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Poétique de l’ambiguïté et

singularité des sagas


Quatrième conférence
p. 69-86

TEXTE NOTESILLUSTRATIONS
TEXTE INTÉGRAL
1Pour commencer, il convient de rappeler les traits fondamentaux
des sagas qu’il sera important de garder à l’esprit dans ce dernier
chapitre. Premièrement, les sagas des premiers Islandais
appartiennent à ce que l’on peut appeler un « système littéraire »
constitué de plusieurs variétés de sagas et autres formes. Leur
action a lieu dans un passé intermédiaire entre légende et réalité,
un passé historique qui a pour caractéristique un chronotope.
Celui-ci a une existence textuelle depuis le début du XIIe siècle et
apparaît dans l’œuvre de l’historien Ari le Savant, qui est à
l’origine de ce que nous nommons le « devenir-texte » de
l’espace-temps islandais.
2Deuxièmement, les sagas des premiers Islandais prennent place
dans une période qui s’étend sur environ quatre générations, soit
de la fondation de la société islandaise à sa conversion au
christianisme autour de l’an mil, et au-delà. Le monde dans lequel
elles se déroulent est pour l’essentiel identique à celui de leurs
auteurs, qui vivent au XIIIe siècle : l’organisation de la société est
en partie la même, hormis l’absence de structures ecclésiastiques,
l’environnement physique est similaire et l’action est très
fortement ancrée dans un espace géographique familier.
3Troisièmement, tout porte à croire que ces sagas, à l’instar de
celles qui appartiennent à d’autres genres, furent composées pour
être lues à voix haute dans une perspective de divertissement lors
des fêtes organisées dans les manoirs de chefs ou de riches
fermiers, qui en étaient les commanditaires ou bien les auteurs.
Parmi eux, il est probable qu’il y ait eu des femmes. Initialement,
les sagas s’adressaient donc à un public que les auteurs
connaissaient. Il s’agissait d’une communication littéraire au sein
d’une communauté.
4Quatrièmement, les sagas des premiers Islandais reposent en
grande partie sur une mémoire commune. Sans prologue pour
nous guider dans leur interprétation, elles se présentent comme
des récits véridiques d’événements passés. Bien entendu, cette
mémoire est sujette aux changements et elle peut être manipulée
par les auteurs, par exemple pour transmettre un message que
nous qualifierions aujourd’hui de « politique ». Les études
mémorielles nous permettent de répondre de manière nuancée à
une question qui a longtemps hanté les études norroises : les
sagas sont-elles histoire ou fiction ? En fait, elles sont l’une et
l’autre : d’un côté, elles se basent sur des souvenirs authentiques
transmis de génération en génération ; de l’autre, elles laissent
place à la fois à l’invention et à la mise en intrigue, parfois sous
influences littéraires ou religieuses. En tout cas, on peut y
constater une pulsion vers le sens intimement liée au fait que ces
sagas se déroulent au temps des origines.
5La triade des concepts de « réalité », d’« idéologie » et
d’« identité » a en effet été évoquée pour rendre compte du
tropisme du sens à l’œuvre dans ces sagas. Celui-ci devient
intelligible si l’on situe les sagas des premiers Islandais dans le
système littéraire médiéval du pays, tout en prenant en
considération, d’une part, les puissantes idéologies qui
interpellaient les contemporains de la période de composition de
ces textes, et, d’autre part, les événements historiques – par
exemple les conflits violents – qui ont bouleversé l’Islande de
l’époque et sur lesquels nous sommes bien documentés. Dans
toutes ces sagas, on peut déceler à la fois une interrogation
implicite sur l’identité des ancêtres et l’expression d’une réaction
face au présent.
6Enfin, l’accent a été mis sur le caractère exigeant de ces textes,
sans nier pour autant qu’ils étaient composés afin de divertir.
Néanmoins, on n’insiste pas assez sur le grand plaisir de lecture
ou d’écoute que l’on peut en tirer et qui devait être encore plus
grand pour les premiers destinataires des sagas.

Plaisir du texte et
interprétation
7Plaisir et exigence peuvent aller de pair ; d’où le titre de ce
dernier chapitre. Un type de plaisir bien particulier naît en effet de
l’ambiguïté que les sagas cultivent : celui de l’interprétation. Ces
textes établissent un rapport ludique avec le lecteur, le mettant au
défi de comprendre ce qui est dit à demi-mot, voire ce qui n’est
pas dit.
8Divers niveaux d’interprétation peuvent coexister. Ainsi, dans
la Saga d’Egil, l’épisode qui voit Thorolf Kveldulfsson être abattu,
alors qu’il s’élançait, épée brandie, vers le roi et disait « Trois pas
de plus m’auraient suffi », est un exemple dans lequel le sens de
la phrase apparaît grâce au contexte immédiat. Quelques
chapitres plus tard, les mots que son frère prononce devant le roi
insinuent son souhait de le tuer, puisqu’ils rappellent les
dernières paroles de Thorolf : pour le percevoir, il faut avoir à
l’esprit la trame narrative. Enfin, la signification des différents
lieux de sépulture d’Egil, qui sont décrits au terme de la saga, se
révèle seulement lorsque l’on considère l’ensemble de l’œuvre,
tout en la situant dans la pensée théologique du XIIIe siècle, en
particulier sur le statut à bien des égards ambigu des ancêtres
païens.
• 1 Saga d’Egil, trad. introduite et annotée par T.H. Tulinius, avec la
collaboration de P. Desoille-Ca (...)

• 2 Egils saga Skalla-Grímssonar, éd. de S. Nordal, Reykjavik, Hið


íslenska fornritafélag, 1933, p. 164 (...)

9Il est très rare que l’interprétation soit guidée par des remarques
de l’auteur : rappelons qu’il n’y a jamais de prologue, que les
sagas se présentent comme des récits du passé et que les textes
eux-mêmes portent peu de traces d’interventions pour orienter le
lecteur. La plupart des sagas des premiers Islandais s’abstiennent
entièrement de donner des indications : c’est le cas de la Saga
d’Egil. En revanche, elles peuvent le faire indirectement. Au cours
d’un autre épisode, Egil est dépouillé de l’héritage de sa femme,
en Norvège, du fait d’une injustice commise par le roi. Plus grave
encore, ce dernier le déclare hors-la-loi, confisque les biens qu’il
avait chargés sur son navire et fait tuer dix de ses hommes. Egil
n’étant pas homme à oublier de tels affronts, il se rend chez l’ami
du roi qui a accaparé son héritage et le tue, avant de piller son
manoir. On peut dire que la vengeance a été violente mais
mesurée, car Egil ne fait que recouvrer son bien en punissant celui
qui le lui a volé1. En regagnant son navire, cependant, il croise un
autre bateau sur lequel se trouvent treize hommes, dont l’un des
fils du roi. Egil les attaque et les tue tous. Le lecteur attentif aura
noté plusieurs choses. Ce jeune homme, du nom de Rögnvaldr,
est présenté comme le fils légitime du roi. La saga vient pourtant
de nous informer que ce dernier a un autre fils, plus jeune, qui a
été choisi à la place de son frère aîné pour hériter du royaume le
moment venu, ce qui est d’autant plus étrange que Rögnvaldr est
décrit comme ayant toutes les qualités. Celui-ci n’est par ailleurs
mentionné dans aucune autre source, tandis que ses parents et
ses frères le sont, notamment dans plusieurs sagas royales.
L’existence du jeune prince est attestée uniquement dans la Saga
d’Egil2.
10Revenons sur le fait que ce fils de roi voyage seul sur un navire,
accompagné de douze hommes. Avant leur rencontre, fatale pour
Rögnvaldr, l’auteur nous dit qu’Egil est très en colère. Or les
sagas décrivent peu souvent les états intérieurs de leurs
personnages. Dans cette saga, cela ne se produit qu’à deux
reprises, celle-ci étant la première. Il faut garder à l’esprit que la
colère est un des sept péchés capitaux. Que fait Egil ? Il tue le fils
d’un roi qui vogue sur les eaux avec douze compagnons. N’est-on
pas en droit d’interpréter cela comme un signe ? Sous l’influence
de la colère, Egil commet un péché mortel, celui de tuer un jeune
homme qui, pour un chrétien du Moyen Âge, ne peut pas ne pas
évoquer la figure du Christ.
• 3 Biblia de Alba o de Arragel, Madrid, Palacio de Liria, 1422-1430,
fol. 29 ; F. Canillas des Rey, « (...)

• 4 Saga d’Egil, op. cit., p. 206.

• 5 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill. The Saga, the Viking Poet, and
Snorri Sturluson, trad. de V. Cr (...)

11Plusieurs remarques s’imposent. Tout d’abord, il s’agirait donc


d’une référence biblique, ce qui peut sembler étrange mais ne
l’est pas quand on considère le contexte d’origine de la saga, à
savoir un XIIIe siècle islandais durant lequel le clergé et le
christianisme sont non seulement présents, mais encore très
actifs dans la société et la culture. Ensuite, si référence à la Bible il
y a, cela ne signifie pas nécessairement que la saga est une
allégorie. Nous sommes plutôt en présence d’une référence
intertextuelle, pratique courante chez les scaldes lorsqu’ils font
appel à des récits issus de la mythologie norroise dans leur
langage poétique. Cette référence a précisément pour fonction de
guider l’interprétation. Elle est d’ailleurs renforcée par un réseau
d’autres allusions intertextuelles qui rendent plus probable le
souhait de l’auteur qu’elle soit perçue par son lecteur ou son
auditeur. Dans cette saga, on relève par exemple plusieurs
allusions à l’histoire de Caïn et d’Abel. Une illustration tirée du
manuscrit du XVe siècle de la Biblia de Alba témoigne de la
tradition qui voudrait que Caïn ait tué Abel en le mordant à la
gorge3 (fig. 2). Or, dans une scène qui frôle le burlesque, Egil fait
de même pour mettre à mort l’un de ses adversaires4 : un nouvel
indice qui invite à lire la saga comme un récit sur une âme
pécheresse5.
Fig. 2 — Enluminure qui montre Caïn tuant Abel en l’égorgeant
comme un loup.

Agrandir Original (jpeg, 608k)


Source : Biblia de Alba o de Arragel ,Madrid, Palacio de Liria1422- ,
,1430fol.29 .

Un goût pour l’ambiguïté


12Il ne fait aucun doute que le goût pour l’ambigu est lié à la
pratique de la poésie scaldique. Toutefois, d’autres types
d’ambiguïtés nourrissent les sagas. En voici deux.

L’ambiguïté sociale
• 6 Laxdæla saga, éd. de E.Ó. Sveinsson, Reykjavik, Hið íslenska
fornritafélag, 1934 ; Sagas islandaise (...)

• 7 Laxdæla saga, op. cit., p. 22-28 ; Sagas islandaises, op. cit.,


p. 402-406.

13Le premier type d’ambiguïté concerne la condition sociale et


peut être illustré par un exemple tiré de la Laxdæla saga, ou Saga
des gens du Val-au-Saumon dans la traduction de Régis Boyer6.
Un chef islandais de bonne famille part en Norvège. Il y est bien
accueilli par le roi, puis s’en va commercer dans l’archipel de
Brännö, au large de Gothembourg (Göteborg), où il achète une
jeune esclave muette dont il fait sa concubine. À son retour en
Islande, sa femme, qui a appris la chose, lui signifie son déplaisir.
Il devra désormais passer les nuits avec son épouse et prendre ses
distances avec la jeune esclave que l’on met au travail. Tous
s’aperçoivent que celle-ci n’est pas bête et qu’elle est de noble
apparence. Bientôt, on découvre qu’elle est enceinte. Elle donne
naissance à un garçon qui grandit vite et qui est plus beau, plus
fort et plus intelligent que les autres enfants de son âge. Le chef
aime beaucoup ce fils illégitime et lui donne le prénom du
membre le plus noble de sa parentèle : Óláfr. Désormais, la jeune
esclave travaille à l’intérieur et sert le chef et son épouse tout en
s’occupant du garçon. Un jour, le chef surprend une conversation
entre l’esclave et son fils ; elle n’était donc pas muette. Elle lui
révèle alors sa véritable identité : elle s’appelle Melkorka, est la
fille du roi d’Irlande et a été prise par des Vikings et vendue en
esclavage alors qu’elle n’avait que 15 ans. L’esclave était donc
une princesse7. Le chef devient encore plus fier de ce fils qui a du
sang royal dans les veines. Néanmoins, Melkorka continue de
servir l’épouse. Peu après cette révélation, alors qu’elle est en
train de déchausser sa maîtresse, celle-ci prend une chaussette et
la frappe à la figure. L’esclave ne se laisse pas faire et donne un
coup de poing au visage de la femme légitime du chef. Ce dernier
met fin à la bagarre. Peu après, il installe Melkorka dans une
ferme voisine, où elle vivra de manière indépendante jusqu’à ce
que son fils parvienne à l’âge adulte.
• 8 H. Pálsson, « Hið írska man », Tímarit Máls og menningar, vol. 23,
no 3, 1963, p. 248-256 ; G. Karl (...)

14Par le passé, mes collègues de sexe masculin ont interprété


cette scène comme une altercation entre deux femmes jalouses
qui se battent pour l’homme qu’elles veulent posséder8. Melkorka
n’a pourtant jamais manifesté le moindre désir pour le chef, et
l’épouse semble satisfaite tant qu’il demeure avec elle, que
l’esclave reste esclave et que son fils reste rejeton d’esclave. Le
chef n’est à mon avis pas l’objet de leur conflit, mais plutôt sa
situation sociale, ainsi que celle qu’il confère à la femme et, par
extension, aux enfants de cette dernière. La révélation de la
noblesse de sang du fils illégitime déclenche la réaction violente
de la maîtresse de maison, en même temps qu’elle permet à la
princesse esclave de riposter en lui rendant la pareille. Les
chercheurs qui se sont penchés sur cette saga n’ont pas compris
le comportement de l’épouse du chef et ont plaqué sur lui le
cliché de la femme jalouse. En réalité, ses actes ne s’expliquent
pas par la jalousie, mais par une anxiété par rapport à son statut
social. La présence d’une concubine est déjà inquiétante ; le fait
qu’elle appartienne à un rang social nettement supérieur au sien
est tellement angoissant qu’elle ne se contrôle plus. De même, la
concubine, Melkorka, a compris que la révélation a changé son
identité jusqu’à un certain point. Elle peut en effet rendre des
coups à sa maîtresse, mais n’en redeviendra pas princesse pour
autant.
• 9 T.H. Tulinius, « The Matter of the North: Fiction and uncertain
identities in thirteenth-century Ic (...)

• 10 Voir ma discussion des sources dans « The Matter of the North:


Fiction and uncertain identities in (...)

15Dans une hiérarchie sociale, chaque situation est forcément


ambiguë car on n’est jamais sûr de son statut : un événement
peut intervenir à tout moment pour le compromettre, surtout
dans les périodes où la société évolue vite. De Rastignac au père
Goriot, en passant par le colonel Chabert, né misérable, qui
connut gloire et richesses sous Napoléon, avant de mourir dans la
pauvreté la plus abjecte pendant la Restauration, les romans de
Balzac débordent de personnages jouissant d’une ascension ou
bien subissant une déchéance sociale. Cette anxiété de la femme
du chef correspond à un sentiment qui semblait répandu dans la
société islandaise du XIIIe siècle. Les hiérarchies sociales étaient en
train de bouger. Certains chefs prenaient l’ascendant sur d’autres,
accaparaient pouvoirs et richesses, cultivaient la mémoire
d’ancêtres plus ou moins imaginaires mais supposés nobles. Un
petit nombre d’entre eux pouvait se targuer d’une parenté plus
proche des rois de Norvège : du sang royal coulait dans leurs
veines. Cela compliquait la donne et créait un doute sur les
origines des Islandais que l’on peut discerner dans de
nombreuses sagas9. Ce doute apparaît également dans un
passage qui aurait figuré dans une version du Livre de la
colonisation datant de la première moitié du XIIIe siècle. Il y est
écrit qu’il est juste de coucher sur le papier les origines
honorables de ceux qui ont pris les terres d’Islande pour pouvoir
répondre aux étrangers qui prétendent que les Islandais
descendent de scélérats et d’esclaves10.
• 11 Laxdæla saga, op. cit., p. 154 ; Sagas islandaises, op. cit.,
p. 498-499.

• 12 J.L. Borges, avec M.E. Vázquez, Literaturas Germánicas


Medievales, Buenos Aires, Falbo Librero Edit (...)

16On ne peut comprendre la Saga des gens du Val-au-Saumon si


l’on ne perçoit pas le déséquilibre créé par l’irruption du sang
royal dans la communauté. L’équilibre sera restauré lorsque le
plus beau, le plus noble et le plus courtois des descendants de la
princesse asservie aura été tué, et que ceux de la maîtresse de
maison auront retrouvé leur position dominante11. La saga
construit donc une identité islandaise : les classes dirigeantes ont
à la fois des ancêtres nobles et des ancêtres esclaves, soit une
identité sociale des plus ambiguës. Ce n’est pas un hasard si
l’exemple de Balzac a été invoqué plus haut. Borges disait des
Islandais du Moyen Âge qu’ils avaient inventé le roman avant
Cervantès et Flaubert12. Le roman réaliste du XIXe siècle se
préoccupe en effet des identités sociales ambiguës, tout comme
les écrits de Cervantès et les sagas.

L’ambiguïté ontologique
• 13 F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative
médiévale (XIIe-XIIIe siècles). L’autre (...)

• 14 T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil,


1970.

17Un deuxième type d’ambiguïté peut être qualifié


d’« ontologique ». Il y a quelques décennies, Francis Dubost,
médiéviste à l’université Paul-Valéry de Montpellier, a proposé la
définition de ce qu’il appelle un « fantastique médiéval13 ». Il s’est
inspiré de la lecture de la littérature fantastique du XIXe siècle par
Tzvetan Todorov14, pour qui le fantastique se distingue du
merveilleux par l’hésitation du personnage et du lecteur vis-à-vis
d’un phénomène étrange, qui peut être surnaturel, mais dont on
n’a pas la certitude qu’il le soit effectivement. Transposée au
Moyen Âge, cette hésitation n’est pas la même que celle des
lecteurs vivant après les révolutions scientifiques
des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour adapter la pensée de Tzvetan
Todorov à la littérature médiévale, Francis Dubost utilise un
schéma ternaire que Jacques Le Goff a identifié dans les écrits de
théologiens de la période.
• 15 J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident
médiéval », in : L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallima (...)

18Parmi les phénomènes que nous qualifierions aujourd’hui de


« surnaturels », les théologiens distinguaient le miraculeux –
c’est-à-dire ce qui est divin, ce qui est magique –, le diabolique
et le merveilleux15. Cette dernière catégorie englobe les
phénomènes qui n’appartiennent ni à l’une ni à l’autre des deux
autres, mais qui peuvent exister selon la vision du monde de
l’époque. Pour Francis Dubost, il y a fantastique médiéval lorsqu’il
y a hésitation du lecteur et/ou du personnage devant l’occurrence
extraordinaire. Est-elle l’œuvre de Dieu, du Diable ou tout
simplement d’un merveilleux qui ne relève ni de l’un ni de
l’autre ?
• 16 La Saga des Féroïens, trad. de J. Renaud, Paris, Aubier
Montaigne, 1983, p. 56, p. 72-73 et p. 84.

19De nombreux exemples de cette hésitation devant l’ambiguïté


d’un événement hors du commun pourraient être donnés. En voici
un qui illustre également, certes peut-être de manière
surprenante, l’un des multiples liens entre les littératures
islandaise et européenne. Dans la Saga des Féroïens, Sigmundr se
trouve en Norvège, chez le jarl païen nommé Hákon dont il
devient l’homme lige16. Pour lui signifier son amitié,
le jarl l’emmène dans son temple où il se prosterne devant la
statue d’une divinité féminine, l’implorant de le laisser prendre un
anneau d’or qui y est attaché. Après sacrifices et incantations,
l’anneau se libère et Sigmundr le reçoit. Plus tard, le roi Óláfr
chasse le jarl païen et convertit Sigmundr au christianisme. Un
jour, il aperçoit l’anneau au bras de son féal et lui demande de le
lui donner. Ce roi chrétien promet de le remplacer par un autre –
aussi beau et précieux – car il connaît son origine douteuse.
Sigmundr refuse et sera finalement tué par un fermier avide, alors
qu’il gisait à bout de forces sur la plage d’une des îles Féroé.
• 17 P. Mérimée, La Vénus d’Ille, 1837.

20Ce motif de la statue païenne donnant un anneau précieux à un


jeune homme imprudent est également au cœur, bien qu’inversé,
de l’intrigue de la nouvelle de Prosper Mérimée intitulée La Vénus
d’Ille, dans laquelle c’est le jeune homme qui, par bravade, passe
l’anneau au doigt de l’idole17. Le motif de la statue animée vient
de l’Antiquité. On le trouve chez Lucien, mais aussi dans plusieurs
textes médiévaux en latin et en vieil islandais où l’idole féminine
est remplacée par une statue de la Vierge Marie.
21Dans la Saga des Féroïens comme dans les autres occurrences
de ce motif, le don de l’anneau porte malheur. À l’ambiguïté du
fantastique présente dans le conte de Mérimée correspond une
ambiguïté semblable dans la saga islandaise. Le mouvement de
l’idole, de cette Vénus boréale, peut être interprété comme un
merveilleux non diabolique propre à la période précédant la
conversion. Pour le reste, le lecteur est contraint d’hésiter entre
plusieurs interprétations possibles. Le fait que l’anneau porte
malheur à Sigmundr est-il le signe d’une intervention du Malin ?
Ou le personnage a-t-il été puni pour avoir voulu garder sur lui ce
vestige du paganisme quand le roi convertisseur lui a demandé de
s’en défaire ? Il s’agirait alors d’une punition divine infligée à celui
qui, malgré tout, fut le convertisseur des îles Féroé. Nous,
lecteurs, sommes dans l’impossibilité de trancher. C’est tout l’art
de l’ambiguïté de cette saga.
22Cet exemple, à l’instar des autres, conduit à une réflexion :
l’ambiguïté exige l’interprétation. Le lecteur ou l’auditeur de la
saga doit chercher le sens, au Moyen Âge comme aujourd’hui.
Cependant, il ne peut jamais avoir la certitude que son
interprétation correspond à l’intention de l’auteur. Cela crée un
problème, du moins pour le chercheur professionnel. Malgré ses
efforts pour situer les textes étudiés dans les réalités politiques,
physiques, sociales, intellectuelles et religieuses de leur temps,
l’interprète est confronté à cette ambiguïté qui l’expose au danger
que sa subjectivité lui fasse découvrir des choses qui n’y sont pas.
Une composante qu’il ne contrôle pas pourrait intervenir pour
compromettre son jugement, faire en sorte qu’il attache une
signification à un élément qui n’est là que par hasard, ou qu’il en
exagère la portée, parce que cela éveille quelque chose d’enfoui
qui lui échappe, mais qui influence sa perception du texte. Ce
n’est pas forcément mauvais, car une subjectivité peut identifier
des aspects de l’œuvre auxquels d’autres subjectivités sont
insensibles, mais qui sont malgré tout réelles et parfois
importantes.
23Toute lecture d’un récit ou d’un poème – et, par extension,
toute réception d’une œuvre artistique – fait nécessairement appel
à la subjectivité. Dans l’acte de lecture, un monde en rencontre un
autre : celui du lecteur rencontre celui de l’auteur. Pour ce qui est
de l’œuvre littéraire, cette rencontre se fait à plusieurs niveaux de
la subjectivité, conscients et inconscients. Si la structure
traumatique de la strophe scaldique analysée dans le chapitre
précédent a ainsi pu être identifiée, c’est parce que j’ai étudié le
trauma pour des raisons personnelles et que cette expérience a
enrichi mon interprétation du poème.

La singularité à l’œuvre
24Lorsque l’on étudie des œuvres littéraires du passé, on se
confronte forcément au problème de la singularité de chacune
d’entre elles. Le mot singularité a déjà été prononcé à propos de
la Saga de Njáll le Brûlé. Comment parler de la singularité de ce
récit représentatif du genre de l’Íslendingasaga – ou du genre de
la saga des premiers Islandais, puisqu’il est ainsi nommé dans ces
écrits –, alors que nous avons mis l’accent sur les caractéristiques
communes de ce groupe de textes tout au long de cet ouvrage ?
D’autres traits communs n’ont d’ailleurs pas pu être abordés et
devront attendre une prochaine fois. De fait, la singularité de
chaque saga est un enjeu de premier plan dans les études
médiévales nordiques qui peut ouvrir des perspectives fécondes
non seulement pour cette discipline, mais aussi peut-être pour
l’étude des grandes œuvres littéraires du passé.

Matérialité de la langue et espace


littéraire
25Cette question sera tout d’abord étudiée sous l’angle de ce que
l’on pourrait appeler la « matérialité de la langue ». Nous savons
que le signe linguistique possède deux aspects inséparables mais
dissociés : le signifié – le sens évoqué par le signe, le concept – et
le signifiant – la lettre, le mot, le son qui représente le signifié. Le
signifiant est matériel, il est un matériau. Or nul n’exploite
davantage cette matérialité du signe que le versificateur. Quoi de
plus exigeant que les règles de la poésie scaldique, avec toutes
les contraintes que sont l’allitération, les rimes internes, les
assonances, les accents toniques ? Ces contraintes reposent sur la
matérialité de la langue.
26Le défi que doit relever le poète consiste à faire apparaître un
sens malgré la résistance que lui opposent les contraintes
matérielles. Si un poète compétent peut réussir dans cette
entreprise, un poète exceptionnel parviendra tellement à plier la
forme à son expression artistique que naîtra une harmonie
parfaite entre la forme et le sens, entre le signifiant et le signifié.
Un miracle se produit alors : la matérialité de la forme devient
tout à coup limpide et le matériau se soumet à l’esprit du
créateur, à l’instar d’un danseur qui se transforme en pur esprit
ou en papillon virevoltant dans l’espace, ou encore d’un musicien
dont la virtuosité et l’expressivité nous transportent de plaisir et
de joie. Des aspects matériels autres que le langage peuvent ainsi
résister au créateur. Dans les deux cas cités en exemple, il s’agit
des planches de la scène où se meut le danseur, de ses muscles et
de la gravité, tandis que chez le musicien, il s’agit de l’instrument,
du souffle et des sons qu’il émet.
27Les auteurs des sagas des premiers Islandais ne devaient pas
seulement surmonter la résistance de la langue et essayer de la
soumettre, consciemment ou non, à leur désir d’intéresser, de
divertir, d’impressionner leur public, de donner un sens à ce
passé qui les inspirait. La mémoire sociale qu’ils partageaient avec
les destinataires de leurs œuvres leur imposait des limites, mais
elle restait malléable. Elle l’était d’autant plus que le passé, objet
des récits, était assez lointain et donnait de ce fait aux auteurs
beaucoup de liberté d’invention. Ces récits leur fournissaient donc
un matériau sur lequel travailler. Il en allait de même de leur
environnement physique, du paysage. Il fallait rendre compte du
temps nécessaire pour aller d’un endroit à un autre, des obstacles
rencontrés sur le chemin (montagnes, rivières glaciaires, etc.),
mais on constate que plus les personnages des sagas s’éloignent
de l’Islande, plus la nature se plie aux besoins du récit. Les
accidents du paysage, les difficultés du voyage peuvent d’ailleurs
être l’occasion d’une péripétie qui changera le cours de la
narration.
28Une autre résistance, peut-être plus forte et difficile à
surmonter, résidait dans ce qu’il fallait taire, ou plutôt dans ce
qu’il était impossible de dire sur la société, dans l’inavouable ou
encore dans l’indicible, au sein d’une communauté qui, comme
toutes les autres, était le lieu des désirs et des passions, l’espace
à la fois physique et mental dans lequel auteurs et public
s’engageaient de tout leur être. Mais cet être, qu’il s’agisse des
individus ou de la collectivité, était complexe, contradictoire,
paradoxal. Comment le comprendre ? Comment en rendre
compte ? Car la résistance pouvait également s’inverser, en
quelque sorte, et devenir pression, voire injonction de dire cet
indicible, d’avouer l’inavouable.
• 18 M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 182-
184 et p. 227-230.

29Avec les sagas des premiers Islandais, le devenir-texte d’Ari le


Savant a donné naissance à autre chose. La communauté des
auteurs et de leur public s’est constituée autour de ce qui était
indicible et inavouable pour créer ce que Maurice Blanchot a
appelé « l’espace littéraire », c’est-à-dire un lieu d’invention où
les choses les plus graves se déploient, émergent, se ressentent,
s’énoncent parfois et se vivent dans cette forme de
communication si particulière qu’est la fiction18. Le chronotope
du genre de la saga des premiers Islandais se prêtait bien à
l’apparition de cet espace littéraire du fait de l’ambiguïté qui
habite la période des origines non christianisée.
30La singularité de chaque œuvre se dessine à mon avis dans cet
espace littéraire. Comment la saisir ? C’est la question que je me
suis posée confusément tout au long de ma carrière, et
probablement dès ce moment de mon enfance où je suis devenu
un lecteur avide, où j’ai commencé à communier avec les livres.
Durant mon long engagement avec les sagas, la méthode qui
m’est apparue progressivement – que j’ai bricolée, pour ainsi
dire – a consisté à étudier de près aussi bien leur construction que
leur thématique en faisant appel aux outils de l’analyse littéraire,
avant de les contextualiser, de montrer qu’elles étaient le fruit de
circonstances historiques qu’elles exprimaient ou auxquelles elles
réagissaient. Peu à peu la singularité de chaque œuvre émergeait,
mais une question demeurait toutefois : comment décrire ou
définir ce qu’elles communiquaient à qui voulait entendre ?

Psychanalyse de la répétition
31À mi-parcours de ma vie de chercheur – il y a donc un certain
temps déjà –, j’ai quitté le droit chemin des études historico-
littéraires pour m’aventurer dans la forêt obscure de la
psychanalyse. Ce ne fut pas sans hésitation, car je connaissais
bien les objections méthodologiques que l’on pouvait et que l’on
peut encore opposer non seulement à son utilisation pour
comprendre les œuvres du passé, mais aussi à la discipline elle-
même en tant que domaine de savoir. Ce n’est cependant ni le
temps ni le lieu de les discuter.
• 19 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, in : Œuvres complètes.
Psychanalyse, Paris, PUF, 2013, t. (...)

32Je dois admettre que la psychanalyse m’a beaucoup aidé à


cerner les caractéristiques singulières de chacune des sagas que
j’ai étudiées en m’y référant. Dans le troisième chapitre, nous
avons ainsi vu que la Saga de Njáll le Brûlé était hantée par
l’inéluctabilité de la mort en quelque sorte préprogrammée dans
la vie, par cette pulsion de mort que Freud a découverte chez les
traumatisés de la Première Guerre mondiale et qu’il a présentée,
en 1920, dans son ouvrage Au-delà du principe de plaisir19. Bien
entendu, ce n’est qu’après avoir ausculté la saga avec soin, étudié
les ressorts du récit, la pensée qui s’y exprime, les contextes
religieux et politique dans lesquels elle fut composée, que j’ai
ressenti la présence d’une singularité, que j’ai compris que
quelqu’un ou quelque chose habitait l’œuvre. Nous l’avons dit,
la Saga de Njáll le Brûlé semble investie par le sentiment aigu
d’une force qui hante les individus et la société, par cette pulsion
de mort qui se manifeste, d’une part, dans les passions – haine,
désir déchaîné, jalousie… – et, d’autre part, dans les stratégies
pour les contenir qui sont parfois vaines, parfois efficaces, mais
pour un temps seulement, car la mort finit toujours par vaincre –
Flosi se laissera ainsi disparaître dans les profondeurs de
l’Atlantique.
• 20 Ibid., p. 64.

• 21 Ibid., p. 22.

33Il a déjà été question de Flosi et de son ennemi Kári, le


vengeur : ces personnages se livrent une lutte à mort dans la
partie finale de la saga. Le trauma de l’incendie attise la violence
et, à la fin, Flosi retourne au « repos du monde inorganique20 »,
pour citer Freud. Selon lui, la pulsion de mort se traduit par la
répétition. Il développe l’hypothèse en évoquant son petit-fils qui,
jeune enfant, supportait mal les absences de sa mère et inventa
un jeu qu’il répétait constamment : il faisait disparaître un jouet
sous une armoire avant de le récupérer en criant les
mots fort et da (« loin » ou « parti » et « ici » ou « présent »). Il
mimait ainsi les disparitions et les réapparitions de sa mère. La
répétition calme l’angoisse, mais elle est aussi la manifestation de
quelque chose de plus inquiétant, de quelque chose qui « passe
outre au principe de plaisir », une « compulsion de répétition […]
plus originelle, plus élémentaire et plus pulsionnelle que le
principe de plaisir qu’elle met à l’écart21 ». La compulsion de
répétition a partie liée avec la névrose traumatique, car l’appareil
psychique a connu une effraction dont le résultat est cette
compulsion qui reproduit à l’infini le trauma, comme dans les
cauchemars réitérés des blessés de guerre.
• 22 Brennu-Njáls saga, éd. de E.Ó. Sveinsson, Reykjavik, Hið
íslenska fornritafélag, 1954, p. 58-65 ; S (...)

34La Saga de Njáll le Brûlé a été composée une ou deux décennies


après la fin des violences de l’âge des Sturlungar, cette période de
guerre civile islandaise qui dura de 1235 à 1262 environ. Bien que
nous ne connaissions pas son auteur, nous pouvons être certains
qu’il avait une expérience du trauma, personnel et collectif. Or la
compulsion de répétition, la mort préprogrammée et son
acceptation consciente, voire le désir de mourir, sont des thèmes
récurrents de la saga. Voyons comment ils apparaissent dans
l’histoire du personnage le plus célèbre de ce récit, à savoir
l’héroïque Gunnar Hámundarson, qui est introduit comme le plus
beau et le plus vaillant des hommes. Son premier exploit,
cependant, consiste à suivre à la lettre le stratagème inventé par
son ami Njáll pour récupérer l’héritage d’une cousine qu’un mari
divorcé garde auprès de lui. Le stratagème est complexe et
énoncé en détail avant d’être répété au fil des actions22, ce qui
rappelle le rêve étrangement inquiétant de Flosi que nous avons
analysé dans le troisième chapitre et qui annonce ce qui se
produira ensuite. Il s’agit là d’une particularité de la Saga de Njáll
le Brûlé, que l’on trouve rarement dans d’autres sagas.
35Après la réussite de cette opération, Gunnar mène une carrière
de Viking à l’étranger, avant de revenir en Islande, riche et couvert
de gloire. Il se rend à la grande assemblée du printemps,
l’Althing : c’est la dernière fois qu’il sera décrit comme gai et
heureux. Il y fait la rencontre d’une femme, Hallgerd, très belle et
déjà veuve à deux reprises. Pris d’une passion subite, il lui
propose de l’épouser. Le consentement d’Hallgerd signe le début
des problèmes de Gunnar. Ils vont occuper une bonne partie de la
saga, soit quarante de ses cent cinquante-neuf chapitres.
• 23 Brennu-Njáls saga, op. cit., p. 85-118 ; Sagas
islandaises, op. cit., p. 1251-1275.

• 24 Brennu-Njáls saga, op. cit., p. 181 ; Sagas islandaises, op. cit.,


p. 1318.

• 25 Brennu-Njáls saga, op. cit., p. 193 ; Sagas islandaises, op. cit.,


p. 1325.

36Il est frappant de constater que la répétition structure le récit


des tribulations de ce personnage. La première partie raconte
l’escalade des conflits entre son épouse et celle de son meilleur
ami. Les deux femmes font tuer les hommes de l’une et de l’autre
selon un mécanisme de vengeances et de contre-vengeances qui
a été décrit dans le chapitre précédent. C’est Gunnar qui, par un
acte d’abnégation montrant sa bonne volonté, va rompre ce
schéma répétitif mortifère qui menaçait de détruire son amitié
avec Njáll23. La deuxième partie raconte les conflits de Gunnar
avec plusieurs voisins jaloux de sa gloire. À chaque fois provoqué,
il est conduit à tuer de nombreux hommes lors de batailles
décrites par l’auteur avec une certaine délectation : il tue
notamment un père et son fils. Njáll lui prédit qu’il vivra jusqu’à
un âge avancé s’il ne répète pas ce geste qui consiste à tuer à la
fois un père et son fils. Or Gunnar se trouvera dans une situation
qui le contraindra à répéter ce qui est déjà une répétition, et cette
fois sa vie est en jeu. Grâce aux stratagèmes juridiques de Njáll, il
obtient l’exil pour trois ans et la vie sauve24. En route vers le
navire sur lequel il doit traverser l’océan, son cheval trébuche.
Gunnar se retourne et regarde vers sa ferme natale. Il prend la
décision de rester, scellant ainsi son destin. Il sera tué par ses
ennemis après s’être défendu grâce à son arc et ses flèches ;
lorsque la corde de son arc cédera, sa femme, connue pour ses
longs cheveux blonds, refusera en effet de lui donner un brin
pour en fabriquer une nouvelle. Une dernière scène montre
Gunnar dans son tertre funéraire. Une nuit de pleine lune, le tertre
est illuminé de l’intérieur : Gunnar est assis, enfin heureux dans la
mort, et récite une strophe scaldique où il se vante de n’avoir pas
cédé à ses ennemis25.
37Le génie de l’auteur de cette saga réside non seulement dans
son art du récit, dans sa capacité à camper ses personnages, à
développer son intrigue, à entraîner le lecteur avec lui, mais aussi
et peut-être surtout dans le mystère de ce qu’il a perçu, ressenti,
vécu dans les temps tragiques qui ont été les siens et qu’il
parvient à transmettre à ses lecteurs d’inconscient à inconscient.
• 26 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill, op. cit., p. 275-288.

38Parmi les plus grandes sagas des premiers Islandais,


nombreuses sont celles qui s’ouvrent à une lecture
psychanalytique de ce type. Ainsi, la Saga d’Egil est à la fois
structurée et sous-tendue par un conflit fondamental avec la
figure du père : Dieu, roi ou père biologique26. Celui-ci est à
l’origine du caractère transgressif du personnage principal qui se
manifeste aussi bien dans ses actions que dans sa poésie. Cela
n’entrave cependant en rien la séduction qu’Egil exerce encore sur
le lecteur et que j’espère avoir réussi à transmettre dans ma
traduction de la saga.
• 27 T.H. Tulinius, « Deconstructing Snorri. Narrative structure and
heroism in Eyrbyggja saga », in V. (...)

39Le thème du complexe d’Œdipe apparaît également dans


la Saga de Snorri le Godi, mais de manière différente et à divers
niveaux de l’intrigue. Dans ce récit, l’ombre des pères disparus
pèse sur les personnages, les obligeant à se battre pour défendre
le rang social dont ils ont hérité. La violence des rapports filiaux
se traduit notamment dans la forte présence du merveilleux, ou
plutôt du « fantastique médiéval » : les revenants seraient des
pères castrateurs ou encore des femmes lascives d’un certain âge
désirant des hommes beaucoup plus jeunes qu’elles. Pour prendre
le contrôle de la ferme ancestrale et s’emparer du rôle de chef,
Snorri doit pour sa part se débarrasser de son oncle paternel, qui
a épousé sa mère devenue veuve. Il parvient à ses fins, et cette
dernière demeure chez lui jusqu’à la mort, et même au-delà,
l’ultime image de Snorri étant celle de ses ossements découverts
dans un cimetière avec ceux de sa mère et de son oncle et père
adoptif27.
40Plus d’un lecteur de cette saga s’est perdu dans les méandres
de son récit. Mais ce sont précisément ses entrelacs qui ont
permis à l’auteur d’introduire d’autres aspects de l’Œdipe, en
particulier à travers ces figures de pères violents et de mères
lascives. Ainsi, le problème auquel étaient confrontés les
membres de la classe dirigeante islandaise vers le milieu
du XIIIe siècle, c’est-à-dire celui du maintien de leur statut alors
que le pays allait être placé sous l’autorité de la Couronne
norvégienne, se voyait-il transposé, transformé, reformulé dans
cette fiction sur le passé, dans cet espace littéraire où les choses
les plus inavouables pouvaient émerger.

Conclusion
41C’est en associant l’étude esthétique et l’étude historique de
l’œuvre sans reculer devant le risque d’aborder la part
d’inconscient de la communication littéraire que nous pouvons
mieux comprendre les sagas islandaises. Leurs auteurs sont de
véritables artistes en ce sens qu’ils produisent un objet façonné
qu’ils destinent à un public dans une perspective de
divertissement, mais aussi de transmission d’un message lié à
leur expérience commune. Ils utilisent tout leur être pour créer, y
compris les parties d’eux-mêmes les plus enfouies. Le public
reçoit ainsi l’œuvre à la fois avec sa compréhension consciente et
sa compréhension inconsciente.
• 28 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux mélanges,
Paris, Gallimard, 1954, p. 137.

• 29 Ibid., p. 140.

42La singularité de chaque saga ne peut être entendue que dans


la mesure où l’on considère la profondeur de ce qui unit l’auteur à
son public. On pourrait opposer au recours à la psychanalyse le
fait que les auteurs des sagas sont inconnus ; il faudrait répondre
en détail à cette objection. Contentons-nous de citer Proust qui,
dans son essai Contre Sainte-Beuve, écrit « qu’un livre est le
produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos
habitudes, dans la société, dans nos vices28 ». Connaître l’identité
de l’auteur ne semble donc pas nécessaire, bien que cela puisse
aider. Plus loin, Proust évoque « ce qu’il y a de particulier dans
l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie
entièrement des occupations des autres hommes et des autres
occupations de l’écrivain29 ». Dans Le Temps retrouvé, il donnera
ce qui est pour moi l’une des meilleures expressions de la
singularité des œuvres :
• 30 M. Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Robert Laffont,
2021, t. III, p. 725.
Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se
multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de
mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux
qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer
dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient
encore leur rayon spécial30.

43Si ce livre a pu donner au lecteur l’envie d’aller à la découverte


de ce « rayon spécial » qui émane de chacune des sagas
islandaises, il n’aura pas été inutile.
NOTES
1 Saga d’Egil, trad. introduite et annotée par T.H. Tulinius, avec la
collaboration de P. Desoille-Cadiot, Paris, Le Livre de Poche,
coll. « Lettres gothiques », 2021, p. 159-177.

2 Egils saga Skalla-Grímssonar, éd. de S. Nordal, Reykjavik, Hið


íslenska fornritafélag, 1933, p. 164n. Rögnvaldr est également
mentionné dans un manuscrit du XIVe siècle.

3 Biblia de Alba o de Arragel, Madrid, Palacio de Liria, 1422-1430,


fol. 29 ; F. Canillas des Rey, « Caín y Abel. Iconografía del primer
fratricidio », Revista digital de iconografía medieval, vol. 11, no 21,
2019, p. 131-156.

4 Saga d’Egil, op. cit., p. 206.

5 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill. The Saga, the Viking Poet, and
Snorri Sturluson, trad. de V. Cribb, Ithaca (NY), Cornell University
Library, 2014, p. 119-131.

6 Laxdæla saga, éd. de E.Ó. Sveinsson, Reykjavik, Hið íslenska


fornritafélag, 1934 ; Sagas islandaises, éd. et trad. de R. Boyer, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 389-571.

7 Laxdæla saga, op. cit., p. 22-28 ; Sagas islandaises, op. cit., p. 402-
406.
8 H. Pálsson, « Hið írska man », Tímarit Máls og menningar, vol. 23,
no 3, 1963, p. 248-256 ; G. Karlsson, Ástarsaga Íslendinga að fornu:
um 870-1300, Reykjavik, Mál og menning, 2013, p. 212.

9 T.H. Tulinius, « The Matter of the North: Fiction and uncertain


identities in thirteenth-century Iceland », in M.C. Ross (dir.), Old
Icelandic Literature and Society, Cambridge, Cambridge University
Press, 2000, p. 242-265.

10 Voir ma discussion des sources dans « The Matter of the North:


Fiction and uncertain identities in thirteenth-century Iceland », op. cit.,
p. 258.

11 Laxdæla saga, op. cit., p. 154 ; Sagas islandaises, op. cit., p. 498-
499.

12 J.L. Borges, avec M.E. Vázquez, Literaturas Germánicas Medievales,


Buenos Aires, Falbo Librero Editor, 1966, p. 99.

13 F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale


(XIIe-XIIIe siècles). L’autre, l’ailleurs, l’autrefois, Genève, Slatkine, 1991,
p. 220-242.

14 T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil,


1970.

15 J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident


médiéval », in : L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985.

16 La Saga des Féroïens, trad. de J. Renaud, Paris, Aubier Montaigne,


1983, p. 56, p. 72-73 et p. 84.

17 P. Mérimée, La Vénus d’Ille, 1837.

18 M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 182-184


et p. 227-230.

19 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, in : Œuvres complètes.


Psychanalyse, Paris, PUF, 2013, t. XV.
20 Ibid., p. 64.

21 Ibid., p. 22.

22 Brennu-Njáls saga, éd. de E.Ó. Sveinsson, Reykjavik, Hið íslenska


fornritafélag, 1954, p. 58-65 ; Sagas islandaises, op. cit., p. 1235-
1240.

23 Brennu-Njáls saga, op. cit., p. 85-118 ; Sagas islandaises, op. cit.,


p. 1251-1275.

24 Brennu-Njáls saga, op. cit., p. 181 ; Sagas islandaises, op. cit.,


p. 1318.

25 Brennu-Njáls saga, op. cit., p. 193 ; Sagas islandaises, op. cit.,


p. 1325.

26 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill, op. cit., p. 275-288.

27 T.H. Tulinius, « Deconstructing Snorri. Narrative structure and


heroism in Eyrbyggja saga », in V. Millet et H. Sahm (dir.), Narration
and Hero. Recounting the Deeds of Heroes in Literature and Art of the
Early Medieval Period, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 195-208.

28 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux mélanges, Paris,


Gallimard, 1954, p. 137.

29 Ibid., p. 140.

30 M. Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Robert Laffont,


2021, t. III, p. 725.

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