui l’auteur s’obstine à le comparer.

Camus n’a pas tu les injustices coloniales ; il les a vues en myope. Lui refuser sa condition, comme taire ses
tiraillements et ses doutes, crée un autre paradoxe : en condamnant Camus sur tout, M. Gloag répète le geste de ceux
qui lui donnent raison pour tout. Il oublie finalement ceux qui aiment Camus. Eux ne désirent ni une idole fantasmée ni
un paria à fusiller. Mais cherchent l’homme, avec sa lumière et ses obscurités.

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