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TEXTE INTÉGRAL
1Pour commencer, il convient de rappeler les traits fondamentaux
des sagas qu’il sera important de garder à l’esprit dans ce dernier
chapitre. Premièrement, les sagas des premiers Islandais
appartiennent à ce que l’on peut appeler un « système littéraire »
constitué de plusieurs variétés de sagas et autres formes. Leur
action a lieu dans un passé intermédiaire entre légende et réalité,
un passé historique qui a pour caractéristique un chronotope.
Celui-ci a une existence textuelle depuis le début du XIIe siècle et
apparaît dans l’œuvre de l’historien Ari le Savant, qui est à
l’origine de ce que nous nommons le « devenir-texte » de
l’espace-temps islandais.
2Deuxièmement, les sagas des premiers Islandais prennent place
dans une période qui s’étend sur environ quatre générations, soit
de la fondation de la société islandaise à sa conversion au
christianisme autour de l’an mil, et au-delà. Le monde dans lequel
elles se déroulent est pour l’essentiel identique à celui de leurs
auteurs, qui vivent au XIIIe siècle : l’organisation de la société est
en partie la même, hormis l’absence de structures ecclésiastiques,
l’environnement physique est similaire et l’action est très
fortement ancrée dans un espace géographique familier.
3Troisièmement, tout porte à croire que ces sagas, à l’instar de
celles qui appartiennent à d’autres genres, furent composées pour
être lues à voix haute dans une perspective de divertissement lors
des fêtes organisées dans les manoirs de chefs ou de riches
fermiers, qui en étaient les commanditaires ou bien les auteurs.
Parmi eux, il est probable qu’il y ait eu des femmes. Initialement,
les sagas s’adressaient donc à un public que les auteurs
connaissaient. Il s’agissait d’une communication littéraire au sein
d’une communauté.
4Quatrièmement, les sagas des premiers Islandais reposent en
grande partie sur une mémoire commune. Sans prologue pour
nous guider dans leur interprétation, elles se présentent comme
des récits véridiques d’événements passés. Bien entendu, cette
mémoire est sujette aux changements et elle peut être manipulée
par les auteurs, par exemple pour transmettre un message que
nous qualifierions aujourd’hui de « politique ». Les études
mémorielles nous permettent de répondre de manière nuancée à
une question qui a longtemps hanté les études norroises : les
sagas sont-elles histoire ou fiction ? En fait, elles sont l’une et
l’autre : d’un côté, elles se basent sur des souvenirs authentiques
transmis de génération en génération ; de l’autre, elles laissent
place à la fois à l’invention et à la mise en intrigue, parfois sous
influences littéraires ou religieuses. En tout cas, on peut y
constater une pulsion vers le sens intimement liée au fait que ces
sagas se déroulent au temps des origines.
5La triade des concepts de « réalité », d’« idéologie » et
d’« identité » a en effet été évoquée pour rendre compte du
tropisme du sens à l’œuvre dans ces sagas. Celui-ci devient
intelligible si l’on situe les sagas des premiers Islandais dans le
système littéraire médiéval du pays, tout en prenant en
considération, d’une part, les puissantes idéologies qui
interpellaient les contemporains de la période de composition de
ces textes, et, d’autre part, les événements historiques – par
exemple les conflits violents – qui ont bouleversé l’Islande de
l’époque et sur lesquels nous sommes bien documentés. Dans
toutes ces sagas, on peut déceler à la fois une interrogation
implicite sur l’identité des ancêtres et l’expression d’une réaction
face au présent.
6Enfin, l’accent a été mis sur le caractère exigeant de ces textes,
sans nier pour autant qu’ils étaient composés afin de divertir.
Néanmoins, on n’insiste pas assez sur le grand plaisir de lecture
ou d’écoute que l’on peut en tirer et qui devait être encore plus
grand pour les premiers destinataires des sagas.
Plaisir du texte et
interprétation
7Plaisir et exigence peuvent aller de pair ; d’où le titre de ce
dernier chapitre. Un type de plaisir bien particulier naît en effet de
l’ambiguïté que les sagas cultivent : celui de l’interprétation. Ces
textes établissent un rapport ludique avec le lecteur, le mettant au
défi de comprendre ce qui est dit à demi-mot, voire ce qui n’est
pas dit.
8Divers niveaux d’interprétation peuvent coexister. Ainsi, dans
la Saga d’Egil, l’épisode qui voit Thorolf Kveldulfsson être abattu,
alors qu’il s’élançait, épée brandie, vers le roi et disait « Trois pas
de plus m’auraient suffi », est un exemple dans lequel le sens de
la phrase apparaît grâce au contexte immédiat. Quelques
chapitres plus tard, les mots que son frère prononce devant le roi
insinuent son souhait de le tuer, puisqu’ils rappellent les
dernières paroles de Thorolf : pour le percevoir, il faut avoir à
l’esprit la trame narrative. Enfin, la signification des différents
lieux de sépulture d’Egil, qui sont décrits au terme de la saga, se
révèle seulement lorsque l’on considère l’ensemble de l’œuvre,
tout en la situant dans la pensée théologique du XIIIe siècle, en
particulier sur le statut à bien des égards ambigu des ancêtres
païens.
• 1 Saga d’Egil, trad. introduite et annotée par T.H. Tulinius, avec la
collaboration de P. Desoille-Ca (...)
9Il est très rare que l’interprétation soit guidée par des remarques
de l’auteur : rappelons qu’il n’y a jamais de prologue, que les
sagas se présentent comme des récits du passé et que les textes
eux-mêmes portent peu de traces d’interventions pour orienter le
lecteur. La plupart des sagas des premiers Islandais s’abstiennent
entièrement de donner des indications : c’est le cas de la Saga
d’Egil. En revanche, elles peuvent le faire indirectement. Au cours
d’un autre épisode, Egil est dépouillé de l’héritage de sa femme,
en Norvège, du fait d’une injustice commise par le roi. Plus grave
encore, ce dernier le déclare hors-la-loi, confisque les biens qu’il
avait chargés sur son navire et fait tuer dix de ses hommes. Egil
n’étant pas homme à oublier de tels affronts, il se rend chez l’ami
du roi qui a accaparé son héritage et le tue, avant de piller son
manoir. On peut dire que la vengeance a été violente mais
mesurée, car Egil ne fait que recouvrer son bien en punissant celui
qui le lui a volé1. En regagnant son navire, cependant, il croise un
autre bateau sur lequel se trouvent treize hommes, dont l’un des
fils du roi. Egil les attaque et les tue tous. Le lecteur attentif aura
noté plusieurs choses. Ce jeune homme, du nom de Rögnvaldr,
est présenté comme le fils légitime du roi. La saga vient pourtant
de nous informer que ce dernier a un autre fils, plus jeune, qui a
été choisi à la place de son frère aîné pour hériter du royaume le
moment venu, ce qui est d’autant plus étrange que Rögnvaldr est
décrit comme ayant toutes les qualités. Celui-ci n’est par ailleurs
mentionné dans aucune autre source, tandis que ses parents et
ses frères le sont, notamment dans plusieurs sagas royales.
L’existence du jeune prince est attestée uniquement dans la Saga
d’Egil2.
10Revenons sur le fait que ce fils de roi voyage seul sur un navire,
accompagné de douze hommes. Avant leur rencontre, fatale pour
Rögnvaldr, l’auteur nous dit qu’Egil est très en colère. Or les
sagas décrivent peu souvent les états intérieurs de leurs
personnages. Dans cette saga, cela ne se produit qu’à deux
reprises, celle-ci étant la première. Il faut garder à l’esprit que la
colère est un des sept péchés capitaux. Que fait Egil ? Il tue le fils
d’un roi qui vogue sur les eaux avec douze compagnons. N’est-on
pas en droit d’interpréter cela comme un signe ? Sous l’influence
de la colère, Egil commet un péché mortel, celui de tuer un jeune
homme qui, pour un chrétien du Moyen Âge, ne peut pas ne pas
évoquer la figure du Christ.
• 3 Biblia de Alba o de Arragel, Madrid, Palacio de Liria, 1422-1430,
fol. 29 ; F. Canillas des Rey, « (...)
• 5 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill. The Saga, the Viking Poet, and
Snorri Sturluson, trad. de V. Cr (...)
L’ambiguïté sociale
• 6 Laxdæla saga, éd. de E.Ó. Sveinsson, Reykjavik, Hið íslenska
fornritafélag, 1934 ; Sagas islandaise (...)
L’ambiguïté ontologique
• 13 F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative
médiévale (XIIe-XIIIe siècles). L’autre (...)
La singularité à l’œuvre
24Lorsque l’on étudie des œuvres littéraires du passé, on se
confronte forcément au problème de la singularité de chacune
d’entre elles. Le mot singularité a déjà été prononcé à propos de
la Saga de Njáll le Brûlé. Comment parler de la singularité de ce
récit représentatif du genre de l’Íslendingasaga – ou du genre de
la saga des premiers Islandais, puisqu’il est ainsi nommé dans ces
écrits –, alors que nous avons mis l’accent sur les caractéristiques
communes de ce groupe de textes tout au long de cet ouvrage ?
D’autres traits communs n’ont d’ailleurs pas pu être abordés et
devront attendre une prochaine fois. De fait, la singularité de
chaque saga est un enjeu de premier plan dans les études
médiévales nordiques qui peut ouvrir des perspectives fécondes
non seulement pour cette discipline, mais aussi peut-être pour
l’étude des grandes œuvres littéraires du passé.
Psychanalyse de la répétition
31À mi-parcours de ma vie de chercheur – il y a donc un certain
temps déjà –, j’ai quitté le droit chemin des études historico-
littéraires pour m’aventurer dans la forêt obscure de la
psychanalyse. Ce ne fut pas sans hésitation, car je connaissais
bien les objections méthodologiques que l’on pouvait et que l’on
peut encore opposer non seulement à son utilisation pour
comprendre les œuvres du passé, mais aussi à la discipline elle-
même en tant que domaine de savoir. Ce n’est cependant ni le
temps ni le lieu de les discuter.
• 19 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, in : Œuvres complètes.
Psychanalyse, Paris, PUF, 2013, t. (...)
• 21 Ibid., p. 22.
Conclusion
41C’est en associant l’étude esthétique et l’étude historique de
l’œuvre sans reculer devant le risque d’aborder la part
d’inconscient de la communication littéraire que nous pouvons
mieux comprendre les sagas islandaises. Leurs auteurs sont de
véritables artistes en ce sens qu’ils produisent un objet façonné
qu’ils destinent à un public dans une perspective de
divertissement, mais aussi de transmission d’un message lié à
leur expérience commune. Ils utilisent tout leur être pour créer, y
compris les parties d’eux-mêmes les plus enfouies. Le public
reçoit ainsi l’œuvre à la fois avec sa compréhension consciente et
sa compréhension inconsciente.
• 28 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux mélanges,
Paris, Gallimard, 1954, p. 137.
• 29 Ibid., p. 140.
5 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill. The Saga, the Viking Poet, and
Snorri Sturluson, trad. de V. Cribb, Ithaca (NY), Cornell University
Library, 2014, p. 119-131.
7 Laxdæla saga, op. cit., p. 22-28 ; Sagas islandaises, op. cit., p. 402-
406.
8 H. Pálsson, « Hið írska man », Tímarit Máls og menningar, vol. 23,
no 3, 1963, p. 248-256 ; G. Karlsson, Ástarsaga Íslendinga að fornu:
um 870-1300, Reykjavik, Mál og menning, 2013, p. 212.
11 Laxdæla saga, op. cit., p. 154 ; Sagas islandaises, op. cit., p. 498-
499.
21 Ibid., p. 22.
29 Ibid., p. 140.