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UN « NOUVEAU MONDE »

Lorsque Montaigne déclare, dans « Des coches », « Notre monde vient d’en trouver un autre », il pose d’abord
l’idée de pluralité des mondes, en soi impropre dans le sens premier du mot, qui désigne l’univers, l’ensemble
des choses et des êtres créés. C’est ce que souligne d’ailleurs la question qui suit, entre parenthèses : « (et
qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sybilles et nous, avons ignoré celui-
ci jusqu’à cette heure ?) » 

C’est aussi ce qui justifie qu’au début des « Cannibales », Montaigne s’interroge sur la « nouveauté » de ce «
monde », en s’appuyant sur les écrits des anciens géographes. 

- Il évoque en premier lieu l’Atlantide, pour conclure : « Mais il n'y a pas grande apparence que cette Île soit
ce monde nouveau que nous venons de découvrir ». 

- Puis il cite la mention, chez Aristote, d’« une grande île fertile, toute revêtue de bois et arrosée de grandes
et profondes rivières, fort éloignée de toutes terres fermes », pour arriver au même rejet : « Cette
narration d'Aristote n'a non plus d'accord avec nos terres neuves. » 

Mais c’est surtout une façon de poser d’emblée l’idée des différences entre ces contrées et celles connues
jusqu’alors par les Européens, que la suite du chapitre va mettre en évidence. Comment Montaigne dépeint-il
ce « nouveau monde » ? 

LA DESCRIPTION DES LIEUX 

Montaigne s’attache peu à la description de cette « contrée », qualifiée dans « Des cannibales » de « très
plaisante et bien tempérée », pour privilégier celle des hommes. Cependant, deux aspects sont mis en valeur : 

1. Dans « Des cannibales » : Il consacre un paragraphe à montrer l’abondance d’un pays fertile, qui fournit à
ses habitants tout ce qui est nécessaire à leur existence : « Ils sont assis le long de la mer, et fermés du
côté de la terre de grandes et hautes montagnes, ayant, entre-deux, cent lieues ou environ d'étendue en
large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n'ont aucune ressemblance aux nôtres » (« Des
cannibales ») La suite énumère les autres atouts du pays, le bois par exemple, ou les « racines » qui leur
offrent leur « breuvage », ou le produit de la chasse… Sans masquer les différences alimentaires, Montaigne
prend soin de préciser la saveur, par exemple, du « breuvage », qui « a le goût un peu piquant, nullement
fumeux, salutaire à l'estomac, et laxatif à ceux qui ne l'ont accoutumé ; c'est une boisson très agréable à qui
y est habitué » ou « Au lieu de pain, ils usent d'une certaine matière blanche, comme du coriandre confit.
J'en ai tâté : le goût en est doux et un peu fade ». Ainsi, Montaigne dépeint un monde qui « ne vivait que des
moyens de sa mère nourrice », une contrée où la vie est paisible et facile : « ils jouissent encore de cette
abondance naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires ». 

2. Dans « Des coches » : l’accent est plutôt mis sur la « beauté » des villes, qui illustre à la fois la richesse et
le talent des artisans : « L'épouvantable magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs
choses pareilles, le jardin de ce Roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et
grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment formés en or ; comme en son cabinet, tous les animaux
qui naissaient en son état et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume, en coton, en
la peinture, montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie. » Cette image méliorative est reprise à la
fin de cet essai : « un chemin […] depuis la ville de Quito jusques à celle de Cuzco (il y a trois cents lieues),
droit, uni, large de vingt-cinq pas, pavé, revêtu de côté et d'autre de belles et hautes murailles, et le long de
celles-ci, par le dedans, deux ruisseaux intarissables, bordés de beaux arbres qu'ils nomment molly. Où ils ont
trouvé des montagnes et rochers ils les ont taillés et aplanis, et comblé les fondrières de pierre et chaux. Au
terme de chaque journée, il y a de beaux palais fournis de vivres, de vêtements et d'armes, tant pour les
voyageurs que pour les armées qui ont à y passer. ». De cette façon, Montaigne unit déjà l’image d’une contrée
« sauvage » à celle d’une civilisation qui égale celle des Européens
LE TITRE ET LA STRUCTURE GENERALE DES CANNIBALES

L’article contracté, « des », utilise la préposition « de », d’après l’usage en latin, où cette préposition signifie
« au sujet de » et introduit le sujet traité. Cela reste une tradition pour les essais : à titre d’exemple, De
l’Amour de Stendhal, paru en 1822. 

Le titre de ce chapitre, provocateur, indique immédiatement le regard critique porté par les Européens sur
les peuples primitifs, condamnés parce que « cannibales ». C’est la nature humaine qui leur est ainsi refusée,
et c’est sur elle que va s’interroger l’humaniste Montaigne. 

Le mot « cannibale » est attesté dès 1492, emprunté à l’espagnol « canibal », lui-même dérivé d’un terme
d’origine arawak, « caniba » (ou « cariba »), nom donné à des peuplades amérindiennes en Amazonie et dans
les Caraïbes. Il est alors synonyme d’« anthropophage »étymologiquement,« celui qui mange de la chair
humaine ». 

Mais le terme ne se retrouve pas dans le chapitre, qui ne consacre d’ailleurs que deux paragraphes à cette
pratique, liée à la pratique de la guerre. On ne le retrouve que dans le chapitre « Des coches », pour renvoyer
le lecteur à ce chapitre du livre I, alors que Montaigne développe à nouveau cette découverte du « nouveau
monde » en évoquant les balbutiements de ce monde : « témoin mes Cannibales ». 

Un paragraphe d’introduction, à partir de l’exemple du roi Pyrrhus emprunté à l’antiquité, pose la


problématique du chapitre : d’où vient qu’on appelle certains hommes « barbares » ? 

L’essai s’ouvre sur la découverte de « cet autre monde ». Après une digression sur des « témoignages » de
l’antiquité autour des lieux inconnus, Montaigne pose nettement sa thèse sur ces peuples nouvellement
découverts : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que
chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ». 

Son argumentation se construit ensuite en deux temps : 

· La vie de ces peuples découverts fait l’objet d’un long éloge : il souligne leur proximité avec la nature, ce que
leur offre leur pays, enfin leur mode de vie, notamment dans le domaine religieux. Ce passage se ferme leur
pratique de la guerre, donc sur ce qui donne au chapitre son titre, « le cannibalisme ». 

· Une comparaison avec la « barbarie » de la société européenne : « Nous les pouvons bien appeler barbares,
eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie
». 

Après avoir rapidement justifié, à la fin du chapitre, une autre différence entre ces peuples et les
Européens, la polygamie, et avoir souligné l’existence d’une véritable culture, avec l’exemple de leur poésie,
Montaigne conclut en déléguant la parole à ces « sauvages », rencontrés en 1562 à Rouen (Texte BAC). Il
inverse ainsi le point de vue, par le regard et le jugement qu’ils portent sur les réalités françaises. Leurs
critiques soutiennent la thèse de Montaigne, tout en rabaissant l’orgueil européen, ridiculisé par l’ironie de la
dernière phrase : « Tout cela ne va pas si mal ; mais quoi, ils ne portent point de haut de chausses ! »
TITRE ET STRUCTURE « DES COCHES »

Ce titre est surprenant, car il semble traiter un sujet bien dérisoire : un « coche » est, à l’origine, à un
bateau destiné à des voyageurs tiré par des chevaux sur le chemin de halage longeant un fleuve, puis il
désigne, au 16ème siècle, un moyen de transport collectif, énorme caisse à quatre roues, toujours tirée par
deux, quatre ou six chevaux.
Ces « coches » sont mentionnés alors que Montaigne évoque son propre « mal de mer » : Or, je ne puis
souffrir longtemps (et les souffrais plus difficilement en jeunesse) ni coche, ni litière, ni bateau ». Puis il
élargit son sujet à « l’usage des coches au service de la guerre », pour en arriver, à partir de l’exemple de
l’empereur romain Marc Antoine, emmené au triomphe par « des lions attelés à un coche », à un tout autre
sujet, les dépenses des princes. 
Les « coches » sont ensuite totalement oubliés, sauf dans le dernier paragraphe, où Montaigne nous
ramène à son sujet : « Retombons à nos coches ». Une véritable pirouette puisque ce paragraphe nous
explique, précisément, que les empereurs du Nouveau Monde n’en utilisent pas : « En leur place et de toute
autre voiture, ils se faisaient porter par les hommes et sur leurs épaules. » ! 
Mais écoutons Montaigne lui-même : « Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la
matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque […]. J'aime l'allure poétique, à sauts et à
gambades. […] Mon style et mon esprit vont vagabondant de même. » Ce chapitre nous donne un parfait
exemple de cette démarche en toute liberté, jusqu'au désordre, qui correspond d’ailleurs au sens originel du
titre d’ensemble, Essais : une pensée qui « s’essaye », une pensée qui se cherche, en mouvement, en quête
d’une vérité fragile et relative… 
Le titre semble donc n’être qu’une sorte de prétexte, notamment à une critique des excès des «
princes », comparés au mode de vie « naturel » des peuples Amérindiens … Cependant, ne pose-t-il pas déjà
l’idée de « voyage », dont les grandes découvertes donnent un exemple extrême ? 
Un paragraphe, en guise d’introduction, s’interroge sur la vérité des « causes » que les hommes
invoquent pour expliquer leurs actes. Ce questionnement s’appuie sur deux exemples : d’où vient la « coutume
de bénir ceux qui éternuent » et d’où vient le mal de mer ? Occasion pour Montaigne de réfléchir aux causes
de « la peur », et d’évoquer sa propre expérience : « Or je ne puis souffrir longtemps (et les souffrais plus
difficilement dans ma jeunesse) ni coche, ni litière, ni bateau ». 
Cela fait alors glisser le chapitre vers « l’usage des coches au service de la guerre », ce qui conduit
Montaigne à s’intéresser aux dépenses des princes, à leur « libéralité ». Le cœur du chapitre est consacré à
l’action des princes, à ce que serait leur véritable « vertu » : en distinguant alors les dépenses utiles de celles
qui relèvent du superflu, il blâme, par de multiples exemples, les excès des princes dus à la seule vanité. Ce
passage se conclut par une phrase qui va servir de transition : « S’il y a une chose qui soit excusable en de
tels excès, c’est où la nouveauté et l’invention fournit d’admiration, non pas la dépense ». 
Cette réflexion sur la « nouveauté » et « l’invention » amène l’auteur à réfléchir sur nos
connaissances, nouveau tournant dans le chapitre : « Quand tout ce qui est venu par rapport au passé jusqu’à
nous serait vrai et serait su par quelqu’un, ce serait moins que rien au prix de ce qui est ignoré. » Cette
remarque ouvre une longue réflexion sur le nouveau monde, dernier tiers du chapitre : « Notre monde vient
d’en trouver un autre […] moins grand, plein et membru que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui
apprend encore son a, b, c ». L’argumentation fait alterner deux moments : 

 l’éloge de ce « monde enfant », à la fois de ses splendeurs et des qualités de ses peuples et de leurs rois, 
 une violente critique des Européens qui les ont soumis et détruits. 

Dans le dernier paragraphe, par un brusque retour aux « coches », Montaigne conclut cette vision du
nouveau monde : « Retombons à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils se faisaient porter
par les hommes et sur leurs épaules. » L’exemple du « roi du Pérou » résume, en effet, le double mouvement
qui précède : éloge de la vaillance de son peuple pour le défendre de l’attaque des conquérants européens.
POLYGAMIE ET CANNIBALISME

Cependant, Montaigne ne peut ignorer les deux pratiques qui ont tant choqué les Européens, la polygamie et,
surtout, le « cannibalisme », en écho au titre de l’essai « Des cannibales ». D’où son double plaidoyer. 

Deux paragraphes sont consacrés à une défense de la polygamie : « Étant plus soigneuses de l'honneur de
leurs maris que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur sollicitude à avoir le plus de compagnes
qu'elles peuvent, d'autant que c'est un témoignage de la vertu du mari ». Il prend soin, car la critique vient
d’abord de l’Église chrétienne, de prendre à témoin Saint Augustin pour rappeler que la polygamie figure dans
la Bible, puis d’invoquer les témoignages de Suétone et de Plutarque sur les pratiques des plus nobles
empereurs antiques. 

La défense du cannibalisme est plus difficile, car manger de la chair humaine fait tout naturellement horreur
et, surtout, au 16ème ème siècle, va contre les dogmes de l'Église ! Mais Montaigne s’y emploie : 

 d’abord sa présentation banalise ce fait par l’idée de partage, tout en explicitant sa fonction : « Cela fait,
ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents.
Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c'est pour
représenter une extrême vengeance. » 
 Dans un deuxième temps, il compare ce cannibalisme aux actes cruels des Portugais, et même aux
horreurs commises en France à l’occasion des guerres de religion. 

Il conclut alors : « Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à
déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le
faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de
fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous
prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé ». 

· Il ajoute enfin deux derniers arguments, le premier emprunté aux philosophes stoïciens, le second à la
médecine, pour souligner leur acceptation de mettre un corps mort au service des vivants, pour leur
nourriture ou pour leur santé. 

Pour conclure, Outre l’opposition de Montaigne au jugement de son époque sur ce « nouveau monde », dit «
barbare », l’éloge qu’il lui adresse, dans ces deux essais, nous amène à reconnaître deux mythes fondateurs. 

D’une part, Montaigne se souvient, dans sa description d’une nature bienveillante et de peuples dont il
souligne la « naïveté si pure et simple », du mythe antique de ce qu’il nomme, dans « Des cannibales », « l’âge
doré », c’est-à-dire ce premier âge de l’humanité dépeint par Ovide dans le livre I des Métamorphoses. 

D’autre part, nous y distinguons déjà les grands traits de ce que l’on nommera, au 18ème siècle, le mythe du «
bon sauvage », développé par Rousseau, notamment dans Discours sur les sciences et les arts (1750) et
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), pour poser sa théorie : dans
l’état de nature, l’homme primitif serait libre et heureux, tandis que la civilisation le corrompt. Elle
l’amènerait à une recherche de la propriété, du luxe, en lui créant des besoins superflus, autant de sources
de violence. Mais le « bon sauvage » tel que le décrit Montaigne a déjà organisé une société, posé des lois, une
religion, et n’est pas sans violence… 

Cependant, notons que, dans « l’âge d’or » que représenta le règne du dieu Saturne, la guerre n’existait pas…
ce qui est loin d’être le cas dans ce « nouveau monde » alors découvert. D’ailleurs, Montaigne lui accorde une
place importante dans son argumentation : avant même l’arrivée des Européens, les peuples indiens
combattent déjà leurs ennemis. De plus, le « bon sauvage », dont il fait l’éloge, est déjà sorti de l’état de
nature : il a organisé une société, posé des lois, une religion, et créé une culture propre… et n’est pas sans
violence ! 

Ce que recherche Montaigne n'est donc pas l'idéalisation, propre au mythe, mais une réflexion sur l'homme,
pour mieux définir ce qui ferait sa véritable dignité.

LE PORTRAIT DES INDIENS

Leur portrait physique : force et santé 

C’est sur leur aspect physique que s’ouvre leur portrait dans « Des cannibales », vision méliorative de force et
de santé cautionnée par des témoins : « il est rare d'y voir un homme malade ; et m'ont assuré n'en y avoir vu
aucun tremblant, chassieux, édenté, ou courbé de vieillesse. » 

L’éloge va encore plus loin dans « Des coches », où, Montaigne (qui avoue fréquemment ses propres faiblesses
physiques !) insiste sur leur force corporelle, source de plusieurs qualités : « Quant à la hardiesse et courage,
quant à la fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim et la mort, je ne craindrais pas
d'opposer les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens que nous avons aux
mémoires de notre monde par deçà. » À nouveau, c’est par une comparaison aux « exemples » de l’antiquité, si
fréquemment cités en modèles au XVIème siècle, que Montaigne construit son éloge, dont il donne de
nombreuses preuves en relatant des épisodes de la conquête coloniale. 

Leur portrait « social » : une société organisée 

Il est de règle, au XVIème siècle, de qualifier les peuples découverts de « sauvages », adjectif qui traduit
alors le mépris des Européens à leur égard. C’est cette vision que Montaigne s’emploie à corriger, en inversant
le sens même du terme : « Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de
soi et de sa marche ordinaire, a produits ». Par cette comparaison, qu’il poursuit en insistant sur la « saveur
même et délicatesse […] excellente » de ces fruits, il introduit une description qui montre à quel point l’état
de « nature » n’empêche en rien une organisation sociale. 

Un long passage des « Cannibales » souligne à quel point leur mode de vie accorde à chacun son rôle, aux «
plus jeunes » la « chasse des bêtes », aux femmes la charge des repas et des boissons, aux « vieillards »
l’enseignement… Mais aucun effort, aucune fatigue pour accomplir de ces activités : « Toute la journée se
passe à danser », les femmes « s’amusent »… 

Ainsi Montaigne fait de cette société un véritable modèle, à la fois d’égalité et de fraternité, conformément
à l’état de « nature » : « Ils s'entr'appellent généralement, ceux de même âge « frères » ; « enfants », ceux
qui sont au dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en
commun cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à
ses créatures, les produisant au monde. » 

Le portrait moral : vaillance et amitié 

Dès le début de son argumentation dans « Des cannibales », Montaigne pose nettement son opinion sur ce
monde dit « sauvage » : « En ceux là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et
propriétés ». D’où un important passage (cf. texte) où, au moyen d’une série de négations, Montaigne souligne
les qualités de ce peuple, poussées jusqu’à la « perfection » selon lui. 

Parmi ces qualités, une répétition en met deux en évidence dans ces deux essais, avec une répétition : « la
vaillance contre les ennemis et l’amitié à leurs femmes », recommandation adressée par les « vieillards » à
leur peuple, encore élargie quand cela est présenté comme une règle religieuse, « Ce prophète parle à eux en
public, les exhortant à la vertu et à leur devoir ; mais toute leur science éthique ne contient que ces deux
articles, de la résolution à la guerre et affection à leurs femmes. » Il multiplie alors les exemples qui mettent
en valeur « la fermeté de leurs combats », aussi bien dans « Des cannibales » que dans « Des coches » quand
il relate le siège de Mexico, ou ferme cet essai sur le courage des porteurs du dernier roi du Pérou. Pour
soutenir cet éloge, et prouver que ces valeurs ne relèvent pas du simple instinct, Montaigne les lie à un
élément culturel, la poésie, manifeste dans les « chansons guerrières » ou « amoureuse[s] ».

A PROPOS DE LA BARBARIE

Dans « Des cannibales » 

L’attaque la plus violente porte sur deux autres reproches : « la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes
ordinaires », affirme Montaigne dans « Des cannibales », qui poursuit : « nous, qui les surpassons en toute
sorte de barbarie. » Il s’emploie, notamment, à contrebalancer le cannibalisme, si horrible pour les
Européens, par « l’horreur barbaresque » des actes commis par les Portugais contre les indigènes : « les
enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après ». 

Il amplifie encore sa critique en prenant l’exemple des horreurs commises à l’occasion des guerres de
religion, qui ont vu aussi des cas d’anthropophagie, en une longue énumération : « il y a plus de barbarie à
manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein
de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme
nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des
voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après
qu'il est trépassé. » 

Dans « Des coches » 

Ce sont les exemples de la conquête du Pérou et du Mexique qui permettent à Montaigne d’apporter des
preuves de cette cruauté européenne. 

Pour le premier roi, « on le condamna à être pendu et étranglé publiquement, lui ayant fait racheter le
tourment d'être brûlé tout vif par le baptême qu'on lui donna au supplice même. » Notons ici l’ironie amère de
Montaigne, qui soutient une critique de la religion : elle prétend effacer par « le baptême » la mort infligée,
contradiction même du commandement chrétien « Tu ne tueras point »… Bel exemple de la « fausseté »
occidentale ! 

Pour le second roi, sa phrase, rapportée directement, « Et moi, suis-je dans un bain ? suis-je plus à mon aise
que toi ? », sonne de façon terrible alors même qu’il se trouve « environné de brasiers ardents », et encore
davantage quand Montaigne commente, avec une ironie amère, sa mort : « sa constance rendait de plus en plus
honteuse leur cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de se délivrer par armes
d'une si longue captivité et sujétion, où il fit sa fin digne d'un magnanime prince. » 

Le dernier exemple marque l’apogée de la cruauté, d’une part en raison du nombre de morts, « ils mirent
brûler pour un coup, en même feu, quatre cent soixante hommes tous vifs », d’autre part par le ton indigné
qu’adopte alors Montaigne. Il interpelle son lecteur, « Nous tenons d'eux-mêmes ces narrations, car ils ne les
avouent pas seulement, il s'en vantent et les prêchent. Serait-ce pour témoignage de leur justice ? ou zèle
envers la religion ? », n’hésitant pas, à nouveau, à souligner, par un lexique violemment péjoratif, à quel point
cela contredit la foi chrétienne : « S'ils se fussent proposés d'étendre notre foi, ils […] se fussent trop
contentés des meurtres que la nécessité de la guerre apporte, sans y mêler indifféremment une boucherie,
comme sur des bêtes sauvages, universelle, autant que le fer et le feu y ont pu atteindre ». 
Massacre commis par un lieutenant de Pizarro sur des prisonniers de l’isthme de PanamaLes deux essais
mettent donc face à face les Européens et les peuples du « Nouveau monde », revalorisant les seconds pour
mieux critiquer les premiers. 

Mais ce face à face se charge d’un autre sens, posé dès l’ouverture de « Des Cannibales » : « chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas de son usage. » L’essai rejoint ainsi la réflexion, fréquente dans les Essais, sur la
relativité des coutumes, donc sur la relativité des jugements portés sur elles. Dans le chapitre « De la
coutume et de ne changer aisément une loi reçue » (livre I, 23), il écrit déjà : « Les lois de la conscience, que
nous disons naître de nature, naissent de la coutume ; chacun ayant en vénération interne les opinions et
mœurs approuvés et reçus autour de lui ». Nous retrouvons cette même conception dans le chapitre 12 du
livre II, « Apologie de Raymond de Sebond », avec une formulation si expressive qu'elle sera reprise, un
siècle plus tard, par le philosophe Pascal dans ses Pensées : « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui
est mensonge au monde qui se tient au-delà ». 

En confrontant les deux mondes, Montaigne invite ainsi son lecteur à remettre en cause l’« opinion commune
», le jugement sévère porté sur les peuples du Nouveau monde, des « barbares », qui, n’est, à ses yeux, qu’une
forme de préjugé, et, surtout, un aveuglement sur soi-même… Il souligne aussi bien l’échec de la prétendue «
civilisation », notamment son oubli des règles morales qu’elle s’est elle-même données, s’interrogeant, de ce
fait, sur ce qui pourrait fonder une humanité juste et heureuse 

Pour conclure 

Les deux essais mettent donc face à face les Européens et les peuples du « Nouveau monde », revalorisant
les seconds pour mieux critiquer les premiers. 

Mais ce face à face se charge d’un autre sens, posé dès l’ouverture de « Des Cannibales » : « chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas de son usage. » L’essai rejoint ainsi la réflexion, fréquente dans les Essais, sur la
relativité des coutumes, donc sur la relativité des jugements portés sur elles. Dans le chapitre « De la
coutume et de ne changer aisément une loi reçue » (livre I, 23), il écrit déjà : « Les lois de la conscience, que
nous disons naître de nature, naissent de la coutume ; chacun ayant en vénération interne les opinions et
mœurs approuvés et reçus autour de lui ». Nous retrouvons cette même conception dans le chapitre 12 du
livre II, « Apologie de Raymond de Sebond », avec une formulation si expressive qu'elle sera reprise, un
siècle plus tard, par le philosophe Pascal dans ses Pensées : « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui
est mensonge au monde qui se tient au-delà ».

UN REQUISITOIRE CONTRE LES EUROPEENS

Si Montaigne entreprend l’éloge du « nouveau monde », c’est surtout, comme bien d’autres humanistes de la
Renaissance, pour mieux réfléchir sur l’« ancien monde », l’Europe. Le premier est « dit sauvage » face au
second qui serait, lui, « civilisé ». Or, dès le début du chapitre « Des Cannibales », il s’attache à contester ce
jugement : « chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons
d’autre point de mire pour la vérité et la raison que l'exemple et idée des opinions et usages s du pays où nous
sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite organisation politique), parfait et accompli usage de
toutes choses. » Pour prouver qu’il s’agit là d’un préjugé, que « barbarie » et « civilisation » sont des termes
relatifs à nos propres coutumes, Montaigne dresse un réquisitoire sévère contre les Européens. 

Un matérialisme effréné : e reproche mérite d’être placé en tête du réquisitoire, car il est, aux yeux de
Montaigne, la source de tous les défauts des Européens 

Dans « Des cannibales » 

À travers les négations qui opposent les peuples du « Nouveau Monde » aux Européens, une longue liste de
défauts fait clairement apparaître qu’à la base, plusieurs renvoient au rôle de l’argent : « aucune espèce de
trafic », « nul usage de servitude, de richesse ou de pauvreté », « nuls contrats ; nulles successions ; nuls
partages ». Montaigne signale ainsi à quel point les Européens se trouvent corrompus par leur avidité, créant
une société profondément inégalitaire et injuste. C’est d’ailleurs ce qui a frappé un des « sauvages »
rencontrés par Montaigne à Rouen, auquel il prête la parole : « ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des
hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs
portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses
pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs
maisons. » 

Dans « Des coches » 

Mais la pire conséquence de ce matérialisme sans limites est qu’il est la cause première des guerres, que les
Européens accomplissent par désir de « conquête de nouvelles terres ». C’est ce que développe longuement ce
chapitre, en relatant plusieurs épisodes de la conquête, à propos de laquelle Montaigne parle, péjorativement,
de « mercantilisme » et de « trafic », et déclare avec indignation : « Tant de villes rasées, tant de nations
exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie du monde
bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ». 

Revient ensuite de façon récurrente le mot « l’or » qui souligne cette avidité : 

Il est mentionné dans la demande des Espagnols aux indigènes : « de l’or pour le besoin de quelque médecine »

 Il ressort avec force du montant exorbitant de la rançon du roi du Pérou : « il prit envie aux vainqueurs
après en avoir tiré un million trois cent vingt-cinq mille cinq cents pesant d'or, outre l'argent et autres
choses qui ne montèrent pas à moins, si bien que leurs chevaux n'allaient plus ferrés que d'or massif, de
voir encore, au prix de quelque déloyauté que ce fut, quel pouvait être le reste des trésors de ce Roi ». 
 Ce même reproche se retrouve à propos du roi de Mexico, torturé pour obtenir son or : « ne trouvant
point après cette victoire tout l'or qu'ils s'étaient promis, après avoir tout remué et tout fouillé, se
mirent à en chercher des nouvelles par les plus âpres tortures de quoi ils se purent aviser ». 

Cet amour de l’or, qui a conduit les conquérants européens aux pires horreurs, est si condamnable aux yeux de
Montaigne qu’il souligne le châtiment divin qui les a durement sanctionnés : « Dieu a méritoirement permis que
ces grands pillages se soient absorbés par la mer en les transportant, ou par les guerres intestines de quoi ils
se sont entremangés entre eux, et la plus part s'enterrèrent sur les lieux, sans aucun fruit de leur victoire.
» 

La corruption morale 

Comme par un effet de miroir, toutes les qualités prêtées aux peuples indigènes dans leur état de « nature »
s’inversent en défauts dans l’état de « culture » des Européens, corrompus par « l’artifice » de leurs modes
de vie. Cela se traduit par un champ lexical violemment péjoratif dans « Des cannibales » : leurs
comportements sont « altérés », « détournés », leurs lois « abâtardies », terme employé deux fois, la morale
est « étouffée », et ils ont « le goût corrompu ». 

Conclusion 

Ainsi, dans ce chapitre, Montaigne dénonce « la trahison, la déloyauté », sur lesquelles insistent longuement
les récits des conquêtes dans « Des coches », qui ôtent tout mérite aux Européens. Les conquérants ont
profité, en effet, non seulement de leur supériorité en armement et de la peur provoquée par leurs chevaux,
mais surtout leur victoire a été obtenue « vilement », par « les ruses et batelages de quoi ils se sont servis
pour les piper ». 
Pour prouver sa critique, Montaigne reproduit le discours trompeur des Espagnols : ils se prétendent « gens
paisibles » et promettent aux indigènes qu’ils « seraient très bénignement traités ». Or, les deux exemples
qui suivent apportent la preuve éclatante du contraire : « fausse accusation » contre le roi du Pérou, qui
meurt brûlé vif, et, au lieu d’« être traité en Roi », comme on le lui a promis lors de la « capitulation », le roi
de Mexico, lui aussi, meurt sous la torture. 

Mais, là encore, Montaigne laisse planer une menace, une sorte de châtiment divin immanent, celle d’une ruine
qui, infligée aux peuples conquis, se retournera contre les Européens : « cet autre monde ne fera qu'entrer
en lumière quand le nôtre en sortira. »

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