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JACQUES DERRIDA

Ulysse
gramophone
deux mots pour Joyce

ÉDITIONS GALILÉE
Tous droits de traduction,
de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays, y compris l'U .R.S.S.

© Éditions Galilée, 1987


9, rue Linné, 75005 Paris
ISBN 2-7186-0305-4
CIRCONSTANCES

Comment une parole, en deux mots, pourrait-elle s'en-


cercler sans tourner en rond? Dire quelque chose d'autre
sans cesser de parler d'elle-même, en y revenant au contraire,
deux mots en un?
A suivre les écarts de ces métaphores sans âge ou de
cette incroyable topologie, il faudrait accepter qu'un
discours doive parler de lui-même pour rompre le nar-
cissisme, en tout cas pour le donner à voir et à penser.
Parler de· lui-même, de ce qui lui arrive ou de ce qui
arrive avec lui pour s'adresser à l'autre et lui dire enfin
autre chose. Il faudrait accepter que la voix résonne
encore de son inscription dans le cercle, quand elle dit
autour.

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Autour : tourner autour, se tenir autour. En la cir-
constance, Ulysse le revenant.

Ces deux essais ne gardent pas_ seulement la marque,


comme on dit parfois, de leur circonstance. Au moment où
ils avaient encore, au présent, la forme d'un discours, ils
furent d'abord prononcés en vue d'exhiber ladite circons-
tance. Celle-ci ne se tenait pas autour, elle occupait plutôt
le centre d'un trajet, tout près d'un foyer de réflexion. Ce
qui alors fut dit semblait la concerner, tourner autour
d'elle, se déclarer à son sujet, qu'il s'agît d'un colloque
ou de ce qui rend possible - ou tout à fait impossible,
l'un et l'autre, l'un comme l'autre - une telle convention,·
la constitution de la critique joycienne, une institution
des « études joyciennes ».
Quant à se tenir ou à tourner autour, notons-le au
passage, les mouvements circulaires de la conférence ou de
la circonférence, de la circumnavigation ou de la circon-
cision, les tours et les retours en tous genres dessinent ici
les motifs les plus récurrents.
La référence comme circonférence, est-ce possible? Que
rapporte-t-elle? quelle est la portée ou le port de cette
question en retour?
C'est donc, pour la circonstance, une situation de parole,
Revue Parlée dans un cas, Symposium dans l'autre, qui
devient ici le thème privilégié, un objet d'analyse, le titre
de questions. Une situation de parole avec les événements
singuliers qui ne s'en laissent jamais séparer. Je n'ai donc
pu ni voulu en neutraliser après coup les indices. Suspendre

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la référence à ces événements singuliers, tenter d'en atténuer
la circonstance, voire d'en effacer le reste, n'était-ce pas
détruire ces textes, les anéantir une deuxième fois, mais
cette fois pour mieux les garder, pour les garder de ce qui
en eux se destinait à la consumation immédiate? Était-
ce ou n'était-ce pas les rendre à leur condition d'artefacts
auto-destructeurs voués par leur formation, en leur desti-
nation même, à se dépenser sur-le-champ, self-destroying
ou self-consuming objects? Peut-être sont-ils en vérité
cela même. Peut-être le sont-ils restés. Peut-être convient-
il alors seulement de le confirmer.
Mais pourquoi? Pourquoi le confirmer? A quelles condi-
tions de telles marques peuvent-elles, devraient-elles se
répéter? Que veut dire pour elles rester? On ne sait jamais
si une telle opération peut se répéter et si le dispositif
nommé gramophone ou magnétophone lui est essentiel.
On ne sait jamais si une telle opération s'est jamais mise
en œuvre. Mettons que par cette publication j'aie désiré
après coup partager ce souci, avancer une hypothèse, mul-
tiplier des questions.
Deux mots pour Joyce correspond à la transcription
d'un discours bref et improvisé à partir de quelques notes,
le 15 novembre 1982, lors d'un colloque Pour James
Joyce, organisé par le Centre Georges-Pompidou, l'ambas-
sade d'Irlande à Paris et le British Council << dans le
cadre de la Revue Parlée». La coordination en était
assurée par Jacques Aubert et par jean-Michel Rabaté
qui présida cette séance et y présenta lui-même une commu-
nication, avant celle d'Hélène Cixous et la mienne. La
transcription de l'enregistrement fut d'abord publiée en

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anglais (Post-Structuralist Joyce, Essays from the French,
ed. Derek Attridge and Daniel Ferrer, Cambridge Uni-
versity Press, 1984, puis en français dans L'Herne, 50,
1985).
Ulysse gramophone fut prononcé le 12 juin 1984 à
Francfort, à l'ouverture du James Joyce International Sym-
posium, et d'abord publié dans Genèse de Babel (éd.
Claude Jacquet, CNRS, 1985).
DEUX MOTS
POUR JOYCE
1

Il est bien tard, il est toujours trop tard avec Joyce,


je dirai seulement deux mots.
Je ne sais pas encore en quelle langue, j'ignore en
combien de langues.
Combien de langues peut-on loger en deux mots de
Joyce, insérer ou inscrire, garder ou brûler, célébrer ou
violer?
Je dirai deux mots, à supposer qu'on puisse compter
des mots dans Finnegans Wake. L'un des grands éclats
de rire de Joyce résonne au travers de ce défi : essayez
donc de compter les mots et les langues que je consume!
mettez à l'épreuve votre principe d'identification et de
numération! Qu'est-ce qu'un mot?

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Je reparlerai sans doute du rire de Joyce. Quant aux
langues, les experts en ont compté, me dit Jean-Michel
Rabaté, au moins une quarantaine.
Deux mots, donc, seulement pour relancer ce
qu'Hélène Cixous vient de nous dire : la scène primi-
tive, le père complet, la loi, la jouissance par l'oreille,
by the ear plus littéralement, par le mot d' « oreille »,
selon le mode «oreille», par exemple en anglais, et à
supposer que jouir par l'oreille soit plutôt féminin.
Quels sont ces deux mots anglais?
Ils ne sont anglais qu'à moitié, si vous voulez bien,
si vous voulez bien les entendre, c'est-à-dire faire un
peu plus que les entendre : les lire.
Je les prélève dans Finnegans Wake (258.12):

HEWAR

J'épelle HE WAR, et j'esquisse une prem1ere tra-


duction : IL GUERRE - il guerroie, il déclare la guerre,
il fait la guerre, ce qu'on peut prononcer aussi en
babelisant un peu - car c'est dans une scène parti-
culièrement babelienne du livre que ces mots sur-
gissent-, en germanisant donc, en anglo-saxon, HE
w AR : il fut. Il fut celui qui fut. Je suis celui qui
est, que je suis, je suis qui je suis, aurait dit Yahwé.
Là où c'était, il fut, déclarant la guerre. Et ce fut
vrai. A pousser un peu, en prenant le temps de tirer
sur la voyelle et de tendre l'oreille, cela aura été vrai,
wahr. Voilà ce qu'on peut garder (wahren, bewahren)

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en vérité. Dieu garde. Il se garde ainsi, à déclarer la
guerre.
Il, c'est « Il », le « lui », celui qui dit Je au masculin,
«Il», la guerre déclarée, lui qui fut la guerre déclarée,
en déclarant la guerre il fut celui qui fut et celui qui
fut vrai, la vérité comme 1' être en guerre, celui qui a
déclaré la guerre vérifia la vérité de sa vérité par la
guerre déclarée, par l'acte de déclarer la guerre qui fut
au commencement. Déclarer est un acte de guerre, il
déclara la guerre en langues, et à la langue et par la
langue, ce qui donna les langues, voilà le vrai de Babel
quand Yahwé en prononça le vocable, Babel, dont il
est difficile de dire si ce fut un nom, un nom propre
ou un nom commun semant la confusion.
Je m'arrête là, provisoirement, faute de temps.
D'autres transformations restent possibles, un très grand
nombre dont je dirai encore deux mots tout à l'heure.
II

En venant ici, je me disais qu'au fond il y a peut-


être deux grandes manières seulement, deux grandeurs
plutôt, dans cette folie d'écriture par laquelle quiconque
écrit s'efface tout en laissant, pour l'abandonner, l'ar-
chive de son propre effacement. Ces deux derniers mots
disent la folie même.
Peut-être est-ce là une simplification outrancière. Il
y a sûrement d'autres grandeurs, mais je la risque pour
dire quelque chose de mon sentiment quant à Joyce.
Je dis bien mon sentiment : cet affect, le majeur
celui-là, qui, par-delà toutes nos analyses, évaluations,
interprétations, commande la scène de notre rapport à
qui écrit. On peut admirer la puissance d'une œuvre

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et avoir, comme on dit, un «mauvais rapport» au
signataire, tel du moins qu'on en projette l'image, le
reconstruit, le rêve, lui offre l'hospitalité d'une hantise.
Notre admiration pour Joyce devrait n'avoir pas de
limite, ni la dette à 1' égard de 1' événement singulier de
son œuvre. Il vaut sans doute mieux parler ici d'évé-
nement, plutôt que d'œuvre, de sujet ou d'auteur. Et
pourtant, je ne suis pas sûr d'aimer Joyce. Plus préci-
sément: je ne suis pas sûr qu'on l'aime. Sauf quand
il rit - et vous me direz qu'il rit toujours. C'est vrai,
j'y reviendrai, mais alors tout se joue entre les différentes
tonalités de son rire, dans la différence subtile qui sépare
plusieurs qualités du rire. Savoir si on aime Joyce, est-
ce la bonne question? En tout cas, on peut essayer de
rendre compte de ces affects, et je ne crois pas la tâche
secondaire.
Je ne suis pas sûr d'aimer Joyce, de l'aimer tout le
temps. C'est pour expliquer cette possibilité que j'ai
parlé de deux grandeurs. Deux mesures pour cet acte
d'écriture par lequel quiconque écrit feint de s'effacer
en nous laissant pris dans son archive comme dans une
toile d'araignée.
Simplifions outrageusement. Il y a d'abord la gran-
deur de qui écrit pour donner, en donnant, et donc
pour donner à oublier le donné et la donnée, ce qui
est donné et l'acte de donner. Au-delà de tout retour,
de toute circulation, de toute circonférence. C'est la
seule manière de donner, la seule possible - et impos-
sible. La seule possible - comme l'impossible. Avant
toute restitution, symbolique ou réelle, avant toute

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reconnaissance, la simple mémoire, à vrai dire la seule
conscience du don, de part ou d'autre, annule l'essence
même du don. Celui-ci doit ouvrir ou rompre le cercle,
rester sans retour, sans l'esquisse, fût-elle symbolique,
d'une reconnaissance. Au-delà de toute conscience, bien
sûr, mais aussi de toute structure symbolique de l'in-
conscient. Le don une fois reçu, l' œuvre ayant fait œuvre
jusqu'à vous changer de part en part, la scène est autre
et vous avez oublié le don, le donateur ou la donatrice.
L'œuvre alors est« aimable», et si l'« auteur» n'est pas
oublié, nous avons pour lui une reconnaissance para-
doxale, la seule qui pourtant soit digne de ce nom si
elle est possible, une reconnaissance simple et sans
ambivalence. C'est ce qu'on appelle l'amour, je ne dis
pas que cela arrive, cela ne se présente peut-être jamais,
et le don que je décris ne peut sans doute jamais faire
un présent. Du moins peut-on rêver de cette possibilité,
et c'est l'idée d'une écriture qui donne.
L'autre grandeur, je dirai sans doute avec quelque
injustice qu'elle ressemble pour moi à celle de Joyce,
plutôt à l'écriture de ) oyce. L'événement y déploie une
intrigue et une envergure telles que désormais vous
n'avez plus d'autre issue: être en mémoire de lui. Non
seulement par lui débordé, que vous le sachiez ou non,
mais par lui obligé, contraint de vous mesurer à ce
débordement.
Être en mémoire de lui : non pas nécessairement
vous souvenir de lui, non, être en sa mémoire, habiter
une mémoire désormais plus grande que votre souvenir
et ce qu'il peut rassembler, en un seul instant ou en

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un seul vocable, de cultures, langues, mythologies,
religions, philosophies, sciences, histoires de l'esprit ou
des littératures. Je ne sais pas si vous pouvez aimer
cela, sans ressentiment et sans jalousie. Peut-on par-
donner cette hypermnésie qui d'avance vous endette?
D'avance et à jamais elle vous inscrit dans le livre que
vous lisez. On ne peut le pardonner, cet acte de guerre
babelien, que s'il se produit toujours, de tout temps,
à chaque événement d'écriture, suspendant ainsi la
responsabilité de chacun. On ne peut le pardonner que
si on se rappelle que Joyce lui-même a dû subir cette
situation. On se le rappelle parce qu'il a voulu d'abord
nous le rappeler. De cette situation, il fut le patient,
c'est son thème, je préfère dire son schème. Il en parle
assez pour ne pas être confondu, pas simplement, avec
un démiurge sadique : celui qui aurait mis en place
une machine hypermnésique et d'avance, depuis des
décennies, serait là pour vous computer, vous contrôler,
vous interdire la moindre syllabe inaugurale. Car vous
ne pouvez rien dire qui ne soit programmé sur cet
ordinateur de la 1 oooe génération, Ulysse, Finnegans
Wake, auprès duquel la technologie actuelle de nos
computers et de nos archives micro-ordinatorifiées et
de nos machines à traduire reste un bricolage, un jouet
d'enfant préhistorique. Un jouet dont les mécanismes,
surtout, se traînent. Leur lenteur est incommensurable
avec la rapidité quasi infinie des mouvements sur le
câblage joycien. Et comment simuler une œuvre de ce
type? Si ces questions sont si redoutables, c'est qu'elles
ne concernent pas d'abord la vitesse des opérations men-

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tales d'un sujet (auteur ou lecteur). De quelle vitesse
s'agit-il alors? Comment calculer la vitesse à laquelle
une marque, une information indexée se trouve mise
en rapport avec telle autre dans le « même » mot ou
d'un bout à l'autre du livre? A quelle vitesse, par
exemple, le thème babelien ou le mot Babel, en chacune
de leurs composantes (mais comment les dénombrer?),
se trouve coordonné avec tous les phonèmes, sèmes,
mythèmes, etc., de Finnegans Wake? Le critère de la
vitesse n'est peut-être pas pertinent, il relève d'une
objectivité cinétique sans commune mesure avec l'es-
sence de ce qui a lieu ici. Ici et partout, mais l' œuvre
de Joyce a pour nous le privilège d'avoir fait de ces
questions un défi pratique, à. même l'œuvre, une œuvre
dont la structure et le thème rendent cette provocation
explicite. Dénombrer les branchements, calculer la vitesse
des communications ou la longueur des trajets, ce serait
du moins impossible, en fait, tant que nous n'aurions
pas construit la machine capable d'intégrer toutes les
variables, tous les facteurs quantitatifs et qualitatifs. Ce
n'est pas pour demain. Cette machine en tout cas ne
serait que le double pesant de l'événement «Joyce»,
la simulation de ce que ce nom signe ou signifie, l' œuvre
signé, le logiciel Joyce aujourd'hui, le joyciciel. Il est
sans doute en cours de fabrication, l'institution mon-
diale des études joyciennes, la James Joyce Inc. s'y
emploie, à moins qu'elle ne le soit elle-même. Cela
même. De toute façon, elle le constitue.
C'est avec ce sentiment, on dirait avec ce ressenti-
ment, que je dois lire Joyce depuis longtemps. Serais-

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je le seul dans ce cas? Ellmann a récemment cité les
aveux de tant d'écrivains, critiques, artistes, tous admi-
rateurs ou proches de Joyce, qui disaient quelque chose
de ce malaise. Mais je ne sais pas si on peut dire « je
lis Joyce» comme je viens de le faire. Bien sûr, on ne
peut que lire Joyce, et qu'on le sache ou non. C'est sa
force. Mais les énoncés du type « je lis Joyce », « lisez
Joyce», «avez-vous lu Joyce?», m'ont toujours paru
comiques, irrésistiblement. Joyce est celui qui a voulu
faire rire, éclater de rire devant de telles phrases. Que
voulez-vous dire au juste par « lire Joyce »? Qui peut
se vanter d'avoir «lu» Joyce?
Prisonnier de ce ressentiment admiratif, on se tient
au bord de la lecture; cela dure pour moi depuis plus
de vingt-cinq ans, et la plongée incessante me rejette
sur la rive, au bord d'une autre immersion possible, à
l'infini. Est-ce vrai au même degré pour toute œuvre?
En tout cas, j'ai le sentiment de ne pas avoir encore
commencé à lire Joyce, et ce « ne pas avoir commencé
à lire » définit le rapport singulier, je dirai même actif,
envahissant que j'ai à cette œuvre. Car il y a tant
d'autres œuvres, vous le savez, dont nous ne pouvons
dire cela. Nous avons commencé à les lire, nous avons
même fini de les lire dès la première page : programme
connu.
C'est pourquoi je n'ai jamais osé écrire sur Joyce.
Tout au plus ai-je essayé de marquer dans ce que j'écris,
vous vouliez bien le rappeler, cher Jean-Michel Rabaté,
pour m'inciter à en parler, des portées joyciennes, des
portées de Joyce. Outre la portée musicale de ce mot,

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qui dit aussi la descendance, la prolifération généreuse
de l'animal, j'y entendrai encore ceci: tel texte porte en
vérité la signature de ] oyce, il porte ] oyce et se laisse
par lui porter, voire d'avance déporter. Logique para-
doxale de ce rapport entre deux textes inégaux, deux
programmes ou deux « logiciels» de littérature. Quelle
que soit entre eux la différence, et jusqu'à l'incom-
mensurable, le texte « second », celui qui fatalement
fait référence à l'autre, le cite, l'exploite, le parasite, le
déchiffre, c'est sans doute la minuscule parcelle détachée
de l'autre, le rejeton, le nain métonymique, le bouffon
du grand texte antérieur qui lui aurait déclaré la guerre
en langues. Et pourtant (on le voit justement avec les
livres de Joyce, qui jouent les deux rôles, ascendant et
descendant), c'est aussi un autre ensemble, tout autre,
plus grand et plus puissant que le tout-puissant qu'il
entraîne et réinscrit ailleurs, dans une autre chaîne, pour
défier, avec son ascendant, la généalogie même. Chaque
écriture ressemble non pas au petit-fils comme grand-
père mais, au-delà de l'Œdipe, à la fois au fragment
détaché d'un logiciel et à un logiciel plus puissant que
l'autre, une partie dérivée mais déjà plus grande que
le tout dont elle est partie.
Finnegans Wake représente déjà ce partage, ce départ
et cette partition au regard de toute la culture, de toute
l'histoire et de toutes les langues qu'il condense, met
en fusion ou en fission par chacune de ses forgeries, au
cœur de chaque unité lexicale ou syntaxique, selon
chaque phrase qu'il forge en y frappant l'invention.
Dans le simulacre de cette forgery, dans la ruse du mot

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inventé se frappe et se fond la plus grande mémoire
possible.
Finnegans Wake, c'est un petit, un petit quoi? un
petit, un tout petit-fils de la culture occidentale dans
sa totalité circulaire, encyclopédique, ulysséenne et plus
qu'ulysséenne. Et puis c'est en même temps beaucoup
plus grand que cette odyssée même. Finnegans Wake
la comprend et cela l'empêche, l'entraînant hors d'elle-
même dans une aventure tout à fait singulière, de se
renfermer sur elle-même et sur cet événement-ci. Ce
qu'on appelle l'écriture, c'est le paradoxe d'une telle"
topologie.
Dès lors l'avenir se réserve. La « situation » de Fin-
negans Wake préfigure aussi, de ce fait, la nôtre au
regard de ce texte immense. Dans cette guerre des
langues, tout ce que nous pourrions dire après lui
ressemble d'avance à un minuscule auto-commentaire
par lequel cette œuvre s'accompagne elle-même. Et
pourtant les nouvelles marques déportent, agrandissent
et projettent ailleurs, on ne sait jamais où d'avance, un
programme qui paraissait les contraindre, en tout cas
les surveiller.
Voilà notre seule chance, minuscule mais toute
ouverte.
III

Je réponds donc à votre suggestion. Oui, chaque fois


que j'écris, et même dans les choses de l'académie, un
fantôme de Joyce est à l'abordage. Il y a vingt ans,
l' Introduction à L'origine de la géométrie comparait, au
centre même du livre, les stratégies de Husserl et de
] oyce : deux grands modèles, deux paradigmes quant
à la pensée, mais aussi quant à une certaine «opéra-
tion », la mise en œuvre du rapport entre langage et
histoire. Tous les deux tentent de ressaisir une historicité
pure. Husserl propose pour cela de rendre le langage
aussi transparent que possible, univoque, limité à ce
qui, pouvant se transmettre ou se mettre en tradition,
constitue donc la seule condition d'une historicité pos-

27
sible. Il faut bien que quelque lisibilité minimale, un
élément d'univocité, une équivocité analysable résistent
à la surcharge de la condensation joycienne pour qu'une
lecture commence à avoir lieu, et le legs de l'œuvre,
même si c'est toujours sur le mode du « je n'aurais
jamais commencé à lire ». Il faut bien, par exemple,
que quelque chose du sens de He war passe le seuil de
l'intelligibilité, à travers les mille et un sens de l'ex-
pression, pour qu'une histoire ait lieu, si du moins elle
doit avoir lieu, et au moins celle de l'œuvre. L'autre
grand paradigme, ce serait le Joyce de Finnegans Wake.
Il répète et mobilise et babelise la totalité asymptotique
de l'équivoque. Il en fait à la fois son thème et son
opération. Il tente de faire affleurer à la plus grande
synchronie possible, à toute vitesse, la plus grande
puissance des significations enfouies dans chaque frag-
ment syllabique, mettant en fission chaque atome
d'écriture pour en surcharger l'inconscient de toute la
mémoire d'homme : mythologies, religions, philoso-
phie, sciences, psychanalyse, frJtératures. Et l'opération
déconstruit la hiérarchie qui, dans un sens ou dans
l'autre, ordonne ces dernières catégories à l'une ou
l'autre d'entre elles. Cette équivoque généralisée ne
traduit pas une langue dans une autre à partir de noyaux
de sens commun 1• Elle parle plusieurs langues à la
fois, elle les parasite comme dans cet exemple du He
war vers lequel je reviendrai dans un instant. Car la

1. Introduction à L'origine de la géométrie (Husserl), Paris, PUF, 1962,


p. 104 et suiv.

28
question restera de savoir ce qu'on doit penser de cette
possibilité : écrire plusieurs langues à la fois.
Quelques années plus tard, j'eus le sentiment qu'on
aurait pu, sans trop de peine, présenter La pharmacie
de Platon comme une sorte de lecture indirecte, peut-
être distraite, de Finnegans Wake qui mime, entre Shem
et Shaun, entre le penman et le postman, jusque dans le
détail le plus fin, le plus finement ironisé, la scène du
pharmakos, du pharmakon et les diverses fonctions de
Thoth, th'other, etc. Je ne pourrais pas reconstituer ici,
même de loin, l'extrême complexité du réseau. ]'avais
dû me contenter de jouer, d'une seule note 1, à rappeler
que bien entendu, comme « on l'aura vite compris »,
l'ensemble de La pharmacie de Platon n'était qu' « une
lecture de Finnegans Wake ». Une lecture possible, entre
autres. Le double génitif le donnait à entendre : ce
modeste essai se trouvait d'avance lu par Finnegans
Wake, dans son sillage ou dans sa descendance, au
moment même où La pharmacie de Platon se présentait
elle-même comme une tête lectrice ou un principe de
déchiffrement, un autre logiciel en somme, pour une
compréhension possible de Finnegans Wake. Là encore,
métonymie paradoxale : la plus modeste, la plus misé-
rable descendante partie d'un corpus, son échantillon
dégénéré dans une autre langue peut paraître plus ample
que ce qu'elle donne à lire.
Je passe vite sur Scribble, le titre de cette introduction
à l' Essai sur les Hiéroglyphes, traduction partielle de

1. La dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 99, note 17.

29
l'essai de Warburton 1 où, au-delà du titre et des
citations, je renvoie constamment à Scribbledehobble, The
Ur-workbook for Finnegans Wake (1961).
Et je passe vite sur Glas qui est aussi une sorte de
Wake, d'un bout à l'autre, la longue procession, en
deux colonnes, d'une théorie joyeuse, une théorie du
deuil.
Surtout, quelques années plus tard, La carte postale
est hantée par Joyce dont la stèle funéraire se dresse
au centre des Envois (visite du cimetière de Zurich).
Le spectre envahit le livre, une ombre sur chaque page,
il fait ombrage, d'où le ressentiment, sincère et joué,
toujours mimé, du signataire. Il lui arrive de confier
son impatience à sa destinataire, après lui avoir donné
raison, deux ans plus tôt, dès les premiers mots du
livre («Oui, tu avais raison ... »):

... Tu as aussi raison pour ] oyce, une fois ça suffit.


C'est si fort qu'à la fin rien n'y résiste, d'où le sentiment
de facilité, si trompeur qu'il soit. On se demande ce
qu'il a fini par faire, celui-là, et ce qui l'a fait courir.
Après lui, ne plus recommencer, tirer le voile et que
tout se passe derrière les rideaux de la langue qui n'en
peut mais. Coïncidence néanmoins, pour ce séminaire
sur la traduction j'ai suivi toutes les indications babe-
liennes dans Finnegans Wake et j'ai eu envie hier de
prendre l'avion pour Zurich et de lire à haute voix
assis sur ses genoux, depuis le début (Babel, la chute
et le motif finno-phénicien, «The fall (bababa-

l. Paris, Aubier, 1977.

30
dalgh [... ]. The great fall of the offwall entailed at such
short notice the pftjschute of Finnegan [... ] Phall if
you but will, rise you must : and none so soon either
shall the pharce for the ounce corne to a setdown
secular phoenish ... ) » jusqu'au passage sur le Gigglot-
te' s Hill et le Babbyl Malket vers la fin, en passant
par « The babbelers with their thangas vain have been
(confusium hold them!) [ ... ]Who ails tongue coddeau,
aspace of dumbillsilly? And they fell upong one ano-
ther : and themselves they have fallen ... » et par « This
battering babel allower the door and sidenposts ... » et
toute la page jusqu'à « Filons, filoosh! Cherchons la
flamme! Fammfamm! Fammfamm! », pat ce passage
que tu connais mieux que quiconque (p. 164) et où
je découvre tout à coup « the babbling pumpt of
platinism », par cet autre autour de « the turrace of
Babbel », tout ce passage d' Anna Livia Plurabelle en
partie traduit où tu trouveras des choses absolument
inouïes; et puis tout ce qui vient autour de « A and
aa ab ad abu abiad. A babbel men club gulch of
tears »ou de« And shall not Babel be without Lebab?
And he war. And he shall open his mouth and answer:
I hear, 0 Ismael... and he deed ... »jusqu'à« 0 Loud ...
Loud ... Ha he hi ho hu. Mummum ». Je file le texte
comme on dit des acteurs, au moins jusqu'à « Usque !
Usque ! Usque! Usque ! Lignum in ... Is the strays world
moving mound of what static babel is this, tell us? »
(p. 257-258).

Ailleurs, devant le monument funéraire de ] oyce


(p. 161): «Il nous a tous lus et pillés, celui-là. Je l'ai

31
imaginé se regardant posé là - par ses descendants zélés
je suppose. »
Lus et pillés d'avance, donc. Toute la scénographie
scripturale et postale de Finnegans Wake est remise en
jeu depuis le couple Shem/Shaun, the penman/the post-
man, jusqu'à la guerre autour de l'invention du timbre
poste et du penny post qui se trouve consignée dans le
livre de Joyce (La carte postale, p. 151, 155). Avec
toute une famille de ] ames, Jacques, Giacomo, le
Giacomo Joyce scande les Envois qui se scellent, près de
la fin, par l'Envoy de Giacomo Joyce: « Envoy: love
me love my umbrella. »

Le 11 août 1979 [ ... ] James (les deux, les trois),


Jacques, Giacomo Joyce - ta contrefacture fait mer-
veille, ce pendant à l'invoice: « Envoy: love me love
my umbrella. »
[... ]]'oubliais, Giacomo a aussi sept lettres, comme
chacun de mes noms. Aime mon ombre, elle - non
moi. «Tu m'aimes?» Et toi, dis moi (p. 255).

Mais je le répète, c'est surtout le motif babelien qui


obsède les Envois. On y retrouve le he war sur lequel
je voudrais revenir pour conclure. Si vous le permettez,
je lirai d'abord un fragment de la carte qui cite le he
war:

no my love that's my wake. L'autre jour en te parlant


de tous ces pp (picture postcard privée et penny post),
j'étais d'abord frappé par ceci: le prépaiement institue
un équivalent général qui règle l'impôt sur la taille et

32
le poids du support et non sur le nombre, la teneur
ou la qualité des «marques», encore moins sur ce
qu'ils appellent le sens. C'est injuste et sot, c'est bar-
bare, même, mais d'une immense portée. Que tu
mettes un mot ou cent dans une lettre, un mot de
cent lettres ou cent mots de sept lettres, c'est le même
prix, c'est incompréhensible, mais ce principe est apte
à rendre compte de tout. Laissons. En écrivant penny
post, j'avais aussi pressenti dans ma mémoire que Jean
le facteur (Shaun, John the postman) n'était pas très
loin, ni son frère jumeau Shem the penman. Encore un
couple fraternel en pp qui se fait la guerre, the penman
and the postman. L' écrivain, Shem, est l'héritier de
H.C.E., Here Cornes Everybody, que je traduis dans
mon idiome par« Ici vient quiconque m'aura en corps
aimé». J'ai donc cherché le penny post pendant deux
heures et le voici, en voici au moins un que tu pourrais
un jour relier à un tout-puissant « he war » (YHWH
déclarant la guerre en décrétant la dichemination, en
déconstruisant la tour, en disant à ceux qui voulaient
se faire un nom, les chemites, et imposer leur langue
particulière comme langue universelle, en leur disant
«Babel», je m'appelle et j'impose mon nom de père,
que vous comprenez confusément comme « Confu-
sion », essayez, je vous en supplie, de traduire mais
j'espère bien que vous ne pourrez pas, c'est mon double
bind) en passant par « his penisolate war » et les « sosie
sesthers » de la première page. Voici donc, à la page 307
de Finnegans Wake: « Visit to Guinness' Brewery,
Clubs, Advantages of the Penny Post, When is a Pun
not a Pun? » En face, dans la marge en italiques, les
noms, tu sais. Ici: «Noah. Plato. Horace. Isaac. Tire-

33
sias. » Sur la page précédente, je prélève seulement
ceci, pour plus tard : « A Place for Everything and
Everything if,.. its Place, Is the Pen mightier than the
Sword?» qui tire le fil suivant par exemple (p. 211) :
« a sunless map of the month, including the sword
and stamps, for Shemus O'Shaun the Post ... ». Relis
la suite dans les parages de « Elle-trouve-tout » et de
« Where-is-he?; whatever you like ... »,etc. Regarde-
les, Sword/Pen.
Je viens de t'appeler, c'était impossible, tu as bien
compris, il faut être nu au téléphone. Mais en même
temps, il suffit que tu te déshabilles pour que je me
voie nu. Notre histoire est aussi une progéniture jumelle,
une procession de Sosie/sosie, Atrée/Thyeste, Shem/
Shaun, S/p, p/p (penman/postman) et de plus en plus
je me métempsychose de toi, je suis avec les autres
comme tu es avec moi (pour le meilleur mais aussi,
je le vois bien, pour le pire, je leur fais les mêmes
coups). Jamais je n'ai imité personne de façon aussi
irrésistible. ]'essaie de me secouer car si je t'aime
infiniment je n'aime pas tout de toi je veux dire de
ces habitants de toi avec leurs petits chapeaux

!'uniquement chaque fois que j'aime: au-delà de tout


ce qui est, tu es l'un - et donc l'autre (p. 154-155).
IV

He war, donc. Donc, he war. ] e parle, je lis : donc


il fut en plusieurs langues.
Mais comment lire ces deux mots? Y en a-t-il deux?
Plus ou moins? Comment les entendre? Comment les
prononcer? Comment se prononcer à leur sujet?
La question « comment les entendre? » se multiplie
d'ailleurs. Elle se répercute dans le passage dont j'extrais
ces deux mots avec la violence injustifiable que nous
impose la situation, dans le peu de temps dont nous
disposons. Comment les entendre? Tout alentour parle
de l'oreille, à l'oreille : ce que parler veut dire mais
d'abord ce qu'écouter veut dire, à savoir tendre l'oreille
(e, ar, he, ar, ear, hear) et obéir au père qui élève la

35
voix, au seigneur qui parle haut (Lord, loud). Ce qui
s'élève aussi haut, c'est la louange (laud). Cette dimen-
sion audio-phonique de la loi divine et de sa hauteur
sublime s'annonce dans la syllabisation anglaise du
he(w )ar, elle se redouble dans le w et se dissémine,
pour le sème et pour la forme, sur toute la page 1 • Le
rythme de l'écriture biblique est mimé par le « And ... »
de «And he war ... ». Je lis à voix très haute :

And let N ek N ekulon extol Mak Makal and let


him say unto him: Immi ammi Semmi. And shall
not Babel be with Lebab? And he war. And he shall
open his mouth and answer: I hear, 0 Ismael, how
they laud is only as my loud is one. If Nekulon shall
be havonfalled surely Makal haven hevens. Go to, let
us extell Makal, yea, let us exceedingly extell. Though
you have lien amung your posspots my excellency is
over Ismael. Great is him whom is over Ismael and
he shall mekanek of Mak Nakulon. And he deed.
Uplouderamainagain !
For the Clearer of the Air from on high has spoken
in tumbuldum tambaldam to his tembledim tombal-
doom worrild and, moguphonoised by that phone-
manon, the unhappitents of the earth have terrerum-
bled from fimament unto fundament and from
tweedledeedumms clown to twiddledeedees.

1. Avec le sens de guerre (war), la signalisation du recours à l' alle-


mand, etc., cette dimension audio-phonique du he war est l'une des très
nombreuses choses que doit passer sous silence la très méritoire traduction
de Lavergne - que je ne connaissais pas au moment de cette conférence.
« And he war » y est rendu par « Et il en fut ainsi » (p. 278) ! Mais ne
médisons jamais d'une traduction, surtout de celle-ci.

36
Loud, hear us!
Loud, graciously hear us!
Now have thy children entered into their habita-
tions. And nationglad, camp meeting over, to shin it,
Gov be thanked ! Thou hast closed the portais of the
habitations of thy children and thou hast set thy guards
thereby, even Garda Didymus and Garda Dornas, that
thy children may read in the book of the opening of
the mind to light and err not in the darkness which
is the afterthought of thy nomatter bu the guardiance
of those guards which are thy bodemen, the cheery-
boyum chirryboth with the kerrybommers in their
krubeems, Pray-your-Prayers Timothy and Back-to-
Bunk Tom.
Till tree from tree, tree among trees, tree over tree
become Stone to stone, stone between stones, stone
under stone for ever.
0 Loud, hear the wee beseech of thees of each of
these they unlitten ones! Grant sleep in hour's time,
0 Loud!
That they take no chill. That they do ming no
merder. That they shall not gomeet madhowiatrees.
Loud, heap miseries upon us yet entwine our arts
with laughters low !
Ha he hi ho hu.
Mummum. (258.11-259.10)

Laissons de côté, faute de temps, de nombreux motifs


croisés, accumulés ou condensés dans le contexte immé-
diat du he war (chute-Byfall, le rideau qui tombe, the
curtain drops, applaudissements - Upploud, Uploudera-
mainagain, après la Gotterdamerung-gttrdmmrng, p. 257-

37
258, le double - Didyme et Thomas, Garda Didymus
et Garda Domas, les deux policiers, le fantôme de Vico
partout, la prière des enfants, etc.) et limitons-nous, si
on peut dire, à tout ce qui passe par la voix et le
phénomène, le phénomène comme phonème. Au centre
de la séquence, entendez le « phonemanon ».
Il réf!léchit, à l'état d'extrême concentration, toute
l'aventure- babelienne du livre, on devrait dire son
envers babelien : « And shall not Babel be with Lebab? »
Le palindrome renverse la tour de Babel. Il dit aussi
le livre 1 •
Quelques exemples parmi d'autres:

The babbelers with their thangas vain have been


(confusium hold them!) they were and went; thigging
thugs were and houhnhymn songtoms were and comely
norgels were and pollyfool fiansees. [ ... ] And they fell
upong one another : and themselves they have fallen »
(15.12-19); ou encore:« and we list, as she bibs us,
by the waters of babalong » (103-10-11), « the bab-
bling pumpt of platinism » (164.11), «the turrace of
Babel» (199.31), « Is the strays world moving mound
or what starie babel is this, tell us? » (499.33-4), « to
my reputation on Babbyl Malket for daughters-in-
trade being lightly clad » (532.24-6), etc.

Dans le paysage qui entoure immédiatement le he


war, nous sommes, si un tel présent est possible, et ce

1. Philippe Lavergne rappelle les deux mots irlandais, leaba, le lit, et


leabhar, le livre.

38
lieu, à Babel. C'est le moment où Yahwé déclare la
guerre, he war (échange du R final et du H central
dans la gorge de l'anagramme), il châtie les Shem, ceux
qui déclarent, dit la Genèse, vouloir construire la tour
pour se faire un nom. Ils portent le nom de nom (Shem).
Et le Seigneur, le Très-Haut, béni soit-il (Lord, loud,
taud) leur déclare la guerre (war) en interrompant la
construction de la tour. Il déconstruit en prononçant le
vocable de son choix, le nom de confusion (bave!) qui
par confusion, à l'ouïe, pouvait être confondu avec un
mot signifiant en effet «confusion». Cette guerre décla-
rée, il la fut (war) en étant lui-même un acte de guerre
qui consiste à déclarer, comme il le fit, qu'il fut ce
(Lui) qu'il fut (war). Le Dieu de feu assigne aux Shem
la traduction, nécessaire, fatale et impossible de son
nom, du vocable dont il signe son acte de guerre, de
lui-même. Le palindrome(« And shall not Babel be with
Lebab? ») renverse la tour mais joue aussi avec le sens
et la lettre, le sens de l'être et les lettres de l'être, de
«être» (be, eb, baBEl,lEBab), comme avec le sens et la
lettre du nom de Dieu, EL,LE. Les noms du père (Dad,
Bab) sont d'ailleurs dispersés sur la même page, avec
ceux du Seigneur (Lord) et d'un dieu ango-saxon (Go
to, deux fois, Gov) qui peut s'étirer ailleurs en governor
et en bouc émissaire (scapegoat).
Cet acte de guerre n'est pas nécessairement autre
chose qu'une élection, un acte d'amour, l'alliance même.
Il faudrait relire ici même les pages prodigieuses autour
de cette « paleoparisien schola of tinkers and spranglers
who say I'm wrong parcequeue ... ». On y trouverait ceci :

39
«for aught I care for the contrary, the ail is where in
love as war and the plane where ... » (151.36-152.1). Et
comme dans Le soleil placé en abime de Ponge, la putain
rousse n'est pas loin du père, dans son lit même elle
se confond avec lui,« In my Lord's Bed by One Whore ... »
(105.34). C'est dans la grande série ouvene par le
«Thus we hear of...» (104.5). Mais j'interromps ici
cette reconstruction.
Que se passe-t-il alors quand on essaie de traduire
ce he war? On ne peut pas ne pas en avoir l'en"ie,
l'envie furieuse. La lecture consiste même, dès son
premier mouvement, à en esquisser la traduction. He
war appelle la traduction, ordonne et interdit à la fois
la transposition dans l'autre langue. Change-moi - en
toi-même - et surtout ne me touche pas, lis et ne lis
pas, dis et ne dis pas autrement ce que j'ai dit et qui
aura été : en deux mots qui fui. Alliance et double bind.
Car le he war dit aussi l'irremplaçable de l'événement
qu'il est. Il est ce qu'il est, aussi inchangeable pour
avoir déjà été, un passé sans appel qui, avant d'être et
d'être présent, fut. Voilà la guerre déclarée. Avant
d'être, c'est-à-dire un présent, cela fut, fut Il, fuit, feu
le Dieu de feu le dieu jaloux 1• Et l'appel à traduire

1. Le jeu le plus sérieux consisterait ici à consumer en ce point tout


le Traité des a11torités théologico-politiques, à y reconnaître à la fois un
texte plus grand et plus petit que Finnegans W ake, urne et cellule. La
démonstration pourrait commencer en n'importe quel point des deux
textes, par exemple ici : «Mais comme il faut s'écarter aussi peu que
possible du sens littéral, il faudra en premier lieu chercher si cette unique
parole: Diert est un feu (Deus est ignis), admet un sens autre que le sens

40
vous rejette; tu ne me traduiras pas. Ce qu'on tra-
duira peut-être aussi dans l'interdit jeté sur la traduction
(comme « représentation», « image», « statue»,
«idole», «imitation», autant de traductions inadé-
quates pour « temunah » 1). Il suit immédiatement
l'instant où YHWH se nomme lui-même(« Moi, YHWH,
ton Élohim .... »). La loi qui s'énonce dans la dimension
performative, c'est donc aussi l'interdit sur le principe
même de la traduction, l'interdit au principe de la
traduction, comme une seule et même expérience de
la langue, de la langue unique en tant que Dieu unique.
Tout aussi impossible, la transgression consiste à tra-
duire cela même. Et à pervertir en description, en constat
(he war) à la troisième personne, ce qui fut un perfor-
matif à la première personne, le performatif de la
première personne ou plutôt du premier mot.

littéral [... ] Mais comme le mot feu se prend aussi pour colère et jalousie
(voir Job XXXI, 12), il est facile de concilier entre elles les phrases de
Moïse, et nous arrivons légitimement à cette conclusion que ces propo-
sitions Dieu est un feu, Dieu est jaloux (zelotypus), ne sont qu'une seule
et même énonciation.[ ... ] nous en conclurons que Moïse a cru à l'existence
en Dieu de la jalousie, ou qu'au moins il a voulu l'enseigner, bien que
selon nous cela soit contraire à la raison» (chap. VII, trad. Madeleine
Francès).
1. Cf. Michal Govrin, jewish rituals as a genre of sacred theatre, in
Conservative Judaism, New York, 36 (3), 1983.
V

Que se passe-t-il quand on essaie de traduire he war?


Rien, tout.
Au-delà d'immenses difficultés, une limite essentielle
demeure. Les difficultés : est-il possible de faire entendre
(hear, justement) toutes les virtualités sémantiques, pho-
niques, graphiques qui communiquent avec le he war
dans la totalité du livre et ailleurs? La limite essentielle
répète Babel, l'acte de guerre déclarée, mais non déclarée,
que Joyce réimprime ici. Elle tient à la greffe, et sans
rejet possible, d'une langue sur le corps d'une autre.
En deux mots, dont chacun figure la tête, le capital,
ou si vous préférez de la phrase le membre principal :
le sujet, le verbe.

43
Imaginez les machines à traduire les plus puissantes
et les plus raffinées, les équipes de traduction les plus
compétentes. Leur succès même ne peut avoir que la
forme de l'échec. Si même, par hypothèse invraisem-
blable, elles avaient tout traduit, elles échoueraient à
traduire la multiplicité des langues - et à conserver
l'étranger dans la traduction. Elles effaceraient ce simple
fait : une multiplicité d'idiomes, non seulement de sens
mais d'idiomes, doit avoir structuré cet événement
d'écriture qui maintenant fait la loi. Il aura fait la loi
à son propre sujet. C'était, il était écrit à la fois en
anglais et en allemand. Deux mots en un, war, et donc
un double nom, un double verbe, un nom et un verbe
qui furent au commencement. Mais ils se divisent au
commencement, ils divisent le commencement. War
est un nom anglais, un verbe allemand, il ressemble à
un adjectif dans cette dernière langue (wahr) et le vrai
de cette multiplicité fait retour, depuis les attributs -
le verbe est aussi un attribut : qu'est-il? celui qui fut
- vers le sujet qui s'en trouve, lui, he, divisé dès
l'origine.
Au commencement la différence, voilà ce qui se
passe, voilà ce qui a déjà eu lieu, là, voilà ce qui fut
quand le langage fut acte, et la langue écriture. Là où
c'était, Il fut.
Le war allemand n'aura été vrai (wahr) qu'à déclarer
la guerre à l'anglais. A lui faire la guerre en anglais.
Une guerre qui n'en est pas moins essentielle - de
l'essence - pour être fratricide. Le fait de la multiplicité
des langues, ce qui fut fait comme confusion des

44
langues ne peut plus se laisser reconduire, par la tra-
duction, dans une seule langue, ni même réduire, j'y
viens dans un instant, dans la langue.
Traduire he war dans le système d'une seule langue 1,
c'est effacer l'événement de la marque, non seulement
de ce qui s'y dit mais son dire et son écrire, qui forment
aussi, dans ce cas, le contenu essentiel du dit. C'est
effacer la marque de sa loi et la loi de la marque. Le
concept courant de la traduction reste réglé sur le deux
fois un, l'opération de passage d'une langue dans une
autre, chacune d'elles formant un organisme ou un
système dont l'intégrité rigoureuse reste supposée,
comme celle d'un corps propre. Traduire le babelisme
d'au moins deux langues, cela exigerait un équivalent
qui restituât non seulement toutes les potentialités
sémantiques et formelles de l'hapax he war mais aussi
la multiplicité des langues en lui, le coït de cet évé-
nement, en vérité son nombre même, son essence nom-
breuse et rythmée, l'un différent en soi, et de soi, à la
différance de soi, comme Héraclite eût dit en français.
On peut toujours essayer. Il faut traduire. N'est-ce
pas ce que je fais ici? Oui, mais il y faut plus de deux
mots. Donc je ne traduis pas, je traduis sans traduire.
Ce n'est pas seulement Finnegans Wake qui ressemble
ici à une calculatrice trop puissante, démesurée, incom-
mensurable avec toute machine à traduire aujourd'hui
concevable. C'est déjà l'événement que le livre traduit,

1. Comme cela vient d'être tenté en français: «Et il en fut ainsi.»!


Ce n'est plus la guerre.

45
mime, répète, c'est l'acte de guerre devant lequel il se
sera présenté, lui, Finnegans Wake. Cet événement fut,
il reste ineffaçable mais on ne peut que l'effacer. Et ce
qui fut au commencement, c'est cela même, ce drame,
cette «action» qu'on ne peut qu'effacer parce qu'elle
est ineffaçable. Non pas un événement dont le caractère
serait double : effaçable/ineffaçable. Cette duplicité
même, cette guerre intérieure dans l' « action » qui est
un acte de langage, ou plutôt, comme on va le voir,
d'écriture, voilà l'événement même, tel qu'il fut en
vérité : la guerre, l'essence de la guerre. Non pas le
Dieu de la guerre, mais la guerre en Dieu, la guerre
pour Dieu, la guerre au nom de Dieu comme on dit
le feu à la forêt, la guerre prenant dans le nom de
Dieu. Il n'y a pas de guerre sans le nom de Dieu et
pas de Dieu sans guerre. C'est-à-dire, voir plus haut,
sans amour. Vous pouvez traduire guerre par amour,
c'est dans le texte.
Depuis tout à l'heure, je prononce.
En proférant he war, je me fie à cette vérité si souvent
rappelée : dans ce livre, dans l'événement travaillé par
la confusion des langues, la multiplicité reste ordonnée
à une langue dominante, et c'est l'anglais. Or malgré
la nécessité de « phonétiser », malgré l'appel de ce livre
à la haute voix (loud), au chant et au timbre, quelque
chose d'essentiel y passe l'entendement aussi bien que
l'écoute, entendez par là une dimension graphique ou
littérale, littéralement littérale, un mutisme qu'il ne
faut jamais passer sous silence. On ne saurait en faire

46
l'économie. On ne lirait pas ce livre sans compter avec
lui.
En effet : la confusion babelienne entre le war anglais
et le war allemand ne peut que disparaître, en se
déterminant, à l'écoute. Il faut choisir et c'est toujours
le même drame. La confusion, dans la différence, s'ef-
face; et avec la confusion s'efface aussi la différence
quand on la prononce. On est contraint à la dire ou
bien en anglais ou bien en allemand. On ne peut donc
la recevoir comme telle à l'oreille. Ni à l' œil tout seul.
La confusion dans la différence requiert un espace entre
l' œil et l'oreille, une écriture phonétique induisant la
prononciation du signe visible mais résistant à son pur
effacement dans la voix. Ici l'homographie (war comme
mot anglais et allemand) garde l'effet de confusion.
Elle abrite le babelisme qui se joue donc entre la parole
et l'écriture. Commerce anglo-saxon, échange d'une
marchandise (Ware), sous le pavillon de la vérité, en
temps de guerre, au nom de Dieu. Cela doit passer
par des actes d'écriture. L'événement se lie à l'espace-
ment de son archive. Il n'aurait pas lieu sans elle. Il y
faut la mise en lettres et la mise en page. Effacer la
frappe, assourdir la percussion graphique, secondariser
l'espacement, c'est-à-dire la divisibilité de la lettre -
et ici je souligne l'inaudible, sa divisibilité-, ce serait
encore réapproprier Finnegans Wake dans un monolin-
guisme, l'assujettir à l'hégémonie d'une seule langue.
L'hégémonie reste incontestable, certes, mais sa loi
apparaît désormais comme telle. Elle se manifeste au
cours d'une guerre (war) par laquelle l'anglais tente

47
d'effacer l'autre, les autres idiomes domestiqués, néo-
colonisés, donnés à lire depuis un seul angle. Ce qui
ne fut jamais si vrai. Aujourd'hui.
Mais il faut lire aussi la résistance à ce commonwealth.
Elle se prononce mais d'abord s'écrit contre lui. Contre
Lui. Et c'est bien ce qui se passe. Entre des îles de
langues, au travers de chaque île. L'Irlande et l' Angle-
terre n'en seraient que des emblèmes. Ce qui importe,
c'est la contamination de la langue du maître par celle
qu'il prétend s'assujettir et à laquelle il a déclaré la
guerre. Il s'enferme alors dans un double bind auquel
YHWH lui-même n'aura pas échappé. Si on ne peut
chanter à la fois en allemand et en anglais, la graphie,
elle, garde le polyglottisme en risquant la langue.

He war - la signature de Dieu. En donnant la loi,


et la langue, c'est-à-dire les langues, il a déclaré la
guerre. L'instauration de la loi, l'institution des langues
ne suppose aucun droit, même si cette violence origi-
naire prétend mettre fin à la .guerre, la transformer en
conflit, dirait Kant, c'est-à-dire la soumettre à un arbi-
trage possible. L'assignation originaire de la loi n'est
ni la brutalité supposée de la nature ou de l'animal ni
la manifestation du droit. Elle ne l'est pas encore et
elle ne le sera jamais plus.
He war : la citation de cette signature rejoue toute
la mémoire du monde, dans Finnegans Wake; on peut
seulement citer, «mentionner» diraient donc les théo-
riciens des speech acts, plutôt qu' « utiliser» le « je » qui

48
dès lors devient « il», Lui, ou le «il», pronom cite
plutôt que sujet « réel », visé par quelque référence
directe. « He» et non« she », lui qui fut lui en déclarant
la guerre, du fait de la guerre qu'il fit. Il n'y avait pas
de lui avant la guerre. Il résonne, il se donne à entendre,
s'articule et se fait entendre jusqu'à la fin : par oppo-
sition au Mummum, au dernier murmure qui ferme la
séquence, syllabisation maternelle inarticulée qui tombe
au plus près du « chut » ou de la chute après la dernière
vocalisation, la série des voyelles expirantes, des voix à
bout de souffie :

Ha he hi ho hu
Mummum

Ce sont les derniers mots, et ce ne sont plus des


mots, c'est le dernier mot de la séquence. Dans la série
des voyelles, en écho à un certain IOU (I owe you) de
Ulysses dont une lecture devrait ici mais ne peut s'ac-
quitter, on retrouve le he, simple seconde dans la suite
d'un tohu-bohu général. Et si l'on tourne la page, après
un large blanc, c'est le début du chapitre 2 (Livre II).
Je me contente ici de laisser lire et résonner :

As we there are where are we are we there UNDE ET UBI


from tomtittot to teetootomtotalitarian. Tea
tea too oo. (260.01.03)

Le Mummum final, syllabe maternelle ou infante apos-


trophe à la mère, on pourra la faire résonner, si l'on

49
veut, avec le oui final d'Ulysse, ce oui qu'on dit féminin,
le oui de Mrs Bloom, d' ALP, ou de n'importe quelle
« wee » girl, comme on l'a noté, Ève, Marie, Isis, etc.
La Grande Mère du côté de la rivière, du temps, de
la voyelle, et de la vie, mais le Père du côté de la loi,
de la création, de la consonne et de la chute : de la
guerre. Dans le livre de William York Tindall sur
Finnegans Wake 1, je tombe sur cette phrase où le mot
hill joue plus ou moins innocemment avec le pronom
personnel, la troisième personne du masculin dans notre
langue, il. Pour ne rien dire, comme tout à l'heure, de
l'île - et de whore: «As he [HCE] is the hill in Joyce's
familial geography, so she is the river[ ... ] This " wee "
(or oui) girl is Ève, Mary, Isis, any woman you can
think of, and a poule - at once a riverpool, a whore,
and a little hen. »

Qu'est-ce que je disais? Oui: «je ne suis pas sûr


d'aimer Joyce ... Je ne suis pas sûr qu'on l'aime ... sauf
quand il rit... il rit toujours... tout se joue alors dans
la différence entre plusieurs tonalités du rire ... »
Voilà ce que j'avais suggéré en commençant. La
question serait alors celle-ci : pourquoi le rire traverse-
t-il ici la totalité de l'expérience qui nous rapporte à
Finnegans Wake? Pourquoi ne se laisse-t-il réduire à
aucune des autres modalités, appréhensions, affections,

1. William York Tindall, A Reader's Guide to « Finnegans Wake »,


Londres, 1969, p. 4.

50
quelles que soient leur richesse, leur hétérogénéité, leur
surdétermination? Qu'est-ce que cette écriture nous
apprend de l'essence du rire quand il rit parfois de
l'essence, aux limites du calculable et de l'incalculable?
Quand la totalité du calculable est déjouée par une
écriture dont on ne sait plus décider si elle calcule
encore, et mieux et plus, ou si elle transcende l'ordre
même et l'économie d'un calcul, voire d'un indécidable
qui serait encore homogène au monde du calcul? Une
certaine qualité du rire accorderait quelque chose comme
l'affect à cet au-delà du calcul et de toute littérature
calculable. Le mot affect serait alors indéterminé, un X
encore, sauf par ce qui en lui exposerait toute prétendue
activité maîtrisante et manipulatrice du sujet à ce qui
se donne au-delà du calcul, avant même tout projet,
toute signifiance.
Peut-être, peut-être, cette qualité du rire, et nulle
autre, résonne-t-elle, très haut, très bas, je ne sais plus,
à travers les larmes de la prière (pourquoi ne pourrait-
on rire à travers une prière?), celle qui précède immé-
diatement le Ha he hi ho hu de la fin :
« Loud, heap miseries upon us yet entwine our arts
with laughters low 1 • »

1. ] e ne sais pas si on peut traduire « laughters low » par « sourire


discret », comme le fait Lavergne. Mais comment traduire - et par exemple
l'opposition du premier et du dernier mot de la prière, Loud/low?
Et faut-il traduire? A quels critères se fiera-t-on pour décider que là il
faut traduire, essayer du moins, et là non? Autre exemple: faut-il ou
non traduire Ha he hi ho hu dont le he est aussi l'homophone ou
l'homonyme d'un« vrai» mot de la langue? et qui donc existe: he war.

51
Rire tout bas de la signature, signer d'un rire la
signature, apaiser le fou rire et langoisse du nom propre
dans la prière murmurée, pardonner à Dieu en l'im-
plorant de nous laisser faire le geste de donner selon
l'art, et l'art de rire.
Au commencement, ce ressentiment dont je parlais.
Toujours possible à l'égard de Joyce. Mais c'était, par
le petit bout de la lorgnette, considérer la vengeance
de ] oyce à légard du Dieu de Babel. De ce Dieu de
la vindicte dont Spinoza ne revient pas, dans le Traité
des autorités théologico-po!itiques : il aurait donné les lois
pour se venger! Mais ce Dieu, déjà, tortura sa propre
signature. Il le fut, ce tourment : ressentiment a priori
à légard de tout traducteur possible. Je t'ordonne et
je t'interdis de me traduire, de toucher à mon nom,
de donner un corps d'écriture à sa vocalisation.
Et par ce double commandement il signe. La signa-
ture ne vient pas après la loi, elle en est lacte divisé :
revanche, ressentiment, représailles, revendication comme
signature. Mais aussi comme don et don des langues.
Et Dieu se laisse prier, il condescend et se penche
(Loud/ !ow). La prière et le rire absolvent peut-être le

Mais la question« faut-il traduire?» n'arrive-t-elle pas toujours trop tard?


Elle ne peur faire l'objet d'une décision délibérée. La traduction a commencé
dès la première lecture, et même, voici la thèse de ces deux mots, avant
la lecture. Il n'y a guère que de l'écriture en traduction, ce que nous dit
la Genèse. Et Babel, c'est aussi la différence de hauteur, dans la voix
(lottd/ low), aussi bien que dans l'espace. L'élévation de la tour est
interrompue par le he war: «Allons! Descendons! Confondons là leurs
lèvres, l'homme n'entendra plus la lèvre de son prochain » ( 11: 7-8, trad.
A. Chouraqui).

52
mal de signature, l'acte de guerre par lequel tout aura
commencé. C'est 1' art, l'art de ] oyce, la place donnée
pour sa signature faite œuvre.
He war, c'est une contresignature, elle confirme et
elle contredit, elle efface en souscrivant. Elle dit « nous »
et « oui » pour finir au Père ou au Seigneur qui parle
haut - il n'y a guère que Lui - mais laisse ici le dernier
mot à la femme qui à son tour aura dit nous et oui.
Dieu contresigné, Dieu qui te signe en nous, laisse-
nous rire, amen, sic, si, oc, oïl.
ULYSSE GRAMOPHONE
Ouï-dire de Joyce
1

Oui, oui, vous m'entendez bien, ce sont des mots


français.
Certes, et je n'ai pas même à le confirmer d'une
autre phrase, il suffit que vous ayez entendu ce premier
mot, oui, pour savoir, si du moins vous entendez assez
de français, que grâce à l'autorisation qui m'en fut
gracieusement accordée par les responsables de ce James
Joyce Symposium, je m'adresserai à vous, plus ou moins,
dans ma langue supposée, cette dernière expression
restant néanmoins un quasi-anglicisme.
Mais oui, peut-on citer et traduire oui? Voilà une
des questions que j'entends poser au cours de cette
communication. Comment traduira-t-on les phrases que

57
je viens de lancer dans votre direction? Celle par laquelle
j'ai commencé, tout comme Molly commence et finit
ce qu'on appelle un peu légèrement son monologue, à
savoir par la répétition d'un oui, ne se contente pas de
mentionner, elle se sert à sa façon des deux oui, ceux
que maintenant je cite oui, oui. Dans mon incipit, vous
ne pouviez pas décider, et vous en êtes encore inca-
pables, si je vous disais oui ou si je citais, disons plus
généralement si je mentionnais le mot oui, par deux
fois, en rappelant, je cite, que ce sont bien des mots
français.
Dans le premier cas, j'affirme ou j'acquiesce, je sous-
cris, j'approuve, je réponds ou je promets, je m'engage
en tout cas et je signe : pour reprendre la vieille dis-
tinction de la speech act theory, toujours utile jusqu'à
un certain point, entre use et mention, l'usage du oui
est toujours au moins impliqué dans le moment d'une
signature.
Dans le second cas, j'aurais plutôt cité ou mentionné
le oui, oui. Or si l'acte de citer ou de mentionner
suppose sans doute aussi quelque signature et quelque
confirmation de l'acte mentionnant, cela reste implicite
et le oui implicite ne se confond pas avec le oui cité
ou mentionné.
Vous ne savez donc toujours pas ce que j'ai voulu
dire ou voulu faire en commençant par cette phrase :
« Oui, oui, vous m'entendez bien, ce sont des mots
français. » En vérité, vous ne m'entendez pas bien du
tout.
Je répète la question : comment traduira-t-on les

58
phrases que je viens de lancer dans votre direction?
Dans la mesure où elles mentionnent, voire citent le
oui, c'est le mot français qu'elles répètent et la traduc-
tion est au principe absurde qu illégitime : yes, yes, ce
ne sont pas des mots français. Lorsque Descartes, à la
fin du Discours de la Méthode, explique pourquoi il a
décidé d'écrire dans la langue de son pays, la traduction
latine du Discours a tout simplement omis ce para-
graphe. Quel sens y a-t-il à écrire en latin une phrase
qui vous dit en substance : voici les bonnes raisons
pour lesquelles j'écris ici, présentement, en français? Il
est vrai que la latine fut la seule traduction à effacer
violemment cette affirmation de la langue française. Car
ce n'était pas une traduction parmi d'autres, elle pré-
tendait reconduire le Discours de la Méthode à ce qui,
selon la loi de la société philosophique d'alors, aurait
dû être le véritable original en sa vraie langue. Laissons
cela pour une autre conférence 1 •
] e voulais seulement marquer que l'affirmation d'une
langue par elle-même est intraduisible. L'acte qui, dans
une langue, remarque la langue même, l'affirme ainsi
deux fois, une fois en la parlant, une fois en disant
qu'elle est ainsi parlée; il ouvre l'espace d'une re-marque
qui à la fois, du même coup double, défie et appelle
la traduction. Selon une distinction que j'ai risquée
ailleurs à propos de l'histoire et du nom de Babel, ce
qui reste intraduisible est au fond la seule chose à

1. A paraître.

59
traduire, la seule chose traductible. L'à-traduire du tra-
ductible ne peut être que l'intraduisible.
Vous avez déjà compris que je m'apprêtais à vous
parler du oui, à tout le moins de quelques-unes de ses
modalités, et je le précise tout de suite, au titre de
première esquisse, dans certaines séquences de Ulysse.
Pour mettre fin sans retard à la circulation ou à la
circumnavigation interminable, pour éviter l'aporie en
vue du meilleur commencement, je me suis jeté à l'eau,
comme on dit en français, et j'ai décidé de me livrer
avec vous à l'aléatoire d'une rencontre. Avec Joyce, la
chance est toujours ressaisie par la loi, le sens et le
programme, selon la surdétermination des figures et
des ruses. Et pourtant l'aléa des rencontres, le hasard
des coïncidences se laissent précisément affirmer, accep-
ter, oui, voire approuver dans toutes les échéances. Dans
toutes les échéances, c'est-à-dire dans toutes les chances
généalogiques qui mettent en dérive une filiation légi-
time, dans Ulysse et sans doute ailleurs. C'est trop
évident de la rencontre entre Bloom et Stephen à
laquelle je reviens dans un instant.
Se jeter à l'eau, disais-je. Je pensais à l'eau d'un lac,
il me faut le préciser. Mais vous auriez pu penser : la
bouteille à la mer, vous connaissez le mot de Joyce.
Le lac ne lui était pas si étranger pourtant, je le préciserai
tout à l'heure.
L'aléa auquel j'ai dit oui, décidant par là même de
vous y livrer, je lui donne le nom propre de Tokyo.
Tokyo : cette ville se trouverait-elle sur le cercle
occidental qui reconduit à Dublin ou à lthaca?

60
Une errance sans calcul, la randonnée d'une random-
ness me conduit un jour en ce passage (Eumaeus, The
shelter, 1 a.m,567) au cours duquel Bloom nomme
«the coïncidence of meeting, discussion, dance, row,
old salt, of the here today and gone tomorrow type,
night loafers, the whole galaxy of events, all went to
make up a miniature cameo of the world we live in ... ».
«The galaxy of events » fut traduit en français par
une « gerbe des événements » qui perd tout le lait, donc
aussi le thé au lait qui sans cesse irrigue Ulysse pour
en faire justement une voie lactée ou « galaxy ». Per-
mettez-moi ici une autre parenthèse. Nous nous deman-
dions ce qui arrive au oui quand on le répète, dans la
« mention » ou dans la citation. Mais que se passe-t-il
quand il devient une marque déposée, le titre inalié-
nable d'une sorte de patente? Et puisque nous tournons
ici dans le lait, qu'advient-il quand oui devient, oui,
une marque ou une sous-marque de yogurt? Je repar-
lerai souvent de l'Ohio, ce lieu marqué dans Ulysse.
Or il existe en Ohio une sous-marque déposée de yogurt
Dannon qui s'intitule simplement YES. Et sous le grand
YES lisible à même le couvercle, une publicité dit : « Bet
You Can't Say No to Yes. »
«Coïncidence of meeting», disait le passage que
j'étais en train de citer. Un peu plus bas surgit le nom
de Tokyo: tout d'un coup, comme un télégramme ou
comme le titre d'une page de journal, The Telegraph,
qui se trouve sous le coude de Bloom, « as luck would
have it », est-il dit au début du paragraphe.
Le nom de Tokyo est associé à une bataille, « Great

61
battle Tokio ».Ce n'est pas Troie mais Tokyo en 1904:
la guerre avec la Russie intérieure.
Or je me trouvais à Tokyo il y a plus d'un mois,
et c'est là-bas que j'ai commencé à écrire cette confé-
rence, à en dicter plutôt l'essentiel à un petit magné-
tophone de poche.
J'ai décidé de la dater ainsi, or dater c'est signer, de
ce matin du 11 mai où je cherchais des cartes postales
dans une sorte de maison de la presse, au sous-sol,
dans le « basement » de l'Hôtel Okura. Je cherchais
des cartes postales qui représenteraient des lacs japonais,
disons justement des mers intérieures. L'idée m'avait
traversé de suivre les bords du lac dans Ulysse, de
m' aventurer dans un grand tour des lacs, entre le lac
de vie qu'est la mer Méditerranée et le Lacus Mortis
nommé dans la scène de l'hôpital, précisément, dominée
par le symbole maternel : « ... they corne trooping to
the sunken sea, Lacus Mortis ... Onward to the dead
sea they tramp to drink. .. » (411).
C'est qu'en vérité j'avais d'abord songé, pour cette
conférence sur Ulysse, à adresser comme vous dites en
anglais, la scène de la carte postale, un peu à l'inverse
de ce que j'avais fait dans La carte postale où j'avais
tenté de remettre en scène la babelisation du système
postal dans Finnegans Wake. Vous le savez sans doute
mieux que moi, tout un jeu de cartes postales insinue
peut-être l'hypothèse que la géographie des trajets de
Ulysse autour du lac méditerranéen pourrait bien avoir
la structure d'une carte postale ou d'une cartographie
des envois postaux. Cela se démontrera peu à peu, je

62
prélève pour l'instant une phrase de J.]. qui dit l' équi-
valence entre une carte postale et une publication. Toute
écriture publique, tout texte ouvert est aussi offert
comme la surface exhibée, non privée, d'une lettre
ouverte, donc d'une carte postale, avec son adresse
incorporée dans le message, dès lors douteuse, avec son
langage à la fois codé et stéréotypé. Trivialisé par le
code et le chiffre mêmes. Réciproquement, toute carte
postale est un document public, privé de toute privacy,
et qui de plus, par là même, tombe sous le coup de
la loi. C'est bien ce que dit J.]. : « - And moreover,
says J.J. [ce ne sont pas n'importe quelles initiales], a
postcard is a publication. lt was held to be sufficient
evidence of malice in the testcase Sadgrove v.Hole. In
my opinion an action might lie» (320). Traduisez: il
y aurait lieu de poursuivre devant la loi, to sue, mais
aussi: l'action pourrait mentir. Au commencement, le
speech act ...
Cette carte postale à suivre, donc, vous en retrou-
veriez la trace ou le relais dans celle de Mr Reggy, « his
silly postcard » que Gerty pouvait déchirer « into a
dozen pieces » (360). Il y a aussi, entre autres, la
« postcard to Flynn » sur laquelle, de surcroît, Bloom
se rappelle avoir oublié d'inscrire l'adresse, ce qui sou-
ligne le caractère de publicité anonyme : une carte
postale n'a pas de destinataire propre, fors celui ou
celle qui en accuse réception par quelque signa-
ture inimitable. Ulysses, une immense postcard.
« Mrs Marion. Did 1 forget to write address on that
letter like the postcard 1 sent to Flynn?» (367). [Je

63
prélève ces cartes postales dans un acheminement dis-
cursif, plus précisément narratif, que je ne peux chaque
fois reconstituer. Il y a là un inéluctable problème de
méthode vers lequel je ferai retour tout à l'heure. La
carte postale sans adresse qui ne se laisse pas oublier,
elle se rappelle au bon souvenir de Bloom au moment
où il cherche une lettre égarée : « Where did 1 put the
letter? Yes, all right » (365). On peut supposer que le
« yes » rassuré accompagne et confirme le retour de
mémoire : le lieu de la lettre est retrouvé. Un peu plus
loin, après la « silly postcard » de Reggy, voici· la « silly
letter » : « Damned glad 1 didn't do it in the bath this
morning over her silly 1 will punish you letter » (366).
Laissons au parfum de ce bain et à la vengeance de
cette lettre le temps de nous arriver. La surenchère de
cette dérision va jusqu'aux sarcasmes de Molly contre
celui qui « now [hes] going about in his slippers to
look for ~ 10 000 for a postcard up up 0 Sweetheart
May ... » (665).
J'étais donc en train d'acheter des cartes postales à
Tokyo, dans un passage souterrain de l'Hôtel Okura.
Or la séquence qui mentionne en style télégraphique
«Great battle Tokio », après avoir rappelé la « coïnci-
dence of meeting», la généalogie bâtarde et la semence
erratique qui lie Stephen à Bloom, la « galaxie des
événements», etc., c'est le passage d'une autre carte
postale. Non pas cette fois d'une carte postale sans
adresse mais d'une carte postale sans correspondance.
On dirait donc d'une carte postale sans texte et qui se
réduirait à la simple association d'une image et d'une

64
adresse. Or il se trouve qu'ici l'adresse est de surcroît
fictive. Le destinataire de cette carte sans correspondance
est une sorte de lecteur fictif. Avant d'y revenir, faisons
un cercle par la séquence «Tokyo», je dois la citer.
Elle suit de près l'extraordinaire échange entre Bloom
et Stephen sur /'appartenance (belonging) : « You suspect,
Stephen retorted with a sort of a half laugh, that 1
may be important because 1 belong to the faubourg
Saint-Patrice called Ireland for short.
« - 1 would go a step farther, Mr Bloom insinuated
[en rendant : " a: step farther " par " un peu plus loin ",
la traduction française, n'en déplaise au co-signataire
].].,manque, entre tant d'autres choses, le" step father"
qui surimprime, au fond de tous ces fantasmes généa-
logiques, avec croisements génétiques et disséminations
hasardeuses, un rêve de légitimation par adoption et
retour du fils ou par mariage avec la fille.
Mais on ne sait jamais qui appartient à qui, quoi à
qui, quoi à quoi, qui à quoi. Il n'y a pas de sujet de
l'appartenance, pas plus que de propriétaire de la carte
postale : elle reste sans destinataire assigné].
« - But 1 suspect, Stephen interrupted, that Ireland
must be important because it belongs to me.
« - What belongs? queried Mr Bloom, bending, fan-
cying he was perhaps under some misapprehension.
Excuse me. Unfortunately 1 didn't catch the latter
portion. What was it you? ... »
Stephen précipite alors les choses: « - We can't
change the country. Let us change the subject. » (565-
566).

65
Il ne suffit pas d'aller à Tokyo pour changer de pays,
ni même de langue.
Un peu plus loin, donc, retour de la carte postale
sans correspondance et adressée à un destinataire fictif.
Bloom pense à l'aléa des rencontres, à la galaxie des
événements, il rêve d'écrire, d'écrire ce qui lui arrive,
comme je le fais ici, son histoire, « my experiences »
dit-il, et d'en tenir en quelque sorte la chronique, le
journal dans un journal, diary ou newspaper personnel,
en associant librement, sans contrainte.
Voici, nous abordons, la carte postale à proximité
de Tokyo : « The coïncidence of meeting [ ... ] the whole
galaxy of events [... ] To improve the shining hour he
wondered whether he might meet with anything
approaching the same luck [je souligne] as Mr Philip
Beaufoy if taken clown in writing. Suppose he were to
pen something out of the common groove (as he fully
intended doing) at the rate of one guinea per column,
My Experiences, let us say, in a Cabman's Shelter. »
My Experiences, c'est à la fois ma «phénoménologie
de l'esprit », au sens hegelien de « science de l'expérience
de la conscience», aussi bien que le grand retour cir-
culaire, la circumnavigation autobiographicoencyclo-
pédique d'Ulysse : on a souvent parlé de l'Odyssée de
la phénoménologie de l'esprit. Ici la phénoménologie
de l'esprit aurait la forme d'un journal de la conscience
et de l'inconscient au hasard de lettres, de télégrammes,
de journaux intitulés par exemple Telegraph, écriture à
distance, et finalement de cartes postales dont parfois

66
le seul texte, sorti de la poche d'un marm, n'exhibe
qu'un fantasme d'adresse.
Bloom vient de parler de My Experiences : « The pink
edition, extra sporting, of the Telegraph, tell a graphie
lie, lay, as luck would have it, beside his elbow and
as he was just puzzling again, far from satisfied, over
a country belonging [encore] to him and the preceding
rebus the vessel came from Bridgwater and the postcard
was addressed to A. Boudin, find the captain's age, his
eyes [je souligne le mot eyes, nous y ferons retour] went
aimlessly over the respective captions which came under
his special province, the allembracing give us this day
our daily press. First he got a bit of a start but it
turned out to be only something about somebody
named H. du Boyes, agent for typewriters or something
like that. Great battle Tokio. Lovemaking in Irish
~200 damages» (567).
Je n'analyserai pas ici la stratigraphie de ce champ
de « battle Tokio », des experts pourraient le faire à
l'infini; l'économie d'une conférence me permet seu-
lement de vous raconter, comme une carte postale jetée
à la mer, my experiences in Tokyo, puis de poser au
passage la question du oui, de l'aléa et de l'expérience
joycienne comme expertise: qu'est-ce qu'un expert, un
docteur ès choses joyciennes? quoi de l'institution joy-
cienne et que penser de l'hospitalité dont elle m'honore
aujourd'hui à Francfort?
L'allusion à la carte postale, Bloom la juxtapose à
ce qui présente déjà une pure juxtaposition associative,
contiguïté apparemment insignifiante et soulignant son

67
insignifiance : c'est la question de l'âge du cap1tame,
qu'on doit deviner, plutôt que calculer, après l'exposé
d'une série de données, les figures d'un «rébus», sans
rapport évident avec la question. Néanmoins, cette
plaisanterie sous-entend que le capitaine est le capitaine
d'un bateau.
Or la carte postale, c'est justement celle dont parlait
un marin, un voyageur des mers, un capitaine qui
comme Ulysse revient un jour d'un long voyage cir-
culaire autour du lac méditerranéen. Quelques pages
plus haut, même lieu, même heure: « - Why, the
sailor answered, upon reflection upon it, I've circum-
navigated a bit since 1 first joined on. 1 was in the Red
Sea. 1 was in China and North America and South
America. I seen icebergs plenty, growlers. I was in
Stockholm and the Black Sea, the Dardanelles, under
Captain Dalton the best bloody man that ever scuttled
a ship. I seen Russia [ ... ] I seen maneaters in Peru ... »
(545-546).
Il est allé partout sauf au ] apon, me dis-je, or le
voici qui sort de sa poche une carte postale sans message.
Quant à l'adresse, elle est fictive, aussi fictive que Ulysse
et c'est la seule chose que cet Ulysse ait dans la poche :
« He fumbled out a picture postcard from his inside
pocket, which seemed to be in its way a species of
repository, and pushed it along the table. The printed
matter on it stated : Choza de Indios. Beni, Bolivia.
« All focused their attention on the scene exhibited,
at a group of savage women in striped loincloths [... ]

68
« His postcard proved a centre of attraction for Messrs
the greenhorns for several minutes, if not more [... ]
« Mr Bloom, without evincing surprise, unostenta-
tiously turned over the card to peruse the partially
obliterated address and posmark. lt ran as follows :
Tarjeta Postal. Senor A. Boudin, Galeira Becche, San-
tiago, Chile. There was no message evidently, as he
took particular notice. Though not an implicit believer
in the lurid story narrated [... ], having detected a dis-
crepancy between his name (assuming he was the person
he represented himsel to be and not sailing under false
colours after having boxed the compass on the strict
q.t. somewhere) and the fictitious addressee of the
missive which made him nourish some suspicions of
our friend's bona fides, nevertheless ... » (546-547).
Je suis donc en train d'acheter des cartes postales à
Tokyo, des images de lac, j'appréhende une commu-
nication intimidée devant des « Joyce scholars » sur le
oui dans Ulysse et sur l'institution des études joyciennes,
quand je tombe, dans la boutique où je me trouve par
hasard, au sous-sol de l'Hôtel Okura, « coincidence of
meeting », sur un livre intitulé 16 ways to avoid saying
no, par Massaki Imai. C'était, je pense, un livre de
diplomatie commerciale. On dit que par courtoisie les
Japonais évitent, autant que possible, de dire non même
s'ils veulent dire non. Comment faire entendre un non
quand on veut dire non sans le dire? Comment traduire
non par oui, et que signifie traduire quant à ce couple
singulier du oui/non, voilà une question qui nous

69
attend au retour 1 • A côté de ce livre, sur le même
rayon et par le même auteur, un autre livre, toujours
dans sa traduction anglaise : Never take yes for an answer.
Or s'il est très difficile de dire quoi que ce soit de
très sûr, et de sûrement métalinguistique, sur ce mot
singulier, oui, qui ne nomme rien, qui ne décrit rien,
dont le statut grammatical et sémantique est des plus
énigmatiques, on croit pouvoir au moins en affirmer
ceci : it must be taken for an answer. Il a toujours la
forme d'une réponse. Il survient après l'autre, pour
répondre à la demande ou à la question, au moins
implicite, de l'autre, fût-ce de l'autre en moi, de la
représentation en moi d'une autre parole. Le oui
implique, dirait Bloom, un « implicit believer » à
quelque interpellation de l'autre. Le oui a toujours le
sens, la fonction ou la mission d'une réponse, même si
cette réponse, nous le verrons aussi, a parfois la portée
d'un engagement originaire et inconditionnel. Or notre
auteur japonais nous recommande de ne jamais prendre
« yes for an answer ». Ce qui peut vouloir dire deux
choses: oui peut vouloir dire non, ou oui n'est pas une

1. Le traitement de cette question serait lourdement surdéterminé par


l'idiome irlandais qui pèse en silence et latéralement sur tout le texte.
L'irlandais évite aussi à sa manière le oui et le non dans leur forme directe.
A la question« es-tu malade?», il ne répond ni oui ni non mais l'équivalent
d'un« je le suis» ou «je ne le suis pas». «Était-il malade?»« Il l'était»
ou «il ne l'était pas», etc. La façon dont le hoc a pu prendre le sens de
oui n'est sans doute pas étrangère à ce processus. Oil (hoc illud), et oc ont
donc servi à désigner des langues par la manière dont on y disait oui.
On appelait aussi parfois l'italien la langue de si. Oui, le nom de la
langue.

70
réponse. Hors du contexte diplomatico-commercial où
elle paraît se tenir, cette prudence pourra nous porter
plus loin.
Mais je poursuis la chronique de « my experiences ».
Au moment où je notais ces titres, un touriste américain
<le l'espèce la plus typique se penche sur mon épaule
et soupire : « So many books! What is the definitive
one? Is there any? » C'était une toute petite librairie,
une maison de la presse. J'ai failli lui répondre « yes,
there are two of them, Ulysses and Finnegans Wake »
mais j'ai gardé ce oui pour moi et j'ai souri bêtement
comme quelqu'un qui ne comprend pas la langue.
II

Je vous ai parlé jusqu'ici des lettres dans Ulysse, et


de cartes postales, et de machines à écrire et de télé-
graphes : il y manque le téléphone et je dois vous
raconter une expérience téléphonique.
Depuis longtemps, et encore maintenant, je crois que
je ne serai jamais prêt pour présenter une communi-
cation sur Joyce devant un parterre d'experts. Qu'est-
ce qu'un expert, quand il s'agit de Joyce, voilà ma
question. Toujours intimidé, en retard, me voilà bien
embarrassé au mois de mars quand mon ami Jean-
Michel Rabaté me téléphone pour me demander un
titre. Je n'en avais pas. Je savais seulement que je
souhaitais traiter du oui dans Ulysse. J'avais même

73
essayé d'en faire le compte d'une main distraite, plus
de 222 fois le mot yes dans la version dite originale (et
nous savons mieux que jamais avec quelles précautions
il faut se servir maintenant de cette expression). Je ne
suis arrivé à ce chiffre, sans doute fort approximatif,
qu'après une première addition ne prenant en compte
que les yes sous leur forme explicite 1 • Je dis bien le
mot yes, car il peut y avoir du oui sans le mot yes et
surtout, immense problème, le compte n'est plus le
même en traduction. La française en rajoute beaucoup.
Plus du quart de ces yes se rassemble dans ce qu'on

1. Depuis, la semaine qui suivit cette conférence, un étudiant et ami


que je rencontrai à Toronto attira mon attention sur un autre calcul.
Celui-ci aboutit à un chiffre nettement supérieur, sans doute pour avoir
pris en compte tous les ay dont je note en passant que, se prononçant I,
tout comme le mot signifiant je, il pose un problème sur lequel je reviens
plus loin. Voici cet autre calcul, celui de Noel Riley Fitch dans Sylvia
Beach and the lost generation, A history of Literary Paris in the Twenties
& Thirties, New York, London, 1983. Si je cite tout ce paragraphe, c'est
qu'il m'importe au-delà de l'arithmétique des yes: «One consultation
with Joyce concerned Benoit-Méchin's translation of the final words of
Ulysses » : « and his heart was going like mad and yes I said Yes I will ».
The young man wanted the nove! to conclude with a final « yes » following
the « I will ». Earlier Joyce had considered using « yes » (which appears
3 54 rimes in the nove!) as his final word, but had written « I will » in
the draft that Benoist-Méchin was translating. There followed a day of
discussion in which they dragged in all the world's great philosophers.
Benoist-Méchin, who argued chat in French the «oui» is stronger and
smoother, was more persuasive in the philosophical discussion. « I will »
sounds authoritative and Luciferian. « Yes », he argued, is optimistic, an
affirmation to the world beyond oneself. Joyce, who may have changed
his mind earlier in the discussion; conceded hours lacer, « yes », the young
man was right, the book would end with « the most positive word in
the language » (p. 109-110).

74
appelle ingénument le monologue de Molly: dès qu'il
y a oui, une effraction aura eu lieu dans le monologue,
l'autre est branché sur quelque téléphone.
Quand Jean-Michel Rabaté me téléphone, j'avais
donc décidé d'interroger, si on peut dire, le oui de
Ulysse aussi bien que l'institution des experts joyciens,
et puis encore ce qui se passe quand un oui se trouve
écrit, cité, répété, archivé, recorded, gramophoné, sujet
de traduction et de transfert.
Mais je n'avais pas encore de titre, seulement une
statistique et quelques notes sur une seule page. Je
demande à Rabaté d'attendre une seconde, je remonte
dans ma chambre, jette un regard sur la page de notes
et un titre me traverse l'esprit avec une sorte de brièveté
irrésistible, l'autorité d'un ordre télégraphique : l' oui
dire de Joyce. Donc, vous m'entendez bien, le dire oui
de Joyce mais aussi le dire ou le oui qui s'écoute, le
dire oui qui se promène comme une citation ou comme
une rumeur circulante, circumnaviguant par le laby-
rinthe de l'oreille, ce qu'on connaît seulement par ouï-
dire, hearsay.
Cela ne peut jouer qu'en français, dans l'homonymie
confuse et babelienne du oui, un point sur l'i c'est tout,
et du ouï, tréma ou deux points. L'intraduisible homo-
nymie s'entend (par ouï-dire, donc) plus qu'elle ne se
lit avec les yeux, with the eyes, ce dernier mot, eyes,
soit dit au passage, donnant lui-même à lire, plutôt
qu'à entendre le graphème yes. Yes ne peut donc être,
dans Ulysse, qu'une marque à la fois parlée et écrite,

75
vocalisée comme graphème et écrite comme phonème,
oui, en un mot gramophoné.
L' ouï dire me paraissait donc un bon titre, suffisam-
ment intraduisible et potentiellement capable de légen-
der ce que j' av.ais envie de dire du oui de Joyce. Rabaté
me dit «oui» au téléphone, d'accord pour ce titre. Peu
de jours après, moins d'une semaine, je reçois son
admirable livre,]oyce, portrait de l'auteur en autre lecteur
dont le chapitre quatrième porte en titre : Molly : oui'
dire (avec un tréma). « Curious coincidence, Mr Bloom
confided to Stephen unobtrusively », au moment où le
marin déclare qu'il connaissait déjà Simon Dedalus;
« coincidence of meeting », dit Bloom un peu plus loin
de sa rencontre avec Stephen. Je décide donc de garder
ce titre en sous-titre pour commémorer la coïncidence,
assuré que j'étais alors que nous ne racontions pas
exactement la même histoire sous le même titre.
Mais, Jean-Michel Rabaté peut en témoigner, c'est
au cours d'une rencontre aussi aléatoire (je conduisais
ma mère et j'ai sauté hors de ma voiture sur le trottoir
d'une rue de Paris en apercevant Jean-Michel Rabaté)
que nous nous sommes dit plus tard, à mon retour du
Japon, que cette coïncidence avait dû être « télépho-
née», en quelque sorte, par un rigoureux programme
dont la nécessité pré-enregistrée comme sur un répon-
deur téléphonique, même si elle passait par un grand
nombre de fils, avait dû se rassembler en quelque central
et nous agir, l'un et l'autre, l'un avec ou sur l'autre,
l'un avant l'autre sans qu'aucune appartenance légitime
puisse être jamais assignée. Mais l'histoire des corres-

76
pondances et du téléphone ne s'arrête pas là. Rabaté a
dû communiquer à je ne sais qui mon titre par télé-
phone : cela n'a pas manqué de produire quelques
déformations spécifiquement joyciennes et programmées
sur le central des experts puisque je reçus un jour de
Klaus Reichert, sur papier à en-tête du Ninth Inter-
national James Joyce Symposium une lettre dont je citerai
ce seul paragraphe : « 1 am very curious to know about
your Lui/Oui's which could be spelt Louis as well 1
suppose. And the Louis' have not yet been detected in
Joyce as far as 1 know. Thus it sounds promising from
every angle. »
Il y a au moins une différence essentielle entre Rabaté,
Reichert et moi, comme entre vous tous et moi-même,
c'est celle de la compétence. Vous êtes tous et toutes
des experts, vous appartenez à une institution des plus
singulières. Celle-ci porte le nom de celui qui a tout
fait, et il 1' a dit, pour la rendre indispensable et la
faire travailler pendant des siècles, comme à une nou-
velle tour de Babel pour encore «faire un nom», telle
une puissante machine de lecture, de signature et de
contresignature au service de son nom, de son brevet
ou de sa « patent ». Mais une institution que, comme
Dieu la tour de Babel, il a tout fait pour rendre
impossible et improbable dans son principe, pour la
déconstruire d'avance, et jusqu'à miner le concept même
d'une compétence sur lequel une légitimité institution-
nelle pourrait un jour se fonder, qu'il s'agisse d'une
compétence de savoir ou de savoir-faire.
Avant de faire retour vers cette question, à savoir de

77
ce que nous faisons ici vous et moi, la compétence et
1' incompétence attestées, je reste encore quelque temps
branché sur le téléphone, avant d'interrompre une
communication plus ou moins télépathique avec ] ean-
Michel Rabaté.
Nous avons accumulé jusqu'ici les lettres, les cartes
postales, les télégrammes, les machines à écrire, etc. Il
faut bien se rappeler que si Finnegans Wake est la
babelisation sublime d'un penman et d'un postman, le
motif de la différance postale, de la télécommande et
de la télécommunication, est déjà puissamment à 1' œuvre
dans Ulysse. Et cela se remarque même, comme toujours,
en abyme. Par exemple dans The wearer of the crown :
« U nder the porch of the general post office shoeblacks
called and polished. Parked in North Prince's street
His Majesty' s vermilion mailcars, bearing on their sides
the royal initiais, E.R., received loudly flung sacks of
letters, postcards, lettercards, parcels, insured and paid,
for local, provincial, British and overseas delivery »
(118). Cette technologie du « remote control », comme
on dit de la télécommande de télévision, n'est pas un
élément externe du contexte, elle affecte le dedans même
du sens le plus élémentaire, jusqu'à l'énoncé ou l'ins-
cription du presque plus petit mot, la gramophonie du
oui. C'est pourquoi l'errante circumnavigation d'une
carte postale, d'une lettre ou d'un télégramme ne déplace
les destinations que dans le bourdonnement continu
d'une obsession téléphonique, ou encore, si vous prenez
en compte un gramophone ou un répondeur automa-
tique, d'une obsession télégramophonique.

78
Si je ne me trompe, le premier coup de téléphone
retentit avec ces mots de Bloom : « Better phone him
up first » dans la séquence intitulée (124) «And it was
the feast of the Passover ». Peu auparavant, il avait répété
un peu mécaniquement, comme un disque, cette prière,
la plus grave pour un Juif, celle qu'on ne devrait jamais
laisser se mécaniser ou gramophoner, « Shema Israel
Adonai Elohenu ».
Si, plus ou moins légitimement (car tout est légitime
et rien .ne l'est quand on prélève quelque segment au
titre de la métonymie narrative), on soustrait cet élé-
ment à la trame la plus manifeste du récit, on peut
alors parler d'un Shema Israel téléphonique entre Dieu,
à une distance infinie (a long distance cal!, a collect cal!
/rom or to the « collector of prepuces »), et Israël. Shema
Israéi veut dire, vous le savez, appel à Israël, écoute
Israël, allô Israël, à l'adresse du nom d'Israël, a person-
to-person call 1. La scène du « better phone him up

1. Ailleurs, dans le bordel, ce sont les circoncis qui disent le « Shema


Israël», et voici encore le Lacus Mortis, la mer morte : « THE CIRCUMCISED :
(ln a dark guttural chant as they case dead fruit upon him, no flowers)
Shema Israël Adonaï Elohenu Adonaï Echad » (496).
Et puisque nous parlons d'Ulysse, de la mer Morte et de gramophone,
bientôt de rire, voici Le temps retrouvé:« Le rire cessa; j'aurais bien voulu
reconnaître mon ami, mais, comme dans l'Odyssée Ulysse s'élançant sur
sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d'obtenir d'une
apparition une réponse qui l'identifie, comme le visiteur d'une exposition
d'électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue
inaltérée soit tout de même émise par une personne, je cessai de reconnaître
mon ami. » Plus haut : « Cette voix semblait émise par un phonographe
perfectionné.» Pléiade, t. III, p. 941-942. Biographies: « Those of the
earlier generation - Paul Valéry, Paul Claudel, Marcel Proust, André

79
first » se déroule dans les lieux du journal Le télégramme
(et non pas Le tétragramme) et Bloom vient de s'arrêter
pour observer une sorte de machine à écrire, plutôt une
machine à composer, une matrice typographique («He
stayed in his walk to watch a typesetter neatly distri-
buting type». Et comme il lit d'abord à l'envers(« Reads
it backward first »), composant le nom de Patrice
Dignam, nom de père, Patrice, de droite à gauche, il
se rappelle son propre père lisant la haggadah dans le
même sens. Vous pourriez suivre, dans ce paragraphe,
autour de Patrice, toute la série des pères, des douze
fils de Jacob, etc., et le mot « practice » vient par deux
fois scander cette litanie patristique et perfectly paternelle
(« Quickly he does it. Must require some practice ». Et
douze lignes plus bas « How quickly he does that job.
Practice makes perfect »). Presque aussitôt après, on lit :
« Better phone him up first » : plutôt un coup de
téléphone pour commencer, dit la traduction française.
Disons : un coup de téléphone, plutôt, pour commen-
cer. Au commencement, il faut bien qu'il y ait eu
quelque coup de téléphone.
Avant l'acte, ou la parole, le téléphone. Au commen-
cement fut le téléphone. Ce coup de téléphone qui joue
avec des chiffres apparemment aléatoires mais sur les-
quels il y aurait tant à dire, nous l'entendons alors

Gide (all born around 1870) - were either indifferent to or hostile toward
his work. Valery and Proust were indifferent. [... ] Joyce had only one
brief meeting with Proust, who died within months after the publication
of Ulysses. » Noel Riley Fitch, Sylvia Beach and the Lost Generation,
p. 95. « ... coincidence of meeting ... galaxy of events ... ».

80
résonner sans cesse. Et il engage en lui ce oui vers lequel
nous revenons lentement, tournant en rond autour de
lui. Il y a plusieurs modalités ou tonalités du oui
téléphonique, mais l'une d'elles revient à marquer sim-
plement, sans rien dire d'autre, qu'on est là, présent,
à l'écoute, au bout du fil, prêt à répondre mais sans
rien répondre d'autre pour l'instant que la préparation
à répondre (allô, oui : j'écoute, j'entends que tu es là,
prêt à parler au moment où je suis prêt à parler avec
toi). Au commencement le téléphone, oui, au commen-
cement du coup de téléphone.
Quelques pages après le « Shema Israël » et le premier
coup de téléphone, juste après l'inoubliable scène de
l'Ohio sous le titre de Memorable Battles Recalled (vous
entendez bien que de Ohio à Battle Tokyo une voix
va très vite), un certain yes téléphonique résonne avec
un « Bingbang » qui rappelle l'origine de l'univers. Un
professeur compétent vient de passer, « - A Perfect
cretic! the professor said. Long, short and long», après
le cri «In Ohio!», «My Ohio!». Puis au début de 0
Harp Eolian, c'est le bruit des dents qui tremblent dans
la bouche quand on y fait passer du «dental floss » (et
si je vous dis que cette année, avant d'aller à Tokyo,
j'étais passé par Oxford, Ohio, et que j'avais même
acheté du« dental floss » - c'est-à-dire une harpe éolienne
- dans un drugstore d'Ithaca, vous ne me croiriez pas.
Vous auriez tort, c'est vrai et vérifiable). Quand dans
la bouche, les « resonant unwashed teeth » vibrent au
«dental floss », on entend « - Bingbang, bangbang ».
Bloom demande alors à téléphoner : « I just want to

81
phone about an ad. » Puis « The telephone whirred
inside ». Cette fois la harpe éolienne n'est plus le « den-
tal floss » mais le téléphone dont les câbles sont ailleurs
les « navel cords » qui relient à l'Éden. « - Twenty
eight ... No, twenty ... double four. .. Yes. » On ne sait
pas si ce Yes est monologué, approuvant 1' autre en soi
(oui, c'est bien le numéro) ou s'il parle déjà à l'autre
au bout du fil. Et on ne peut pas le savoir. Le contexte
est coupé, c'est la fin de la séquence.
Mais à la fin de la séquence suivante (Spot the
Winner), le « yes » téléphonique retentit de nouveau
dans les lieux mêmes du Telegramme : « - Yes ... Evening
Telegraph here, Mr Bloom phoned from the inner office.
Is the boss ... ? Yes, Telegraph ... To where? Aha! Which
auction rooms? ... Aha! I see ... Right. I'll catch him. »
A plusieurs reprises, il est noté que le coup de
téléphone est intérieur. « Mr Bloom... made for the
inner door » quand il veut téléphoner; puis «The tele-
phone whirred inside », et enfin « Mr Bloom phoned
from the inner office». Intériorité téléphonique, donc:
car avant tout dispositif portant ce nom dans la moder-
nité, la tekhnè téléphonique est à 1' œuvre au-dedans de
la voix, multipliant 1' écriture des voix sans instruments,
dirait Mallarmé, téléphonie mentale qui, inscrivant le
lointain, la distance, la différance et 1'espacement dans
la phonè, à la fois institue, interdit et brouille le soi-
disant monologue. A la fois, du même coup, dès le
premier coup de téléphone et dès la plus simple voca-
lisation, dès la quasi-interiection monosyllabée du
« oui », « yes », « ay ». A fortiori pour ces « om, om »

82
que les théoriciens du speech act donnent comme
l'exemple du performatif et que Molly répète à la fin
du prétendu monologue, le Yes, Yes, I do consentant
au mariage. Quand je parle de téléphonie mentale,
voire de masturbation, je cite implicitement « THE SINS
OF THE PAST: (ln a medley of voices) He went through
a form of clandestine marriage with at least one woman
in the shadow of the Black Church. Unspeakable mes-
sages he telephoned mentally to miss Dunne at an
address in d'Olier Street while he presented himself
indecently to the instrument in the callbox » (491-
492).
L'espacement téléphonique se surimprime en parti-
culier dans la scène intitulée A Distant Voice. Elle croise
tous les fils de notre réseau, les paradoxes de la compé-
tence et de l'institution, ici représentée par la figure du
professeur, et, en tous les sens de ce mot, la répétition
du « yes », entre les yeux et les oreilles, eyes and ears.
On peut tirer tous ces fils téléphoniques d'un seul
paragraphe :
<<A DISTANT VOICE
- 1'11 answer it, the professor said going. [...]
«Hello? Evening Telegraph here ... Hello? ... Who's
there? ... Yes ... Yes ... Yes ... [. .. ]
«The professor came to the inner door [encore
" inner "].
« - Bloom is at the telephone, he said » (13 7-138).
Bloom est-au-téléphone. Le professeur définit ainsi
une situation particulière à tel moment du récit, sans
doute, mais, comme toujours dans la stéréophonie d'un

83
texte qui donne plusieurs reliefs à chaque énoncé et
permet toujours les prélèvements métonymiques aux-
quels je ne suis pas le seul lecteur de ] oyce à me livrer
de façon à la fois légitime et abusive, autotisée et
bâtarde, il nomme aussi l'essence permanente de Bloom.
On peut la lire au travers de ce paradigme particulier :
he is at the telephone, il y est toujours, il appartient au
téléphone, il y est à la fois rivé et destiné. Son être est
un être-au-téléphone. Il est branché sur tine multiplicité
de voix ou de répondeurs automatiques. S,on être-là est
un être-au-téléphone, un être pour le téléphone, comme
Heidegger parle de l'être vers la mort du Dasein. Et
je ne joue pas en disant cela : le Dasein heideggerien
est aussi un être-appelé, il est toujours, nous dit Sein
und Zeit, et comme me l'a rappelé mon ami Sam
Weber, un Dasein qui n'accède à lui-même que depuis
!'Appel (der RufJ, un appel venu de loin, qui ne passe
pas nécessairement par des mots et qui d'une certaine
manière ne dit rien. On pourrait ajuster à cette analyse,
jusque dans le détail, tout le chapitre 57 de Sein und
Zeit, sur der Ru/, par exemple autour de phrases comme
celles-ci : Der Angerufene ist eben dieses Dasein; aufge-
rufen zu seinem eigensten Seinkonnen (Sich-vorweg ... ) Und
aufgerufen ist das Dasein durch den Anruf aus dem
Verfallen in das Man ... : l'appelé est précisément ce
Dasein; convoqué, provoqué, interpellé vers sa possi-
bilité d'être la plus propre (au-devant de soi). Et le
Dasein est ainsi interpellé par cet appel depuis, ou hors
de la chute dans le «On» ... Nous n'avons malheu-
reusement pas le temps de cette analyse, au-dedans ou

84
au-delà du jargon de 1' Eigentlichkeit dont cette univer-
sité garde quelque mémoire.
« - Bloom is at the telephone, he said.
« Tell him go to hell, the editor said promptly.
X is Burke' s public-house, see? »
Bloom est au téléphone, branché sur un pµissant
réseau dont je reparlerai dans un instant. Il appartient
dans son essence à une structure polytéléphonique. Mais
il est au téléphone au sens où l'on attend aussi au
téléphone. Quand il dit « Bloom est au téléphone»,
comme je dirai tout à l'heure« Joyce est au téléphone»,
le professeur dit : il attend qu'on lui réponde, ce que
ne veut pas faire l'éditeur qui décide de l'avenir du
texte et de sa garde ou de sa vérité - et qui ici l'envoie
en enfer, en bas, dans le Verfallen, dans l'enfer des
livres censurés. Bloom attend qµ' on lui réponde, qu'on
lui dise «allô, oui». Il demande qu'on lui dise oui,
oui, à commencer par le oui téléphonique signalant
qu'il y a bien une autre voix, sinon un répondeur
automatique, au bout du fil. Quand, à la fin du livre,
Molly dit « oui, oui », elle répond à une demande,
mais à une demande qu'elle demande. Elle est au
téléphone jusque dans son lit, demandant, attendant
qu'on lui demande, au téléphone (puisqu'elle est seule)
de dire «oui, oui». Et qu'elle le demande « with my
eyes »ne l'empêche pas d'être au téléphone, au contraire:
« ... well as well him as another and then 1 asked him
with my eyes to ask again yes and then he asked me
would I yes to say yes my mountain flower and first I
put my arms around him yes and drew him down to

85
me so he could feel my breasts all perfume yes and
his heart was going like mad and yes 1 said yes 1 will
Yes. »
Le dernier Yes, le dernier mot, l'eschatologie du livre
se donne seulement à lire puisqu'il se distingue des
autres par une majuscule inaudible, comme reste inau-
dible, seulement visible, l'incorporation littérale du oui
dans l' œil de la langue, du yes dans les eyes. Langue
d'œil.
Nous ne savons pas encore ce que veut dire yes et
comment ce petit mot, si c'en est un, opère dans la
langue et dans ce qu'on appelle tranquillement les actes
de langage. Nous ne savons pas s'il partage quoi que
ce soit avec aucun autre mot d'aucune langue, pas
même avec un « non » qui ne lui est certainement pas
symétrique. Nous ne savons pas s'il existe un concept
grammatical, sémantique, linguistique, rhétorique, phi-
losophique capable de cet événement marqué yes. Lais-
sons cela pour l'instant. Faisons comme si, et ce n'est
pas une simple fiction, cela ne nous empêchait pas, au
contraire, d'entendre ce qu'un oui commande. Nous
poserons les questions difficiles plus tard, si nous en
avons le temps.
Le oui au téléphone peut se laisser traverser, dans
une seule et même occurrence, par plusieurs intonations
dont les qualités différentielles se potentialisent, sur de
grandes ondes stéréophoniques. Elles peuvent paraître
se limiter à l'interjection, au quasi-signal mécanique
manifestant ou bien la simple présep.ce du Dasein inter-
locuteur au bout du fil (allô, oui ... ) ou bien la docilité

86
passive du secrétaire ou du subordonné prêt à enregistrer
les ordres comme une machine à archiver : « yes, sir »,
ou se contentant encore de réponses purement infor-
matives : « yes, sir », « no, sir ».
Un exemple parmi tant d'autres. Je le choisis à
dessein dans ces parages où une machine à écrire et
l'appellation d'H.E.L.Y's nous acheminent sur le dernier
meuble de ce vestibule ou de ce préambule techno-
télécommunicationnel, un certain gramophone, en même
temps qu'elles le branchent vers le réseau du prophète
Élie. Voici, et naturellement je sectionne et sélectionne,
je filtre le bruit :
« Miss Dunne hid the Capel street library copy of
The Woman in White far back in her drawer and rolled
a sheet of gaudy notepaper into her typewriter.
« Too much mystery business in it. Is he in love
with that one, Marion? Change it and get another by
Mary Cecil Haye.
« The disk shot down the groove, wobbled a while,
ceased and ogled them : six.
« Miss Dunne clicked on the keyboard :
« - 16 june 1904 [presque 80 ans].
« Five tallwhitehatted sandwichmen between Mony-
peny' s corner and the slab where Wolfe Tone's statue
was not, eeled themselves turning H.E.L.Y's and plod-
ded back as they had corne. [ ... ]
« The telephone rang rudely by her ear.
« - Hello. Yes, sir. No, sir. Yes, sir. 1'11 ring them
up after five. Only those two, sir, for Belfast and
Liverpool. All right, sir. Then 1 can go after six if

87
you're not back. A quarter after. Yes, sir. Twentyseven
and six. 1'11 tell him. Yes : one, seven, six.
« She scribbled three figures on an enveloppe.
« - Mr Boylan ! Hello! That gentleman from Sport
was in looking for you. Mr Lenehan, yes. He said he'll
be in the Ormond at four. No, sir. Yes, sir. 1'11 ring
them up after five » (228-229).
III

La répétition du oui peut prendre des formes méca-


niques, serviles, pliant souvent la femme à son maître;
mais ce n'est pas par accident, même si toute réponse
à l'autre comme autre singulier doit, semble-t-il, y
échapper. Le oui de l'affirmation, de l'assentiment ou
du consentement, de l'alliance, de l'engagement, de la
signature ou du don doit porter la répétition en lui-
même pour valoir ce qu'il vaut. Il doit immédiatement
et a priori confirmer sa promesse et promettre sa confir-
mation. Cette répétition essentielle se laisse hanter par
la menace intrinsèque, par le téléphone intérieur qui la
parasite comme son double mimético-mécanique,
comme sa parodie inçessante.

89
Nous ferons retour vers cette fatalité. Mais nous
entendons déjà cette gramophonie qui enregistre l'écri-
ture dans la voix la plus vivante. Elle la reproduit a
priori, en l'absence de toute présence intentionnelle de
l'affirmateur ou de l'affirmatrice. Telle gramophonie
répond certes au rêve d'une reproduction qui garde,
comme sa vérité, le oui vivant, archivé dans sa plus
vive voix. Mais par là même, elle donne lieu à la
possibilité d'une parodie, d'une technique du oui qui
persécute le désir le plus spontané et le plus donnant
du oui. Celui-ci, pour répondre à sa destination, doit
se réaffirmer immédiatement. Telle est la condition d'un
engagement signé. Le oui ne peut se dire que s'il se
promet la mémoire de soi. L'affirmation du oui est
affirmation de la mémoire. Oui doit se garder, donc se
réitérer, archiver sa voix pour la redonner à entendre.
C'est ce que j'appelle l'effet de gramophone. Oui se
gramophone et se télégramophone a priori.
Le désir de mémoire et le deuil du oui mettent en
marche la machine anamnésique. Et son emballement
hypermnésique. La machine reproduit le vif, elle le
double de son automate. L'exemple que j'en choisis
offre le privilège d'une double contiguïté : du mot
« oui » au mot « voix » et au mot « gramophone » dans
une séquence qui dit le désir de mémoire, le désir
comme mémoire du désir et désir de mémoire. C'est
en Hadès, dans le cimetière, vers 11 heures du matin,
le moment du cœur (comme le dirait encore Heidegger,
le lieu de la mémoire qui garde et de la vérité), ici du
Sacré-Cœur :

90
«The sacred Heart that is : showing it. Heart on
his sleeve [ . . .] How many ! All these here once
walked round Dublin. Faithful departed. As you are
now so once were we.
« Besides how could you remember everybody?
Eyes, walk, voice. Well, the voice, yes : gramophone.
Have a gramophone in every grave or keep it in the
houser After dinner on a Sunday. Put on poor old
greatgrand-father Kraahraark ! Hellohellohello
amawfulyglad kraark awfullygladaseeragain
hellohello amarawf kopthsth. Remind you of the
voice like the photograph reminds you of the face.
Otherwise you couldn't remember the face after
fifteen years, say. For instance who? For instance
some fellow that died when I was in Wisdom Hely's
» (115-116)1.
De quel droit prélever ou interrompre une citation
dans Ulysse ? C'est toujours légitime et illégitime, à
légitimer comme un bâtard. Je pourrais suivre les fils
de Hely's, l'ancien parton de Bloom, dans toutes
sortes de généalogies. A tort ou à raison, je juge ici
plus éonomique de me fier à ce qui l'associe avec le
nom du prophète Élie dont les passages se
multiplient ou plutôt dont la venue se voit
régulièrement promettre. Je prononce Élie à la
française, mais dans l'Elijah anglais vous pouvez
entendre résonner le Ja de Molly si celle-ci donne
voix à la chair (retenez ce mot) qui toujours
1. On me dit que le petit-fils de James Joyce se trouve ici, maintenant,
dans cette salle. Cette citation lui est naturellement dédiée.

91
dit« oui» (stets bejaht, rappelle Joyce inversant le mot
de Goethe). Je ne chercherai pas du côté d'une « voice
out of heaven, calling : Elijah ! Elijah ! and he answered
with a main cry : Abba ! Adonai ! and they beheld Him
even Him, ben Bloom Elijah, amid clouds of angels ... »
(343).
Non, je me rends sans transition vers la répétition,
vers ce qui est appelé « second coming of Elijah »
dans le bordel (473). Le Gramophone, le personnage
et la voix, si on peut dire, du gramophone vient de
crier : « J erusalem ! Open ym~r gates and sing/
Hosanna ... » Deuxième venue d'Elie, près de« the end
of the world ». La voix d'Élie se présente en central
téléphonique ou en gare de triage. Tous les réseaux de
communications, de transports, de transferts et de tra-
ductions passent par lui. La polytéléphonie passe par
la programophonie d'Elijah. N'oubliez pas, quoi que
vous puissiez en faire, que, Molly le rappelle, ben
Bloom Elijah avait perdu sa place chez son patron
Hely. Il avait alors songé à prostituer Molly, à la faire
poser nue chez un homme très riche.
Élie, ce n'est qu'une voix, un écheveau de voix. Elle
dit : « C'est moi qui opère tous les téléphones de ce
réseau-là. » Traduction française, légitimée par Joyce,
pour «Say, 1 am operating all this trunk line. Boys,
do it now. God's time is 12.25. Tell mother you'll be
there. Rush your order and you play a slick ace. Join
on right here! Book through eternity junction, the
nonstop run. » J'insisterai en français sur le fait qu'il
faut louer (book, booking), réserver ses places auprès

92
d'Élie, il faut louer Élie, en faire la louange; et la
location de cette louange n'est autre que le livre (book)
qui tient lieu d'une« eternity junction », comme central
transférentiel et téléprogramophonique. «Just one word
more», poursuit Élie qui évoque alors une seconde
venue du Christ et demande si nous sommes tous prêts,
Florry Christ, Stephen Christ, Zoe Christ, Bloom
Christ, etc. « Are you all iri this vibration? 1 say you
are », traduit en français par « Moi je dis que oui »,
traduction problématique quoique non illicite dont nous
devrons reparler. Et la voix de celui qui dit «que oui»,
Élie, dit à ceux qui sont dans la vibration (mot à mes
yeux essentiel) qu'ils peuvent l'appeler à chaque instant,
immédiatement, instantanément, sans même passer par
la technique ou par la poste mais par voie de soleil,
par câbles ou rayons solaires, par la voix du soleil, on
dirait par photophone ou par héliophone. Il dit « by
sunphone » : « Got me? That's it. You call me up by
sunphone any old time. Bumboosers, save your stamps. »
Donc ne ni' écrivez pas de lettres, économisez vos timbres,
vous pouvez les collectionner comme le père de Molly.
Nous en sommes arrivés là parce que je vous ai
raconté mes expériences de voyage, round trip, et
quelques coups de téléphone. Si je raconte des histoires,
c'est pour retarder le moment de parler des choses
sérieuses et parce que je suis trop intimidé. Rien ne
m'intimide plus qu'une communauté d'experts en choses
joyciennes. Pourquoi? Je voulais d'abord vous en parler,
vous parler de 1' autorité et de 1' intimidation.
La page que je vais lire, je 1' ai écrite dans 1' avion

93
qui m'emmenait vers Oxford, Ohio, peu de jours avant
le voyage à Tokyo. J'avais alors décidé de poser devant
vous la question de la compétence, de la légitimité et
de 1' institution joycienne. Qui a le droit reconnu de
parler de Joyce, d'écrire sur Joyce, et qui le fait bien?
En quoi consiste ici la compétence, et la performance?
Quand j'ai accepté de parler devant vous, devant
1' assemblée la plus intimidante au monde, devant la
plus grande concentration de savoir sur une œuvre aussi
polymathique, j'ai d'abord été sensible à l'honneur qui
m'était fait. Et je me suis demandé à quel titre j'avais
pu faire croire que je le méritais, si peu que ce soit. Je
n'ai pas l'intention de répondre ici à cette question.
Mais je sais, comme vous, que je n'appartiens pas à
votre grande et impressionnante famille. Je préfère le
mot de famille à celui de fondation ou d'institut.
Quelqu'un répondant, oui, au nom de Joyce, a réussi
à lier l'avenir d'une institution à l'aventure singulière
d'un nom propre et d'une signature, d'un nom propre
signé, car écrire son nom propre, ce n'est pas encore
signer. Si dans 1' avion vous inscrivez votre nom sur
une fiche d'identité que vous remettez en arrivant à
Tokyo, vous n'avez pas encore signé. Vous signez quand
le geste par lequel, en un certain lieu, de préférence à
la fin de la fiche ou du livre, vous inscrivez de nouveau
votre nom, prend alors le sens d'un oui, ceci est mon
nom, je 1' atteste et, oui, oui, je pourrai 1' attester encore,
je me rappellerai tout à l'heure, je le promets, que c'est
bien moi qui ai signé. La signature est toujours un
«oui, oui», le performatif synthétique d'une promesse

94
et d'une mémoire qui conditionne tout engagement.
Nous ferons retour vers ce point de départ obligé de
tout discours, selon un cercle qui est aussi celui du oui,
du «ainsi soit-il», de l'amen et de l'hymen.
] e ne me sentais pas digne de l'honneur qui m'était
fait, loin de là, mais je devais nourrir l'obscur désir de
faire partie de cette pui3sante famille qui tend à résumer
toutes les autres, y compris leurs récits cachés de bâtar-
dise, de légitimation et d'illégitimité. Si j'ai accepté,
c'est surtout pour avoir soupçonné quelque défi pervers
dans une légitimation si généreusement offerte.
Vous le savez mieux que moi, l'inquiétude quant à
la légitimation familiale, c'est ce qui fait vibrer aussi
bien Ulysse que Finnegans Wake. Dans cet avion, je
pensais au défi et au piège parce que ces experts, me
disais-je, avec la lucidité et l'expérience que leur confère
une longue fréquentation de Joyce, ils doivent savoir
mieux que d'autres à quel point, sous le simulacre de
quelques signes de complicité, références ou citations
dans chacun de mes livres, ] oyce me reste étranger,
comme si je ne le connaissais pas. L'incompétence, ils
savent, est la vérité profonde de mon rapport à cette
œuvre que je ne connais au fond qu' indirectement, par
ouï-dire, par des rumeurs, des «on-dit», des exégèses
de seconde main, des lectures toujours partielles. Pour
ces experts, me suis-je dit, il est temps que la super-
cherie éclate; et comment pourrait-elle être mieux exhi-
bée ou dénoncée qu'à l'ouverture d'un grand sympo-
sium?
Alors pour me défendre contre cette hypothèse,

95
presque une certitude, je me suis demandé : mais en
quoi finalement consiste la compétence, dans le cas de
Joyce? Et que peut être une institution ou une famille
joycienne, une internationale joycienne? Je ne sais pas
jusqu'à quel point on peut parler de la modernité de
Joyce, mais s'il en est une, outre le dispositif des
technologies postale et programophonique, elle tient à
ce que le projet déclaré de mettre au travail des géné-
rations d'universitaires pendant des siècles d'édification
babelienne a dû se régler lui-même sur un modèle de
la technologie et de la division du travail universitaire
qui ne pouvait pas être celui des siècles passés. Le
dessein de plier d'immenses communautés de lecteurs
et d'écrivains sous sa loi, de les retenir par une inter-
minable chaîne transférentielle de traduction et de tra-
dition, on peut le prêter à Platon aussi bien qu'à
Shakespeare, à Dante aussi bien qu'à Vico, sans parler
de Hegel ou d'autres divinités finies. Mais aucun d'eux
n'a pu, aussi bien que Joyce, calculer son coup en le
réglant sur certains types d'institutions de recherche
mondiales, prêtes à utiliser non seulement des moyens
de transport, de communication, de programmation
organisationnelle permettant une capitalisation accélé-
rée, une accumulation affolée des intérêts de savoir
bloqués au nom de Joyce, alors même qu'il vous laisse
tous signer de son nom, comme dirait Molly(« 1 could
often have written out a fine cheque for myself and
write his name on it » (702)), mais aussi des modes
d' archivation et de consultation de données inouïes pour

96
tous les grands-pères que je viens de nommer en oubliant
Homère.
L'intimidation tient à cela: les experts joyciens sont
les représentants aussi bien que les effets du projet le
plus puissant pour programmer pendant des siècles la
totalité des recherches dans le champ onto-logico-ency-
clopédique - tout en commémorant sa propre signature.
Un Joyce schofar dispose en droit de la totalité des
compétences dans le champ encyclopédique de l' uni-
versitas. Il maîtrise le computer de toute la mémoire, il
joue avec toute l'archive de la culture - au moins de
la culture dite occidentale et de ce qui en elle revient
à elle-même selon le cercle ulysséen de l'encyclopédie;
et c'est pourquoi on peut toujours rêver au moins
d'écrire sur Joyce et non en Joyce depuis le fantasme
de quelque capitale extrême-orientale, sans se faire, dans
mon cas, beaucoup d'illusions à ce sujet.
Les effets de cette pré-programmation, vous les
connaissez mieux que moi, ils sont admirables et ter-
rifiants, parfois d'une intolérable violence. L'un d'entre
eux a la forme suivante : on ne peut rien inventer au
sujet de ] oyce. Tout ce qu'on peut dire d'Ulysse, par
exemple, s'y trouve d'avance prévenu, y compris, nous
l'avons vu, la scène de la compétence académique et
l'ingénuité du méta-discours. Nous sommes pris dans
ce filet. Tous les gestes esquissés pour prendre l'initiative
d'un mouvement, on les trouve annoncés dans un texte
surpotentialisé qui vous rappellera, à un moment donné,
que vous êtes captif d'un réseau de langue, d'écriture,
de savoir et même de narration. Voilà une des choses

97
que je voulais démontrer tout à l'heure, en vous racon-
tant toutes tes histoires, d'ailleurs vraies, de cafte pos-
tale à Tokyo, de. voyage en Ohio, où de coup de
téléphonè avec Ràbaté. Nous l'avons vérifié, tout cela
avait son paradigme narratif, se trouvait déjà raconté
dans Ulysse. Tout te qui m'arrivait, jusqu'au récit que
je tenterais d'en faire, se trouvait pré-dit et pré-narré
dans sa singularité datée, presèrit dans une séquence de
savoir et de narration : à l'intérieur d' Ulysses, pour ne
rien dire de Finnegans Wake, par cette machine hyper"
mnésique capable de stocker dans une immense épopée,
avec la mémoire occidentale et virtuellement toutes les
langues du monde, jusqu'aux traces du futur. Oui; tout
nous est déjà arrivé avec Ulysse, et d'avance signé Joyce.
Reste à savoir ce qui arrive à cette signature dans
ces conditions, voilà une de mes questions.
Cette situation est renversante, et cela tient au para-
doxe du oui. La question du oui revient d'aHleurs
toujours à celle de la doxa, de ce qui dahs l'opinion
opine. Voici le paradoxe: au moment où l'œuvre d'u.ne
telle signature met au travail, d'autres diraient s'asservit,
en tout cas relance pour elle, pout qu' eÎle lui revienne,
la machine de production et de reproduction la plus
compétentè et la plus performante, elle en ruine simul-
tanément le modèle. Du moins le menacë-t-elle de
ruine; Joyce a misé sur l'université moderne mais il la
met au défi de se reconstituer après lui. Il eri marque
les limites essentielles. Au fond il ne peut pas y avoir
de compétence joycienne, au seris sûr et .rigoureux du
concept de compétence, avec les critères d'évaluation et

98
de légitimation qui lui sont attachés. Il ne peut pas y
avoir de fondation ni de famille joycienne. Il ne peut
pas y avoir de légitimité joycienne. Quel rapport cette
situation entretient-elle avec le paradoxe du oui ou la
structure d'une signature?
Le concept classiquë de la compétence suppose qu'on
puisse rigoureusement dissocier le savoir (dans son acte
ou' dans sa position) de l'événement dont on traite, et
surtout de l'équivoque des marques écrites ou orales,
disons des gramophonies. La compétence suppose qu'un
méta-discours soit possible, neutre et univoque au sujet
d'un champ d'objectivité, qu'il ait ou non la structure
d'un texte. Les performances réglées par cette compé-
tence doivent en principe se prêter à une traduction
sans reste au sujet d'un corpus lui-même traduisible.
Elles ne doivent surtout pas être, pour l'essentiel, de
type narratif. On ne raconte pas d'histoire dans l'uni-
versité, en principe; on fait de l'histoire, on raconte
pour savoir et pour expliquer, on parle au sujet de
narrations ou de poèmes épiques, mais les événemehts
et les histoires ne doivent pas s'y produire au titre du
savoir institutionnalisable. Or avec l'événement signé
Joyce, un double-bind est devenu au moins explicite
(car il nous tient déjà depuis Babel ou Homère, et tout
ce qui s'ensuit) : d'une part, il faut écrire, il faut signer,
il faut faire arriver de nouveaux événements aux marques
intraduisibles - et c'est l'appel éperdu, la détresse d'une
signature qui demande oui à l'autre, l'injonction sup-
pliante d'une contresignature; mais d'autre part, la
singulière nouveauté de tout autre oui, de toute autre

99
signature, se trouve déjà programmophonée dans le
corpus 1oyc1en.
Le défi de ce double-bind, je n'en perçois pas seule-
ment les effets sur moi-même, dans le désir terrifié que
je pourrais avoir de faire partie d'une famille des repré-
sentants de Joyce dont je ne serai jamais qu'un bâtard.
Je les perçois aussi chez vous.
D'une part, vous avez l'assurance légitime de détenir
ou d'être en voie de constituer une super-compétence,
à la mesure d'un corpus qui comprend virtuellement
tous ceux dont traite l'université (sciences, techniques,
religions, philosophies, littératures et, coextensives à
tout cela, les langues). Au regard de cette compétence
hyperbolique, rien n'est transcendant. Tout est intérieur,
téléphonie mentale, tout peut s'intégrer à la domesticité
de cette encyclopédie programmotéléphonique.
Mais d'autre part il faut savoir dans le même instant,
et vous le savez, que la signature et le oui qui vous
occupent sont capables - c'est leur destination - de
détruire la racine même de cette compétence, de cette
légitimité, de son intériorité domestique, capables de
déconstruire l'institution universitaire, ses cloisons
internes ou interdépartementales aussi bien que son
contrat avec le monde extra-universitaire.
D'où ce mélange d'assurance et de détresse qu'on
peut sentir chez les «Joyce scholars ». D'un côté ils
savent, comme Joyce, et aussi rusés qu'Ulysse, qu'ils
en savent plus, qu'ils ont toujours un tour de plus dans
leur sac; qu'il s'agisse de résumption totalisante ou de
micrologie subatomistique (ce que j'appelle « divisibi-

100
lité de la lettre »), on ne fait pas mieux, tout est
intégrable dans le « ceci est mon corps » du corpus.
Mais d'un autre côté, cette intériorisation hypermné-
sique ne peut jamais se fermer sur elle-même. Pour
des raisons qui tiennent à la structure du corpus, du
projet et de la signature, on ne peut s'assurer d'aucun
principe de vérité ou de légitimité. Dès lors vous avez
aussi le sentiment que, rien de nouveau ne pouvant
vous surprendre du dedans, quelque chose enfin pour-
rait vous arriver d'un dehors imprévisible.
Et vous avez des invités.
IV

Vous attendez le passage ou la deuxième venue


d'Élie. Et comme dans une bonne famille juive, vous
gardez toujours un couvert pour lui. Dans 1' attente
d'Élie, même si sa venue est déjà gramophonée dans
Ulysse, vous êtes tous prêts à reconnaître, sans beaucoup
d'illusion je crois, des compétences extérieures, des écri-
vains, des philosophes, des psychanalystes, des lin-
guistes. Vous leur demandez même d'ouvrir vos col-
loques. Et de poser par exemple une question comme
celle-ci : qu'est-ce qui se passe aujourd'hui à Francfort,
dans cette ville où l'internationale joycienne, la cos-
mopolite mais très américaine James Joyce Foundation,
established Bloomsday 196 7, dont le Président, repré-

103
sentant une très large majorité américaine, se trouve en
Ohio (encore Ohio!), poursuit son édification dans une
Babel moderne qui est aussi la capitale de la foire du
livre et d'une fameuse école philosophique de la moder-
nité? Quand vous en appelez à des incompétents, comme
moi, ou à des compétences prétendûment extérieures,
tout en sachant qu'il n'en existe pas, n'est-ce pas à la
fois pour les humilier et parce que de ces hôtes vous
n'attendez pas seulement une nouvelle, une bonne nou-
velle venue enfin vous délivrer de l'intériorité hyper-
mnésique dans laquelle vous tournez en rond comme
des hallucinés au moment d'un cauchemar mais aussi,
paradoxalement, une légitimité. Car vous êtes à la fois
très sûrs et très peu sûrs de vos droits, et même de
votre communauté, de l'homogénéité de vos pratiques,
de vos méthodes, de vos styles. Vous ne pouvez compter
sur le moindre consensus, sur le moindre concordat
axiomatique entre vous. Au fond vous n'existez pas,
vous n'êtes pas fondés à exister comme fondation, voilà
ce que vous donne à lire la signature de Joyce. Et vous
appelez des étrangers pour qu'ils viennent vous dire,
ce que je fais en répondant à votre invitation : vous
existez, vous m'intimidez, je vous reconnais, je reconnais
votre autorité paternelle et grand-paternelle, reconnais-
sez-moi, donnez-moi un diplôme d'études joyciennes.
Naturellement, vous ne croyez pas un mot de ce que
je vous dis en ce moment. Et même si c'était vrai et
même si, oui, c'est vrai, vous ne me croiriez pas si je
vous disais que je m'appelle aussi Élie : ce nom n'est
pas inscrit, non,: à l'État civil mais il me fut donné au

104
sepueme de mes jours. Élie est d'ailleurs le nom du
prophète qui est présent à toutes les circoncisions. C'est
le patron, si on peut dire, de la circoncision. La chaise
sur laquelle on tient le garçon nouveau-né pendant la
circoncision s'appelle« Elijah's chair». On devrait don-
ner ce nom à toutes les « chairs » d'études joyciennes,
aux « panels » et aux « workshops » organisés par votre
fondation. Plutôt que La carte postale de Tokyo, j'avais
d'ailleurs pensé à intituler cette conférence Circumna-
vigation et Circoncision.
Un midrash raconte qu'Élie s'était plaint d'un oubli
de l'alliance par Israël, c'est-à-dire d'un oubli de la
circoncision. Dieu lui aurait alors donné 1' ordre d'être
présent à toutes les circoncisions, peut-être en forme de
punition. On aurait pu faire saigner cette scène de
signature en reliant tous les passages annoncés du pro-
phète Élie à 1' événement de la circoncision, moment
de 1' entrée dans la communauté, de 1' alliance et de la
légitimation. Par deux fois au moins Ulysse évoque le
« collector of prepuces » (« The islanders, Mulligan said
to Haines casually, speak frequently of the collector of
prepuces » (20), ou « Jehovah, collector of p·repuces »
(« What's his name? Ikey Moses? Bloom.
« He rattled on.
« - ] ehovah, collector of prepuces, is no more. 1
found him over in the museum when 1 went to hail
the foamboat Aphrodite» (201)). Chaque fois, et sou-
vent près d'une arrivée de lait ou d'écume, la circon-
cision est associée au nom de Moïse, comme dans ce
passage où, devant « the name of Moses Herzog »,

105
« - Circumcised! says Joe. - Ay, says 1. A bit off the
top » (290), « Ay, says 1 » : oui, dit je, ou encore : je
dit je, ou encore je (dit)je, oui(dit)oui : je : je, oui : oui,
oui, oui, je, je, etc. Tautologie, monologie, mais juge-
ment synthét~que a priori. Vous auriez pu jouer aussi
sur le fait qu'en hébreu le mot pour « beau-père » (step-
father : rappelez-vous Bloom quand il se dit prêt devant
Stephen à aller « a step farther ») nomme aussi le
circonciseur. Et s'il y a un rêve de Bloom, c'est de faire
entrer Stephen dans la famille et donc, par voie de
mariage et d'adoption, de circoncire !'Hellène.
Où allons-nous donc avec l'alliance de cette commu-
nauté joycienne? Que deviendra-t-elle à ce rythme d'ac-
cumulation et de commémoration dans un ou deux
siècles, compte tenµ des nouvelles technologies d' ar-
chivation et de stockage de l'information? Au fond,
Élie, ce n'est pas moi, ni quelque étranger venu vous
dire la chose, la nouvelle du dehors, voire l'apocalypse
des études joyciennes, à savoir la vérité, la révélation
finale (et vous savez qu'Élie était toujours associé au
discours apocalyptique). Non, Élie, c'est vous, vous êtes
l'Élie de Ulysse, qui se présente comme le grand central
téléphonique («Hello there, central.'» (149)), la gare
de triage, le réseau par lequel toute information doit
transiter.
On imagine bientôt un computer géant des études
joyciennes (« operating all this trunk line ... Book to
eternity junction ... »). Il capitaliserait toutes les publi-
cations, coordonnerait et téléprogrammerait les commu-
nications, les colloques, les thèses, les papers, consti-

106
tuerait des index dans toutes les langues. On pourrait
le consulter à chaque instant par satellite ou par hélio-
phone (« sunphone »), jour et nuit, en comptant sur la
« reliability » d'un répondeur automatique: Hello, yes,
yes, what are you asking for? oh! for all the occurences
of the word « yes » in Ulysses? Y es. Il resterait à savoir
si la langue fondamentale de cet ordinateur serait l'an-
glais et si son brevet (sa « patent ») serait américain,
en raison de l'écrasante et signifiante majorité des Amé-
ricains dans le trust de la fondation ] oyce. Resterait
aussi à savoir si on peut le consulter, ce computer, sur
le oui dans toutes les langues, si on peut se contenter
du mot oui et si le oui, en particulier celui engagé dans
les opérations de consultation, peut être comptabilisé,
calculé, dénombré. Un cercle me ramènera tout à l'heure
à cette question.
En tout cas, qu'elle soit celle du prophète, du cir-
conciseur, de la compétence polymathique et de la
maîtrise télématique, la figure d'Élie n'est qu'une synec-
doque de la narration ulysséenne, à la fois plus petite
et plus grande que le tout.
Nous devrions donc nous défaire d'une double illu-
sion et d'une double intimidation. 1. Aucune vérité
ne peut venir du dehors de la communauté joycienne
et sans l'expérience, la ruse et le savoir accumulés par
des lecteurs surentraînés. 2. Mais inversement ou symé-
triquement, il n'y a pas de modèle pour la compétence
« joycienne », pas d'intériorité et de fermeture possible
pour le concept d'une telle compétence. Il n'y a pas
de critère absolu pour mesurer la pertinence d'un dis-

107
cours au sujet d'un texte signé «Joyce». Le concept
même de compétence se trouve secoué par cet événe-
ment. Car il faut écrire, écrire dans une langue, répondre
au oui et contresigner dans une autre langue. Le discours
même de la compétence (celui du savoir neutre et méta-
linguistique, à l'abri de toute écriture intraduisible, etc.)
est ainsi incompétent, le moins pertinent qui soit au
sujet de Joyce; qui d'ailleurs se trouve aussi dans la
même situation chaque fois qu'il parle de so11 « œuvre ».
Au lieu de poursuivre sur la voie de ces généralités,
et compte tenu de l'heure qui tourne, je reviens au oui
de Ulysse. Depuis très longtemps la question du oui
mobilise ou traverse tout ce que je m'efforce de penser,
d'écrire, d'enseigner ou de lire. Pour ne parler que des
lectures, j'avais consacré des séminaires et des textes au
oui, au double oui du Zarathoustra de Nietzsche(« Thus
spake Zarathustra », dit d'ailleurs Mulligan (29)), le
oui, oui de l'hymen qui en est toujours le meilleur
exemple, le oui de la grande affirmation de midi, et
puis l'ambigu"ité du double oui: l'un revient à l'as-
somption chrétienne du fardeau, le «}a, }a » de l'âne
surchargé, comme le Christ, de mémoire et de respon-
sabilité; l'autre oui, oui léger, aérien, dansant, solaire,
est aussi un oui de réaffirmation, de promesse et de
serment, un oui à l'éternel retour. La différence entre
les deux oui, ou plutôt entre les deux répétitions du
oui, reste instable, subtile, sublime. Une répétition
hante l'autre. Le oui trouve toujours sa chance chez une
certaine femme, pour Nietzsche qui d'ailleurs, comme
Joyce, prévoyait qu'on créérait un jour des chaires pour

108
étuJier son Zarathoustra. De même, dans La folie du
jour de Blanchot, le quasi-narrateur attribue le pouvoir-
dire oui à des femmes, à la beauté des femmes, belles
en tant qu'elles disent oui : « ]'ai pourtant rencontré
des êtres qui n'ont jamais dit à la vie, tais-toi, et jamais
à la mort, va-t'en. Presque toujours des femmes, de
belles créatures. »
Le oui serait alors de la femme - et non seulement
de la mère, de la chair, de la terre, comme on le dit
si souvent du yes de Molly dans la plupart des lectures
qui lui sont consacrées : Penelope, bed, flesh, earth, mono-
logue, disent Gilbert et tant d'autres après lui, voire
avant lui, et Joyce n'est pas ici plus compétent qu'un
autre. Cela n'est pas faux, c'est même la vérité d'une
certaine vérité, mais ce n'est pas tout et ce n'est pas si
simple. La loi du genre me paraît largement surdéter-
minée et infiniment plus compliquée, qu'il s'agisse de
genre sexuel ou grammatical, ou encore de technique
rhétorique. Appeler cela un monologue relève de la
légèreté somnambulique.
J'ai donc eu envie de réécouter les oui de Molly.
Mais pouvait-on le faire sans les mettre en résonance
avec tous les oui qui les annoncent, leur correspondent
et les retiennent au bout du fil pendant tout le livre?
L'été dernier, à Nice, j'ai donc relu Ulysse, d'abord en
français, puis en anglais, un crayon à la main, en
comptant les oui, puis les yes, et en esquissant une
typologie. Comme vous l'imaginez, je rêvais de me
brancher sur l'ordinateur de la fondation ] oyce, et le
compte n'était pas le même d'une langue à l'autre.

109
Molly n'est pas Élie, ce n'est pas Moelie (or vous
savez que le Mohel est le circonciseur), et Molly, ce
n'est pas Joyce, mais tout de même : son « yes » cir-
cumnavigue et circoncit, il encercle le dernier chapitre
de Ulysse, puisque c'est à la fois son premier et son
dernier mot, son envoi et sa chute : « Yes, because he
never did ... » et à la fin : « ... and yes 1 said yes 1 will
Yes. » Le dernier Yes, l' eschatologique occupe la place
de la signature, en bas et à droite du texte. Même si
on distingue, comme on le doit, le oui de Molly de
celui de Ulysse dont elle n'est qu'une figure et un
moment, même si on distingue, comme on le doit
àussi, ces deux signatures (celle de Molly et celle de
Ulysse) de celle de Joyce, elles se lisent et s'appellent
les unes les autres. Elles s'appellent justement à travers
un oui qui installe toujours une scène d'appel et de
demande : confirme et contresigne. L'affirmation exige
a priori la confirmation, la répétition, la garde et la
mémoire du oui. Une certaine narrativité se trouve au
cœur simple du plus simple « oui » : « 1 asked him
with my eyes to ask again yes and then he asked me
would 1 yes to say yes ... »
Un oui ne vient jamais seul, et l'on n'est jamais seul
à dire oui. Pas plus qu'à rire, comme dit Freud, et
nous y reviendrons. Freud souligne aussi que l'incons-
cient ignore le non. En quoi la question de la signature
joycienne suppose-t-elle ce qu'on appellera ici curieu-
sement la question du oui? Il y a une question du oui,
une demande du oui, et peut-être, car ce n'est jamais
sûr, une affirmation inconditionnelle et inaugurale du

110
oui qui ne se distingue pas nécessairement de la question
ou de la demande. La signature de Joyce, celle du
moins qui m'intéresse ici et dont je ne prétendrai jamais
épuiser le phénomène, ne se rêsume pas à l'apposition
de son sceau sous la forme du nom patronymique et
des jeux de signifiants, comme on dit, dans lesquels
réinscrire le nom « Joyce ». Les inductions auxquelles
ces jeux d'association et de société ont donné lieu depuis
longtemps sont faciles, fastidieuses et naïvement jubi-
latoires. Puis même si elles ne manquaient pas de toute
pertinence, elles commenceraient par confondre une
signature avec la simple mention, apposition ou mani-
pulation du nom d'état civil. Or ni dans son phénomène
juridique, je l'ai suggéré tout à l'heure, ni dans la
complexité essentielle de sa structure, une signature ne
revient à la seule mention du nom propre. Le nom
propre lui-même, qu'une signature ne se contente pas
d'épeler ou de mentionner, ne se réduit pas davantage
au patronyme légal. Celui-ci risque de tendre un écran
ou un miroir aux alouettes, vers lequel se précipiteraient
les psychanalystes pressés de conclure. J'avais essayé de
le montrer pour Genet, Ponge ou Blanchot. Quant à
la scène du patronyme, les premières pages de Ulysse
devraient suffire à déniaiser un lecteur.
V

Qui signe? Qui signe quoi au nom de Joyce? La


réponse ne saurait avoir la forme d'une clé ou d'une
catégorie clinique qu'on sortirait de sa poche à 1'occasion
d'un colloque. Néanmoins, à titre de préalable modeste
et qui peut-être n'intéresse que moi, j'ai cru possible
de poser cette question de la signature à travers celle
du oui qu'elle implique toujours, et en tant qu'elle se
conjoint ici, se marie (je tiens à ce mot français) à celle
de savoir qui rit et comment ça rit avec Joyce, chez
Joyce, singulièrement depuis Ulysse.
Quel est l'homme qui rit? Est-ce un homme? Et
cela qui rit, comment cela rit-il? Rit-il? Car il y a plus
d'une modalité, plus d'une tonalité du rire, comme il

113
y a toute une gamme (une polygame) dans le game ou
le gamble du oui. Pourquoi cela - gamme, « game » et
« gamble »? Parce qu'avant le gramophone, juste avant,
et la tirade d'Élie comme opérateur du grand central,
le gnome, le « hobgoblin » parle en français le langage
du croupier : << Il vient! [Élie, je suppose ou le Christ]
C'est moi! L'homme qui rit! L'homme primigène ! (He
whirls round and round with dervish howls) Sieurs et
dames, faites vos jeux! (He crouches juggling. Tiny roulette
planets fly /rom his hands.) Les jeux sont faits! (The
planets rush together, uttering crepitant cracks). Rien n'va
plus» (4 72). « Il vient», « rien n'va plus », en français
dans le texte. La traduction française ne le signale pas,
le français efface donc le français, au risque d'annuler
une connotation ou une référence essentielle dans cette
auto-présentation de l'homme qui rit.
Puisque nous parlons de traduction, tradition et trans-
fert de oui, sachons que le même problème se pose pour
la version française du oui lorsque celui-ci se trouve,
comme on dit, « en français dans le texte », et même en
italiques. L'effacement de ces marques est d'autant plus
grave que le « Mon père, oui » présente alors la valeur
d'une citation qui accuse tous les problèmes du oui cité.
En 1.3 (Protée), peu après l'évocation del'« ineluctable
modality of the visible » et de l' « ineluctable modality
of the audible», autrement dit l'inéluctable gramopho-
nie du « yes », « sounds solid » dit le même passage par
le « navel cord » qui interroge la consubstantialité du
père et du fils, et cela tout près d'une scène scripturo-
téléphonique et judaïco-hellénique. « Hello. Kinch here.

114
Put me to Edenville. Aleph, alpha : nought, nought,
one[... ] Yes, sir, No, sir. Jesus wept: and no wonder,
by Christ.» Sur la même page (44) (et nous devons,
pour des raisons essentielles, traiter ici les choses par
contiguïté) ce que la traduction française, cosignée par
Joyce, traduit par oui, ce n'est pas yes mais une fois « I
am» et une fois « I will ». Nous y reviendrons circulai-
rement. Voici donc le passage, suivi de près par le mandat
de la mèr~ que Stephen ne peut encaisser dans une poste
française (guichet « fermé ») et par l'allusion au « blue
French telegram, curiosity to show : - Mother dying
corne home father » : « - C'est tordant, vous savez. Moi
je suis socialiste. Je ne crois pas à l'existence de Dieu. Faut
pas le dire à mon père.
« - Il croit?
<< - Mon père, oui» (47). (En français dans le texte.)

La question de la signature restant tout entière devant


nous, la modeste mais indispensable dimension préli-
minaire de son élaboration se situerait, je crois, à l'angle
du oui - du oui visible et du oui audible, du oui ouï,
sans aucune filiation étymologique entre les deux mots
« oui » et « ouï », du « yes for the eyes » et du « yes for the
ears », et du rire, à l'angle du oui et du rire. En somme,
à travers le lapsus téléphonique qui m'a fait dire ou qui
a fait entendre « ouï dire », c'est « oui rire » qui se frayait
un passage, et la différence consonantique du d au r. Ce
sont d'ailleurs les seules consonnes de mon nom.
Pourquoi rire? On a sans doute déjà tout dit sur le
rire chez Joyce, sur la parodie, la satire, la dérision,
l'humour, l'ironie, la raillerie. Et sur son rire homérique

115
et sur son rire rabelaisien. Reste peut-être à penser le
rire comme reste, précisément. Qu'est-ce que ça veut
dire, le rire? Qu'est-ce que ça veut rire?
Une fois qu'on aura reconnu en principe que dans
Ulysse la totalité virtuelle de 1' expérience, du sens, de
l'histoire, du symbolique, des langues et des écritures,
le grand cycle et la grande encyclopédie des cultures, des
scènes et des affects, la somme des sommes en somme
tend à se déployer et à se remembrer en jouant toute sa
combinatoire, 1' écriture cherchant à y occuper virtuelle-
ment toutes les places, eh bien, l'herméneutique totali-
sante qui constitue la tâche d'une fondation mondiale et
éternelle des études joyciennes se trouvera devant ce que
j'hésite à appeler un affect dominant, une Stimmung ou
un pathos, un ton qui re-traverse tous les autres et ne
fait pourtant pas partie de la série des autres puisqu'il
vient les re-marquer tous, s'y ajouter sans se laisser addi-
tionner ou totaliser, à la façon d'un reste à la fois quasi
transcendantal et supplémentaire. Et c'est le oui-rire qui
sur-marque non seulement la totalité de 1' écriture mais
toutes les qualités, modalités, genres du rire dont les dif-
férences pourraient se laisser classer dans quelque typo-
logie.
Pourquoi donc le oui-rire avant et après tout, pour
tout ce dont une signature est comptable? Ou bien
laisse pour compte? Pourquoi ce reste?
] e n'ai pas le temps d'esquisser ce travail et cette
typologie. Coupant à travers champs, je dirai seulement
deux mots du double rapport, donc du rapport instable
qui instruit de sa double tonalité ma lecture ou ma

116
récriture de Joyce, cette fois au-delà même de Ulysse,
mon double rapport à ce oui-rire. Ma présomption,
c'est que ce double rapport, je ne suis pas le seul à le
projeter. Il serait institué et demandé, requis, par la
signature joycienne elle-même.
D'une oreille, d'une certaine ouïe, j'entends résonner
un oui-rire réactif, voire négatif. Il jouit de la maîtrise
hypermnésique, et de tisser une toile d'araignée défiant
toute autre maîtrise possible, aussi imprenable qu'un
alpha et omégaprogramophone dans lequel toutes les
histoires, tous les récits, discours, savoirs, toutes les
signatures à venir que pourraient s'adresser les institu-
tions joyciennes et quelques autres seraient prescrites,
d'avance computées au-delà de tout computeur effectif,
précomprises, captives, prédites, partiellisées, métony-
misées, épuisées, comme les sujets, qu'ils le sachent ou
non. Et la science ou la conscience n'arrange rien, au
contraire. Elle permet tout juste de mettre son supplé-
ment de calcul au service de la signature maîtresse. Elle
peut rire de Joyce mais s'endette encore de la sorte
auprès de lui. Comme il est dit dans Ulysse (197). « Was
Du verlachst wirst Du noch dienen./Brood of mockers ».
Il y a un James Joyce qu'on entend rire de cette
toute-puissance - et du grand tour joué. Je parle des
tours d'Ulysse le rusé, le retors, et du grand tour qu'il
conclut quand au retour il est revenu de tout. Rire
triomphal et jubilatoire, certes, mais une jubilation
trahit toujours quelque deuil et le rire est aussi de
lucidité résignée. Car la toute-puissance reste fantas-
matique, elle ouvre et définit la dimension du fantasme.

117
] oyce ne peut pas être sans le savoir. Il ne peut pas
être sans savoir - par exemple que le livre de tous les
livres, Ulysse ou Finnegans Wake, demeure un opuscule
parmi des millions et des millions de titres dans la
Library of Congress, à jamais absent, sans doute, dans
la petite maison de la presse d'un hôtel japonais, perdu
aussi dans une archive non livresque dont l' accumu-
lation n'a plus aucune commune mesure avec la biblio-
thèque. Des milliards de touristes, américains ou non,
auront de moins en moins de chances de rencontrer
cette chose en quelque « curious meeting». Et ce petit
livre rusé, certains le jugeront encore trop ingénieux,
industrieux, manipulateur, surchargé d'un savoir impa-
tient de se montrer en se cachant, en se supposant à
tout : de la mauvaise littérature en somme, vulgaire de
ne jamais laisser sa chance à l'incalculable simplicité
du poème, grimaçante de technologie sur-cultivée et
hyperscolastique, littérature d'un docteur subtil, un peu
trop subtil, autrement dit d'un docteur Pangloss fraî-
chement déniaisé (n'était-ce pas un peu l'avis de Nora?)
qui aurait eu la chance calculée de se faire censurer, et
donc lancer, par les U.S. postal authorities.
Même dans sa résignation au fantasme, ce oui-rire
réaffirme la maîtrise d'une subjectivité qui rassemble
tout en se rassemblant elle-même, ou en se déléguant
au nom, dans ce qui n'est qu'une grande répétition
générale, pendant la course du soleil, un seul jour d'Orient
en Occident. Il accable et s'accable, parfois sadiquement,
sardironiquement : cynisme du rictus, du sarcasme et
du ricanement, brood of mockers. Il s'accable et se charge,

118
il s' engrosse de toute la mémoire, il assume la résump-
tion, l'exhaustion, la parousie. Il n'y a aucune contra-
diction à le dire : ce oui-rire est celui de l'âne chrétien
selon Nietzsche, celui qui crie Ja ja, voire de l'animal
judéo-chrétien qui veut faire rire le Grec une fois circoncis
de son propre rire : savoir absolu comme vérité de la
religion, mémoire assumée, culpabilité, littérature de
somme comme on dit« bête de somme», littérature de
sommation, moment de la dette: A, E, I, 0, U, I owe
you, ce« je» se constitue dans la dette même, il ne vient
à lui-même là où c'était que depuis la dette.
Ce rapport entre la dette et la voyelle, entre le « je
te dois» (l.0.U.) et la vocalisation aurait dû me
conduire, je n'en ai pas le temps, à relier ce que j'ai
tenté de dire ailleurs, dans La Carte postale ou dans
Deux mots pour Joyce, du «and he war » et du «Ha,
he, hi, ho, hu » de Finnegans Wake avec le I, 0, U,
de Ulysse, curieux anagramme du oui français, terrible-
ment et didactiquement traduit par « je vous dois »
dans la version autorisée par ] oyce, celle à laquelle il
a donc dit oui et ainsi consenti. L'a-t-il dit en français,
tout en voyelles, ou en anglais? Le rire se rit de s'en-
detter à tout jamais des générations d'héritiers, de
lecteurs, de gardiens, de Joyce schofars et d'écrivains.
Ce oui-rire de réappropriation encerclante, de réca-
pitulation odysséenne et toute-puissante, il accompagne
la mise en place d'un dispositif virtuellement capable
d'engrosser d'avance sa signature brevetée, voire celle de
Molly, de toute.s les contresignatures à venir, même après
une mort de 1' artiste en vieil homme qui n'emporte pl4s

119
alors qu'une écorce vidée, l'accident d'une substance. La
machine de filiation - légitime ou bâtarde - fonctionne
bien, elle est prête à tout, à tout domestiquer, circoncire
ou circonvenir, elle se prête à la réappropriation ency-
clopédique du savoir absolu qui se rassemble auprès de
lui-même comme Vie du Logos, c'est-à-dire aussi dans
la vérité de la mort naturelle. Nous sommes ici, à
Francfort, pour en témoigner dans la commémoration.
Mais la tonalité eschatologique de ce oui-rire me
paraît aussi travaillée ou traversée, je préfère dire hantée,
joyeusement ventriloquée par une tout autre musique,
par les voyelles d'un tout autre chant. Je l'entends
aussi, tout près de l'autre, comme le oui-rire d'un don
sans dette, l'affirmation légère, quasiment amnésique,
d'un don ou d'un événement abandonné, ce qu'on
appelle l' « œuvre » en langue classique, signature per-
due et sans nom propre qui ne montre et ne nomme
le cycle de la réappropriation et la domestication de
tous les paraphes que pour en délimiter le fantasme;
et ce faisant pour y ménager l'effraction nécessaire à la
venue de l'autre, d'un autre qu'on pourrait toujours
appeler Élie, si Élie est le nom de l'autre imprévisible
pour lequel une place doit être $ardée, non plus Élie
le grand opérateur du central, Elie le chef de réseau
mégaprogrammotéléphonique, mais l'autre Élie, Élie
l'autre. Mais voilà, c'est un homonyme, Élie peut tou-
jours être l'un et l'autre à la fois, on ne peut en convier
un sans risquer d'avoir l'autre. Et il faut toujours courir
ce risque. Je reviens donc, dans ce dernier mouvement,
sur le risque ou la chance de cette contamination d'un

120
oui-rire par l'autre, sur le parasitage d'un Élie, c'est-
à-dire d'un moi, par l'autre.
Pourquoi ai-je associé la question du rire, du rire
qui reste, comme tonalité fondamentale et quasi trans-
cendantale, à celle du «oui»?
Pour se demander ce qui arrive avec Ulysse, ou avec
l'arrivée de quoi ou de qui que ce soit, celle d'Élie par
exemple, il faut tenter de penser la singularité de
l'événement: donc l'unicité d'une signature, ou plutôt
d'une marque irremplaçable qui ne se réduit pas néces-
sairement à un phénomène de droit d'auteur lisible à
travers un patronyme, après la circoncision. Il faut tenter
de penser la circoncision, si vous voulez, depuis une
possibilité de marque, celle d'un trait qui précède sa
figure et la lui donne. Or si le rire est une tonalité
fondamentale ou abyssale de Ulysse, si son analyse n'est
épuisée par aucun des savoirs disponibles précisément
parce qu'il rit de savoir et du savoir, alors le rire éclate
à l'événement même de la signature. Or pas de signa-
ture sans oui. Si la signature ne revient pas à manipuler
ou à mentionner un nom, elle suppose l'engagement
irréversible de qui confirme, en disant ou en faisant
oui, le gage d'une marque laissée.
Avant de se demander qui signe, si Joyce est ou
n'est pas Molly, ce qu'il en est de la différence entre
la signature de l'auteur et celle d'une figure ou d'une
fiction signée par l'auteur, avant de colloquer sur la
différence sexuelle comme dualité et de dire sa convic-
tion sur le caractère (je cite Frank Budgen et quelques
autres à sa suite) « onesidedly womanly woman » de

121
Molly la belle plante, l'herbe ou le pharmakon, ou le
caractère « onesidedly masculine » de James Joyce, avant
de tenir compte de ce que celui-ci a dit du «non-stop
monologue » comme « the indispensable countersign to
Bloom's passport to eternity » (la compétence du Joyce
des lettres et des conversations ne me paraît jouir
d'aucun privilège), avant de manipuler des catégories
cliniques et un savoir psychanalytique dérivés au regard
des possibilités dont nous parlons ici, on se demandera
ce qu'est une signature : elle requiert un « oui » plus
«ancien» que la question «qu'est-ce que?» puisque
celle-ci le suppose, plus «vieux» que le Savoir. On se
demandera pourquoi le oui arrive toujours comme un
«oui, oui». Je dis le oui et non le mot «oui» car il
peut y avoir du oui sans mot.

PS. (2 janvier 1987.) Un oui sans mot ne saurait donc être un «mot-
origine », un archi-mot (Urwort). Il y ressemble pourtant, et c'est toute
l'énigme, comme on peut ressembler à Dieu. Et il est vrai que le oui dont
parle par exemple Rozenzweig n'a l'originarité d'un Urwort que pour être
un mot silencieux, muet, une sorte de transcendantal du langage, avant et
au-delà de toute proposition affirmative. C'est le oui de Dieu, le oui en
Dieu: «La force du Oui, c'est de s'attacher à tout, c'est que des possibilités
illimitées de réalité sont enfouies en lui. C'est le mot-origine (Urwort) de
la langue, un de ceux qui rendent possibles ... non pas des propositions,
mais, pour commencer, simplement des mots qui entrent dans des pro-
positions. Le Ouin' est pas un élément de la proposition, mais pas davantage
le sigle sténographique d'une proposition, bien qu'on puisse l'utiliser dans
ce sens : en réalité, il est le compagnon silencieux de tous les éléments de
la proposition, la confirmation, le • sic ", l'" amen " derrière chaque mot.
Il donne à chaque mot dans la proposition son droit à l'existence, il lui
propose le siège où il puisse s'asseoir, il· assied". Le premier Oui en Dieu
fonde en toute son infinité l'essence divine. Et ce premier Oui est ·au
commencement".» L'Étoi/e de la Rédemption, tr. fr. p. 38-39.
VI

Il faudrait donc, il aurait fallu faire précéder tous


ces discours d'une longue méditation savante et pen-
sante sur le sens, la fonction, la présupposition surtout
du oui : avant la langue, dans la langue mais aussi dans
une expérience de la pluralité des langues qui ne relève
peut-être plus d'une linguistique au sens strict. L'élar-
gissement vers une pragmatique me paraît nécessaire
mais insuffisant tant qu'il ne s'ouvre pas à une pensée
de la trace ou de l'écriture, en un sens que j'ai tenté
de dire ailleurs et que je ne peux reconstituer ici.
Qu'est-ce qui se dit, s'écrit, advient avec oui?
Oui peut être impliqué sans que le mot soit dit ou
écrit. Cela permet, par exemple, de multiplier les oui

123
dans la traduction française partout où on suppose
qu'un oui est marqué par des phrases anglaises où le
« yes » est absent. Mais à la limite, un oui étant coex-
tensif à tout énoncé, la tentation est grande, en français
mais d'abord en anglais, de tout doubler par une sorte
de oui continu, de doubler même les oui articulés par
la simple marque d'un rythme, les reprises de souffle
en forme de pause ou d'interjections murmurées, comme
cela arrive parfois dans Ulysse : le oui vient, de moi à
moi, de moi à l'autre en moi, de l'autre à moi, confirmer
le allo téléphonique primaire : oui, c'est ça, c'est bien
ce que je dis, je parle en effet, oui, voilà, je parle, oui,
oui, vous entendez, je vous entends, oui, nous sommes
là à parler, il y a du langage, vous m'entendez bien,
c'est bien ainsi, ça a lieu, ça arrive, ça s'écrit, ça se
marque, oui, oui.
Mais repartons du phénomène oui, du oui manifeste
et manifestement marqué en tant que mot, parlé, écrit
ou phonogrammé. Un tel mot dit, mais ne dit rien
par lui-même si par dire on entend désigner, montrer,
décrire quelque chose qui se trouverait hors langage ou
hors marque. Ses seules références, ce sont d'autres
marques, qui sont aussi des marques de l'autre. Dès
lors que oui ne dit, ne montre, ne nomme rien qui soit
hors marque, certains seraient tentés d'en conclure que
oui ne dit rien : un mot vide, à peine un adverbe,
puisque tout adverbe, selon la catégorie grammaticale
sous laquelle on situe le oui dans nos langues, a une
charge sémantique plus riche, plus déterminée que le
oui, même s'il le suppose toujours. En somme le oui

124
serait 1' adverbialité transcendantale, le supplément inef-
façable de tout verbe : au commencement 1' adverbe,
oui, mais comme une interjection, encore tout près du
cri inarticulé, une vocalisation préconceptuelle, le par-
fum d'un discours.
Peut-on signer d'un parfum? De même qu'on ne
peut remplacer oui par une chose qu'il serait censé
décrire (il ne décrit rien, ne constate rien même s'il est
une sorte de performatif impliqué dans tout constat :
oui je constate, il est constaté, etc.), ni même par la
chose qu'il est censé approuver ou affirmer, de même
on ne saurait remplacer le oui par les noms des concepts
censés décrire cet acte ou cette opération, à supposer
que ce soit un acte ou une opération. Le concept
d'activité ou d'actualité ne me paraît pas apte à rendre
compte d'un oui. Et on ne peut remplacer ce quasi-
acte par «approbation», «affirmation», «confirma-
tion», « acquiescement», « consentement». Le mot
« affirmatif » dont se servent les militaires pour éviter
toutes sortes de risques techniques ne remplace pas le
oui, il le suppose encore : oui, je dis bien «affirmatif».
Que nous donne à penser ce oui qui ne nomme,
décrit, désigne rien et qui n'a nulle référence hors
marque? et non hors langage car le oui peut se passer
de mots, en tout cas du mot oui. Par sa dimension
radicalement non constative ou non descriptive, même
s'il dit oui à une description ou à une narration, oui
est de part en part, et par excellence, un performatif.
Mais cette caractérisation me paraît insuffisante. D'abord
parce qu'un performatif doit être une phrase et une

125
phrase assez douée de sens par elle-même, dans un
contexte conventionnel donné, pour produire un évé-
nement déterminé. Or je crois, oui, que, pour le dire
dans un code philosophique classique, oui est la condi-
tion transcendantale de toute dimension performative.
Une promesse, un serment, un ordre, un engagement
impliquent toujours un oui, je signe. Le je du je signe
dit et se dit oui même s'il signe un simulacre. Tout
événement produit par une marque performative, toute
écriture au sens large engage un oui, qu'il soit ou non
phénoménalisé, c'est-à-dire verbalisé ou adverbialisé
comme tel. Molly dit oui, elle se rappelle oui, le oui
qu'elle dit avec ses yeux pour demander oui avec ses
yeux, etc.
Nous nous tenons ici en un lieu qui n'est pas encore
l'espace où peuvent et doivent se déployer les grandes
questions de l'origine de la négation, de l'affirmation
ou de la dénégation. Ni même l'espace où Joyce a pu
renverser le « Ich bin der Geist der stets verneint » en
disant que Molly, c'est la chair qui dit toujours oui.
Le oui dont nous parlons maintenant est « antérieur »
à toutes ces alternatives renversantes, à toutes ces dia-
lectiques. Elles le supposent et l'enveloppent. Avant
que le Ich du Ich bin affirme ou nie, il se pose ou se
pré-pose : non comme ego, moi conscient ou inconscient,
sujet masculin ou féminin, esprit ou chair, mais comme
force pré-performative qui, sous la forme du « je », par
exemple, marque que je s'adresse à de l'autre, si indé-
terminé soit-il ou soit-elle : « Oui-je», « oui-je-dis-à-
1' autre », même si je dis « non » et même si je s'adresse

126
sans dire. Le oui minimal et primaire, allo téléphonique
ou coup à travers le mur d'une prison, marque, avant
de vouloir .dire ou de signifier : « je-là », écoute, réponds,
il y a de la marque, il y a de l'autre. Des négativités
peuvent s'ensuivre, mais même si elles s'emparaient de
tout, ce «oui »-là ne s'efface plus.
] 'ai dû céder à la nécessité rhétorique de traduire
cette adresse minimale et indéterminée, presque vierge,
dans des mots, et dans des mots tels que « je », « je
suis», « langage», etc., là où la position du je, de l'être
et du langage restent encore dérivés au regard de ce
oui. C'est toute la difficulté pour qui veut dire quelque
chose au sujet du oui. Un méta-langage sera toujours
impossible à ce sujet dans la mesure où il supposera
lui-même un événement du oui qu'il ne pourra
comprendre. Il en ira de même pour toute comptabilité
ou computation, pour tout calcul visant à ordonner une
série de oui au principe de raison et à ses machines.
Oui marque qu'il y a de l'adresse à l'autre.
Cette adresse n'est pas nécessairement dialogue ou
interlocution, puisqu'elle ne suppose ni la voix ni la
symétrie, mais d'avance la précipitation d'une réponse
qui déjà demande. Car s'il y a de l'autre, s'il y a du
oui, donc, l'autre ne se laisse plus produire par le même
ou par le moi. Oui, condition de toute signature et de
tout performatif, s'adresse à de l'autre qu'il ne constitue
pas et auquel il ne peut que commencer par demander,
en réponse à une demande toujours antérieure, de lui
demander de dire oui. Le temps n'apparaît que depuis
cette singulière anachronie. Ces engagements peuvent

127
rester fictifs, fallacieux, toujours réversibles, l'adresse
peut rester divisible ou indéterminée, cela ne change
rien à la nécessité de la structure. Elle rompt a priori
tout monologue possible. Rien n'est moins monolo-
guant que le « monologue » de Molly même si, à
l'intérieur de certaines limites conventionnelles, on a
bien le droit de le considérer comme relevant du genre
ou du type « monologue ». Mais un discours compris
entre deux « Yes » de qualité différente, deux « Yes »
majuscules, donc deux « Yes » gramophonés, ne saurait
être un monologue, tout au plus un soliloque.
Mais on comprend pourquoi l'apparence de mono-
logue peut ici s'imposer, précisément à cause du oui,
oui. Le oui ne dit rien et ne demande rien qu'un autre
oui, le oui d'un autre dont nous verrons qu'il est
analytiquement - ou par synthèse a priori - impliqué
dans le premier oui. Celui-ci ne se pose, ne s'avance,
ne se marque que dans l'appel de sa confirmation, dans
le oui, oui. Ça commence par le oui, oui, par le second
oui, par l'autre oui, mais comme ce n'est encore qu'un
oui qui se rappelle (et Molly se rappelle depuis l'autre
oui), on peut toujours être tenté d'appeler cette anam-
nèse monologique. Et tautologique. Le oui ne dit rien
que le oui, un autre oui qui lui ressemble même s'il
dit oui à la venue d'un tout autre oui. Il paraît mono-
tautologique ou spéculaire, ou imaginaire, parce qu'il
. ouvre la position du je, elle-même condition de toute
performativité. Austin rappelle que la grammaire du
performatif par excellence est celle d'une phrase à la
première personne du présent de l'indicatif: oui, je

128
promets, j'accepte, je refuse, j'ordonne, I do, 1 will, etc.
« Il promet » n'est pas un performatif explicite et ne
peut l'être sauf si un « je » sous-entend par exemple :
«je vous jure qu'il promet, etc. »
Rappelez-vous Bloom dans la pharmacie. Il se parle
entre autres choses de parfums. Et rappelez-vous, les
oui de Molly, l'herbe, appartiennent aussi à l'élément
du parfum. ]'aurais pu, et j'y ai songé un instant, faire
de ce discours un traité des parfums, c'est-à-dire du
pharmakon, et l'intituler Du perfumatif dans Ulysse.
Rappelez-vous, Molly se rappelle tous ces oui, se rap-
pelle elle-même à travers tous ces oui comme des
consentements à cela même qui sent bon, à savoir le
parfum : « he asked me would I yes to say yes my
mountain flower [le nom de Bloom, Flower, pseudo-
nymisé sur la carte postale en poste restante, s'évapore
ici] and first I put my arms around him yes and drew
him clown to me so he could feel my breasts all perfume
yes ... ». Tout au début du livre, le lit, la chair et le
oui sont aussi des appels du parfum : « To smell the
gentle smoke of tea, fume of the pan, sizzling butter.
Be near her ample bedwarmed flesh. Yes, yes. » (63).
Le « yes, I will » paraît tautologique, il déploie la
répétition appelée et présupposée par le oui dit primaire
qui en somme ne dit que « I will » et « I » comme « I
will ». Eh bien, rappelez-vous, disais-je, Bloom dans la
pharmacie (86). Il se parle de parfums: « ... had only
one skin. Leopold, yes. Three we have.» Une ligne
plus bas : « But you want a perfume too. What parfume
does your? Peau d'Espagne. That orangeflower. » De là,

129
il passe au bain, puis au massage : « Hammam. Tur-
kish. Massage. Dirt gets rolled up in your navel. Nicer
if a nice girl did it. Also 1 think 1. Yes 1. Do it in
the bath. » Si on prélève ce segment (Also I think l.
Yes 1), comme on en a toujours mais n'en a jamais le
droit, on tient la proposition minimale, d'ailleurs équi-
valente au I will, qui manifeste l'hétéro-tautologie du
oui impliqué dans tout cogito comme pensée, position
de soi et volonté de position de soi. Mais malgré la
scène nombrilique ou ombilicale, navel cord again,
malgré l'apparence archi-narcissique et auto-affective de
ce « oui-je» qui rêve de se masser, de se laver, de
s'approprier, de se rendre propre tout seul dans la
caresse même, le oui s'adresse à de l'autre et ne peut
qu'en appeler au oui de l'autre, il commence par
répondre. Nous n'avons plus le temps, je me presse
dans un style plus télégraphique encore. La traduction
française pour le « 1 think 1. Yes 1 » est très déficiente
puisqu'elle donne «Je pense aussi à. Oui, je» au lieu
de «Je pense je », je pense le je ou le je pense je, etc.
Et le « curious longing 1 » qui suit aussitôt devient en
français «Drôle d'envie que j'ai là, moi». La réponse,
le oui de l'autre lui vient d'ailleurs, pour le sortir de
son rêve, sous la forme un peu mécanique d'un oui de
pharmacien,« Yes, sir, the chemise said »,qui par deux
fois lui dit ce qu'il devra payer: « Yes, sir, the chemise
said. You can pay all together, sir, when you corne
back. » Le rêve du bain parfumé, du corps propre et
du massage onctueux se poursuit jusqu'à la répétition
christique d'un «ceci est mon corps» grâce à laquelle

130
on se signe en jouissant comme l'oint du seigneur :
« Enjoy a bath now: clean trough of water, cool enamel,
the gentle tepid stream. This is my body» (88). Le
paragraphe suivant nomme l'onction christique (« oiled
by scented melting soap »), le nombril, la chair (« his
navel, bud of flesh », le reste I de cordon ombilical
comme reste de la mère) et c'est la fin du chapitre
avec, encore, le mot « flower », l'autre signature de
Bloom : «a languid floating flower ».
Le grand rêve des parfums se déploie dans Nausicaa;
c'est un mouvement de fidélité à Molly qui commence
par un « Yes. That' s her perfume » et s'énonce comme
une grammaire des parfums.
Cette auto-position de soi dans le oui revient sans
cesse, chaque fois différente, tout au long du périple.
L'un des lieux, parmi d'autres (je le cite parce qu'il est
tout proche de l'un des A.E.I.O.U.), c'est celui qui
nomme le «je» «entéléchie des formes». Mais le « I »
y est à la fois mentionné et utilisé : « But I, entelechy,
form of forms, am I by memory because under ever-
changing forms.
« I that sinned and prayed and fasted.
« A child Conmee saved from pandies.
« I, I and I.I.
« A.E.I.O.U. » (190).
Un peu plus bas : « Her ghost at least has been laid
for ever. She died, for literature at least, before she was
born. » Il s'agit de la séquence autour du fantôme et
du Hamlet français «lisant au livre de lui-même».
John Eglinton y dit des Français que « yes [... ] Excellent

131
people, no doubt, but distressingly shortsighted in some
matters » (187).
Ailleurs, à la fin de Nausicaa, Bloom écrit puis efface
dans le sable :
« Write a message for her. Might remain. What?
(( 1.
[ ... ]
«AM.A.» (379).
L'auto-position dans le oui, ou Ay, n'est pourtant ni
tautologique ni narcissique, elle n'est pas davantage
égologique même si elle amorce le mouvement de
réappropriation circulaire, l'odyssée qui peut donner
lieu à toutes ces modalités déterminées. Elle garde
ouvert le cercle qu'elle entame. De même, elle n'est
pas encore performative, pas encore transcendantale bien
qu'elle reste supposée par toute performativité, a priori
par toute théoricité constative, par tout savoir et toute
transcendantalité. Pour la même raison, elle est pré-
ontologique, si l'ontologie dit ce qui est ou l'être de
ce qui est. Le discours sur l'être suppose la responsabilité
du oui : oui, ce qui est dit est dit, je réponds ou il est
répondu à l'interpellation de l'être, etc. Toujours en
style télégraphique, je situerai alors la possibilité du
oui et du oui-rire en ce lieu où l'égologie transcendan-
tale, l'onto-encyclopédie, la grande logique spéculative,
r ontologie fondamentale et la pensée de l'être ouvrent
sur une pensée du don et de l'envoi qu'elles présup-
posent mais ne peuvent contenir. Je ne peux pas déve-
lopper cet argument comme il le faudrait et comme
j'ai tenté de le faire ailleurs. ] e me contenterai de relier

132
ce propos à celui qui, au début de ce trajet, concernait
le réseau des envois postaux dans Ulysse : carte postale,
lettre, chèque, télégramophone, télégramme, etc.
L'auto-affirmation du oui ne peut s'adresser à l'autre
qu'en se rappelant à soi, en se disant oui, oui. Le cercle
de cette présupposition universelle, assez comique en
lui-même, c'est comme un envoi à soi-même, un renvoi
de soi à soi qui à la fois ne se quitte jamais et ne s'arrive
jamais. Molly se dit (se parlant apparemment toute
seule), elle se rappelle qu'elle dit oui en demandant à
l'autre de lui demander de dire oui, et elle commence
ou finit par dire oui en répondant à l'autre en elle-
même, mais pour lui dire qu'elle dira oui si l'autre lui
demande, oui, de dire oui. Ces envois et renvois miment
toujours la situation des questions/ réponses de la sco-
lastique. Et la scène du «s'envoyer soi-même à soi-
même », nous la voyons jouée à maintes reprises dans
Ulysse sous sa forme littéralement postale. Et toujours
marquée de dérision, comme le fantasme et l'échec
mêmes. Le cercle ne se referme pas. Je n'en prendrai,
faute de temps, que trois exemples. D'abord celui de
Milly qui à 4 ou 5 ans s'envoyait à elle-même des mots
d'amour la comparant d'ailleurs à un « looking glass»
(Ô, Milly Bloom ... « you are my looking glass»). Elle
déposait à cet effet des « pieces of folded brown paper
in the letter box ». C'est du moins ce que dit la
traduction française («Elle s'envoyait». Le texte anglais
est moins net, mais laissons). Quant à Molly, la fille
du philatéliste, elle s'envoie tout, comme Bloom et
comme Joyce, mais cela se remarque en abyme dans

133
la littéralité de cette séquence qui raconte comment elle
s'expédie aussi elle-même à elle-même par la poste des
bouts de papier : « like years not a letter from a living
soul except the odd few 1 posted to myself with bits
of paper in them ... » (678). Quatre lignes plus haut,
elle est envoyée ou renvoyée par lui : « ... but he never
forgot himself when 1 was there sending me out of the
room on some blind excuse ... ».
VII

Il s'agit donc de s'envoyer. Et finalement de s'envoyer


quelqu'un qui dise oui, sans avoir besoin pour le dire
de ce que 1' idiome ou 1' argot français babelise au titre
du «s'envoyer», du «s'envoyer soi-même en l'air» ou
du « s'envoyer quelqu'un ». Le « s'envoyer » se permet
à peine un détour par la vierge mère quand le père
s'imagine qu'il s'envoie la semence d'un fils consubs-
tantiel : « ... a mystical estate, an apostolic succession,
from only begetter to only begotten ... » C'est l'un des
passages sur « Amor matris, subjective and objective
genitive, may be the only true thing in life. Paternity
may be a legal fiction. » Mon troisième exemple le
précède de peu et il vient aussitôt après le Was Du

135
verlachst wirst Du noch dienen : « He Who Himself
begot, middler the Holy Ghost, and Himself sent
Himself, Agenbuyer, between Himself and others,
Who ... » ( 197). Deux pages plus loin: « Telegram! he
said. Wonderful inspiration! Telegram! A papal bull!
« He sat on a corner of the unlit desk, reading aloud
joyfully:
« - The sentimentalist is he who would enjoy without
incurring the immense debtorship for a thing done. Signed :
Dedalus » ( 199).
Pour être de plus en plus aphoristique et télégra-
phique, je dirai pour conclure que le cercle ulysséen du
s'envoyer commande un oui-rire réactif, l'opération mani-
pulatrice de réappropriation hypermnésique, quand le
fantasme d'une signature l'emporte, et d'une signature
rassemblant l'envoi pour se rassembler auprès d'elle-
même. Mais quand, et c'est seulement une question de
rythme, le cercle s'ouvre, la réappropriation se renonce,
le rassemblement spéculaire de l'envoi se laisse joyeu-
sement disperser dans la multiplicité d'envois uniques
mais innombrables, alors l'autre oui rit, l'autre, oui, rit.
Or voici, le rapport d'un oui à l' Autre, d'un oui à
l'autre et d'un oui à l'autre oui, doit être tel que la
contamination des deux oui reste fatale. Et non point
seulement comme une menace : aussi comme une chance.
Avec ou sans mot, entendu dans son événement mini-
mal, un oui exige a priori sa répétition, sa mise en
mémoire, et qu'un oui au oui habite l'arrivée du « pre-
mier» oui, qui n'est donc jamais simplement originaire.
On ne peut dire oui sans promettre de le confirmer et

136
de s'en souvenir, de le garder, contresigné dans un autre
oui, sans la promesse et la mémoire, la promesse de
mémoire. Molly se rappelle.
Cette mémoire de promesse amorce le cercle de la
réappropriation, avec tous les risques de répétition tech-
nique, d'archive automatisée, de gramophonie, de
simulacre, d'errance privée d'adresse et de destination.
Un oui doit se confier à la mémoire. Venu déjà de
l'autre, dans la dissymétrie de la demande, et de l'autre
à qui il est demandé de demander oui, le oui se confie
à la mémoire de l'autre, du oui de l'autre et de l'autre
oui. Tous les risques se pressent déjà, dès le premier
souffle du oui. Et le premier souffle est suspendu au
souffle de l'autre, déjà, toujours un second souffle. Il le
reste à perte de voix et à perte de vue, d'avance relié
à quelque «gramophone in the grave».
On ne peut séparer les deux oui jumeaux, et pourtant
il restent tout autres. Comme Shem et Shaun, l'écriture
et la poste. Tel accouplement me paraît assurer non
pas la signature de Ulysse mais la vibration d'un évé-
nement qui n'arrive qu'à demander. Vibration différen-
tielle de plusieurs tonalités, de plusieurs qualités de
oui-rire qui ne se laissent pas stabiliser dans la simplicité
indivisible d'un seul envoi, de soi à soi, ou d'une seule
consignature, mais en appellent à la contresignature de
l'autre, à un oui qui résonnerait dans une tout autre
écriture, une autre langue, une autre idiosyncrasie, avec
un autre timbre.
] e reviens à vous, à la communauté des études
joyciennes. Supposez qu'un département d'études joy-

137
ciennes, sous l'autorité d'un Elijah Professer, Chairman,
ou Chairperson, décide de mettre ma lecture à l'épreuve
et institue un « program » dont la première phase
consisterait à constituer en tableau une grande typologie
des oui dans Ulysse, avant de passer au oui dans Fin-
negans Wake. La chairperson donne son accord (la chair
dit toujours oui) pour l'achat d'un computeur de la
Nième génération qui soit à la hauteur de la tâche.
L'opération engagée devrait aller très loin, je pourrais
vous retenir des heures pour vous décrire ce que j'ai
computé moi-même un crayon à la main : le compte
mécanique des « yes » lisibles dans l'original, plus de
222 au total, plus du quart, 79 au moins, dans ledit
monologue de Molly! un plus grand nombre en français,
avec la classification des types de mots ou de phrases
ou de pauses rythmiques effectivement traduites par
«oui» (« ay, well, he nodded », etc.) 1 parfois en l'ab-

1. Voici quelques exemples: 13-16 : oui purement et simplement


ajouté. 39-42 : oui pour I am, puis pour I will. 43-46 : oui pour ay. 90-
93 : oui mais pour well but. 93-96 : Oh mais oui pour 0, he did. 100-
103 : Je crois que oui pour l believe so. 104-108 : Oh mais oui pour 0,
to be sure. 118-121 : fit oui de la tête pour nodded. 120-123 : oui pour
Ay. 125-128 : pardi oui pour So it was. 164-167 : Je crois que oui: l
believe there is. 169-172: oui merci: thank you; oui: ay. 171-174: oui:
ay. 186-189 : oui-da, il me la fallait: marry, I wanted it. 191-194:
Otti. Un oui j11vénile de M. Bon : - Yes, Mr Best said youngly. 195-199 :
011i-da: Yea. 199-203 : Oh si: o yes. 210-214 : Oui da: Ay. 213-218:
Oh otti: very well indeed. 220-224: Dame oui: Ay. 237-242: Elie fit
011i: she nodded. 238-243 : Oui, essayez voir: Hold him now. 250-256:
Otti, oui: Ay, ay. 261-266: oui, essayez voir: hold him now. 262-268:
Mais oui, mais oui: Ay, ay, Mr Dedalus nodded. 266-271 : Oui, mais:
Bttt ... 272-277 : 011i, certainement: o, certain/y is. 277-281 : Oui, chan-

138
sence de « yes ». Un autre calcul serait nécessaire dans
chaque langue, avec un sort spécial pour celles qui sont
utilisées dans Ulysse. Que faire par exemple du « mon
père, oui » en français dans le texte, ou de ce « 0 si
certo » dont le « oui » se tient aussi près que possible
de la tentation diabolique, celle de l'esprit qui dit
«non» (« you prayed to the devil [ ... ] 0 si certo.' sell
your soul for that ... »(46)). Au-delà de ce décompte si
périlleux des oui explicites, la chairperson déciderait ou
promettrait deux tâches impossibles pour le computer
dont nous avons aujourd'hui le concept et la maîtrise.
Deux tâches impossibles pour toutes les raisons que j'ai
données et que je réduis à deux grands types.

1. Par hypothèse, on aurait ordonné les différentes


classes de oui selon un grand nombre de critères. J'ai
trouvé au moins dix catégories de modalités 1 • Cette

tez ... : Ay do. 285-289 : oui, oui : Ay, ay. 294-299 : oui : ay; oui; ay.
305-309 : Ben oui pour sûr: So l would (syntaxe compliquée). 309-313 :
Ah oui; Ay. 323-328 : oui: ay; oui : ay. 330-335 : oui: That'so. 331-
336: 01ti: well. 346-351 : oui: so I would. 347-352 : oui: nay. 363-
367 : oui! : what / 365-3 70 : Sapristi oui : devil you are; oui/ : see ! 374-
377 : Elle regardait la mer le jour où elle m'a dit oui : Looking out over
the sea she told me. 394-397 : oui da: ay. 429-431 : Je crois que oui: I
sttppose so. 475-473 : je dis que oui: l say you are. 522-518: Oui, je sais:
o, I Know. 550-546: Ben oui: Why. 554-550: Oui: ay. 557-552 : si,
si : ay, ay; si, si : ay, ay. 669-666 : oui : well; oui bien sûr: but of course.
687-684 : oui: ay. 699-694 : bien oui ; of course. 706-701 : le disait
oui: say they are.
Soit plus de 50 déplacements de types divers. Une typologie systé-
matique pourrait en être tentée.
1. Par exemple : 1. Le oui en forme de question : oui? Allô? : « Yes?

139
liste ne peut se clore, chaque catégorie pouvant encore
se partager en deux selon que le oui apparaît dans un
monologue manifeste en réponse à l'autre en soi-même 1

Buck Mulligan said. What did 1 say? » (14-12). 2. Le oui de respiration


rythmée en forme d'auto-approbation monologuée: « TwcS in the back
bench whispered. Yes. They knew ... » (27-30) ou « Yes, 1 must» (44-
40), etc. 3. Le oui d'obéissance: « yes sir» (44-40). 4. Le oui marquant
l'accord sur un fait: « 0 yes, but 1 prefer Q. Yes, but W is wonderful »
(46-42). 5. Le oui de respiration empressée, désirante: «Be near her
ample bedwarmed flesh. Yes, yes » (63-60). 6. Le ·oui de respiration
calculante, précise, déterminante : « Yes, exactly » (81-78). 7. Le oui de
politesse distraite:« Yes, yes » (88-85). 8. Le oui de confirmation appuyée:
« Indeed yes, Mr Bloom agreed » (103-100). 9. Le oui d'approbation
manifeste:« Yes, Red Murray agreed » (119-116). 10. Le oui d'assurance
insistante: «Yes, yes, they went under» (135-131). Cette liste est par
essence ouverte et la distinction entre le monologue ou le dialogue
manifeste peut aussi se prêter à tous les parasicages et aux greffes les plus
difficiles à mettre en tableau.
1. Clôture impossible, donc. Elle ouvre des questions nouvelles et
déscabilisantes à l'institution des études joyciennes. Cela tient à plusieurs
sortes de raisons. Tout d'abord à celles que nous venons d'énoncer au sujet
de la structure d'un oui. Ensuite à celles qui tiennent au nouveau rapport
que Joyce a délibérément, malicieusement institué, à partir d'une certaine
dace, encre l'« avant-texte» et l'œuvre dite achevée ou publiée. Il a veillé
sur son archive. On sait maintenant qu'à partir d'un certain moment,
conscient du traitement auquel donnerait lieu l'archive du « work in
progress »,il en fit une parc de l'œuvre même, se mit à conserver brouillons,
esquisses, approximations, corrections, variantes et travaux d'atelier (p~n­
sons ici à La Fabrique du Pré, ou aux manuscrits de La Table, de Ponge).
Il a ainsi différé sa signature au moment même du « bon à tirer ». Il a
donné aux générations d'universitaires, gardiens de son « œuvre ouverte»,
une nouvelle tâche, une tâche en principe infinie. Plutôt qu'à se livrer par
accident et poschumément à l'industrie d'une «critique génétique», il en
a, pourrait-on dire, construit le concept et programmé les passages ou les
impasses. La dimension diachronique, l'incorporation ou plutôt l'addition
des variantes, la forme manuscrite de l'œuvre, les «jeux d'épreuves», les

140
ou dans un dialogue manifeste. Nous aurions encore à
tenir compte des différentes tonalités accordées à ces
prétendues modalités du oui, en anglais et dans toutes
les langues. Or à supposer même qu'on puisse donner
à la tête lectrice de l'ordinateur des instructions perti-
nentes pour discerner ces changements de ton dans toute
leur finesse, chose déjà douteuse, le sur-marquage de
tout oui par le reste de oui-rire quasi transcendantal ne
peut plus donner lieu à un repérage diacritique réglé
par une logique binaire. Les deux oui-rire de qualité
différente s'appellent et s'impliquent irrésistiblement
l'un l'autre dès lors qu'ils demandent autant qu'ils
risquent l'engagement signé. L'un double l'autre: non
pas comme une présence comptable mais comme un
spectre. Le oui de mémoire, la maîtrise récapitulante,
la répétition réactive double immédiatement le oui
dansant et léger de l'affirmation, 1' affirmation ouverte
du don. Réciproquement, deux réponses ou deux res-
ponsabilités se rapportent l'une à l'autre sans avoir
aucun rapport entre elles. Les deux signent et empêchent
pourtant la signature de se rassembler. Ils ne peuvent
qu'appeler un autre oui, une autre signature. Et d'autre
part, on ne peut décider entre deux oui qui doivent se
ressembler comme des jumeaux, jusqu'au simulacre,
l'un comme la gramophonie de l'autre.

«coquilles» même indiquent des moments essentiels de l'œuvre et non


l'accident d'un «ceci est mon corpus».
« I am exhausted, abandoned, no more young. I stand, so to speak,
with an unposted letter bearing the extra regulation fee before the too
late box of the general postoffice of human life ».

141
Cette vibration, je l'entends comme la musique même
de Ulysse. L'ordinateur ne peut aujourd'hui dénombrer
ces entrelacs, malgré tous les services qu'il peut déjà
nous rendre. Seul un ordinateur encore inouï pourrait
ici, à tenter d'y intégrer, donc en y ajoutant sa propre
partition, son autre langue et son autre écriture, répondre
à celle de Ulysse. Ce que je dis ou écris ici n'avance
qu'une proposition, une petite pièce en vue de cet autre
texte que serait l'ordinateur inouï.

2. D'où la deuxième forme de l'argument. L'opé-


ration ordonnée au computeur ou à l'institution par la
« chairperson », son programme en vérité suppose lui-
même un oui, d'autres l'appelleraient un acte de langage
qui, répondant en quelque sorte à l'événement des oui
de Ulysse et à leur appel, à ce qui dans leur structure
est ou dit l'appel, fait partie et ne fait pas partie du
corpus analysé. Le oui de la chairperson, comme du
programme de quiconque écrit sur Ulysse, répondant et
contresignant en quelque sorte, ne se laisse ni compter
ni décompter, pas plus que les oui qu'il appelle à son
tour. Ce n'est pas seulement la binarité, c'est pour la
même raison la totalisation qui s'avère impossible, et
la fermeture du cercle, et le retour d'Ulysse, et Ulysse
même, et le s'envoyer de quelque signature indivisible.
Oui, oui, voilà ce qui fait rire. Et l'on ne rit jamais
seul, dit justement Freud, jamais sans partager quelque
chose du même refoulement.
Voilà plutôt qui donne à rire comme ça donne à
penser. Et comme ça donne, tout simplement, au-delà

142
du rire et au-delà du oui, au-delà du oui/non/oui, du
moi/non-moi qui peut toujours tourner à la dialectique.
Mais peut-on signer d'un parfum?
Seul un autre événement peut signer, contresigner
pour faire qu'un événement déjà soit arrivé. Celui-ci,
qu'on appelle naïvement le premier, ne peut s'affirmer
que dans la confirmation de l'autre : un tout autre
événement.
L'autre signe. Et le oui se relance à l'infini, beaucoup
plus, tout autrement que « yes, yes, yes, yes, yes, yes,
yes », la semaine des 7 oui de Mrs Breen quand elle
écoute Bloom lui raconter l'histoire de Marcus Tertius
Moses et de Dai:icer Moses (437): « Mrs Breen: (eagerly),
Yes, yes, yes, yes, yes, yes, yes. »
J'ai décidé de m'arrêter ici parce qu'il a failli m'ar-
river un accident au moment où je griffonnais cette
dernière phrase au volant alors que, quittant l'aéroport,
je rentrais chez moi au retour de Tokyo.
TABLE
Circonstances....................................................... 9

DEUX MOTS POUR JOYCE


I ........................................................................ 15
II....................................................................... 19
III...................................................................... 27
IV...................................................................... 35
V....................................................................... 43

ULYSSE GRAMOPHONE
ouï-dire de ] oyce
I ........................................................................ 57
II....................................................................... 73
III...................................................................... 89
IV...................................................................... 103
V....................................................................... 113
VI...................................................................... 123
VII.................................................................... 135

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