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Comment Heidegger évince Schopenhauer

Louis Ucciani
p. 89-102
https://doi.org/10.4000/philosophique.110
Résumé | Index | Texte | Notes | Citation | Auteur

RÉSUMÉ

Alors qu’il s’approprie avec maestria Nietzsche, Heidegger ne cite jamais Schopenhauer. Et quand
par exemple il traitera du Principe de raison c’est en ignorant superbement la thèse
schopenhauerienne.Les quelques occurrences du nom de Schopenhauer dans l’œuvre de Heidegger
ne viennent que pointer une philosophie d’amateur non aboutie.Le rejet n’est-il pas signe d’autre
chose ? C’est alors une irréductibilité qui se dessine et qui place Schopenhauer en situation d’être
un « contre-philosophe » à partir duquel, contre Heidegger et contre la philosophie universitaire il
apparaît comme le pilier d’une pensée possible d’une philosophie libérée ; un support alternatif au
projet heideggérien en quelque sorte.
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ENTRÉES D’INDEX

Mots-clés :
Heidegger, Nietzsche, la volonté, Kant, le moi
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▪ 1 Les références ramènent à Heidegger, Nietzsche, Paris, Gallimard, 1971, tomes I et II. Pour Sch (...)

▪ 2 II, 188.

▪ 3 Ibid., 189.

▪ 4 Ibid., 188.

▪ 5 Ibid., 189

▪ 6 M, 350.

1Quand Heidegger – et c’est très rare – en vient à signaler Schopenhauer, c’est toujours en le
ramenant à un moment d’errement, peu abouti1. Ainsi quand il fait la généalogie du nihilisme et
qu’il aborde, dans son Nietzsche, le projet de l’être en tant que volonté de puissance,
Schopenhauer n’y apparaît qu’alluvisement. Cette absence peut-elle être significative ? Ce qui est
certain c’est qu’elle engage quelque chose de l’ordre du sens dans l’éviction de la tonalité
schopenhaurienne. Quand Schopenhauer est amené à proposer sa propre généalogie de l’être en
tant que volonté, le tracé qui de Platon à lui-même englobe, les néo-platoniciens, la mystique
rhénane, Spinoza et cantonne en les rejetant explicitement Aristote et Leibniz. Ce sont ces deux
derniers qu’Heidegger impose. Aristote ainsi : « Jusqu’alors nous avions compris la métaphysique
trop exclusivement en tant que platonisme et ce faisant sous-estimé la non moins essentielle
influence de la métaphysique d’Aristote. Son concept fondamental de l’energeia n’indique-t-il pas
assez « énergiquement » la volonté de Puissance » ! L’« énergie » appartient à la puissance »2.
Certes Heidegger se rend vite compte de la légéreté de son argumentation appuyée sur ce qui
serait un indice et un jeu de mot d’analogie : « Mais la question demeure de savoir si l’énergie ainsi
entendue coïncide le moins du monde avec l’essence de l’energeia d’Aristote »3. Plongeant son
questionnement dans la perspective d’une généalogie [« Ainsi la filière historiale (ou seulement
historique ?) semble trouvée, le long de laquelle se peut démontrer l’origine historiale du projet de
l’étant en tant que volonté de puissance »4]. Heidegger tente justification dans le passage
d’Aristote à Leibniz : « La question demeure de savoir si l’énergie ainsi entendue coïncide le moins
du monde avec l’essence de l’energeia d’Aristote. Il reste à savoir en effet si en insistant sur le
rapport entre la vis primitiva et l’energeia, Leibniz n’a pas réinterprété l’essence grecque de
l’energeia dans le sens de la subjectivité moderne alors que l’energeia aristotélicienne avait déjà
subi au Moyen Âge sa première réinterprétation en tant que actus » ? Mais soudain l’argumentation
s’arrête, Heidegger précisant que les choses sont plus complexes qu’elles paraissent, si l’avenir de
ce que devait devenir la métaphysique est compris au cœur de l’energeia aristotélicienne : « Le
rapport d’essence historiale entre l’energeia et la volonté de puissance est plus secret et plus riche
que ne le semble suggérer la correspondance tout extérieure entre « énergie » (force) et
« puissance ». Pour l’instant on ne pourra qu’en donner un aperçu grosso modo ». Suit, dans cet
aperçu en mode grossier, le tracé suivant : « La métaphysique de Leibniz a déterminé directement
ou indirectement (par Herder) l’humanisme (Gœthe) et l’idéalisme allemand (Schelling et Hegel) ».
Heidegger poursuit en notant que si l’idéalisme se fondait sur Kant (subjectivité transcendantale), il
« pensait de façon leibnizienne ». Dans ce partage et cette progression « il arriva que par une
fusion singulière et une accentuation portée jusqu’à l’inconditionné la propriété d’être de l’étant fût
conçue à la fois en tant qu’objectivité et en tant qu’efficacité ». On doit ici s’interroger sur le sens
de cette proposition qui, bien que donnée comme moment d’une restitution grossière et donc
assumant son caractère approximatif ouvre sur l’exclusion de Schopenhauer. On peut dès ici
repérer un des croisements de sens. Schopenhauer en imposant son pessimisme prend comme
cible première et privilégiée l’optimisme leibnizien dont il s’efforce de sabrer les fondements. Ici
Heidegger courcircuite l’argumentaire schopenhauerien en réimposant Leibniz : « Chez Leibniz tout
étant devient d’espèce subjective, c’est-à-dire aspirant en soi à représenter et ainsi efficace »5 :
l’étant comme être de la représentation produit son efficacité, serait donc, pour Heidegger la
formule leibnizienne. Et ce monde qui acceptait la subjectivité transcendantale de Kant, et pensait
en leibnizien, produirait un étant défini par son objectivité et son efficacité. Ce que Heidegger
explicite ainsi : « l’efficacité (réalité) est comprise en tant que volonté consciente (savoir
volontaire), c’est-à-dire en tant que « raison » et « esprit » (Geist) ». On en arrive donc à la
situation suivante où la réalité est volonté, et cette volonté est rationnelle et donc consciente. C’est
sur ce dernier point d’une volonté consciente et rationnelle que la position de Schopenhauer
diverge radicalement. La volonté est conçue par lui comme une force certes efficace et productrice
de réalité mais dans l’aveuglement. La raison n’est qu’un prisme de lecture de la réalité : « La
volonté, la volonté sans intelligence (en soi elle n’est point autre), désir aveugle (…) c’est ce monde
même, c’est la vie, telle justement qu’elle se réalise là »6. Où on peut lire si on ramène la
proposition aux termes qu’utilise Heidegger à quelque chose de ce type : l’efficacité est comprise
en tant que volonté inconsciente ; la raison n’est qu’une forme d’objectivation de la volonté ; elle
n’est qu’un mode de l’efficacité. Nous nous trouvons d’emblée dans une lecture en complète
opposition à celle de Heidegger et cette opposition se situe dans le statut conscient ou inconscient
de la volonté qui entraîne celui de la raison. Mais là où nous pouvons voir chez Schopenhauer une
anticipation de Freud, Heidegger renvoie l’entreprise schopenhauerienne à une grossière
assimilation à laquelle Nietzsche se serait laissé prendre.

▪ 7 II, 189.

▪ 8 II, 201.

▪ 9 II, 189.

2Pour Heidegger en effet : « L’ouvrage capital de Schopenhauer, Le monde comme Volonté et


comme Représentation rassemble en une seule toutes les directions fondamentales de
l’interprétation occidentale de la totalité de l’étant »7. Ce qu’il s’agit de voir comme l’ébauche d’une
critique apparaît sous une tournure pour le moins énigmatique ; si l’on se situe du point de vue de
Schopenhauer, on traduirait ainsi la lecture qui intègre l’étant dans les processus de la
représentation serait à voir comme une globalisation schématique où les interprétations
discordantes seraient effacées. Ce qui résonne étrangement quand on note chez Heidegger lui-
même, cette tendance à une globalisation identique, comme par exemple ceci : « Depuis le jour où
Platon interpréta la propriété d’être de l’étant en tant qu’idée jusqu’à l’époque où Nietzsche
détermine l’être en tant que valeur, donc tout au long de l’histoire de la métaphysique… »8. Le
procès qui s’insinue semble s’attaquer à la logique de lecture restitutive de ce qui porte la pensée
comme philosophie, et ce qui est reproché à Schopenhauer se précise. La réduction à une seule
des directions de l’interprétation de la totalité de l’Étant s’opérerait « en donnant une signification
tout extérieure et superficielle aux philosophies platonicienne et kantienne, si bien que tout y est
déraciné et ainsi aplani au niveau d’une compréhension favorable à l’avènement du positivisme »9.
Ici encore nous sommes confrontés à une proposition troublante qu’une première lecture renverrait
à un non-sens. Mais suivant le conseil méthodologique de Schopenhauer qui incitait à saisir
favorablement la proposition d’un philosophe, essayons d’y voir plus clair. Globalement
Schopenhauer n’a pas grand chose à voir avec le positivisme, dont il n’a pas connaissance.
Cependant on peut accorder à Heidegger que, du moins chronologiquement, le positivisme, tel que
le définit Auguste Comte entre 1830 et 1850, apparaît effectivement après Schopenhauer. Faut-il
dès lors comprendre que Schopenhauer achève maladroitement une période et laisse le terrain
libre au positivisme déferlant ? C’est alors dans une perspective contradictoire que l’on peut
comprendre ce que dit Heidegger ; c’est parce qu’il pousse à l’extrême une conception nihiliste –
ou néantisante – que Schopenhauer rendrait le terrain philosophique favorable à ce qui serait
l’émergence du positivisme. Là où il n’y a plus rien, tout serait prêt pour qu’émerge le tout du
positivisme. Lue ainsi, la proposition de Heidegger accède à une certaine vérité. Il est certain que
Schopenhauer est à comprendre comme un de ceux qui font table rase, qu’avec lui quelque chose
s’achève et qu’à partir de lui quelque chose peut débuter. Son pessimisme radical aboutit à un « il
n’y a plus rien », laissant une aveugle volonté s’exprimer par et pour elle-même. Sur ce qui
s’arrête c’est la possibilité positive issue de Kant ; sur ce qui s’annonce c’est précisément Nietzsche
et l’inversion du regard que celui-ci opère sur la volonté.

▪ 10 II, 190.

▪ 11 M, 233.

▪ 12 M, 234.

3Si Heidegger accorde que Schopenhauer ait influencé Nietzsche, il en réduit la portée : « L’œuvre
capitale de Schopenhauer devint pour Nietzsche la « source » proprement dite où ses pensées
prirent leur façonnement et leur orientation ». L’influence est donc indéniable dans un premier
temps ; elle joue sur l’orientation de la pensée et son façonnement. Le sens général et la forme de
la pensée de Nietzsche ont à voir avec Schopenhauer. Sur ce point Heidegger admet l’influence,
par ailleurs revendiquée par Nietzsche lui-même. Mais c’est encore dans une formule peu claire
qu’il finit par rejeter dans le mineur Schopenhauer : « Toutefois ce n’est pas aux « ouvrages » de
Schopenhauer que Nietzsche a emprunté le projet de l’étant en tant que « volonté » ;
Schopenhauer ne pouvait « captiver » le jeune Nietzsche que pour la raison que les expériences
fondamentales du penseur éveillé à lui-même trouvaient dans cette métaphysique leurs premiers
et inéluctables appuis »10. Si Nietzsche est le philosophe de « l’étant comme volonté » et s’il réfère
à Schopenhauer, c’est plus dans une posture que dans la lecture que l’influence jouerait. On a vu
combien Heidegger voyait en Schopenhauer un aplanissement de la pensée ; apparaît ici quelque
chose d’autre. Toute vacillante que soit la puissance théorique de Schopenhauer, elle n’en ouvre
cependant pas moins – outre donc au positivisme – à la réception du « Penseur éveillé ». Cela
serait donc vers la conception de l’individu, selon Schopenhauer, et de l’individu comme philosophe
qu’il faudrait se tourner. Certes, il y a ici quelque chose de crucial. Si Nietzsche peut être vu
comme le moment où le moi, tel qu’il est structuré avec saint Augustin, s’abolit, Schopenhauer
pourrait être pensé comme celui à partir de qui la déconstruction est rendue possible. C’est dans
des formules maintes fois répétées et toujours très claires que Schopenhauer définit le statut de
l’individu (qui n’est déjà plus tout à fait sujet, ni moi) ; celle-ci à titre d’exemple : « De même que
sans objet ni représentation je ne suis pas sujet connaissant, mais simple volonté aveugle ; de
même sans moi, sans sujet connaissant, la chose connue ne peut être objet et demeure simple
volonté impulsion aveugle »11. L’individu est l’entre-deux par qui et pour qui la représentation
prend forme. C’est de la conscience de cette position que devient possible le dépassement de
l’individu dans et par le refus de jouer le jeu de la volonté et de la représentation. Se dessine alors
l’esquisse schopenhauerienne, sur laquelle se greffera l’esquisse nietzschéenne de ce que
l’effacement de l’individu comme moi et comme sujet, laisse envisager d’individualité. Ce qui chez
Nietzsche prendra l’aspect du surhomme apparaît sous la forme du « pur sujet connaissant » [Das
Subjekt als reines Subjekt der Erkenntniss] chez Schopenhauer : « Que la volonté s’objective et
qu’elle devienne représentation, elle pose du même coup le sujet et l’objet ; qu’en outre cette
objectité devienne une pure, parfaite et adéquate objectité de la volonté, elle pose l’objet à titre
d’idée affranchie des formes du principe de raison, elle pose le sujet à titre de pur sujet
connaissant, affranchi de son individualité et de sa servitude à l’égard de la volonté »12. À l’appui
de ce résumé de sa métaphysique Schopenhauer convoque Lord Byron et les Upanisads. En tout
cela donc Heidegger voit une métaphysique peu fondée dans le raisonnement mais cependant apte
à captiver le jeune Nietzsche.
▪ 13 I, 17.

▪ 14 I, 341.

▪ 15 Voir par exemple critique de Leibniz, M, 527.

▪ 16 I, 398.

▪ 17 M, 51.

▪ 18 Critique de la philosophie kantienne, M, 527.

4C’est le Schopenhauer tuteur temporaire de Nietzsche qui l’impose comme penseur ; mais en
même temps que cela ne fut que temporaire, laisse Schopenhauer sur la touche : « Dès la période
bâloise s’accomplit l’intérieure émancipation à l’égard de Schopenhauer et de Wagner. Mais ce n’est
qu’à partir des années 1880, jusqu’à 1883, que Nietzsche se découvre lui-même »13. Heidegger
précise en voyant dans une des formules de Zarathoustra (« Et lorsque j’entendis de nouveau
hurler de la sorte, une fois de plus je fus ému de compassion ») le processus de la dé-
schopenhauerisation de Nietzsche : « Nietzsche fait de la sorte allusion à l’époque où
Schopenhauer et Wagner déterminaient encore son propre univers, qui tous deux enseignaient,
chacun à sa manière, le pessimisme et enfin la fuite dans la dissolution, dans le néant, dans la pure
évaporation du sommeil, et qui ne se donnaient l’air d’annoncer un réveil que pour mieux pouvoir
s’abandonner à leur propre sommeil »14. En même temps que se dessine l’itinéraire de Nietzsche
(que Heidegger voit comme une rupture et un accès à soi), c’est Schopenhauer – et sa
philosophie – vus comme une impasse qui se dessine. De ce qui est vu comme impasse ceci : le
pessimisme et le néant. Et ce que Schopenhauer nomme l’éveil ne serait donc qu’un sommeil
trompeur. Certes Nietzsche revient sur son attachement à Schopenhauer, certes encore cela se
produit quand il accède à ce qui peut être vu comme la « découverte de soi-même » ; cependant
ce rapport à Schopenhauer peut être vu sous un autre angle. Il y a effectivement chez
Schopenhauer une tentation mystique tendue vers le néant. Mais ce néant est très fortement
emprunt du bouddhisme – avec les connaissances de cette pensée dont on disposait à l’époque.
Schopenhauer assimile (peut-être trop rapidement) son néant au Nirvana bouddhique. Quand il se
situe dans l’histoire de la pensée et de la philosophie c’est comme un point nodal où les deux
traditions de l’Orient et de l’Occident se (re)trouvent. Il n’est pas faux d’en avoir fait un bouddhiste
occidental. En cela il peut être perçu comme un moment d’achèvement où la philosophie
occidentale perdue dans le concept pour le concept15, pourrait se « recentrer » sur la question du
sens, et enfin affronter la vacuité. Or si Nietzsche ici est novateur c’est qu’il est le premier
philosophe par delà la rencontre Orient-Occident. Là où Schopenhauer pensait pouvoir se contenter
de la posture bouddhique dans le monde d’Occident, Nietzsche pose le penseur de la synthèse
réalisée avec le bouddhisme. Heidegger n’a que très peu d’intérêt pour les pensées non
occidentales qui ne relèvent pas pour lui de la philosophie et d’une certaine manière, c’est ce côté
oriental de Schopenhauer qui l’agace. Or cela engage le second pan de la philosophie de
Schopenhauer à savoir la représentation. Pour Heidegger il y a une vérité de la représentation qui
« se dirige d’après l’étant, se rend égale à lui et le reproduit »16et cette vérité se retrouve comme
une constante de la philosophie : « Encore que chez les penseurs de l’Occident, (…) on rencontre
des délimitations conceptuelles fort différentes, voire opposées de l’essence de la vérité,
néanmoins toutes se fondent sur cette seule et unique détermination : la vérité est la rectitude de
la représentation ». Avec Schopenhauer « orientalisé », nous sommes à l’inverse ; la
représentation est l’illusion, que Schopenhauer précise du terme sanscrit Maya : « Toutes ces
apparences illusoires se présentent à nous comme des résultats de l’intuition immédiate, et il n’est
aucune opération de la raison qui les puisse dissiper ; celle-ci n’a de pouvoir que contre
l’erreur »17. Et c’est bien sur une base pessimiste – à comprendre comme rejet de l’optimisme –
que se développe cette perspective schopenhauerienne de la toute puissance de l’illusion et de la
limite de la raison connaissante. Et c’est bien contre Leibniz que tout cela s’élabore ; ce Leibniz
avec lequel « on se trouve en pleine méthode réaliste et dogmatique ; on recourt à la preuve
ontologique et à la preuve cosmologique ; on spécule a priori sur l’origine et sur la perfection
radicale du monde, à la lumière des vérités éternelles. Si d’aventure on accorde que l’expérience
donne un démenti formel à cette conception optimiste du monde, on signifie aussitôt à l’expérience
qu’elle est incompétente et qu’elle doit se taire, quand la philosophie a priori a prononcé »18.
▪ 19 I, 342.

▪ 20 I, 43.

▪ 21 Cf. Louis Ucciani, La volonté et sa Représentation, 1981 [NP].

5La représentation comme moment de l’illusion est-elle tant que Heidegger l’affirme rejetée par
Nietzsche ? Subsiste dans la lecture heideggerienne cette idée d’un fourvoiement initial de
Nietzsche, qu’inconsciemment tout d’abord et explicitement ensuite il combat : « Depuis lors
Nietzsche avait renoncé à tout sommeil et à toute songerie ; car déjà il en était lui-même à
s’interroger. Le monde de Schopenhauer et de Wagner, très tôt, beaucoup plus tôt qu’il ne s’en
rendait compte, lui était devenu suspect, à l’époque même où il rédigea la troisième et la
quatrième des Considérations inactuelles (…). Dans ces deux opuscules – en dépit de sa meilleure
volonté de se vouloir et de paraître leur porte-parole – déjà s’accomplissait une désaffection : mais
ce n’était pas encore un réveil conscient. Nietzsche ne s’étant pas encore trouvé lui-même »19. Or
d’après Heidegger ce venir à soi de soi-même, ne peut que « passer par la préhistoire de cette
pensée et par cet état intermédiaire où nous sommes désorientés, ne sachant par où sortir
réellement de ce qui prévalait jusqu’alors – ni par où pénétrer dans ce qui est imminent ». Le
serpent noir de Zarathoutra, le serpent noir du nihilisme, le serpent noir schopenhauerien devra
être rejeté. Par delà une lecture très générale, souvent métaphorique et de toutes façons jamais
référée aux textes, Heidegger aide Nietzsche à évacuer Schopenhauer. Et en même temps c’est la
philosophie qu’il nettoie de Schopenhauer. Reprenant un aphorisme de Par delà le Bien et le Mal,
où Nietzsche s’interroge sur la complexité de la volonté et le peu de sagacité des philosophes sur le
sujet, Heidegger considère que le coup de griffe donné aux philosophes est prioritairement destiné
à Schopenhauer : « Vouloir, écrit Nietzsche, me semble avant tout quelque chose de complexe,
quelque chose qui n’a d’autre unité que le mot – et c’est justement dans un mot unique que réside
le jugement populaire qui s’est assimilé de la sorte le trop peu de circonspection dont les
philosophes ont fait preuve depuis toujours ». Heidegger commente brièvement ainsi : « Nietzsche
se prononce ici avant tout contre Schopenhauer selon qui la volonté serait la chose au monde la
plus simple et la plus familière »20. S’il y a bien, dans ce passage une référence à Schopenhauer
(« Schopenhauer, écrit Nietzsche, a même laissé entendre que la volonté était la seule chose qui
nous fût réellement connue, entièrement et totalement connue, sans surplus et sans reste ; mais il
me semble toujours que Schopenhauer, dans ce cas comme dans d’autres, n’a fait que ce que font
d’habitude les philosophes ; il a adopté et poussé à l’extrême un préjugé populaire »). Celle-ci est-
elle si excluante que le dit Heidegger ? C’est d’être trop dans la logique des philosophes qu’ici
Schopenhauer est critiqué ; c’est de n’avoir pas su s’extraire de ce qui le portait que Schopenhauer
serait fautif. Le « ce me semble » de précaution qu’utilise Nietzsche devrait autoriser le
commentateur à une certaine subtilité qui interdirait le repli sur un seul mot. Ce qu’apporte
Schopenhauer c’est précisément une expérimentation sur cet unique vocable. Et ce que Nietzsche
fera éclater vers le multiple, Schopenhauer en prépare la diffraction, dans la mise en place du
prisme volonté-vouloir vivre-désir21.

▪ 22 Cité par Heidegger, I, 71.

▪ 23 I, 72.

▪ 24 I, 73.

▪ 25 I, 75 et I, 121.

▪ 26 I, 121.

6Dans ce procès fait à Schopenhauer, Heidegger utilise encore, dans un sens similaire, le retour de
Nietzsche sur lui-même. Dans un des passages de la Volonté de puissance consacrée à l’art,
Nietzsche revient sur la Naissance de la tragédie et y voit l’idée de « l’art en tant que la propre
tâche de la vie, en tant que son activité métaphysique… »22. Heidegger commente : « La vie n’est
pas seulement entendue au sens strict de vie humaine, elle est ici identifiée avec l’univers au sens
schopenhauerien. Nonobstant l’accent de Schopenhauer, cette proposition se prononce déjà contre
lui » 23. Ici encore un procédé identique de disqualification malgré l’adhésion et pourtant la volonté
comme vouloir vivre anticipe la centralité de la vie que posera Nietzsche. Certes la rupture
Nietzsche-Schopenhauer a lieu ici, où préciser volonté en vouloir vivre ne saurait suffire. C’est la
façon de vivre qui désormais importerait. Schopenhauer arrive à une position ascétique qui lui
vaudra d’être renvoyé au rang des nihilistes, cependant là où Nietzsche posera l’artiste,
Schopenhauer est-il si loin ? Heidegger remarquait la continuité de la Naissance de la Tragédie à
la Volonté de Puissance, et c’est peut-être d’être resté dans la croyance en l’art que Nietzsche à la
fois demeure schopenhauerien et se sépare radicalement. C’est avec Schopenhauer qu’il voit la
place centrale de l’art, lui s’y maintient quand Schopenhauer s’est éloigné. Pour Heidegger, il faut
« que face à ce philosophe de la morale nihiliste (dont Schopenhauer offre aux yeux de Nietzsche
l’exemple le plus récent) soit établi le contre-philosophe, celui issu du mouvement contraire, le
« philosophe-artiste » »24. En fait, et contre Heidegger, on peut dire ici encore que Schopenhauer
rend possible ce qu’il ne peut – peut-être saisi dans l’illusion de faire système – accomplir. Il ferme
sa progression, là où Nietzsche la démultiplie. Sans doute celui-ci joue-t-il, comme le signale
Heidegger, du procédé de l’inversion : « Sa notion de l’art n’étant que celle inversée de la notion
de « calmants » chez Schopenhauer », aboutit à la proposition où l’art est : « le plus puissant
stimulant de la vie »25. Dans le jeu de l’inversion, c’est selon Heidegger une esthétique qui prend
forme : « La réflexion de Nietzsche sur l’art est une « esthétique » parce qu’elle est portée sur
l’état créateur et la jouissance de l’art »26. Et c’est autour de la dimension stimulante que se noue
cette émergence : « Elle ne consiste pas simplement à substituer la notion de « stimulant » à celle
de « calmant », à échanger ce qui apaise contre ce qui excite. L’inversion transforme la
détermination même de l’essence de l’art. Cette pensée sur l’art est une pensée philosophique… ».
Tout l’inverse de ce que serait celle de Schopenhaurer.

▪ 27 I, 101.

▪ 28 I, 102.

▪ 29 Pour les derniers philosophes issus de Nietzsche voyons Deleuze (Qu’est-ce que la philosophie ?(...)

▪ 30 I, 102.

▪ 31 I, 106.

▪ 32 I, 103.

▪ 33 I, 104.

7C’est en tout cas quand il est question d’aborder les conceptions esthétiques de Schopenhauer et
leur influence sur Nietzsche que la critique de Heidegger se fait plus précise. Elle vaut à
Schopenhauer d’accéder à un intertitre : La doctrine du Beau chez Kant. Son interprétation erronée
par Schopenhauer et Nietzsche. Il s’agit de déterminer comment, après le Bien et le Vrai et leur
impact sur les comportements moraux et connaissant de l’individu, le Beau « est déterminant pour
l’état esthétique »27. Chez Nietzsche donc pas de théorie construite et élaborée, mais « des
propositions isolées, des interjections, (…) et quelques indications ». En vertu du principe
d’inversion c’est vers Schopenhauer qu’il faudrait se tourner : « Une compréhension objective et
complète de ses (Nietzsche) propositions sur la Beauté découlerait d’un examen des opinions
esthétiques de Schopenhauer : car dans sa détermination du Beau, Nietzsche ne fait que penser et
juger par opposition à Schopenhauer et de la sorte par inversion »28. D’emblée Heidegger utilise
Schopenhauer comme un repoussoir et affirme le mépris dans lequel il tient Schopenhauer. Il y a
tout d’abord ce conditionnel (découlerait) qui vient percuter ce qui pourrait être une vulgate, à
savoir l’influence de Schopenhauer sur Nietzsche. Il faudrait y aller voir chez Schopenhauer ! Mais
pourquoi donc ? Cela serait attribuer à Schopenhauer une certaine pertinence, ce à quoi Heidegger
ne peut se résoudre. D’autre part, ramener la lecture de l’esthétique de Nietzsche à une simple
logique d’inversion est pour le moins étrange et de toutes façons peu rigoureux (pour qui met cette
qualité au premier plan), si ce n’est un brin enfantin. Subsiste que dans la mise en place de la
logique d’inversion, Schopenhauer devient doublement fautif, d’avoir mal lu, il entraîne Nietzsche
dans une mal-lecture : « Ce procédé (l’inversion) se révèle néfaste, dès que l’adversaire choisi ne
tient pas lui-même sur une base solidement construite et chancelle. Il en est ainsi des opinions
esthétiques de Schopenhauer exposées dans le troisième livre de son ouvrage principal, Le Monde
comme Volonté et comme représentation ». Les choses sont claires, une pensée non fondée qui
chancelle, telle est l’esthétique attribuée à Schopenhauer ; car en aucun cas, pour Heidegger, il ne
s’agit ici d’esthétique : « On ne saurait nommer esthétique un ensemble d’opinions qui, sous ce
nom ne soutiennent pas la comparaison avec celle de Hegel ». Sur cette critique de forme, on peut
rester dubitatif. On peut aussi, en acceptant la vision de l’ensemble d’opinions (et non pas un tout
construit) s’étonner. En effet, et c’est peut-être ce qui est le plus intéressant chez Schopenhauer,
cette construction ouvre à une redéfinition du mode d’approche des choses de l’art. Nietzsche s’en
est nourri (« propositions isolées, interjections, indications ») et la contemporanéité l’exploite29.
« Quant au contenu », Heidegger est tout aussi sévère : « Schopenhauer se sustente de Schelling
et de Hegel qu’il agonit d’injures. Celui qu’il épargne c’est Kant : en revanche il se méprend sur ce
dernier de fond en comble ». On peut ici aussi s’étonner et remarquer que précisément contre
Hegel, Schopenhauer opère une redistribution de la hiérarchie des arts, plaçant la musique au
premier plan, à laquelle Nietzsche adhèrera et dans laquelle encore la contemporanéité peut se
reconnaître. Mais Heidegger ne veut voir ici que ce qui serait contresens de lecture et
mésinterprétation de Kant : « Dans la préparation et le développement des malentendus sur
l’esthétique kantienne, auxquels Nietzsche succombe à son tour, et qui sont encore aujourd’hui en
pleine vogue, Schopenhauer tient le premier rôle ». Heidegger remarque ici l’influence exercée par
la lecture kantienne, mais au lieu d’y voir une reconnaissance du bien fondé, c’est un mauvais
tournant qu’il décèle, qui, par exemple engloutit les justes interprétations comme celle de Schiller.
Certes ici nous voyons apparaître quelque chose impliquant l’importance de Schopenhauer sur les
conceptions esthétiques postérieures ; mais à ces conceptions Heidegger n’accède pas. Transparaît
la question de la place de Heidegger dans l’appareillage théorique dont se servent l’art et les
théoriciens de l’art. On doit reconnaître que cette importance est fondamentale et que
le Nietzsche de Heidegger est fondateur. La partie intitulée La volonté de puissance en tant qu’art,
pose l’importance de la conception nietzschéenne et a le mérite d’offrir un dispositif théorique dans
lequel l’art de l’époque pourrait se reconnaître. Le point critique que nous pouvoir lui opposer tient
précisément à la place et au rôle attribué à Schopenhauer. Finalement à celui-ci Heidegger oppose
Kant. S’il devait reconnaître une positivité à Schopenhauer cela serait d’avoir bien vu son
importance en la matière. Mais malheureusement, il l’aurait mal lu. C’est sur la définition du beau
[« paragraphes 2 à 5 de la Faculté de juger », précise Heidegger], que se noue le malentendu.
Résumant la position de Kant, Heidegger écrit ceci : « Le comportement esthétique, c’est-à-dire le
comportement à l’égard du Beau constitue « le plaisir hors de tout intérêt propre », le plaisir
désintéressé »30. Schopenhauer commettrait l’erreur de traduire le désintéressement, par le
détour de « la notion vulgaire » où il devient « indifférence à l’égard d’une chose ou d’une
personne » : « Du moment que la relation au Beau, soit le plaisir, est définie comme
« désintéressée », alors l’état esthétique sera, selon Schopenhauer, une suspension de la volonté,
un arriver-au-repos de tout effort, de toute aspiration, le pur se reposer, le pur ne-plus-rien-
vouloir, la pure évaporation dans la non-participation ». Ce en quoi Heidegger ne voit
qu’absurdité : « Certes, « l’affranchissement de tout intérêt propre » n’est qu’absurdité dans le
sens de l’interprétation schopenhauerienne »31. En effet, dit Heidegger, Kant évacue la notion
d’intérêt (« il élimine tout d’abord ce qui jamais ne saurait s’imposer comme pareille raison : un
intérêt »)32. Et ce qu’il introduit en lieu et place c’est la notion de libre faveur [freie Gunst] (« Le
comportement envers le Beau en tant que tel, dit Kant, c’est celui de la libre faveur »33).
Heidegger précise ainsi cette libre faveur : « Nous devons restituer l’objet rencontré en tant que tel
dans ce qu’il est, lui laisser et accorder ce qui lui revient en propre et ce qui l’amène à nous ».

▪ 34 I, 104.

8Ainsi définie celle-ci ne peut être ramenée à la suspension de la volonté qu’y verrait
Schopenhauer, ni même au désintérêt : « Ne serait-elle pas plutôt le suprême effort de notre
essence, la libération de nous-mêmes en faveur de la restitution de ce qui en soi a une dignité
propre ». En fait la lecture heidegerienne de Kant rejette la notion de désintérêt à une clause
préparatoire, et précise que la libre faveur inverse ce que l’on y met trop communément : l’erreur
est « de croire que l’élimination de l’intérêt supprimerait tout rapport réel à l’objet. Or, c’est le
contraire qui est vrai. En effet, c’est justement en vertu du désintéressement que le rapport réel à
l’objet même entre en jeu »34.

▪ 35 I, 105.

9Alors quand Nietzsche s’en remet à Schopenhauer (et ne joue pas l’inversion ; pourrait-on
ironiser !) : « La proposition de Kant sur le plaisir désintéressé a été exposée d’une manière
brillante par Schopenhauer », Heidegger précise : « Mésinterprétée de la manière la plus néfaste,
fallait-il dire ! »35. Tout est en place pour évacuer définitivement Schopenhauer : « si au lieu de
s’en remettre à Schopenhauer, Nietzsche eût consulté Kant même, il eût dû reconnaître que seul
Kant a compris l’essentiel de ce que lui-même à sa manière il veut savoir compris ».

▪ 36 In Une philosophie de conflit. Études sur Schopenhauer, Paris, PUF, 2004, p. 110.

▪ 37 Voir à ce propos, A. Vergez, Faute et liberté, 1969. « La mystique nietzschéenne est exactement (...)

10L’évacuation de Schopenhauer est-elle à voir comme le fait, par exemple, Sandro Barbera : « À
cause peut-être de sa dévalorisation de la position historique de Schopenhauer – jugée comme un
point de décadence par rapport aux hauts niveaux spéculatifs atteints par l’idéalisme
postkantien »36 ? Heidegger en tout cas l’exprime sous la forme que nous avons vu mais aussi en
ce sens. Reprenant un des aphorismes de la Volonté de puissance (416), où Nietzche met en
relation l’entreprise de l’idéalisme allemand (« élaborer un panthéisme dans lequel le Mal, l’erreur,
et la souffrance ne sont pas éprouvés comme arguments contre la divinité ») à la position de
Schopenhauer qui « figure comme le moraliste coriace qui pour garder raison avec son appréciation
morale, se fait négateur du monde. Et pour finir mystique », il y voit une préférence nietzschéenne
pour l’idéalisme contre Schopenhauer. Ce qui serait pour le moins à discuter, tant il n’est pas sûr
que l’identification hégélienne de la volonté à la raison, sa vision du mal comme moment de la
finitude, relèvent du registre nietzschéen37.

▪ 38 I, 63.

11Demeure qu’après ce passage Heidegger consacre deux paragraphes à Schopenhauer : « La


philosophie de Schopenhauer qui s’offrait dès 1818 dans son intégralité, commença d’agir vers le
milieu du siècle précédent sur un vaste public »38. Heidegger poursuit en signalant l’importance de
la correspondance Gersdorff-Nietzsche (1870-1871) dans l’adhésion du jeune Nietzsche. Mais
quand Schopenhauer « a considéré comme une victoire sur l’idéalisme allemand le fait d’être lu
désormais avec zèle par les gens cultivés », Heidegger voit non pas une victoire philosophique,
mais une baisse de niveau ; les allemands n’étaient « plus à la hauteur ». Et si Schopenhauer a
finalement été reconnu comme philosophe, c’est par un peuple devenu soudain illettré : « Grâce à
cette déchéance, Schopenhauer peut passer pour le grand homme du moment, et en conséquence
la philosophie idéaliste allemande, jugée à partir des lieux communs de Schopenhauer, devint une
sorte d’anomalie bizarre et tomba dans l’oubli ». Alors de même qu’il aurait mieux valu pour lui lire
Kant que Schopenhauer, il aurait dû y aller voir du côté de Schelling et de Hegel !

▪ 39 I, 39.

12Renvoyé à n’être qu’un ramassis de lieux communs pour peuple décadent, Schopenhauer évincé
de la philosophie par Heidegger, voit donc son rôle minoré dans l’influence qu’il a pu avoir sur
Nietzsche, il est, par exemple, et d’autre part, totalement exclu du cours que Heidegger consacre
aux Principe de Raison. Que paie Schopenhauer qui lui vaut son exclusion, sans doute
principalement une mauvaise réputation, celle issue de son attitude anti-universitaire et de son
irrespect, vis-à-vis des institutions. Alors si Heidegger, au début de son cours sur Nietzsche est
bien obligé de reconnaître que « si, à partir de Nietzsche, nous portons notre regard en arrière,
nous tombons immédiatement sur Schopenhauer. L’œuvre capitale de ce dernier qui d’abord
stimula Nietzsche à embrasser la philosophie, et finit par devenir pour lui la pierre d’achoppement
s’intitule le Monde comme volonté et comme représentation »39. Si les deux conceptions de la
volonté sont reconnues différentes, Heidegger précise néanmoins, (notons, nous, dans ce cadre)
« il ne suffit pas non plus de comprendre le concept nietzschéen de volonté comme pure et simple
inversion de celui schopenhauerien ». Quand il s’agit d’aller y voir un peu plus près, ça se gâte :
« L’œuvre capitale de Schopenhauer parut en 1818. Elle doit une part considérable aux œuvres
capitales alors déjà parues vers cette époque, de Schelling et de Hegel. La meilleure preuve en est
la façon outrancière et dépourvue de goût dont Schopenhauer sa vie durant dénigra Schelling et
Hegel. Il qualifie schelling de « vessie gonflée de vent » et Hegel de « charlatan balourd ». Ce
genre de dénigrement de la philosophie souvent imité depuis lors n’a pas même l’avantage douteux
d’être singulièrement « nouveaux » ». Mal élevé, Schopenhauer commettant le crime de lèse
majesté, n’a pas à être des nôtres. Les cours ont été professés de 1936 à 1940 en Allemagne.

▪ 40 II, 190.
13On pourrait s’arrêter là, dans un raccourci tout aussi douteux que ceux qu’opère Heidegger ; et
faire profiter Schopenhauer de cette exclusion. Mais c’est un peu au-delà qu’il faut aller. Et cet au-
delà engage la philosophie dans un projet. De celui-ci typiquement heidegerien, contentons-nous
ici d’en donner l’illustration nietzschéenne : « Que l’être de l’étant devienne puissant en tant que
volonté de puissance, n’est pas une conséquence de l’avènement de la métaphysique de Nietzsche.
Il fallait bien plutôt que la pensée de Nietzsche se jetât dans la métaphysique, parce que l’Être
amenait son essence propre à l’apparence en tant que volonté de puissance… »40. Autrement dit si
Nietzsche, dé-schopenhauerisé, peut retrouver les projets de l’Être (c’est le sens du cours de
Heidegger), Schopenhauer ne le peut. C’est alors la singularité de Schopenhauer qui apparaît
comme résistance aux projets attribués à l’être et à la philosophie.

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NOTES

1 Les références ramènent à Heidegger, Nietzsche, Paris, Gallimard, 1971, tomes I et II. Pour
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966 (M suit le n° de
page). Pour Heidegger I ou II, suit le n° de page.

2 II, 188.

3 Ibid., 189.

4 Ibid., 188.

5 Ibid., 189

6 M, 350.

7 II, 189.

8 II, 201.

9 II, 189.

10 II, 190.

11 M, 233.

12 M, 234.

13 I, 17.

14 I, 341.

15 Voir par exemple critique de Leibniz, M, 527.

16 I, 398.

17 M, 51.
18 Critique de la philosophie kantienne, M, 527.

19 I, 342.

20 I, 43.

21 Cf. Louis Ucciani, La volonté et sa Représentation, 1981 [NP].

22 Cité par Heidegger, I, 71.

23 I, 72.

24 I, 73.

25 I, 75 et I, 121.

26 I, 121.

27 I, 101.

28 I, 102.

29 Pour les derniers philosophes issus de Nietzsche voyons Deleuze (Qu’est-ce que la philosophie ?) ou
Foucault (Les mots et les choses). Mais on peut bien sûr aller chercher du côté de Bataille, ou du côté de
la phénoménologie, Henry ou encore Marion et Derrida.

30 I, 102.

31 I, 106.

32 I, 103.

33 I, 104.

34 I, 104.

35 I, 105.

36 In Une philosophie de conflit. Études sur Schopenhauer, Paris, PUF, 2004, p. 110.

37 Voir à ce propos, A. Vergez, Faute et liberté, 1969. « La mystique nietzschéenne est exactement
l’opposé du nihilisme moralisant de Schopenhauer qui rejette le vouloir vivre identifié au mal. Cependant
– bien que les intentions des deux auteurs soient en effet radicalement inverses – leurs philosophies sont
moins opposées qu’il n’y paraît », p. 364.

38 I, 63.

39 I, 39.
40 II, 190.

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