Vous êtes sur la page 1sur 14

« En quête d'une métaphysique phénoménologique : la référence henrienne

à Maître Eckhart »

dans : A.DAVID ET J.GREISCH (dir.), Michel Henry. L’épreuve de la vie,


Acte du colloque de Cerisy, 1996, Paris, Cerf, La nuit surveillée, 2001, p.
253-279 ; « Seeking a phenomenological metaphysics : Henry’s reference
to Meister Eckhart », trad. anglaise in Continental Philosophy Review, 32 :
1999, pp. 303-323 : lien internet :
https://fr.scribd.com/document/239480092/Depraz-Seeking-a-
Phenomenological-Metaphysics-Henry-s-Reference-to-Eckhart

N. Depraz

Introduction

La discrétion de la présence eckhartienne dans la phénoménologie allemande


fondatrice, qu'il s'agisse de Husserl ou de Heidegger, est à la mesure de sa secrète
éminence. Dans un entretien avec D. Cairns daté du 27 juin 1932 et consacré à
l'expérience mystique et, plus précisément, à l'authenticité de son évidence, Husserl
indiquait — c'est du moins ce que rapporte Cairns — qu'il « pourrait reprendre à son
compte, sans les changer aucunement, des pages entières de Maître Eckharti ».
Quelques assertions égrénées dans la Conférence de Vienne fournissent d'ailleurs de
cette éminence une illustration remarquable, tant elles font écho, quoique sans référence
expresse, à certains énoncés eckhartiens. Celle-ci est la plus remarquable : « ce n'est
que lorsque l'esprit, cessant de se tourner naïvement vers le dehors, revient en lui-même
et demeure en lui-même et purement en lui-même, qu'il peut se suffire à lui-mêmeii. »
Quant à Heidegger, il consacre très tôtiii quelques pages assez denses à la mystique
eckhartienne, aux potentialités de pensée qu'elle offre dans le cadre d'un démantèlement
de la rationalité comme détermination de l'objectivité et de la promotion d'une
connaissance de l'unité comme « vivre » (Erleben) de l'absolu. A travers cette
conception de ce qu'il nomme « l'irrationalité chez Eckhartiv », laquelle « n'est pas, à
titre de plénitude de la multiplicité, ce qui se situe avant toute rationalitév », Heidegger
met au jour une expérience de la mise hors circuit (Ausschaltung) des particularités et
de la forme elle-même, au profit de l'expérience du vide comme puissance (potenzierte
Leere) ; ce faisant, il libère un retrait éthique (ethischvi) hors de la multiciplité, hors de
la particularité (Entmannigfaltigung, Abstoßung der einzelnen Kräfte in ihrer Einzelheit
und bestimmten Gerichtetheitvii), hors de la temporalité, dans le maintenant éternel
(ewigen Nuviii) qui a pour nom détachement (Abgeschiedenheit), « concept central »,
comme il le dit si bien, de la mystique intellectuelle du Rhénanix.
On dira que ces références sont chez les deux phénoménologues fugaces, trop
tardives chez Husserl pour pouvoir s'inscrire dans le projet de la phénoménologie
comme science rigoureuse, trop précoces chez Heidegger pour avoir pu guider de façon
souterraine son intériorisation tardive (Verwindung) de la métaphysique, laquelle n'est
pas un surmontement dialectique (Überwindung) : or, on sait que cette référence revient
bien plus tard, et dans un manuscrit pour le moins essentiel, les Beiträge. En fait, on
verra qu'elle œuvrent chacune à leur manière à la possibilité d'une métaphysique
phénoménologiquex dont la perspective henrienne offre une dimension possible, et non
des moindres.
2

Les questions qui se posent à présent à nous sont au nombre de trois : 1) dans
quelle mesure Eckhart et la mystique spéculative singulière qu'il ouvre est-il un support
décisif en vue de la libération d'une métaphysique phénoménologique ? 2) En quel sens
celle-ci est-elle irréductible tout à la fois à la phénoménologie classique, qu'elle soit
statique ou herméneutique, et à la métaphysique traditionnelle, qu'elle soit naïve ou
onto-théo-logique ? 3) Comment la phénoménologie henrienne permet-elle de donner
un sens aigu, via l'approfondissement du fil eckhartien, à une telle métaphysique
phénoménologique ?
Ces trois interrogations ne forment pas les trois étapes d'un parcours. Seul
l'examen détaillé de la dernière tentera d'éclairer en retour, et la première, et la seconde.
On voudrait, partant, faire apparaître comment l'avancée phénoménologique originale
de M. Henry, se soutenant de la percée elle-même insigne d'Eckhart en Occident ouvre
la voie à la possibilité inédite d'une « expérience métaphysiquexi » comme expérience
de la passivité non-duelle (I), laquelle suppose un mode de temporalisation spécifique
dont, on le verra, la forme est l'auto-antécédance (II), et un acte de connaître
originairement non-distinct de l'affect (III).

De même que chez Husserl et Heidegger, la référence à Maître Eckhart chez M.


Henry est loin d'occuper, semble-t-il, la place que des philosophes comme Maine de
Biranxii ou Schopenhauerxiii ont à l'évidence reçue, de façon quasiment inaugurale ou
bien plus tardivement, dans la découverte d'une subjectivité originairement auto-
affectée.
Quoiqu'il n'ait pas consacré d'ouvrage à Eckhart, M. Henry fait appel au
mystique rhénan à des étapes plus que significatives de son élaboration, et sur un mode
plus qu'élogieuxxiv. Dans ce premier ouvrage de 1963, l'auteur prend appui sur le
mystiquexv pour donner toute sa force à sa conception de l'essence comme unité simple,
plénière et passive, déjà déterminée à ce stade comme viexvi ; dans C'est moi, la vérité,
paru en 1996xvii , l'appel à Eckhart, à deux reprises, vient fournir un schème conceptuel
puissant à la pensée de l'auto-engendrement de la viexviii . Même si cette référence est là
de l'ordre de la simple annotation de bas de page, elle vient parachever la relecture de
l'évangile johannique proposée. En ayant présent à l'exprit une telle relecture, on pourra
mieux saisir l'importance du Maître rhénan dès 1963, lui qui ne cesse dans ses Sermons
de se ressourcer à Jean. L'impulsion eckhartienne du propos henrien implique ainsi une
tierce-figure, Jean, qui joue le rôle de médiateur entre les deux.

I. Une expérience de la passivité non-duelle

L'essence de la manifestation confère aux Sermons eckhartiensxix un rôle


éminent. En dehors même du fait que Maître Eckhart est la seule présence mystique et
pré-moderne d'un ouvrage qui consacre par ailleurs, outre Descartes, des analyses
importantes aux représentants les plus connus de l'idéalisme allemand (Fichte, Hegel,
Schelling, mais aussi, en contre point, Kierkegaard), ainsi qu'aux phénoménologues
majeurs de l'époque (Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty), la place qu'occupe le
mystique rhénan dans l'économie du parcours est décisive.
Entre les deux premières parties qui élucident sur un mode critique la structure
du phénomène, et la quatrième qui interprète l'essence originaire de la révélation
comme affectivité, la troisième partie forme une charnière nécessaire où se voit libérée
la structure interne de l'immanence elle-même : un pont est là jetée entre la critique de
la phénoménalité intentionnelle ou extatique, congédiée en ce qu'elle recèle toujours de
façon résiduelle une tendance réductrice à l'objectivation, et l'affectivité mise au jour
3

par une révélation interne de l'essence. Le pont en question réside dans l'analyse de
l'immanence, qui seule assure la compréhension interne de l'affectivité.
Aussi convient-il, par delà le renvoi expresse à Eckhart, qui ne concerne que
quelques paragraphes de cette troisième partie, de faire droit à l'ensemble de l'analyse
de l'immanence qui nous est ici prodiguée. Pour notre propos, il est manifeste que le §
37, ouvrant cette troisième partie et intitulé précisément « La structure interne de
l'immanence » forme le creuset d'une appréciation juste de l'importance d'Eckhart pour
M. Henry. Eckhart n'y est pas mentionné, mais il y va là d'une anticipation
annonciatrice du § 39, ce miroir du § 37 où apparaît alors en toute lumière la figure
restée dans l'ombre jusque là. Ombre féconde cependant, puisque c'est par l'Eckhart
non-manifesté que pourra un peu plus loin « apparaître » le Rhénan.
C'est sur le fond d'un geste non-nommé mais récurrent de réduction radicale,
approché de façon générale comme un « se détourner de » opposé à un « se diriger
vers »xx, renouant du reste avec des gestes tout aussi profonds chez Husserlxxi ,
Heideggerxxii ou Levinasxxiii , geste à l'oeuvre tout autant, on le verra, dans l'attitude
eckhartienne princeps du détachementxxiv , que le phénoménologue cerne à mesure la
structure interne de l'immanence. Or il le fait à l'aide de traits qui peuvent de prime
abord paraître surprenants.
Ces traits sont les suivants, selon l'ordre de leur apparition au § 37 : 1) la
pauvreté (dont on trouve des synonymes : indigence, dénuement, perte)xxv ; 2) le dés-
intéressement (ou l'abandon)xxvi ; 3) la solitudexxvii ; 4) la simplicité (spécifiée en
plénitude et unité concrète)xxviii ; 5) la non-libertéxxix . Ces cinq traits contribuent à la
libération de l'essence comme passivité. Chacun d'eux ressaisit tout à la fois une facette
essentielle de la disposition transcendantale à engager la réduction et s'enracine à
l'évidence dans la préparation eckhartienne de l'âme à accueillir la Déité. C'est ce
double ancrage tout à la fois phénoménologique et métaphysique de la méditation
henrienne de l'immanence que l'on va pour chacun de ces traits tenter d'expliciter.
1) La pauvreté : « [...] l'essence ne renferme rien d'autre que la pensée qui se
tourne vers elle et se détourne nécessairement de tout ce qui est autre qu'elle [...] La
libération de l'essentiel se poursuit comme un retrait [qui n'est pas] renoncement
provisoire, mais pauvreté qui se fait et se veut essentiellexxx . » Cultiver l'indigence de
l'essence en tant qu'expérience radicale de soi, c'est mettre en exergue la nécessité d'un
appauvrissement de soi qui correspond exactement aux exigences tout à la fois
eckhartienne et husserlienne : le Maître fait l'éloge de la « pauvreté intérieure » dans
son sermon intitulé « La pauvreté en esprit »xxxi ; Husserl invoque ce nécessaire « voeu
de pauvreté en matière de connaissance » au début des Méditations cartésiennes,
lorsqu'il s'agit de se débarrasser des opinions et des préjugés pour se disposer en toute
transparence d'esprit à l'attitude transcendantale à venirxxxii . Métaphysique et
phénoménologie scellent ici, de façon inaugurale, une disposition constitutive de
l'attitude immanente interne dont est en quête M. Henry, et qui se définit ultimement, on
va le voir, comme une attitude transcendantale de passivité non-duelle.
Or, être pauvre en esprit, c'est chez Eckhart, conformément au vocabulaire
récurrent du dépouillement de soi que l'on retrouve également chez M. Henry, ne plus
même occuper une place qui soit encore un espace prometteur de différence c'est-à-dire
de discorde et d'opposition potentielles internes : « L'homme doit être si pauvre qu'il ne
soit pas lui-même ”un endroit où Dieu puisse agir” ni même qu'il ne l'ait en rien ! Aussi
longtemps que l'homme garde en lui de l'espace, il garde de la différencexxxiii . » Cette
exigence eckhartienne radicale d'anéantissement de toute spatialisation du soi quelle
qu'elle soit, et que M. Henry reprend à son compte, permet de comprendre la critique
que celui-ci adresse à Heidegger et à sa mise en exergue du séjour et de la Terre comme
lieu ontologique de ressourcement du soixxxiv . Il serait naïf, bien entendu, de
comprendre cette critique de l'espace, et de sa différenciation intrinsèque, comme une
4

promotion de l'unité identique et abstraite. L'anéantissement du soi, on y reviendra plus


loin, est cette dynamique qui met hors jeu tout autant l'identité que la différence,
toujours suspecte de virer à l'opposition. On a là, à travers la figure de la pauvreté
comme anéantissement du soi la première apparition de la non-dualité de l'expérience
en question, en tant que dynamique qui congédie à la fois unité abstraite et différence
discordante. Ce schème parcourt, on va le voir, les autres traits aussi.
2) Le dés-intéressement : « Parce qu'elle ne veut rien, parce qu'elle n'a ni projet,
ni désir, parce qu'il n'y a rien en elle dont elle soit séparée, tout en elle aussi est repos,
elle est, dans cette absence de trouble, sans rien qui la divise, le calme de son absolue
simplicité. » « C'est ainsi sans doute que l'essence se repose quand elle ne va plus hors
de soi, quand, immobile, elle ne crée plus rienxxxv . » La structure formelle du dés-intérêt
ici proposée contient en elle une critique de l'intentionalité naïve parce qu'objectivante
(du « se diriger vers »), et en dégage une forme plus juste où l'attention à ce qui est met
à distance tout autant le mouvement premier de s'y projeter que celui de s'en abstraire
par un refus. Notons ici, à nouveau, le mouvement intrinsèquement non-duel de
l'expérience ressaisie.
On aurait tôt fait d'interpréter l'âme détachée eckhartiennexxxvi (ou encore le
spectateur dés-intéressé husserliano-finkéenxxxvii ) comme ces instances qui observent
sans participer, qui contemplent sans agir, reconduisant ce faisant l'opposition
confortable mais simpliste de la théorie et de la pratique. Or le dés-intéressement a pour
vertu de se placer hors de cette opposition, sans pourtant s'en arracher artificiellement,
mais en s'en décalant juste assez pour continuer à rester immanent jusqu'à épouser avec
attention l'agir lui-même. En fait, il s'agit d'assumer ce tour paradoxal d'une pensée qui
puise précisément sa force dans le paradoxe, et qui sort ainsi d'un régime naïf de
distinction dualisantexxxviii : en ce sens, le dés-intéressement bien compris est le plus
haut intérêt, tant il prend la mesure d'une oscillation souvent peu opérante entre
l'immersion aveugle dans le monde et la réflexion abstraite située à l'écart du monde,
pour s'engager dans une pratique active et attentive de cette mesure.
3) La solitude : « L'essence repose dans la solitude et, parce que le repos
constitue sa nature, elle est elle-même, comme telle, solitudexxxix . » La encore, il ne
s'agit de contribuer à la promotion d'une pensée de l'unité et de l'individu arc-boutée
contre la multiplicité et la pluralité. Bien plutôt, « la relation de l'essence avec soi est
constitutive de l'essence », en tant qu'œuvre intérieure d'elle-même, lien immédiat qui
est rapport à soi.
La solitude est donc la structure interne de l'essence elle-même. Or c'est très
précisément ce trait d'une solitude qui intériorise la relation intersubjective aux fins de
la vivre pleinement dans une structure d'altérité interne qu'a en tête Husserl lorsqu'il
invoque la solitude radicale que réclame le geste de la réduction dans la Krisisxl ; c'est
cette expérience ontologique que décrit le Rhénan à travers la métaphore du « château
de l'âme », laquelle n'est en rien le signe d'un encapsulement en soi-même mais
l'apprentissage d'une maîtrise de soi qui passe par la réceptivité absolue à l'autre jusqu'à
conduire à l'extrêmité de l'empathiexli.
4) La simplicité : « L'expérience de soi de l'être dans sa totalité le détermine
dans sa simplicité et le constitue parce qu'il est précisément l'acte de se donner à soi-
même [...] Une telle structure, conformément à laquelle il se donne à lui-même et avec
laquelle il s'identifie, n'est rien d'autre cependant que la simplicitéxlii. » A la simplicité
ressortissent deux caractères, l'unité et la plénitude, tous deux envisagés comme des
procès, et non comme des états. L'auto-donation de l'essence à elle-même comme
expérience de soi est 1) auto-réunion de l'essence avec elle-même, par quoi l'unité n'est
rien d'isolé, d'extérieur et, partant, d'abstrait ; 2) auto-accomplissement de l'essence, en
quoi « la richesse sans limite » qu'est la plénitude se distingue de tout manque compris
comme seule privationxliii. L'expérience de la simplicité se « résume ainsi dans le
5

sentiment simple d'une plénitudexliv », qui s'éprouve dans la découverte même du soi,
distinct tout autant d'une unité polaire que d'une fluidité destructurée.
On a là une structure temporelle de l'accomplissement plénier qui, à titre de
visée de perfection et d'achèvement, interrompt tout schème de successivité linéaire
autant que de ponctualité instantanéiste : une temporalité de l'anticipation du futur dans
le passé, littéralement du futur antérieur qui fait écho, sur le plan formel, à la
temporalisation présente dans les Sermons eckhartiens « De l'accomplissement » et
« De la perfection de l'âme » ou encore « De la naissance éternelle »xlv, comme à la
temporalité de la rétrocession génétique husserlienne (Rückfrage), à l'oeuvre dans la
Krisis notamment.
5) La non-liberté : « La non-liberté appartient en général à l'essence comme ce
qui la constituexlvi ». La liberté implique en effet la possibilité de sortir de soi-même,
c'est-à-dire, également, d'être livré à l'extériorité, ce qui suppose une forme de
dépendance qui relativise immédiatement la liberté en question. L'expérience essentielle
de soi est une expérience assumée de non-pouvoir et, en ce sens, ce cinquième trait
amorce déjà une récapitulation synthétique de l'expérience de soi comme expérience
passive non-duelle. A travers l'affirmation de la non-liberté comme refus d'un pouvoir
qui soit imposition de soi aux autres (à l'extériorité), c'est l'affirmation d'une liberté plus
haute qui se dessine, celle de l'intériorisation d'une finitude liée à la résistance du réel,
celle-là même qui se donne dans l'assertion récurrente de la réduction « en toute
liberté » chez Husserl, celle-là même, enfin, qui résulte de l'affirmation eckhartienne
réitérée de l'impassibilité de l'essencexlvii .

Il est temps, à présent, d'en venir à cette détermination englobante de l'essence


comme passivité chez M. Henry et de l'âme comme impassibilité chez Eckhart, qui
récapitule les cinq traits précédemment énoncés, qui les traversent aussi de part en part
dans leur énonciation même, et qui rend compte avec intensité de l'expérience
métaphysique en question.xlviii Dans la dernière phase d'analyse du § 37xlix, M. Henry
ressaisit le sens cardinal de l'expérience de soi comme expérience passive au moyen
d'une double délimitation de la passivité par rapport à 1) l'activité comme maîtrise et
responsabilitél, 2) à la passivité comme réaction à l'action d'une réalité extérieureli.
Cette passivité émergeant de la limitation réciproque de l'activité et de la passivité se
donne littéralement comme l'expérience radicale d'une im-puissance origine de toute
puissance mais échappant constitutivement à toute structure de pouvoir. Or l'idée-force
— l'expérience-force — qui traverse la pensée eckhartienne est précisément celle de la
puissance de l'impassibilité, laquelle n'est en rien indifférence — ce qui ramènerait à
une interprétation unilatérale en termes de contemplation voire de mépris pour le monde
—, mais accueil vigile s'affranchissant, à mesure de l'intensité de l'accueil, de tout désir,
voire de toute passionlii, intériorisés qu'ils sont dans l'accueil lui-même plutôt qu'ils ne
sont éliminésliii. La force tirée de la non-passion n'éradique pas la passion, mais la
convertit en l'intensifiant, de même qu'elle ne rejette pas l'action mais la valorise
comme activité modeste de vigilance à ce qui est.
Une telle expérience de l'impuissance peut-elle alors encore être dite
« ontologique » ? N'est-elle pas le contrecoup radical porté à toute pensée de l'être,
laquelle se détermine traditionnellement dans son lien intrinsèque avec le pouvoir ou la
puissanceliv ? Là encore, les approches henrienne et eckhartienne convergent dans un
déni de l'ontologie comme horizon déterminant de l'expérience métaphysique en
question : la sortie de la structure du pouvoir est sortie de l'ontologielv. La relativisation
de l'être au nom de la belle expérience du « dés-istement [dés-être] de soi-même » est
un constante de la méditation eckhartienne de la passivitélvi : « Il est sans propriété celui
qui n'élève aucune sorte de prétention ni sur son propre moi ni sur ce qui est hors de lui
[...] plus cette pauvreté est parfaite et dégagée, plus cette possession est nôtre. »lvii
6

Défaire l'être en soi après avoir relativisé tout agir compris comme activisme en soi,
c'est rompre avec l'omnipotence de l'ego comme du propre. Un tel exercice radicale de
dés-istement consonne très directement avec les autres perspectives phénoménologiques
contemporaineslviii, qu'il s'agisse de Levinas face au soit-disant ego husserlien ou face à
l'être heideggerien, qu'il s'agisse de Derrida face à la mienneté heideggerienne, ou
encore de J.-L. Marion face à l'idolâtrie lévinassienne résiduelle de l'autre. Par-delà les
recouvrements gnoséologiques, ontologiques, éthiques, voire déconstructivistes de cette
expérience première du dénuement comme expérience de la découverte du soi, c'est ce
noyau de passivité drastiquement dé-substantialisée, où s'annulent les oppositions
construites, qui demeure et fait sens, et qui confère à la perspective dessinée par M.
Henry dès L'essence de la manifestation une éminence indéniable.
Remarquons, pour conclure sur cette première lecture de l'ouvrage de 1963 via
le fil eckhartien, que la pauvreté vient à nouveau parachever l'expérience de la passivité,
elle-même intégratrice des cinq traits mentionnés : une sorte de mouvement spiraloïde
intensificateur fait de la pauvreté à la fois le seuil initial et le seuil terminal de
l'expérience. Ces cinq traits fournissent des dimensions spécifiques de l'expérience en
question, que l'on peut ressaisir sous une forme synoptique :
Cinq seuils de l'expérience :

pauvreté désintéressement solitude simplicité (non-)liberté

pré-disposition épochè réduction temporalité ethos


structurelle suspension

intensification

intégration :
passivité comme
puissance de
l'impuissance

Parmi ces traits, pauvreté et non-liberté se répondent à titre de seuils initiaux et


finaux qui forment la boucle spiraloïde en question, désintéressement et solitude sont
corrélés à titre de noyau réductif articulé, qui constitue la matrice de l'expérience. Reste
la simplicité dont on a commencé de dévoiler la temporalisation spécifique. Or c'est ce
trait qui domine à mon sens l'ouvrage de 1996, et qui offre la cristallisation tardive la
plus féconde à l'expérience passive déjà libérée.

II. Auto-engendrement de la vie et temporalité de l'antécédance

Cristalliser, ce peut être soit rigidifier une expérience vivante, soit lui permettre
d'atteindre cette force adamantine où brille une maturité, image finie de la perfection.
C'est moi, la vérité, en faisant ressortir en toute lumière la teneur joannique de
l'expérience décrite dès 1963, produit inévitablement ce double effet, dont l'ambiguïté
est la mesure du risque pris. Or, c'est sans nul doute en s'exposant que l'on a une chance
de desceller des apories jugées insurmontables. L'ouvrage de 1996 se situe sur ce
chemin vertigineux : ses difficultés témoignent de la percée qui s'y opère.

Michel Henry et Maître Eckhart ont la pensée joannique en partage. C'est donc
sur ce fond commun qu'il convient de ressaisir le statut de la référence à Eckhart dans
C'est moi, la vérité, et ce, en la rapportant à la reprise déjà opérée dès 1963, et pour en
7

évaluer l'évolution et les différenciations. La mention de l'ouvrage du Rhénan


n'intervient qu'au chapitre 6 du parcours, intitulé « L'homme en tant que ”Fils de
Dieu” », après que M. Henry a ressaisi avec fermeté la « relation intérieure et
réciproque du Père et du Fils » comme une relation constitutive de la structure de
l'immanence en tant que structure de révélation non-manifestée.lix Ce qui est au centre
alors n'est plus la relation interne Père/Fils, mais une autre relation qui met en jeu
l'homme comme vivant singulier. M. Henry approche cette deuxième relation interne
comme celle du rapport entre l'Archi-Fils qu'est le Christ comme premier Vivant et les
hommes que nous sommes, vivants parce que Fils engendrés par l'Archi-Fils. Il y a
donc une double relation immanente d'engendrement : 1) du Fils par le Père ; 2) des Fils
par l'Archi-Fils. Dans les deux cas, il s'agit d'un auto-engendrement, dans la mesure où
le Fils engendré par le Père, comme les Fils engendrés par l'Archi-Fils sont déjà là dans
le Père d'une part, dans l'Archi-Fils d'autre part. La vie est cette structure
d'engendrement de soi qui requiert une temporalisation spécifique, liée à un mode
singulier d'inter-subjectivation. 1) La relation immanente du Père et du Fils redéfinit le
temps en mettant à distance tout autant l'irréversibilité que la futurition : le temps est
auto-génération originairement anticipée du Fils dans le Père ; l'intersubjectivté nouée à
cette temporalité n'est pas, alors, la rencontre d'une extériorité ni non plus l'empathie
fusionnelle, mais la co-génération, la réversibilité intérieure du Père et du Fils ; 2) La
relation immanente de l'Archi-Fils aux vivants humains conduit, on va le voir, à une
inter-subjectivation qui est co-singularisation/ipséisation, et à une temporalité ressaisie
comme l'avènement d'une surprise originairement anticipée mais jamais pré-vue comme
telle, comme in-attendu singulier. Ces deux relations, de co-appartenance et de co-
dépendance, se cristallisent dans l'expression spéculative de « Fils dans le Fils ».
A cet égard, Eckhart arrive à point nommé : il offre un support d'intelligibilité de
la structure de l'auto-engendrement qui dynamise et, partant, temporalise ce que la
structure de l'auto-révélation pouvait encore avoir de statique, de figuratif, de visuel, ce
que celle de l'auto-affection pouvait encore recéler de formellx. Si M. Henry peut
mobiliser sans difficulté, sur cette base, le « concept décisif » de l'auto-affection en le
rapportant aux analyses et aux résultats de 1963, c'est un sens génétique de l'auto-
affection qui se déploie alors.lxi Le point essentiel du contexte de référence à Eckhart est
la mise au jour de la singularité du soi comme « Soi transcendantal vivant » : « Pour
autant que, dans l'auto-mouvement par lequel la vie ne cesse de venir en soi et de
s'éprouver soi-même, s'édifie une Ipséité et ainsi un Soi, pour autant que ce s'éprouver
soi-même en est un d'effectif, est nécessairement celui-ci, alors le Soi engendré dans cet
auto-mouvement de la Vie en est un d'effectif lui aussi, il est nécessairement celui-ci ou
celui-là, un soi singulier et par essence différent de tout autre. Moi-même, je suis ce soi
singulier engendré dans l'auto-engendrement de la Vie absolue, et ne suis que cela. »lxii
Si le soi n'est point particulier mais singulier, c'est qu'il tire son unicité concrète
de l'absoluité de la Vie : seul l'absolu est un, unique ; seul l'absolu est concret, parce
qu'il se totalise à partir de lui-même sans être limité de l'extérieur ; d'autre part, si la Vie
est universelle et non pas générale, c'est parce qu'elle reçoit sa plénitude de l'effectivité
de chaque soi. C'est cette relation en forme de chiasme du soi et de la vie que M. Henry
reprend à Eckhart en deux énoncés transposés dont la variation interne produit la
réciprocité du chiasme : 1) « La Vie s'auto-engendre comme moi-même. Si avec Maître
Eckhart — et avec le christianisme — on appelle la Vie Dieu, on dira : ”Dieu
s'engendre comme moi-même.” »lxiii ; 2) « Ainsi la Vie traverse-t-elle chacun de ceux
qu'elle engendre de telle façon qu'il n'y a rien en lui qui ne soit vivant, rien non plus qui
ne contienne en soi cette essence éternelle de la Vie. La vie m'engendre comme elle-
même. Si avec Eckhart — et avec le christianisme — on appelle la Vie Dieu, on dira :
”Dieu m'engendre comme lui-même.” »lxiv Par delà la substitution dés-onto-
théologisante de Dieu par la Vie, qui confère à l'approche proposée un sens
8

métaphysique phénoménologique et non plus seulement théologique, ce qui est en jeu


ici, c'est la variation subite d'un énoncé à l'autre : 1) « La vie s'auto-engendre comme
moi-même » ; 2) « La vie m'engendre comme elle-même ». Le premier mouvement
décrit est celui d'une singularisation, le second celui d'une universalisation. Dans les
deux cas, la vie est le moteur premier du mouvement en jeu : dans le premier, la
singularité du moi/soi puise sa densité intensifiée dans le mouvement interne auto-
engendré de la vie ; dans le second, le soi singulier est porté passivement par la vie qui
traverse chacun. Dans les deux cas est mise au jour une passivité du soi singulier par
rapport à la vie, qui se différencie en ipséité, personnalisée car densifiée par la vie
(« comme moi-même ») et en flux, à l'accusatif car porté par la vie (« la vie
m'engendre »). Seule la structure générale de l'auto-engendrement que M. Henry
mobilise à partir des énoncés eckhartiens permet de faire apparaître l'intrication intime
et double du Soi singulier vivant et de la Vie, et ce, au nom d'une quête de la singularité
éprouvée de façon immanente, contre l'abstraction d'une Vie pensée comme séparée.
D'autres notions viennent souligner cette dynamique temporalisante de
l'engendrement du soi dans la vie et de l'engendrement de la vie en chaque soi,
notamment, outre la génération, la notion de naissance. Or c'est précisément à
l'occasion d'une analyse de la naissance comme « seconde naissance » qu'apparaît la
deuxième référence à Eckhart. Le fil conducteur de l'interrogation portée par cette
référence est le suivant : en quel sens la seconde naissance telle qu'elle est thématisée
par Eckhartlxv et telle qu'elle est reprise par M. Henrylxvi peut-elle être dite une
« naissance transcendantalelxvii » ?
Ce lien entre seconde naissance et naissance transcendantale est explicitement
revendiqué par M. Henry au terme du chapitre 8 qui ouvre précisément sur le chapitre
consacré à « La seconde naissance » (chapitre 9) et où apparaît, de façon terminale, la
référence parachevante à Eckhart : « S'il est vrai qu'en sa naissance transcendantale, il
n'est venu en soi que dans la propre venue en soi de la Vie absolue — ne serait-ce point
naître une seconde fois ? Mais l'homme peut-il naître une seconde fois ? »lxviii Pour
mieux comprendre ce lien du sein même de la perspective henrienne, et ce, à titre de ré-
explicitation de la problématique de l'auto-engendrement de la vie, il convient de nouer
ensemble deux références, avec lesquelles M. Henry entretient une proximité doublée
d'un écart : 1) Husserl ; 2) Saint-Jean dans le miroir d'Eckhart.
1) La possibilité de la naissance transcendantale est assurée d'un point de vue
strictement husserlien dès lors que l'on opère la réduction du Körper au Leib, et que
cette réduction se déploie sur un mode originairement intersubjectif où autrui me fait
apparaître à moi-même mon corps comme corps vécu incarné au même moment où je
révèle à autrui sa corporéité comme chair. La naissance transcendantale est alors, de
façon constitutive, une naissance inter-subjective, littéralement une co-naissance de l'un
à l'autre, de toi à moi.lxix Or cette co-naissance transcendantale est approchée par
Husserl, à un endroit au moins, comme une « seconde naissance » (Zweite Geburt), au
sens où il ne s'agit pas d la seule naissance naturelle, empirique ou biologique, mais
d'une naissance vécue, mieux, co-vécue, qui ne peut se déployer qu'en se fondant sur la
première : cette naissance est seconde dans l'ordre de l'apparaître, elle est seconde tout
en étant primordiale puisque sa dimension vécue en fait un phénomène possible pour
moi, ce que ne peut être la première naissance, d'ordre biologique. La seconde
naissance peut en effet faire l'objet d'une auto-apparition à moi-mêmelxx.
2) Le thème métaphysique de la « seconde naissance » trouve à se formuler en
premier lieu dans l'énoncé johannique, d'ailleurs repris à un moment-clé par M. Henry,
à l'orée du chapitre consacré à la seconde naissance : « C'est la question angoissée de
Nicodème lors de son entretien nocturne avec le Christ : ”Comment un homme peut-il
naître lorsqu'il est vieux ? Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et
naître ?” (Jean, 3, 4). »lxxi Il ressort de cette interrogation que la seconde naissance n'est
9

pas une naissance biologique, strictement corporelle au sens d'organique. Ce point est
radicalisé par Eckhart dans la thématique de la « non-naissance », laquelle n'est pas,
comme chez le gnostique Marcion, une négation de la naissance, mais amorce au
contraire une temporalité inédite , du « toujours naître », du « naître incessant »lxxii , qui
se fonde précisément sur un rejet de la naissance biologique à titre d'événement unique
et irréitérable. Or, c'est très précisément cette référence à Eckhart que reprend à son
compte M. Henry à propos du Fils entendu comme Archi-Fils : « Il a retrouvé la
Puissance dont il est né et qui elle-même ne naît pas. Il est né une seconde fois. En cette
seconde naissance il a retrouvé la vie de telle sorte que désormais il ne naîtra plus, et
qu'il est vrai de dire en ce sens qu'il est ”non-né”. (Maître Eckhart, Traité et Sermons,
op. cit., p. 258) »lxxiii
Aussi la structure commune que libèrent phénoménologie et métaphysique en
convergeant l'une vers l'autre est-elle celle d'une temporalité réitérable car incessante de
l'engendrement à soi-même, dont le thème métaphysique bien compris de la seconde
naissance (à savoir non pas comme négation gnostique de la naissance) fournit
l'amorce, dont l'expérience phénoménologique de la naissance transcendantale offre la
structuration expérientielle méthodologique. La naissance transcendantale vient ainsi
proposer une teneur concrète à la temporalisation comme forme d'une auto- et d'une co-
génération intrinsèques : le naître incessant à soi-même fait de la forme générale de
l'auto-anticipation une expérience tangible de renouvellement de soi par l'accueil de
l'in-attendu toujours possible à chaque instant.

Reste à présent — et ce n'est pas la moindre des tâches — à lier l'expérience de


la passivité non-duelle dont nous avons ressaisi les cinq traits à cette temporalité
concrète de l'auto-antécédance. Seule une élucidation de l'auto-affection sera à même de
procurer un tel « liant » phénoménologique.

III. L'intensification de la connaissance par l'affect

Il convient à présent de faire retour à L'essence de la manifestation où se trouve


exposée, dans la quatrième partie de l'ouvrage, la thèse de l'auto-affection. On mènera
cette re-lecture à partir des paragraphes cette fois expressément consacrés à Echkart,
situés à la fin de la troisième partie.lxxiv
Le nœud de l'interrogation peut se formuler ainsi : y a-t-il incompatibilité entre
le primat henrien de l'auto-affection et la mise en exergue eckhartienne de
l'intelligencelxxv ? En d'autres termes, a-t-on affaire à deux mystiques différentes, l'une
affective, l'autre spéculativelxxvi ? Quoique que cette différenciation soit
pédagogiquement salutaire et théologiquement nécessaire, il nous incombera de montrer
combien, sur le plan d'une métaphysique phénoménologique, la distinction de l'affect et
du connaître s'avère factice.
Avant d'aborder ce point qui touche au §40, attachons-nous au paragraphe qui le
précède, et qui resitue pour la première fois la perspective eckhartienne dans celle de M.
Henry. Sur un plan moins phénoménal (comme au § 37) que structurel, l'auteur
s'emploie à dégager les grands axes phénoménologiques de l'œuvre eckhartienne. S'y
trouvent ainsi précisées, en huit temps, les différentes modalités d'une reprise d'Eckhart
qui opère clairement à partir de la distinction entre théologie et métaphysique. Le nœud
en est sans nul doute la distinction entre Dieu et la Déité.lxxvii En effet, la Déité est
l'essence passive et non-formelle de Dieu, lequel ressortit, à titre d'être actif, à la
théologie ou à la « métaphysique traditionnelle »lxxviii (entendons : l'onto-théo-logie) ;
elle est le propre fond de Dieu, son expérience intime. Les autres points s'y ordonnent,
jusqu'à recouper les trois questions à propos desquelles le Maître Rhénan fut jugé
10

hérétique et condamné à Avignon : 1) la création ; 2) l'identité d'essence entre l'âme et


Dieu ; 3) le refus des œuvres extérieures. En fait, le § 39 se déploie comme une
démarche strictement transcendantale de recherche des conditions de possibilité — via
leur dés-implication — de I. « l'identité ontologique de l'essence de l'âme et de Dieu »
(p. 385-88) : II. conditions de cette identité, où l'amour se voit relativisé au profit du
dépouillement entendu à la fois comme pauvreté et humilité (p. 388-92) ; III. structure
sous-jacente à l'identité : l'immanence articulée de l'absolu divin, par où l'essence est le
fond non-formel (p. 392-96) ; IV : l'unité comme indifférence à la différence (p. 396-
98) ; V : la naissance virginale comme temporalité de l'antécédance, selon le modèle
mixte de la Création comme pré-existence (Thomas, Eckhart) et comme genèse du
Verbe (Scot Erigène) (p. 398-99) ; VI : distinction entre Dieu et la Déité, cœur de
l'argument (p. 399-402) ; VII : l'unité non-duelle comme condition de possibilité de
l'identité (p. 402-05) ; VIII : la passivité comme plénitude et douceur, absence de désir
et de volonté, laquelle phénoménalise en boucle la structure complète (p. 405-407).
A partir de là, on peut faire résonner la communauté de pensée entre Eckhart et
Henry sous le rapport de la connaissancelxxix . Deux traits classiques de la connaissance
sont mis hors-jeu par l'un et par l'autre : 1) la représentation ; 2) l'extériorisation. En
termes phénoménologiques, l'un reste subjectiviste, l'autre objectivant. Tous deux sont
sans doute nécessaires à titre de supports préparatoires à la connaissance au sens fort,
mais tous restent extrêmement limités. Pour mieux cerner le sens fort en question, c'est
là encore la référence johannique qui sert de médiation essentielle. Chez Jean en effet,
la connaissance est essentiellement vie. Or, pour Eckhart, la « connaissance la plus
pure » est appréhendée comme « goût » de Dieu, conformément à toute une tradition
théologique qui trouve par exemple en Grégoire de Nysse un de ses représentants
éminents.lxxx La « connaissance pure » est connaissance passive d'avant la
cogniscibilité : « l'âme peut goûter Dieu avant qu'il devienne d'aucune façon vérité ou
cogniscibilité. »lxxxi La connaissance privilégiée est donc connaissance affective,
connaissance du cœur et non du mental rationnel : « rien ne pénètre [...] au cœur de
l'homme que la douceur de Dieu. »lxxxii Si l'homme est essentiellement un
« connaissant », à savoir, dans les termes eckhartiens repris par M. Henry un « théo-
gnoste » (ein Gottwissender Mensch)lxxxiii , cette connaissance met en jeu les fibres
affectives les plus profondes de l'homme, c'est-à-dire une suavité dont le goût est la
vibration première. C'est ainsi que le phénoménologue peut reprendre à son compte la
distinction eckhartienne entre la « connaissance du soir » — par images, représentative
et discursive — et la « connaissance du matin », qui procède d'une « perception de Dieu
dans son propre goût »lxxxiv .
C'est mettre au jour une sensibilité affective d'une qualité telle qu'elle aiguise les
sens eux-mêmes : la perception s'affine en gustation, la vision se ressource à la
conscience la plus aiguë de la vision. « La puissance qui produit en nous la conscience
de notre vision est plus noble et plus haute que celle qui produit la vision elle-même »
affirme Eckhart que cite M. Henry.lxxxv
Voilà donc la signification profonde de la « critique de la connaissance chez
Eckhart »lxxxvi : libérer en dernière instance une forme affinée de connaissance qui nous
« affranchisse » de Dieu. « Je prie Dieu de me libérer de Dieu, car mon être essentiel est
au-dessus de Dieu. » Mouvement radicalement dés-onto-théo-logisant de la
métaphysique eckhartienne qui fait éclater Dieu comme notion ou concept au profit de
son approche expérientielle intime, approche dont la base phénoménologique première
reste précisément la structure affective du goût de Dieu. Ultimement, le renoncement à
toute connaissance comme perte absolue de soi-même, ce que l'on a pu nommer « docte
ignorance » ou « anéantissement de soilxxxvii » définit l'expérience phénoménologique
radicale, ce « fond secretlxxxviii » où l'épreuve de la vie procède d'une disposition
essentielle au dénuement.
11

Pour conclure, on peut reprendre les traits principaux de l'expérience ainsi


libérée par M. Henry :
1) une passivité qui dés-amorce l'opposition factice de l'activité et de la passivité, en
mettant en exergue sa non-dualité. L'acmé de celle-ci se formalise dans la structure
oxymorique du paradoxe et trouve son point ultime d'intelligibilité dans la puissance du
détachement impassible.
2) une temporalité structurée formellement comme auto-antécédance de soi-même et
réitérabilité incessante et toujours surprenante de l'événement de la naissance à soi
comme surabondance mobile et inépuisable.

Passivité et temporalité se voient par là renouvelés dans leur structuration


phénoménologique, et ce, par l'entremise d'une intersubjectivité fondée à nouveaux frais
comme co-génération, et parachevée dans l'auto-affection elle-même. Celle-ci se
déploie en effet de façon ultime comme un acte de connaissance qui est un co-naître, et
dont la vertu éthique ressortit à un accueil vigile, teinté émotionnellement, de façon
indissociable, comme co-souffrance et co-jouissance.
i
D. Cairns, Conversations with Husserl and Fink, The Hague, M. Nijhoff, 1076, p. 91 : « LXII Conversation with
Husserl, 27/6/1932 : ”Husserl spoke of mysticism. Every genuine evidence has its right. The question is always of
the Tragweite <range, scope> of any given evidence. This applies also to the particular evidence the mystic has.
Wholes pages of Meister Eckhart, Husserl said, could be taken over by him unchanged.
He doubts however the practical sufficiency of mysticism. The ”awakening” from the mystical experience
is likely to be a rude one. On the other hand the insight into the rationality of the world which one gains through true
scientific investigation remains through all future experience. The difference is furthermore, one between passive
enjoyment and work. The mystic neglects work. Both are necessary.
As every evidence has its right, the proper attitude toward religion is tolerance — toward all genuine
religion.” » Cf. aussi, à propos de la relation entre la certitude mystique et la certitude phénoménologique, le Ms. A
VI 10.
ii
E. Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie, Paris, Hatier, 1992, p. 76. On trouve de cette
formulation une anticipation étonnante dans le sermon d'Eckhart consacré au détachement : « [...] l'humilité parfaite
se courbe au-dessous de toutes les créatures — par quoi l'homme sort de lui vers la créature ; mais le détachement
reste en lui-même. Or, quelque remarquable que puisse être une telle sortie de soi-même, rester en soi-même est
pourtant toujours quelque chose d'encore plus haut. » (Oeuvres de Maître Eckhart, Sermons-traités, Paris, Gallimard,
1942, 1987 pour la préface de J.-P. Lombard, p. 20, désormais abrégé ST. Nous reviendrons plus loin sur les
questions d'édition des sermons.)
iii
M. Heidegger, Phänomenologie des religiösen Lebens, Frankfurt am Main, Klostermann, GA 60, 1995, p. 315-
318. Cf. sur ce point, J. Caputo, The Mystical Element in Heidegger's Thought, Athens, Ohio University Press, 1978.
Cf. aussi les Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis) (manuscrit des années 1936-38), GA 65, Frankfurt,
Klostermann, 1989.
iv
Op. cit., p. 315. Tel est le titre de ces paragraphes consacrés à Maître Eckhart : « Irrationalität bei Meister
Eckhart ».
v
Op. cit., p. 315-316.
vi
Op. cit., p. 315 et p. 318.
vii
Op. cit., p. 316.
viii
Op. cit., p. 318.
ix
Ibid.
x
A propos de telles critiques, cf., en ce qui concerne Husserl, A. Diemer, « Die Phänomenologie und die Idee der
Philosophie als strenge Wissenschaft », in Zeitschrift für philosophische Forschung, 1959, t. XIII, 2, et A. L. Kelkel,
« Réflexions husserliennes », Etudes philosophiques, 1959, n°4. Cf. aussi notre clarification du sens à accorder à
l'expression de « métaphysique phénoménologique » : « Métaphysique scientifique et empirisme transcendantal »,
exposé dans le cadre du Séminaire de doctorat de M. Haar en février 1996.
xi
Cf. déjà L. Landgrebe, Phänomenologie und Metaphysik, J. Wahl, Traité de métaphysique, et G. Vallin, La
perspective métaphysique, (à lire).
xii
Philosophie et phénoménologie du corps chez Maine de Biran, Paris, P.U.F., 1965.
xiii
Généalogie de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1985.
xiv
L'essence de la manifestation, Paris, P.U.F., 1963, p. 385. Dans le dernier aliéna du § 38, qui ouvre sur les
paragraphes expressément consacrés à Eckhart, M. Henry s'exprime ainsi : « Une telle compréhension qui est
identiquement celle de la structure interne de l'immanence et de l'essence originaire de la révélation [...] ne s'est, à
12

vrai dire, presque jamais rencontrée dans l'histoire, si ce n'est cependant chez un penseur d'exception qu'on appela
autrefois, à juste titre, un Maître : Eckhart. »
xv
Op. cit., IIIe Section, § 39, § 40 et § 49, respectivement p. 385-407 ; p. 407-419 ; p. 532-549.
xvi
Op. cit., p. 354 : « Ce qui est impliqué dans cette passivité comme la constituant, c'est une relation de l'essence
avec soi, relation telle qu'en elle l'essence jouit de soi, a l'expérience de soi, se révèle elle-même dans ce qu'elle a,
telle qu'elle est. Ce qui a l'expérience de soi, ce qui jouit de soi et n'est rien d'autre que cette pure jouissance de soi-
même, que cette pure expérience de soi, c'est la vie. »
xvii
C'est moi, la vérité, pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996.
xviii
Op. cit., chapitre 6 : « L'homme en tant que Fils de Dieu », p. 132-133 ; chapitre 9 : « La seconde naissance », p.
214.
xix
M. Henry se réfère à l'édition parue chez Aubier en 1942, et intitulée Traités et Sermons, dans la traduction de
F.A et J.M (référence de L'essence de la manifestation, op. cit., p. VIII) ou de M. de Gandillac (référence de C'est
moi, la vérité, op. cit., p. 133) ; nous nous référons quant à nous à l'édition parue dans la traduction de Paul Petit chez
Gallimard, en 1942 elle aussi, mais qui n'est pas épuisée à ce jour (rééd. en 1987). Nous n'avons donc pas consulté les
sermons latins, et de, pour deux raisons corrélatives : 1) notre fil conducteur d'analyse est ici la lecture henrienne
d'Eckhart, non Eckhart pour lui-même ; 2) nous optons pour une lecture non-scolastique du Rhénan, à l'oeuvre dans
les textes allemands plus que dans le corpus latin. A cet égard, nous faisons nôtre cette formule de R. Schürmann :
« Si l'œuvre latine balise la route, l'œuvre allemande convie à la marche. » (ST, p. IV). Néanmoins, on peut se référer
à l'édition allemande complète, Die deutschen und lateinischen Werke, Stuttgart, Kohlhammer (depuis 1954), ainsi
qu'aux travaux du groupe du CNRS qui, sous la direction de F. Brunner, travaille à l'édition française complète.
xx
L'essence de la manifestation, op. cit., § 37, p. 350.
xxi
Se détourner de l'objet pour se retourner vers l'acte qui le vise (sich umkehren) est le paradigme même du geste
réductif husserlien.
xxii
Reconduire (Rückführen) de l'étant à l'être est le propre du geste réductif heideggerien.
xxiii
Défaire le Dit pour faire advenir le Dit, ou encore ruiner la représentation pour libérer l'épiphanie du visage est
une autre manière de pratiquer la réduction, selon des accents plus proches du démantèlement (Abbau) des idéalités
dans la Krisis ou de destruction (Destruktion) heideggerienne de la métaphysique.
xxiv
« Du détachement » (Von der Abgeschiedenheit), op. cit., p. 20 sq.
xxv
L'essence de la manifestation, op. cit., p. 350-351.
xxvi
Op. cit., p. 353.
xxvii
Op. cit., p. 354-355.
xxviii
Op. cit., p. 360.
xxix
Op. cit., p. 363.
xxx
Op. cit., p. 351.
xxxi
ST, p. 137. Comme « Du détachement », « De la pauvreté en esprit » est considéré par certains comme in-
authentique. Or il est remarquable que ces deux attitudes, détachée et pauvre, forment précisément pour M. Henry la
matrice de la disposition générale à accueillir l'expérience métaphysique en question : 1) le geste radical de réduction
est structurellement homogène au détachement eckhartien ; 2) l'attitude de pauvreté est énoncée de façon princeps : à
ce titre, elle est cardinale.
xxxii
Hua I, § 1 : « [...] quiconque veut vraiment devenir philosophe devra ”une fois dans sa vie” se replier sur soi-
même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La
philosophie — la sagesse — est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se contituer en tant
que sienne, être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir
justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur ses intuitions absolues. Du moment que j'ai pris la
décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut m'amener à la vie et au développement philosophique, j'ai
donc par là même fait le vœu de pauvreté en matière de connaissance. »
xxxiii
ST, p. 138.
xxxiv
L'essence de la manifestation, op. cit., p. 351.
xxxv
Op. cit., p. 353.
xxxvi
ST, « Du détachement », p. 21-23, où l'impassibilité est définie comme ce néant pur qui est, non pas vide, mais
plénitude.
xxxvii
Cf. Philosophie première II de Husserl et la Sixième Méditation cartésienne de Fink.
xxxviii
Cf. à propos du fonctionnement du paradoxe chez Eckhart et, plus généralement, dans la pensée mystique,
Zapf J., Die Funktion der Paradoxie im Denken und sprachlichen Ausdruck bei Meister Eckhart, Cologne, 1966, et
Sells, M. A., Mystical Languages of unsaying, Chicago and London, Chicago University Press, 1994. Cf. aussi le
rôle homologue de l'oxymore chez Grégoire de Nysse, avec les commentaires de J. Daniélou in Platonisme et
théologie mystique, Paris, Aubier, 1944. On peut penser que l'expérience de la non-dualité s'exprime en effet au plus
juste dans les figures du paradoxe et de l'oxymore.
xxxix
Op. cit., p. 354.
13

xl
Hua VI, § 54, b), où Husserl affronte la solitude comme ressourcement de la pluralité en en thématisant la
structure positivement paradoxale : « L'épochè crée une solitude philosophique d'un genre unique, qui est l'exigence
méthodologique fondamentale pour une philosophie effectivement radicale. Dans cette solitude, je ne suis pas un
isolé, qui par suite de son entêtement personnel fût-il justifié théoriquement, ou par un hasard (comme un naufragé),
se sépare de la communauté des humains, à laquelle cependant il sait que, même alors, il appartient encore. Je ne suis
pas un ego, qui possède encore et toujours dans leur validité naturelle son ”tu” et son ”nous”, et toute la communauté
de ses co-sujets. Toute l'humanité, et toute distinction comme toute ordonnance des pronoms personnels, sont
devenus dans mon épochè des phénomènes, y compris la préséance du ”je” homme parmi les autres hommes. »
xli
ST, « De la naissance éternelle », II ; « De la perfection de l'âme », p. 68-72 et p. 73-79, et « Des deux chemins »,
où le rapport des puissances et de l'essence comme rapport d'une pluralité interne motrice de l'essence est analysé de
façon récurrente. Cf. sur ce rapport V. Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart,
Paris, Vrin, 1973.
xlii
L'essence de la manifestation, op. cit., p. 360.
xliii
Op. cit., p. 356-359.
xliv
Op. cit., p. 360.
xlv
ST, p. 13 sq., p. 36 sq., p. 68 sq.
xlvi
Op. cit., p. 363.
xlvii
Op. cit., p. 187 : « [...] Apprendre comment on peut, avec efficacité, maintenir libre son intérieur ».
xlviii
A propos de cette structure paradoxale de l'expérience phénoménologique où le pouvoir s'éprouve comme
passivité impassible, cf. notre « Phenomenological reduction and the political », Husserl Studies, Vol. 12, n°1, 1995.
xlix
Op. cit., p. 365-371.
l
Op. cit., p. 365-366 : « Ici, dans la structure interne de l'essence originaire de la révélation, à l'intérieur du rapport
originaire de l'être à soi, cesse toute maîtrise, toute faculté d'agir ou d'opérer, tout ce qui se donne habituellement
comme le fondement d'une responsabilité ou d'une imputabilité, comme une origine ou comme une cause, toute
possibilité d'assumer ou de prendre attitude. »
li
Op. cit., p. 366 : « La passivité ne saurait désigner tout d'abord, comme le voulait Descartes, l'action d'une réalité
étrangère. [...] Ainsi se trouve écartée une compréhension radicalement impropre, encore que traditionnelle,
conformément à laquelle la passivité s'entend nécessairement à l'intérieur de sa relation à quelque chose d'autre qui
lui est en quelque sorte imposé, par exemple donné, et vis-à-vis de quoi elle se détermine dès lors, dans le fait d'être
ainsi affecté par autre chose, à être ce qu'elle est, passive. »
lii
Sans doute cette ligne de force n'est-elle pas absolument propre à Eckhart, dans la mesure où elle forme le relief
privilégié de nombre de traditions spirituelles. Pourtant, elle se trouve donnée ici avec une intensité inaccoutumée.
liii
ST, « Du détachement », p. 22 : « qu'est donc le détachement pour qu'il cache en lui une pareille puissance ? Le
vrai détachement signifie que l'esprit se tient impassible dans tout ce qui lui arrive, que ce soit agréable ou
douloureux, un honneur ou une honte, comme une large montagne se tient impassible sous un vent léger. » ; « De la
naissance éternelle », p. 51 : « Ta ”souffrance” [est] ton plus haut agir. » ; « De la perfection de l'âme », p. 77 : « son
impuissance est précisément sa plus grande puissance » ; « De la sortie de l'esprit et de son retour chez lui », p. 118 :
« Seul Dieu fait quelque chose ; la divinité ne fait rien, elle n'a rien à faire : en elle il n'y a rien à faire, et elle n'a
jamais non plus regardé autour de soi. Dieu et la divinité sont distincts comme l'agir et le non-agir. » ; p. 194 enfin :
« être actif dans l'inaction ».
liv
Il suffira ici à notre propos de mentionner le caractère décisif de l'attribut de la toute-puissance dans la
compréhénsion cartésienne de Dieu. Cf. à ce propos J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris,
P.U.F., 1981.
lv
L'essence de la manifestation, op. cit., p. 370.
lvi
ST, « Comme une étoile du matin », p. 124-125 ; « Du dés-istement de soi-même », p. 193-196 ; à cet égard,
l'analyse lévinassienne de la passivité du visage d'autrui exposé à et otage de moi-même correspond également à une
telle tentative de dés-ontologisation, mais elle prend appui, contrairement à M. Henry, sur une éthique première ;
Heidegger lui-même a sans nul doute ouvert la voie en ce sens, avec toutes les difficultés liées à la complicité
rémanente du thème onto-théo-logique avec l'ontologie fondamentale elle-même. Les travaux d'A. de Libera,
notamment, ont déjà largement montré le caractère non-onto-théo-logique de la métaphysique eckhartienne. (cf.
Maître Eckhart à Paris, une critique médiévale de l'onto-théo-logie, coll. CNRS, Paris, PUF, 1984.)
lvii
ST, p. 196.
lviii
Comme avec les traditions orientales. Cf. l'ouvrage de Rudolf Otto sur Eckhart et Shankara, intituléWest-östliche
Mystik, Vergleich und Unterscheidung zur Wesensdeutung, Gotha, Leopold Klotz Verlag, 1929, ainsi que celui de
Ueda Shizuteru, Die Gottesgeburt in dem Durchbruch zur Gottheit. Die mystische Anthropologie Meister Eckharts
und ihre Konfrontation mit der Mystik des Zen-Buddhismus, Gütersloh, Mohn, 1965. Cf. enfin notre article, « Le
spectateur phénoménologisant : au seuil du non-être et du non-agir », in Actes du Colloque Eugen Fink de Cerisy-la-
salle (23-30 juillet 1994) (N. Depraz et M. Richir éds.), Amsterdam, Rodopi, 1997.
lix
C'est moi, la vérité, op. cit., chapitre 5, p. 98-99 : « ”Avant qu'Abraham fût, Moi je suis” (Jean, 8, 58) », p. 98 ;
« La raison de l'”Avant” radical, de l'”Avant” non-temporel du Christ, c'est le Christ lui-même qui la donne dans le
langage de l'apodicticité phénoménologique : ” [...] Parce que tu m'as aimé avant la Création du monde [...] (Jean, 17,
14

24)” ; ” [...] en me donnant cette gloire que j'avais auprès de toi avant que le monde fût. (Jean, 17, 5)” » (nous
soulignons), p. 99.
lx
Certes, dès 1963, la structure de la révélation interne est déjà appréhendée comme engendrement du Fils par le
Père, mais, il est vrai, sur un mode encore statique (Op. cit., § 40, p. 415-418).
lxi
Op. cit., p. 133 : « Introduisons alors un concept décisif et qui, à vrai dire, aurait dû l'être pus tôt, pour autant qu'il
gouverne l'intelligence philosophique de l'essence de la vie, le concept de l'auto-affection. » Cf. notre troisième
temps.
lxii
Op. cit., p. 132.
lxiii
Op. cit., p. 132-133.
lxiv
Op. cit., p. 133.
lxv
ST, p. 39-40 (à propos de la deuxième naissance comme naissance incessante de l'âme en Dieu). Cf. P. Gire,
« Métaphysique, théologie et mystique chez Maître Eckhart », in Penser la religion (J. Greisch éd.), Paris,
Beauschêne, 1991, p. 94, n. 34.
lxvi
C'est moi, la vérité, op. cit., chapitre 6, p. 133.
lxvii
Expression husserlienne à l'origine. Cf. sur ce point, « Naître à soi-même », Alter n°1, 1993.
lxviii
C'est moi, la vérité, op. cit., p. 191.
lxix
Cf. N. Depraz, Transendance et incarnation, le statut de l'intersubjectivité comme altérité à soi, Paris, Vrin,
1995, chapitre V.
lxx
Hua XIV, n°1 (semestre d'été 1921), p. 6 : « Chaque chair étrangère doit ainsi, en tant qu'elle est donnée dans
l'extériorité et en cela donnée selon une première naissance comme chose extérieure, être avant tout traduite, c'est-à-
dire faire l'expérience d'une seconde naissance dans la conception comme chair, chair constituée dans l'intériorité et
amenant avec soi toute une intériorité de conscience et un moi, chair se complétant par là même en advenant comme
être animal et humain. »
lxxi
C'est moi, la vérité, op. cit., p. 191.
lxxii
ST, « De la naissance éternelle », p. 36 et p. 39 ; « Le livre de la consolation », p. 202 : « Le non-né donnant
naissance ».
lxxiii
C'est moi, la vérité, op. cit., p. 214.
lxxiv
L'essence de la manifestation, op. cit., §39, §40, et §49.
lxxv
A propos de la noétique divine chez Eckhart, cf. P. Gire, art. cit., p. 88 sq.
lxxvi
A deux reprises, M. Henry emploie le terme « mystique » à propos d'Eckhart, et en un sens tout à la fois positif
et non-naïf puisqu'il le dote de guillemets. C'est dire que notre auteur prend le terme de mystique en un sens non-
strictement religieux, mais proprement métaphysique : « Le dépouillement radical de l'homme compris comme la
condition de la présence en lui de Dieu, n'est-ce point là le thème fondamental et en même temps le sens dernier de la
”mystique” d'Eckhart ? » (L'essence de la manifestation, op. cit., § 39, p. 389) ; « A ceux qui le condamnèrent
comme si, dupe de son enthousiame, peut-être aussi de son amour, Eckhart avait, dans l'identification prétendue de la
créature avec Dieu, comme exagéré les sentiments et les idées que lui suggérait son âme ”mystique”, il ne manqua
qu'une chose, la compréhension de sa pensée. » (Op. cit., p. 398) A propos du rapport entre mystique et
métaphysique, cf. S. Breton, « Métaphysique et mystique chez Maître Eckhart », in Recherches de sciences
religieuses, T. 64, 1976, ainsi que P. Gire, art. cit.
lxxvii
L'essence de la manifestation, op. cit., § 39, p. 399-402.
lxxviii
Op. cit., p. 400.
lxxix
Op. cit., § 41.
lxxx
Grégoire de Nysse, Traité de la virginité, Paris, Cerf, 1966, et J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique,
Doctrine spirituelle de Grégoire de Nysse, Paris, Aubier,1944.
lxxxi
Eckhart (T, 131) cit. par M. Henry, L'essence de la manifestation, op. cit., p. 409.
lxxxii
Eckhart (T, 131) cit. par M. Henry, op. cit., p. 410.
lxxxiii
Op. cit., p. 411.
lxxxiv
Op. cit., p. 421-413.
lxxxv
Op. cit., p. 413-414.
lxxxvi
Op. cit., § 49.
lxxxvii
Cf. le Sermon intitulé « Paul se releva de terre (Surrexit Saulus de Terra) » : « Paul se releva de terre et, les
yeux ouverts, il vit le néant : je ne puis voir ce qui est un. Il vit le néant et ce fut Dieu. » Cf. aussi, à ce propos, R.
Schürman, Maître Eckhart ou la joie errante, Paris, Denoël, 1972, et M. A. Sells, Mystical Language of Unsaying,
Chicago and London, Chicago University Press, 1994, qui débute précisément son analyse par la phrase
apparemment paradoxale d'Eckhart citée ci-dessus.
lxxxviii
L'essence de la manifestation, op. cit., p. 574.

Vous aimerez peut-être aussi