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ARCHIVES DES LETTRES MODERNES
collection fondk et dirigée par Michel MIN ARD

267

PASCAL MOUGIN

lecture de L'Acacia
de Claude Simon
l'imaginaire biographique

PARIS - LETIRES MODERNES - 1996


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SIGLES ET ABRÉVIATIONS

A L'Acacia. Paris, Minuit, 1989.


BP La Bataille de Pharsale. Paris, Minuit, 1969.
CB La Chevelure de Bérénice. Paris, Minuit, 1983.
CC Les Corps conducteurs. Paris, Minuit, 1971.
CR La Corde raide. Paris, Sagittaire, 1947.
DS Discours de Stockholm. Paris, Minuit, 1986.
G Les Géorgiques. Paris, Minuit, 1981.
Herbe L'Herbe. Paris, Minuit, 1958.
Hist. Histoire. Paris, Minuit, 1967.
1 L'Invitation. Paris, Minuit, 1987.
P Le Palace. Paris, Minuit, 1962.
RF La Route des Flandres. Paris, Minuit, 1960.
SP Le Sacre du printemps. Paris, Calmann-Lévy, 1954.
V Le Vent. Paris, Minuit, 1957.

À l'intérieur d'un même paragraphe, les séries continues de références à une


même source sont allégées du sigle commun initial et réduites à la seule numé-
rotation; par ailleurs les références consécutives identiques ne sont pas répétée~
à l'intérieur de ce paragraphe.
Toute citation formellement textuelle (avec sa référence) se présente soit hors
texte, en caractère romain compact, soit dans le corps du texte en italique
entre guillemets, les soulignés du texte d'origine étant rendus par l'alternance
romain! italique; mais seuls les mots en PETITES CAPITALES Y sont soulignés par
l'auteur de l'étude. Le signe * devant une séquence atteste l'écart typographique
(italiques isolées du contexte non cité, PETITES CAPITALES propres au texte Cité,
interférences possibles avec des sigles de l'étude) ou donne une redistribution
*1 entre deux barres verticalesl d'une forme de texte non avérée, soit à l'état
typographique (ca1li~ammes, rébus, montage, découpage, dialogues de films,
émissions radiophoruques ... ), soit à l'état manuscrit (forme en attente, alterna-
tive, options non résolues ... ).
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et tous autres droits réservés
PRODUIT EN FRANCE
ISBN 2-256-90461-X
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INTRODUCTION

M si Claude Simon n'a jamais puisé ses «prétextes»1


ÊME
à écrire ailleurs que dans son expérience vécue ou dans
les archives familiales, ce n'est que peu à peu que les textes
eux-mêmes, au moins depuis Le Vent (1957), ont rejoint la réa-
lité biographique. L'Acacia, en 1989, reconstituant de manière
alternée l'itinéraire d'un jeune capitaine tombé aux premiers
jours de la Grande Guerre et celui d'un brigadier - son fils -
mobilisé à son tour vingt-cinq ans plus tard, marque l'aboutis-
sement d'une œuvre qui a vu, de l'aveu de son auteur, « la dis-
parition progressive du fictif» l, et montre ainsi que ce qui paraît
premier ne s'écrit véritablement qu'à la fin. Sans doute parce
que l'écriture du passé personnel implique le travail de longue
haleine et de grande maturité que représente toute remontée aux
origines, et en particulier, ici, vers ce père disparu qui n'aura
jamais été si directement évoqué 2 • Mais aussi parce qu'accueillir
la réalité sans retouche ne laisse pour finir «qu'une étroite
marge de manœuvre}) 1 à un romancier qui, revendiquant le
modèle pictural, a toujours accordé la priorité à l'unité de la
composition, à l'harmonie des motifs et à l'équilibre des thèmes
sur toute soumission à un sujet préexistant.
Si le progrès ne réside pas dans l'élaboration d'un matériau
mais au contraire dans la réduction de celui-ci au non-inventé,
c'est que tout est affaire de mise en forme. Il aura fallu, des

noie" p, 12/ 3
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décennies durant, les évocations successives pour qu'une orga-
nisation s'invente; dans le retravail et le réagencement des sou-
venirs, c'est un imaginaire qui se cherche et s'éprouve, solida-
risant les données disparates de la mémoire dans une structure
d'analogies en constant remodelage et susceptible d'unifier un
horizon régulièrement élargi. « Mes livres [expliquait il y a long-
temps Claude Simon] sortent les uns des autres comme des
tables gigognes. [ ... ] En général, c'est avec ce qui n'a pas su
être dit dans les livres précédents que je commence un nouveau
roman. »3. D'un roman à l'autre, un type particulier de cohé-
rence se met en place, résolvant certaines contradictions du
roman précédent et reculant ses impasses. Là est l'invention,
qui fait de L'Acacia, au bout du compte, un roman plus que
jamais « à base de vécu »1, mais où la fiction résorbée laisse
place, malgré tout, à « autre chose» 1. Pour cette raison, le livre
n'a rien d'une autobiographie proclamée4 ; unité et signification
relèvent non d'un pacte préliminaire de l'écrivain, mais de ce
qu'aura produit l'écriture, objet de l'étude proposée ici, et que
le champ de la métaphore et du comparant offrira d'observer.
Peu après la parution du roman, Simon déclarait : « Le sou-
venir estâ la fois antérieur à l'écriture et suscité (ou plutôt
enrichi) par elle. Plus on écrit, plus on a de souvenirs. »5. Certes,
l'écriture informe le souvenir qui sans elle reste flou, incertain,
multiple ou défaillant, mais le progrès n'est pas seulement de
cet ordre, car l'écriture fait elle-même partie de la vie de
l'auteur, et à ce titre enrichit sa mémoire de souvenirs qui sont
cette fois souvenirs de textes. À terme, le plus concret de la
mémoire n'est pas le souvenir des événements mais celui de
leurs évocations antérieures. L'écriture « à base de vécu» devient
donc, d'un roman à l'autre, une écriture à base d'écrit, l'œuvre
cessant progressivement d'être un texte de mémoire, tentative
de restitution d'un référent empirique, pour devenir mémoire de
t~xtes6. C'est donc aussi parce qu'il dispose d'une mémoire où
texte et vécu, à force de s'enclore et d'interférer, se confondent,
que Claude Simon peut se rapprocher de son parcours empirique
tout en passant outre la question de l'autobiographie.

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Or les souvenirs en question sont également - dans des pro-
portions variables s'entend - ceux du lecteur familier de
l' œuvre. Et quand L'Acacia revient sur un texte antérieur, savoir
principalement La Route des Flandres, Histoire, et Les Géor-
giques', quelles que soient les modalités de la reprise il déclenche
toujours une anamnèse concrèteS. Derrière l'évocation minutieuse
et retenue, la force ô combien émouvante du roman et son immé-
diateté d'effet, autre objet de cette étude, tiennent pour une part
à l'existence d'une mémoire partagée.
Le roman marque du reste explicitement le fait qu'il se
construit par référence à des textes antérieurs : par différentes
allusions, mais surtout à travers le système des temporalités mis
en place. Quelques précisions sur ce point, car on n'y revien-
dra pas. D'une part le temps de la narration, ni daté ni cir-
constancié, s'oppose aux diverses époques de l'histoire racontée
- ou fiction, pour reprendre le terme usuel - , ces dernières
indiquées à l'ouverture de chaque chapitre, ou bien, en cas
d'analepse ou de prolepse interne, repérées relativement au temps
principal 9 • Mais d'autre part le roman ménage une troisième
temporalité, dont on peut seulement dire qu'elle est intermé-
diaire entre les moments de la fiction et celui de la narration,
et qui se manifeste dans un certain nombre d'énoncés tels que
« plus tard on raconta ceci au brigadier» (A,33), « et plus tard
il devait se rappeler cela» (358), etc. 10. Le récit se lie donc à
une évocation préalable, ou - soit dit par commodité - une
diction antérieure, témoignage d'un tiers, souvenir ou récit du
personnage focal, sans pour autant préciser, le plus souvent, s'il
la consigne, la complète ou la retouche. Cette diction-relais, futur
de la fiction et passé de la narration, marque d'un côté que le
texte n'existerait pas sans elle et de l'autre que la fiction tient
son existence de son évocation ultérieure. Ce que lit le lecteur
n'est pas la chronique des événements mais ce que devait en
raconter plus tard le personnage principal, « plus tard seule-
ment : quand il fut à peu près redevenu un homme normal -
c'est-à-dire un homme capable d'accorder (ou d'imaginer)
quelque pouvoir à la parole, quelque intérêt pour les autres et

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lui-même à un récit, à essayer avec des mots de faire exister
l'indicible» (348). Le temps de la diction n'est pas une simple
strate intermédiaire qui déterminerait l'enchâssement des récits
selon la formule classique (le narrateur raconte que quelqu'un
a raconté que ... ). Dans ce cas, le contenu fictionnel est sim-
plement débrayé deux fois du temps de la narration, et les tem-
poralités sont régressivement étagées : présent de la narration,
passé de la diction, passé antérieur de la fiction. Ici, la formule
qui prévaut serait plutôt celle-ci : le narrateur raconte ce qui
sera raconté par (ou à) son personnage principal. La disposi-
tion des temporalités n'est plus l'étagement mais une manière
de boucle impossible : présent de la narration, passé de la fic·-
tion, et «passé ultérieur» de la diction. Le texte peut ainsi
s'attacher à son référent tout en le reculant infiniment pour lui
maintenir son irréductibilité fondamentale au langage. Inverse-
ment, le texte lu n'est pas un récit puisque ce récit a déjà eu
lieu ... ou plutôt - par rapport à la fiction dans laquelle le lec-
teur se trouve ainsi plongé - puisque ce récit aura lieu plus
tard ... Dans cette torsion môbienne de la topologie narrative le
personnage du brigadier se constitue en partie non pas comme
sujet d'expériences mais comme sujet de leur représentation ulté-
rieure lJ • L'expérience de la guerre, en particulier, a besoin de
ce relais, elle ne peut se dire que par rapport aux tentatives
préalables. La diction intercalée a d'autre part pour effet de
déresponsabiliser la narration, à savoir que, comme reflet d'une
évocation qui a déjà eu lieu, le texte n'est pas comptable de
ses choix; il n'a pas à justifier son plan de route, comme c'est
toujours plus ou moins le cas dans l'autobiographie contrac-
tuelle. L'Acacia, en un sens, tourne la délicate question de l' ori-
gine de la parole.

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IMAGES DE LA GUERRE
ET DE L'HISTOIRE

désastre guerrier
et catastrophes naturelles

Deux fils thématiques dominent le roman : la guerre bien sûr,


événement central des deux séquences fictionnelles, mais aussi
la catastrophe naturelle - naturelle, c'est-à-dire au sens où les
hommes, s'ils en sont les victimes, n'en sont pas les promo-
teurs. Les deux thèmes sont régulièrement associés, mais d'une
manière qui évolue. De l'un à l'autre, les relations sont d'abord
figuratives : la catastrophe naturelle est la métaphore in absen-
fia puis le comparant du désastre guerrier. Le motif émane de
l'intertexte mythologique ou biblique et renvoie à une trans-
cendance terrifiante. Les représentations préconstruites surgissent
spontanément, s'offrent comme les seuls repères disponibles, et
de ce fait même redoublent l'étrangeté des expériences évo-
quées par le récit. Pourtant, au fil des évocations, les corres-
pondances entre le monde fictionnel et des représentations
externes laissent place aux rapprochements internes : deux catas-
trophes naturelles se produisent dans la fiction, contemporaines
ou presque des désastres guerriers. Les comme si successifs
mettent en place une causalité qui évolue progressivement de

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la transcendance mythique à l'immanence d'un destinl2. L'évo-
lution mène aussi de la terreur ressentie dans la fiction par le
personnage focal à un certain pathétique produit sur le lecteur
par le récit. À la vaine recherche du sens succède encore l'amer
constat de l'insensé.

La guerre comme une catastrophe naturelle donc. Au premier


chapitre du roman, dans un spectacle de désolation, la pluie
incessante s'abat sur la campagne dévastée par la guerre : « [ ... ]
il pleuvait sur le paysage grisâtre, le cercle des collines sous
lesquelles achevaient de pourrir les corps déchiquetés de trois
cent mille soldats [ ... ].» (A, 19). La pluie prolonge l'horreur du
carnage passé, qui reste tu en ce début de roman, et fournit les
métaphores qui en permettront l'évocation. Ainsi ces innom-
brables poussières en suspension dans l'eau d'une rivière: « [ ... ]
comme si depuis sa source [celle-ci] [ ... ] drainait les retombées
de quelque pluie de cendres, de quelque cataclysme définitif,
total, condamnée à laver sans espoir de fin ces terres vouées
à l'infertilité [ ... ]. » (14-5)13. L'eau apporte, coulant d'une invi-
sible origine, l'image d'un indicible fléau. La pluie ravine le
sol, d'où, un peu plus loin et comme en souvenir de La Route
des Flandres (RF,27G-2), cette comparaison : « [ ... ] comme si
tout [: .. ] avait été défoncé ou plutôt écorché par quelque herse
gigantesque [ ... ].» (A, 19). Événement fantastique donc, mais
calamité naturelle aussi, comme sur ces cartes postales achetées
par la veuve, où apparaissent « les débris qui bordaient les
berges d'une rivière au cours rapide, à la fois silencieux et
bruissant, coulant entre deux sillages d'épaves comme en lais-
sent derrière elles en se retirant les inondations» (23). En fait,
la catastrophe naturelle tient plutôt du déluge, du déchaînement
légendaire des éléments, témoin la reprise amplifiée de l'image
quelques pages plus loin : « [ ... ] l'espèce de tornade géante
fjétruisant tout sur son passage [ ... ].» (25).
Tels sont, en ce début de roman les tenants-lieu de la guerre.
(Du reste, il faut attendre le chapitre suivant pour voir appa-
raître le mot, mais sans signification bien précise justement,

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puisqu'il est question des habitants du Midi, pour lesquels « la
guerre avait toujours été quelque chose de lointain, vaguement
exotique» (A,39).) Cette guerre ne relève pas de l'histoire des
hommes mais d'une causalité transcendante agissant sur les élé-
ments naturels : une représentation mythique 14. Il y a là une
cohérence propre à l'incipit et qui renvoie au problème de l'ori-
gine du récit : la fiction commence au lendemain de la Guerre,
et celle-ci, n'appartenant pas encore au monde fictionnel, ne
peut s'énoncer autrement que par des images exogènes, arché-
types disponibles dans un code immémorial. De même qu'avant
l'Histoire il ne peut y avoir que des mythes, de même le monde
fictionnel de ce premier chapitre naît sur les décombres d'un
monde mythique, et ce très classiquement par l'errance des per-
sonnages à sa surface. Il faudra du temps à la fiction pour
prendre en charge la guerre, l'extraire des représentations où la
renvoient ces premières pages.

On lit dans le deuxième chapitre, à l'occasion d'un sommaire


rétrospectif, l'évocation des premiers jours de la campagne de
1940 et du baptême du feu du brigadier. L'image suivante
explique l'impression produite sur les soldats par le passage
inattendu d'un avion ennemi:

[... ] comme s'ils venaient d'assister à quelque phénomène cosmique de


production de la matière hurlante à partir de l'air lui-même condensé sou-
dain dans un bruit de catastrophe naturelle comme la foudre ou le ton-
nerre, de mutation de molécules inertes en un ouragan furieux [... ];
(A,33)

Ébranlement du monde, nouvelle donne du réel, la violence guer-


rière reste encore ici uri comparé implicite (le mot avion est
stratégiquement tu), mais le comparant gagne en présence: non
plus cataclysme mythique antérieur, mais « catastrophe natu-
relie» effectivement vécue par les soldats. Pourtant, même si
l'énoncé renvoie au monde réel (matière, molécules), il conserve
des motifs qui connotent le légendaire (cosmique, foudre). Tout
comme le contexte immédiat : ainsi la description des avions,

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« ombres en forme de croix» (A, 33), et celle des soldats deve-
nus « pareils à des statues de sel» et plus loin « pétrifiés ».
L'allusion à l'épisode biblique de la destruction de Sodome
associe le bombardement à une punition divine. Du reste, les
harmoniques religieux de la guerre subsistent dans les lignes
suivantes, où il est question des « stigmates de la faim» (34) et
des « couleurs mariales» des écussons cousus sur le col des
vareuses. Plus loin enfin, à propos des « sept jours» (43) qu'a
duré la mutation des cavaliers, une comparaison marquera une
étape supplémentaire dans la formulation d'une causalité
parallèle ou d'une transcendance possible : « [ ... ] (comme si
cette fois le Créateur avait employé ce temps à parfaire son
œuvre, puis, facétieusement, à la détruire) [ ... ].». Pourtant, ce
dernier adverbe marque une prise de distance : la guerre est
une nouvelle preuve ontologique de l'existence divine, à ceci
près que le créateur ainsi manifesté serait devenu un acteur
ludique. Vécue comme un déchaînement naturel empreint de
connotations mythico-religieuses, la guerre porte malgré tout une
légère atteinte au crédit de l'intentionnalité transcendante ls •
Un effet de sens différent, mais complémentaire, se produit
à la reprise de l'intertexte biblique dans l'autre séquence fic-
tionnelle : en 1914, aux premières heures de la bataille, le père
et tout- un groupe d'officiers tombent sous les assauts d'une
puissance « imprévue» (A, 55, 56) :

[... ] presque aussitôt, sans clairons ni clameurs, leur arriva dessus quelque
chose qui ne ressemblait ni à une charge ni à rien de ce qu'ils avaient
pu apprendre dans les livres ou sur le terrain, [... ] c'est-à-dire simple-
ment un mur ou plutôt une muraille de feu qui avançait lentement, pai-
siblement en quelque sorte, mais inexorablement [... ]. (A,55)

L'intertexte s'affranchit de tout embrayage comparatif, tandis


qu'aucun des présages d'apocalypse ne précède la catastrophe.
Les mots-outils (c'est-à-dire, simplement, ou plutôt) eux aussi
retirent à l'image toute prétention à la transcendance .et à la
métaphoricité. La « muraille de feu» existe désormais dans la
fiction comme si elle était tout le contraire d'une image importée,

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elle s'est littéralisée et se voit dépouillée d'une partie du scé-
nario original. Plus question ici d'un dieu vengeur: rien qu'une
force désintentionnalisée.
Ces trompettes annonciatrices, ici absentes, se rencontrent dans
la suite du roman. Dans le train parti de la ville du Midi, le
réserviste évite de se laisser aller au sommeil, comme par peur
des images portées par le contexte :

[... ] pensant [... ] que s'il collait son oreille au drap de la banquette [... ]
il pourrait sans doute percevoir à travers le bruyant fracas des roues au-
dessous de lui [... ] comme un vaste et sourd grondement qui monterait
du sol lui-même, comme si d'un bout à l'autre de l'Europe la terre obs-
cure était en train de trembler sous les innombrables convois emportés
dans la nuit, remplissant le silence d'un unique, inaudible et inquiétant
tonnerre [... J... (A, 169-70)

Écho et amplification de la rumeur guerrière, le grondement tec-


tonique, d'abord effet produit par la circulation des trains, se
renverse en activité focale et rayonnante, grand signe avant-cou-
reur de catastrophe. Ce grondement, fantasmé, provient lui aussi
de l'intertexte 16 dont résonne le passage. Mais la modalisation
de l'image justement (<< pensant qu'il pourrait percevoir») est
là pour les contenir, empêcher l'ébranlement mythique de se
propager réellement dans la fiction. Tandis que le passage précé-
dent neutralisait l'aura légendaire en littéralisant et réduisant
l'image biblique, celui-ci insiste sur les harmoniques transcen-
dants mais leur refuse une pleine existence. Le personnage évite
de se mettre en position de les entendre, le texte les contient
dans le registre du seulement possible comme s'il s'effrayait
lui-même des bruits sourds qu'il suscite. Ici comme précédem-
ment, mythe et récit s'attirent et se repoussent.

Suit une autre image, modalisée de la même manière, nou-


velle étape de ces démêlés. Le réserviste imagine les civils
retournant chez eux après les derniers adieux, laissant les cam-
pagnes désertes dans la nuit :

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[... ] comme si les pleurs, les visages baignés de larmes se détournant,
abandonnant les gares, avaient reflué, d'abord en mornes cohues, puis se
séparant, se divisant, se ramifiant à la façon d'un fleuve qui remonterait
vers ses sources, puis s'égrenant, puis chacun réfugié au fond des chambres
aux lits désertés, froids (les pleurs taris maintenant, les yeux secs, rien
que rougis) [... ]... (A. 170)

Le texte établit une sorte de redoublement en abyme, puisque


les pleurs se tarissent sur les visages cependant que ces visages
- ceux des civils - retournent chez eux comme le reflux mira-
culeux d'un fleuve vers ses sources·'. Quelques remarques
s'imposent concernant cet agencement analogique complexe.
Phénomène remarquable, l'avancée de la lecture fait évoluer
l'interprétation syntaxique de la phrase. Parvenu au verbe avaient
reflué, on interprète les pleurs comme son sujet unique et la
séquence intercalée comme une proposition participiale; mais
le descripteur suivant, en mornes cohues, invite à faire égale-
ment des gens eux-mêmes, métonymiquement désignés par leurs
visages, le sujet de reflué au même titre que les pleurs; les
participes présents (se détournant, abandonnant) alors lus comme
autant d'appositions au sein d'un groupe nominal et non plus
comme verbes d'une proposition. Les deux groupes nominaux,
les pleurs d'une part, les visages baignés de larmes d'autre part,
fusionnent donc en position de sujet d'un même verbe, et actua-
lisent deux sens de ce dernier : le sens propre, «couler en
arrière, se retirer, cesser de couler », à propos d'un liquide, et
ie sens figuré, « faire marche arrière», pour un groupe de per-
sonnes. L'analogie, renforcée de surcroît par le filé métonymique
entre les premiers et les seconds, confine à l'assimilation. Un
troisième terme, le fleuve, vient ensuite renforcer cette assimi-
lation par transitivité: la comparaison (à la façon de) rapproche
les gens et le fleuve, tandis que l'ambivalence de lits désertés
et de taris favorise leur assimilation, sans compter les affinités
t;nythologiques entre le fleuve et les pleurs (voir les légendes
de pleurs transformés en fleuve : Niobé, modèle du genre chez
Ovide). Une fois les gens retournés chez eux comme un fleuve
à sa source, les pleurs aussi sont taris. L'image lance ainsi deux

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procès (deux reflux), les solidarise ensuite métaphoriquement et
métonymiquement, raconte l'un (le reflux des gens) tout en ren-
dant le second implicite (celui des larmes) par l'interinédiaire
d'un troisième (celui du fleuve) et, pour finir, les clôture expli-
citement à tour de rôle. Les différentes analogies entre les trois
sujets que sont les gens, les pleurs et le fleuve forment un
ensemble où la relation directe entre deux termes est systéma-
tiquement renforcée par transitivité avec le troisième. Le commê
si permet donc de construire toute une configuration analogique
où la nature et les hommes se correspondent, solidarisés au point
même de se confondre sémiotiquement. Dès lors l'événement
fictionnel (les pleurs taris, les proches retournés chez eux) et
le scénario transcendant (le fleuve qui tarit avant la catastrophe)
ne font plus qu'un. La fiction s'apprête véritablement à rejouer
le mythe.
Au terme de leur voyage en train, les soldats parviennent au
centre de mobilisation. Massés devant les grilles d'une usine
dans l'attente de l'appel, ils font penser à «ces groupes ras-
semblés sur la place d'un village après quelque catastrophe
naturelle., grêle ou inondation, ou devant l'église, à l'occasion
d'un enterrement» (A. 223-4). Plus loin les mêmes soldats sont
comparés aux « rescapés de quelque désastre; de quelque cata-
clysme cosmique» (235). Une certaine ironie du sort pointe dans
cette. ultime occurrence de la catastrophe en position de com-
parant. Au premier chapitre, la guerre était imaginée comme
grande secousse légendaire ; ici, même image, sauf que la guerre
cette fois reste à venir, et ces « rescapés» sont des morts en
puissance. Le comparant renvoie à une catastrophe qui aurait
été antérieure, mais ce faisant il en suggère une autre, véritable,
qui attend les soldats mobilisés.

Vers la fin du roman, la relation entre la guerre et la catas-


trophe tient du rapprochement interne. Ainsi, avec l'évocation
du torrent de boue qui, en 1940, anéantit l 'hôtel des Pyrénées
où la jeune mère séjournait au début de la Grande Guerre, la
catastrophe naturelle est pour la première fois un événement

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littéral de la fiction et non plus son harmonique figuratif :
[... ] elle (la pièce montée [l'hôtel]) avait disparu d'un coup, en l'espace
d'une nuit, comme par l'effet d'une baguette magique, effacée de la sur-
face du monde, comme si à vingt-six ans d'intervalle le désastre et la
désolation devaient revenir frapper aux mêmes lieux, et cette fois non pas
endeuiller, déchirer, blesser à mort une simple promeneuse marchant der-
rière un landau poussé par une négresse, mais le lieu lui-même, (et plus
radicalement encore que n'auraient pu le faire les obus ou les bombes
explosant mille kilomètres au nord) [... ]. (A,266)

Du séisme au désastre guerrier, le rapport se trouve modifié et


prend la forme d'un rapprochement intradiégétique entre deux
catastrophes concomitantes. L'ancien motif comparant, à présent
réel, évacue la transcendance divine et les circonstances de l'évé-
nement démontrent l'existence d'un destin immanent au monde
fictionnel. La catastrophe est en effet mise au compte d'une
causalité d'un genre nouveau, le coup de « baguette magique»
faisant d'elle un escamotage d'illusionniste opéré à grande
échelle. Si malédiction il y a, ce n'est plus la transcendance
intentionnalisée de la causalité légendaire - celle qui transfor-
mait les cavaliers en statues de sel - , c'est une malédiction
ludique et gratuite, un acharnement immotivé et partant plus
cruel encore que tout autre. Sur le mode de la « capture» (quand
le .récit. bascule de l'évocation d'un épisode censément réel à
celle d'une représentation plastique ou scénique d'un épisode
semblable), le monde fictionnel devient le spectacle orchestré
par un invisible prestidigitateur.
Preuve que les images de la transcendance ont disparu, l'évo-
cation, dans le même chapitre, de la mère venant d'apprendre
la mort de son mari :
[... ] les lèvres continuant à remuer toutes seules, faiblement, agitées comme
par un tic nerveux, un tremblement, formant et reformant sans fin la même
phrase, le même hurlement muet, déchirant, sans autre écho que l'indif-
férent frémissement des branches, le cri monotone du même oiseau, les
monotones raclements du sarcloir manié par l'un des léthargiques jardi-
niers, comme si le léthargique univers tout entier, la terre qui continuait
son lent périple, le nuage griffu qui continuait à se déchiqueter, s'agré-
ger, se déchiqueter de nouveau autour des pics déchiquetés, les montagnes,

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le vallon, diluaient, absorbaient, effaçaient, annulaient au fur et à mesure
la suite des mots impùissants à franchir la gorge, butant, se· désagrégeant,
revenant encore [ ... ]... (A,279)

Il faut voir dans la description du nuage déchiré par les pics


une inversion du motif de la herse fantastique du premier cha-
pitre. La mention du sarcloir du jardinier rappelle d'ailleurs
l'image, mais sous une forme dérisoire. Désormais, ce n'est plus
le ciel ni les torrents d'eau qui griffent la terre. Au contraire
c'est le relief terrestre, animé du mouvement irrémédiable de
son « tent périple », qui devient l'agent scarificateur déchique-
tant les nuages immobiles et indifférents. Le renversement ver-
tical du mouvement renvoie à une inversion plus profonde : la
herse fantastique, incarnation imaginaire d'une force surnatu-
relle, fait ici place à une disposition analogue mais où n'inter-
viennent plus que les éléments réels. La transcendance a dis-
paru, et avec elle ses deux valeurs opposées, la terreur et la
consolation. La nature ne renvoie plus l'image d'une puissance
infligeant les peines ou faisant retentir, solidaire, la douleur
humaine. Certes le nuage métaphorise la douleur de la mère,
comme .une image projetée et terriblement agrandie des mots
qui se pressent sur ses lèvres, «butant, se désagrégeant, reve-
nant encore» (on notera l'analogie de ces prédicats avec ceux
des. nuages), mais c'est une image silencieuse, muette, désespéré-
ment indifférente. Quelques lignes plus bas, à la clôture du cha-
pitre, les paroles de la jeune femme balbutiées «comme une
litanie, un marmottement de folle, d'idiote» (279), confirment,
s'il en était besoin, l'absence pathétique contre laquelle vient
buter l'appel à la transcendance divine: « Que votre volonté ...
que votre volonté ... que votre volonté ... ».

Le torrent de boue qui a détruit l'hôtel n'était pas la pre-


mière des catastrophes naturelles de la fiction. Un autre désastre
s'est produit bien avant, quoique évoqué plus loin dans le récit;
il s'agit de l'inondation survenue dans l'Est de la France au
moment du mariage des futurs parents, et qui a compliqué le
voyag~ des deux sœurs vers la ville du Midi

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cet hiver-là toutes les rivières et les fleuves débordèrent, de sorte qu'elles
durent attendre dans des gares [... ] que l'on autorisât à partir les trains
qui avançaient avec prudence au milieu d'étendues semblables à de
l'étain [... ]. (A,312)

On aura reconnu plusieurs motifs repris du premier chapitre (cf.


par exemple telle « rivière à l'eau grise, presque stagnante. dont
la surface semblable à une plaque d'étain terni dérivait silen-
cieusement entre les décombres» (A, 14», et l'événement fournit
d'ailleurs l'occasion d'une récapitulation ;le narrateur et le lec-
teur avec lui disposent désormais de points de repères internes
suffisamment nombreux pour mettre en perspective toute la conti-
nuité fictionnelle :

[... ] comme s'il fallait qu'avant même d'être célébré ce mariage qui ne
devait durer que quatre ans [... ] devait s'annoncer prémonitoirement par
un désastre naturel (si tant est que celui qui allait se produire quatre ans
plus tard ne mt pas d'essence aussi naturelle que la pluie, la sécheresse,
les épidémies ou le gel), de même que trente ans plus tard, comme si
rien ne devait subsister, ni les corps (celui que la veuve chercha en vain
à travers des étendues de terres ravagées) ni les lieux, un torrent sorti
d'une montagne des Pyrénées [... ] soudain furieux. inexplicablement grossi
aux dimensions d'une cataracte, ne devait laisser subsister qu'un désert
de pierres semblable à quelque champ d'ossements à l'endroit où s'éle-
vait l'hô~l [ ... ], au milieu des pelouses, des banquettes de fleurs et du
parc aux frais ombrages sous lesquels l'épousée d'à peine quatre ans pro-
menàit dans un landau poussé par la négresse un enfant déjà sans père.
(A,312-3)

Cette inondation antérieure à toutes les autres catastrophes est


donc désignée comme l'événement initial qui renforce rétros-
pectivement la similitude de ceux qui ont suivi. Plus de modèle
exogène, plus même de cause d'aucune sorte, mais seulement
des analogies: une suite de désastres identiques. S'il y a comme
un effet de prémonition de l'un par l'autre, celui-ci n'apparaît
qu'à la fin, à la faveur des répétitions qui se dégagent des évo-
cations successives, ici récapitulées. La force analogique tend à
assimiler la guerre elle-même, tant les dégâts causés sont simi-
laires (l'hôtel devenu champ d'ossements pareil au champ de

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bataille) ; « si tant est que la guerre ne rot pas d'essence aussi
naturelle» : à croire, autrement dit, que la guerre est elle aussi
une catastrophe naturelle, interdisant l'appel consolateur, ven-
geur, ou simplement rationalisant, à toute espèce de causalité.

Récapitulons. Au seuil du récit, la Première Guerre qui a déjà


eu lieu est imaginée d'après les décombres visibles comme un
ébranlement originel du monde, antérieur aux temps historiques
comme au temps de la fiction. La guerre est ensuite vécue
comme un déchaînement terrifiant de la nature, où s'exprime
une intentionnalité transcendante; le récit subit la pression des
scénarios intertextuels, et même s'il tente de les contenir ou de
marquer un écart, les correspondances entre l'expérience vécue
et les représentations encyclopédiques ne laissent pas d'intimi-
der. L'évocation de catastrophes naturelles bien réelles, inexpli-
cablement contemporaines des deux guerres, et largement sem-
blables à celles-ci, permet d'incorporer la transcendance à la
fiction, et de la transformer en fatalité immanente, dégagée des
intertextes légendaires, écartant les causalités punitives et terri-
fiantes _au bénéfice d'un pathétique du semblable.

les acteurs humains


des figures mythiques aux parodies mythologiques

La guerre n'est pas seulement l'instant du déchaînement


paroxysmique et de signes avant-coureurs de celui-ci. C'est aussi
le moment où l'Histoire des hommes se rejoue en conformité
avec les représentations du passé, produisant du même coup de
nouveaux modèles pour l'avenir. Dans L'Acacia, plusieurs évo-
cations de la première guerre mondiale renvoient à ce cycle
héroique, en particulier les pages consacrées à la cérémonie de
décoration du drapeau sur le plateau de Valmy (A, 57-60). Il s'agit
du drapeau du régiment parti de la garnison du Midi, et qui
subit de lourdes pertes - dont le capitaine - dès les pre-
miers jours du conflit. L'épisode, qui enchaîne sur celuî du
glorieux départ du régiment « sous les acclamations de la foule

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[... ] sortant de la citadelle, franchissant entre les quatre colosses
de pierre la porte de la muraille construite par Charles Quint»
(56), constitue son prolongement inversé, soit encore la deuxième
phase du cycle héroïque : les soldats partis la fleur au fusil
d'un site façonné par l'Histoire voient leur héroïsme consacré
par «la plus haute décoration qui pût être attribuée» (57). La
cérémonie est ainsi une sublimation symbolique des victimes
absentes, et les honneurs officiels valent aux disparus d'intégrer
un panthéon immémorial, l'essence légendaire ne s'acquérant
totalement qu'au sacrifice de la vie. Preuve que se joue ici un
événement d'un ordre supérieur, l'irréalité qui nimbe la scène:
les sons semblent parvenir d'un « irréel au-delà» (59), la pluie
et le vent paraissent sans effet sur les officiers comme sur le
drapeau décoré. L'ordonnance des groupes confère à l'ensemble
un caractère fortement pictural (même s'il ne s'agit pas d'une
scène de bataille, les « hampes obliques» (57) évoquent « la forêt
des lances dressées» (BP,l09, etc.) de La Bataille de Pharsale,
et par là les référents picturaux du roman de 1971 comme La
Bataille de Guilboa de Breughel) ; les généraux dans leurs « uni-
formes de théâtre» (A, 58) ont eux-mêmes un statut intermédiaire
entre le réel et le champ des représentations, évoquant « quelques
seigneurs de la guerre, barbares, sortis tout droit des profon-
dèurs de 1'Histoire ».
Cette apothéose héroïque a lieu sous le regard tutélaire d'un
devancier : la « statue du général qui cent vingt ans aupara-
vant avait mis en déroute au même endroit une armée d'enva-
hisseurs » (A, 57) - on reconnaît Dumouriez - , statue qui montre
la voie de l'éternité glorieuse en élevant son sabre vers le ciel
« dans une attitude d'élan, d'enthousiasme et d'immortalité»
(58). La quasi « libération» de la statue « poussant son cri de
bronze» (ce qui était décrit comme une représentation évolue
vers une réalité en mouvement) répond à la capture esquissée
des personnages réels : la cérémonie est le moment par excel-
lence où hommes et représentations se rejoignent. La statufica-
tion récompense les meilleurs guerriers; monuments éternels,
les héros défunts entreront pour toujours dans l'Histoire et à

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leur tour montreront le chemin, signifieront les valeurs au nom
desquelles les guerres se rejoueront, dans une cyclicité vertueuse.

Ce sont les mêmes figures immémoriales que la Deuxième


Guerre produit autour du brigadier en la personne des officiers.
Les représentations mythiques peuplent les premiers chapitres de
la séquence du fils, comme déléguées par le fond des âges. Mais
ce registre figuratif s'accompagne régulièrement de notations qui
tendent à le disqualifier: les comparaisons introduisent d'abord
des représentations archétypales qui nimbent le comparé d'une
aura terrifiante, avant de le réduire à l'image parodique de lui-
même.
Soit cet officier, un capitaine ou plutôt « le géant, l'espèce
de lansquenet, de reître» qui semble « sorti tout droit - moins
l'armure damasquinée, les crevés de velours et le cimier à plume
- d'un tableau de Cranach ou de Dürer» (A,43-4). En dési-
gnant l'origine encyclopédique du personnage, c'est tout le
milieu d'extraction que l'image diffuse dans le récit : ici le
médiévisme allemand et ses figures à l'âpreté chatoyante et hié-
ratique. À plusieurs reprises dans le roman, descriptions défi-
nies et comparaisons disent l'étrangeté haute en couleur des offi-
ciers p~ un amalgame d'exotisme géographique et d'éloignement
hist~rique18. Officiers ou tout autre personnel d'encadrement tant
soit peu dissuasifs, tels «les gigantesques sauvages aux joues
balafrées de cicatrices rituelles amenés spécialement du Séné-
gal pour garder les voies aux abords des gares à l'arrivée des
trains de permissionnaires» (37), décrits ailleurs comme d'inquié-
tants « gardiens vaguement mythiques et fabuleux» (199). Ils rap-
pellent les dignitaires de la cérémonie de 1914, qui eux aussi
paraissaient venir « du fond de quelques steppes» (58). Tel appa-
raitra encore le jockey, compagnon du brigadier, « au visage
carré de condottiere ou de spadassin, sorti tout droit du cadre
d'un tableau de musée [ ... ], avec un regard pensif, les lèvres
minces de ces ducs ou de ces comtes portraiturés de profil et
vêtus de rouge» (225-6). Mais ce transfuge de l'encyClopédie
sera plus loin tourné en dérision: « [il] portait avec aisance la

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culotte de cheval, [... J comme s'il était sorti tout botté du ventre
de sa mère ou plutôt comme s'il appartenait à une espèce, une
race spéciale, à mi-chemin entre le cheval et l'homme, pourvu
en guise de jambes de quelque chose, comme les faunes ou les
satyres, en forme de paturons et de sabots [ ... J.» (227). Le per-
sonnage tient moins du centaure fabuleux que de l'aberration
génétique. Monstrueusement minervien et faunesque, il relève
non du mythe mais de la mythologie parodique. Il se qualifie
d'ailleurs lui-même de « guignol» (229). Le fonds historico-Iégen-
daire a donc infiltré la fiction, mais au prix d'un certain dis-
crédit peu à peu porté sur lui. Le spectacle offert par les sol-
dats mobilisés n'est rien d'autre qu'une « carnavalesque et
intolérable parodie » (235).
Le même phénomène s'observe à propos d'un autre compa-
rant régulièrement sollicité : il s'agit de l'oiseau de proie ou
de l'échassier. On connait, au moins depuis Histoire et l'évo-
cation du lac Stymphale (His/.,38-9), l'image du prédateur aux
ergots de métal. En voici une nouvelle occurrence dans le récit
de la très officielle cérémonie, sur le plateau de Valmy :
[... ] les otriciers supérieurs au garde-à-vous également, les lames luisantes
de leurs sabres dégainés et verticaux à hailteur de leurs visages, les jugu-
laires des képis coupant leurs mentons, leurs éperons aux talons des bottes
luisantes'et noires jetant dans l'herbe détrempée des éclats d'argent, comme
des sortes d'échassiers, d'oiseaux bizarres, cambrés, rigides, à la fois
rogues, sévères et fragiles. (A,57)

Faut-il voir un indice prémonitoire dans la mention de cette fra-


gilité,détail nouveau par rapport aux romans antérieurs (Hls/., 205 ;
BP, 158 ; a, 386)? Toujours est-il que celle-ci est confirmée par
la seconde occurrence de l'image, à propos cette fois des cava-
liers de 1939 qui « ressemblaient à des sortes d'oiseaux aux
plumages détrempés, pourvus de becs et d'ergots de fer, qu'on
aurait plantés là, espacés régulièrement comme sur un jeu
cf'échecs auprès de leurs bêtes apocalyptiques» (A,238). Les
impressionnants guerriers ont perdu de leur aura. Seules les
extrémités saillantes et dures subsistent, transformées en appen-
dices grotesques de corps pitoyablement avachis; l'ensemble

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promis à une sorte d'auto-élimination par le rapprochement avec
les figurines du jeu d'échecs. Le motif de l'échassier voit donc
dans L'Acacia son ultime occurrence comme représentant des
figures légendaires. Si on reste dans le registre des représenta-
tions exogènes, les «bêtes apocalyptiques» ne sont plus les
terrifiants coursiers annonciateurs de l'eschatologie biblique,
mais de pauvres rosses calamiteuses.
L'image des volatiles reparaît pour finir, à deux reprises, dans
le chapitre XI, à propos de deux groupes d'individus bien diffé-
rents. Les premiers sont les officiers entourant l'homme au « bras
de poupée» (A,314) dans un passage décrivant une séquence
d'actualité cinématographique (Guillaume II lors du renouvelle-
ment de la Triple-Alliance?) :

Les plumets, les casques de métal, les bottes étincelantes, les brusques et
imprévisibles changements de position des personnages, les font ressem-
bler à des sortes d'oiseaux, de volatiles coiffés d'aigrettes, pourvus de
becs et d'ongles d'acier, se mouvant par saccades, à la fois sauvages,
inquiets, futiles et inconséquents. (A,314)

Ici, le motif est mis à distance par l'effet de capture les sac-
cades causées par l'imperfection du document d'époque ont
quelque chose de cocasse, et montrent que les personnages sont
relégués en dehors de la fiction; l'image mythique est devenue
image- d'archives, à présent dérisoire 19•
Les seconds sont les soldats-musiciens dans le camp de pri-
sonniers. La comparaison ouvre le dernier texte du chapitre :
Comme ces oiseaux exotiques aux becs démesurés, aux cous déplumés,
perchés sur quelque branche encroûtée de fientes dans la cage d'un jar-
din zoologique, les quatre personnages sont assis sur un banc, le buste
droit, le long du flanc d'une baraque. (A, 334)

Autre capture ici, mais peut-être moins éloignée de la précé-


dente qu'il n'y paraît. La déchéance des oiseaux vaut pour celle
de toutes les images hautes en couleur. Si les créatures exo-
tiques ont toujours été du côté du mythique et du fabuleux dans
la classe des représentations exogènes, le zoo pourrait bien méta-

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phoriser leur triste devenir après une importation forcée.
En témoigne encore l'itinéraire figuratif du principal représen-
tant de l'état-major militaire: le colonel qui remonte la colonne
des cavaliers au chapitre II. L'évocation du personnage mobilise,
explicitement ou non, un grand nombre de préconstruits cultu-
rels. Il ne sè distingue pas, magnifié par elles, des immémoriales
représentations qu'il évoque. D'où, pour commencer, l'immaté-
rialité paradoxale du cavalier et de sa monture, dont lepassagt)
produit à peine « un bruissement confus, un froissement d'air
fouetté emportant avec lui un léger cliquetis d'aciers, futile et
joyeux» (A, 31). Cette monture est un fantastique Pégase de métal,
magiquement aérien, et si le nom du cheval légendaire n'appa-
raît pas, c'est que l'aura mythique est une présence diffuse:
[... ] comme si cavalier et cheval ne formaient qu'une seule et même créa-
ture mythique faite d'une matière semblable à du métal, pourvue d'ailes
invisibles aux plumes de métal (et non pas foulant la terre mais se
déplaçant légèrement au-dessus, la frappant ou plutôt l'effleurant à peine
de ses fins sabots graissés, et pas tellement pour y prendre appui que
pour la faire allégrement retentir comme une sonore coupole de bronze
sous les chocs légers et scandés) [... ]. (A, 31)

Le colonel sera décrit plus loin comme la fugitive et intimi-


dante matérialisation d'un être transcendant, « [P]as un homme,'
une entité, un symbole [... ], ([ ... ] il était quelque chose comme
un mythe [... ])) (A, 36). L'homologation est clairement établie
entre l'irréalité et les aspects mythiques du personnage d'une
part, et d'autre part son appartenance à l'état-major, autrement
dit l'univers de la décision et de la cause : il est « l'incar-
nation de cette toute-puissance [ ... ] qui possédait sur eux [les
soldats] un droit de vie ou de mort» (46; ct: 36). Il arrive de
l'arrière, monde tout entier mythifié en « pandémonium» (37)
ou en « lointain et vague empyrée» (47), deux termes qui dési-
gnent le fonds culturel où le récit puise ses images. L'organisa-
tion politique et militaire de la guerre renvoie donc au même
horizon légendaire que ses manifestations destructrices. L'ailleurs
géographique est, comme toujours, un cantonnement fabuleux,
le lieu des ordonnateurs invisibles.

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L.'apparition du colonel diffuse dans le monde de la fiction
l'aura légendaire qui l'entoure. Il vient signifier aux troupes la
transcendance qui règle leur sort. Mais, de plus près, le per-
sonnage déçoit; son escorte n'a pas le faste attendu, et les sol-
dats doivent « se rendre à l'évidence : en dehors de son ordon-
nance et du sous-officier des transmissions qui trottaient dans
son sillage, il était seul» (A,46). Qu'il s'adresse aux cavaliers,
et alors le personnage concède encore un peu de son aura
mythique:
[... ] [sa] voix [... ] semblait sortir de sous le casque (ou plutôt de der-
rière un masque: comme s'il avait parlé à travers du carton ou du fer
blanc sculpté, à la manière des chefs-d'œuvre de ces maîtres armuriers
de la Renaissance [.;.]) [... ]. (A,47)

Le comparant s'est temporalisé. Même s'il garde un aspect


effrayant qui tient à l'origine de la représentation, l'image tend
vers la métalepse : le dehors se décolle du dedans, l'enveloppe
est une image d'enveloppe, masque, armure, sorte de prothèse
en sotnme. Avec la dégradation des matériaux (carton et fer
blanc), l.'irréelle apparition se mue en créature cybernétique. La
transcendance va bientôt tourner au burlesque .
. Nouvelle baisse de registre avec l'image suivante : le mou-
vement des lèvres évoquant « celles d'un ventriloque» (A,47).
Le simulacre de foire a remplacé l'armure d'apparat. De manière
significative, cette baisse de registre intervient juste avant la
mention du reproche irrité qu'il adresse aux soldats à propos
de « la rouille de leurs étriers» et de « la boue qui souillait
leurs souliers ». L'organicité corruptrice (on y reviendra) est la
véritable hantise du personnage.
L'officier mythique et le monde réel sont hétérogènes. Cet
antagonisme peut se résoudre de deux manières : la séparation,
autrement dit le retour précipité du colonel vers son milieu
d'extraction, ou bien l'assimilation à l'ordre terrestre. La fin du
chapitre envisage les deux possibilités. Voici la première: « [ ... ]
s'éloignant rapidement jusqu'à ce qu'il eût disparu au loin,
comme il était venu [ ... ] (descendu dans un nuage ailé et cli-

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quetant) [ ... ].» (A,47). Rappelée dans ces termes, la matériali-
sation magique évoquée au début du chapitre devient spectacle
à machine: non plus épiphanie véritable mais dispositif d'appa-
rition, sa simulation scénique; non plus la diffuse présence du
mythe mais la lourde représentation mythologique, deus ex
machina. Difficile pour le personnage, dans ces conditions,
d'envisager un retour à son empyrée d'origine dans un mouve-
ment inverse d'apothéose. L'homme est désormais trop engagé
dans le réel pour ne faire qu'y passer fugitivement.
Il ne lui reste plus qu'à se fondre dans l'ici-bas. C'est ainsi
que le brigadier l'aperçoit à la tête des cavaliers et formant
avec eux, à présent, un groupe unifié :
[... ] leurs montures cachées jusqu'au ventre par une ondulation du ter-
rain, [ils] semblaient avancer immobiles, entrainés par quelque mécanisme,
comme ces silhouettes découpées dans du zinc et montées sur rail qui
défilent en oscillant faiblement dans les baraques de tirs forains entre les
plans d'un décor découpé lui aussi dans des feuilles de zinc [... ]
(A,47-8)

À la faveur d'une nouvelle image, le merveilleux s'abaisse encore


d'un cran. Cette fois le personnage s'est bel et bien intégré au
paysage, l'un et l'autre pareillement convertis en une grossière
«(
surface de tôle. Transformation capture») déterminante, puis-
qu'on rétrouvera au chapitre x le colonel effectivement devenu
cible' mobile offerte à l'ennemi embusqué. C'est sous cette forme
qu'il pourra regagner « l'autre monde» (293), toujours « nimbé
de sa magnificence et de son aura de hautaine invulnérabilité»
(289), mais juché sur un indigne sous-verge. Atteint par une
balle, il meurt en s'effondrant comme un jouet miniature20,
« élev[ant] à bout de bras le sabre étincelant, le tout, cavalier,
cheval et sabre basculant lentement sur le côté, exactement
comme un de ces cavaliers de plomb dont la base, les jambes,
commenceraient à fondre» (304).
. La fin du roman prend en effet définitivement congé des
figures de l'Histoire légendaire, les réexpédie sans ménagement
vers leur pandémonium et leur empyrée d'origine. La première
apparition de la prostituée et du soldat démobilisé, au cha-

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pitre x, fournit d'ailleurs l'occasion d'une dérision burlesque
sur ce dernier terme, ce contexte d'énonciation inédit surgissant
tout spécialement à cet effet pour disparaitre immédiatement
après (on ne retrouvera les deux personnages qu'au chapitre
final) :
[... ] la fille disant: «[ ... ] Qu'est-ce que c'est que ce mot que tu as dit:
empyrée? », et lui : «Empyrée ? .. Oh ... Quelque chose dans ie genre
du paradis ... Mais spécial. Pas le paradis de n'importe qui. Disons: un
coin particulier du paradis, un coin supérieur. Disons : une sorte de club
réservé. Uniquement pour colonels de cavalerie. Un cercle privé où ils
ont le droit d'entrer tout bottés, avec leur cheval, leurs éperons et leur
sacré cul vissé sur leur selle.» (A, 302)

Les officiers réintègrent « tout bottés» leur univers, comme les


guerriers de la légende thébaine naissaient tout en armes des
dents du dragon; à ceci près que l'ultime écho de l'intertexte
légendaire, ici, tourne au ravalement parodique, déclassement
dont toute l'encyclopédie historico-mythique fait les frais21 :
Alors j'imagine que son entrée a dû faire sensation, au milieu de tout le
beau monde qui l'attendait (ou du moins qu'il devait se figurer l'attendre)
pour lui remettre la croix des braves. Ceux d'Azincourt, de Pavie et de
Waterloo. Sauf que ce n'était pas précisément la charge de Reichshoffen.
(A,302)

l'image organique de l 'Histoire vécue

Il est un troisième champ figuratif de l'expérience guerrière.


À l'ordre mythique et fabuleux s'opposent, dès le début du
deuxième chapitre, plusieurs notations qui refusent les connota-
tions héroTsantes. Ainsi cette parenthèse à propos des cavaliers
de 1940 : « [ ... ] mornes, sales (pas la glorieuse et légendaire
boue des tranchées : simplement sales [ ... ]) [ ... ].» (A,29)22.
L'antithèse se prolonge par la mention d'une autre boue, celle,
souvent mêlée d'urine, dont les soldats barbouillent leurs
casques, tandis que le colonel mythique est; lui, « coiffé non de
boue mais d'acier étincelant» (35-6). Le thème organique, comme

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on va le voir, informe un faisceau d'images où s'énonce, parallè-
lement à l'ordre atemporel de la guerre, le simple devenir des
soldats. Toujours l'Histoire donc, mais rapportée ici à l'indi-
vidu, objet de représentations proprioceptives et focalisées. Le
bellicisme est totalement naturalisé, toutes les causalités externes .
étant exprimées à travers les sensations archaïques de la chair.
On songe surtout à la première moitié du chapitre VIII évo-
quant le rassemblement des soldats mobilisés, la rupture défi-
nitive avec le monde civil, et la progression de la colonne sous
la pluie. Le récit culmine avec un passage qu'on se propose
d'étudier ici plus en détail, « superbe composition» comme
l'écrit justement un critique23, longue et complexe fantasmago-
rie qui récapitule maintes images antérieures et façonne en grande
partie les suivantes. L'épisode fait pendant à la chevauchée noc-
turne des premières pages de La Route des Flandres (RF, 26-8),
où deux temporalités s'articulaient métaphoriquement : d'une
part l'inscription des soldats dans le panthéon immémorial et
figé des acteurs légendaires de l'Histoire, et, du point de vue
du temps individuel, le pourrissement assuré des corps. Ici, même
tangence du temps humain et du temps légendaire, même prise
de conscience, de la part du personnage focal, d'entrer dans
l'Histoire au prix d'une mort prochaine, à ceci près que la pétri-
fication' disparaît. Le dispositif figuratif s'est toutefois enrichi,
capitalisant les acquis des romans antérieurs. Les soldats mobi-
Usés, à la fois enfantés et expulsés par le monde civil, partent
pour une course héroïque, mais la rupture du « cordon ombili-
cal» (A, 240) les voue à une irrémédiable dégénérescence excré-
mentielle. Voici le passage en question, intégralement cité pour
la commodité de l'analyse ultérieure.

[... ] et à peine avaient-ils commencé à s'ébranler que le brigadier enten-


dit le bruit : immémorial, comme parvenant des PROFONDEURS DE L'HIS-
TOIRE, menu pour commencer, insidieux, comme un léger grignotement
de rat, un grésillement qui, tout d'abord, lorsque les premiers chevaux
(ceux de la tête de la colonne) s'engagèrent sur la route asphaltée, s'ajou-
tait simplement à celui de la pluie, puis allant croissant, s'amplifiant à
mesure que les uns après les autres les cavaliers qui le précédaient

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s'engageaient à leur tour sur la route, puis tout près, puis il put entendre
les quatre fers de sa propre monture martelant maintenant l'asphalte sous
lui, le bruit, le crépitement qu'il pouvait à présent décomposer en une
quantité de chocs proches ou lointains, non seulement devant lui mais
tout autour de lui, continuant à s'enfler, à croître, de sorte qu'à la fin il
se trouva complètement noyé, précédé et suivi par cette alarmante et tran-
quille rumeur faite de centaines de sabots chaussés de centaines de fers
s'élevant et s'abaissant, frappant le sol en un dur et multiple crépitement,
continu, qui semblait emplir la nuit tout entière, s'étaler, formidable, désas-
treux et statique.
[ ... ] Simplement ils étaient là, à peu près immobiles, [... ] uniformé-
ment engloutis dans ces ténèbres d'encre emplies de ce vaste piétinement,
ou crépitement, ou grésillement semblable (avec parfois quelques clique-
tis, quelques tintements, de légers froissements de métal entrechoqué,
comme des froissements d'élytres, les claquements de corselets ou de
mandibules) à la confuse rumeur de myriades d'insectes s'abattant en
d'obscures nuées, dévorant les campagnes ou, pensa le brigadier, se mon-
tant les uns sur les autres, pressés sur quelque charogne déjà puante :
non pas LA MATRICE mais (comme si celle-ci contenait à la fois son ori-
gine et sa fin) LE CADAVRE NOIR DE L'HISTOIRE. Puis il pensa que c'était
le contraire, que c'était l'Histoire qui était en train de les dévorer,
d'engloutir tout vivants et pêle-mêle chevaux et cavaliers, sans compter
les harnachements, les selles, les armes, les éperons même, dans son insen-
sible et imperforable estomac d'autruche où les sucs digestifs et la rouille
se chargeraient de tout réduire, y compris les molettes aux dents aigu~s
des éperons, en un magma gluant et jaunâtre de la couleur même de leurs
uniformes, peu à peu assimilés et rejetés à la fin par son anus ridé de
vieille -ogresse sous forme d'excréments. (A,241-3)

Dans cette nuit investie par l'imagination du brigadier, la pro-


gression rectiligne des cavaliers se transforme en un mouvement
immobile au sein d'un milieu englobant homogène, milieu en
expansion infinie, et n'offrant à la perception que la rumeur qui
l'habite. Le sujet englobé devient le centre de plus en plus foca-
lisé où cette rumeur résonne et où l'espace mesurable s'abolit.
Le martèlement des sabots, commencé avec l'averse (<< la pluie
perverse et sournoise allait de nouveau attaquer» (A,240») se
terminera avec elle, et la somnolence des cavaliers donne lieu
à une perception presque indifférenciée des deux phénomènes.
L'analogie, outre la ressemblance auditive, est établie par les
sèmes de liquidité, multiplicité et ubiquité actualisés par les pré-

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dicats et les déterminants (noyé, emplir, engloutis, centaines,
myriades, etc.). De plus, une complémentarité s'établit de l'un
à l'autre par un échange symbiotique des fonctions: la pl~ie
relaie et propage le martèlement tandis que ce dernier lui délègue
sa dureté métallique et son activité animale. Cette rumeur com-
plexe, mêlant animalité, organicité et minéralité, est portée par
une impressionnante cohérence des sonorités (le cratylisme du
passage mériterait à coup sûr une étude détaillée) : [R], [gR],
[kR], [CR] dans les déverbaux (grignotement, grésillement, cré-
pitement, frottements, froissements), et [k], [1], [i], [t] du côté
de l'organicité métallique et huileuse (quelques cliquetis, métal-
liques, élytres, claquements, corselets, mandibules). Enfin, les
fonctions bruissantes et corrosives donnent lieu à d'innombrables
images, qu'il s'agisse de comparaisons (<< semblable [ ... ] à la
confuse rumeur de myriades d'insectes» (242), avatar du fléau
biblique des sauterelles), de métaphores (<< ténèbres d'encre
emplies de ce vaste piétinement»), ou, cas le plus fréquent, de
catachrèses.
L'interaction et la superposition synesthésique des deux procès
cardinaux du passage - à savoir d'une part les chevaux mar-
telant l'aSphalte et d'autre part la pluie s'abattant sur les cava-
liers - , se traduit à la fois par une activité intransitive neutre
(le bruissement nombreux) et par un dégradé d'activités transi-
tives' complexes, dont le sujet et l'objet permutent sans cesse.
En effet, les cavaliers sont en partie en position de sujet : la
rumeur crépitante provient de ce qu'ils avancent sur la route.
Ils se trouvent par ailleurs en position d'objet, en butte aux
attaques de la pluie. La nature, quant à elle, est à la fois active
(la pluie) et passive (la campagne). Les fonctions intermédiaires
complexes ont donc simultanément, bien qu'à des degrés divers,
la nature et les cavaliers pour sujet et pour objet, et réalisent
de ce fait des relations instables et presque contradictoires entre
çes différents acteurs. D'une part la nature par leur intermé-
diaire s'attaque elle-même, et d'autre part, plus gravement, le
crépitement des chevaux se retourne contre les cavaliers, tour
à tour foyer irradiant et cible de la corrosion.

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Permutant les fonctions d'objet et de sujet, mobilisant les
. acteurs organiques et métalliques, liquides et solides, ces images
particulièrement riches de possibilités signifiantes se trouvent au
centre de trois représentations successives de l'Histoire.
La première relève du cycle hérorque évoqué plus haut, et
fait de l'Histoire la matrice de la soldatesque légendaire. L'image
inaugurale est celle des «profondeurs de l'Histoire» (A, 241)..
dont le martèlement semble issu, et qui font ainsi irruption dans
l'univers de la fiction. Le groupe nominal récapitule tout le
fonds culturel historico-Iégendaire où, comme on l'a vu, le récit
a fréquemment puisé jusqu'ici24 , et qui resurgit, auréolé de son
prestige intact et porté par le «bruit immémorial» quand la
colonne se met en marche. Cavaliers et montures, à l'origine
de ce bruit, constituent la nouvelle incarnation de l'Histoir~
surgissement qui s'explique par la perte des repères spatio-
temporels et la mise entre parenthèses du monde réel. Le temps
humain et le cours des jours momentanément suspendus (<< sans
que rien pût permettre d'espérer que [ ... ] le jour reviendrait de
nouveau» (242» laissent place à la marche atemporelle de l'His-
toire. La rumeur qui se propage consacre l'épiphanie des cava-
liers, èomme si le panthéon des figures hérorques s'avançait
dans la nuit transfigurée elle aussi par l'immémorial écho.
PoUr mieux comprendre ce qui s'énonce ici, il faut remonter
qùelques lignes avant le passage cité : le train qui a acheminé
les cavaliers est reparti « comme si s'était détachée d'eux la
dernière section de la chaîne (ou plutôt du cordon ombilical)
qui les raccordait encore à leur vie passée» (A, 240). L'image
ombilicale suggère que le monde civil a porté, façonné et pro-
duit les cavaliers semblables aux modèles légendaires. Une évo-
cation voisine intervenait également dans la séquence paternelle,
au moment de la mobilisation et du départ des officiers en gatr
nison dans la ville du Midi. C'était alors, on s'en souvient,un
cortège enthousiaste, « sortant de la citadelle, franchissant entre
les quatre colosses de pierre la porte de la muraille}) (56), irrup-
tion glorieuse, hors d'un giron fortifié, des guerriers en armes
acclamés par la foule. Le cycle hérorque est anaphorisé à la fin

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de la fantasmagorie du brigadier par l'image de la nature comme
matrice de l'Histoire. On peut entendre ainsi l'expression: le
transplant légendaire a projeté autour de lui l'image de son
milieu d'extraction, il a métamorphosé la nature, le milieu englo-
bant, en un réceptacle utérin ressemblant aux insondables pro-
fondeurs de l'Histoire. La nature matrice de l'Histoire porte,
sustente et façonne en son centre les cavaliers légendaires, eux-
mêmes foyer de rayonnement du signifié mythique. La pluie est
le liant propagateur, sa liquidité amniotique garantit le va-et-
vient des échanges et la cohésion de l'ensemble.

Mais si l'image est ainsi rappelée à la fin du passage, c'est


pour faire l'objet d'une négation (<< non pas la matrice» (A,242»
et se voir préférer une autre comparaison : la première image,
révoquée, laisse place à celle du cadavre de l'Histoire, comme
si l'irruption glorieuse était l'échec de l'Histoire elle-même,
comme si la guerre, en lui donnant de se rejouer, sonnait le glas
de l'Histoire. Paradoxe formulé dans la parenthèse: « (comme
si celle-ci contenait à la fois son origine et sa fin) ».
Il faut reparcourir le passage cité et constater que, d'un para-
graphe à -l'autre, la fantasmagorie héroïque a tôt fait de s'épui-
ser. L'avancée des cavaliers est tout d'abord ravalée en méca-
niSme forain par la comparaison avec des «montures factices»
(A,241). Le décor quant à lui perd ses déterminations magni-
fiantes, retombe dans la facticité minimale et décevante du réel
(voir les occurrences de aucun, simplement, normal), avant qu'une
nouvelle image impute le grésillement aux insectes «dévorant
les campagnes» (242). La réapparition des déverbaux de la cor-
rosion révèle ainsi une mutation profonde : le bruissement
mythique a dégénéré en activité gangrenant~ à l'image d'une
dévoration par les insectes. Le scénario héroïque, après avoir
fugitivement et illusoirement transfiguré le réel, n'a fmalement
pas résisté à celui-ci. En se temporalisant une nouvelle fois, quit-
tant le champ de l'éternité légendaire pour devenir objet d'expé-
rience réelle, l'Histoire périclite. Ce renversement de la matrice
en cadavre signifie que la guerre est le produit de l'Histoire mais

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qu'ellê ruihé ên iiiême tèiiips tolites les représentations qui l'ont
déterminée.
Ce deuxième dispositif figuratif est pourtant un avatar pré-
caire: comment les cavaliers « uniformément engloutis» (A,242)
dans les ténèbres corrosives peuvent-ils échapper eux-mêmes à
la corrosion? Le crépitement mêlé des sabots et de la pluie
(1'« alarmante et tranquille rumeur» (241» est vécu par le bri-
gadier dans une sorte de panique, et l'adjectif désastreux est
ambivalent : à qui, du milieu englobant ou du sujet focal, échoit
le rôle de victime?
La corrosion se retourne contre son foyer d'origine. Le milieu
ne gangrène pas ses contours, mais attaque son contenu. De ce
renversement, le brigadier prend définitivement acte : «Puis il
pensa que c'était le contraire, que c'était l'Histoire qui était
en train de les dévorer [ ... ]. » (A, 242). Un développement méta-
phorique, à partir du cliché de l'autruche omnivore, propose
donc ce troisième avatar : celui du milieu gastrique, corrodeur
et producteur d'excréments. L'environnement liquide reste un
mixte d'organicité et de minéralité (<< les sucs digestifs et la
rouille» (243», mais la polarisation aux deux extrémités s'est
inversée -car l'organe a ici raison du métal.
Il faut peut-être remonter à deux notations immédiatement
antérieù.·cs au passage cité pour trouver l'origine plus précise
de c'ette troisième configuration2s • Avant le départ de la colonne,
les cavaliers se tiennent «debout, alignés à la tête de leurs
montures dans la boue de mâchefer piétinée» (A, 238),
[... ] condamnés selon toute apparence [... ] à fondre et à se dissoudre
lentement, [... ] jusqu'au moment où il ne resterait plus d'eux et de leurs
anachroniques montures que de petits tas retournés à la boue origineIle,
s'élevant çà et là sur le mâchefer parmi les flaques d'eau. (A,240)

Le mâchefer pourrait bien fonctionner ici comme générateur de


la suite. Car il y a deux manières de lire le mot. Littéralement
et étymologiquement d'abord: mâchefer, soit le fer « mâché»
(mâchuré, écrasé), résidu métallique préfigurant ici la réduction
de l'équipement guerrier sous l'effet de la pluie. Mais dans une

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approche plus phonétique - plus immédiate aussi - mâchefer
évoque l'agent corrodeur et non le résultat: force qui mâche
le fer. Le mot contient de la sorte la réversibilité sujet 1 objet
et la dualité figurative métal lité 1 organicité qui informe le pas-
sage.
L'Histoire se voit finalement réhabilitée, elle retrouve sa
majuscule prestigieuse et intimidante, mais au prix du sacrifice
de ses acteurs temporels: il n'y a d'Histoire que broyeuse de
soldats en armes. Loin de toucher à sa fin, l'Histoire poursuit,
immuable, son cheminement mythique en consommant elle-même
ses acteurs éphémères.
Plusieurs réalisations antérieures de la voracité ont préparé
l'équivalence entre menace de mort guerrière et dévoration. À
commencer par le retour du cheval de La Route des Flandres,
au chapitre II : l'animal est englouti par la terre avec «cette
imperturbable et vorace bienséance qui lui permettait d'ingur-
giter à la façon de ces fleurs carnivores bêtes et gens» {A,42)26.
L'image est également au cœur de la contre-légende napoléo-
nienne transmise au fil des générations dans la famille pater-
nelle, à propos de l'arrière-grand':'oncle paternel resté caché dans
les bois pour échapper aux sergents recruteurs et à « l'ogre man-
geur d'hommes» (I27 ; ct: 70). Autre précédent de la dévoration
- dévoration en puissance cette fois - le groupe de soldats
hâbleurs qui fait bruyamment irruption dans le compartiment où
somnole le réserviste, exhalant « une odeur de désastres (celle
du cirage, de la graisse d'armes et de corps bien nourris))
(I95), et qui, engloutissant paisiblement leur casse-croûte, évo-
queront « ces bêtes à carapace à l'intérieur violacé composé
d'un élémentaire système digestif et d'un élémentaire relais de
neurones» (197)27. La fantasmagorie nocturne marque ainsi la
réalisation proprioceptive d'une image restée jusqu'alors de
l'ordre de la fable (l'ogre), de la menace indirecte (les soldats
dévoreurs), ou encore qui relevait de l'humour noir:

[... ] comme la proverbiale histoire de la vierge ou de l'explorateur lançant


l'un après l'autre par-dessus leur épaule quelque bijou ou ses dernières

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boites de conserves pour retarder l'avance du monstre galopant à leurs
trousses, juste le temps qu'il s'attarde à les ramasser ou les digérer [... ]
(A, 39 ; cf 348)

La réduction au «magma gluant et jaunâtre» (A,243) fan-


tasmée à la fin du long passage cité plus haut doit enfm se lire
en relation avec 1'« obsession fécale »28 marquée dans l'ensemble
du roman. À la mention de la boue mêlée d'urine dont les sol.,.
dats enduisent leurs casques (29), s'ajoutent en effet plusieurs
notations du même ordre. À propos de la grand-mère paternelle
tout d'abord, réduite à la fin de sa vie aux seules fonctions
d'assimilation d'une « bouillie blanchâtre qui ressortait un peu
plus bas sous forme d'excréments» (67). Le personnage est plus
loin décrit- dans les mêmes termes :
[... ] ce quelque chose (plutôt que quelqu'un) de ratatiné, terreux, [... ] qui
occupait nuit etjour la même place sur l'oreiller, sauf quand elles [le]
dérangeaient, pour verser un peu de lait sucré dans la bouche ou nettoyer
de ses déjections [... ]. (A,271)

La question intestinale préoccupe le brigadier qui, « [P]lus tard,


cherchant à se souvenir, il ne parviendra même pas à se rap-
peler si à ùn moment ou à un autre il a eu besoin de s'accroupir
derrière quelque buisson ou dans le fossé» (94). C'est que celui-
ci fera plusieurs fois, par la suite, l'épreuve de l'excrément.
Lors du transport dans les wagons allemands, les soldats crou-
pissent dans une viscosité qui a tout du gastrique ou de l'intes-
tinal, réduits qu'ils sont à un «confus enchevêtrement de corps
en sueur» (316), formant une « masse indistincte [de] corps aux
uniformes terreux et souillés», ou encore un « informe et vague
agrégat [ ... ] secoué par places d'impuissants soubresauts»,
comme sous l'effet d'une flatulence. Confirmation lors d'une
halte du train:
[... ] ils se laissaient maladroitement tomber sur le sol, pouvant voir le
long convoi immobile, avec ses portes béantes d'où, comme des excré-
ments, ne cessaient de se détacher des grappes d'hommes aux uniformes
couleur de terre qui dévalaient le talus en trébuchant et arrivés en bas
s'accroupissaient. (A,317)

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Hommes-excréments eux-mêmes en train de déféquer : la com-
paraison reçoit ainsi une manière de légitimation en acte - ce
phénomène de réalisation littérale d'une image par une sorte de
redoublement en abyme est du reste fréquent dans L'Acacia.
Plus tard, ce sera « l'infecte puanteur d'excréments et d'urine»
(372) du camp de prisonniers, dans ce camp où le brigadier
pourra sentir le «grignotement, acharné et vorace, des centaines
de poux qui bougeaient sur lui» (344). Le scénario fantasma-
tique se trouve ainsi partiellement littéralisé.

Non seulement l'Histoire accouche des guerriers, mais c'est


elle aussi qui les dévore avant de les réduire à l'excrément. Le
brigadier, englobé dans un milieu à la fois placentaire et gas-
trique, tour à tour producteur et corrupteur, fait l'épreuve d'un
cycle abominable où alternent gestation-enfantement et digestion-
déjection. Cette alternative reste comme la construction majeure
du chapitre. À preuve le syncrétisme des deux schémas dès
l'ouverture du chapitre suivant: l'Histoire matricielle et l'Histoire
dévoreuse fusionnent dans l'image de la guerre comme produit
d'une gésine excrémentielle (il s'agit ici de l'été 1914) :
C'était la période où l'été commence à se retirer, basculer, s'affaler
pour- ainsi -dire sous son propre poids, avec cette pesante et inexorable
lourdeur lassée d'elle-même, et cette année-là, [... ] laissant derrière lui
(l'été) ce quelque chose de monstrueux dont il s'était enflé, qu'il avait
porté à terme COMME UNE FEMME GROSSE, avec cette même stupeur, ce
même orgueil hébété, s'en délivrant au son des clairons et des clameurs
d'ivrognes, s'apprêtant déjà à l'abandonner, horrifié, pour le retrouver un
an plus tard, devenu adulte, couvert de boue et changé lui-même en boue,
enterré vivant jusqu'au cou ou pourrissant sous le soleil revenu dans une
puanteur d'excréments, de purulence et de charognes décomposées.
(A,263)

Imaginée comme le produit monstrueux et non viable d'une ges-


tation utérine bientôt converti en déchet excrémentiel, la guerre
actualise les images de l'Histoire vues plus haut. Après la
«vieille ogresse », la « femme grosse» constitue la seconde
occurrence de la femme en position de comparant de l'Histoire,

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ou plutôt, ici, de métaphore. La nouveauté de L'Acacia consiste
dans la corrélation établie entre les deux isotopies organiques,
la féminité et l'ordre méta-individueP9.
Autre détail d'importance, le chapitre commence par une évo-
cation de la Première Guerre à travers le registre métaphorique
construit précédemment dans la séquence focalisée. Le matériau
figuratif remonte le temps, transporté d'une guerre à l'autre, de
l'expérience du fils à la biographie parentale. Celle-là informe
celle-ci comme si l'évocation de l'expérience vécue avait ins-
trumenté le narrateur. Disposant de figures propres lui permet-
tant de faire pièce aux représentations exogènes, ce dernier
renouvelle la geste parentale, la rapproche et lui donne une intel-
ligibilité nouvelle.

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Il

LES DESTINÉES PARENTALES

L A biographie des parents sera envisagée ici sous un double


aspect. D'un point de vue thématique d'une part, comme
l'histoire d'une conciliation des images : l'ancien paysan n'a
pu épouser la descendante d'un général d'Empire qu'en inté-
grant progressivement le registre figuratif de la belle-famille,
soit celui de la raideur et de l'engoncement. Inversement, pour
la jeune femme, la brève euphorie conjugale correspond à
l'éclatement de l'ancestrale carapace de préjugés. On verra à
cette occasion que L'Acacia reconduit un imaginaire élaboré tout
au long de la production antérieure de Claude Simon, et dont
il faut dire deux mots. On sait que le bestiaire du romancier
privilégie les crustacés (de crus ta : « la croûte»), les coléoptères
(koleos : « la gaine, le fourreau») et autres bêtes à corselet,
sans parler du pachyderme (littéralement : « à peau épaisse»).
Dans L'Acacia, nombreux sont les avatars de l'enveloppe cornée,
du tégument durci, de la surface calleuse ou craquelée, de la
gaine, camisole, cuirasse, gangue, portés par un champ lexical
phonétiquement très homogène : écorce bien sûr, mais aussi
coque, cloche, calotte, corset, corsage, carapace, masque, pour
ne citer que quelques mots. L'enceinte qui délimite, protège et
contraint, est aussi le support de l'apparence, plus ou moins
nécrosé, le dehors à la fois coextensif à l'être et décollé de lui.
Ses matériaux constitutifs relèvent à la fois de l'organique et

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du minéral, dans des proportions variables qui autorisent toutes
les évolutions. Cet imaginaire - que par commodité on quali-
fiera désormais de cortical (de cortex, « l'écorce») - est aussi
celui de la problématique intériorité que l'enveloppe protège,
entrave ou laisse s'épancher, cache ou découvre, intériorité tour
à tour germinative et croupissante comme on l'a vu à propos
des images de la guerre et de l'Histoire30 • À propos des per-
sonnages du père et de la mère, le même champ métaphorique
se manifeste en particulier par l'image de la chrysalide, diver-
sement sollicitée pour chaque personnage mais signifiant dans
les deux cas une mutation pareillement funeste.
Cette biographie parentale, d'autre part, pour être au plus près
du récit factuel, ne s'en place pas moins sous le patronage
de scénarios encyclopédiques : qu'ils apparaissent en position
de comparant ou qu'ils informent plus discrètement l'écriture,
les préconstruits légendaires et les stéréotypes picturaux sont les
signes récurrents de la fictionalité. Le récit joue ici plus
qu'ailleurs de l'ambivalence des images hypothétiques en solli-
citant le double aspect, herméneutique et analogique, du comme
si : sous couvert de rechercher les motivations psychologiques
des comportements, dans une logique de la véridiction, elles
visent en fait à la constitution d'une cohérence proprement fic-
tionnellé, si bien que le parcours des personnages ne se dis-
tingùe pas du dispositif figuratif qui permet de le reconstituer
sous la forme d'un destin 3l • On observera pour finir comment
un réseau de correspondances multiples place la mère du côté
de l'Histoire légendaire, et la désigne à ce titre, analogique-
ment, comme responsable de la mort du capitaine.

la geste tragique du père

Le père imposait obliquement sa présence dans Histoire, dési-


gné en maints passages comme l'objet d'une fascination du per-
sonnage-narrateur. Quant à l'évocation biographique proprement
dite, elle se limitait à la comparution des rares pièces d'archives.
Dans L'Acacia au contraire, un récit organisé selon la chrono-

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logie des événements retrace la vie du disparu. Mais l'évoca-
tion est hypothéquée dès l'ouverture: «Ainsi venait de prendre
fin une aventure commencée vingt-cinq ou trente ans plus tôt,
[ ... ]. » (A, 62); la régie narrative s'exhibe ici sur le mode balza-
cien - fait rare - pour lancer une biographie rétrospective-
ment vectorisée en destin, tendue vers « l'échéance, le point
d'arrivée de ces vingt années» (216). Fausse chronique donc,
dans la mesure où chaque épisode du récit porte la marque anti-
cipée du moment final, moment que le personnage lui-même
semble prévoir, consentant et résolu. La biographie paternelle est
une geste tragique. Ainsi le lien de filiation entre le capitaine
et le brigadier ne s'énonce jamais de manière directe. Signifi-
cativement, on ne rencontre qu'une seule occurrence du mot père
désignant le personnage, et de plus sur le mode de l'absence :
« [ ... ] un enfant déjà sans père [ ... ] » (313). L'évocation de celui
que le fils n'a connu que sur le mode de la représentation (images
et témoignages) ne peut faire qu'emprunter, au moins dans un
premier temps, aux modèles éprouvés.

Au départ, un tournant imprévu: à la suite d'un accident qui


l'empêche· de se présenter au concours de Polytechnique, le
jeune paysan prometteur opte pour Saint-Cyr; il épousera la
carrière militaire. Véritable « apostasie» (A, 72) que cette déci-
sion, aux yeux de ses deux sœurs institutrices, ennemies du
sabre comme du goupillon et qui narrent encore le souvenir
d'un arrière-grand-oncle réfractaire à l'enrôlement lors des cam-
pagnes napoléoniennes (70). Il leur faudra pourtant se faire une
raison, et l'entrée à Saint-Cyr leur apparaîtra finalement « comme
[ ... ] le passage obligé par la chrysalide du papillon avant qu'i!
ne déploie l'apothéose de ses ailes éblouissantes». Le cocon,
donc : enveloppe contraignante et ingrate, mais censément tem-
poraire et devant protéger la métamorphose intérieure d'un être
en marche vers une splendeur attendue.
De fait, après le succès au concours d'entrée, suivront deux
années que le personnage passera « pratiquement reclus, cloîtré»
(A, 74). Mais l'image de la chrysalide ne tarde pas à s'inverser32 ,

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et avec elle toute la dialectique du dehors et du dedans. C'est
que le mot chrysalide lui-même dicte sa loi, mot contradictoire
en effet : l'éclat du signifiant et du sens étymologique (de chry-
sos : « or ») jure curieusement avec l'enveloppe sombre et croû-
teuse à laquelle il renvoie. Le mot programme ainsi l'inversion
figurative relevée ici : l'intérieur (la caserne) est un espace
sombre et dur, plus près de la mort que d'une quelconque ges-
tation luminescente, avec les couchettes « brunâtres » (75) de la
chambrée « semblables à des alignements de cercueils ». Espace
emblématique, de surcroît, de la métallité organique noire et
huileuse, si régulièrement mortifère depuis Histoire : les ali-
ments y sont « comme imbibés de fades odeurs d'acier et de
térébenthine, aussi durs, aussi froids que l'acier lui-même» (76),
et partout s'exhalent d'« âcres relents de créosote, de crottin,
de sueur, de graisse d'armes et de latrines» qui laissent penser
qu'un lent travail de corruption putride s'effectue secrètement lors
de la formation du soldat. Ici encore, un mot programmatique si
l'on songe à l'étymologie: la créosote (de kreas : « chair », et
sôzein : « conserver ») n'est pas que l'innocent protecteur des
poutres et des parquets, c'est aussi le formol bitumeux qui
maintient· debout des corps déjà faisandés. Mais le dehors, au
contraire, resplendit, car la sombre croupissure intérieure est le
prix à payer d'une splendeur de façade. Celle-ci est peu à peu
conquise sous la forme de la « chatoyante tenue de parade»
(75) puis de « l'élégante et impeccable carapace de drap, de
moustaches, de cuirs méticuleusement brossés et cirés» (76). Jus-
qu'à devenir l'immatériel « vernis» caractéristique du monde
normalement fermé, « cette sorte de clan, de caste, de secte .'
quelque chose comme un club, un cercle privé, un univers jalou-
sement fermé », auquel, à force d'opiniâtreté et de sacrifices,
s'intègre le personnage. Intériorité et extériorité évoluent vers
une opposition de l'endroit et du revers d'un décor, autrement
qit une organisation du simulacre : « [ ... ] comme si, à la façon
du monde du spectacle, il [ce clan] avait deux visages.' l'un pour
présenter à l'extérieur, sans faille, [ ... ] et l'autre, l'envers, à
usage interne, rigide, sévère, sinon même brutal [ ... ]. » (A,76).

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Le parcours figuratif débouche sur l'image de la scène et de
la coulisse. Il y aura bien une « apothéose », mais celle d'un pur
paraître devenu la finalité de l'activité laborieuse et quasi muti-
latrice. Tel est le sens de l'image ultime, longuement développée:
[... ] la seule chose qu'on lui demanderait [... J, serait non pas tant de se
battre, non pas tant même de mourir que de le faire d'une certaine façon,
c'est-à-dire (de même que l'acrobate ou la danseuse étoile revêtus de col-
lants rapiécés transpirent et se désarticulent en coulisse au son d'un piano
désaccordé ou dans les exhalaisons ammoniacales des fauves en vue du
bref et fugitif instant d'équilibre instable, l'apothéose orchestrale ou le
roulement de tambour pendant lesquels ils s'immobiliseront, bras arron-
dis, moulés de paillettes, souriants, gracieux, éphémères et impondérables
sous les tonnerres d'applaudissements) seulement de se tenir vingt ans
plus tard debout, bien en vue, les galons de son képi étincelant au soleil,
ses inutiles jumelles à la main, patientant jusqu'à ce qu'un morceau de
métal lui fasse éclater la cervelle. (A,77)

La guerre, scène idéale pour une impeccable prestation. La for-


mation militaire vise à parfaire un dehors que le personnage
pourra, en temps voulu, présenter ostensiblement au feu de
l'ennemi. Même opposition, dans le monde militaire et celui du
spectacle, de la puanteur et de la resplendissance, sauf que le
parcours militaire accomplit mieux encore la logique sacrifi-
cielle. Fait remarquable, il n'est fait nulle mention de l'ennemi
dans le chapitre autrement que sous la forme d'une « muraille
de feu» (A, 55 ; 56), image finalement pas très éloignée de celle
des feux de la rampe grâce auxquels resplendit la danseuse. En
conséquence, la balle meurtrière est moins un projectile venu
d'un dehors hostile qu'un facteur d'éclatement agissant de l'inté-
rieur, et qui ne fait qu'entériner un long processus d'anéantis-
sement. La carapace de bienséance militaire peut bien s'ouvrir,
mais l'éclosion, à la différence de celle de la chrysalide, signi-
fie la mort.
Le jeune paysan méritant s'est claustré dans une enveloppe
durcie, mais pour n'en sortir jamais, devenu lui-même tout entier
ce dehors finalement lumineux mais par là même menacé. Sa
promotion sociale, décrite sur le modèle biologique de la muta-
tion puis sur celui de la mise en spectacle, apparaît donc comme

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un « encarapaçonnement» fatal : le personnage a rejoint le para-
digme létal des figures héroïques.

Mais l'instruction militaire ne constituait qu'une premlere


étape dans la formation du personnage. On connaît la seconde :
les années passées dans les emplois coloniaux, épreuve sans
laquelle le futur père n'aurait pas encore mérité tout à fait son
entrée dans la caste aristocratique. Le séjour dans les contrées
reculées, aux « dures conditions» (A, 53) et aux « terrifiants cli-
mats», est l'ultime phase de l'initiation, l'épreuve qualifiante,
« quelque chose de comparable à ces ascèses monastiques et à
ces inhumains exercices imposés aux novices» (54). Ascèse, mais
aussi ordalie, quête légendaire d'un talisman et d'un sésame :
[... ] se faisant affecter pour quelque maigre supplément de solde à de
lointains postes de brousse, coupé, retranché pour des mois du monde
civilisé, affrontant les fièvres, buvant des eaux croupies, économisant sou
par sou - empruntant peut-être - jusqu'à ce qu'au terme de cette ascèse
(il savait que ce n'était pas une question d'argent, que rien d'autre que
cette longue ordalie ne pouvait lui permettre de pénétrer à l'intérieur de
cette caste, cette citadelle) il pût acheter la bague, le diamant, le caillou
magique [ ... ]. (A, 217)

Cette seconde étape prolonge la thématique de l'arrière-


scène, témoin une comparaison à propos des photographies que
reçoivent de lui les deux sœurs, assistant à sa métamorphose
au fil des images « comme s'il s'était maintenant tenu quelque
part dans les coulisses de ces théâtres d'illusionnistes ou plutôt
dans un vague au-delà» (A, 79). Prolongement de l'image anté-
rieure donc 33 , mais aussi infléchissement, comme le marque le
ou plutôt; une manière de littéralisation en fait, puisqu'on passe
d'un comparant irréel (la coulisse) à une quasi réalité : les
contrées exotiques sont effectivement un au-delà, géographique
bien sûr, mais aussi temporel et culturel. Leur évocation procède
par syncrétisme d'images, comme cette photo où apparaissent
autour du personnage des chevaux qui semblent « sortis tout
droit d'une de ces peintures de grottes ou du fond barbare de
l'Asie» (80) dans un paysage « d'où surgissent çà et là en pains

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de sucre, comme des dents, des morceaux d'os et de jade, de
hauts pitons calcaires» (81), ou encore ces cartes postales repré-
sentant des «groupes hirsutes, farouches, demi-nus, vêtus de
loques et outragés, sortis tout droit de la préhistoire» (129).
Cet au-delà «vaguement fabuleux» (A, 144 ; 209) fait ainsi
fusionner les confins géographiques et les profondeurs de l 'His-
toire, deux champs également pourvoyeurs d'images culturalisées
et mythiques34 • Si bien que l'épreuve de l'éloignement exotique
peut tenir lieu, en définitive, d'un lignage glorieux. Qu'on se
souvienne de la description des aristocratiques officiers comme
représentants d'un « univers jalousement fermé et fonctionnant
sur lui-même, avec son cérémonial, ses rites, comme un reli-
quat de barbarie» (76) : l'assimilation de la culturalité et de
l'archal'cité y est explicite. Les voyages du père, transformant
peu à peu le personnage en un « barbare policé» (124) et le fai-
sant ressembler à «ces conquérants assimilés par leurs
conquêtes» (83), représentent donc un trempage dans le légen-
daire, crochet initiatique par l'orient sauvage où se conquièrent
encore les galons refusés à la naissance faute d'ancêtres
héroïques. L'ordalie est gratifiante puisqu'elle permet au per-
sonnage méritant, paysan devenu paladin, d'accéder au registre
culturel de la belle, et d'éclipser même les prétendants native-
ment favorisés, eux, par des «accessoires déjà déposés dans
leurs 'berceaux» (273). Elle vaut au personnage une rémunéra-
tion sous la forme d'un surcroît d'essence, la conquête des
marques de la tradition, un étoffement symbolique constituant
pour lui «1 'habilitation, le laissez-passer, l'introduction sous
forme d'épaulettes à franges, d'éperons et de l'uniforme de
parade qui lui donnerait accès à l'inaccessible princesse, l'indo-
lente et oisive sultane» (217).
Des contrées exténuantes aux terribles climats, le personnage
a d'ailleurs rapporté un «nécessaire à fumeur» (A,54), autre-
ment dit l'instrument d'un confort raffiné, épicurien et mondain,
souvenir des «fumeries d'Hanoi; [des] réceptions de gouver-
neur et [des] bordels de Colombo». Signe supplémentaire de
cette conversion de la barbarie· en raffinement, démonstration

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que l'ordalie exotique a été pour le capitaine le moyen de son
ordination aristocratique. Et le nécessaire, miniature ouvragée,
métonyme et emblème de l'épreuve réussie, n'est rien d'autre
que le blason gagné par le personnage35 • À preuve la première
mention de l'objet dans le texte, qui, à l'occasion d'une paren-
thèse, permet incidemment d'isoler le père du groupe d'officiers
auquel il appartient. C'est en effet de lui qu'il est question ici
pour la première fois, même si le lecteur ne s'en apercevra que
plus tard: « [ ... ] l'un d'eux possédait un nécessaire à fumeur
en émail cloisonné où des oiseaux turquoise et rose volaient
parmi des joncs et des nénuphars [ ... ]. ». Le nécessaire à fumeur
intervient comme le signe distinctif du capitaine, de même que,
bien plus tard, les «pots à tabac ornés [ ... ] de fleurs exo-
tiques» (277) constitueront pour la veuve son ultime relique. On
verra plus loin l'importance figurative de l'objet dans l'évoca-
tion de la mort du personnage.
Le mariage a lieu, consécration d'un succès et réunion de
deux univers que tout opposait jusqu'alors comme le rappelle
l'antithèse développée au chapitre v (<< d'un côté, [ ... ] de l'autre
[ ... ] » (A, 127), véritable défi à 1'« ordre des choses» (128). Le
père a dù s'« encarapaçonner» pour parvenir à ses fins. On
verra plus loin - et rien là de surprenant après Histoire et Les
Géorgiqùes - que le paradigme de la carapace et de l'enceinte
durcie est celui de la jeune épousée: l'évolution figurative du
jeune lieutenant visait donc à garantir une compatibilité36 • Jus-
qu'aux deux sœurs, qui capitulent à leur tour. Comme on l'a
signalé, elles tiennent de leur père les valeurs anti-bellicistes,
anticléricales et républicaines d'une famille honnissant « l'église
[ ... ] édifiée au cours du siècle écoulé comme une sentinelle,
un rempart» (65), tout autant que les «propriétaires de la
fabrique de carton-cuir », petite noblesse régissant la vie locale.
Deux notations qui confirment que cet ancestral rejet est celui
~u registre cortical, dont on reconnaît ici les deux composantes
minérale et organique. Et pourtant, on verra les deux institu-
trices, pour la cérémonie, « vêtues de ces robes semblables à du
carton» (273), engoncées dans « ces corsages baleinés, ces jupes

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aux pesants tissus qui les revêtent comme des carapaces, des
élytres ou des armures» (313). « Encarapaçonnées » elles aussi,
les voilà à leur tour marquées du sceau de la belle-famille,
intégrées de force à ce registre cortical.

L'autre évocation du père est celle de son départ lors de la


mobilisation. On y observe un usage foisonnant de préconstruits
culturels. L'évocation est lancée comme le récit fait au «vieil
homme» (le fils) par les deux grands-tantes, et emprunte à des
modèles connus: « [ ... ] elles racontèrent que c'était comme ce
qu'elles avaient pu lire de ces familles russes [... ] » (A, 214). Autre
modèle, tacite mais plus manifeste, la scène homérique des adieux
d'Hector à Andromaque (L'Iliade, VI, vv. 394-494). On relève une
exacte transposition des personnages en présence: l'homme, au
moment du départ, « tendant à lafemme noire l'enfant qu'il avait
tenu sur sa cuisse, s'équipant, peut-être aidé de celle avec laquelle
il avait passé cette dernière nuit », et la femme à son tour pré-
sentant à l'époux, 1'« homme de guerre» (267), un équipement à
peine réactualisé : « [ ... ] prenant sur le lit et les lui présentant
l'un après l'autre ce baudrier, l'arme, les jumelles [ ... ]» (214).
Et justement la servante, figure tutélaire de la scène, semble
avoir apporté avec elle tout le matériau intertextuel :
Sans .doute la femme noire était-elle encore assez près de ce genre de
choses, c'est-à-dire provenait-elle d'une partie du monde ou plutôt d'un
univers où le combat, la mort, le malheur sont aussi familiers que le plai-
sir, la faim ou le sommeil. (A,215)

Rectification significative, comme toujours, que ce ou plutôt


qui corrige une disjonction d'espace (<< une partie du monde »)
en disjonction moins concrète et plus radicale (<< un univers») :
le personnage récapitule tout un registre de représentations
archaïques. Une série d'images interviennent ensuite, où la figure
littérale disparaît, voilée de ses comparants successifs. Ceux-ci
réalisent le même syncrétisme de l'espace et du temps :
[ ... ] semblable, avec son mystérieux visage d'ébène, les deux mains
d'ébène qui portaient l'enfant, et sa longue toge drapée qui flottait à

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chaque pas sur ses talons, à quelque statue venue du fond des âges, de
la matrice même du monde [... ]. (A,215)

La remontée jusqu'au «fond des âges» aboutit à ces temps


d'avant l'Histoire et donc mythiques 37 • La servante représente
ce champ où tout ne peut être que signes, et ses contours
s'épurent ensuite comme pour mieux marquer sa valeur sym-
bolique. De statue archaïque, elle devient en effet «semblable
dans les longs plis verticaux de cette espèce de toge à une
colonne de marbre» (216). S'esquisse alors, lancée sous la forme
d'une interprétation hypothétique de sa présence (<< comme
pour»), une littéralisation du comparant, qui nimbe la scène
d'irréalité en même temps qu'elle en énonce le sens:

[ ... ] cette statue, [... ] cette colonne surmontée d'un impassible masque
rituel et qui semblait déléguée là, à cet instant précis où sa vie à lui bas-
culait, par ces terres, ces continents lointains, sauvages, d'où il l'avait
ramenée, comme pour présider, muette, à la fois docile, ancillaire et
funèbre, à quelque cérémonial: l'échéance, le point d'arrivée de ces vingt
années [ ... ]. (A, 216)

Le cérémonial évoqué est un adoubement, la femme mythique


consacre par sa seule présence la vie du père comme un destin.
La mention du personnage déclenche le rappel de tous les épi-
sodes déjà évoqués dans les chapitres antérieurs. Le destin est
ce parcours narratif toujours rétrospectivement saisi, tendu dès
l'origine vers sa fin, une vie non autrement concevable qu'à
titre d'image, geste informée par tous les modèles antérieurs,
reconnaissable et par suite elle-même transmissible, repère à son
tour disponible pour les biographies à venir. La servante hiéra-
tique coiffe cette transformation du parcours empirique en signes
déjà trempés dans maints parcours antérieurs, parce qu'elle est
elle-même somme, réservoir et diffuseur de préconstruits cultu-
rels. La liste de ses comparants (matrice, colonne, statue,
masque, rite), et plus loin le franchissement métaphorique
consommé (<< étrange et barbare divinité drapée de lin imma-
culé» (A,218» récapitule tout le champ encyclopédique où

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l'évocation du père a puisé ses motifs. La femme vient pour
finir, avant la mort du héros, lui signaler tout ce qu'il lui doit.
Et c'est presque un témoignage de reconnaissance que ce geste
du père posant la main sur son épaule (216).
Enfin, le départ du personnage appelle un rapprochement expli-
cite - tour plutôt rare dans le roman - avec les départs du
patriarche (<< comme autrefois après le départ de la calèche»
(A, 218). Même absence physique des deux hommes, à lire comme
une analogie plus profonde, à savoir que le rapprochement enté-
rine l'homologation définitive du personnage à sa belle-famille,
et l'inscrit aux côtés des personnages aux lignages glorieux.
Mais la fonction indicielle des notations finales ne saurait échap-
per : la dernière image du personnage est une silhouette au
« large dos barré par les deux courroies entrecroisées», quant
à la concierge venue refermer la lourde porte, c'est « une femme
maigre, avec un goitre à demi dissimulé sous un foulard de
serge noire, une tête jaune d'oiseau, un nez comme un bec, des
yeux morts, reptiliens, entre des bourrelets de chair rose». Per-
sonnage maléfique qu'on croirait sorti d'un tableau de Jérôme
Bosch, cette sorcière gardienne d'un monde dont on ne sait pas
très bien s'il est celui des morts ou des vivants, forclôt le per-
sonnage dans un ailleurs définitif. Autre fermeture, enfin, celle
de la fenêtre de la maison par la future veuve, apparition chris-
tique à la dernière ligne du chapitre : « [ ... ] la silhouette une
fraction de seconde comme crucifiée, les bras écartés, puis la
fenêtre se referma. » (219).

Le nécessaire à fumeur, on l'a vu, individualisait pour la pre-


mière fois le père au sein du groupe d'officiers (A, 54). Simple
incidente, pour commencer, car le récit évoquait ensuite les pre-
miers combats de l'été 1914, les pertes subies parmi les offi-
ciers et la cérémonie du drapeau sur le plateau de Valmy. Il
faut se porter plusieurs pages après cette parenthèse pour voir
le récit revenir à un cas individuel :

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Parmi ceux qui tombèrent dans le combat du 27 aollt se trouvait un capi-
taine de quarante ans dont le corps encore chaud dut être abandonné au
pied de l'arbre auquel on l'avait adossé. C'était un homme d'assez grande
taille, robuste, aux traits réguliers, [... ]. (A, 61)

Rien ici, hormis la prescience du lecteur, ne permet d'établir le


rapprochement entre ce capitaine et l'officier dont il a été rapi-
dement question auparavant. C'est l'anaphore du nécessaire à
fumeur qui, un peu plus bas, lèvera l'ambiguïté sur le person-
nage évoqué : « Quant au nécessaire à fumeur en émail décoré
d'oiseaux chinois indigo aux ventres roses volant au-dessus de
nénuphars, [ ... J.» (62)38.
Cette nouvelle mention de l'objet après la description du
cadavre fait émerger le personnage, et signe en même temps la
tragique cohérence de son parcours : elle rappelle l'essence
aristocratique récemment acquise, ce au moment où la valeur
aristocratique par excellence, à savoir la guerre conçue comme
« seule façon convenable d'exister et de mourir» (A, 55), a pro-
duit ses effets. Voilà pour la disposition d'ensemble. Du point
de vue figuratif, à considérer le contexte de cette deuxième
occurrence, on constate la présence de plusieurs motifs ren-
voyant à-cette miniature polychrome et paradisiaque. À com-
mencer par le cadavre : ses «yeux pâles, couleur de faïence»
(61) rappellent l'émail du nécessaire à fumeur, tandis que « la
raie· médiane encadrée de deux ondulations» encore visible sur
le crâne, reprend le cloisonnement de la boîte. Autour de la
dépouille le lumineux décor de verdure (<< les feuillages déchi-
quetés par les balles dans lesquels jouait le soleil de l'après-
midi d'été ») et rehaussé de couleurs (<< tache d'un rouge vif»)
offre au capitaine une sépulture naturelle à l'image de l'acces-
soire fétiche. Jusqu'aux mouches « aux corselets rayés, aux ailes
grises pointillées de noir », telles des miniatures délicatement
ouvragées. Plusieurs de ces notations apparaissaient déjà à la
fin du premier chapitre, dans l'évocation de la tombe décou-
verte par les trois femmes (25-6). Même tonalité rimbaldienne
(on pense au poème «Le Dormeur du val»), avec en plus, ce
chant d'un oiseau dont on verra plus loin l'importance et qui

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reprend lui aussi la miniature. La mort du personnage est ainsi
donnée comme un accomplissement, une manière de littéralisa-
tion, de son blason. À cela s'ajoute encore un autre signe pro-
grammatique, il s'agit de « la petite plaque grisâtre portant le
nom du mort et fixée par une chaînette à son poignet» (61-2),
dont une moitié fut renvoyée à la veuve, « l'autre moitié de la
plaque cassée suivant un pointillé de vides ménagés à cet effet
à l'emboutisseuse ayant été conservée par les bureaux des effec~
tifs» (62). Prédécoupage de la plaque comme l'estampille du
deuil à venir: l'identificateur du soldat est la carte perforée de
sa mort.
On reviendra dans le dernier chapitre sur l'évocation du père,
en opposant les images légendaires aux images endogènes peu
à peu sémantisées dans la séquence du fils.

parcours figuratif de la mère

Le chapitre v retrace la jeunesse du personnage de la mère,


son mariage avec un des officiers en garnison dans la ville du
Midi, et le court séjour des époux dans l'île tropicale, inter-
rompu par l'imminence de la guerre. Le chapitre se clôt sur
l'arrivée à quai du navire qui ramène en métropole le couple
et l'enfànt rié quelques mois plus tôt. De cette période sub-
sistent quelques photographies de famille et autres cartes pos-
tales, matériau qu'on devine être à la source du récit. Toute-
fois, à la différence d'Histoire, les images ne constituerit pas
l'armature enchâssante (la pile des cartes, dans le roman de
1967) à partir desquelles, par métalepse, s'organisent les évo-
cations. Elles sont au contraire intégrées à la fiction racontée,
et davantage mentionnées que décrites. À de rares exceptions
près, leur description sert à identifier ce qu'elles représentent:
la mère envoie, reçoit et collectionne des cartes postales (A, 110,
118, 124, 126, 129, 134, 141, 142, 143), jeune fille, elle prenait des pho-
tographies de sa famille et de ses activités quotidiennes (114, 120,
122), et se faisait elle-même photographier (119,145,146) (autres
photographies mentionnées et rapidement décrites : celle des

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arènes (l15), la photo du couple le jour du mariage (133»). Le
texte désigne ces images comme étant les documents sur la base
desquels il se développe, dans une espèce d'auto-englobement
ou d'auto-involution: le récit raconte comment la jeune femme
prenait les photographies qui ont permis le récit. Voici, en
exemple de cette différence radicale entre L'Acacia et Histoire,
l'évocation d'une même scène d'un roman à l'autre: « [ ... ] et
cette autre photo avec lui cette fois devant le filet et elle tenant
niaisement horizontale devant sa poitrine cette raquette en
forme de figue allongée aplatie, rieuse déjà fiancée sans doute
[ ... ] » (His/., 199) ; « Elle jouait au tennis (du moins une photo-
graphie la représentait-elle sur un court, une raquette au tamis
en forme de poire à la main) [ ... ].» (A, 119).
La disparition des images en tant qu'objets décrits s'opère au
bénéfice d'une évocation d'emblée narrative, organisée selon la
succession des événements. Des passages comme celui-ci, aux
accents stendhaliens, montrent que le texte, dès lors qu'il ne
procède pas - ou ne marque pas qu'il procède - d'une trace
photographique, se moule dans des formes narratives classiques :
«Ce fut justement à l'occasion d'un mariage qu'elle se trouva
un jour placée à table à côté d'un homme comme elle n'en
avait jamais encore rencontré [ ... ]. » (A, 124).
On ne s'étonnera pas que la biographie maternelle mobilise
alors les archétypes légendaires. À preuve cet épisode du jour-
nalier blessé secouru par la jeune femme, anecdote qu'on croi-
rait tirée d'une hagiographie ou d'un conte, à en lire du moins
les deux premiers mots :

Une fois, l'un des hommes qui travaillaient à la cave eut le pied écrasé
par une comporte et elle lui donna les premiers soins [ ... ] dénouant
l'espadrille crasseuse, lavant la plaie, le pied noueux aux ongles cornés
et jaunes, le pantalon relevé sur une jambe livide et velue, comme celle
d'une bête ou d'une créature mythologique. (A, 122)

En fait, le dernier adjectif indexe l'origine de la scène tout


entière. Par-delà l'intertexte biblique (la Madeleine et le Christ),
le passage renvoie à l'épisode de la reconnaissance d'Ulysse

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par Euryclée. Chez Homère, la servante lavant les pieds du
voyageur avisait une cicatrice à sa jambe. Ici, le remplacement
de la cicatrice par la plaie sanguinolente résulte d'une conden-
sation de l'hypotexte : Ulysse, comme le rappelle L'Odyssée, a
été blessé dans sa jeunesse par un sanglier39 ; la description de
la jambe du journalier suggère du reste l'animal en question, et
en même temps annexe d'autres scénarios du merveilleux
français (on songe à La Belle et la Bête). La mère relève d'un
monde fabuleux.
Le second aspect de cette biographie, c'est qu'elle constitue,
comme dans le cas du père, la vie du personnage en destin. Si
le texte présente peu de descriptions d'images, on y relève en
revanche beaucoup de modalisateurs d'interprétation, à l'origine
d'un vaste faisceau d'images hypothétiques : «On aurait dit
qu'elle n'avait pas de désirs, pas de regrets, pas de pensées,
pas de projets. }) (A, 114) ; « Elle ne semblait pas attendre quelque
chose, du moins dans l'immédiat. }) (117). Au total, on relève
une douzaine de modalisations de ce genre en quelques pages
(114-22). C'est peut-être justement parce que l'image-métalepse
est moins présente que l'image hypothétique prend les com-
mandes. Il ne s'agit pas pour le narrateur de chercher à péné-
trer la psychologie du personnage, mais simplement de propo-
ser une explication qui, tout imaginaire soit-elle, a pour elle,
tragiquement, de ne rencontrer aucun démenti dans les faits rap-
portés. Et toutes ces images sont d'autant moins susceptibles
d'infirmation qu'elles disent une absence (<< Elle ne paraissait
pas envier sa sœur aînée}) (115) ; « Comme si jamais ne lui était
venu à l'esprit que}) (118); etc.) ou un ne que; le personnage
n'excède pas son paraître, c'est-à-dire que les comme si et autres
sembler ne renvoient pas à une intériorité virtuellement plus
riche; ces images logiques apportent une explication possible
qui ne déborde pas le support analogique, la photographie du
personnage. À elles toutes, elles vectorisent la biographie du
personnage, tirent son parcours vers son terme. Si bien que
celui-ci se déroule comme l'accomplissement progressif, impres-
criptible et consenti du rôle narratif qui le surdétermine, « comme

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si elle se savait destinée à quelque chose d'à la fois magni-
fique, rapide et atroce qui viendrait en son temps» (1I7). Cette
passivité structurelle est maintes fois énoncée :
[... ] elle paraissait se borner à être là, confinée dans une inertie statique,
[... ] laiteuse et végétative, comme la souveraine léthargique de quelque
royaume d'absence où elle se tenait - même pas dans une attente: sim-
plement se tenait. (A, 120)

L'encadrement figuratif, autrement dit le fait que cette vie ne


puisse être évoquée rétrospectivement que de manière vectorisée
et selon des codes reçus, semble programmer le contenu litté-
ral. On a vu le comparant du spectacle et de l'illusion sollicité
dans la biographie paternelle, celle-ci présentée comme la confec-
tion laborieuse et sacrificielle d'une splendeur fugitive. Le voici
à nouveau, à propos de la mère, mais posé différemment :
[ ... ] comme si, [... ] quelque chose l'attendait qui ressemblerait à une lévi-
tation, quelque apothéose où elle se tiendrait, transfigurée et pâmée, portée
sur un nuage soutenu par des angelots et d'où elle serait précipitée ensuite
avec violence dans le néant. (A, 123)

L'itinéraire préfiguré ici emprunte aux stéréotypes picturaux de


l'enlèvement et de l'assomption40 aussi bien qu'à ceux, symé-
triques, de la précipitation dans l'Hadès. De fait, cette course
paraboHque se produira, l'acmé correspondant à la brève paren-
thèsé de bonheur conjugal. Témoin cette photo qui la montre
dans le « primitif Éden» (A, 146) tropical :
[ ... ] comme si le photographe avait saisi ce fugace instant d'immobilité,
d'équilibre, où parvenue à l'apogée de sa trajectoire et avant d'être de
nouveau happée par les lois de la gravitation la trapéziste se trouve en
quelque sorte dans un état d'apesanteur, libérée des contraintes de la
matière, pouvant croire le temps d'un éblouissement qu'elle ne retombera
jamais, qu'elle restera ainsi à jamais suspendue dans l'aveuglante lumière
des projecteurs au-dessus du vide, du noir. (A, 146)

Au comparant pictural et mythologique succède ici un compa-


rant du monde réel, qui n'est rien d'autre que son exacte trans-
cription mécaniste, non moins tendue vers sa fin : équilibre
instable, état de grâce aérien, suspension d'une durée nulle mais

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illusoirement vécu comme un apogée atemporel : « Et peut-être
le crut-elle, réussit-elle à le croire [ ... ] ». Le changement de
registre, du .Iégendaire pictural à la physique newtonienne,
signale à lui seul que le programme mythique est en marche
vers sa réalisation concrète.

Les autres images, plus directement analogiques, ne sont bien


sûr pas absentes. Comme le montrait l'épisode du mariage abordé
plus haut, l'évocation de la jeune femme mobilise au premier
chef le registre de la corticalité. Organisé en phases succes-
sives, l'ensemble des images voit l'alternance des dominantes
minérales et organiques. Ainsi pour commencer, ce passage où
la jeune femme se promène dans le jardin public, au milieu des
« gigantesques platanes aux troncs lisses, tachetés d'écailles,
[ ... ] vêtue d'une de ces longues robes qui ressemblaient à des
camisoles» (A, 117) : la mention rapprochée des deux enveloppes,
l'une végétale (l'écorce des arbres) et l'autre vestimentaire (le
carcan de la robe), souligne l'affinité figurative qui caractérise
le personnage. Les « robes-camisoles» (118) reviendront d'ailleurs
comme sa marque signalétique, au même titre que « les sévères
guimpes qui lui engonçaient le cou» (143). Dans L'Acacia plus
qu'ailleurs, le vêtement bride, engonce. Le tissu est régulière-
ment « émpesé» (69,71,81,101,111,132,143). Jusqu'à la pétrifica-
tion du corps lui-même, car sous le carcan vestimentaire, le
« ventre d'albâtre» (118) évoque la statue.
L'image minérale de la future mère, apparue dans Histoire
(Hist.,20), se généralise dans L'Acacia, le personnage étant par-
tout désigné comme une « forteresse» ou une « citadelle». La
nouveauté consiste dans la sémantisation explicite de l'image à
chacune de ses occurrences : « cette espèce de forteresse de
préjugés, d'indolence» (A, 127); « cette imprenable forteresse
d'inertie» (137) ; « cette citadelle, cette forteresse de somnolente
respectabilité» (209). La jeune femme emblématise à elle seule
la rémanence figée du passé sous la forme de la raideur aris-
tocratique. Le cliché du siège amoureux dit assez le discrédit
qui pèse sur ce monde anachronique. Aux images signalées, il

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faut ajouter cette syllepse où s'énonce, par un nouveau trait de
sarcasme, le sens profond du comparant : le personnage vit
« conventuellement [ ... ] claustrée dans ses préjugés et le vieil
hôtel familial» (271); la pierre est ainsi le dépositaire des tra-
ditions nobiliaires, le monument garantit, au fil des générations,
la transmission d'une essence immuable.
La jeune femme émane d'un univers aristocratique saturé par
les signes de l'Histoire, à l'image de la demeure mais aussi de
la ville qu'elle habite, deux citadelles, là encore, protégées par
les strates accumulées des époques antérieures :
[ ... ] la grande maison, l'espèce de citadelle de silence et de respectabi-
lité au centre du dédale des vieilles rues de la vieille ville, elle-même
semblable à une citadelle au pied de celle édifiée six cents ans plus tôt
par un roi d'Aragon, fortifiée par Charles Quint, entourée ensuite par Vau-
ban de formidables et vertigineuses murailles qui englobaient en même
temps les quartiers gitans, les rues à bordels, les six ou sept églises où
scintillaient les ors des retables baroques, les couvents, les hôtels aux
meneaux Renaissance, l'ancienne halle des marchands, les cafés décorés
de céramiques, de femmes iris et de plantes vertes, les places aux sta-
tues de bronze [... ]. (A, 116)

L'enceinte monumentale de la ville renvoie donc à un englo-


bant définitoire et protecteur du personnage. Les activités de la
jeune femme, du reste, ne sont rien d'autre que la théâtralisa-
tion . de son essence dans le monde extérieur, par le paraître
mondain : « Deux fois par an [ ... ] elle allait passer trois
semaines à Paris chez son oncle le sénateur, [ ... ] assistant à
des opéras, des concours hippiques, à une représentation de la
Comédie-Française [ ... ]. » (116).
Autre aspect du personnage, la rondeur lourde et l'englobe-
ment vorace :
Comme si l'énorme appétit qui lui faisait engloutir chocolats, foies gras,
pintades et sorbets [ ... ] lui permettait aussi d'engloutir et de digérer sans
distinction à la façon d'un paisible ruminant les cathédrales, les bergers
landais, le Stock Exchange, la grotte de Lourdes et les polissonnes petites
femmes en culotte. (A, 118)

Mais il s'agit ici d'une absorption effectuée dans la distraction,

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un accueil indéfiniment possible et à la limite de l'indifférence.
Curieuse enceinte donc, contenant non saturable, dont la défense
est d'abord, ici face à ses soupirants, son infinie capacité
d'assimilation. Parallèlement, l'empâtement progressif du per-
sonnage atteste sa confiante maturation, son corpS« commençant
à s'épaissir» (110; cf. 113, 122). tandis que son visage « s'empâtait
peu à peu ». Tout l'achemine vers son rôle de réceptacle en vue
de la procréation, sur le modèle de la « paresseuse génisse»
(209), comme une de ces « femelles destinées à la reproduction
de l'espèce garantie par leurs facultés d'inertie, d'opulence et
de fécondité» (128).
Ce rôle, on l'a signalé, hypothèque le personnage. En témoigne
encore la manière dont est évoquée l'une de ses distractions
favorites, les spectacles tauromachiques. Dans Histoire, son goût
pour les exploits de l'arène faisait l'objet de mentions répétées
(Hist., 32, 367) mais le déroulement de la corrida n'était pas pré-
cisément décrit. Ici, la jeune femme donne elle-même quelques
détails sur ces « spectacles sanglants et cruels dont elle était
friande» (A,267) :
C'était tout-juste si l'on pouvait percevoir dans ses prunelles tant vantées
un bref éclat, dont on n'aurait pu dire s'il était d'horreur ou d'excitation,
lorsqu'elle décrivait les chevaux aux yeux bandés, aux ventres ouverts à
coups de cornes, et dont on refourrait précipitamment les intestins avec
de la paille avant de les recoudre et de les présenter de nouveau au tau-
reau. Il semblait qu'elle ignorât même qu'elle avait un corps [... ].
(A, 115)

De la scène du cheval éventré à la question du corps, la tran-


sition laisse prévoir l'analogie à venir. Et deux pages plus loin,
une comparaison établit explicitement le rapprochement :

Elle n'était pas pressée. Comme si, à la façon de ces génisses préservées
des taureaux, ignorantes même de leur existence et amoureusement
engraissées pour quelque sacrifice (ou comme ces taureaux eux-mêmes à
l'agonie desquels elle assistait en s'éventant et en croquant des amandes
salées sur les gradins des arènes), elle se savait destinée à quelque chose
d'à la fois magnifique, rapide et atroce qui viendrait en son temps.
(A,117)

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La saillie de la génisse et la mise à mort sont confondues comme
un même destin. De plus, du taureau transpercé par le glaive à
la jeune femme qui s'évente, la communauté de sort se dégage
d'un lien anagrammatique, tant le [R] qui distingue éventer
d'éventrer sonne de manière insistante dans le voisinage: cro-
quant, gradins, arènes. L'interprétation psychologique (<< comme
si elle se savait») ne fait donc qu'énoncer une virtualité déjà
construite par le récit non modalisé.

Étape suivante d'un parcours ainsi tout tracé: le mariage. La


forteresse cède après un siège de longue haleine, et la brèche
accélère l'évolution du personnage vers l'isotopie de l'englobe-
ment organique. Toutes les images renvoient au confort et à la
protection fœtale, à la molle épaisseur nourricière. Après avoir
été la femme-forteresse au cœur d'une ville fortifiée, elle devient
femme enceinte au milieu d'un océan amniotique 41 • Car, durant
les deux années paradisiaques passées sur «l'île aux boas»
(A, 208), l'englobement est d'abord celui du couple par les eaux
tropicales, cet «orgastique et tiède océan de félicité» (136).
Orgastique, parce que l'expérience de l'enivrante touffeur exo-
tique correspond à celle de l'extase amoureuse. Le séjour insu-
laire, vécu comme un «permanent orgasme» (134), montre le
personnage au cœur d'un monde transfiguré, qui n'est que la
projection de son état intérieur :
Continuant peut-être à flotter, invulnérable, hors d'atteinte, dans cette
espèce de léthargie, de tiède nirvana, cet orgastique état de végétal épa-
nouissement, ce monde vaguement fabuleux, comme à l'écart pour ainsi
dire de l'autre [... ]. (A, 144)

Les eaux tropicales constituent « les protectrices épaisseurs


de cette béatitude au sein de laquelle elle flottait, impondérable,
dans une sorte d'état pour ainsi dire fœtal » (A, 145). Or le redou-
blement interne va faire de la femme-fœtus entourée d'eau, à
son tour une femme enceinte : «[ ... ] elle-même bientôt por-
teuse dans les tièdes ténèbres de son ventre d'une vie au stade
embryonnaire, ou plutôt élémentaire.». Une rondeur épanouie

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marque l'acmé de sa trajectoire et l'amène au bord de la pâmoi-
son euphorique : «[ ... ] ([ ... ] les grands beaux yeux [ ... ] un
peu globuleux maintenant, saillants, le menton alourdi, le buste
alourdi aussi, rayonnante, ou plutôt défaillante [ ... ]) [ ... ] ... »
(133). La grossesse voit tout l'empâtement accumulé dans sa gour-
mande jeunesse désormais reconverti en épaisseur nourricière.
Une seconde évocation de la même période, au chapitre IX,
récapitule la mutation de la jeune femme sur le modèle de
l'écorçage biologique :

[ ... ] sa chair longtemps emprisonnée s'ouvrait, se dilatait, accueillait en


elle celui qui l'avait pour ainsi dire enlevée par un rapt légal, la sou-
daine révélation ou plutôt irruption dans sa vie du monde nombreux, iné-
puisable, bigarré, grouillant de foules, d'animaux sauvages, de fleurs incon-
nues, et dans lequel elle pénétrait, étourdie, épuisée peut-être (dans ce
moment où la chrysalide devenue papillon et parvenue à s'extraire par
saccades de sa gangue reprend souffle, encore engluée. des sucs nourri-
ciers, encore ahurie de sa métamorphose, avant de déployer ses ailes et
prendre son vol), pas encore débarrassée de cette gaine protectrice faite
de niaiserie, de fades afféteries, dont elle s'était enveloppée (ou dans
laquelle sa naissance, son milieu, son éducation l'avaient pour ainsi dire
corsetée) [ ... ]. (A, 268)

L'image de chrysalide, déjà sollicitée par la biographie pater-


nelle, reparaît ici mais non pas à l'identique, car l'enfermement
laisse place à l'éclosion. Celle-ci est l'occasion d'un mouvement
à double sens: avènement de la jeune femme au monde exté-
rieur et accueil en elle, fécondant, de celui-ci. Une gestation
nouvelle relaie celle qui s'achève, naissance et maternité se cor-
respondent. Cette correspondance métaphorique est en un sens
structurellement nécessaire puisque sans cette grossesse la jeune
femme ne serait pas devenue le personnage ici évoqué par le
regard de son fils. Il y a naissance véritable parce que le per-
sonnage devient le personnage de la mère.

L'épanouissement dans l'organicité heureuse ne dure pas. La


parenthèse de félicité conjugale représentée comme un « vol nup-
tial» (A, 268) se renverse vite - chrysalide oblige - en «un

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de ces éphémères vols de papillon (ou plutôt de phalène, éblouie,
aveuglée, allant brûler ses ailes au verre de quelque lampe, de
quelque fanal de nuit)) (276). La fin de l'épisode marque le
retour de la jeune femme aux anciennes images corticales. Elle
redevient statue, à nouveau « semblable à du marbre» (148) sur
le bateau qui la ramène en métropole. Plus tard, apprenant la
mort de son mari, elle sera « de nouveau plongée, ou plutôt
précipitée, retournée à cet état apathique» (277), avant de s'évi-
der de l'intérieur pour ressembler à ces statues reliquaires des
processions catalanes, mais désespérément vide, elle, de toute
relique:

[... ] comme si [... ] elle promenait au-dessus de ses longues jupes un de


ces bustes nalvement sculptés, montés sur brancards et portés les jours
de fêtes votives sur les épaules de pénitents, couronnés de rayons dorés
et entre les seins desquels, dans la poitrine évidée, on peut voir par une
petite lucarne, derrière une vitre, quelque relique, quelque esquille d'os
bruni - elle qui n'allait même pas pouvoir retrouver plus tard le moindre
ossement, une vertèbre, une côte [... ]... (A,277)

L'image du reste n'est pas nouvelle, puisqu'on la trouvait déjà


mentionnée à propos d'une carte postale envoyée par la jeune
femme à sa mère, et qui représente trois Noirs ...
[... ] à mi-chemin entre le végétal et l'humain, [... ] les membres sem-
blables à du bois sec [... ] une longue plaie aux lèvres éclatées ouverte
sur l'un des tibias, comme une cicatrice dans une écorce d'arbre, dessé-
chée sans s'être refermée, ou encore ces ouvertures ménagées dans les
membres de ces statues de saints, de martyrs, laissant voir derrière une
vitre un fragment d'os [... ] (A, 135)

Au dos de la carte, celle qui devait plus tard ressembler aux


personnages photographiés écrivait alors : « "... on se demande
si ce sont des créatures humaines comme nous .. [ ... ]."» (134)42.
Au terme de son parcours, celle qui fut successivement rem-
part défensif puis, suite à l'effraction maritale, enceinte nourri-
cière, devient, après ses couches et à la mort de son mari, conte-
nant sans contenu, enveloppe décharnée. Car si le deuil la plonge
dans une voracité renouvelée, cela ne l'empêche pas de se mettre

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bientôt à « fondre peu à peu, se résorber, échanger son visage
bourbonien contre celui d'un échassier, puis d'une momie»
(A, 165). Et pour finir, tandis que ses yeux « un peu globuleux »
(17) laissent place à « un œil sec, vide» (277), le personnage se
transforme en une membrane épuisée progressivement réduite
en lambeaux, « découp[ée] savamment» (126) par les chirurgiens.
On songe aux bêtes éventrées des arènes.

la mère comme l 'Histoire légendaire

Outre qu'elles établissent la cohérence du parcours biogra-


phique, les images ont aussi pour effet de solidariser le person-
nage avec le contexte fictionnel. En l'occurrence, elles désignent
la lignée maternelle - et plus précisément la jeune femme elle-
même - comme représentante privilégiée de l 'Histoire, et en
cela métaphoriquement responsable de la guerre et de la mort
du capitaine. S'explique ainsi, du même coup, le parcours figu-
ratif de ce dernier, qui meurt d'avoir rejoint le paradigme mater-
nel en s'« encarapaçonnant» dans l'uniforme, véritable manteau
de Déjanire43 •
Plusieurs traits rapprochent le personnage ou sa famille des
acteurs de l'Histoire légendaire, à commencer par le gigan-
tisme. Le général d'Empire, fondateur de la lignée est « une
sorte de colosse, non seulement d'une taille gigantesque mais
d'un poids si monstrueux qu'il restait encore consigné dans les
documents de l'époque» (A, 113). Le trait s'est accusé depuis
Les Géorgiques, où ce dernier détail mirifique n'apparaissait
pas. On retrouve le même champ lexical exploité dans toutes
les désignations ultérieures du personnage, le « colossal géné-
ral d'Empire» (142, 218), et de m:ême lorsqu'il s'agit de son
« buste monumental» (127). Le cousin aviateur, le représentant
le plus disqualifié de tout le paradigme maternel, est une réplique
dégradée de son ancêtre, avec son « pachydermique embonpoint»
(140) ou encore son « obésité héritée sans doute du colossal
général d'Empire» (142). Le gigantisme caractérise de la même
manière les manifestations de la violence guerrière. La désola-

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tion du paysage des Ardennes évoque, on s'en souvient, le Pas-
sage d'une «tornade géante» (25,73). On peut encore citer, à
propos de la Deuxième Guerre, le capitaine de cavalerie men-
tionné au deuxième chapitre (<< le capitaine (c'est-à-dire le géant
[ ... ]) » (43»), et surtout les « énormes manchettes» (246,247) des
journaux annonçant la mobilisation, dont l'image terrifiante
obsède la mémoire du brigadier. Autre corrélation, plus indi-
recte toutefois, par l'intermédiaire de ce « géant galonné qui se
tenait à l'entrée de l'hôtel [à Varsovie] où une plaque rappe-
lait que l'empereur Napoléon 1er avait logé» (175).
La voracité, aspect lié au précédent, caractérise elle aussi
comme on l'a vu l'Histoire broyeuse d'hommes. Il en va de
même de la famille maternelle. Rien ici à propos du général ;
en revanche le vieux patriarche engloutit sans peine un plein
compotier de figues à la table de son régisseur (A, 111). Mais
c'est surtout l'appétit de la mère qui a quelque chose de terri-
fiant (<< comme une voracité, unefureur, une gloutonnerie» (15»).
Cette voracité, métaphoriquement, rattache le personnage au
gigantisme en même temps qu'elle rappelle la terre engloutis-
sant le cheval au chapitre II : une expression utilisée à propos
de la jeune femme (<< l'énorme appétit [ ... ] qui lui [ ... ] per-
mettait d'engloutir et de digérer sans distinction» (118») est
presque· reprise telle quelle de l'évocation de la terre et de son
« imperturbable et vorace bienséance qui lui permettait d'ingur-
giter à la façon de ces fleurs carnivores bêtes et gens» (42).
Le personnage se rapproche aussi de l'autruche fantastique, à
en juger par la mention de ses «fonctions organiques d'assi-
milation et d'évacuation» (118).

Le troisième trait commun réside précisément dans l'égale


ressemblance de tous ces personnages, la famille maternelle
comme les inquiétants officiers (A, 57, 238, 314), avec des oiseaux.
Çomme c'était déjà le cas dans les premières pages d' Histoire,
l'oiseau crochu et griffu est un emblème familial. Si les vieilles
reines du roman de 1967 n'apparaissent pas dans L'Acacia, leurs
images sont reconduites à travers le patriarche, «vieillard sec

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et maigre au nez en forme de bec» (113), et plus encore à tra-
vers le personnel : le régisseur une fois encore, dont la cas-
quette forme « comme une sorte d'appendice constitutif, la
visière semblable à un bec» (Ill), mais surtout la concierge,
pourvue, outre son goitre et ses yeux séreux de reptile, d'une
« tête jaune d'oiseau» (218) et d'un « nez comme un bec» ; elle
aussi tient davantage du rapace que du canari d'agrément.
Si le rapprochement de la mère avec l'autruche reste impli~
cite, d'autres oiseaux apparaissent en position de comparant du
personnage : voir son visage d'« oiseau décharné» (A, 165) ou
d'« échassier» relevé plus haut, mais surtout la première des-
cription, à l'ouverture du roman, de ses yeux « un peu globu-
leux, fixes, noirs aussi, presque durs, un peu comme ceux d'un
oiseau, ou même d'un rapace» (17). La fin de ce premier cha-
pitre, justement, mentionne un chant d'oiseau. Cet épisode de
la découverte de la sépulture supposée du père mérite qu'on s'y
arrête. On y voit la mère faire s'agenouiller l'enfant et se
signer. .. «ses lèvres remuant faiblement sous le voile enténé-
bré. Quelque part dans les feuillages encore mouillés étincelant
dans le soleil, un oiseau lançait son cri» (25). À la manière
d'une fixation poétique (quand l'attention portée à un détail cir-
constanciel fait faussement diversion à un moment crucial de
l'àction, ce dernier restant tu mais non équivoque), la mention
de l;oiseau tient lieu du sentiment de deuil éprouvé par l'enfant.
Mais, pour la mère, l'effet de sens est double, toutes les vir-
tualités signifiantes de l'oiseau se trouvant ici actualisées sans
qu'aucune ne semble réellement prévaloir : le cri de l'oiseau,
au même titre que l'apparition inespérée du soleil (<< Il avait
enfin cessé de pleuvoir et un soleil de fin d'été jouait au-delà
des murs sur les feuillages du petit bois»), semble payer de
retour les efforts obstinés de la veuve en se faisant entendre
précisément au moment où son « orgueilleuse et inflexible déter-
mination» (13) se voit satisfaite. La nature rassérénée, théâtre
de verdure, veille la dépouille du mort (cette fin de chapitre
évoque «Le Dormeur du val» : «Nature, berce-le chaude-
ment»). Le soleil et l'oiseau fêtent ainsi la fin d'une longue

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errance. Mais le cri est aussi lugubre, dans la mesure où il
correspond à la découverte de la sépulture. L'ambivalence est
donc celle du personnage et de la scène tout entière, scène de
satisfaction et d'accablement mêlés. Plus précisément, l'oiseau
s'investit ici d'une fonction à la fois métaphorique et augmen-
tative par rapport à la détresse triomphante de la mère. Les
paroles silencieuses de la jeune femme et le mouvement de ses
lèvres visible à travers le crêpe trouvent en effet leur corres-
pondant dans le chant parvenant des feuillages où perce le soleil.
L'analogie se renforce de la similitude implicite du mouvement
des lèvres, «remuant faiblement» (25), et de celui des feuilles
ou des plumes, très fréquemment décrits par le même prédicat
dans L'Acacia comme dans le reste de l' œuvre44 • Par ailleurs les
deux énoncés s'opposent presque terme à terme, étincelant répon-
dant à enténébré de même que le cri de l'oiseau reprend haut et
clair les paroles imperceptibles de la mère. L'oiseau reproduit
donc en l'amplifiant la figure équivoque de l'épouse endeuillée.
En tant que motif littéral, l'oiseau s'associe de deux autres
manières à la mort du père, ou, plus généralement, à la guerre
meurtrière. Ainsi en 1940, après chacune des attaques aériennes,
les soldats « n'avaient plus, dans le soleil printanier et les chants
d'oiseaux reprenant peu à peu, qu'à [ ... ] faire le compte des
manquants» (A,41). L'oiseau chante ici encore au moment de la
découverte des morts, et tient même lieu de leur cadavre puisque
ceux-ci ne sont pas retrouvés: les morts sont des « manquants »,
tout comme plus haut le tertre n'était que la sépulture supposée
du père en l'absence de toute trace certaine du disparu. Le chant
des oiseaux et le soleil printanier représentent la «paisible
nature» et la terrifiante complicité qu'elle entretient avec la tue-
rie guerrière, au point de devenir l' oxymorique et insupportable
représentation de celle-ci. En ressemblant à un oiseau, la jeune
femme s'investit précisément de la même détermination.
L'analogie est d'autant plus prégnante que l'oiseau reparaît dans
un passage qui compte parmi les plus émouvants du roman :
celui où les deux cousines racontent comment, enfants, elles ont
appris la mort du capitaine (A,210-2). Elles se trouvaient alors

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sur la plage, s'amusant dans les vagues, lorsqu'elles virent arri-
ver â elles, depuis les dunes, celle qui apportait la nouvelle. Le
récit, qu'il faudrait relire dans son ensembie45 , culmine àvec
l'évocation de cette silhouette effarée, répétant

[... ] la phrase que soixante-huit ans plus tard celles qui jouaient alors
dans l'eau semblaient encore entendre : « On dit en ville que le capi-
taine ... (et dans le fracas des vagues déferlantes, des cris discordants des
mouettes, elles n'eurent pas besoin d'entendre le nom, le savaient déjà,
avaient déjà compris la suite :) ... a été tué! » (A, 212)

Le cri des mouettes, mêlé au bruit des vagues, couvre le nom


du père dont on annonce la mort, et l'absence du nom dans le
texte traduit pathétiquement celle, définitive, du personnage dans
la fiction46 • En· place du nom, la parenthèse ouverte au moment
critique· scelle l'association du père défunt avec les vagues et
les oiseaux. Du reste, il s'agit ici de la seconde occurrence de
la mouette dans le roman. La première faisait d'elle un oiseau
de malheur, dans l'évocation, à la toute fin du deuxième cha-
pitre, de l'ordre d'arrêt remontant vainement la colonne des
cavaliers. l.'ordre en question ressemblait à « une simple vibra-
tion de l'air ou ces incompréhensibles piaillements d'oiseaux
marins, cJ.e mouettes» (48), et se voyait répété à tour de rôle
par le!! soldats avec la « cassandresque persévérance des annon-
ciateurs d'apocalypses et de désastres» - il est à noter que
Cassandre était précisément réputée pour son incompréhensible
langage d'oiseau (voir ESCHYLE, Agamèmnon, vv.l050-1). En
couvrant le nom du père dans le récit de la cousine, la mouette
est moins le sinistre présage de la mort que la métaphore in
cibsentia - le tenant-lieu ~ du disparu.
La mère, quant à elle, séjourne au même moment avec l'enfant
dans un hôtel des Pyrénées. La nouvelle la laisse sans voix, ou
plutôt ne sortent alors de sa bouche que des paroles « inau-
dibles parmi des bruits eux aussi dépourvus de sens (le chuin-
tement du vent dans les feuillages balancés, les murmures d'eaux
bondissantes, les pépiements d'oiseaux)) (A, 279). Comme les
mouettes sur la plage, les oiseaux couvrent donc l'impossible

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expression de la douleur et la convertissent du même coup en
une vaine et dérisoire protestation, dispersée comme eux dans
l'immensité indifférente du paysage. La scène fait aussi écho à
la fin du premier chapitre, les oiseaux chantant ici encore au
moment de plus grande affliction, mais avec cette différence
que dans l'épisode du cimetière, le cri de l'oiseau saluait la
veuve affligée en répercutant à la fois lumineusement et sinis-
trement sa plainte. Ici, tout au contraire, le chant de l'oiseau est
vide de sens, monotone et indifférent, non plus relais de la plainte
.mais cause de son impossible retentir et image de sa vanité.

À propos des relations figuratives entre le personnage de la


mère et l'Histoire meurtrière, un autre détail accuse l'analogie.
Il s'agit du motif de la corrida. Le spectacle des bêtes éven-
trées à coup de come allume dans la prunelle de la jeune femme
« un bref éclat, dont on n'aurait pu dire s'il était d'horreur ou
d'excitation» (A, l1S). On comprend la raison de cette ambiguïté
plus loin dans le récit, où le motif est repris quasiment à l'iden-
tique mais sollicité cette fois en position de comparant: il s'agit
de l'Europe déchirée par les guerres successives, « couturé[e]
de cicatrices, cousu[e] et recousu[e] tant bien que mal comme
on recoud tant bien que mal le ventre ou le poitrail des che-
vaUx déchirés par les cornes du taureau pour les lui présenter
à nouveau» (190). Un lien s'établit donc entre les prédilections
de la jeune femme et les ravages de la guerre. Ce qui relève
ici d'une répétition discrète, non marquée comme anaphore, se
transforme, dans l'évocation du départ du père, en un rappro-
chement interne plus explicite que jamais :

[... ] la séparation, le départ, le cheval dans la cour, l'homme harnaché


pour la guerre, la famille au balcon de la véranda - et elle au premier
rang, au milieu, comme dans une loge de théâtre, comme lorsqu'elle assis-
tait à Barcelone à ces spectacles sanglants et cruels dont elle était friande
L.. }' (A, 267)

La jeune femme assiste donc au départ de son mari avec la


même impassibilité que lorsqu'elle voyait mourir le taureau.

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C'est assez suggérer que la mort du capitaine, dans l'imaginaire
du texte, relève d'un ordre des choses parfaitement assimilé et
consenti par son épouse.
Mais plus encore, le personnage de la mère relève de l'His-
toire « matricielle », celle qui produit les figures immuables. Les
images de la femme-forteresse vues plus haut ont montré la
solidarité métaphorique unissant liljeune femme et la ville qu'elle
habite. Le personnage peut être considéré comme l'émanation
d'un univers culturalisé par l'Histoire, où monuments, docu-
ments et traditions garantissent la transmission d'une essence et
définissent les individus d'une génération à l'autre. Dans L'Aca-
cia, comme dans les romans antérieurs, tout ce qui touche à
l'Histoire comme discours, somme de représentations légendaires
ou officielles, relève de la branche maternelle. Or ce monde de
la mère, qui à plus d'un titre récapitule l'Histoire passée, façonne
aussi le présent de l'Histoire en marche. De là vient le ton
volontiers sarcastique des images. Généraux et stratèges, nés
dans son sein, emmènent les autres hommes défendre ses valeurs.
En témoigne, à la fin août 1914, le cortège enthousiaste des
officiers de la garnison « sortant de la citadelle, franchissant
entre les quatre colosses de pierre la porte de la muraille
construite par Charles Quint, [ ... ] la halle médiévale» (A, 56 ;
cf. 116): C'est une sortie glorieuse, « sous les acclamations de
la foule» (56), hors d'un giron fortifié et devenu l'image d'un
passé hissé au rang de légende. Ainsi l'Histoire s'apprête-t-elle
dangereusement à se rejouer en conformité avec les modèles
immémoriaux.
Le passage rappelle l'image de l'enfantement des guerriers en
armes qu'on trouve dans La Route des Flandres (RF, 42 et 258).
La femme apparaitdu reste quelques lignes plus bas, et suggère
érotiquement une effusion parallèle au mouvement de sortie hors
des murs : « [ ... ] les vivats aigus des cocottes décolletées [ ... ],
offrant comme dans des corbeilles leurs seins éblouissants, leurs
lèvres ouvertes sur les humides grottes roses de ·leurs bouches
aux dents éblouissantes, et jetant des fleurs. » (A, 57). Par rapport
à La Route des Flandres, l'image a changé de registre. La femme

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n'est plus l'accoucheuse mythique de la soldatesque héroYque,
centre du fantasme originaire et eschatologique de Georges : il
ne s'agit à présent, dans cette variation sur l'image officielle et
honnie de la fleur au fusil, que de simples demi-mondaines
affriolantes et décoratives, flanquant les représentants décatis
d'une tradition qui n'a plus rien de mythique, à savoir les « vieux
messieurs» (56) joueurs de bridge. L'épisode reconduit donc
l'imagination de la matrice de l'Histoire, en dénonçant deux de
ses avatars dans la ville du Midi, et par conséquent dans la
mère qui lui ressemble.

Cette affinité figurative s'autorise également du fait, il ne faut


pas l'oublier, que la jeune femme devient elle aussi une femme
enceinte. L'imagination matricielle débouchait, on l'a vu à la
fin du premier chapitre, sur la métaphore de l'entrée en guerre
comme une gésine. Or pratiquement au moment où l'été accouche
de « ce quelque chose de monstrueux» (A,263), la jeune femme
met au monde son enfant. Entre la naissance du fils et l'enfan-
tement de la guerre, la correspondance est clairement établie au
chapitre v. Certes la naissance a lieu quelques mois auparavant,
pendant le séjour du couple dans l'île aux boas, mais il est à
noter qu'elle ne fait l'objet, en cours de chapitre, que d'une
mention -rapide (<< et quand naquit l'enfant» (136» et que le texte
reporte l'évocation de l'accouchement, de manière métaphorique,
au récit de l'arrivée en métropole. L'isotopie de la fœtalité resur-
git en effet à la fin du chapitre avec l'arrivée du navire en
Méditerranée, celle-ci décrite comme une «mare, [une] liquide
matrice d'alphabets, de chiffres, de colonnes cannelées» (147).
Après quoi maints détails du récit de l'accostage du bateau
(149-50) renvoient à la scène d'accouchement. La pulsation hale-
tante du travail pour commencer, décelable dans l'accélération
du rythme (voir l'anaphore de «elle peut» (149), qui compte
six occurrences dans le même paragraphe). Comme le ventre
d'une parturiente, les «membrures du navire tremble[nt] sous
la poussée de l'hélice», puis les «gros bouillons» de l'eau
évoquent quant à eux l'expulsion placentaire, tandis que vient

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l'image ombilicale de « ['aussière [ ... ] ruisselante, frangée dé
gouttelettes». La jeune femme enfin, après avoir senti «une
poussée contre son coude» (150), comme la pression de la main
du mari, «sent remuer au-dessus d'elle l'enfant élevé à bout
de bras ».
L'ensemble gagne ainsi en cohérence figurative: l'accouche-
ment s'associe davantage à l'imminence du conflit47 • Comme
d'autre part la parenthèse de bonheur conjugal était décrite sur
le modèle de l'euphorie orgastique et du confort fœtal, il était
normal que la fin de cette parenthèse corresponde au terme
d'une grossesse. Autre détail significatif: la mention de 1'« étroite
bande d'eau sale où flottent des détritus» (A, 150). En prolon-
geant ainsi l'image de l'accouchement par celle de la dégéné-
rescence organique, cette fin de chapitre signe l'homologation
de la mère parturiente et de la gésine excrémentielle de la guerre
par l'Histoire.

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III

LE PARCOURS FIGURATIF
DU BRIGADIER

L 'ACACIA réunit plus qu'aucun roman antérieur les éléments


d'une biographie du personnage focal et les ordonne glo-
balement sous la forme d'une « éducation sentimentale», pour
reprendre un des sous-titres envisagés par Claude Simon48 • Ce
parcours est toutefois étroitement corrélé à la biographie paren-
tale, et requiert d'être étudié à la lumière de ce dernier. Si d'autre
part le récit prend soin de circonscrire les étapes qui ont jalonné
les vingt-six premières années du brigadier (le nourrisson,
l'enfant, le collégien, l'étudiant, le soldat, ou encore le « gamin
de quatre ans» (A, 320), le « gamin de onze ans» (166), 1'« apprenti
cubiste »49, etc.), les longs développements vont aux années
d'immédiat avant-guerre et à la Deuxième Guerre elle-même, deux
initiations successives à l'Histoire.

l 'hypothèque parentale

Par le montage alterné des chapitres, la similitude exhibée


des dates clés - chapitre III : 27 août 1914; chapitre VI : 27
août 1939 - le roman semble mener de front deux biographies
parallèles5o • À ceci près que la similitude des itinéraires du père
et du fils, maintes fois suggérée comme on va le voir, ne fait

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nulle part l'objet d'une formulation expliciteS). D'autre part, si
parallélisme il y a, celui-ci est avant tout un parallélisme tron-
qué puisque le fils survit à la guerre, à la différence du père.
Cette différence, condition empirique du roman, est peut-être
plus encore son principe fondateur : l'incompréhensible écart
par rapport à la destinée paternelle informe silencieusement le
récit. Fait remarquable, alors que les biographies parentales font
l'objet d'une mise en image systématique, l'itinéraire du fils
n'est jamais vectorisé de manière globale, puisque l'issue de
l'épreuve guerrière échappe à toute rationalisation et encore plus
à toute représentation unifiante. À la différence des images de
l'acharnement du sort, celle de la bonne étoile n'existe pas chez
Claude Simon. Si bien que les échos observables d'une généra-
tion à l'autre sont plus complexes qu'il n'y parait, et dépassent
à coup sûr le marquage régulier d'une répétition. Ils montrent
le fils engagé dans un parcours à la fois similaire et contraire
à celui du père.
Porté au monde à l'orée du conflit où mourra son père, le
fils est placé dès sa naissance sous le signe de l'Histoire broyeuse
d'hommes, inscrit dans un parcours qui le dépasse et le voue
comme ses parents à la mort. La biographie parentale est une
hypothèque.
Rétrospectivement évoquée, la vie du père apparaissait tout
entière tendue vers son terme, le personnage n'ayant rien fait
d'autre que « déposer sa semence» (A, 217) dans « l'indolente et
oisive sultane» pour, après cela, « comme ces insectes mâles
après avoir accompli leur fonction, s'en aller mourir». Sa mort
est inséparable de la naissance du fils, comme en témoigne
encore l'évocation imaginaire de son cadavre « tout entier recro-
quevillé dans une position fœtale» (327). L'enfant incarne ainsi
l'accomplissement du destin paternel, et se trouve voué dès sa
naissance à le reproduire à l'identique. Or avant que les répé-
t~tions de l'Histoire lui en offrent cyniquement l'occasion, les
premières années préparent la voie. En témoigne le costume
imposé à l'écolier, premier de ses « déguisements» (166) suc-
cessifs, un « rigide uniforme à la coupe militaire [ ... ] pourvu

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d'un col semblable à un carcan, de boutons dorés et d'une cas-
quette à la visière de cuir verni» (166, cf 227) - autrement dit
la réplique miniature de « l'élégante et impeccable carapace de
drap, de moustaches, de cuirs méticuleusement brossés et cirés»
(76) du capitaine. De la même manière, le « cocon capitonné de
l'enfance» (228) engage le personnage dans le même registre
figuratif que celui de ses parents.

Autre exemple : entre la fin du chapitre v et les premières


pages du chapitre VI, une· même scène se rejoue, en partie
inversée, à vingt-cinq ans d'intervalle. Le départ du train qui
emporte les futurs soldats le 27 août 1939 ne renvoie pas seu-
lement au même épisode survenu jour pour jour vingt-cinq ans
plus tôt (chapitre II), il fait aussi pendant à l'accostage du
navire qui ramène les parents en métropole. Les correspondances
sont ici plus discrètes mais également profondes. Plusieurs élé-
ments de consonance établissent le parallélisme. L'isotopie aqua-
tique tout d'abord, qui se développe à partir de l'image stéréo-
typée de la « marée humaine» (A, 156) : la foule est un
« grouillement bigarré, incohérent, parcouru d'imprévisibles cou-
rants, d'imprévisibles reflux» où se noient les têtes des nou-
veaux arrivants qui semblent « flotter, éparpillées, dérivant à
leur tour». Elle se colle comme « quelque chose [ ... ] de gluant»
au train qui s'ébranle (dans une seconde évocation de la scène,
la foule sera comparée à « une houle parcourue d'obscurs
remous contre les flancs des wagons» (361) ; le train s'asso-
cie de la sorte au navire). Cet autre passage surtout fait fonc-
tion de connecteur :
[ ... ] l'espèce d'hétéroclite conglomérat d'hommes et de femmes aux para-
doxales tenues de fête, aux visages crispés ou baignés de larmes, entraî-
nant ou plutôt portant dans leur course comme des fétus ou de simples
détritus à la surface d'une eau trouble les masques desséchés des vieilles
vêtues de noir, couleur de bois mort, semblables à des mortes [... ].
(A, 157)

L'eau trouble rappelle les détritus flottants entre le bateau et le


quai (150), tandis que, s'ajoutant au motif du bébé élevé à bout

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de bras lui aussi repris (156), fétus, par paronymie, rappelle
l'accouchement métaphorique. Enfin, en toile de fond, les mêmes
femmes vêtues de noir. La scène s'achève sur l'image de ce
jeune couple s'embrassant jusqu'à l'ultime seconde alors que le
train prend déjà de la vitesse, la jeune femme
[... ] pour ainsi dire suspendue dans le vide, seulement encore reliée à
l'homme comme par une ventouse à l'endroit où les deux bouches se joi-
gnaient, comme dans une sorte de coït aérien, comme ces oiseaux capables
de copuler en plein vol, rattachés par leurs seuls organes génitaux [... ]
(A, 157)

L'aérienne fulgurance renvoie au « vol nuptial» (268) de la mère


ravie par le capitaine, ainsi qu'aux images de la parabole dont
le sommet est un moment fugace d'éternité.
Significativement, ce passage qui rejoue en filigrane l'accou-
plement des parents et l'accouchement de la mère voit aussi
l'émergence du brigadier comme personnage focal. À la fin de
la scène, la séparation des amants fait prendre conscience que
le point de vue de la description, jusqu'alors situé de manière
impersonnelle dans la gare, s'est embarqué - comme on dit
d'une caméra: les « occupants du train [ ... ] voyant s'éloigner,
diminuer maintenant rapidement la mince forme en robe rouge»
(A, 158) .. Parmi eux se trouve le jeune brigadier, qui prend corps
peu. après sous la forme d'un pronom singulier : « Et mainte-
nant, il allait mourir. » (163).
Dans l'organisation du récit, cette anticipation de la mort est
la conséquence du parallélisme établi entre les deux générations.
Le personnage ne peut se représenter autrement son parcours
qu'en se calant sur les précédents parentaux. Et, contrairement
à ce qu'on pourrait croire, c'est celui de la mère qui s'impose
d'emblée, occasion d'un rapprochement explicite. Durant la nuit
qu'il passe dans le train, le brigadier, hanté par l'idée de sa
mort prochaine, se remémore ses années antérieures et repense
à l'agonie de sa mère, celle-ci
[ ... ] ne laissant plus rien d'elle qu'une boîte de chêne verni sous un
amoncellement de fleurs au violent parfum mêlé à l'odeur des cierges, et

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rien d'autre, de même, pensa-t-il, que gisant comme dans une boite à
l'intérieur d'un compartiment de chemin de fer sur une banquette aux
relents de charbon refroidi ne subsistait plus à présent que l'insignifiant
résidu de même pas quelque violente réaction chimique, quelque sulfu-
reux bouillonnement de matières antagonistes et contradictoires mais de
vingt-six années de paresse et de nonchalante inertie [... ] (A, 166)

Entre une mort effective et une mort pressentieS2 , le de même


que ne laisse pas d'être problématique. La suite du texte ne
l'est pas moins, le personnage se faisant la réflexion que les
vingt-six années antérieures furent des années d'« attente frus-
trée de quelque chose qui ne s'était jamais produit (ou qui peut-
être, pensa-t-il encore, était maintenant en train de se pro-
duire) ». Sa jeune mère, on s'en souvient, a au contraire vu sa
vie se dérouler en tous points selon ses attentes, pour avoir tou-
jours su qu'elle était «destinée à quelque chose d'à la fois
magnifique, rapide et atroce qui viendrait en son temps» (117).
Sitôt posée, la correspondance des deux parcours est ainsi main-
tenue à distance critique, et une fois encore le basculement du
ou peut-être indexe l'essentiel : dans quelle mesure l'itinéraire
du fils relève-t-il ou non d'un destin tout tracé S3 ?

l'apprentissage manqué

À l 'heure de la mobilisation, les années écoulées apparaissent


au réserviste comme des années de «déguisements» (A, 166) et
de tricherie. C'est en fait la période de l'immédiat avant-guerre
que privilégie le récit du chapitre VI : le voyage à l'Est de
« l'apprenti-cubiste» en compagnie d'un autre étudiant, et, dans
une moindre mesure, son engagement espagnol comme soi-disant
anarchiste. Les deux séquences de souvenirs défilent dans l'esprit
du personnage durant le long voyage en train vers le front, et
produisent la même impression consternée d'un vaste fourvoie-
ment : «Bon Dieu, que nous étions jeunes!» s'exclame-t-il à
huit reprises (177,178,190) tout au long de sa remémoration. Les
raisons de cette amertume rétrospective, non explicitement
énoncées, transparaissent du récit lui-même.

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Les deux épisodes retiendront ici l'attention à la fois en rai-
son des images qu'on peut y relever et parce qu'il y est ques-
tion d'images : à Berlin, Varsovie et Moscou, le réserviste
manque l'Histoire en se fourvoyant dans ses représentations offi-
cielles ; à Barcelone, il refusera de s'attarder dans les conflits
de banderoles.

Le voyage à l'Est n'est rien d'autre qu'un égarement dans


les fauX-semblants. Les lieux parcourus ou traversés à cette occa-
sion abondent en signes en tout genre. Signes qui intimident,
comme cet « arc de triomphe» (A, 172) portant l'emblème sovié-
tique à la frontière soviéto-polonaise : « [ ... ] la steppe grise
dans la fin du jour, la triomphale carcasse, l'inscription, le
signe et l'étoile rouge sang [ ... ]. ». Signes étranges comme ces
visages de fonctionnaires « expressif[s] à force d'inexpression »
(174). Incarnations vivantes d'un passé immémorial, comme les
Juifs de Varsovie qu'on dirait, dans leurs lévites, « condamnés
à porter éternellement en même temps que leur propre deuil
celui de quelque lointain Éden, quelque terre promise puis
dérobée ». Vestiges antiques de Berlin, capitale « aux musées
remplis de temples grecs transportés pierre à pierre» (176).
Traces de l'Histoire plus récente, telle cette plaque d'un hôtel
rappelant le séjour de Napoléon, « entre deux batailles, deux de
ces indéfectibles traités d'indéfectible amitié où il partageait
l'Europe comme on déchire une carte de papier» (175). L'Alle-
magne, la Pologne et l'URSS ne sont vues que comme autant
de lieux où l'Histoire a disposé ses marques officielles.
Alors que, justement, le voyage à l'Est des deux jeunes gens
se voulait une expérience de l'Histoire concrète, censée pro-
longer par une initiation sur le terrain les interminables dis-
cussions parisiennes. Mais le projet échoue, tout simplement
parce qu'il tourne au tourisme dilettante, à l'observation dis-
tanciée d'une galerie d'images, tout juste propices à de bons
mots 54 • Berlin par exemple, « produit d'une série de coïts com-
pliqués entre le style rococo, l'ordre dorique, la philosophie en
redingote et l'opéra wagnérien» (A,177) met les compères en

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verve : «"Des Berlinoises savourant des Bavaroises. Ha,
ha ! ... " » (176), et stimule leur sens de la métaphore (<< une vieille
rombière boudinée comme un saucisson, couverte de bijoux»,
« une Chatteriey séduite par son chef piqueur» (177). Même
chose à Moscou : les deux étudiants sont « venus là [ ... ] comme
on va dans un jardin zoologique regarder des bêtes curieuses»
(191).
L'Histoire au présent se réduit elle aussi à des tableaux vivants.
Berlin est un théâtre où évoluent des personnages qu'on a peine
à croire réels :

[... ] les quais des gares soigneusement balayés couleur gris fer (c'est-à-
dire en ciment, comme partout ailleurs, mais un ciment sans doute spé-
cial qui ressemblait à du fer) où attendaient, descendaient du train, y
montaient sans désordre, des voyageurs, hommes ou femmes non pas
exactement gourmés, ou raides, ou sévères, ou tristes, mais taillés (par-
dessus, gabardines, chapeaux, visages, valises ou porte-documents) dans
du bois (ou pèut-être aussi de l'acier), et parmi eux parfois, en bois eux
aussi (ou peut-être en acier), des hommes sanglés dans des uniformes
bruns ou noirs, avec des visages d'acier - ou de porcs -, des culottes
de cheval en ailes de papillon, des bottes étincelantes, une manche ornée
d'un brassard rouge avec, au milieu d'un disque blanc, quelque chose qui
ressemblait à une grosse araignée noire [... ] (A, 175-6)

Mêmè statùfication des «femmes semblables à des fleurs en fer»


(176) oU «femmes en acier rose» (177). Les bons mots des étu-
diants sont certes une manière de composer avec l'étrangeté :
« "J'essaie seulement d'être drôle. Parce que ces types à arai-
gnées me foutent salement la trouille ... "» (176-7).
Les images de la métaIlité et les métalepses statufiantes sont
là pour le suggérer : les étudiants voyageurs ne sont pas entrés
dans l'Histoire en marche, ils n'ont fait qu'en parcourir des
représentations, ou, pire encore, des enseignes. Leur naïveté
consistait à croire qu'ils pourraient rencontrer autre chose, en
fait d'Histoire, que les images qu'ils en attendaient. D'autant
que l'URSS est le pays par excellence façonné par décret selon
les exigences d'un programme préétabli, un pays transformé en
image officielle de lui-même. Ainsi à la frontière :

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... maintenant nous venons d'avoir le privilège de voir la philosophie de
la matière (ou, si tu préfères, la matière philosophique) matérialisée sous
la forme d'une carcasse d'arc de triomphe élevé au milieu de la steppe ...
(A, 178)

Ici une carcasse, ailleurs des emblèmes «découpé[s] dans de la


tôle» (172), et plus loin surtout le mausolée de Lénine, «cube
de marbre rouge» (184), parangon des signes fabriqués et décla-
matoires dans ce pays de la philosophie devenue matière. Défendu
par trois soldats pareils à «des jouets mécaniques» et deux
autres « aussi immobiles que s'ils avaient été coulés dans de la
cire », gardé par une vieille femme à la voix « terne, mécanique
aussi », il accueille des visiteurs «fascinés et craintifs» (185).
Tel était donc le but du pèlerinage: ce chef-d'œuvre de monu-
mentalité officielle, signifiant institué au symbolisme prescrit.
Les relations nouées sur place avec un groupe de Moscovites
ne changeront rien à ce dehors figé de part en part mais révé-
leront au contraire «comme une opacité, quelque chose qui
résistait à tout» (A, 180; cf 181). Entre les deux jeunes filles et
les deux étudiants s'établit un jeu de dupes dans un univers de
signes frelatés, de simulacres pour touristes, une suspicion géné-
ralisée sur fond de faux décor folklorique où s'épuise un « dan-
seur déguisé en cosaque» (191). Et l'aventure se solde, en fin de
soirée, par cette équipée dans un site en pleine désagrégation :
[... ] [les jeunes gens] entassés dans un taxi qui rebondissait dans les
ornières des chaussées défoncées, puis même plus de chaussées : des éten-
dues bourbeuses trop longues, trop larges (comme des terrains de chan-
tiers) qui s'étiraient dans la lumière avare de quelques lampadaires entre
des blocs d'immeubles, certains tout neufs, en ciment brut, d'autres tout
neufs sans doute l'année précédente mais déjà délabrés, comme s'effri-
tant, écaillés [... ] (A, 187)

Deux étudiants cubistes fourvoyés parmi d'autres cubes préma-


turément délabrés : ainsi tourne court l'initiation manquée.

Pourtant, à la différence du futur brigadier, son compagnon


de voyage, le « Mexicain », semble apprécier le déplacement. Son
aisance et sa décontraction en toutes circonstances contrastent

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avec la mauvaise humeur croissante de son ami : « "Mainte-
nant, s'il te plaît, arrête une fois pour toutes de faire la
gueule! "» (A, 185), lui lance-t-il à l'occasion. C'est qu'il existe
entre le joyeux acolyte et l'univers visité de nombreuses affi-
nités, expliquant que le personnage se retrouve comme dans son
élément dans chacune des villes-étapes, à Moscou en particulier.
Affinités idéologiques bien sûr, mais également figuratives.
On observe que les différentes notations renvoyant au person-
nage tendent à faire de lui un représentant mixte des deux
registres de codes culturels déjà évoqués, à savoir l'exotisme
géographique et l'épaisseur historique. Les premières dénomi-
nations et descriptions définies relèvent de la première catégo-
rie : le Mexicain a une « tête d'Indien sauvage» (A, 175), un
« visage impassible d'Indien aux yeux en grains de café» (178)55.
Elles évoluent ensuite vers la seconde : voir son air de « sau-
vage apprivoisé» (179), et son visage qui ressemble « à un
masque de terre cuite» du genre de ceux fabriqués par ses
ancêtres. Ce passage enfin résume le personnage : « [ ... ] avec
son visage de dieu endormi, ses lèvres épaisses, son masque
aux yeux mi-clos qui plus que jamais ressemblait à une de ces
terres cuites -que l'on voit dans les musées [ ... ]» (183-4).
L'encyclopédie n'intervient pas seulement dans les comparai-
sons descriptives; elle est inscrite dans le personnage lui-même
qui possède un impressionnant savoir : « [ ... ] son honorable
mère européenne devait appartenir à la catégorie des fanatiques
des musées et [ ... ] il devait sans doute s'agir d'un cas de
mimétisme - ce que l'on pourrait appeler [ ... ] du mimétisme
archéologique [ ... ] ... » (A, 180). Outre un physique muséogra-
phique et une culture à l'avenant, il dispose d'une sorte de don
lui permettant de communiquer « par signes» (180, 181), ou
encore d'un « sens hérité de ses ancêtres à idéogrammes et
qui malgré son air endormi semblait lui permettre de conver-
ser longuement sans avoir besoin de mots avec n'importe quel
étranger dans n'importe quel payS» (180). Polyglotte, féru des
« principes de la philosophie de la matière rédigés en alle-
mand» (173) aussi bien que de « ceux de la peinture géomé-

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trique», et fort d'une «connaissance approfondie des diverses
marques de whiskies», il tient à son compagnon de voyage,
l'alcool aidant, d'« irrécusables discours »S6. Maître et adepte
des signes, somme de signes lui-même, c'est «un drapeau
rouge d'origine, avec instruments de travail, étoile et carac-
tères cyrilliques brodés en or» (183) qu'il rapportera dans ses
bagages.
La figure corticale du Mexicain scelle donc une homologa-
tion entre d'une part le champ des représentations culturelles
transmises du passé ou importée des terres lointaines (l'ency-
clopédie archéologique), et d'autre part les représentations
contemporaines façonnant à titre de programme l 'Histoire pré-
sente (la philosophie de la matière) ou encore façonnées par
elle (les monuments) de manière tout aussi décisionnelle. De la
même façon, on verra (au chapitre suivant) que l'ineptie du
cubisme tient dans la confiance naIve en la vertu des motifs
préconstruits engagés tels quels dans l'œuvre d'art. Enfin, il
n'est pas difficile d'imaginer, sur ce constat, que les premiers
essais littéraires du brigadier péchaient eux aussi par le primat
accordé aux registres des signes instituéss7 •

Après le voyage à l'Est, l'épisode espagnol marque une nou-


velle étape dans le rapport du personnage à l'Histoire, non plus
cette fois sur le mode de la curiosité dilettante, mais sur celui
de la participation active. Or d'une expérience à l'autre il n'y
a rien moins qu'un progrès: à l'épisode de l'illusion détrompée
succède l'heure de la tricherie délibérée. Une tricherie qui porte
sur les signes pour commencer, puisque la carte exhibée comme
laissez-passer à la frontière relève du «faux en écriture» (A, 192),
contrefaçon non pas matérielle, mais plus radicale :
[... ] la carte [... ] couverte de timbres de cotisation témoignant de sa
. conviction en des idées (notamment celle de supprimer les banques) qu'il
n'était pas lui-même très sftr d'approuver [... ] trichant donc aussi avec
lui-même (c'est-à-dire trichant à moitié, c'est-à-dire dans la proportion où
ce programme philosophique de suppression des banques ne le séduisait
qu'à moitié) [... ]. (A,192)

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Ce constat d'une contradiction fondamentale dans ses convic-
tions coïncide pour l'engagé volontaire avec l'expérience d'un
autre échec, collectif celui-là: les révolutionnaires s'entre-tuant
entre factions rivales devant l'ennemi commun. L'Histoire en
marche selon l'ordre des idées et régie par des mots d'ordre
tourne au désastre du fait des conflits de bannières. L'ineptie
des messages brandis et claironnés, après les évocations du
Palace et des Géorgiques, se passe ici d'un récit par le menu.
Le texte se contente, sur cette expérience qui tourne court,
d'une parenthèse ~llusive ertcadrée par la mention des deux tra-
jets en train - l'aller puis le retour -:- entre la France et Bar-
celone : « [ ... ] (il n'avait fallu au voyageur muni de son vrai
faux laissez-passer que quelques jours pour voir ce qu'il vou-
lait voir, savoir ce qu'il voulait savoir : c'était à la fois pathé-
tique, naïf, furieux, navrant) [ ... ].» (A, 193-4). «Voir ce qu'il
voulait voir» : c'est la confirmation d'un pressentiment que
venait chercher l'engagé volontaire. Les versions antérieures
montraient l'épisode espagnol comme le moment d'une prise
de conscience. Dans L'Acacia, celle-ci a déjà eu lieu lors du
voyage à l'Est. La brève excursion en Espagne n'a qu'une fonc-
tion de vérification.
Les années d'immédiat avant-guerre constituent donc une pre-
mière initiation à l'Histoire, initiation manquée qui confond le
devenir historique avec ses représentations figées. En un sens,
les événements que se remémore amèrement le brigadier à la
veille de la mobilisation se rattachent au paradigme parental, à
savoir celui des signes mythifiants et pourvoyeurs de mort.
Berlin par exemple ressemble à la ville du Midi d'où partent
les glorieux officiers en 1914 : même monumentalité historique,
mêmes jeunes femmes colorées et décoratives. Davantage encore,
le mausolée de Lénine, terminus du voyage, renvoie à l'impo-
sant hôtel familial, « mausolée des gloires passées» (A, 271) tout
aussi marmoréen. Il n'est pas jusqu'au personnage du Mexicain
et son air de ,« sauvage apprivoisé» (179) qui ne ressemble au
capitaine, lui-même pareil à un « barbare policé» (124 ; cf. 83).
L'expérience de la guerre marquera à l'inverse pour le bri-

79
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gadier l'épreuve de la nature dans ce qu'elle a précisément
d'inapprivoisable et d'irréductible aux images usuelles. Elle verra
le personnage confronté d'une manière toute différente à la bio-
graphie paternelle.

l'expérience organique de la guerre

Une différence majeure entre le parcours du père et celui du


fils, avant même leurs issues respectives, tient à ce que le capi-
taine, annexé par le monde aristocratique, rte se représente pas
sa mort, sinon comme une contribution à la pérennité de valeurs
collectives. Le brigadier, au contraire, fait au moment de la
guerre l'épreuve des agents concrets de la corruption organique,
le récit focalisé rejetant même d'emblée toute connotation magni-
fiante à propos de la boue dès qu'il s'agit du cavalier ou du
groupe dont il fait partie - il faut rappeler cette parenthèse
qu'on peut lire dans les premières lignes du chapitre II : les
cavaliers de la Deuxième Guerre sont « sales (pas la glorieuse
et légendaire boue des tranchées : simplement sales [ ... ]))
(A, 29). Parallèlement, le parcours est ici conforme aux images
utilisées . dans les romans antérieurs : le personnage focal est
cet « enfant devenu par la suite un petit garçon, puis un adulte,
pùis redevenu une créature ou plutôt un organisme vivant exclu-
sivement habité de préoccupations animales» (265). La régres-
sion du personnage à « la partie animale» (90) de lui-même a
lieu principalement au moment de la fuite, moment où les seuls
réflexes de survie entrent en jeu. La position de quadrupède
favorise l'assimilation au chien, la marche entravée au canard,
voire à la mouche prisonnière de l'araignée, etc .. Plus inatten-
due, l'image de l'huître intervient au moment de la mobilisa-
tion, motivée par la peur du brigadier qui se sait promis à une
mort certaine: « [ ... ] c'était comme s'il se sentait se rétracter:
Comme une huître sous le citron, pensa-t-il [ ... ]» (169)58. La
rétractation défensive du mollusque renvoie à la grande phobie
de la dévoration. En même temps, l'huître peut être considérée
comme un parangon de l'organicité59, et la comparaison marque

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en cela la première étape de la régression du soldat. Toutefois
le texte garde ses distances par rapport au comparant animalier.
Ici l'incise « pensa-t-il» souligne le caractère incongru ou
cocasse d'un rapprochement effectué dans une sorte d'ironie
grinçante, comme, à la fin du roman, à propos de la chèvre :
« [ ... ] ([ ... ] "Oui: la chèvre", raconta-t-il plus tard avec ce
rire bref, sans joie, qui était comme le contraire du rire : "La
chèvre que le chasseur attache à un piquet pour faire sortir le
loup du bois. [ ... ] ") [ ... ]. » (348). Intellectualisée, la similitude
avec l'animal rend compte d'une situation plus que d'une sen-
sation antéprédicative.

La réduction à l'animalité procède plus largement d'une soli-


darité établie entre la violence guerrière et la nature. On a vu
plus haut que l'oiseau était un comparant privilégié de l'état-
major militaire. Le motif apparaît aussi à maintes reprises, litté-
ral cette fois, dans le récit de l'embuscade. Après l'attaque, le
brigadier fuit et tente d'échapper au tir de l'ennemi. Le déchaî-
nement de la mitrailleuse « qui tire lorsqu'il traverse la route»
(A, 93) couvre tous les autres bruits de la nature, et, tout acca-
paré par les blindés passant à quelques mètres de lui, le per-
sonnage « n'entend ni les chants d'oiseaux ni les légers bruis-
sements des feuillages» (92 ; cf. 95). Cette notation et les suivantes
sont remarquables en ce qu'elles relèvent d'un narrateur omni-
scient malgré le mode focalisé du récit, le propre du récit foca-
lisé étant de prendre en charge les seules perceptions du per-
sonnage, ce qu'il ne perçoit pas restant tu, et pour cause. La
mention de ces bruits de la nature est donc l'indice de leur
surdétermination. Étrangement, les bruits de la guerre et ceux
de la nature sont d'emblée inséparables.
La suite du récit montre justement le personnage prenant
conscience de cette affinité. Ce n'est qu'une fois que le briga-
dier a réussi à s'abriter dans un bois qu'« il entend le coucou»
(A, 97) puis perçoit « le cri redoublé de l'oiseau». La situation
s'est totalement inversée par rapport à l'instant précédent, le
brigadier « prêtant l'oreille, attendant que le cri du coucou lui

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parvienne à nouveau» (98), ou encore « seulement occupe a
guetter, écouter le puissant silence végétal» (99). Cette fois, le
silence lui-même entre deux cris fait l'objet de la perception,
rendu concret par l'oiseau, « comme si après avoir retenti il
continuait à exister par son absence même, comme pour souli-
gner le silence, le rendre plus sensible encore, lancé avec une
régularité d'horloge» (97). L'image renverse la liaison lexica-
lisée entre le coucou et l'horloge du même nom: ce n'est plus
l'objet qui imite l'oiseau, mais l'oiseau qui ressemble à la méca-
nique. Le chant de l'oiseau permet au brigadier de mesurer son
avancée dans la forêt en l'absence de tout repère visuel, comme
une scansion salutaire du temps humain.
Garant d'un espace vectorisé, témoin et guide du parcours
accompli, le chant du coucou laissera place, une fois le briga-
dier sorti de la forêt et rendu à l'espace désorienté du danger,
à un « cacophonique et ténu pépiement d'oiseaux» (A, 100). Mais
il ne s'agit que d'une transition vers un autre bruit:

[... ] à travers [lui], comme à travers une légère broderie, il [le brigadier]
peut à présent entendre assez proche et à intervalles réguliers, comme le
coucou, comme minuté par quelque absurde mouvement d'horlogerie,
dépourvu de sens, même pas menaçant, consciencieux, paisible pour ainsi
dire dans la paisible nature, comme le travail d'un bûcheron paresseux,
le tir espacé d'un unique canon [ ... ] (A, 100 ; cf 287)

L'oiseau devient donc le comparant (<< comme le coucou» (100»)


du bruit - le tir du canon - qui avant la traversée de la forêt
empêchait justement sa perception par le brigadier. Désormais
le bruit de la nature et la déflagration de l'arme ne s'excluent
plus mais fusionnent, un chassé-croisé des déterminations entre
l'animé et l'inanimé ayant mécanisé le coucou et naturalisé le
canon. Après la fuite et la traversée de la forêt, le personnage
rencontre une nature tranquillement meurtrière où le chant de
l'oiseau et le tir du canon sont quasiment confondus.

La régression animale est donc la manifestation d'un imagi-


naire solidarisant la guerre et l'ordre naturel. Au cœur de ce

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dernier se trouvent la boue et l'élémentarité organique. Le motif
apparaît dès la première page du deuxième chapitre, qui décrit
les soldats occupés à couvrir de boue leurs anachroniques casques
à cimier qui, dangereusement « étincelants» (A, 297, 314, 315)60,
les désignent aux avions ennemis :
[... ] (ceux qui, leur gourde vide, n'avaient trouvé ni fontaine ni ruisseau
urinant simplement devant eux avant de se décoiffer et de les enduire
[les casques] d'une couche de terre détrempée, marron, jaunissant en
séchant, s'écaillant, restant accrochée en épaisseur dans les rainures du
cimier) [... ] (A, 29-30)

La boue mêlée d'urine, à ce titre métaphoriquement sécrétée par


l'organisme, forme une concrétion croûteuse destinée à couvrir
la splendeur de l'uniforme. Ce camouflage de fortune est un
« encarapaçonnement» qui s'oppose à celui observé plus haut
dans le cas du père. Fait nouveau, le rebut organique se voit
donc ici investi d'une fonction protectrice, protection très rela-
tive toutefois dans la mesure où, métaphoriquement toujours, ce
mixte d'organicité et de minéralité présente deux risques d'évo-
lution opposés, selon que l'un ou l'autre des composants prenne
le dessus.· La suite du chapitre envisage tour à tour les deux
possibilités. Ainsi la première attaque aérienne laisse les cava-
liers « pareils à des statues de sel [ ... ], comme pétrifiés» (33),
tandis qu'après six jours d'épreuve, les mêmes soldats sont des
hommes « défaits [ ... ] comme ces paquets, ces sacs dont sitôt
le cordon qui les lie dénoué ou tranché le contenu se répand,
roule et s'éparpille dans toutes les directions» (45-6) : néces-
saire devenir de l'être cytoplasmique qui, sans principe interne
de tenue, s'en remet à sa membrane. Le détail du cordon sec-
tionné évoque même l'expulsion placentaire, la poche vitelline
répandant son contenu61 .
Avec l'apparition de la focalisation interne, au chapitre IV, les
mêmes images reviennent et se renforcent. Voici l'évocation de
l'embuscade du 17 mai :
[... ] l'air, l'espace, comme fragmentés, hachés eux-mêmes en minuscules
parcelles, déchiquetés [ ... ] puis [ ... ] le noir, plus aucun bruit [ ... ] rien,

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jusqu'à ce que lentement, émergeant peu à peu comme des bulles à la
surface d'une eau trouble, apparaissent de vagues taches indécises qui se
brouillent, s'effacent, puis réapparaissent de nouveau, puis se précisent :
des triangles, des polygones, des cailloux, de menus brins d'herbe,
l'empierrement du chemin où maintenant il se tient [... ]. (A, 90)

L'image de l'eau trouble reprend une association fréquente sous


la plume de Claude Simon : le moment de plus grande vio-
lence est celui d'une régression à l'élémentarité organique et
d'une plongée dans l'informe, suivie du lent rétablissement des
vaines apparences et des distinctions sécurisantes62 • Rétablisse-
ment fragile donc ; de fait le brigadier se met à courir et tré-
buche quelques minutes après en traversant un cours d'eau.
L'épisode permet la reprise de l'image précédente, mais cette
fois littéralisée :

[... ] ses pieds repoussant avec violence le fond vaseux [... ], puis de nou-
veau à quatre pattes, ses lourdes chaussures engluées d'une vase grisâtre
glissant et dérapant sur la rive opposée, s'aidant de ses mains et de ses
genoux pour remonter la berge humide, comme s'il essayait de s'arracher
à la terre, à la boue originelle [... ]. (A, 96)

La hantise archaïque de la terre délétère rappelle au premier


chef l'épisode de la fondrière des Géorgiques (G,422-4) et le
motif dé l'enlisement présent dans toute l'œuvre (RF,9; Hist., 305 ;
CC, 205 ; G, 160-1), mais l'épisode fournit plus loin l'occasion
d'une autre réminiscence, montrant le brigadier tout juste tiré
d'affaire,

immobile sous sa puante carapace de drap et de cuirs alourdie par l'eau


(mais il ne la sent pas, ne fait avec elle qu'un bloc compact de saleté et
de fatigue, d'une matière pour ainsi dire indifférenciée, terreuse, comme
si son cerveau lui-même, embrumé par le manque de sommeil, était empli
d'une sorte de boue, son visage séparé du monde extérieur, de l'air, par
une pellicule brîilante, comme un masque collé à la peau) (A, 97-8)

On reconnaît la sensation, même limitée ici au visage, mainte


fois éprouvée par Georges dans La Route des Flandres (RF, 39 ;
47; 115 ; 229; etc.) : véritable impression de réduction au tégument

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sous l'effet de la fatigue et des agressions extérieures, comme
si le siège de l'être, chassé de l'intériorité investie par ia matière
inerte, refluait douloureusement vers l'enveloppe, le personnage
perdant à la fois la conscience de l'intériorité et de l'extério-
rité pour ne plus sentir que leur contact63 • La hantise de la
réduction du corps à la boue rassemble les deux menaces précé-
dentes d'épanchement et de pétrification.

On se souvient peut-être de cette altercation entre le jockey


et le petit juif, presque à l'ouverture du chapitre, rapportée par
le narrateur d'une manière inhabituelle : « "[ ... ] Te fâche pas,
Lévy: on est tous dans le même bain." Il ne dit pas "bain ",
mais un autre mot. » (A,229). Il y a donc eu substitution de
terme. Or ce n'est certainement pas par contrainte de registre
que bain remplace ici l'indicible merdier. Le texte s'autorise
volontiers le parler cru, justement dans la phrase qui précède,
où le même jockey traitait son camarade de « youpin qui monte
à cheval comme une pine sur un morceau de savon »64. « Bain»
prolonge donc opportunément l'image du cosmétique, mais, fait
plus important, la mise en sourdine de cet « autre mot» - mot
tu mais du coup fortement virtualisé - semble l'évitement
superstitieux de ce qui se profile déjà comme le grand thème
de tOl.l,t le récit à venir, à savoir la boue corruptrice. Évitement
superstitieux, parce que cette boue se trouve investie par les
passages cités plus haut d'une terreur fantasmatique. Or on
assiste, dans le cours du chapitre VIII, à l'élimination progres-
sive de ces connotations, jusqu'à l'épisode final du bivouac au
bord de l'étang, qui montrera les cavaliers « galopant joyeuse-
ment dans la boue» (259) dans une tonalité euphorique dont
L'Acacia ne donne aucun autre exemple. L'évolution qui mène
de la boue gangrenante à la boue ressourçante vaut d'être exa-
minée en détail.
Les premières occurrences de la boue voient le motif essen-
tiellement employé en position de comparant ou de descrip-
teur. C'est tout d'abord le « même uniforme couleur de terre»
(A, 226) que revêtent les cavaliers nouvellement mobilisés.

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L'abandon des vêtements civils constituant la perte d'un prin-
cipe d'individuation des êtres, ce rapprochement avec l'élément
primordial renvoie à une première menace pesant sur leur iden-
tité. Le contexte se charge par ailleurs de signifier la dégéné-
rescence organique du monde naturel, qu'il s'agisse des
« récoltes restées sur pied» (224) ou encore, un peu plus loin,
des « vergers parsemés de prunes invendues» (234). Les fruits
de la terre menacés de pourrissement anticipent sur la vision
des soldats enfantés par le monde civil et, comme des êtres
mort-nés, voués à la corruption putride. La connexion des deux
motifs est d'ailleurs assurée par le fait que les soldats mangent
justement les prunes, allongés sur le sol et vêtus aux couleurs
de la terre.
L'alternance du soleil et de la pluie qui rythme toute la période
automnale (A, 224, 237, 243, etc.) favorise la dégradation des végé-
taux, tandis que le brouillard lance l'image de la gangrène des
hommes, qui se dépose « en minuscules gouttelettes grisâtres,
comme une moisissure sur les vêtements» (224). L'action reste
superficielle, silencieuse et feutrée, mais se prolonge aussitôt
par l'image d'un englobement dissolvant: les éclats de voix
« comme-engloutis par le brouillard». C'est du reste peu après
que le récit bifurque vers l'épisode - bien ultérieur dans la
fiction ~ du transport du brigadier et de son compagnon dans
le wagon à bestiaux. La prolepse profite de l'isotopie de la cor-
ruption organique, et l'approfondit en décrivant les prisonniers
engloutis dans leur propre macération fétide, qu'il s'agisse de
la « gluante puanteur des corps emmêlés» (232) ou encore de
ce « quelque chose de visqueux, tiède, ruisselant sur les deux
corps, [ ... ] les deux visages invisibles dans le noir baignés par
quelque chose de liquide, salé» (233).
L'organicité terreuse vers laquelle ils se sentent régresser, les
cavaliers vont en rencontrer l'incarnation parfaite6S sous la forme
du cortège de civils croisés dans la nuit, personnages transfi-
gurés justement à la faveur de celle-ci en horde née de la glèbe
et restée consubstantielle à elle à la manière des Gitans des
Géorgiques

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[ ... ] la lente succession des véhicules hétéroclites (charrettes à foin, car-
rioles, tombereaux) couleur de terre (c'était quelque chose que même dans
la demi-obscurité on pouvait voir, comme on peut sentir une odeur dans
les ténèbres; quelque chose qui était inhérent aux voitures, aux ballots
entassés, aux vêtements : le brun terne des couvertures, de la boue accro-
chée aux roues, des croÎltes écaillées sur les jarrets des vaches et des
veaux [ ... ]) [ ... ]. (A, 245)

Jusqu'aux incompréhensibles paroles lancées par tel ou tel


comme des imprécations hostiles, « un avertissement, des
menaces ou des injures)} (246), qui ressemblent elles aussi « à
quelque chose de boueux, primitif, lourd)}, comme marquées
« de leur argile et de leur boue originelles)}. Agressive réali-
sation de ce qui n'était jusqu'alors qu'une image fantasmée, la
colonne de civils croisée dans la nuit - « le négatif et la com-
plémentarité d'eux-mêmes)} (244-5) - et issue de la sente obs-
cure où s'engouffrent les cavaliers semble l'occasion d'une pas-
sation d'essence et d'un transfert maléfique.
Et pourtant, il se pourrait bien que cette objectivation de la
menace produise l'effet contraire, à savoir de la neutraliser.
Toujours est-il qu'à partir de cet endroit les images se trans-
forment. Le point du jour et l'arrêt de la pluie marquent de
manière. presque euphorique une sorte de désengluement du
monde. Malgré l'absence de vent, les arbres semblent s'ébrouer
« comme pour se dés engluer )}66 (A,249), tandis que se rétablissent
les distinctions : « comme si des pigments colorés remontaient
à la surface d'un liquide brouillé, se séparaient, se remettaient
en place)}. Le texte prend ainsi congé de l'organicité visqueuse
et de ses harmoniques imaginaires. La pluie reviendra dans la
suite du chapitre, mais sous la forme d'un « voile de minuscules
gouttelettes qui ne mouillaient même pas, entretenaient seule-
ment le vernis des feuillages, se déposaient en une poudre grise,
comme d'impalpables gouttes de mercure)} (251). À l'opposé
d'une quelconque liquidité détrempante, c'est une pluie sèche,
poudreuse et métallique. Vient ensuite la mention d'une halte
dans un village, en plein hiver. Le passage voit reparaître le
motif organique, en position littérale :

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[ ... ] il Y avait un abreuvoir au centre d'une place boueuse, des tas de
fumier devant les maisons et un estaminet. A Noel les officiers orga-
nisèrent une fête : on leur servit du pâté en boîte, du poulet, du mous-
seux. (A, 257)

De manière inédite, la boue et le fumier ne déclenchent aucune


notation archaïque, c'est même tout le contraire qui se produit,
puisque le texte enchaîne par l'évocation d'une festivité rus-
tique et d'une convivialité chaleureuse. Pour un peu, l'alimen-
tation serait régénérante. Après le fantasme de la mort par dégra-
dation organique, un retournement s'opère, suggérant l'image
d'une organicité positive.

À la sortie de l'hiver, la troupe bivouaque au bord d'un étang


(A, 258-60). Avec le dégel, aux premiers jours du printemps,
reviennent des notations bien connues: « Au bout d'une semaine,
les sabots des chevaux dans le sol mou et détrempé avaient tel-
lement malaxé la terre qu'en certains endroits on enfonçait jus-
qu'aux chevilles. » (259). Mais la tonalité n'a plus rien à voir
avec celle qui caractérisait les mentions antérieures de l'enlise-
ment, à en juger par l'euphorie explicite - suffisamment rare
pour être -remarquée67 - de ces cavaliers « montant à cru, galo-
pant joyeusement dans la boue» : comme si l'absence de selle,
augmentant le contact avec l'animal, augmentait aussi le plai-
sir de la malaxation d'un substrat résolument transformé. La
boue s'est dépouillée de ses investissements négatifs, elle n'est
plus intimidante. La « vase noirâtre et piétinée [ ... ] marquée
par les profondes empreintes des fers en forme de croissants»
s'oppose à la vase embourbante du ruisseau dans l'épisode de
la fuite. Le renversement s'opère également par rapport au motif
de la « boue de mâchefer» (238) dans le récit de la chevauchée
nocturne, où l'organicité allait jusqu'à réduire le métal. Ici au
contraire, le contact ne signifie plus la menace de réduction à
l'identique mais sanctionne, par la mention des empreintes
laisssées par les fers, le maintien d'une différence. Recherché
et répété, il fonctionnerait même comme une retrempe vitaliste
et régénérante, au même titre que « les senteurs d'humus» (260)

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qui se dégagent du sol et que « l'irrésistible et invisible poussée
de la sève ». Galoper joyeusement dans la boue, c'est ici par-
ticiper de cette liquidité ascendante de la terre nourricière et
souscrire à l'optimisme végétal qui - le titre du roman à lui
seul en fait foi - caractérise L'Acacia 68 •
Le passage contient d'autres marques de cette tonalité posi-
tive. L'endroit, avec sa pergola, ressemble à une station balnéaire
en forêt; la clairière, bucolique dans le soleil printanier, a tout
du locus amœnus. L'évocation se fait au présent et s'achève
dans un lyrisme discrètement élégiaque. C'est même un cas
unique dans le roman que cette nostalgie rétrospective du bri-
gadier :
Peu à peu les taillis se couvrent insensiblement de minuscules points verts,
comme une poussière d'abord, un brouillard, puis de feuilles. Celles des
charmes sont striées de délicates pliures à partir de leurs bords dentelés,
de part et d'autre de la nervure centrale. Le temps se met progressive-
ment au beau et la boue commence à sécher. Plus tard, il (le brigadier)
se rappellera les chevaux montés à cru, les échos de la trompette son-
nant l'extinction des feux [ ... ]. (A,259)

La réapparition du personnage focal en cet endroit, précisément


liée à l'image des chevaux et de la boue ainsi qu'au renouveau
de la nature, est significative des vertus nouvelles du motif. Et
l'opposition avec ses premières occurrences est d'autant plus
frappante, en cette fin de chapitre, que l'imminence d'une attaque
ennemie ne dément pas la tonalité euphorique (alors que la
menace de mort conditionnait justement, dans les épisodes anté-
rieurs, les terreurs fantasmatiques de la boue) : « [ ... ] le bri-
gadier est en train de cirer ses houseaux [ ... ] lorsqu'arrive
l'ordre d'alerte. Il fait très beau et le soleil joue parmi les
feuilles déjà grandes, vert tendre, émeraude, citron, étince-
lantes. » (260). Au point même que la menace de mort - « Il
pense Maintenant, maintenant ... », - n'entame pas la sérénité
accumulée : « Son cœur bat peut-être un peu plus vite. Il se
sent léger, excité. »69,
Ces notations euphoriques peuvent surprendre dans la mesure
où l'endroit rappelle une autre plage, celle où les deux cousines

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apprennent la mort du capitaine (exemple d'analogie: dans cette
station lacustre, « tout semblait avoir été précipitamment aban-
donné» (A, 258), de même que la plage méridionale paraissait
« non pas déserte mais désertée» (210)), tandis que l'animation
lumineuse et polychrome du sous-bois reprend les motifs régu-
lièrement engagés dans l'évocation de la sépulture naturelle du
personnage (25,61). La raison de cette tonalité nouvelle est peut-
être à chercher dans le fait que le lieu décrit ici est justement
un lieu familier du récit. Comme effet de texte, le personnage
du fils se fortifie à mesure que la guerre multiplie devant lui
les renvois directs à l'itinéraire paternel. L'autre explication,
connexe, réside dans le fait que cette scène prépare la renais-
sance du personnage.

C'est le chapitre x qui marque l'ultime épreuve guerrière du


brigadier. Après l'embuscade, celui-ci a finalement rejoint un
petit groupe de cavaliers emmenés par le colonel à demi fou -
il en mourra - sous les balles des tireurs embusqués. Jamais
la confrontation avec la menace de mort n'aura été si intense
ni si durable. L'Acacia reprend ici un épisode bien connu
(CR, 162-4 ; RF, 299-314 et passim ; Hist., 100, 189-92; G, 130). L'innovation
par rapport aux versions antérieures tient dans l'omniprésence
d'une image, celle de la cloche de verre sous laquelle se sent
pris le brigadier, plus que jamais centre focal du récit. Formée
par la concrétion de fatigue qu'il sent sur son visage, elle le
sépare peu à peu du monde extérieur et brouille la percep-
tion 70 •
Les mentions successives de la cloche de verre permettent
d'observer de manière privilégiée le phénomène de littéralisa-
tion d'une comparaison. Voici le tout début ou presque du cha-
pitre, qui enchaîne explicitement sUr la fin du chapitre IV et
l'évocation du « masque collé à la peau» (A,97-8) :

[... ] comme si cette pellicule visqueuse et tiède qu'il avait essayé d'enle-
ver de son visage en l'aspergeant d'eau froide s'était aussitôt reformée,
plus imperméable encore, le séparant du monde extérieur, de l'épaisseur

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d'un verre de vitre à peu près estima-t-il, si tant est que l'on puisse esti-
mer la fatigue, la crasse et le manque de sommeil par référence à une
vitre [ ... ] (A, 283)

Fait rare, le comparant est problématisé, sa légitimité sujette à


caution. Le comme si modalise en effet cette vitre comme un
irréel, et le passage de l'organique au minéral se présente comme
une manière de parler, faute de mieux. Pourtant immédiatement
après, l'image bascule de l'irréel au possible, au prix d'une
légère retouche : le brigadier porte la main à son visage mais
« sans parvenir à le toucher, comme si entre la peau des doigts
et celle de la joue [ ... ] s'interposait une couche de matière
invisible» (283); l'invisibilité et l'insensibilité ainsi constatées
plaident en faveur de l'existence du comparant, selon le prin-
cipe éprouvé que ce qui échappe au sens ne saurait être for-
mellement démenti. Dans un troisième temps, la réalité de cette
matière ne sera plus remise en question, sa nature seule restant
problématique. D'abord indéfinissable, elle se précise par com-
paraisons approximatives enchaînées en cascades : « [ ... ] tout
entier enveloppé de cette espèce de verre crasseux ou plutôt de
cellophane jaune (comme ces emballages de bonbons en papier
paraffiné, banane ou citron, pensa-t-il) [ ... ].» (285-6). Et une
nouvelle fois, le dernier comparant «(
papier paraffiné») se
trouve repris sous la forme d'une métaphore : le clignement des
paupières a pour effet « de plisser un peu plus la cellophane
en. éventails aux branches coupantes comme des rasoirs» (286).
Métaphore «( cellophane») qui appelle elle-même une nouvelle
comparaison, etc. Ainsi se précise cette paradoxale enveloppe,
somme d'images superposées, « l'ensemble (emballage jaune,
cassures du verre et tiède viscosité) pivotant en même temps
que lui sur sa selle» lorsqu'il se retourne.
Pour finir, la cloche de verre sera traitée comme un motif lit-
téral, un élément à part entière du monde fictionnel : «.l'épaisse
paroi de verre (ou de cellophane)) (A, 288; cf 292,298) brouille
la perception visuelle et acoustique jusqu'à l'entraver complè-
tement. Impressionnant renversement que ce procès de littérali-
sation, où ce qui est originellement donné comme une problé-

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matique insensibilité se matérialise sous la forme d'une concré-
tion sensible, pour finalement frapper d'inexistence tous les
autres objets. L'image, d'abord suspectée et maintenue à dis-
tance, s'impose comme un fait accompli du seul fait d'être
énoncée.
Si l'image, pour la première fois dans l'œuvre, informe cet
épisode, elle n'en reprend pas moins une thématique bien attestée
dans les textes antérieurs (RF,236 sqq. ; G, 51, 265 ; etc.), aussi bien
que dans L'Acacia, en particulier par des motifs déjà présents
dans la biographie parentale : le casque en forme de cloche à
melon des soldats coloniaux (A, 80, 270, 275), le reliquaire à lucarne
auquel est comparée la mère endeuillée (277), et, de manière plus
diffuse mais non moins prégnante, l'image de la chrysalide71 •
Après les deux précédents malheureux concernant les parents,
la chrysalide fait suite, dans le parcours figuratif du fils, à la
première phase d'« encarapaçonnement» boueux et à la conver-
sion progressive de la viscosité solvante en viscosité nourricière.
Elle métaphorise ici l'épreuve finale vécue par le personnage,
épreuve qui permettra sa renaissance effective. Voici comment.
La cloche fait fonction de connecteur des contraires. D'emblée,
elle syncrétise l'ultime degré de minéralité et la viscosité orga-
nique, cela dès l'emploi de cellophane et de paraffine - proches
l'un et l'autre de gélatine, non employé toutefois. Un renver-
semènt d'un autre ordre se produit ensuite dans le récit, la
cloche d'abord « étouffante» (A, 291, 294) devenant, à mesure que
le danger s'intensifie, le lieu d'une « innommable sensation de
vide, de glacial, d'irrémédiable, [... ] couleur de fer» (296) et
ensuite «de plus en plus épaisse, le monde extérieur comme
visqueux, gluant, de plus en plus douteux, tandis qu'à l'inté-
rieur était maintenant installée, rigide et inexorable, cette chose
grisâtre, glaciale)} (298). La conjonction puis le va-et-vient des
contraires, qu'il s'agisse des matières, des ordres sensoriels ou
des sensations thermiques, marque le degré superlatif de l'expé-
rience de la mort possible. Les heurts thématiques métapho-
risent ainsi ce moment oxymorique par excellence où mort et
vie semblent ne plus se distinguer, le brigadier «entré pour

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ainsi dire maintenant dans un état de mort virtuelle» (296).
L'épisode marque ainsi le dernier temps fort d'une initiation72,
véritable ordalie dans la mesure où le parcours du fils épouse
au plus près la destinée paternelle - avant de s'en écarter,
miraculeusement, à la dernière seconde. Le fait d'avoir survécu
à l'épreuve tient, dans le parcours empirique de l'auteur, du pur
hasard. Pareille survie constitue le point fondateur du récit, qui
tente de donner forme, à défaut de sens, à cette terrifiante et
indescriptible contingence de l'essentiel. Le colonel joue ici un
rôle inédit, fonctionnant en partie comme un double du père.
Si en effet le brigadier regarde le « dos parfaitement immobile»
(A,297) de l'officier qui avance devant lui « avec une terrifiante
fascination» et « aussi clairement qu'il aurait pu lire sa propre
condamnation à mort», c'est que la silhouette évoque la der-
nière image du père vivant consignée par le texte : celle,
découpée dans l'embrasure du porche, de l'homme « au large
dos barré par les deux courroies entrecroisées s'éloignant» (217),
puis « le bras levé dans un dernier geste» (218), statue équestre
au bord du basculement. Si le sentiment de l'irréversible tient
au paroxysme de danger atteint à ce moment de la guerre, il
manifeste aussi la surdétermination que le destin du père fait
peser sur l'itinéraire du fils. Mais justement, comme le père, le
colonel est atteint en pleine face par une balle (304) et les autres
cavaliers peuvent dès lors se mettre à couvert; la biographie
paternelle ainsi rejouée jusqu'à son terme via la figure du colo-
nel marque la délivrance et la renaissance du brigadier. Le
colonel a tout du sauveur : il assume, en tant que dernier repré-
sentant de la conduite aristocratique, la nécessité de mort.

Dans le parcours du fils, la guerre détermine un tournant cru-


cial au point de frapper d'inexistence la période antérieure.
Rétrospectivement les dix années qui ont précédé apparaissent
comme « cent vingt mois d'oisiveté, d'imposture et d'ineptie
additionnées pour se dissimuler à lui-même son inexistence»
(A, 227-8), ou encore « une vie antérieure pour ainsi dire, quelque
chose [ ... ] de vaguement irréel, futile, inconsistant» (357).

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L'image est reprise des Géorgiques (G,21S), mais elle revêt ici
un caractère beaucoup plus existentiel : la vie du fils commence
vraiment à partir du moment où il s'affranchit de l'hypothèque
du destin paternel. L'épreuve de la mort surmontée, alors que
tout laissait prévoir l'issue contraire, ne peut donner lieu qu'à
des images de renaissance, voire de recommencement absolu.
Ainsi, plus tard, le brigadier évadé et son compagnon « auraient
pu être les premiers hommes, dans la première forêt, au com-
mencement du monde» (A,353). Comme si le seul mythe pos-
sible était celui de l'absolu commencement, sur le mode inverse
des images du premier chapitre: la création après l'apocalypse.
Le renouveau est d'autant plus radical que la période qui s'ouvre
au sortir de la guerre marque la fin du parallèle avec le par-
cours paternel. Cette vie nouvelle est celle que n'a pas connue
le père : elle dément toute la pression analogique mise en place
dans le roman.

Ces trois premiers chapitres confirment l'hypothèse initiale de


la corticalité comme schème fédérateur. Les manifestations en
sont norI!breuses, et les significations particulièrement riches.
Qui endosse le carcan de l'uniforme militaire subit la marque
de. l'Hi~toire au moment de la guerre, s'engage dans le cycle
des représentations et des constructions culturelles, et ajoute par
sa mort probable à la geste monumentale. L'enc.einte durcie,
minérale ou cornée, transforme les hommes en images d'eux-
mêmes mais les abolit en tant qu'individus. D'un côté en effet,
la minéralité est celle du monument, du mausolée, de la statue
de marbre ou de bronze, autrement dit ce qui reste comme idéa-
lisation, mythification et signification édifiante de ce qui a été.
Pierre et métal sont les matériaux de l'Histoire entendue comme
une somme de représentations collectives, officielles, censément
soustraites au devenir. Valorisées et érigées en modèles recteurs
de l 'Histoire à venir, ces représentations constituent une causa-
lité qui dépasse l'individu. De l'autre côté au contraire, l'orga-
nicité renvoie au cycle personnel, au temps biologique, à la vie
sensible et à la mortalité des êtres.

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La spécificité du roman tient à la répartition des deux domaines
thématiques dans les deux séquences fictionnelles. Les images
du cycle légendaire prévalent dans la biographie parentale, pater-
nelle en particulier. Et pour cause : le père est le grand absent
que le récit n'a pu évoquer, tout au moins dans un premier
temps, qu'à travers des représentations reçues. La séquence du
fils, au contraire, a privilégié l'imagination proprioceptive et
tenté justement de s'affranchir de la surdétermination parentale.
Le motif de la chrysalide, utilisé comme comparant dans les
deux biographies des parents et implicitement sollicité dans le
parcours du fils, a permis d'intégrer l'accidentel dans une conti-
nuité, unifiant rétrospectivement les phases opposées de chacune
des trois vies. Elle a permis aussi de solidariser les deux géné-
rations pour mieux marquer leur opposition fondamentale. Il fal-
lait un système figuratif pour établir et signifier - et pas seu-
lement dire ou désigner - à la fois la ressemblance et la
différence.

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IV

DU BON USAGE DES IMAGES

L 'ACACIA s'achève sur l'avènement d'un écrivain. Mais le roman


tout entier raconte le lent apprentissage des signes et la matu-
ration d'une disposition à écrire: il montre à plusieurs reprises
le personnage focal s'avisant des maladresses de ses tentatives
antérieures - littéraires ou picturales - restées trop attachées
aux modèles reçus et aux images conventionnelles. Un art poé-
tique de la représentation s'énonce ainsi indirectement, qui oppose
aux formes directement importées du code un régime d'images
relevant de l'invention interne. Or le récit lui-même, considéré
comme pratique d'écriture, pourrait bien reproduire la même évo-
lution, le narrateur passant progressivement au fil des pages des
pré construits intertextuels à des images internes, nées de la
mémoire du texte. À ces images endogènes, particulièrement
nombreuses dans la seconde moitié du roman et plus encore
dans les deux derniers chapitres, le récit doit ses effets les plus
émouvants. Par elles s'effectue l'authentique travail de deuil.

description d'une pratique figurative

Le voyage à l'Est et l'excursus espagnol, dans les années


d'immédiat avant-guerre, marquaient deux échecs du futur bri-
gadier. L'immaturité du personnage, telle qu'il en prend lui-
même conscience à la veille de la mobilisation, ne ressort pas

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seulement de ces deux épisodes, mais d'un échec plus essentiel
peut-être, celui des prétentions cubistes. Plus essentiel parce que
dénoncé d'emblée, avant le récit des deux voyages, et sans cesse
rappelé dans ce récit lui-même: le voyageur ne sera guère autre-
ment désigné, non sans ironie, que comme 1'« étudiant en
cubisme». La périphrase revient à six reprises par la suite dans
le récit du voyage en URSS (A, 173 [2], 175, 180, 183, 191, 192), preuve
du lien entre la tentative artistique et la connaissance de l'Est.
Une septième occurrence apparaît au début du chapitre suivant
sous la forme d'une variante gentiment péjorative, à l'occasion
d'une ultime évocation rétrospective: « le nonchalant débraillé,
soigneusement étudié (tweed et flanelle) de faux étudiant d'Oxford
ou d'apprenti cubiste» (207). Le fourvoiement a ainsi commencé
par le pari frauduleux sur le vêtement comme signe identitaire ;
l'expérience ultérieure de la guerre montrera l'inanité d'une telle
recherche, puisque c'est justement sous l'uniforme que mûrit -
renaît - le personnage.
De ces vaines prétentions d'étudiant témoigne le passage sui-
vant, toujours dans l'épisode du train, à propos de la compagne
du personnage :

[... ] la femme [... ] qui dormait à côté de lui, se tenait à côté de lui,
lisaitt un livre - ou se dévêtait docilement, restait nue, patiente et immo-
bile, avec ses seins blancs et roses, son ventre nacré, sa peau transpa-
rente - tandis que suivant les leçons du professeur de l'académie cubiste
il essayait d'étaler des couleurs sur ce qu'il appelait (ou essayait de se
persuader qu'on pouvait appeler) des tableaux, convertissant sous forme
d'ineptes triangles, d'ineptes carrés ou d'ineptes pyramides (ou cônes, ou
sphères, ou cylindres) les voiles, les barques et les rochers [... ] (ou les
seins, les cuisses, le ventre, la tendre chair respirante) - puis, plus tard,
suivant (la femme) des cours de dactylo pour taper les pages de ce qu'il
se figurait que devait être un roman, et maintenant sans doute elle aussi
à l'écoute des trains dans la plaine [... ].... (A,170-1)

L'apprenti peintre était aussi un écrivain en herbe. Une péri-


phrase aussi sarcastique que celle qui désigne les tableaux révèle
ce détail dont la suite ne fera plus mention, mais dont le lec-
teur devra se souvenir au dernier chapitre, quand le brigadier

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démobilisé retournera à sa table de travail. Pour comprendre ce
qui vaut à cette première expérience d'être rétrospectivement dis-
qualifiée, force est de s'en remettre à ce qui est dit, de manière
plus développée, de l' « ineptie» picturale : la tentative de repré-
sentation - puisque modèle il y a - échoue parce qu'elle mise
sur des procédures reçues, l'artiste appliquant un formalisme
magistral aux dépens de la chose même. En l'occurrence, le
corps féminin disparaît sous le carcan géométrique ou autres
« assemblages de tubes d'acier, de cônes et de sphères» (180)73.
Le zèle codificateur distrait l'attention du peintre à l'endroit du
réel et fausse son regard sur le monde. On aura compris pour-
quoi l'allusion à l'égarement cubiste inaugure le récit du voyage
à l'Est: dans les deux cas, tout mène à une identique produc-
tion de signes géométriques préconstruits, rigides et creux, à une
inepte transfiguration du monde guidée par d'inflexibles pro-
grammes. Nul doute que les premiers essais d'écriture auxquels
le passage fàit allusion péchaient par les mêmes défauts.
C'est ce que confirme la suite du texte, qui stigmatise la mal-
adresse d'une deuxième tentative littéraire. Il s'agit d'une inci-
dente qui survient dans le récit du dernier épisode guerrier :

[... ] quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu'il


avait fabriqué au lieu de l'informe, de l'invertébré, une relation d'événe-
ments telle qu'un esprit normal (c'est-à-dire celui de quelqu'un qui a
dormi dans un lit, s'est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer
après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes
convenus, c'est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées,
distinctes les unes des autres, tandis qu'à la vérité cela n'avait ni formes
définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation
(en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance
sinon celle, visqueuse, trouble, molle, .indécise, de ce qui lui parvenait à
travers cette cloche de verre plus ou moins transparente sous laquelle il
se trouvait enfermé [... ] (A, 286-7)

Le texte oppose deux mameres de récit, décrivant la première


- un contre-modèle - et pratiquant la. seconde : « en tout cas
pas de points» renvoie à la phrase en train de s'écrire, préci-
sant la différence entre ce qu'elle dénonce (une relation des

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faits classiquement ponctuée) et ce qu'elle est (une cascade de
groupes entre seules virgules). S'opposent ainsi une évocation
empruntant au code ses catégories préconstruites, et implicite-
ment une évocation qui les évite, valorisée dans la mesure où
la guerre marque la déroute des représentations usuelles et des
catégories sécurisantes74 •
L'élément nouveau tient peut-être justement à la manière dont
intervient ici le rappel de la première tentative : il permet à la
seconde, en cours, de s'opérer. Le récit direct des faits est impos-
sible, il ne peut se faire de biais qu'en énonçant les maladresses
d'une évocation préalable, en reparcourant un récit antérieur jugé
inadapté. Il fallait passer par les « signes convenus» et autres
modèles rigides, ne fût-ce que pour les brouiller. L'image de la
cloche constitue la nouveauté qui différencie la première manière,
maladroite, de la seconde, censément plus recevable. Elle thé-
matise ainsi la nouvelle pratique d'écriture, et représente l'ins-
tance de brouillage placée au cœur de la fiction pour la rendre
énonçable. L'irréalité proclamée de l'expérience du brigadier
tient aux contraintes qui président à son évocation7s • La guerre
se révèle, dans L'Acacia comme ailleurs, le moment de la recon-
figuration des images.
Mais tout renvoie à la nécessaire transition par les régimes
établis de représentation, sans quoi le texte ne ferait pas cas de
ces échecs antérieurs. L'écriture ne revendique pas ici la table
rase mais au contraire le retravail - fût-il iconoclaste - des
formes reçues. Seul ce retravail d'un matériau déjà disponible
permet la production d'une représentation, et la réalité du perçu
ne peut se dire que dans le décloisonnement des formes cano-
niques de la langue, et au-delà, de l'encyclopédie tout entière.
C'est du reste dans cette perspective qu'il faut comprendre
l'allusion finale à Balzac. La Comédie humaine lue « patiem-
ment, sans plaisir» (A,379) constitue l'ultime étape du parcours
qui mène le personnage à l'écriture, puisqu'on verra à la page
suivante, la dernière du roman, le personnage s'asseoir « à sa
table devant une feuille de papier blanc» (380). La lecture de
Balzac précède le désir d'écrire : le repoussoir est aussi un point

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d'appui, la condition d'une compétence et le jalon d'un par-
cours. Il pourrait même se poser en modèle comme représen-
tant du roman empruntant aux formes tragiques 76 : L'Acacia
débute, on l'a vu et on y reviendra, dans le registre du grand.

Avant d'écrire toutefois, le personnage se met à dessiner. Les


allusions du dernier chapitre montrent que le temps a passé
depuis l'intransigeant cubisme d'avant-guerre:

Un jour il acheta [... ] un carton à dessin, du papier, deux pinces et, au


cours de ses promenades, il s'asseyait quelque part et entreprenait de des-
siner, copier avec le plus d'exactitude possible, les feuilles d'un rameau,
un roseau, une touffe d'herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail,
aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure. (A,376)

Comme lors de l'évocation de la guerre, l'image s'interpose


entre l'objet et le texte: le texte décrit le monde en racontant
comment ce monde a été représenté. Difficile, dans ces condi-
tions, d'isoler le discours de la pratique. La description de la
technique picturale (le texte raconte ce que dessine le person-
nage, en fO!IDe d'art poétique indirect) fait tout un avec la pra-
tique littéraire (le texte applique cette poétique en décrivant les
feuilles dessinées). Quelle différence par exemple, entre la des-
cription du dessin, ici, et, quatre chapitres plus haut, celle des
feuilles de charmes «striées de délicates pliures à partir de
leurs bords dentelés, de part et d'autre de la nervure centrale»
(A,259)?
À dessin exact, donc, description minutieuse. Mais voici un
autre passage, qui en dit plus long que le précédent sur les
vertus prêtées au dessin. Il est question du vent d'hiver qui fait
rage contre les platanes de la ville :
Un jour il en abattit sept d'un coup, entrainés les uns par les autres
comme des quilles, gisant, semblables à de fabuleux ossements parmi les
convulsives chevelures de leurs branches brisées. Il dessina les mouche-
tures formées par les écailles d'écorce éclatée, d'un vert gris, aux formes
sinueuses d'iles creusées de golfes, de baies, déchiquetées, poussant des
caps. (A,377)

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Deux attitudes figuratives opposées se succèdent d'une phrase
à l'autre. L'évocation des arbres déracinés, pour commencer,
renvoie. explicitement à la fable; affleurent ici la tête de Méduse
(<< convulsives chevelures» (A,377», la Gigantomachie, Goliath
terrassé, ou même encore le merveilleux de Grimm (<< sept d'un
COUP» : « Le Vaillant petit tailleur»), tandis que les «fabuleux
ossements» indexent tout ce qui, à travers la légende paternelle
en particulier, relève de la terreur transcendante. À l'opposé, la
description de ce que dessine le personnage replace le texte à
la surface des choses, en affinité avec l'imaginaire interne de
la corticalité, tandis que l'isotopie de la géographie côtière ren-
voie à la période insulaire de la biographie parentale. L'attitude
picturale consacre ainsi la promotion des motifs endogènes
constitués au fil du texte et surdéterminés par le réseau analo-
gique. L'image dessinée et décrite produit un double effet: de
représentation effective par basculement de l'ordre végétal vers
l'isotopie géographique, et de signification silencieuse par sol-
licitation de la mémoire textuelle. Dessiner, c'est convertir la
transcendance intimidante en représentations familières, appro-
fondir la ressemblance visuelle où s'investissent les souvenirs
du texte lui-même et du lecteur avec lui. Le matériau schéma-
tique n'est plus l'inepte palette du cubiste mais la provision des
motifs déjà apprivoisés 77 • La répétition joue alors un rôle de
premIer ordre, en témoigne ce peintre auquel rend .visite le bri-
gadier, et « qui répétait sans fin les mêmes vergers de pêchers
en fleurs» (379).

liquidation des images exogènes

En rappelant les ineptes figures du cubisme et les images


convenues des premières tentatives littéraires, en convoquant
l'intertexte légendaire et le paradoxal modèle balzacien, le dis-
cours réflexif du roman rend diversement hommage aux repré-
sentations constituées et marque sa préférence pour une autre
forme d'exactitude. La pratique est à l'avenant, marquée par les
démêlés du code et du texte. Les représentations culturelles qui

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s'immiscent dans la fiction à l'endroit du comme restent préci-
sément des images, si bien que le monde fictionnel semble moins
les rejouer que les parodier. Cette particularité de l'implant ency-
clopédique est attestée bien avant L'Acacia, comme en témoi-
gnent ces couples d'adjectifs typiquement simoniens : à propos
des miliciens anarchistes à Barcelone, « invraisemblablement
héroïques et burlesques [ ... ] aux airs terribles de conquistadors
de la Renaissance» (CR,32); à propos d'un vieux général res-
semblant à une momie pharaonique et de son acolyte, tous deux
« semblables à une apparition, à la fois terrifiants et bur-
lesques » (G, 123) ; à propos des montures elles-mêmes, avec leur
« air vaguement ridicule vaguement effrayant [ ... ] évoquant
l'image de quelque animal héraldique» (RF, 31) ; etc. 78 •
Or L'Acacia se caractérise au premier chef par l'élimination
progressive des motifs importés de l'encyclopédie. L'étude des
images de la guerre et de l'Histoire a permis d'observer com-
ment les scénarios légendaires de l'intentionnalité transcendante
se trouvaient peu à peu écartés, tandis que l'aura mythique des
acteurs humains - au premier rang desquels figurait le colo-
nel - faisait l'objet d'un renversement burlesque79• Toutes les
figures exogènes ont pareillement tendance à reculer progressi-
vement au fil des pages.
La struéture du roman joue ici un rôle important. L'Acacia,
en menant de front et alternativement deux séquences fiction-
nelles, permet leurs interférences et un double mouvement
d'échange. D'une part la biographie du brigadier tente de se
caler sur l'expérience parentale, à la recherche de repères. Le
premier chapitre peut du reste se lire comme l'allégorie d'une
recherche d'images familières débouchant sur des visions hypo-
théquées par les archétypes culturels : la dépouille du père gît
dans le monde terrifiant des scénarios mythiques. La charge
intertextuelle qui pèse sur les premières pages figure les écrans
qui s'interposent entre l'observateur et une hypothétique réalité
en même temps qu'ils permettent à cette réalité de prendre
forme. D'autre part la séquence du fils, dès le deuxième cha-
pitre, accueille des représentations pareillement terrifiantes mais,

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comme on l'a vu, l'expérience de la guerre vécue s'écarte de
plus en plus des représentations consacrées8o et procure de nou-
velles images, concurrentes, notamment celles de l' organicité.
Les images vécues seront alors peu à peu engagées dans la
séquence parentale et l'affranchiront des représentations reçues.

Il se trouve que le roman thématise le phénomène à travers


la destruction de l'hôtel des Pyrénées. Comme on l'a déjà observé,
le lieu où la mère apprend la mort du capitaine sera vingt-six
ans plus tard anéanti par un torrent de boue. S'énoncent ainsi
l'acharnement du sort et la pathétique correspondance des mal-
heurs. Mais cette nouvelle catastrophe, et surtout sa mention
anticipée à cet endroit du récit - il s'agit d'une prolepse à
l'intérieur de la séquence parentale - a aussi une valeur emblé-
matique.
Le nom de l'hôtel, « Ibrahim Pacha» (A,264), indique à lui
seul sa nature de préconstruit revendiquant l'exotisme, exotisme
dont on a vu qu'il constituait de manière générale le grand
pourvoyeur d'images culturalisées. Or le bâtiment ne sera jamais
autrement décrit que comme une fabrication artificielle : c'est
un « tableau» (265), un vain décor fait d'un matériau qui
d'ailleurs tient moins du carton-pâte que de la pâte tout court,
caf « l'insolite et géante construction» fait figure de « pièce
montée» (264), tandis que ses aménagements floraux évoquent
« ces décorations de sucre dont s'ornent les chefs-d'œuvre de
pâtisserie» (265). Comme toutes les images importées en force
dans un contexte qui n'est pas le leurS 1, le bâtiment sonne faux
et présente un « caractère incongru, paradoxal». Les menus
détails « chargé[s] de conférer à l'endroit l'indispensable sta-
tut cosmopolite et vaguement interlope» attestent une intention
signifiante, une programmation de l'effet, qui, au-delà du toc
décoratif, tient de la prétention usurpée. De fait, après l'ironie
des premières images, la description se poursuit en dénonçant
le « faste vaguement frelaté» et la « note exotique et vague-
ment crapuleuse».
L'hôtel est une construction incongrue dans le cadre pyrénéen.

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Du contraste au conflit, il n'y a pas loin, et celui-ci se réalise
sous la forme des « calmes et majestueux échos du tonnerre
roulant et se répercutant au flanc des vallées» (A,264), comme
une menace de la nature sur cet élément rapporté. L'hostilité
du site conduira au désastre qu'on connaît et verra l'hôtel trans-
formé en un « désert de pierrailles» (266). L'élimination a donc
aussi, du point de vue de la cohérence textuelle, sa part de néces-
sité, tant elle paraît programmée par la description antérieure.
En vérifiant le caractère problématique des images importées,
l 'hôtel pourrait métaphoriser tous les préconstruits culturels
engagés dans la biographie parentale, toutes les constructions
empruntées à l'encyclopédie avec mission de signifier selon un
sens prescrit et dont le texte entend précisément se défaire.
Toujours est-il que l'allusion à son effondrement accompagne
le recul de ces images. En particulier, elle suit de très peu
l'apparition dans la séquence du père de la grande image éla-
borée dans la séquence du fils - celle de la guerre comme
gésine excrémentielle (A,263) - et elle précède immédiatement
l'annonce de la mort du capitaine, autrement dit la fin de la
biographie légendaire.

Dans le même mouvement de liquidation des représentations


reçues, le roman met en scène la faillite des emblèmes offi-
ciels. En voici un exemple. Le drapeau décoré sur le plateau
de Valmy était un parangon des signes institués, ayant à charge
de signifier, par décret présidentiel, l'héroïsme des soldats tombés
aux premières heures de la bataille. Or on retrouve un dra-
peau analogue, observé par l'engagé volontaire à son retour
d'Espagne:
[ ... ] au bout du quai, à peu près en face de l'endroit où s'était immobi-
lisé le wagon, pendait un drapeau détrempé par la pluie; ç'aurait pu être
un de ces drapeaux rouges que les employés des chemins de fer portent
roulés sous le bras et qu'ils agitent au moment du départ, mais il n'était
sous le bras de personne, agité par personne, simplement accroché là, à
l'angle du toit d'une lampisterie, sa hampe de guingois penchée sous son
poids, non pas rouge mais (pour autant que l'on pouvait distinguer les

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couleurs tel qu'il était maintenant, imbibé d'eau et pendant lourdement)
mi-partie rouge et noir selon la diagonale du rectangle (le noir du deuil,
du désespoir, de la mort) [ ... ]. (A, 194)

La reprise du motif ne va pas sans une inversion. Ici personne


ne brandit l'étendard comme au jour de la cérémonie. L'objet
est en piteux état, non plus « lesté» (59), mais « détrempé, [ ... ]
pendant lourdement» (194), « loque sombre» (195) aux couleurs
presque indistinctes; qui plus est, sa fonction échappe, car
comme y insiste le discours du narrateur, il résiste à l'intégra-
tion catégorielle (( ç'aurait pu être un de ces drapeaux [ ... ],
mais [ ... ]» (194)). L'objet évoque donc un type reconnaissable,
un modèle déjà vu et qu'on s'attendrait à trouver sur un quai
de gare, mais sans y correspondre tout à fait. Alors, s'il ne
s'agit pas du fanion signalétique d'usage, que signifie-t-il, sinon
l'absence ou la faillite, justement, des symbolismes programmés,
la déréliction des emblèmes privés de leurs tuteurs officiels?
En cela, il est bien la figure inverse du drapeau décoré sur le
plateau de Valmy. Rectangulaire malgré tout, il rappelle toutes
les ineptes ou illusoires figures géométriques dont le chapitre VI
a dit l'échec, et vaut pour elles toutes : représentations cubistes,
cubes de marbre ou de béton, rectangles de papier (chèques,
cartes, etc.).
Le drapeau n'est donc pas interprété selon le sens qui lui est
conventionnellement imparti. Mais si le texte lui refuse cette pos-
sibilité de signification, l'objet n'en est pas pour autant réduit à
l'insignifiance. Tout au contraire, il fait ici l'objet d'une nouvelle
sémantisation, explicitement formulée : sa couleur indistincte est
« le noir du deuil, du désespoir, de la mort» (A, 194). Or ce sens
nouveau vient d'une association subjectivement construite et
éprouvée par le personnage lui-même. Le drapeau devient ainsi
l'émanation et l'emblème du contexte fictionnel. Fût-ce par le
relais d'une association encyclopédique (le noir comme couleur
du deuil) le motif décrit est détourné de sa signification pro-
grammée pour devenir l'indice naturel d'une disposition inté-
rieure 82 •

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Enfin, un passage de l'avant-dernier chapitre souligne nette-
ment l'opposition entre signes reçus et signes produits, en envi-
sageant tour à tour les deux régimes descriptifs à propos de la
mort du père. D'un côté, les témoignages recueillis sur l'évé-
nement : aucun d'entre eux n'échappe à la toute-puissance des
représentations préconstruites, les personnes interrogées, ainsi
que la mère et les deux sœurs qui racontèrent à leur tour, « poé-
tisant les faits» (A, 326), ou encore « obéissant à ce besoin de
transcender les événements », « dans le seul but inconscient de
les rendre conformes à des· modèles préétablis ». Ces modèles
spontanément sollicités sont de tous ordres, chaque témoin
« théâtralisant [cette mort] selon un poncif imprimé dans [son]
imagination par les illustrations des manuels d'histoire ou les
tableaux représentant la mort d'hommes de guerre plus ou moins
légendaires ». Or une version « plus probable» (327) est finale-
ment opposée par le narrateur aux récits qu'il a pu recueillir :
celui-ci imagine le cadavre présentant
[ ... ] la forme imprécise qu'offrent au regard ces tas informes, plus ou
moins souillés de boue et de sang, et où la première chose qui frappe la
vue c'est le plus souvent les chaussures d'une taille toujours bizarrement
démesurée, dessinant un V lorsque le corps est étendu sur le dos, ou
encore parallèles, montrant leurs semelles cloutées où adhèrent encore des
plaques de terre et d'herbe mêlées si le mort gît la face contre le sol, ou
collées "une à l'autre, ramenées près des fesses par les jambes repliées,
le corps lui-même tout entier recroquevillé dans une position fœtale [... ].
(A, 327)

Certes le texte semble jouer un stéréotype contre un autre,


puisque, même opposé aux images héroïsantes, le comparant
reste catégoriel et maximaliste «(
ces tas informes» (327), « le
plus souvent », « toujours»). Mais en réalité, ce sont des motifs
directement procurés par le texte lui-même - les pages mais
aussi les romans qui précèdent - et non par l'encyclopédie ;
quand faute de certitude le récit doit s'en remettre au probable
(en témoigne ici la logique optionnelle lorsque ... ou ... si... ou),
les facteurs de surdétermination interne, et non plus les pres-
sions de l'intertexte, jouent à plein régime. Le passage reprend

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l'imaginaire organique de la mort construit dans la séquence du
fils, les « tas informes» renvoyant aux «petits tas brunâtres»
(88) formés par les cadavres après l'embuscade, ou aux expres-
sions équivalentes du chapitre VIII (240, etc.); on s'aperçoit du
reste quelques pages plus loin que cette évocation doit beau-
coup à une vision personnelle du brigadier, celle des deux sol-
dats étendus sur le revers d'un talus (331-2) : la porosité des
deux séquences narratives n'a jamais été aussi forte que dans
cet avant-dernier chapitre. D'autre part, la position fœtale,
comme on l'a signalé, verrouille le lien entre la mort du per-
sonnage et la naissance du fils. On pourrait multiplier les rap-
prochements83, mais, quels qu'ils soient, l'essentiel est de voir
que l'imagination du cadavre paternel - imagination vers
laquelle tend peut-être l'œuvre tout entière - repose ici sur
tout un réseau de figures endogènes opposées aux représenta-
tions encyclopédiques.
Telle est la double attitude du texte à l'égard de l'intertexte :
il le mobilise et s'en démarque. Contre la geste héroïque, dis-
qualifiée, le récit travaille à construire ses propres représenta-
tions, attitude qui dément l'idée selon laquelle le romancier
rejouerait les grands mythes, reconduirait les grands genres, ren-
contrerait l'archétype84 • Ce n'est peut-être pas un hasard si, peu
après là parution de L'Acacia, Claude Simon parlait en termes
légèrement négatifs des préconstruits culturels de tous ordres :
1... ] notre pensée ne reçoit du monde qu'une traduction codée nourrie de
formes conventionnelles. [... ] je constate à quel point ma perception (et
par conséquent ma mémoire) se trouvent encombrées d'une multitude de
ces «traductions codées» qui, depuis mon enfance, sont venues la gau-
chir : est-il besoin d'énumérer, en désordre, les souvenirs des écritures
saintes, de tableaux représentant leurs épisodes, des textes latins ou autres,
que l'on m'a fait apprendre par cœur au collège. la mythologie antique,
des figures et des raisonnements mathématiques, des images cinémato-
graphiques, etc. etc. . .. 85

- «formes conventionnelles », mais plus encore « encombrées»


et « gauchir» : les termes employés pour décrire les interfé-
rences du savoir et de la perception du monde sont plutôt dépré-

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ciatifs. Or on reconnaît dans l'énumération proposée plusieurs
des grands domaines thématiques du comparant simonien : litté-
rature et civilisation antiques, culture biblique et cinéma en par-
ticulier. Claude Simon étant peu suspect de fausse coquetterie,
il faut bien voir dans son propos l'expression d'une distance
critique à l'égard du champ culturel.
Témoignent encore de cette prise de distance les épisodes suc-
cessifs, à la fin de L'Acacia, de l'évasion et de l'union à la
femme (A, 349-54). Une double démythification a lieu ici. On se
souvient de la dernière partie de La Route des Flandres, où le
récit de l'évasion correspondait à une acmé figurative mêlant les
réminiscences savantes aux notations proprioceptives. Il n'en est
plus rien dans L'Acacia : mis à part trois comparaisons isolées
(349,352) on ne relève aucune disjonction d'isotopie dans tout le
passage concerné. En particulier, les vertus métaphoriques ou
métamorphosantes de l'élément naturel semblent avoir totalement
disparu; après l'apprentissage progressif, au chapitre VIII, d'une
organicité apaisante et dépouillée de ses connotations initiales,
la rapide mention d'une fondrière dans le récit de l'évasion atteste
de la totale désémantisation de la boue ; l'embourbement en effet,
à la différence du premier récit d'envasement (96) - et à la diffé-
rence encore de l'épisode équivalent des Géorgiques (0,422-4) - ,
ne fait l'objet d'aucun développement figuratif: « Plus tard ils
[le brigadier et son compagnon d'évasion] s'enfoncèrent dans une
fondrière dont ils mirent longtemps à se dégager sans oser appe-
ler à l'aide [ ... ]. » (A, 353). Il arrive même aux deux personnages
de boire l'eau « mêlée de boue noire d'un marais », sans que
reparaissent les terreurs archaïques 86 •
Mais la grande différence avec La Route des Flandres tient
à l'abandon de l'assimilation de la femme et de la terre, assi-
milation qui, dans le roman de 1960, faisait sans cesse bascu-
ler l'évocation de Georges en fuite, tapi au sol, vers le récit de
l'union chamelle avec Corinne. Dans L'Acacia, les épisodes cor-
respondants de l'évasion et du coït font l'objet de deux récits
contigus et non plus fusionnés. Voici d'ailleurs ce que devient
l'enfouissement dans le fossé, explicitement confondu avec la

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pénétration du sexe féminin dans le roman de 1960 : « Ces cons
de fossés! Va-t'en les deviner sous ces putains de fougères! Je
me demande à quoi ils ser... Le bouquet ça serait que toi ou
moi on se casse une patte dedans [ ... ] ... » (A,351). L'allusion
au possible basculement métaphorique est évidente en raison de
l'ambivalence de « cons» et de «putains », mais le texte marque
ironiquement ses distances avec l'isotopie sexuelle. Rien ne sub-
siste, hormis ce rappel en forme de dénégation, de l'investis-
sement fantasmatique de la terre par lequel Georges recherchait
son salut.

Ainsi l'éros n'oriente plus le récit, même s'il le termine. La


femme cesse d'être le centre obsédant d'un fantasme originel
et eschatologique du guerrier. L'évocation des visites au « bor-
del », désolidarisée du récit de l'évasion, intervient juste après
celui-ci et marque de manière symétrique le désinvestissement
mythique du corps féminin, au bénéfice de ce qu'on pourrait
appeler une « remise à zéro du concret ». C'est que la période
de captivité, évoquée dans le même chapitre, n'a pas vu l'efflo-
rescence de l'imaginaire érotique, trop appliqué qu'était le per-
sonnage aux dessins mercantiles et machinalement minutieux des
invariables croupes offertes. À force de dessiner les aguichantes
postures «comme il aurait poli des lentilles ou ratissé une
cour» (A, 345), le brigadier, s'agissant des femmes, a «oublié
jusqu'à leur existence [ ... ], leur existence en tant que chair,
membres, peau, moiteur, souffle, salive, odeur» (344). Dans ces
conditions, le coït final apparaît avant tout comme le moment
de la plénitude sensorielle retrouvée : «[ ... ] non pas deux
femmes, deux filles, mais la présence pondérable (parfum, res-
pirations, tiédeur, coulées de blancheur, densité) de seins, de
cuisses et de hanches [ ... ]. » (364). Peu d'images ici encore,
n'étaient celles-ci : «[ ... ] les cuisses croisées au creux des-
quelles, entre les abricots, les prunes et les pêches, moussait
un nid de broussaille couleur d'herbe sèche aux reflets de
bronze. » (365). Ces amorces métaphoriques n'enclenchent aucun
parcours imaginaire. Simplement le sexe féminin sature le champ

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de la perception masculine en récapitulant l'ensemble du monde
naturel. L'union à la femme est une pure saisie du sensible, à
la différence encore de ce qui se passe dans La Route des
Flandres où l'orgasme comme construction fantasmatique allait
de pair avec une quête du sens. L'amante, ici, dissipe les inter-
rogations qui subsistent chez le brigadier concernant la mort du
colonel - c'est du reste au côté de la jeune femme, comme
on l'a vu (p. 25), que le brigadier renvoie le colonel à son empyrée
d'origine par le moyen d'un ravalement burlesque - et le
« maelstrom» (369) des sens rend caduque toute recherche du
sens. La chair alors « sans mensonge, crédible», est véritable-
ment salutaire: « [ ... ] la solitude, la mort, le doute conjurés,
vaincus [ ... ] ... »87.
Il arrive que l'épisode érotique suscite les réminiscences inter-
textuelles, mais la plupart d'entre elles tiennent du rapproche-
ment satirique. Ainsi la tenancière de la maison, successivement
appelée « la femme à tête de mule» (A,367) et « l'ensorcelante
et vénale Circé» ; le contraste des registres montre à lui seul
l'intention parodique, tandis qu'à la transformation bien connue
des guerriers en pourceaux, dans L'Odyssée, répond ici de
manière inverse la métamorphose animalière de la sorcière elle-
même, ailleurs plus rapidement désignée comme « la mule» (365,
370). Quant aux prostituées empressées autour du brigadier, elles
répètent « la même tentatrice et impatiente question des éter-
nelles et bibliques Putiphar» (365) - on notera au passage que
dans la Genèse (XXXIX), Putiphar n'est pas le nom de la ten-
tatrice mais de son mari; cette licence de la part de Claude
Simon s'explique sans doute par une affinité paragrammatique,
car il n'y a pas loin de Putiphar (pute, fard) à la cocotte
maquillée. Mais plus encore, il faut lire dans l'allusion biblique
une antithèse : le brigadier n'est pas le Joseph de la Genèse
qui meurt pour s'être refusé à l'implacable tentatrice, puisqu'il
« connaîtra» juste après la jeune fille et lui devra même une
manière de salut.
Reste, il est vrai, revenant à l'esprit du personnage dans
le même épisode, le souvenir de ce compagnon de captivité

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« royal» et « biblique» (A, 372, 373) qu'est le Juif d'Oran. Or si
l'évocation du personnage (344 sqq.) est liée à celle de la mai-
son close, c'est encore une fois plus sur le mode de l'opposi-
tion que du parallélisme. L'Oranais biblique a lui-même tout du
« patron de bordel» (374), lui qui justement assurait l'écoule-
ment des dessins pornographiques, mais comme on l'a vu, la
différence est explicitement formulée entre les savonneuses
nudités et les femmes véritables - « non plus maintenant ces
seins, ces ventres, ces vulves qu'il avait tant de fois dessinés,
[ ... ] mais quelque chose de vivant, mobile» (368-9) - si bien
que les souvenirs du camp de prisonniers constituent l'exact
contrepoint de l'épisode érotique 88 •

la promotion des correspondances internes

Le reflux des préconstruits culturels et des résonances


mythiques s'accompagne de la promotion des phénomènes de
correspondance interne. Les échos ainsi produits sont le lieu
d'effets obliques mais plus immédiats, et plus émouvants, dans
la mesure où ils mobilisent la mémoire du lecteur à l'égal de
celle du narrateur89•
La répétition joue ici un rôle de premier ordre, permettant la
séinantisation d'un motif au fil de ses retrempes dans différents
contèxtes. Il peut s'agir de motifs simples ou d'une configu-
ration de motifs, mais aussi d'unités fictionnelles plus larges.
Quelques épisodes font ainsi l'objet de plusieurs évocations.
Souvent, la nouvelle version développe ou résume la précédente,
à laquelle elle renvoie par anaphore. Il est un épisode redoublé
- le passage des avions ennemis au moment où le brigadier
cire ses houseaux (A, 44, 260) - qui se distingue toutefois des
autres en ce que la différence entre les deux récits tient moins
à des variations de contenus qu'à une variation du mode nar-
ratif. Le premier récit se présente comme un souvenir du bri-
gadier : « et il (le brigadier) se rappelait ceci: [ ... ] le dessin
noir et rouge (il pouvait encore le voir [ ... ]) » (44). Cette remé-
moration, en l'absence de toute précision contraire, s'interprète

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comme contemporaine de l'épisode du 17 mai 40, intervenant
peu avant l'attaque de la colonne par les soldats allemands pré-
sents dans le village. L'alerte du bord de l'étang constitue donc
l'une des nombreuses analepses mémorielles du chapitre, ainsi
doublement déboîtée du temps de la narration principale : le
narrateur raconte que le brigadier se souvenait d'un moment
antérieur. Le second récit - « le brigadier est en train de cirer
ses houseaux [ ... ] lorsqu'arrive l'ordre d'alerte» (260) - voit
tout au contraire la superposition des trois temporalités actua-
lisées par le premier, du fait de l'absence de la modalité mémo-
rielle et, bien sûr, de l'usage du présent. Narration, souvenir et
action se confondent sur le même plan temporel. À l'énoncé
d'un contenu de mémoire succède ainsi ce contenu lui-même
non médiatisé. Le mouvement s'oppose à une pratique plus tra-
ditionnelle qui aurait consisté à raconter d'abord l'événement
pour le reprendre ensuite sous la forme d'un flash-back porté
au compte d'un personnage, cas de figure courant dans les films
de guerre où une scène de bataille montrée au début devient
ultérieurement l'obsession d'un personnage qu'elle a traumatisé.
Ici, le texte fait passer le lecteur d'une représentation - le sou-
venir - à une réalité. Simple affaire de modalisation, dira-t-
on, que le récit exhiberait d'abord pour s'en affranchir ensuite.
Mais ce serait sans compter avec l'effet de la répétition elle-
même: Car le second récit, en ravivant ce qui est devenu un
authentique souvenir du lecteur, bénéficie réellement - prag-
matiquement - d'une plus grande immédiateté d'effet.
D'autre part, le second récit ne contient aucun anaphorique
renvoyant au premier (tel que, par exemple, ce donc énoncia-
tif dont Claude Simon est coutumier, signalant que le récit
reprend une cellule narrative laissée en plan plusieurs pages
auparavant) : la narration semble oublieuse de ses moments anté-
rieurs, provoquant d'autant mieux, à la lecture, une impression
de déjà lu. Si en effet le second récit renvoyait explicitement
au premier, l'impression produite aurait été différente, et la sur-
prise de l'anamnèse neutralisée.

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Plus que les précédents, l'avant-dernier chapitre produit cette
impression de retour d'images. L'effet tient sans doute à sa com-
position en treize séquences textuelles distinctes, qui se ratta-
chent toutes aux récits antérieurs sans dispositif anaphorique ni
marquage exhibé : les compétences lectorales suffisent ici à la
reconnaissance. Si bien que la suite des séquences tient bien
moins du sommaire que du surgissement d'images à la fois nou-
velles et familières. Les différentes cellules narratives proposent
soit un complément soit une expansion de scènes seulement
mentionnées ou rapidement évoquées jusqu'alors. Sous forme
d'images capturées parfois : le portrait des deux sœurs « enca-
rapaçonnées» le jour du mariage (A,313), le vieux film d'actua-
lités (313-5; 332-3) qui, même s'il semble montrer Guillaume II,
reprend comme on l'a vu plusieurs évocations de l'avant-guerre
français. L'évocation des prisonniers musiciens (334-7) pourrait
passer, elle aussi, pour une description de photographie. Ailleurs
l'effet produit tient au seul usage du présent: c'est notamment
le cas de l'agonie de la mère (330-1). Mais partout les reprises
de motifs ou d'éléments lexicaux déjà mentionnés renforcent
l'immédiateté d'effet. Ce portrait du père par exemple, que le
lecteur peut désormais lire comme le regarde le narrateur :
« Dans un halo dégradé, on peut voir le visage d'un homme à
la .barbe carrée, aux moustaches en crocs, au regard hardi et
gai, surmonté d'un képi galonné à la coiffe souple. » (331). Ce
n'est pas un hasard si les évocations les plus directes et les plus
émouvantes des parents interviennent dans ce chapitre, lieu des
motifs sémantisés de manière particulière dans les précédents,
d'une surface des choses à la fois familière et signifiante.

On se souvient du « mausolée familial» (A, 356), vieille


demeure dont on a signalé (voir supra, p. 79) la ressemblance avec
le mausolée de Lénine, et qui représentait le parangon à la fois
terrifiant et dérisoire des images monumentales et des signes
officiels. De fait, comme la massive construction moscovite,
l'hôtel familial est dédié aux figures tutélaires, et abrite, à défaut
de leurs momies, les équivalents plastiques des ancêtres. Au

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premier rang de ces vestiges figure le buste monumental du
général d'Empire «drapé de marbre, avec sa léonine chevelure
de marbre, ses broussailleux sourcils de marbre, son regard de
marbre, [ ... ] formidable, ironique et sévère» (A, 127). Or contrai-
rement à ce qui se passait dans Les Géorgiques, où l'évocation
du buste « libérait» le personnage représenté, sa présence théâ-
trale et sa plastique trop démonstrative en font ici un signifiant
opaque, sans vertu anamnésique. D'où peut-être l'ironie signalée,
car la statue s'est arrogé la place du personnage à trop vouloir
le commémorer. La trace monumentale et glorieuse enlève toute
prise à l'évocation subjective. Il en va de même pour les por-
traits (343,347,355-6) qui n'ont plus rien des fascinantes images
de La Route des Flandres. De retour dans la maison, le briga-
dier démobilisé renverra toutes ces icônes peintes ou pétrifiées
à leur empyrée d'origine, car toutes peuplent un monde auquel
le futur écrivain n'a plus part :

[... ] éteignant la lumière, laissant derrière lui la femme au masque et


l'énigmatique suicidé rendus aux ténèbres dans l'obscur mausolée fami-
lial où les gloires passées, l 'honneur perdu, continuaient à dialoguer avec
le formidable général de marbre et leur descendance de rentiers [... ].
- (A, 356 ; cf 355)

Or le brigadier reviendra dans l'ancienne demeure familiale,


bien des années plus tard, lorsqu'il rend visite à ses deux cou-
sines qui l'habitent toujours. Toutefois, contrairement à un retour
semblable évoqué dans Les Géorgiques (G,235-6), le but n'est
pas ici de revoir la statue. Il s'agit bien du retour sur un lieu
de mémoire, mais nullement d'une recherche des traces commé-
moratives :

[... ] c'était comme si la maison elle-même, l'énorme masse de maçon-


nerie, la pièce (celle où près de deux cents ans plus tôt, au soir d'une
bataille perdue, un lointain ancêtre était venu se faire sauter la cervelle)
où ils se trouvaient maintenant tous les trois [... ], les quatre murs, briques,
mortier, moellons, la cheminée de marbre blanc où, disait-on, s'était appuyé
le général vaincu pour diriger le pistolet contre sa tempe, le carrelage
hexagonal, conservaient aussi, à la manière de ces lourdes boites d'aca-

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jou, de ces écrins où peuvent se lire en creux les formes des armes ou
des bijoux qui en ont été retirés, la mémoire [... ]. (A, 208)

Nulle mention, ici, du buste monumental; et toute l'isotopie


marmoréenne de la phrase rend même cette absence particuliè-
rement sensible. Le lieu de mémoire fonctionne donc comme
un moulage en creux opposé aux représentations pleines. Et c'est
justement parce qu'aucun marqueur consacré n'impose le sou-
venir de l'ancêtre que ce souvenir advient, mais alors plus émou-
vant qu'ailleurs. Celui-ci s'enchâsse dans la description du salon
(<< c'était comme si la maison [ ... ] conservait [ ... ] la mémoire »),
phrase qui fonctionne comme un écrin donnant à voir ce qu'il
ne contient pas. L'ancêtre apparaît aux places laissées vides
parmi les objets mentionnés, le souvenir davantage déclenché
ici par le métonyme : le cadre familier du disparu, ce qu'il a
vu et touché.
Les images les plus prégnantes ne sont pas les substituts
monumentaux et glorieux, mais les motifs associés au disparu
par un souvenir particulier. Ce qui vaut ici, secondairement,
pour l'ancêtre, vaut plus encore pour le père. Car le récit voit
s'opposer deux types d'évocations du personnage, qui sont deux
formes contraires du travail de la mémoire. Il s'agit d'abord des
représentations exogènes, celles qui ont permis de monumenta-
liser la vie du personnage en destin. Le récit par les deux cou-
sines de l'équipement et du départ du capitaine (A, 214-9, voir supra,
p.45) fait une large place à l'intertexte comme médiateur de
représentations et propose une image glorieuse du personnage,
mais cette image est infiniment reculée dans le champ légen-
daire d'où elle ne parvient pas à s'extraire. Ce premier type
d'images a partie liée avec l'attitude de la mère. De même
qu'elle affectionne les témoignages toujours plus ou moins
mythifiants, la veuve s'emploie à mettre les formes au travail
de deuil. La douleur est chez elle «que/que chose d'ostenta-
toire, de théâtral» (13) parce qu'elle ne peut s'exprimer que par
le truchement de démonstrations codées : voir cette «façon hau-:
taine et en quelque sorte emphatique de la veuve aux voiles de

116
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crêpe qui faisait célébrer des messes et imprimer à sa mémoire
sur des cartons bordés de noir des versets d'Ossian» (73). En
recherchant à, toute force la sépulture de son mari, la jeune
femme entendait d'abord assigner au disparu un monument
commémoratif90 .
Le deuil du fils - et au-delà, celui de l'auteur - sera intime
et silencieux, le rappel du disparu se faisant ici par des signes
obliques constitués au fil du récit, dans l'épreuve de la répéti-
tion et de la différence à laquelle est convié le lecteur. Il pourra
s'agir de métonymes, comme ces balles que déterre l'enfant au
chapitre XI, pour jouer ensuite innocemment avec elles, « tié-
dies par la chaleur de son corps» (A, 322), sous l'œil réproba-
teur de sa mère. La scène marque une familiarisation enfin
conquise avec le disparu, mais les relais seront plus obliques
encore dans le dernier chapitre, où l'évocation du personnage
se passe alors de tout rappel explicite; elle est alors silencieuse
et émouvante :
Un jour de grand vent, il prit le vieux tramway jusqu'à la plage, s'assit
devant l'alignement des quelques villas à colombages, aux prétentieux
toits normands, aux prétentieuses tourelles, leurs volets fermés, à demi
ensablées, et resta longtemps à regarder les vagues jaunes, couleur de
sable, se bousculer, s'écraser dans un assourdissant et vaste fracas. Elles
arrivaient Sans trêve du fond inépuisable de l'horizon où parfois on voyait
aussi s'élever vers le ciel comme des geysers, des explosions liquides,
montant l'une sur l'autre, échevelées, galopant comme des chevaux, déva-
lant leur propre pente, s'enroulant sur elles-mêmes, luttant de vitesse,
s'écrasant, s'étalant pour finir en longues nappes baveuses que buvait le
sable, pétillantes. Cela ne semblait avoir ni commencement ni fin, de
même que le bruit ou plutôt le vacarme, étale, majestueux, paisible.
(A, 377)

Inauguré par un agenouillement au pied de la tombe du père,


le roman se clôt sur cette image du brigadier assis sur les lieux
mêmes où la mort du capitaine fut annoncée (210-2, voir supra,
p,63). Le fracas des vagues suffit ici à rappeler la scène, et
beaucoup d'autres avec elle, tant foisonnent les anaphores
muettes, conviant le lecteur comme le personnage à une rémi-
niscence émouvante : défilent ainsi, outre l'épisode d'août 1914,

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d'autres images de la mer bien sûr, puisque c'est la mer que
le brigadier pouvait voir depuis le train de la mobilisation, et
celle encore que fendait l'étrave du bateau ramenant les parents
à la veille du conflit. Plus intimement, les explosions liquides
rappellent la fumée soulevée sur la plaine à la chute d'un obus
(40), cependant que le galop des chevaux, s'il reconduit une
métaphore classique - les cavales de Poséidon - , renvoie à
la panique des montures au moment de l'attaque de l'escadron
et à la chute collective qui s'ensuit (89-90,284), laquelle, comme
ici, s'achevait par l'image des bulles.
Tandis qu'affleurent les images familières, le déchaînement
des forces immuables que représente le vent sur la mer doit sa
majesté paisible à un effet de mise à distance. Un effet égale-
ment sensible dans les dernières lignes du roman, toujours à
propos du vent :
Le vent furieux d'hiver nettoyait le ciel où, chaque nuit, se déplaçaient
avec lenteur les myriades de feux glacés, silencieux et impitoyables, de
myriades d'étoiles, comme une poussière de diamants en suspension
entraînée par quelque invisible et impitoyable machine. (A,379)

Les grandes forces cosmiques qui, à l'ouverture du roman,


s'étaient déchaînées sur la plaine des Flandres, inscrivent à pré-
sent leur marque dans la voûte infiniment lointaine.
Qùand le dessin devient pour le brigadier démobilisé le moyen
de gagner une familiarité sur ces forces terrifiantes aux échos
légendaires, le texte qui s'achève ici sur les prémices de sa
genèse ne fait pas autre chose. Il n'y a plus de vent dans les
branches du grand acacia, « comme animées soudain d'un mou-
vement propre» (A,380) à la fenêtre du nouvel écrivain : c'est
sa plume qui les fait trembler.

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CONCLUSION

L apprentissage
matière et la composition de L'Acacia résultent d'un long
A
d'écriture, en ce que les explorations menées
par Claude Simon lors des textes antérieurs, davantage sous-
traits au projet narratif, ont permis l'invention d'un imaginaire
susceptible, pour finir, de prendre en charge le souvenir sans le
détour par la fiction. Plus que jamais conciliés, logique figu-
rative et parcours biographique peuvent jouer jeu égal dans
l'agencement du récit. L'étude des images, invitant à parcourir
le texte en tous sens pour découvrir l'incessant recyclage des
thèmes et l'unité ainsi construite, montre en outre que l'écri-
ture de Simon avance à mots comptés, avec cette conséquence
qu'au fil du roman comme au fil de l'œuvre, les mots sonnent
comme l'écho de leurs emplois antérieurs et suscitent en silence
l'ensemble des significations ou des investissements préalables.
Ces résonances, plus ou moins vastes selon la familiarité acquise
avec le texte, constituent sans doute l'un des aspects les plus
intéressants de ce dernier et correspondent au phénomène que
l'écrivain décrivait déjà dans « La Fiction mot à mot» :
Tous les éléments du texte [ ... ] sont toujours présents. Même s'ils ne
sont pas au premier plan, ils continuent d'être là, courant en filigrane
sous, ou derrière, celui qui est immédiatement lisible, ce dernier, par ses
composantes, contribuant sans cesse à rappeler les autres à la mémoire. 91

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Le propos trouve une nouvelle illustration, près de vingt ans
après, dans la manière dont L'Acacia déclenche chez son lecteur
des réminiscences d'autant plus nombreuses que l'expérience de
celui-ci a pu, comme celle du romancier, s'accumuler entre-temps.
Une mémoire partagée donc, que sollicitent moins les rappels
par réécriture que les associations implicites, fonctionnement in
absentia qui fait de l'évocation simonienne, toute minutieuse et
littérale soit elle, une métaphore ouverte. Et l'affleurement muet
d'un sens autre à la surface du texte reproduit, du livre au lec-
teur, la situation qui est déjà celle du narrateur face au monde
qu'il évoque et que décrit le passage fameux du Temps retrouvé
placé en épigraphe à La Bataille de Pharsale (BP,99) :

[... ] je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait
forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou,
en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout
autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à
la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu'on croirait représenter seu-
lement des objets matériels. 92

On reconnaît dans l'attitude énoncée ici, par Proust interposé,


celle du narrateur dans maints passages de L'Acacia. Et de même
que le monde perçu fait signe pour le narrateur, de même le
texte semble faire signe pour le lecteur, porteur des mêmes évo-
cations non dites. Une telle analogie de situation ne provoque
rien d'autre qu'un effet de réel. En elle réside aussi la singu-
larité d'une écriture. L'insistante et émouvante présence d'un
sens tu derrière ce qui est - ô combien - « immédiatement
lisible »91, produit l'impression d'une surdétermination à l'œuvre
dans le choix des motifs et l'agencement des séquences. La
tonalité simonienne est toute dans ce mixte d'évidence et d'énig-
maticité des mots et des choses, dans la neutralité fascinée dont
témoigne autant la voix que le regard. L'évocation, à la fois
subjective et dépersonnalisée, opiniâtre et effacée, amenuise la
distinction du sujet qui évoque et de l'objet évoqué, tous deux
intensément là, comme une expérience humaine devenant tant
soit peu nôtre.

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1. Claude SIMON 1Marianne ALPHANT, « Et à quoi bon inventer? », Libéra-
tion, 31 août 1989, p.25.
2. Voir: Ralph SARKONAK, Les Trajets de l'écriture: Claude Simon (Toronto,
Paratexte, 1994). Le critique montre, arbres généalogiques à l'appui, l'évolu-
tion de la configuration familiale par condensation et scission de personnages
d'un livre à l'autre (pp. 173-4), et observe que, par rapport à Histoire en par-
ticulier, L'Acacia « se présente et se donne à lire comme une véritable
recherche du père [ ... ]. Ce qui explique le fait que d 'autres figures paternelles
[pierre, l'oncle Charles] soient absentes du roman» (p. 185). Cette marche sur
les traces du père est une impossible recherche de l'origine selon Mireille
Calle-Gruber : « [L]e fils écrivain ne pourra se dire qu'à déchiffrer l'héritage
paternel, il ne pourra s'atteindre qu'à se perdre. [... ] Impensable contorsion
«(
de l'écriture qui tente ,de désigner une origine à l'origine.» Claude Simon:
le temps, l'écriture. A propos de L'Acacia», Littérature, nO 83, oct. 1991,
pp. 31-42 [pp. 35-6]).
3. Claude SIMON 1Thérèse de SAINT-PHALLE, « Claude Simon franc-tireur de
la révolution romanesque », Le Figaro littéraire, 6 avril 1967, p.7.
4. Sur les relations entre l'œuvre et la vie de Claude Simon, voir les mises
au point dans : John FLETCHER, « Autobiographie et fiction », Critique, nO 414 :
"La Terre et la guerre dans l'œuvre de Claude Simon", 1981, pp. 1211-7, et
plus récemment: Alastair B. DUNCAN, « Claude Simon: le projet autobiogra-
phique », Revue des sciences humaines, nO 220 : "Claude Simon", 1990-4,
pp. 47--62.
Concernant la question de l'autobiographie dans L'Acacia, voir: Antony
Cheal PuGH, « Retours et répétitions dans L'Acacia de Claude Simon »,
pp. 317-30 in La Répétition, Slaheddine CHAOUACHI et Alain MONTANDON eds.
(Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté de lettres et
sciences humaines de Clermont-Ferrand, « Littératures », 1994). Pour Pugh,
L'Acacia marque la convergence du récit et de l'autobiographie, et non la coïn-
cidence que la critique journalistique s'est empressée de signaler. Le roman ne
tente pas l'impossible identification du sujet racontant et du sujet raconté:
« [ ... ] dans L'Acacia, comme d'ailleurs dans tout ouvrage à caractère auto-
biographique, et pour d'excellentes raisons d'ordre linguistique, narratolo-
gique et phénoménologique, le sujet ne peut pas plus coïncider avec lui-même
que quiconque; qu'il le veuille ou non, le sujet écrivant est contraint de trai-
ter de lui-même comme un autre.» (p. 318).
Même remarque « à chaud» dans: Jean DUFFY, « L'Acacia: la vie ou
l'œuvre », Revue des sciences humaines, nO 220 : "Claude Simon", 1990-4,
pp. 183-5 : « Simon n'écrit pas une pseudo-autobiographie, comme l'a fait
Robbe-Grillet. Son pacte avec le lecteur est bien plus honnête, bien moins mys-
tificateur. » (p. 184).
Voir encore: Mireille CALLE-GRUBER, « Claude Simon: le temps, l'écri-
ture. À propos de L'Acacia», Littérature, nO 83, oct. 1991, pp. 31-42 : selon
le critique, L'Acacia « n'entame pas une déconstruction mais une spéculation

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autobiographique. Simon ne simule pas un savoir-faire générique qu'il pour-
rait, après coup, suspendre de ses fonctions, exhibant le fonctionnement ainsi
dévoilé. Il ne fait pas semblant de savoir ce qu'est une autobiographie»
(p. 31).
5. Claude SIMON / Mireille CALLE, «L'Inlassable rée/ancrage du vécu»,
pp. 3-25 in Claude Simon: chemins de la mémoire, Mireille CALLE ed. (Gre-
noble/Sainte-Foy [Québec], Presses Universitaires de Grenoble/Le Griffon
d'argile, «Trait d'union», 1993), p.23.
6. «C'est bien une mémoire des textes que produit l'écriture simonienne,
même si nos habitudes de lecture nous entraînent à y voir plutôt les textes
d'une mémoire.» (Gérard ROUBICHOU, «La Mémoire des mots [Notes en
marge d'une relecture de Claude Simon]», pp. 83-92 in Claude Simon. Che-
mins de la mémoire [op. cit. 5], pp. 85-6).
Jean-Pierre Vidal propose une approche différente, en écrivant que
L'Acacia « se donne une allure plus autobiographique qu'aucun de ceux qui
l'ont précédé. Comme s'il se trouvait finalement pour tâche rétrospective
d'expliciter comment on devient Claude Simon» (<< L'Écriture orpheline»,
pp. 69-81 in Claude Simon. Chemins de la mémoire [op. cit. 5], p.73).
Tandis que pour Jean Duffy (<< L'Acacia: la vie ou l'œuvre» [loc. cit. 4 ]),
« L'Acacia confirme une tendance déjà apparente dans Les Géorgiques vers
la synthèse intertextuelle [ ... ]. L'intérêt principal de L'Acacia, ce n'est pas la
généalogie de Simon, mais la généalogie de son œuvre. » (pp. 184-5).
7. Ralph Sarkonak (Les Trajets de l'écriture: Claude Simon [op. cit. 2 ],
pp. 185-209) a établi une très importante liste de passages des textes antérieurs
de Claude Simon auxquels L'Acacia renvoie d'une manière ou d'une autre.
On constate qu' Histoire, Les Géorgiques, et La Route des Flandres y sont, par
ordre décroissant, les trois romans les plus mentionnés (respectivement 73, 66
et 50 fois) ; viennent ensuite La Corde raide, La Bataille de Pharsale, L'Herbe
(35, 28 et 23 renvois).
8. Tous les commentateurs relèvent cet aspect gratifiant qui caractérise la
lectur.e de L'Acacia. Voir: Ralph SARKONAK, Les Trajets de l'écriture: Claude
Simon (op. cit. 2), p. 185; Jean-Claude VAREILLE, «L'Acacia ou Claude Simon
à la recherche du temps perdu», pp. 95-118 in Le Nouveau Roman en ques-
tions 1 : "« Nouveau Roman » et archétypes" (Paris, Lettres Modernes, 1992) :
«Cettefamiliarité crée [ ... ] une impression defacilité, voire d'euphorie, et de
nécessité [ ... ] parce que les phrases deviennent moins des assertions que des
leitmotive et thèmes musicaux, avançant en fonction d'un déterminisme
interne, situé au-delà ou en-deçà de l'aperception intellectuelle. Elles sont
comme un air connu, où la loi de développement interne du texte rejoint celle
de la réception, qui se l'est parfaitement intériorisée. [... ] le lecteur reçoit une
prime de perspicacité. » (p. 96).
Pour Antony Cheal Pugh (<< Retours et répétitions dans L'Acacia de
Claude Simon» [loc. cit. 4 ]), la reconnaissance du déjà lu occasionne une expé-
rience du déjà vu; Claude Simon a « su effectuer, vis-à-vis de ses lecteurs les
plus fidèles, une sorte de contre-transfert: ayant appris à lire les romans des
années 1960 et 1970, réputés "difficiles", et ayant ainsi assimilé une foule
d'expériences virtuelles, le lecteur, séduit à l'avance, programmé, se laisse une
fois de plus aspirer dans un monde familier» (p. 323).

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9. Par exemple « dix ans plus tôt» (A, 45), « vingt-cinq ou trente ans plus
tôt» (62), « soixante-huit ans plus tard» (212); on relève une vingtaine
d'occurrences de ce type de complément dans le roman (68, 73, 77, 116, 141,
147, 208, 214, etc.), pour un total de moins de quatre-vingts dans l'œuvre
entière.
10. Voir les autres passages analogues: « Plus tard elles racontèrent cela
[ ... ].» (A, 73); « [ ... ] puis, sans qu'il se rappelât plus tard avoir pris la déci-
sion, s'élançant [ ... ].» (87); « [ ... ] tout Ce dont il se souvient (ou plutôt ne
se souvient pas - ce ne sera que plus tard, quand il aura le temps [... ]) [ ... ].»
(89; cf 94, 103, 259, 286, 292, 293, 368).
Il. « Le garçon n'a ni nom ni voix parce que ce qui se représente ici n'est
pas un passé d'auteur, révélé dans un moment privilégié de type proustien,
mais ce que le temps de la mémoire et de l'oubli, travaillé par l'écriture, en
a fait, mélangeant une matière première toute personnelle à d'autres
données.» (Antony Cheal PUGH, «Retours et répétitions dans L'Acacia de
Claude Simon» [lac. cit. 4], p.326).
12. Les remarques qui suivent permettront d'illustrer et de nuancer l'ana-
lyse de Jo van Apeldoorn, pour qui le comme si manifeste « une certaine fas-
cination pour une causalité primitive, de l'ordre mécanique ou de l'ordre des
puissances maléfiques» (<<Comme si... figure d'écriture», pp. 17-39 in Pra-
tiques de la description [Amsterdam, Rodopi, 1982], p.21). Certes le tour
opère « un déplacement de l'ordre de la causalité» de telle sorte que «les
causes sont des causes monstres» (p. 32), mais il est aussi l'instrument d'une
remise en question de celles-ci.
13. Voir ce commentaire d'un critique: «La comparaison est ici amorce de
récit [ ... ] mythique. [ ... ] Le comparant (une pluie de cendres) débouche sur
une métaphore de la guerre, le [ ... ] comparé toujours absent de ce premier
chapitre: un cataclysme naturel. Le comme si dérive encore une fois vers un
récit primordial dont le texte ne peut dire que le point d'aboutissement et
d'anéantissement. » (Joëlle GLEIZE, « Comme si c'était une fiction. Sur un dis-
positif analogique dans L'Acacia de Claude Simon», Michigan Romance Stu-
dies, No. 13, 1993, pp. 81-102 [p. 89]).
14. Les intertextes légendaires informent en fait l'ensemble du chapitre, à
commencer par le thème de la sépulture interdite (Antigone, la Matrone
d'Éphèse, etc.). On doit à François Bon (<< Claude Simon: fantastique et tragé-
die », Critique, nO 511, décembre 1989, pp. 980-96 [p. 991]) ce rapprochement
des trois femmes vêtues de noir avec l'entrée du chœur des Suppliantes
d'Eschyle, ou du premier vers du Prométhée: « Nous arrivons à l'extrémité
du sol de la terre, désert sans hommes». Quant à la période antérieure à la
guerre, évoquée plus tard dans le récit, elle n'apparaitra guère que comme le
« crépuscule d'un monde qui allait mourir» (A, 128).
15. L'image du désastre mythique apparaît encore, à la dernière page du
chapitre II, à propos de l'ordre d'arrêt remontant la colonne des cavaliers, ordre
«répété avec cette cassandresque persévérance des annonciateurs d'apaca-
Iypses et de désastres» (A, 48). Ce qui semble relever ici d'une causalité
mythique n'est pas tant la catastrophe elle-même (le régiment pris dans une
embuscade le 17 mai), que le fait que le message n'a pas été entendu, alors
qu'il aurait permis de l'éviter.

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16. Intertextualité externe (la geste hésiodique des Titans, les prémices de
l'Apocalypse à nouveau, etc.), elle-même relayée dans l'œuvre par toute la thé-
matique des profondeurs inquiétantes de la terre (dans Histoire en particulier).
17. Le visage d'un personnage (ici acteur collectif) est à l'image de sa situa-
tion ou de son action dans le monde qui l'entoure: il s'agit là d'un type
d'image auto-englobée comme il s'en rencontre plusieurs dans le roman.
18. Voir supra (p. 42) les remarques sur l'épreuve exotique du père: l'épreuve
des confins géographiques supplée à l'absence de lignage prestigieux.
19. Les mêmes officiers seront décrits ensuite comme « semblables à des
hérons ou à des grues» (A, 315). Voir encore l'évocation de cet autre digni-
taire allemand (plusieurs notations du passage font reconnaître Rommel),
« droit comme un mannequin, avec son œil d'oiseau de proie, son visage de
cuir» (329), et qui devait plus tard se suicider sur ordre.
20. La reprise de l'image de La Route des Flandres ne doit pas cacher les
différences qui opposent les deux textes. L'image apparaît dès les premières
pages du roman de 1960 : « [ ... ] le tout - homme cheval et sabre - s'écrou-
lant d'une pièce sur le côté comme un cavalier de plomb commençant à fondre
par les pieds [ ... ] ... » (RF, 12) et ne cessera de le hanter. La mort de Reixach,
épisode central du récit, focalise toutes les interrogations de Georges et contri-
bue au prestige héroïque du personnage; l'arme brandie au moment de la mort
dans un « geste héréditaire de statue équestre» (ibid.), même si le mouvement
est qualifié de dérisoire, nimbe le personnage d'une certaine étrangeté.
«(
21. Il convient donc de nuancer le propos de Jean-Claude Vareille L'Aca-
cia ou Claude Simon à la recherche du temps perdu» [loc. cit. 8 ]) à propos du
processus de « mythification / épopéisation» (p. 106) à l' œuvre dans L'Acacia.
S'il est vrai que « Simon rejoint un vieux fonds romantique, pré-hegelien»
(p. 102), que tout « se fige en se conformant à un modèle textuel ou imagi-
naire, à un archétype / stéréotype» (p. 105), et si maints passages du roman
présentent les traits propres à la « pensée mythique» (refus du singulier au
profit de la catégorie, de l'individuel au profit de l'exemplaire, etc., voir: Mir-
cea ELIADE, Le Mythe de l'éternel retour [Paris, Gallimard, « Idées», [1949]
1969], cité par Vareille), le mythe est aussi, dans L'Acacia plus que dans les
romans antérieurs, de l'ordre de la citation, image de mythe susceptible d'un
renversement carnavalesque. Cette question fera plus particulièrement l'objet
du dernier chapitre.
22. Noter le contre-emploi d'une tournure qui sert d'ordinaire à nier la per-
tinence d'un terme littéral au profit d'une formulation métaphorique plus riche
de sens - « non pas deux années seulement mais quelque chose comme un
invisible mur» (A, 177 ; cf. 24, 113). Ici, il s'agit de prévenir l'effiorescence
des connotations magnifiantes en certifiant la stricte littéralité de l'adjectif
sales. On relève un énoncé très voisin dans La Route des Flandres : « [ ... ]
non pas la traditionnelle et héroïque odeur de charnier [... ] ... » (RF, 204).
23. Bernard ANDRÈS, Profils du personnage chez Claude Simon (Paris,
Minuit, « Critique», 1992), p.247. Le passage ne fait toutefois pas l'objet
d'un réel commentaire. Rien non plus, à ce jour, dans les différents articles
consacrés à L'Acacia.
24. Il s'agit du reste ici de la deuxième occurrence d'une expression déjà
utilisée à propos des porte-étendard de la cérémonie militaire d'octobre 1914

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(A, 58). On relève une expression similaire dans La Bataille de Pharsale :
« [ ... ] héros surgis des profondeurs ombreuses des légendes ou de l'Histoire,
la tête surmontée d'un cimier étincelant [ ... ]» (BP, 138). L'image rappelle
aussi l'irruption glorieuse du cortège de 1914, sortant de la ville du Midi.
25. Autre préfiguration, le« grignotement de rat», qui, au début du passage,
préparait lui aussi l'avènement de la manducation et du thème gastrique par
le rappel d'une image de La Route des Flandres : celle du « rat qui, sans repos,
[... ] dévorait le ventre» (RF, 120), ou encore de «cet insupportable rat de la
faim rongeant, installé dans le ventre» (173).
26. Dans La Route des Flandres, la menace de dévoration venait de la seule
nature, menace représentée de manière obsédante par l'engloutissement du che-
val (RF,27, 105). Une exception toutefois, l'image de l'estomac d'autruche,
justement, employée à propos des capacités d'assimilation vestimentaire de
Corinne, «pourvue [... ] de cet estomac [ ... ] d'échassier, d'autruche, qui lui
permet non seulement de digérer mais de faire siennes les misogyniques et
haineuses inventions d'un modéliste» (138). Dans les deux cas l'assimilation
ne s'achève pas en déjection excrémentielle, puisque la reprise du cheval par
la terre marque la « transsubstantiation accélérée [ ... ] de l'animal au miné-
ral» (105), tandis que chez Corinne, c'est une fusion harmonieuse de la chair
et des parures, «cette assimilation de la soie, du cuir, des bijoux, à la tendre
et duveteuse chair, de sorte que le cuir, lafroide soie, les durs bijoux semblent
devenir eux-mêmes quelque chose de tiède, de tendre, de vivant» (138). Il Y
a plusieurs occurrences de la déjection dans La Route des Flandres (20, 69,
120, 205, 310), mais aucune ne se rattache à un engloutissement préalable,
contrairement à ce qu'on rencontre dans L'Acacia. Le roman de 1989 marque
un progrès dans la solidarisation des images.
27. Cette image reprend celle de l'insecte ou du crustacé mortifère particu-
lièrement développée dans Histoire (Hist., 176-7,230, 232, etc.).
28. Sachons gré de l'euphémisme à Jean-Pierre Richard, qui emploie cette
expression à propos de Voyage au bout de la nuit (Nausée de Céline [Mont-
pellier, Fata Morgana, [1973] 1980], p. 14).
29. Pour mesurer l'évolution figurative, rapprocher ce passage de cet autre
relevé dans La Route des Flandres : «[ ... ] la stagnante chaleur d'août, de
l'été pourrissant où quelque chose finissait définitivement de se corrompre,
puant déjà, se gonflant comme un cadavre empli de vers et crevant à la fin,
ne laissant plus subsister qu'un insignifiant résidu, l'amas de journaux froissés
où depuis longtemps on ne distinguait plus rien [... ].» (RF, 34-5). Ces jour-
naux sont ceux qui annoncent l'ordre de mobilisation. On notera que l'image
de la gésine monstrueuse n'apparaît pas. Elle ameure pourtant plus loin, dans
cette métaphore à propos de la fin de la course hippique, où les aspirations
humaines (en l'occurrence les paris sur les chevaux) sont envisagées sur le
modèle d'une génération mythique qui tourne à l'avortement: « [... ] (soir de
noces non pas de la terre et du ciel mais de la terre et des hommes, la lais-
sant souillée par la persistance de ce résidu, de cette espèce de pollution
géante et fœtale de petits bouts de papier rageusement déchirés) [... ]» (153).
Le Palace, avec l'image inaugurale de Barcelone où la révolution dégénère du
fait des querelles entre factions, rassemble ces thèmes jusqu'alors dispersés:
« ... comme une grille d'égout, disait l'Américain, et si on la soulevait on trou-

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verait par dessous le cadavre d'un enfant mort-né enveloppé dans de vieux
journaux - vieux, c'est-à-dire vieux d'un mois - pleins de titres aguichants.
C'est ça qui pue tellement: [... ] rien qu'une charogne, un fcetus à trop grosse
tête langé dans du papier imprimé, rien qu'un petit macrocéphale décédé avant
terme parce que les docteurs n'étaient pas du même avis et jeté aux égouts
dans un linceul de mots ... » (P, 16). On trouve encore des précédents dans Les
Géorgiques, à travers le prototype de l'organicité à la fois excrémentielle et
féconde que sont les Gitans associés à la violence guerrière (G, 214-5), et par
l'image du « siècle sorti d'un sanglant accouchement» (174).
30. Un article a souligné la fréquence de certains de ces motifs dans L'Aca-
cia, notamment ceux de la membrane entaillée, déchirée ou mal recousue :
Françoise VAN ROSSUM-GUYON, « Un Regard déchirant. À propos de L'Aca-
cia», pp. 119-30 in Claude Simon: Chemins de la mémoire (op. cit. 5). J'ai
présenté mes premières hypothèses concernant l'importance de la thématique
corticale chez Claude Simon dans: « La Femme, l'Histoire et le guerrier.
Transformations d'un imaginaire de La Route des Flandres à L'Acacia» (CS2,
99-123). Certaines remarques de la présente étude proviennent de cet article.
31. « Il semble [ ... ] que le jeu des comme si, bien que tendant parfois à
vraisemblabiliser le récit des chapitres biographiques, ait pour effet principal
de faire basculer la chronique parentale dans la légende.» (Joëlle GLEIZE,
« Comme si c'était une fiction. Sur un dispositif analogique dans L'Acacia de
Claude Simon» [Ioc. cit. 13 ], p. 98).
32. Le récit de la mutation manquée du père reprend l'opposition du dehors
splendide et de l'intérieur putride mise en place dans le deuxième chapitre des
Géorgiques (cf. par exemple G,109-10).
33. Prolongement de l'image corticale également (on y reviendra) dans la
mesure où cette deuxième étape de la formation du personnage lui donne accès
à l'enceinte fortifiée qu'est la mère.
34. On relève dans Les Géorgiques la même assimilation entre les confins
du monde et les territoires mythiques (G,460).
35.-Ce blason rassemble deux champs thématiques opposés, à savoir d'une
part la minéralité (l'émail) et de l'autre l'animalité et la végétalité (oiseaux et
plantes d'eau). L'adjectif turquoise est ici emblématique de la dualité, la cou-
leur de l'oiseau correspondant à un nom de pierre. Les notations renvoyant au
métal sont très nombreuses dans la biographie du personnage, en particulier au
moment de son départ pour la guerre: voir 1'« étincelante coquille du sabre»
(A, 213), le crépitement des sabots comme « une poignée de billes tombant au
hasard sur une tôle» (214), le « bruit d'enclume» (219) de la porte se refer-
mant derrière lui, etc.. Les notations relevant de l'autre registre interviennent
dans l'évocation de sa dépouille ou de sa sépulture. Les deux registres ont cha-
cun leurs sémantismes propres. La métallité renvoie régulièrement au registre
du mythique, du légendaire ou de l'héroïque. Voir, entre autres, la statue de
bronze du plateau de Valmy (58) et dans la même scène l'acier des sabres, les
éclats d'argent des bottes, l'or des uniformes, le scintillement cuivré d'un clai-
ron. Voir encore les emplois de cliquetant, qualifiant l'immémoriale sonorité
de l'équipement du guerrier (31, 47, 182, 245, 253). La thématique végétale
et animale est au contraire du côté du cycle biologique (la mort redoutée par
le brigadier, mais aussi les images de la renaissance; voir le chapitre suivant).

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36. Le mouvement se fait ainsi en sens inverse par rapport à La Route des
Flandres : pour s'unir à la femme, le guerrier n'a plus à se « décortiquer» (au
sens propre), il doit au contraire endosser un carcan (l'uniforme, la raideur
aristocratique). C'est que la femme, de son côté, a évolué du registre du dif-
fus, de l'exhalé, à celui du confiné, devenue tour à tour englobée et englobante.
37. Cf. la première occurrence du mot matrice dans le roman, à propos de
la Méditerranée, où apparaît également le motif de la colonne antique: « [ ... ]
cette mer ou plutôt ce lac intérieur, cette mare, cette liquide matrice d'alpha-
bets, de chiffres, de colonnes cannelées et de marbres [ ... ]. » (A, 147). La troi-
sième et dernière occurrence, p. 142, intervient au cœur du dispositif figuratif
complexe analysé à la fin du chapitre précédent.
38. On notera ce mode très particulier d'établissement d'une coréférence.
Coréférence dans la mesure où, à huit pages d'intervalle, l'un d'eux et un capi-
taine de quarante ans renvoient au même acteur, mais sans qu'aucune marque
linguistique dans l'un ou l'autre des énoncés ne signale leur dénominateur
commun. Un marquage explicite de la relation de coréférence aurait consisté
par exemple en une anaphore du premier par le second : parmi ceux qui
tombèrent dans le combat du 27 août se trouvait le capitaine qui possédait un
nécessaire à fumeur, autrement dit l'officier dont il a été question plus haut.
L'article défini, anaphorique, précisé au besoin par une relative déterminative,
est en effet le moyen métalinguistique de renvoyer à un élément de la fiction
introduit auparavant par l'article indéfini et présentatif. Au lieu de cela, la
reconnaissance d'un référent commun aux deux syntagmes s'effectue par
déduction d'après l'objet possédé, ce dernier faisant l'objet d'une reprise expli-
cite : quant au nécessaire à jùmeur, renvoyant à un nécessaire à fumeur selon
le schéma classique. Un même objet, dit le texte, et partant, se dit le lecteur,
un unique propriétaire. Le métonyme du père constitue ici l'indice - le ver-
rou - de la coréférence implicite des signifiants dispersés du personnage.
Grâce à lui le personnage émerge du texte. C'est dire l'importance de l'objet
rapporté des confins de l'Orient. Le phénomène produit deux effets remar-
quables. Tout d'abord une valorisation du métonyme, pour les raisons signalées
plus haut mais aussi parce que, du fait de la répétition, la première mention
apparaît rétrospectivement comme une pierre d'attente: le lecteur est invité à
revenir en arrière, au moins mentalement, pour la reconsidérer. D'autre part,
il fait en sorte que le personnage excède toujours ses signifiants, sans pour
autant se trouver renvoyé au hors-texte. Ce n'est pas un être réel dont l'exis-
tence serait stipulée par contrat préliminaire, le texte se chargeant ensuite de
le décrire, il résulte d'une synthèse active que le texte exige du lecteur. La
remarque vaut bien sûr pour un bon nombre de personnages simoniens (et
beaucoup d'autres), mais elle se conçoit plus encore dans le cas du père, grand
absent que le texte ne peut que faire advenir. Sur la question de la stabilité du
signifiant du personnage, voir: Philippe HAMON, « Pour un statut sémiologique
du personnage », pp. 115-80 in Roland BARTHES et al. eds, Poétique du récit
(Paris, Seuil, « Points », [1972] 1977), pp. 142 sqq. Le cas de figure très par-
ticulier observé ici n'est toutefois pas envisagé par le critique. On consultera
aussi: Vincent JOUVE, L'Effet-personnage dans le roman (Paris, PUF, 1992).
39. L'Odyssée, chant XIX, vv. 361-94. Voir le commentaire fameux de ce
passage : Erich AUERBACH, Mimésis. La représentation de la réalité dans la

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littérature occidentale (Paris, Gallimard, « Tel », [1946] 1977), pp. 11-34. Si,
comme le montre Auerbach, le texte homérique se caractérise par le fait qu'il
n'hésite pas à étirer le récit en intercalant l'analepse explicative (en l'occur-
rence le récit de l'accident à l'origine de la cicatrice), la reprise de l'épisode
chez Claude Simon va dans le sens opposé de la condensation des événements.
40. Voir, chez Poussin par exemple, ces assomptions de la Vierge, cette
Madeleine portée au ciel par des anges, ou le Mariage de Marie de Médicis
et d'Henri IV de Rubens: force banquettes cotonneuses, force putti aériens.
Pour une approche plus conceptuelle, voir: Hubert DAMISCH, Théorie du nuage
de Giotto à Cézanne: pour une histoire de la peinture (paris, Seuil, 1972).
Le nuage permet l'étagement de deux mondes, l'ici-bas et l'au-delà mythique.
41. Il s'agit du deuxième cas de redoublement métonymique d'une image:
dans le cas de la femme-forteresse habitant une forteresse, le contenant était
la reprise littérale de l'image du contenu; ici c'est la partie qui littéralise
l'image du milieu englobant puisque la femme métaphoriquement en situation
fœtale au milieu des eaux est elle-même enceinte. Plusieurs redoublements du
même type se rencontrent dans L'Acacia : le reflux des pleurs sur les visages
des civils tandis que ceux-ci refluent de la gare vers leurs habitations (A, 170),
les soldats se déversant comme des excréments du wagon de prisonniers pour
soulager leurs intestins (317).
42. Il faut se reporter à Histoire pour comprendre l'origine de cette image
appliquée à la jeune femme. On se souvient en effet de la métaphore finale du
ventre maternel comme « ténébreux tabernacle» (Hist.,402). A cela s'l\ioute
cet « autel dressé au pied de son lit d'agonisante» (388) aussi fleuri, juste-
ment, que ceux des processions catalanes mentionnées peu après, processions
« où l'on promenait des reliquaires bras et mains peints couleur chair avec
une fenêtre pratiquée vitrée par où l'on pouvait voir un bout d'os» (395). Voir
encore une comparaison complexe de la luxuriante végétation tropicale qui
enchante lajeune veuve avec « ces somptueux et suffocants monceaux de fleurs
que de pdles religieuses entassent autour des reposoirs des tabernacles aux
architectures d'or et de marbre» (388). L'image de L'Acacia est une concaté-
nation de tous ces détails jusque-là diversement corrélés à la jeune femme. Il
faut encore citer une occurrence rencontrée dans Les Géorgiques, où Barce-
lone, théâtre des luttes fratricides entre factions rivales, est comparé à l'un de
« ces reposoirs où l'on conserve enchdssé avec vénération derrière une vitre
quelque ossement jauni du saint hospitalier» (G,350); le lien avec la mère
serait ici encore assez facile à reconstituer.
43. Figure mythologique du reste sollicitée à plusieurs reprises par Claude
Simon (Herbe, 209, 226; RF, 191 ; Hist., 365).
44. Voir par exemple : « la légère agitation des feuil/es» (G, 42); « les
feuil/ages remuaient faiblement» (/,37); « le frémissement d'un feuil/age»
(A, 97); «feuil/es faiblement agitées» (144); « leurs feuil/es semblables à des
plumes palpitant faiblement» (380).
45. L'intensité de la scène tient en grande partie, dans ce chapitre placé expli-
citement sous le signe de la mémoire (A, 208), aux réminiscences que le texte
suscite chez le lecteur: «femmes vêtues de noir» (210) « traversa[nt] la plage»
(211), « ligne des dunes », « le bas de [la] robe déjà trempé », autant de motifs
directement transportés de La Chevelure de Bérénice (CB, 7) et qui installent

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pour la circonstance un décor familier et jusqu'alors paisible. Mais tout bas-
cule, les éléments et les êtres s'affolent, et l'univers bien connu périclite.
46. Sur cette absence de nom, qui redouble l'absence du personnage lui-même
dans les souvenirs du fils, voir : Mireille CALLE-GRUBER, « Claude Simon : le
temps, l'écriture. À propos de L'Acacia» (/oc. cit. 4), p.37.
47. Imminence qui se lit, à la fm du voyage, dans les détails connotant la
violence guerrière: les « gerbes d'étincelles rougeoyantes s'élançant de la che-
minée» (A, 148), les « noires volutes de fumée», les « paquets de mer conti-
nuant à se briser régulièrement contre l'étrave, explosant, rejaillissant».
48. Voir : Claude SIMON 1Marianne ALPHANT, « Et à quoi bon inventer?»
(loc. cit. l ).
49. Ce segment de vingt-six années se prolonge même à chacune de ses
extrémités, d'un côté par une remontée de deux siècles en arrière et l'évoca-
tion des gènes ancestraux, « infime parcelle d'une infime parcelle de la
semence expulsée» (A, 347), et de l'autre par une prolepse, au chapitre VII, où
apparlllt le personnage deyenu « un vieil homme» (207). Bernard Andrès (Pro-
fils du personnage chez Claude Simon [op. cit. 23 ]) étudie ainsi, sous l'angle
«(
de la chronologie fictionnelle, l'itinéraire du personnage Douze avatars d'un
moi en "il"», pp. 256 sqq.).
50. Sur les composantes événementielles de ce parallélisme, voir: Bernard
ANDRÈS, Profils du personnage chez Claude Simon (op. cit. 23 ), p.244.
51. Une exception, encore.qu'il ne s'agisse que d'un pont indirect entre les
deux séquences narratives et non d'un parallèle biographique, ce passage relevé
dans l'évocation de la catastrophe naturelle qui anéantit l'hôtel des Pyrénées:
« [ ... ] comme si à vingt-six ans d'intervalle le désastre et la désolation devaient
revenir frapper aux mêmes lieux [ ... ].» (A, 266). Le texte ne formule qu'un
seul rapprochement, entre le sort du brigadier et celui de la mère (166).
52. Le rapprochement formulé ici se renforce, comme tant d'autres, d'une
surdétermination : le « charbon refroidi» est à lui seul une image de la mort
en ce" qu'il rappelle la neige carbonique des chambres mortuaires évoquée dans
Les Géorgiques (G, 138-9).
53. Entre les parcours respectifs du brigadier et de sa mère, le récit produira
rpa,ints effets d'échos (plus nombreux, au demeurant, qu'entre le fils et le père).
A défaut d'une étude spécifique de la question, en voici quelques exemples:
le soleil à la lisière du bois où s'est réfugié le brigadier au chapitre IV : « [ ... ]
une sorte de mur qui, de l'intérieur de la forêt où il se trouve encore, lui appa-
raît comme une concrétion de soleil [... ].» (A, 99); ainsi que dans le cha-
pitre V (l'île aux boas) : « [ ... ] la poussée extérieure de quelque chose de com-
pact, solide et incandescent qui se glissait par les fentes des jalousies [ ... ].»
(144). De même, à la mention des « vagues successives du sang» (92) dans
les oreilles du brigadier au moment de l'attaque, correspond l'image des
« vagues sauvages» déferlant dans le corps de la jeune épouse (134). Autre
couple d'exemples empruntés aux deux mêmes chapitres, sur le mode de
l'inversion cette fois: le brigadier au terme de sa fuite « écartant les petites
lunules vert tendre pressées à la surface de l'eau» (100), et la jeune femme
sur le bateau qui la ramène en métropole, angoissée « comme si elle pouvait
sentir l'étendue d'eau en train de se rétrécir, de se rétracter à lafaçon d'une
peau de chagrin» (149). Enfin, c'est le même bruissement des feuillages

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qu'entendent la jeune femme lisant une carte postale - « [ ... ] le frémissement
des feuil/es faiblement agitées, un moment froissées avec un bruit de papier,
palpitant, puis reprenant leur immobilité [ ... ]» (144) - et l'écrivain à sa table
de travail : « [ ... ] leurs feuil/es semblables à des plumes palpitant [ ... ] après
quoi tout s'apaisait et el/es reprenaient leur immobilité. » (380).
«(
54. Comme le note Françoise Van Rossum-Guyon Un Regard déchirant.
À propos de L'Acacia», pp. 119-30 in Claude Simon: chemins de la mémoire
[loc. cit. 5 ], p. 128), cet égarement du fils qui n'a pas su voir ni comprendre la
Pologne de 1938 est du même ordre que l'insensibilité de la mère devant les
chevaux offerts aux taureaux.
55. Il est en cela identique aux personnages représentés sur une carte exo-
tique envoyée par le capitaine: « [ ... ] trois échalas surmontés par une tête au
crâne rasé, aux yeux mi-clos en grains de café, aux énormes lèvres boudinées
[ ... ].» (A, 135).
56. Il ressemble en cela à plusieurs personnages des Géorgiques: Manning,
O. et les jeunes gens d'Oxford, pareillement doués d'une « capacité infinie de
faire des discours» (G, 308, .351, 354). Le personnage du Mexicain associe
ainsi l'égarement dans les représentations, qui caractérisait le journaliste
anglais dans le roman de 1981, au registre cortical correspondant, qui man-
quait à ce dernier.
57. Resterait à comparer cette évocation du voyage en URSS avec sa ver-
sion de plus de quarante ans antérieure, à savoir « Babel» (Les Lettres nou-
vel/es, nO 31, oct. 1955, pp. 391-413), premier des textes courts publié en revue
par Claude Simon. Le fragment, qui relève d'une écriture « ur-simonienne»
pour reprendre le terme de Ralph Sarkonak (Les Trajets de l'écriture: Claude
Simon [op. cit. 2 ], p. 188, n. 35), n'avait été repris dans aucun des romans anté-
rieurs. L'important remaniement qu'on peut observer d'une version à l'autre
laisse supposer que le sentiment de consternation du réserviste à l'égard de
son comportement d'étudiant, n'est pas très éloigné de celui qu'inspire au
romimcier"une de ses productions de jeunesse. Il y aurait ainsi un parallélisme
entre fiction et écriture : le réserviste évoque et révoque un épisode antérieur,
tandis que l'auteur au même moment récrit et décrie une de ses- anciennes pro-
ductions. Cette suggestion va dans le sens de remarques faites au chapitre sui-
vant, montrant que si L'Acacia raconte l'histoire d'un écrivain, le roman est
aussi le lieu où l'écriture elle-même se transforme.
58. Le bestiaire figuratif du brigadier comprend d'autre part, outre l'anima-
lité en général (A, 90, 95, 344, 363), le chien (90, 100, 349), le singe (91), le
rat (91, 93), la mouche (96), le canard (96) et la chèvre (348). Toutes ces
images, à l'exception de la dernière, apparaissent dans le contexte de la fuite,
qu'il s'agisse de l'attaque du 17 mai ou de l'évasion. Quant à l'huître, il faut
relever ce précédent de l'image dans L 'Herbe, où le mollusque est déjà lié au
contexte de la guerre et au voyage en train, avec cette différence qu'il s'agit
de la tante de Georges traversant la France, et que c'est la France qui se rétré-
cit : « [ ... ] la nation, était, elle, en train de fondre, de se rétracter à toute
vitesse, exactement comme une huître sous les gouttes de citron, une peau de
chagrin dont les limites refluaient au fur et à mesure derrière el/e, derrière le
train [ ... ]» (Herbe, 27) - la stabilité de l'association de l'huître, du train et
de la guerre est remarquable.

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59. Voir le passage d'Histoire sur le limon originel: « [ ... ] une bouillie de
coquilles broyées par les vagues des galets des huîtres des coquilles Saint-
Jacques des moules [ ... ] ... » (Hist., 384; voir aussi SP,41-2).
60. On obsèrve par ailleurs, à propos de ces casques à cimier, des phé-
nomènes d'échos figuratifs particulièrement riches. L'étymologie de cimier
associe l'objet à la touffe végétale (le mot vient de cime : « pousse, touffe
d'arbres» à l'origine). Or, tandis que le casque à cimier échoue dans son rôle
censément protecteur, ce sont justement les « rares bouquets d'arbres» (A, 30)
de la plaine, mentionnés quelques lignes plus bas, qui représentent l'unique
abri possible en cas d'attaque. De plus, ce cimier anachronique rappelle les
« casques à plumes» (128) et les « plumets» (314) des soldats de la Première
Guerre, ou encore le « cimier à plumes» (43-4) des reîtres et autres lansque-
nets de jadis. Et un peu plus loin,· on verra justement la chute d'un obus dans
un champ évoquée sur ce modèle; on relève en effet la mention conjointe de
la calotte métallique et du plumet, dans la description du projectile «fait pour
écraser des casemates ou des coupoles d'acier, et qui souleva la terre dans
une gigantesque colonne de fumée toute droite, [... ] mince comme une plume
[... ] comme un énigmatique point d'exclamation au-dessus des collines» (40).
Ce point d'exclamation final dit l'ironie de la ressemblance entre le casque
censé protéger les cavaliers, les arbres isolés où ils espèrent s'abriter en cas
d'attaque, et les ravages de l'obus.
61. L'image de l'homme-sac compte plusieurs occurrences dans le roman
(A,34, 301, 304). Elle n'est pas très éloignée de celle que Jean-Pierre Richard
remarque comme point d'origine de l'imaginaire célinien (Nausée de Céline
[op. cit. 2S ]). La différence fondamentale entre les deux auteurs tient à l'évo-
lution donnée au schéma inaugural, complaisamment approfondi chez Céline,
sans cesse conjuré chez Simon, ici comme dans La Route des Flandres.
62. Plus précisément, l'image fait ici fusionner deux passages de La Route
des Flandres : la réduction organique du cheval, dont il ne subsiste plus qu'une
fragile enveloppe « ni plus ni moins vide ni plus ni moins inconsistante que
ces bul/es venant crever à la surface de la vase avec un bruit malpropre, lais-
sant s'échapper, comme montée d'insondables et viscérales profondeurs, une
faible exhalaison de pourriture» (RF, 107), et d'autre part la comparaison de
tout l'épisode guerrier avec l'eau troublée: « [ ... ] après que tout avait pris
fin, c'est-à-dire s'était refermé, cicatrisé, ou plutôt [ ... ] rajusté, recollé [ ... ]
comme la surface de l'eau se referme sur un caillou, le paysage reflété un
moment brisé, fracassé, dissocié en une multitude incohérente d'éclats, de
débris enchevêtrés de ciel et d'arbres [ ... ]» (232). Le rétablissement d'une
planéité miroitante et trompeuse renvoie au rétablissement du langage cloi-
sonnant le monde en entités discrètes, Georges imaginant son père recom-
mençant à aligner « d'élégantes phrases insignifiantes, sonores, bienséantes et
infiniment rassurantes, aussi polies, aussi glacées et aussi peu solides que la
surface miroitante de l'eau recouvrant, cachant pudiquement ... ». ·On se sou-
vient également des images de Barcelone, théâtre guerrier dans Histoire : la
ville est un « magma informe» (Hist., 163), les bruits stridents des rues
« s'extirpant de cette espèce de vase et venant crever à la surface», cepen-
dant que le déchaînement de la violence y apparaît comme le moment nauséeux
où « les objets cess[ent] de s'identifier avec les symboles verbaux par quoi

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nous les possédons, les faisons nous [... ]» (177). On citera encore cet autre
antécédent du passage, relevé dans La Bataille de Pharsale toujours au moment
de l'attaque : « [ ... ] les casques serrés, moutonnant (de simples coquilles
d'acier, sans cimiers), semblables aux dômes de bulles agglutinées à la sur-
face des tourbillons d'une eau noire, épaisse, tournoyant lentement, et qui
rejetteraient sur les bords, expulseraient une écume sale, une bave jaunâtre
de détritus et de chevaux morts [ ... ]» (BP, 113-4); voir aussi G, 177-8.
63. Sur l'importance de la sensation tégumentaire en psychanalyse, voir:
Didier ANZIEUX, Le Moi-peau (Paris, Dunod, 1985).
64. Un court passage du chapitre XI reprend l'image, moins anodine qu'il
n'y paraît: le petit juif « trouv[e] moyen, même au pas, même calé par les
sacoches et le paquetage, d'avoir l'air de ce qu'avait dit le jockey de façon
imagée à propos d'un membre d'homme et d'un morceau de savon [ ... ] comme
par une sorte de passive et forieuse protestation - ou plutôt exécration -
[ ... ] de même que dans certains pays d'Orient on se suicide pour déshonorer
son ennemi [... ]» (A, 328). L'association du sexe et du savon hante encore le
dernier chapitre: les « postures de coït, de sodomisation ou de fellation» (344)
invariablement dessinées dans le camp de prisonniers étaient « au dessin à peu
près ce qu'une savonnette est à une pierre ou à une racine» (345); d'où les
« savonneux dégradés» (369) des vulves féminines; on relève d'autres men-
tions quasiment contiguës de ces mêmes productions pornographiques et des
morceaux de savon un peu plus loin (371). Ce qui domine ici, avant toute
appréhension d'un sens particulier par le lecteur, c'est l'impression de surdé-
termination produite par les moindres détails du texte.
65. Juste avant cet épisode, l'imaginaire de la délitescence organique cul-
mine dans celui du départ des cavaliers, passage étudié dans le premier cha-
pitre plutôt qu'ici même dans la mesure où s'y énonce un discours métapho-
rique sur l'Histoire.
66. Le texte est explicite : « quoiqu'il n y eût aucun vent» (A, 249). Le
mouvement des feuilles, qu'on retrouvera à la fin du roman et qui rappelle
l'ouverture d' Histoire, est ici spontané, de même qu'un peu plus loin: « [ ... ]
les féuilles remuaient sans arrêt, comme d'elles-mêmes, sans raison [ ... ]»
(172). Cette absence de cause apparente est un indice de surdétermination. En
l'occurrence, il fallait que les arbres se désengluent.
67. Une seule notation similaire: le « vague bien-être» (A, 371) ressenti par
le brigadier démobilisé auprès des prostituées.
68. Ici encore, quelques repérages à défa.ut d'une étude exhaustive. On songe
bien sûr à la scène finale, où l'acacia est associé au'renouveau du personnage
après l'épreuve guerrière. Mais dès l'incipit du roman, l'arbre laisse augurer
le recommencement possible après le désastre. En témoigne l'évocation de ces
frêles surgeons de vie à la première page, qui du reste produit déjà tout le
matériau phonétique de l'arbre éponyme ([a], [k], [il, [s]) : « [ ... ] les bois où
subsistait ici et là une tache de vert, parfois un arbre seul, parfois seulement
une branche sur laquelle avaient repoussé quelques rameaux crevant l'écorce
déchiquetée. » (A, Il). Plus loin ce sera, épargnés par la herSe fantastique, « une
maison ou un groupe de maisons (ou un arbre, ou un groupe d'arbres) intacts,
insolites, autour (ou à partir) desquels semblait sourdre au ralenti comme une
sorte de vie larvaire ou plutôt élémentaire» (19-20), et plus encore ce « petit

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arbre isolé, poussé là sans raison» (58), non loin de la statue sur le champ
dç Valmy, fragile lui aussi, «à peine plus haut qu'un homme», mais surtout
surgi comme un démenti - «pareille à une lézarde, une fissure» - à toute
la sombre métallité de cette cérémonie funèbre. Voir encore le bruit du vent
dans les cimes des arbres, au moment de l'évasion, «comme si l'immense forêt
immobile se réveillait de sa somnolence, s'ébrouait, se mettait à vivre» (352).
Avant cela, l'arbre est aussi recherché comme un abri quand le danger menace :
voir les cavaliers « dissimulés sous les arbres d'un parc» (33) et cette « vaste
plaine nue, sans abris, aux rares bouquets d'arbres» (30). Enfin, le motif
végétal se trouve régulièrement associé à la figure du père, comme s'il attes-
tait, ici aussi, la reprise possible de la vie incarnée par le fils : sa sépulture
supposée, découverte au premier chapitre, se trouve à l'ombre d'un bosquet
(25), et l'arbre reparaît dans les conjectures faites sur les circonstances de sa
mort: «[ ... ] [son] corps encore chaud dut être abandonné au pied de l'arbre
auquel on l'avait adossé.» (61). Françoise Van Rossum-Guyon rappelle les
significations symboliques de l'acacia dans la tradition maçonnique: régéné-
ration, immortalité et résurrection; l'acacia symbolise également «la vie sor-
tant de la mort» sur un sarcophage égyptien (<< Un Regard déchirant. A pro-
pos de L'Acacia» [/oc. cit. 54 ], p. 130, n. 10). Voir aussi : Ralph SARKONAK,
Les Trajets de l'écriture,' Claude Simon (op. cit. 2 ), p. 170.
69. Preuve qu'il se produit un renversement d'importance dans ce chapitre,
la manière toute différente dont le même épisode est évoqué dans La Bataille
de Pharsale (pp. 33 sqq.) où il reste empreint des terreurs primitives liées à la
boue : les couleurs terreuses et noires dominent, la boue trop meuble ne
conserve pas l'empreinte ferme des fers. A propos des chevaux montés à cru
par exemple, les notations ne sont rien moins qu'euphoriques dans le texte de
1969 : « [ ... } comme si déjà nous chevauchions leurs squelettes [... ] » (BP, 34) ;
la mort est partout présente, et le site s'appelle «Étang de la Folie».
70. Ce dernier point sera abordé plus en détail dans le chapitre suivant.
Claude Simon déclare, à propos de l'épisode et des changements apportés ici
par rapport au récit de La Route des Flandres, avoir « essayé de donner un
équivalent verbal de ce brouillard d'impressions semi-somnambuliques où tout
se mélangeait» (Claude SIMON / Marianne ALPHANT, «Et à quoi bon inven-
ter?» [loc. cit. 1]).
71. Le mot n'apparaît pas dans le chapitre, mais les notations sont un écho
aux deux biographies parentales (voir chapitre précédent). Au plus fort du dan-
ger, survient donc un compendium de l'imaginaire simonien, qui n'est pas sans
rappeler le phénomène psychologique bien connu de défilement involontaire
des souvenirs en face de la mort. Ces échos implicites dont résonne le texte
par mémoire interne produisent justement la même anamnèse foisonnante dans
l'esprit du lecteur.
72. «Il est nécessaire que l'apprenti traverse une mort symbolique et soit
exclu pour pouvoir renaître régénéré. Entendons que, sans la guerre et autres
épreuves diluantes, Simon ne serait pas devenu écrivain.» (Jean-Claude
VAREILLE, «L'Acacia ou Claude Simon à la recherche du temps perdu» [loc.
dt. 8 ], p. 100).
73. Un critique évoque même «l'esthétique guerrière» de ce cubisme
(Maria Minich BREWER, «Histoires complémentaires : quêtes symboliques et

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syntaxes réinventées », Revue des sciences humaines, nO 220: "Claude Simon",
1990-4, pp. 180-3 [p. 182]).
74. L'expérience guerrière est associée au démantèlement de la syntaxe dès
ses premiers instants. En témoignent les manchettes des journaux qui, pour
annoncer l'imminence du conflit et la mobilisation générale, se réduisent « à
l'assemblage de deux ou trois substantifs isolés et démesurément agrandis»
(A, 161), comme si, « en même temps que les règles de la syntaxe qui leur assi-
gnait un ordre pour ainsi dire de bienséante et rassurante immunité, les autres
(les autres mots: ceux dont ils étaient habituellement entourés) avaient subi-
tement perdu toute raison d'être, la syntaxe expulsée elle aussi».
75. Comme le note un critique, « ce qui est donné pour caractéristique de
cette expérience est précisément qu'elle est vécue dans un sentiment d'irréa-
lité. Pour dire la réalité de l'expérience, il faut transmettre une impression
d'irréalité. » (Joëlle GLEIZE, « Comme si c'était une fiction. Sur un dispositif
analogique dans L'Acacia de Claude Simon» [Ioc. cit. l3 ], p.98). L'écriture
informe ici le contenu fictionnel comme ce peut être également dans le cas du
mouvement, volontiers ralenti (c'est d'ailleurs le cas dans cet épisode: voir
A, 286, 287, 295) ou figé comme par rémanence rétinienne, mais en fait par
la description elle-même.
76. Voir: François BON, « Claude Simon: fantastique et tragédie», Critique,
nO 511, décembre 1989, pp. 980-96 (p. 992) : Balzac est « assez solide pour sur-
vivre à son rôle d'épouvantail», dans la mesure où il représente la tradition du
roman héritier de la forme tragique, tradition dont s'inspire L'Acacia dans ses
premiers chapitres. D'où sa mention ici, comme étape nécessaire du récit. Du
reste, dans les propos théoriques de Claude Simon, Balzac ne fait pas figure de
contre-modèle. La Comédie humaine est présentée à Stockholm comme un
moment important de l'histoire du roman : « Avec Balzac (et c'est là peut-être
que réside son génie), on voit apparaître de longues et minutieuses descrip-
tions de lieux ou de personnages [ ... ].» (DS, 19); on relève également ceci
dans le même discours: « Hardiment novateur à son époque (ce qu'oublient
ses épigones attardés qui, un siècle et demi plus tard, le proposent en exemple),
soutenu par un certain "emportement de l'écriture" et une certaine démesure
qui le haussaient au-delà de ses intentions, le roman balzacien a ensuite
dégénéré pour donner naissance à des œuvres qui n'en ont retenu que l'esprit
purement démonstratif» (17).
Pour une approche plus complète de la question des Nouveaux Roman-
ciers lecteurs de Balzac, voir: Joëlle GLEIZE, Honoré de Balzac. Bi/an critique
(Paris, Nathan, « 128 »,1994). L'univers balzacien, envisagé dans son ensemble,
est mentionné à trois reprises dans les romans précédant L'Acacia, à titre de
comparant et toujours en relation avec les signes : les enseignes des magasins
dans le quartier des Grands Boulevards à Paris, avec « leur nostalgique et litté-
raire pouvoir d'évocation d'une société aux infrastructures balzaciennes, beso-
gneuses et avides» (SP, 95) ; dans le même ordre d'idées, la « désolante insi-
gnifiance» et « cette sorte de fallacieuse, risible et minuscule irréalité» des
carnets de comptes évoquant les « agissements des héros balzaciens»
(Herbe, 142); et enfin ce rapprochement prêté à Montès : « [ ... ] le monde exté-
rieur devenu quelque chose d'informe, comme [... ] dans cette histoire de Bal-
zac où un peintre ne réussit plus à faire, dans son désir d'extrême exactitude

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qu'un barbouillage dépourvu de toute signification. » (V, 177).
77. Ces dessins du brigadier démobilisé s'opposent également aux dessins
pornographiques du camp de prisonniers - « quelque chose qui était au des-
sin à peu près ce qu'une savonnette est à une pierre ou à une racine»
(A,345) - , dessins dont la vocation était de suppléer à l'absence des origi-
naux. Ici, tout au contraire, la représentation, toute soumise qu'elle soit à une
volonté d'exactitude, n'a pas de fonction supplétive, ne vise pas à combler un
manque. Elle se fait d'après nature, une nature indéfiniment disponible. Par
ailleurs, l'opposition entre la pratique cubiste et les dessins du camp est elle
aussi bien marquée par le texte, qui montre le personnage, dans le premier cas,
«convertissant sous forme d'ineptes triangles [ ... ] les seins, les cuisses, le
ventre, la tendre chair respirante» (171) et dans l'autre « convertissant men-
talement fesses, vulves, langues et pines en leurs équivalents de "Porto-Rico"
[ ... ] ou de rations de pain» (345) : les deux démarches manquent leur objet,
l'une par schématisme aveugle, l'autre par mercantilisme.
78. Voir aussi « ces figures de carnaval vénitien à la fois grotesques et ter-
rifiantes» (RF, 190) ou « ces automates effrayants et grotesques» (P, 220).
79. Un autre effet de distanciation par rapport au champ encyclopédique
était sensible dans la description du tueur italien rencontré lors du voyage à
Barcelone. L'« homme-fusi!» du Palace est ici un personnage au « visage pas
beaucoup plus gros que le poing surmonté (ou entouré comme par une auréole)
d'une volumineuse boule de cheveux crépus, hérissés et noirs, comme on en
voit aux violonistes virtuoses et aux guerriers zoulous» (A, 193). L'image rap-
proche avec un humour ludique le sacré, l'actualité de la vie musicale, et l'exo-
tisme légendaire, le deuxième comparant, en particulier, neutralisant le poids
ontologique des deux autres.
80. Mireill~ Calle-Gruber (<< Claude Simon: le temps, l'écriture. A propos
de L'Acacia» [/oc. cit. 4]) évoque ainsi le narrateur «pris au piège d'une guerre
qui n'est point épopée mais déplacement somnambulique, temps de la mort et
temps mort) (p. 35) tandis qu'i! se trouve «pris au piège de l'écriture qui
déployant les moyens de la remémoration, dispose aussitôt la monumentale
rhétorique de la commémoration, creusant l'écart».
81. L'hôtel présente la même incongruité que les« temples grecs transportés
pierre à pierre» (A, 176) dans les musées de Berlin. Il reprend, sur le mode
inverse, l'ineptie de l'architecture coloniale faite d'« églises presbytériennes,
de verdoyantes pelouses, et de banques transportées telles quelles de leur pays
de pluies et de brouillards, reconstruites (replantées) pierre à pierre (brin
d'herbe par brin d'herbe) au milieu de déserts ou de jungles» (129) ou encore
celles des vêtements féminins en usage sous les tropiques, «comme si les
femmes partageaient avec les architectes cette faculté de transporter imper-
turbablement avec eux sous n'importe quelle latitude les modes de Chantilly
ou les styles architecturaux des cafés d'Agen et des casinos de stations ther-
males» (269). Dans le même registre des transferts contre nature, on peut éga-
lement citer l'image des oiseaux déplumés des parcs zoologiques (334).
82. Y compris avec les romans antérieurs. Ainsi par exemple le motif du
chevron associé à la terre et à l'herbe renvoie de manière très précise à un
passage d' Histoire décrivant les traces d'un pneu de tracteur (Hist.,89) et
plus généralement à tous les investissements de la terre réalisés dans ce

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roman en relation avec l'absence du père.
83. Voir par exemple: Karen GOULD, Claude Simon 3" Mythic Muse (Colum-
bia, French Literature Publications, 1979); Josette HOLLENBECK, Eléments
baroques dans les romans de Claude Simon (Paris, La Pensée universelle,
1982) ; et plus particulièrement: Jean-Claude VAREILLE, « A propos de Claude
Simon: Langage du cosmos, cosmos du langage», pp. 77-111 in Fragments
d'un imaginaire contemporain (Paris, Corti, 1989), ainsi que « L'Acacia ou
Claude Simon à la recherche du temps perdu» (lac. cit. 8). Vareille privilégie
le régime des représentations magnifiantes en repérant comme thèmes princi-
paux de L'Acacia l' « agrandissement par participation aux grandes forces du
cosmos et filiation avec les grands héros archétypaux; le tragique, le théâtral
ou sculptural» (p. 97), et en insistant sur la solidarité qui lie l'écrivain à l'ordre
cosmique, ainsi que sur « l'aura mystique et fabuleuse [ ... ] et la grandeur
épique» (p. 103) du texte. L'Acacia montrerait, comme les romans antérieurs,
qu'« il n'existe que du romanesque, de l'épique ou du tragique, parce que tout,
dès que saisi et rapparté, se fige en se conformant à un modèle textuel ou ima-
ginaire, à un archétype / stéréotype» (p. 105). Vareille n'envisage pas que le
figement archétypal n'existe bien souvent que pour se retourner en parodie ou,
comme ici, pour se voir opposer une autre forme de représentation. Même
approche de la part de Jean-Pierre Vidal, « L'Écriture orpheline» (Ioc. cit. 6 ),
pour qui prévalent les descriptions mythifiantes (p. 79). Seule Brewer envisage
l'entrée du matériau mythique dans le texte simonien comme le moment d'un
conflit, notamment dans Histoire : « The mythical proper name is precisely
what threatens the subject 3" mastery over his narrative. » (Maria Minich BRE-
WER, « Recasting Œdipus : Narrative and the Discourse of Myth in Claude
Simon», Stanford French Review, Vol. 9, No.3, 1985, pp.415-34 [p. 431]).
D'où la tentative, dans ce roman, de contrer la dépossession de soi qu'occa-
sionne le souvenir mythique par une transformation de celui-ci (p. 432).
84. Claude SIMON, « Roman et mémoire», Revue des sciences humaines,
nO 220 : "Claude Simon", 1990-4, pp. 191-2 (p. 191).
85. Le couple du rouge et du noir mériterait une étude à part entière. D'abord
parce qu'il s'agit de l'association chromatique la plus attestée dans l'œuvre
simonienne. On relève, à l'aide de l'ordinateur, 160 collocations des deux
adjectifs (et 1ou de leurs dérivés, recherchés dans un empan de trois lignes)
dans les différents romans. La plus forte répétitivité de l'association est atteinte
dans Triptyque (voir, à propos de ce roman justement: Georges RAILLARO,
« Le Rouge et le noir», Les Cahiers du Chemin, nO 18, 15 avril 1973,
pp. 96-106). Ensuite parce qu'elle fait dans L'Acacià (A, 44, 70,111,148,154,
176,194,208,231,245,260,265,335,371,374) l'objet d'une sémantisation
progressive, où interfèrent les préconstruits culturels (les symbolismes reçus)
et les constructions idiolectales (le sens produit). Ainsi au chapitre III la tenue
« noire soutachée de rouge» (70) des saint-cyriens symbolise pour les deux
sœurs du futur capitaine les stendhaliennes « personnifications du mal» aux-
quelles l'ancêtre réfractaire avait su résister. Ce symbolisme est authentique-
ment terrifiant pour les deux institutrices laïques et anticléricales. Les couleurs
sont encore celles de l'insigne nazi (176). Mais on les rencontre bien plus tôt
sur la boîte de cirage que tient le brigadier au moment de l'alerte (44,260), si
bien qu'elles s'associent à la menace de mort par contiguïté métonymique. Par

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conséquent, si le noir et le rouge évoquent la mort à la lecture, c'est de manière
de plus en plus silencieuse, suite à une sémantisation endogène, qui doit de
moins en moins au code préexistant. Le passage cité plus haut marque un
moment intermédiaire de l'évolution: l'explicitation du sens par la parenthèse
- « le noir du deuil, du désespoir, de la mort» (A, 194) - ne fait que for-
muler un effet déjà produit juste avant à la lecture. Plus loin, le sens des cou-
leurs se dispensera de toute formulation explicite.
86. L'importance symbolique de la terre dans La Route des Flandres se tra-
duisait dans la fiction par le fait que Georges, après la guerre, décidait de cul-
tiver lui-même le domaine familial. Ici au contraire, le brigadier s'en remet au
nouveau régisseur (A, 375).
87. L'érotisme, dans L'Acacia, semble ainsi plus optimiste que dans les
romans antérieurs, à propos desquels un critique parlait d'« un érotisme déses-
péré, intimement lié, comme chez le marquis dt; Sade et ses épigones roman-
tiques, à l'idée de la mort» (John FLETCHER, « Erotisme et création ou la mort
en sursis », Entretiens, nO 31 : "Claude Simon", 1972, pp. 131-40 [p. 140]).
88. Un autre rappel biblique en forme d'inversion, déjà signalé, intervient
dans le récit de l'évasion: « [ ... ] ils auraient pu, être les premiers hommes
[... ]» (A, 353); l'incontestable allusion au jardin d'Eden doit être observée dans
son contexte : les fugitifs « ne rencontrèrent aucune créature vivante» contrai-
rement au premier homme devant lequel le Créateur produit les animaux, et
pour finir les deux personnages entendent « le chant d'un oiseau invisible et
dont ils ignoraient le nom », alors qu'Adam nomme lui-même les oiseaux.
89. Ces remarques voudraient infléchir une tendance de la critique qui
consiste à privilégier, non plus du point de vue thématique (VAREILLE) mais
d'un point de vue pragmatique, les réminiscences exogènes. Voir en particu-
lier: Michel RIFFATERRE, « Orion voyeur: l'écriture intertextuelle de Claude
Simon », MLN, Vol. 103, No. 4, Sept. 1988, pp. 711-35. Le critique oppose les
surdéterminations par rapports internes aux surdéterminations par intertextua-
lité externe. Les premières, à l'œuvre dans la genèse du texte, resteraient sans
incidence sur sa lecture, sauf exception imprévisible, quand les secondes au
contraire - les résonances intertextuelles - feraient vibrer à la surface du
texte une aura de sens immédiatement appréhendable par le lecteur cultivé. Il
paraît pourtant difficile de préjuger des effets produits par chaque type de
surdétermination de manière aussi tranchée. L'appréhension du texte varie avec
les compétences culturelles de chacun et le degré d'attention apporté à la lec-
ture : un érudit pressé pourra s'attacher à la seule « critique des sources », un
ignorant scrupuleusement observateur se perdra dans les échos et correspon-
dances internes, une lecture intermédiaire mêlant sans doute des deux ten-
dances. Or une telle lecture, tentée ici, se voit pourtant orientée par le texte
lui-même, qui travaille à rendre sensible ses échos internes, comme des lieux
de mémoires émouvants, tandis qu'il maintient à distance les images exogènes,
souvent terrifiantes.
90. Un critique relève cet échec d'un deuil formalisé misant sur les marques
officielles: « [ ... ] le deuil est figuré ici par un voyage symbolique qui dépasse
dans son parcours les limites privées de la perte individuelle. [... ] la quête
symbolique du corps de l'homme, du signifiant paternel absent, n'aboutit
pas. » (Maria Minich BREWER, « Histoires complémentaires : quêtes symbo-

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liques et syntaxes réinventées» [lac. cil. 73 ], p. 181).
91. Claude SIMON, « La Fiction mot à mot», pp. 73-97 in Nouveau Roman:
hier, aujourd'hui. 1/. Pratiques, Jean RICARDOU et Françoise VAN ROSSUM-
GUYON eds. (Paris, U.G.É., « 10/18», 1972), p.89.
92. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu (Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade», 1989), t. 4, p. 457. Simon cite le passage comme
s'il constituait une phrase entière, avec une majuscule au pronom personnel,
alors que la phrase de Proust commence plus haut.

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TABLE

INTRODUCTION. 3

1. IMAGES DE LA GUERRE ET DE L'HISTOIRE. 7


désastre guerrier et catastrophes naturelles, p. 7 - les acteurs
humains : des figures mythiques aux parodies mythologiques,
p. 17 - l'image organique de l'histoire vécue, p.25.

II. LES DESTINÉES PARENTALES. 37


la geste tragique du père, p. 38 - parcours figuratif de la
mère, p. 49 - la mère comme l'Histoire légendaire, p. 59.

IlL LE 'PARCOURS FIGURATIF DU BRIGADIER. 69


l'hypothèque parentale, p.69 - l'apprentissage manqué, p.73
- l'expérience organique de la guerre, p.80.

IV. DU BON USAGE DES IMAGES. 97


description d'une pratique figurative, p. 97 - liquidation des
images exogènes, p. 102 - promotion des correspondances
internes, p. 112.

CONCLUSION. 119

Notes. 121

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lecture de L'Acacia
de Claude Simon
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