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LA COUVERTURE EST
ORNÉE D'UN PORTRAIT
DE CÉZANNE
PAR LUI-MÊME
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CÉZANNE
SAVIE- SONŒUVRE
SONPOAMITIÉ
UR
ZOLA
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

CÉZANNE ET ZOLA. Thèse de Doctorat. Editions Sedrowski,


1936. (Prix Mignet, 1938.)
PAUL CÉZANNE. Correspondance, recueillie, annotée et préfa-
cée par John REWALD. Editions Bernard Grasset, 1937.
GAUGUIN. Editions Hypérion, 1938.
MAILLOL. Editions Hypérion, 1939 (sous presse).
DEGAS. (Collection des Maîtres.) Editions Braun et Cie.
EN PRÉPARATION :
PAUL GAUGUIN. Correspondance, recueillie en collaboration
avec Mlle E. ZEHRFUSS.
CAMILLE PISSARRO. Lettres à son fils Lucien, publiées en
collaboration avec Lucien PISSARRO.
CAMILLE PISSARRO, sa Vie, son Œuvre et son Epoque.
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JOHN REWALD

CÉZANNE
SAVIE - SON ŒUVRE
SONPOURAMITIE"
Z O L A

ALBIN MICHEL
EDITEUR
2 2 , rue Huyghens, 2 2
PARIS
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Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


Copyright 1939 by Albin Michel.
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A MON AMI
LE PEINTRE LEO M ARSCHUTZ
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AVANT-PROPOS

« J'ai fait un rêve l'autre jour. — écrivait de


Paris Emile Zola à son ami Paul Cézanne en 1860.
—J'avais écrit un beau livre, un livre sublime
que tu avais illustré de belles, de sublimes gra-
vures. Nos deux noms en lettres d'or brillaient,
unis sur le premier feuillet, et, dans cette frater-
nité de génie, passaient inséparables à la posté-
rité. ))
Ce rêve, les deux amis ne sont pas parvenus
à le réaliser ; leurs noms sont passés l'un et
l'autre à la postérité, mais opposés maintenant
par les différences de leur génie et de leur art.
Il n'est cependant jamais trop tard pour réaliser
un rêve, et en réunissant aujourd'hui le nom du
peintre et celui de l'écrivain, nous accomplissons
un acte de piété autant que de justice. En effet,
l'amitié des deux camarades du collège Bourbon
d'Aix-en-Provence a joué dans leur vie un rôle
assez important et assez méconnu pour fournir
le sujet d'une étude. Il y eut dans leur jeunesse
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une époque —courte mais décisive —où Cézanne


et Zola luttèrent ensemble pour leur idéal et leurs
idées d'esthétique, où de leurs longues discus-
sions sur la peinture et la poésie naquirent les
articles, les pamphlets de Zola, les ébauches de
Cézanne. Ils s'attaquèrent à la conquête de Paris
avec enthousiasme, inséparables dans leurs con-
victions et dans leurs actes. Plus tard, quand cha-
cun d'eux se fut engagé dans sa propre voie,
c'est-à-dire dans sa propre lutte, leurs différen-
tes recherches d'expression devaient forcément
les éloigner l'un de l'autre ; Zola cherchant la
foule par un continuel besoin d'être entendu,
Cézanne cherchant au contraire la solitude pour
créer. Mais jamais, ni Zola, ni Cézanne n'ont
oublié les liens qui jadis les unissaient, et der-
rière une mutuelle estime — malgré certaines
incompréhensions — ils gardaient une affection
profonde.
La bonne intelligence fut altérée — après
trente années de rapports cordiaux —non seule-
ment par les divergences de leurs tempéraments
et par la place si différente que chacun d'eux
s'était donnée dans la société, mais aussi par
le roman de Zola, L'Œuvre, qui sépara définiti-
vement les deux camarades de collège. Dans
ce livre Zola laissait deviner sa vraie pensée
sur Cézanne en même temps qu'il semblait
désapprouver les recherches des impression-
nistes, mesurant au fond la valeur d'un mouve-
ment artistique à son succès. Or, ce succès ne
venait toujours pas et ne paraissait vouloir venir
ni pour Claude Monet, ni pour Camille Pissarro,
à peine pour Edouard Manet, et certainement
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pas pour Paul Cézanne, bien qu'ils eussent mené


la lutte depuis plus de vingt années.
« En France, —s'était écrié Zola au temps de
leur jeunesse — un homme dont on a ri bête-
ment est souvent condamné à. vivre et à mourir
ridicule! » Et on avait ri, on riait encore (( bête-
ment » de Cézanne. Pourtant Cézanne était peut-
être moins blessé par ce rire — convaincu qu'il
était de suivre le bon chemin —que par la pitié
avec laquelle Zola commençait à le traiter, lui,
et le mouvement impressionniste. Qu'on le ridi-
culise, qu'on le calomnie, Cézanne finit par ne
plus s'en apercevoir, mais que Zola, ce même
Zola qui lui avait jadis dédié ses poèmes, ses
œuvres littéraires, ses critiques d'art, qui avait
porté aux nues l'art d'Edouard Manet, en vînt
à le traiter de « génie avorté », ceci sans doute
était pour lui un coup cruel et inattendu.
Toutefois leur rupture, si elle ne fut pas l'effet
du hasard, ne fut pas non plus décisive dans la
vie du peintre et dans celle du romancier. Us
avaient toujours en commun leurs souvenirs et
l'hostilité de beaucoup de leurs adversaires. Aussi
Zola gardait autour de lui les tableaux de son
ami, malgré les protestations de sa femme contre
cette peinture « révoltante », et il manifestait
ainsi, pour tous ceux qui le fréquentaient à
Médan et à Paris, sa volonté de ne pas renier
son ancienne amitié. Cézanne perdit son seul ami
intime, le seul auquel il n'avait jamais hésité à
se confier et à demander conseils et secours.
Réunir les documents qui se rapportent à
l'amitié de Cézanne et Zola, c'est réhabiliter
celle-ci. C'est aussi écrire un chapitre d'une
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grande histoire de l'impressionnisme qui reste


encore à faire, L'un par son art, l'autre par sa
critique, s'étaient liés à ce mouvement qui est à
la base de notre art contemporain. Aussi Zola
ne sera évoqué dans ce récit qu'en tant qu'ami de
Cézanne et de critique d'art du groupe des Bati-
gnolles. C'est donc moins l'auteur des Rougon-
Macquart que l'on retrouvera dans cet essai
historique, que l'auteur de la correspondance
volumineuse avec Cézanne et avec leurs amis
communs, celui qui publia la Confession de
Claude et qui signa de ce même nom la violente
série d'articles sur le Salon de 1866.
Si nous nous sommes décidé à mettre Cézanne
au premier plan de notre étude, et à ne nous
occuper de Zola que dans les limites de ses rap-
ports avec Cézanne et les autres peintres groupés
autour de Manet, c'est que justement nous avons
voulu contribuer par notre récit à l'histoire du
mouvement impressionniste.
Bien qu'on ait beaucoup écrit sur le peintre,
on n'a guère étudié sérieusement les sources des
renseignements que nous possédons sur lui. Or,
les souvenirs de ceux qui l'ont approché sont par-
fois contradictoires. Souvent des déformations se
sont introduites dans ce qui a été publié sur
Cézanne, et il sera difficile de les faire disparaî-
tre de l'image que l'on s'est faite de lui.
Cézanne n'aimait pas qu'on parlât de lui, et
loin d'être reconnaissant des louanges que ses
admirateurs arrivaient enfin, vers 1900, à publier
sur son œuvre et sur sa vie, il se montrait plutôt
vexé d'avoir été un sujet pour les « littérateurs ».
Il était persuadé que seule son œuvre pouvait
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parler de lui et que sa vie privée ne présentait


pas d'intérêt. Avait-il raison ou non? Oui, si l'his-
toire de l'artiste peut faire oublier son oeuvre ;
non, si nous regardons son histoire comme une
pierre intéressante dans la mosaïque compliquée
de son époque, si nous cherchons à mieux com-
prendre, et son oeuvre, et son temps à travers
sa biographie.
Eugène Delacroix, celui que Cézanne admirait
entre tous les peintres, n'a-t-il pas écrit :
Il ne nous reste sur la vie des grands maîtres
que peu de renseignements auxquels l'histoire
puisse se fier. Il est fâcheux que nous soyons si
mal servis dans le désir naturel de nous instruire
de ce qu'ils ont été, de la vie qu'ils ont menée,
car le plaisir de jouir de leurs ouvrages ne nous
suffit pas : nous voudrions faire connaissance
avec leurs personnes, bien plus, avec leurs bizar-
reries et leurs passions; nous aimerions au moins
les trouver des hommes comme nous dans la par-
tie vulgaire de la vie.
Cette biographie, peut-être n'aurait-on jamais
pu l'écrire, si on n'avait découvert une grande
quantité de nouveaux documents sur Cézanne. Il
s'agit de la correspondance de Zola, qui fut mise
à notre disposition grâce à la bienveillance de
Mme Le Blond-Zola. Le romancier a gardé soi-
gneusement toutes les lettres qui lui ont été
adressées, et dans son immense correspondance
se trouvent non seulement beaucoup de lettres
de leurs amis communs relatives à Cézanne,
mais surtout soixante-quinze lettres de Cézanne
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même écrites à Zola entre 1858 et 1886, reflet


fidèle de leur amitié.
Comment, à propos des lettres de Cézanne à
Zola, ne pas rappeler le chapitre qu'Ambroise
Vollard a consacré à leurs relations dans son livre
sur Paul Cézanne? Il y « eut la fantaisie de
publier le récit totalement inventé, d'une visite
plus ou moins imaginaire qu'il aurait faite à Zola
en 1898. » (1) En effet, M. Vollard rapporte que
Zola aurait de son propre aveu détruit toutes les
lettres de Cézanne pour éviter qu'elles puissent
« nuire » à la renommée de son ami. On se
demande pourquoi M. Vollard a cru bon d'inven-
ter cette légende qui depuis a toujours servi
comme argument accablant contre le romancier
quand on parlait de son amitié pour Cézanne.
Mais M. Vollard n'est pas le seul à avoir intro-
duit des inexactitudes dans sa biographie du
peintre ; il en est de même pour les livres du
poète Joachim Gasquet et du peintre Emile
Bernard.
S'il faut reprocher à Ambroise Vollard de ne
pas avoir hésité à faire intervenir sa vive imagi-
nation qui se fait jour aussi bien là où les souve-
nirs lui font défaut que là où le pittoresque du
récit peut y gagner, on doit reprocher par contre
à Joachim Gasquet d'avoir souvent gâté les pen-
sées de Cézanne en les moulant dans des phrases
qui sentent trop la littérature et où perce assez
fréquemment sa grande ignorance des problèmes
picturaux, et à Emile Bernard d'avoir déformé
(1) M. Le Blond : Notes et commentaires sur L'Œuvre de
Zola, p. 404.
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les propos de Cézanne dans le sens de ses pro-


pres fins et de ses goûts personnels. En confron-
tant les articles que ce dernier publia encore du
temps de Cézanne avec ceux qu'il fit imprimer
depuis, y compris celui où il dénonce l'Erreur de
Cézanne, Lionello Venturi a montré que c'est jus-
tement Emile Bernard qui est responsable de la
légende de Cézanne précurseur du néo-classi-
cisme. D'ailleurs, on n'a qu'à lire les lignes sur
Bernard que Cézanne adressa à son fils et où il
exprimait son mépris pour ce talent trop prison-
nier des grands maîtres italiens ; on s'apercevra
alors qu'Emile Bernard n'est pas précisément
désigné comme administrateur de l'héritage spi-
rituel et artistique de Cézanne.
Aujourd'hui il faut absolument dénoncer toutes
les déformations qui ont ainsi été apportées au
portrait de Cézanne. Bien que trente ans seule-
ment se soient écoulés depuis sa mort, le peintre
nous apparaît déjà comme un personnage de
légende, et bien que ceux qui l'ont connu soient
encore nombreux, il faut presque désespérer de
savoir jamais toute la vérité sur ce sauvage
macrobite entêté, comme il s'appelait lui-même.
Mais il faut surtout essayer de détruire ces
personnages du Cézanne-Emile Bernard, du
Cézanne-Joachim Gasquet, du Cézanne-Vollard-
Ubu, dont parle si spirituellement René Huyghe,
pour tenter de dégager le vrai visage du peintre.
Cependant, nous n'avons pas cru indiqué d'intro-
duire la discussion des sources dans notre étude
même; pour ne pas encombrer le texte, nous
nous sommes borné à éliminer simplement de
notre documentation toute indication, toute anec-
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dote qui ne nous inspirait pas confiance ou qui se


trouvait en contradiction avec les lettres de Cé-
zanne, celles-ci étant la seule source authentique.
Notre étude est donc fondée surtout sur les
lettres de Cézanne, dont la collection complète
a paru aux éditions Grasset, ainsi que sur celles
de Zola. Des lettres adressées au romancier par
leurs amis communs Marius Roux, Numa Coste,
Antoine Guillemet, Antony Valabrègue, Paul
Alexis ainsi que par Théodore Duret, Claude
Monet, etc... complètent cette partie capitale de
notre documentation. A celles-ci se joignent en-
core des lettres de Manet, de Pissarro, de J.-K.
Huysmans, etc., qui fournissent de précieux ren-
seignements sur Cézanne.
Une autre partie est formée par les souvenirs
publiés par J. Gasquet dans sa biographie poéti-
que, par E. Bernard, Ch. Camoin, G. Geffroy, E.
Jaloux, L. Larguier, etc., par les résultats des
recherches de G. Coquiot, R. Fry, E. Johnson,
F. Novotny, Gerstle Mack et d'autres, par les
documents qui nous furent confiés par M. le
maire d'Aix-en-Provence, M. le curé de l'église
Saint-Jean-Baptiste à Aix et M. le conservateur
du Musée d'Aix, ainsi que par MM. A. Chappuis,
P. Gachet, Lucien et L.-R. Pissarro, M. Provence,
le Dr. J. Emile-Zola, L. Venturi, etc., enfin par
les souvenirs qui nous furent rapportés par
MM. Albert André, J.-E. Blanche, Charles
Camoin, Paul Cézanne-fils, Maxime Conil, Mau-
rice Denis, Paul Gachet, Mme Marie Gasquet,
MM. Louis Le Bail, Hermann-Paul, Lucien
Pissarro, Paul Signac, Maurice Le Blond,
Mme Jeanne Delaistre et beaucoup d'autres.
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Une dernière partie de notre documentation


est formée par les critiques de l'époque. Ici il
faut naturellement placer au premier plan tous
les articles de Zola, que nous avons cru devoir
longuement citer. Ils sont complétés parles Ipubli-
cations des critiques d'art professionnels, parues
dans les journaux français à propos des diffé-
rentes expositions de Cézanne et de ses amis. Ce
qui a été publié sur eux de leur temps, ce n'est
pas seulement des réflexions, c'étaient des pier-
res lancées contre les palettes, les toiles et les
hommes. Cézanne en a reçu peut-être plus que
les autres, et on ne peut mieux faire ressortir
son caractère et son admirable obstination dans
son travail, qu'en faisant connaître toutes les hos-
tilités dont il fut l'objet.
Parue d'abord en 1936 sous forme de Thèse
de doctorat ayant pour titre : Cézanne et Zola,
cette étude a été enrichie depuis de très nom-
breux documents nouveaux. Si elle ne peut avoir
la prétention d'être complète, elle représente
néanmoins une tentative de résumer fidèlement
ce que nous savons à l'heure actuelle de Paul
Cézanne.
J. R.
Paris, 19 janvier 1939.
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PREMIÈRE PARTIE

LA JEUNESSE
CÉZANNE ET ZOLA A AIX ET A PARIS
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CHAPITRE PREMIER

JEUNESSE A AIX

Cézanne et Zola se sont connus au collège


Bourbon d'Aix-en-Provence, où il entrèrent tous
les deux en 1852 : l'un âgé de treize ans, comme
interne en sixième; l'autre, plus jeune d'un an,
comme demi-pensionnaire en septième. Une sin-
cère amitié ne tarda pas à les unir. « Opposés de
nature... — comme le dira plus tard Zola — ils
s'étaient liés d'un coup et à jamais, entraînés par
des affinités secrètes, le tourment encore vague
d'une ambition commune, l'éveil d'une intelli-
gence supérieure, au milieu de la cohue brutale
des abominables cancres qui les battaient. »
Paul Cézanne, grand et fort, prenait Zola
sous sa protection lorsque — un peu chétif —
il était traité de «parisien » et de « franciot ».
Zola, né à Paris, élevé à Aix, était orphelin. Son
père, italien d'origine, ingénieur et ancien offi-
cier de la légion étrangère, avait projeté la
construction d'un grand barrage près d'Aix pour
fournir la quantité d'eau nécessaire à la ville
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pendant les mois de sécheresse. A peine ces


travaux furent-ils commencés que l'ingénieur
mourut en 1847, et sa jeune veuve perdit toute
sa fortune dans les procès de la succession.
Elle vécut avec ses parents et son fils Emile
dans une situation très gênée,
Cézanne, lui aussi, était probablement d'ori-
gine italienne. Ses aïeux venaient d'une petite
ville près de la frontière française qu'ils avaient
quittée pour émigrer à Briançon (1). Son père,
né dans un village du Var, vint s'installer à Aix
comme chapelier. En 1848, il était assez riche
pour acquérir la seule banque de cette ville. Il
devait gagner par la suite une fortune considéra-
ble.
A Paul Cézanne, fils du riche banquier, et à
Emile Zola vint se joindre bientôt un troisième
condisciple, Baptistin Baille, futur ingénieur. En-
semble, ils entreprenaient de longues promena-
des dans les environs d'Aix où ils péchaient, se
baignaient et lisaient les vers d'Homère et de
Virgile,
Les trois amis devinrent les (( inséparables »,
nom sous lequel on les désignait au collège ; ils
se sentaient, comme le dit Zola dans une lettre à
Cézanne, « tous trois riches d'espérances, tous
trois égaux par notre jeunesse, par nos rêves ».
Ils s'absorbaient dans les problèmes de l'art, ils
discutaient toutes les questions qui les préoccu-
(1) On a relevé le nom « Cézanne » ou « Césane » dans les
actes de la mairie de Briançon depuis 1650 et dans ceux de la
mairie d'Aix-en-Provence depuis environ 1700. Les grands-pa-
rents de Paul Cézanne avaient quitté Aix pour une commune
voisine, Saint-Zacharie (Var), où Louis-Auguste Cézanne, le père
du peintre, est né le 28 juin 1798.
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paient, se persuadant réciproquement qu'ils


étaient destinés à une vie grande et extraordi-
naire. « Ce que nous cherchions — écrira Zola
plus tard à Baille —c'était la richesse du cœur et
de l'esprit, c'était surtout cet avenir que notre jeu-
nesse nous faisait entrevoir si brillant ».
Zola faisait des vers et les lisait à ses amis.
Rien ne leur semblait plus naturel que de devenir
poètes à leur tour, et Zola encourageait surtout
Cézanne dont il trouvait les vers plus poétiques
que les siens. Naturellement, la Provence tenait
une grande place dans leurs essais poétiques, et
lorsqu'un refroidissement de l'atmosphère empê-
cha le jeune poète et futur peintre de se plonger
dans la petite rivière l'Arc, il s'en lamenta de la
façon suivante :
Adieu nos belles nages
Sur les riantes plages
Du fleuve impétueux
Qui roulait sur la grève
Une onde dont mon rêve
Ne souhaitait rien mieux.
Une eau rouge et bourbeuse
Sur la fange terreuse
Entraîne maintenant
Plantes déracinées
Branches abandonnées
Au gré de son courant.
Elle tombe, la grêle!
Puis elle se dégèle
Bientôt elle se mêle
A ces noirâtres eaux.
Degrands torrents de pluie
Que la terre essuie
Forment de grands ruisseaux.
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Mais tandis que Paul Cézanne exprime son


amour de la nature d'une manière si naïve, Zola
est à la recherche d'un style pathétique et théâ-
tral :
0 Provence, des pleurs s'échappent de mes yeux
Quand vibre sur mon luth ton nom mélodieux...
0 région d'amour, de parfum, de lumière,
Il me serait bien doux de t'appeler ma mère...
Autour d'Aix, la romaine, il n'est pas de ravines,
Pas de rochers perdus au penchant des collines,
Dans la vallée en fleur pas de lointains sentiers,
Où l'on ne puisse voir l'empreinte de mes pieds...
Ecolier échappé à la docte prison,
Et jetant aux échos son rire et sa chanson,
Adolescent rêveur poursuivant sous tes saules
La nymphe dont il croit voir blanchir les épaules,
Jusqu'au dernier taillis j'ai couru tes forêts,
0 Provence, et foulé tes lieux les plus secrets.
Mes lèvres nommeraient chacune de tes pierres,
Chacun de tes buissons perdus dans tes clairières.
J'ai joué si longtemps sur tes coteaux fleuris,
Que brins d'herbe et graviers me sont de vieux amis.
Il est impossible de dire qui tétait le plus en-
enthousiaste, le plus animé des trois, mais il est
certain que Cézanne était celui qui doutait le plus
de lui-même. Il se laissait facilement emporter
par des colères et il était sujet à de profondes
crises de dépression qui inquiétaient beaucoup
ses deux amis, Pourtant ceux-ci ne lui gardaient
pas rancune quand il les offensait par ses accès
de mauvaise humeur. Zola, toujours conciliant,
disait à Baille :
Lorsqu'il vous chagrine, il ne faut pas s'en pren-
dre à son cœur,..,411ais au mauvais démon qui
obscurcit sa pensée. C'est une âme d'or, un ami
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qui peut nous comprendre, aussi fou que nous,


aussi rêveur.
Quand ce « démon )) le hantait, Cézanne avait
l'habitude de déclamer : « Il est bien noir pour
moi, le ciel de l'avenir! »; mais lorsqu'il avait le
cœur léger, aucun raisonnement ne pouvait l'em-
pêcher de mettre à exécution quelques idées fol-
les. Lorsque, par exemple, il avait de l'argent, « il
se hâtait ordinairement de le dépenser avant de
gagner son lit ». Interrogé par Zola sur cette pro-
digalité, « parbleu, » lui disait-il, « si je mourais
cette nuit, voudrais-tu que mes parents héri-
tent? »
Henri Gasquet, son condisciple au pensionnat
Saint-Joseph, où Cézanne était avant son entrée
au collège, raconte que « Zola et lui avaient l'ha-
bitude de jouer la sérénade à une jolie fille du
quartier qui, pour toute fortune, possédait un
perroquet vert. Zola jouait du piston, Cézanne de
la clarinette. Le perroquet, que cette cacaphonie
affolait, menait un vacarme inimaginable »,
Les deux amis appartenaient à une société
musicale qui était « de toutes les solennités » et
ils donnaient « l'aubade à plus d'un fonction-
naire revenant de Paris avec le ruban rouge » (1).
De plus, ils jouaient dans les processions reli-
gieuses.
Chez Baille, ils avaient fait leur laboratoire au
troisième étage dans une grande chambre
« pleine de vieux journaux, de gravures foulées
aux pieds, de chaises dépaillées, de chevalets boi-
teux ». C'est là qu'ils chauffaient à blanc les
(1) Voir Zola : Nouveaux Contes à Ninon, chap. : Souvenirs.
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cornues et qu'ils rimaient des comédies en


trois actes.
Plus tard ce fut « la saine débauche des
champs et des longues courses... Le matin — se
souviendra Zola — nous partions avant le jour.
Je venais sous vos fenêtres vous appeler en pleine
nuit, et nous nous hâtions de sortir de la ville,
carnier au dos, fusil au bras... Le carnier était vide
au retour, mais la pensée était pleine et le cœur
aussi » (1).
Avec quelle émotion Zola se souviendra-t-il
plus tard de cette heureuse époque de leur jeu-
nesse :
C'était vers 1856, j'avais ,seize ans... nous étions
trois amis, trois galopins qui usaient encore leurs
culottes sur les bancs du collège. Les jours de
congé, les jours que nous pouvions voler à
l'étude, nous nous échappions en des courses fol-
les à travers la campagne; nous avions un besoin
de grand air, de grand soleil, de sentiers perdus
au fond des ravins, dont nous prenions possession
en conquérants,,, L'hiver nous adorions le froid,
la terre durcie par la gelée qui sonnait gaiement,
et nous allions manger des omelettes dans les vil-
lages voisins... L'été tous nos rendez-vous étaient
au bord de la rivière, car nous étions pris alors
de la possession de l'eau... puis, à l'automne, notre
passion changeait, nous devenions chasseurs;
oh! chasseurs bien inoffensifs, car la chasse
n'était pour nous qu'un prétexte à longues flâ-
neries... La partie de chasse s'achevait toujours
à l'ombre d'un arbre, tous trois couchés sur le
(1) Zola : La Confession de Claude,
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dos et le nez en l'air, causant librement de nos


tendresses.
Et nos tendresses, en ce temps-là, étaient
avant tout les poètes. Nous ne flânions pas seuls.
Nous avions des livres dans nos poches ou dans
nos carniers. Pendant une année, Victor Hugo
régna sur nous en monarque absolu. Il nous
avait conquis avec ses fortes allures de géant, il
nous ravissait par sa rhétorique puissante. Nous
savions de mémoire des pièces entières, et, quand
nous rentrions, le soir, au crépuscule, nous ré-
glions notre marche sur la cadence de ses vers,
sonores comme des souffles de trompette (1).
Les drames de Victor Hugo nous hantaient,
comme des visions splendides. Au sortir de nos
leçons, la mémoire glaçée des tirades classiques
que nous devions apprendre par cœur, c'était pour
nous une débauche pleine de frissons et d'extases
que de nous réchauffer, en logeant dans nos cer-
velles des scènes d'à Hernani » et de <(Ruy
Blas ». Que de fois, au bord de la petite rivière,
après quelque bain prolongé, nous avons joué à
deux ou à trois des actes entiers! (2)
Puis, un matin, un de nous apporta un volume
de Musset... La lecture de Musset fut pour nous
l'éveil de notre propre cœur. Nous restâmes fris-
sonnants... Notre culte pour Victor Hugo reçut un
coup terrible; peu à peu nous nous sentîmes pris
de froideur, ses vers s'envolèrent de nos mémoi-
res, il ne nous arriva plus de trouver un volume
des « Orientales » ou des «Feuilles d'Automne »,
(1) Zola : Documents littéraires, chap. : Alfred de Musset.
(2) Zola : Nos Auteurs dramatiques, chap. : Victor Hugo.
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entre nos poudrières et nos boîtes de capsules.


Alfred de Musset seul trônait dans nos carniers.
Je crois que Musset nous séduisit d'abord par
sa crânerie de gamin de génie. Les «Contes d'I-
talie et d'Espagne » nous transportèrent dans un
romantisme railleur, qui nous reposa, sans que
nous nous en doutions, du romantisme convaincu
de Victor Hugo. Nous adorions le décor du moyen
âge, les philtres et les coups d'épée; mais nous les
adorions surtout dans ce débraillé, avec cette
finesse de moquerie, ce scepticisme qui perçait
entre les lignes. La ballade à la lune nous enthou-
siasmait, parce qu'elle était pour nous le défi
qu'un poète de race portait aussi bien aux roman-
tiques qu'aux classiques, le libre éclat de rire d'un
esprit indépendant, dans lequel toute notre géné-
ration reconnaissait un frère. Puis, lorsque nous
fûmes gagnés par les côtés tapageurs de Musset,
la profonde humanité qu'il dégage acheva de nous
conquérir. Il n'était pas seulement le gamin de
génie, notre frère à nous tous qui avions seize
ans; il nous apparut si profondément humain,
que nous entendîmes battre nos cœurs sur la
cadence de ses vers.
Alors, il devint notre religion. Par-de,ssus ses
rires et ses farces d'écolier, ses larmes nous ga-
gnèrent; et il ne fut ainsi tout à fait notre poète
que lorsque nous pleurâmes en le lisant (1).
Quelles singulières parties de chasse que
celles des trois amis !
A des trois heures du matin —rapporte Paul
Alexis —le premier réveillé allait jeter des pier-
(1) Zola : Documents littéraires, chap. : Alfred de Musset.
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res dans les contrevents des autres. Tout de suite


on partait, les provisions depuis la veille prépa-
rées et rangées dans les carniers. Au lever du
soleil on avait déjà franchi plusieurs kilomètres.
Vers neuf heures quand l'astre devenait chaud,
on s'installait à l'ombre dans quelque ravin boisé.
Et le déjeuner se cuisait en plein air. Baille avait
allumé un feu de bois mort devant lequel, sus-
pendu par une ficelle, tournait le gigot à l'ail que
Zola activait de temps à autre d'une chiquenaude;
Cézanne assaisonnait la salade dans une serviette
mouillée. Puis on faisait une sieste. Et l'on repar-
tait, le fusil sur l'épaule pour quelque grande
chasse où l'on tuait parfois un cul-blanc. Une
lieue plus loin, on laissait le fusil on s'asseyait
sous un arbre, tirant du carnier un livre...
Parfois —racontera Zola plus tard —quand un
oiseau curieux venait se poser à une bonne dis-
tance, nous pensions devoir lui envoyer un coup
de fusil; heureusement nous étions des tireurs
détestables, et l'oiseau, presque toujours, secouait
ses plumes et s'échappait. Cela interrompait à
peine celui de nous qui relisait tout haut, pour la
vingtième fois peut-être, « Rolla » ou « Les
Nuits ». Je n'ai jamais entendu la chasse d'une
autre façon...
Pendant la guerre de Crimée, alors que de
nombreux régiments partant pour l'Orient, tra-
versaient Aix, ils étaient sur le cours Mirabeau,
la voie principale de la ville, dès quatre heures
du matin pour assister au départ des troupes, et
ils accompagnaient les soldats un petit bout sur
la route de Marseille, admirant les uniformes
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et les cuirasses dans lesquels flambaient les


rayons obliques du soleil levant.

Mais toutes ces escapades ne leur faisaient


pas oublier le collège. Cézanne était un élève
studieux et appliqué, s'intéressant beaucoup aux
langues anciennes. Pour deux sous il torchait
« cent vers de latin en un tour de main ».
Zola, lui, donnait sa préférence aux sciences, et
les langues mortes, notamment le grec, ne l'atti-
raient pas du tout.
Durant les années passées au collège, le futur
peintre remportait régulièrement tantôt les prix
de calcul, de version grecque ou latine, tantôt
les prix de sciences et d'histoire ; il eut plusieurs
fois le prix d'excellence ; mais une seule et uni-
que fois, en 1854, il obtint une récompense en
peinture : un premier accessit. Zola se distin-
guait davantage en dessin et remportait des prix
tous les ans (1).
Cézanne fréquentait le cours de dessin du pro-
fesseur Gibert à l'école gratuite de dessin. Là, il
enlevait, en 1858, en concurrence avec son ami
Villevieille, un second prix de dessin. Si ce prix
mérite d'être mentionné, c'est qu'il prouve que
le jeune Cézanne avait le « don » de dessiner
une académie selon les règles de l'école des
Beaux-Arts et qu'il avait su pousser ses études
jusqu'à cette précision académique qui obtient
des récompenses.
(1) Voir M. Provence : Cézanne Collégien, Mercure de
France, 1" février et 1er août 1925.
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Cézanne et Zola, réunissant leurs talents de


peintres et de dessinateurs, avaient entrepris
ensemble l'exécution d'un grand paravent orné
de hauts arbres et de multiples petits personna-
ges. Mais leur peinture, leur musique, leur poésie
en commun furent brusquement interrompues.
Des raisons financières avaient décidé Mme Zola
à quitter Aix et elle était partie s'installer à Paris.
En février 1858, elle demanda à son fils de la
rejoindre.
Zola se prépara sans enthousiasme à ce voya-
ge, mais s'il regrettait de quitter la Provence, il
était quand même plein d'espoir, sûr de commen-
cer à Paris une vie nouvelle, d'y trouver des
chances d'avenir. D'ailleurs, Cézanne et Baille
lui promirent, une fois leurs examens passés, de
venir à Paris et de recommencer avec lui la vie
commune. Au fond de leurs coeurs, les deux amis
restés à Aix enviaient le troisième qui partait
pour «chercher la couronne et l'amante que Dieu
garde à nos vingt ans » (1).

(1) Zola : La Confession de Claude.


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CHAPITRE II

PREMIÈRE CORRESPONDANCE
(1858-1860)

Les lettres échangées à partir de ce moment


entre Zola et Cézanne n'existent malheureuse-
ment plus au complet. Mais Zola a adressé de
nombreuses missives à leur ami Baille, qui per-
mettent de suivre leurs relations jusqu'au prin-
temps 1861, date à laquelle Cézanne alla le re-
joindre à Paris.
Leur correspondance montre combien Cézanne
et Zola souffraient de leur séparation. Ils étaient
tous les deux peu sociables, et ils n'arrivaient
guère, l'un à Paris, l'autre à Aix, à trouver de
nouveaux amis. Déjà dans une de ses premières
lettres, Cézanne dit à son ami : « Depuis que tu
as quitté Aix, mon cher, un ,sombre chagrin m'ac-
cable; je ne mens pas, ma foi, —je ne me recon-
nais plus moi-même, je suis lourd, stupide et
lent. »
Les lettres de Cézanne contiennent de longs
poèmes, des bouts rimés, des charades, des vers ,
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latins, des dessins et des aquarelles, des rapports


détaillés et souvent ironiques sur tout ce qui se
passait dans la ville et au collège, sur ses exa-
mens, sur ses études et sur ses aventures per-
sonnelles. L'écriture est vive et pleine de crochets,
les lignes sont très étroites et les marges remplies
de remarques qui n'ont souvent aucun rapport
avec la suite de la lettre. Il semble que même les
poèmes les plus longs aient été écrits sans brouil-
lon, à en juger d'après les fréquentes ratures de
mots et de vers entiers. Le ton de ces lettres n'est
pas toujours le même ; souvent pleine de, verve,
parfois frivoles, rarement tout à fait sérieuses,
elles sont de temps en temps un peu mélancoli-
ques. D'ailleurs, comme le disait un de leurs
camarades, «Paul n'écrit à ses amis que lorsqu'il
est dans le marasme ». Ainsi une lettre pleine de
gaieté se termine par la phrase résignée :
Quand il adviendra quelque chose de nouveau,
je te l'écrirai. Jusqu'ici, le calme régulier et habi-
tuel environne de ses ailes maussades notre plate
cité.
On ne trouve nulle part dans ces lettres l'indi-
cation que Cézanne se soit senti vers cette époque
particulièrement attiré par la peinture ou qu'il ait
manifesté quelque goût pour le métier d'écrivain.
Une seule fois, en juin 1859, il dit qu'il rêve de
tableaux et d'un atelier à Paris, mais en général
on ne relève pas même les termes de «peinture »
ou de «poésie », et s'il peint ou s'il fait des vers,
c'est plutôt pour passer le temps. Aussi Zola lui
demande-t-il dans une lettre :
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Nages-tu? Fais-tu la noce? Peins-tu? Joues-tu


du cornet? Poétises-tu? Enfin, que fais-tu?
Les poèmes que Cézanne lui envoie contiennent
presque toujours, ne serait-ce que dans le der-
nier vers, quelque moquerie et quelque facétie.
Zola pouvait bien admirer les vers de son ami et
qualifier son âme de <(tendrement poétique »,
Cézanne, lui, se refusait à prendre au sérieux ses
produits littéraires et il est évident qu'il ne faisait
des vers que pour son propre plaisir et pour celui
de Zola. Or, celui-ci, plein de confiance dans le
talent de son ami, essayait d'arrêter ce dilettan-
tisme et de l'amener à un effort artistique.
Chantant pour chanter, peu ,soucieux, tu te sers
des plus bizarres expressions — lui écrit-il —
des plus drolatiques tournures provençales. Loin
de moi de t'en faire un crime, surtout dans nos
lettres, au contraire, cela me plaît. Tu écris pour
moi et je t'en remercie; mais la foule, mon bon
vieux, est bien autrement exigeante; il ne suffit
pas de dire, il faut bien dire... Que manque-t-il,
me ,suis-je dit, à ce brave Cézanne, pour être un
grand poète? La pureté? Il a l'idée; sa forme est
nerveuse, originale, mais ce qui le gâte, ce qui
gâte tout, ce sont les provincialismes, les barba-
rismes, etc. — Oui, mon vieux, plus poète que
moi. Mon vers est peut-être plus pur que le tien,
mais, certes, le tien est plus poétique, plus vrai;
tu écris avec le cœur, moi avec l'esprit...
Mais Cézanne ne fut guère touché par les
conseils de Zola. Est-ce qu'il se souciait des
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«exigences de la foule»? Ce qui lui manquait


«pour être un grand poète », c'était surtout la
volonté de le devenir. La pure joie de rimer et
cet esprit ironique qui le caractérisa toute sa vie,
guidaient sa plume et étaient la source de ces
lettres versifiées, auxquelles il n'attachait aucune
importance, pas plus qu'il ne nourrissait aucune
ambition à leur sujet. Rien ne peut mieux illus-
trer son état d'esprit que la petite préface d'une
de ses lettres :
Cher ami, cher ami, quand des vers l'on veut faire,
La rime au bout du vers est chose nécessaire;
Dans cette lettre donc, s'il vient mal à propos
Pour compléter mon vers se glisser quelques mots,
Ne va pas t'offusquer d'une rime stérile
Qui ne se cogne là que pour se rendre utile;
Te voilà prévenu...

Mon cher, — commence une des premières


lettres de Cézanne à Zola, —ce n'est pas seule-
ment du plaisir que m'a procuré ta lettre, en la
recevant j'en ai éprouvé de plus du bien-être.
Une certaine tristesse intérieure me possède et,
vrai Dieu, je ne rêve que de cette femme dont je
te parlai. J'ignore qui elle est, je la vois passer
quelquefois dans la rue en allant au monotone
collège. J'en suis morbleu à pousser des soupirs,
mais des soupirs qui ne se trahissent pas à l'ex-
térieur; ce sont des soupirs mentals ou mentaux,
je ne sais.
Et en juillet 1858, Cézanne écrit à Zola :
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Notre âme encore candide,


Marchant d'un pas timide,
N'a pas encore heurté
Au. bord du précipice
Où si souvent on glisse,
En cette époque corruptrice.
Je n'ai pas encore porté
Ames lèvres innocentes
Le bol de la volupté
Où les âmes aimantes
Boivent à satiété.
Plus tard Cézanne demandera à son ami :
«L'amour de Michelet, l'amour pur, noble, peut
exister, mais il est bien rare, avoue-le ». Et Zola,
« loin de le détourner de cet amour platonique »,
l'engage —comme il l'écrit à Baille —«à persé-
vérer », Une autre fois, Zola écrit directement à
Cézanne : «J'ai plaisir à te connaître, toi qui n'es
pas de notre siècle, toi qui inventerais l'amour,
si ce n'était pas une bien vieille invention... »
Les discussions sur l'amour tiennent une gran-
de place dans leur correspondance et Zola, dont
l'opinion paraît fondée sur de multiples expé-
riences, n'hésite pas cependant à avouer : «Je
n'ai jamais aimé qu'en rêve, et l'on ne m'a jamais
aimé, même en rêve ». Le cas de Cézanne n'était
sans doute pas différent du sien.
Dans une de ses lettres Cézanne parle longue- ;
ment d'un de ses amours, aussi violent que pas-
sager d'ailleurs.
J'ai eu un vif amour —écrit-il à Zola —pour
une certaine Justine laquelle est vraiment very
fine ; mais comme je n'ai pas l'honneur d'être
of a great beautiful, elle m'a toujours détourné
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la tête. Quand je dirigeais mes mirettes vers elle,


elle baissait ses yeux et rougissait. Maintenant
j'ai cru remarquer que lorsque nous étions dans
la même rue, elle faisait, comme qui dirait un
demi-tour et s'esquivait sans regarder derrière
elle. Quanto a della donna je ne suis pas heu-
reux, et dire cependant que je suis en risque de
la rencontrer trois ou quatre fois par jour.
Bien mieux encore, mon cher : un certain beau
jour, un jeune homme m'aborde, lequel... est
Seymard que tu connais.
Mon cher, me dit-il en me prenant la main,
ensuite il se suspend à mon bras, et continuant à
marcher devers la rue d'Italie : Je m'en vais —
poursuit-il —te faire voir une gentille petite que
j'aime et qui m'aime!
Je t'avoue qu'aussitôt il me sembla voir un
nuage qui passa devant mes yeux, je pressentais
pour ainsi dire que je ne devais pas avoir de la
chance, et je ne me trompais pas, car midi venant
de sonner, donc Justine sortit de son atelier de
couturière, et par ma foi, d'aussi loin que je pus
l'apercevoir, Seymard me faisait signe, «la voi-
là » me dit-il. Ici je ne vis plus que rien, la tête
me tourna, mais Seymard, m'entraînant avec lui,
je frôlais la robe de la petite...
Apeu près tous les jours je la voyais depuis
ce temps et souvent Seymard était sur ses pas...
Ah! que de rêves j'ai bâtis et des plus fous en-
core, mais vois-tu, c'est comme ça : je me disais
en moi, si elle ne me détestait pas, nous irions à
Paris ensemble, là je me ferai artiste, nous se-
rions ensemble. Je me disais, comme ça, nous
serions heureux, je rêvais des tableaux, un ate-
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lier au quatrième étage, toi avec moi, c'est alors


que nous aurions ri. Je ne demandais pas d'être
riche, tu sais comme je suis, moi, avec quelques
cents francs je pensais nous vivrions contents,
mais par ma foi, c'était un grand rêve que celui-
là, et maintenant moi qui suis paresseux, je ne
suis content que quand j'ai bu; je ne peux pres-
que plus, je suis un corps inerte, bon à rien.
Par ma foi, mon vieux, tes cigares sont excel-
lents, j'en fume un en t'écrivant; ils ont le goût
du caramel, du sucre d'orge. Ah! mais, tiens,
tiens, la voilà, c'est elle, comme elle glisse, elle
voltige, oui, c'est ma petite, comme elle rit de
moi, elle vole dans les tourbillons de la fumée,
tiens, tiens, elle monte, elle descend, elle folâtre,
se roule, mais elle rit de moi. 0 Justine, dis-moi
au moins que tu ne me hais pas; elle rit. Cruelle,
tu jouis de me faire souffrir. Justine, entends-
moi, mais elle s'éclipse, elle monte, monte, monte
toujours, enfin la voilà qui s'évanouit. Le cigare
me tombe de la bouche, et là-dessus je m'endors.
J'ai cru un moment que je devenais fou, grâce à
ton cigare voilà mon esprit qui se raffermit, en-
core dix jours et je ne penserai plus à elle, ou bien
ne la verrai-je dans l'horizon du passé, que
comme une ombre dont j'aurais rêvé.

Lorsque, en été 1858, Zola vint passer ses


vacances à Aix, les « trois inséparables » repri-
rent leurs promenades dans les champs et
sur les collines. Cézanne avait fait des projets
de vacances : «J'ai conçu l'idée d'un drame en
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cinq actes —avait-il écrit à Zola —que nous inti-


tulerons (toi et moi) « Henri VIII d'Angleterre ».
Nous ferons ça ensemble... »
Mais leurs promenades et leurs discussions
entravaient tout travail. De nouveau, ils repre-
naient leurs lectures, ils passaient des heures à
se baigner, à rester couchés sur le sable, « luttant,
jetant des pierres aux poteaux, prenant des gre-
nouilles avec les mains ». C'étaient des journées
entières passées au bord de l'Arc, dont la vallée,
dominée dans le lointain par le mur grisâtre du
mont Sainte-Victoire, s'étend non loin du «Jas
de Bouffan », propriété louée et sous-louée par
le père de Cézanne.
Après le retour de Zola à Paris, Cézanne et
Baille se préparèrent aux examens du baccalau-
réat qui inspiraient beaucoup d'appréhension à
Cézanne.
Baille avait déjà passé ses deux baccalauréats
quand Cézanne, externe pendant ses deux der-
nières années de collège, et qui fut refusé au
mois de juillet, passa le sien le 12 novembre 1858,
avec la mention «Assez bien ». Aussitôt il en
avertit Zola, manifestant ainsi sa joie :
Je le sens (bis), je dois jeune mourir
Car comment tant d'esprit en moi pourrait tenir?
Je ne suis pas assez vaste, et ne puis suffire
A contenir l'esprit, aussi jeune j'expire!
Obéissant aux désirs de son père, Cézanne
s'inscrivit comme étudiant à la faculté de droit
de l'Université d'Aix; mais les études ne l'atti-
raient nullement et dans ses lettres se trouvent
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d'amères allusions à ce sujet. C'est ainsi qu'il


écrit en décembre 1858 :
Hélas, j'ai pris du Droit la route tortueuse;
J'ai pris n'est pas le mot, de prendre on m'a forcé!
Le Droit, l'horrible Droit d'ambages enlacés
Rendra pendant trois ans mon existence affreuse!
Consacrant à ses études de droit le temps stric-
tement nécessaire, Cézanne occupait, comme
auparavant, ses loisirs à rimer et à dessiner. La
peinture l'attirait de plus en plus et il commen-
çait vaguement à sentir que c'était sa véritable
vocation. L'avenir ne le préoccupait pas encore,
il continuait à faire des rêves fantastiques, à
composer des poèmes interminables sur des
thèmes historiques ou des récits hallucinants
dans le genre de cette Terrible Histoire qu'il
envoya à Zola : Cézanne y évoque de la façon la
plus saisissante l'atmosphère nocturne du pay-
sage désert de la Provence sur lequel pèse un
ciel lourd annonçant l'orage. Lorsque les éclairs
dissipent brusquement l'obscurité, il aperçoit des
gnomes et des lutins dont la danse macabre finit
par l'ensorceler. Déjà il tombe par terre, se
croyant perdu,
...quand, ô douce surprise!
Tout à coup au lointain retentit le galop
Des chevaux hennissants qui volaient au grand trot.
Faible d'abord, le bruit de leur course rapide
Se rapproche de moi; le cocher intrépide
Fouettait son attelage, excitant de sa voix
Le quadrige fougueux qui traversait le bois.
Ace bruit, des démons les troupes morfondues
Se dissipent, ainsi qu'au zéphir les nues.
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1. CÉZANNE ET ZOLA — PARAVENi (vers 18581


(Photo R. Gauthier)

. 2. CÉZANNE ET ZOLA - PARAVENT (vers 185,8)


(Photo R. Gauthier) .f
1
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7. DUBUFE - LE PRISONNIER DE CHILLON


(Photo Audbert)

8. CÉZANNE - COPIE D'APRÈS DUBUFE (vers 1860)


Document inédit (Photo Audbert)
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Moi, je m e réjouis, p u i s plutôt m o r t que vif


J e hèle le cocher : l'équipage a t t e n t i f
S ' a r r ê t a s u r le c h a m p . Aussitôt de la calèche
Sortit en m i n a u d a n t u n e voix douce et f r a î c h e :
« M o n t e z » elle m e dit, « m o n t e z ». J e fais un b o n d :
La portière se f e r m e , et je me trouve f r o n t
A f r o n t d ' u n e f e m m e — Oh, je j u r e s u r m o n â m e
Que je n'avais j a m a i s vu de si belle f e m m e .
Cheveux blonds, yeux brillants d ' u n f e u f a s c i n a t e u r ,
Qui, d a n s moins d ' u n instant, s u b j u g u è r e n t m o n c œ u r .
J e me jette à ses p i e d s ; pied mignon, a d m i r a b l e ,
J a m b e r o n d e ; e n h a r d i d ' u n e lèvre coupable
J e dépose u n baiser s u r son sein p a l p i t a n t ;
M a i s le froid de la m o r t me saisit à l'instant,
La f e m m e d a n s m e s bras, la f e m m e a u t e i n t de rose
D i s p a r a î t tout à coup et se m é t a m o r p h o s e
E n u n pâle cadavre a u x contours a n g u l e u x :
S e s os s ' e n t r e - c h o q u a i e n t , ses yeux éteints s o n t creux —
Elle m'étreignait, h o r r e u r ! — Un choc é p o u v a n t a b l e
M e réveille, et je vois que le convoi s ' e n t a b l e —
— Le convoi déraillant, je vais, je ne sais où,
M a i s très p r o b a b l e m e n t je m e r o m p r a i le cou.

Zola à Paris, lui aussi, continue à faire d e s


v e r s ; il c o m m e n c e l e p l a n d e L a C h a î n e d e s E t r e s
e n t r o i s c h a n t s : P a s s é , P r é s e n t , F u t u r , il c o m -
p o s e d e longs p o è m e s : L ' A é r i e n n e , P a o l o , etc.
C é z a n n e lui avait envoyé cette c h a n s o n e n son
honneur :

Le soir assis au flanc de la m o n t a g n e


M e s yeux au loin e r r a i e n t s u r la c a m p a g n e ;
J e me disais, q u a n d donc u n e c o m p a g n e
D e t a n t de mal qui m'accable a u j o u r d ' h u i
Viendra, g r a n d s Dieux, s o u l a g e r m a m i s è r e ?
Oui, avec elle, elle me p a r a î t r a i t légère,
Si gentillette ainsi q u ' u n e bergère
Aux d o u x a p p a s , a u m e n t o n r o n d et frais,
Aux bras bondis, a u x mollets très bien faits,
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A la p i m p a n t e crinoline,
A la f o r m e divine,
A la bouche p u r p u r i n e ,
Digue, dinguedi, dindigue, d o n d o n ,
0 ô, le joli m e n t o n !

A cette chanson Zola répondit par u n p o è m e


A m o n a m i P a u l , écrit au lycée Saint-Louis, à
P a r i s , o ù il c o n t i n u a i t s e s é t u d e s . C e p o è m e s e
termine par les vers :

M a i s si m e s faibles m a i n s , ô c o u r o n n e e m b a u m é e ,
N ' o n t p a s tressé vos fleurs p o u r u n e bien-aimée,
S i je n'ai p a s mêlé m e s vers capricieux
P o u r f a i r e un seul i n s t a n t s o u r i r e d e u x beaux yeux,
0 m o n h u m b l e bouquet, c'est qu'il est p a r le m o n d e
Un c œ u r que je p r é f è r e au d o u x c œ u r d ' u n e blonde,
Un t e n d r e et noble c œ u r s u r lequel a u j o u r d ' h u i
J e vous mets, p o u r distraire un i n s t a n t son e n n u i .
Allez vers m o n ami, car sa mâle poitrine
E s t p r é f é r a b l e a u x seins d ' u n e gorge e n f a n t i n e ,
E t vous brillerez m i e u x s u r s o n noir v ê t e m e n t
Q u e p a r m i les bijoux d ' u n corsage c h a r m a n t .

L a comparaison de ces d e u x p o è m e s d'amitié


n e p e u t q u e r e n d r e p l u s c o m p r é h e n s i b l e le j u g e -
m e n t de Zola e n ce qui concerne ses propres
p o é s i e s e t c e l l e s d e C é z a n n e , d o n t il « s o u p i r e »
d e v o i r l e s p e n s é e s « s i p a u v r e m e n t v ê t u e s »,
P e n d a n t q u e l ' u n n e se soucie n u l l e m e n t d e la
forme, l'autre cherche ardemment une langue
d o u c e e t f l e u r i e , m a i s il n ' a b o u t i t q u ' à c e q u e
M a u p a s s a n t appellera discrètement une « poésie
s a n s c a r a c t è r e d é t e r m i n é ».
P a r m i les p o è m e s d e Zola, d a t a n t d e c e t t e
époque, se trouve encore u n autre témoignage
de son amitié, h o m m a g e à Baille et à Cézanne,
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sous le titre A mes Amis, dont voici la dernière


strophe :
Et longtemps, mon démon, mon sylphe aux ailes roses,
Bavarda, remua toutes ces vieilles choses,
Et quoique tout en pleurs longtemps je lui souris
Car il parlait de vous, ô mes deux vieux amis!
Quand Zola lisait ses vers à ses camarades de
classe à Paris, il avait peu de succès. Et Cézan-
ne, mis au courant de cet état de choses, essayait
d'encourager son ami en écrivant à propos de
ses camarades :
...je leur lance... cette apostrophe dont les ter-
mes ne sont que trop faibles pour qualifier ces
pingouins littéraires, ébauches avortées, asthma-
tiques persifleurs de tes rimes sincères; si bon te
semble, tu leur feras passer mon compliment et
tu leur ajouteras que, s'ils veulent dire quelque
chose, je suis ici à les attendre tous tant qu'ils
sont, prêt à botter le premier qui me tombera
sous le poing.
Lorsque Zola revint à Aix en juillet 1859, il
avait grand besoin de repos après les épreuves de
baccalauréat où, reçu à l'écrit, il s'était vu re-
fusé à l'oral comme étant insuffisant en alle-
mand, en histoire et en littérature. Lui, qui avait
souffert à Paris de la ville, du lycée, des cama-
rades, trouvait maintenant Cézanne se plaignant
de ses études de droit. Oubliant tous leurs en-
nuis, les trois amis reprirent leurs promenades.
Accompagnés par le jeune frère de Baille, la
bande joyeuse s'en allait au Barrage, à Sainte-
Victoire, qui s'élève derrière le village du Tholo-
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net et au Pilon du Roi, cime du massif de l'Etoile,


près de la petite ville de Gardanne. Cézanne ap-
portait maintenant sa boîte de couleurs et aux In-
fernets, entre le Barràge et Sainte-Victoire, affu-
blés d'oripeaux, les compagnons posèrent pour le
tableau des « Brigands » vingt fois repris par Cé-
zanne. Le peintre récitait des vers de Musset et
était d'une merveilleuse gaieté, les entraînant
tous.
Quand ils allaient à la chasse, c'était le frère
de Baille qui portait la « biasse », Baptistin Baille
et Zola avaient de vrais fusils et Cézanne avait
reçu de son père une authentique « pétoire )>dont
il n'eut jamais le courage de se servir contre les
petits oiseaux. De son côté, Zola, qui avait déjà
une mauvaise vue, était, comme il le raconte lui-
même, un «tireur détestable ».
Les relations entre les amis avaient un peu
changé. Zola, quoique le plus jeune, était mainte-
nant le plus riche en expérience de la vie et le
plus sérieux des trois. Sa vie à Paris n'avait pas
seulement été solitaire, elle avait été pauvre, et
déjà il commence à chercher comment il pourrait
gagner son pain. En attendant, il travaille pour
se présenter de nouveau aux examens. Cette fois,
à Marseille, son épreuve écrite elle-même est
jugée insuffisante. Découragé, il se décide à
renoncer au baccalauréat. Il est tout rempli du
désir de travailler, de se rendre indépendant
pour pouvoir se donner tout entier à la littérature,
son unique préoccupation. Ecrivant quelques an-
nées plus tard son premier roman : La Confession
de Claude, il évoquera ce dernier été passé avec
ses amis en Provence :
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Frères, vous souvenez-vous des jours où la vie


était un songe pour nous? Nous avions l'amitié,
nous rêvions l'amour et la gloire... Tous trois,
nous laissions nos lèvres dire ce que pensaient
nos cœurs, et, naïvement, nous aimions des rei-
nes, nous nous couronnions de lauriers. Vous me
contiez vos songes, je vous contais le,s miens.
Puis, nous daignions redescendre sur terre. Je
vous confiais ma règle de vie, toute consacrée au
travail et à la lutte; je vous disais mon grand
courage. Me sentant la richesse de l'âme, je me
plaisais à l'idée de pauvreté. Vous montiez, com-
me moi, l'escalier des mansardes, vous espériez
vous nourrir de grandes pensées; grâce à votre
ignorance du réel, vous sembliez croire que l'ar-
tiste, dans l'insomnie de sa veille, gagne le pain
du lendemain.
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CHAPITRE III

CÉZANNE « RÊVE PEINTURE »

En 1859, le père de Cézanne acquit la propriété


du « Jas de Bouffan ». Le banquier suivait ainsi
l'exemple des riches bourgeois d'Aix qui avaient
tous, en plus de leur maison en ville, un domaine
dans les environs où ils passaient l'été. Situé à
peu près à deux kilomètres à l'ouest d'Aix, le
Jas de Bouffan est une propriété de quinze hec-
tares, clos de murs, avec un vaste bâtiment et
une ferme attenante. La maison est une belle
construction du XVIIIe siècle, bien proportionnée
et dont les larges façades aux fenêtres hautes et
régulières dominent un grand jardin aux arbres
séculaires. C'était, jadis, la résidence du gouver-
neur de la Provence. Au temps où le père de Cé-
zanne l'acheta pour quatre-vingt-dix mille francs,
la maison était dans un état lamentable. Une
grande salle au rez-de-chaussée et plusieurs piè-
ces des étages supérieurs se trouvaient dans un
tel délabrement qu'elles étaient inhabitables. On
les ferma à clef, ne restaurant rien tout d'abord.
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L'acquisition de cette grande propriété fut


jugée par les Aixois ostentatoire, et considérée
comme une « fantaisie de parvenu », On ne doit
pas oublier que le banquier Louis-Auguste
Cézanne n'était pas A,ixois lui-même : venu en
cette ville vers 1825, âgé de trente ans, il y dé-
buta comme petit commerçant de chapeaux, l'in-
dustrie des feutres étant alors florissante à Aix.
Le 29 janvier 1844, il épousa une de ses ouvriè-
res, Anne-Elisabeth-Honorine Aubert, dont il
avait eu un fils, Paul, né le 19 janvier 1839, et
une fille deux ans plus tard, Marie. Dix ans
après le mariage naquit leur seconde fille, Rose
Cézanne.
Les origines et les débuts modestes de Louis-
Auguste Cézanne, nouveau venu dans le pays,
son mariage avec une ouvrière, la naissance illé-
gitime de ses deux premiers enfants étaient des
raisons suffisantes pour que la société aixoise
tînt le banquier à l'écart. Et par le fait même
qu'on ne le fréquentait pas, on ne le connaissait
guère. « Pour les uns le Père Cézanne fut une
sorte de père Grandet, autoritaire, bien avisé et
avare... Pour les autres, le père Cézanne fut au
contraire, un exemple humain de la plus rare
espèce )) (1).
La sorte d'ostracisme dont la famille Cézanne
était l'objet devait nécessairement influencer —
à son insu probablement —l'enfant orgueilleux
et sensible qu'était le futur peintre et renforcer
en lui la tendance qu'il possédait déjà à se replier
sur lui-même. Devenu homme, Paul Cézanne
(1) Voir Coquiot : Cézanne, p. 13.
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fuyait la société, se liait très difficilement et


n'avait que de très rares amis.
Cette propriété du Jas de Bouffan a tenu une
grande place dans la vie du peintre. Nulle part
il n'a travaillé si souvent et à des époques si
différentes. Dans beaucoup de ses tableaux on
reconnaît la grande maison, la large allée de
marronniers, le bassin avec son dauphin et ses
lions en pierre, la ferme et les murs qui entou-
rent le Jas. Cependant dans ses lettres à Zola
datant de l'année de l'acquisition du domaine,
on ne trouve aucune allusion à cette propriété
dont la sereine beauté l'émerveilla sans doute.
Si Cézanne ne parlait pas peinture dans ses
lettres, on voit cependant par celles que lui adres-
sait Zola depuis décembre 1859 qu'il était déjà
décidé à devenir peintre. Le désir de vouer sa
vie à l'art paraît avoir lentement grandi en lui,
mais il n'avait pas encore pu obtenir le consen-
tement de son père. «Enfant, enfant, —lui dit
celui-ci — songe à l'avenir, on meurt avec du
génie, et l'on mange avec de l'argent ».
Cézanne travaillait maintenant souvent au mu-
sée d'Aix où il copia un tableau de Dubufe, Le
prisonnier de Chillon, et une toile de Frillie : Le
baiser de la Muse, deux œuvres d'un acadé-
misme fade et sans intérêt artistique. Le baiser
de la Muse était le tableau préféré de sa mère
qui l'accrochait toujours dans sa chambre et qui
l'emportait à chacun de ses déménagements
entre leur maison en ville et le Jas de Bouffan.
Vers cette même époque le jeune artiste exécuta
une grande peinture murale dans la salle du rez-
de-chaussée au Jas de Bouffan, où il représenta
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une scène de pêche dominée d'un ciel enflammé


par un coucher de soleil.
Pour contenter son père, Paul Cézanne conti-
nuait ses études, mais autant le droit lui répu-
gnait, autant il se sentait maintenant attiré par
la peinture et il n'eut bientôt plus qu'un rêve :
aller à Paris et se consacrer à l'Art. En attendant,
il s'était inscrit à l'école spéciale et gratuite de
dessin d'Aix pour l'année scolaire qui va de no-
vembre 1858 jusqu'au mois d'août 1859. Il renou-
vellera son inscription en novembre 1859 et 1860
et fréquentera donc l'étude du modèle vivant de
1859 jusqu'en 1861 ; il s'y rencontrait avec Numa
Coste, Chaillan, Joseph Huot, Henri Pontier,
Honoré Gibert, fils du professeur de dessin et
conservateur du musée, ainsi qu'avec Truphème,
Philippe Solari et beaucoup d'autres.
Sans doute, Zola l'avait encouragé lors de ses
séjours en Provence et Cézanne essayait obsti-
nément de convaincre son père de sa vocation.
Peu à peu il y était parvenu et en février 1860
il pouvait annoncer à Zola que son père ne s'op-
posait plus à son départ, mais qu'il tenait encore
à voir Monsieur Gibert, son professeur de des-
sin, pour lui demander son avis. Enchanté, Zola
lui envoie aussitôt un projet de budget, lui disant
que cent vingt-cinq francs par mois pouvaient
tout juste suffire. « D'ailleurs —ajoute-t-il —ce
sera là une très bonne école pour toi; tu appren-
dras ce que vaut l'argent et comme quoi un hom-
me d'esprit doit toujours se tirer d'affaire ». En
même temps, il lui soumet un emploi du temps
détaillé pour son séjour à Paris : «De six à onze,
tu iras dans un atelier, peindre d'après le modèle
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LES MAITRES DU MOYEN AGE


ET DE LA RENAISSANCE
Collection publiée sous la direction
de M. Edouard SCHNEIDER
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ALBIN MICHEL, ÉDITEUR


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