Vous êtes sur la page 1sur 4

Cahiers de civilisation médiévale

Georges Duby. — Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du


monde, 1984 (" Inconnus de l'histoire ")
Jean Flori

Citer ce document / Cite this document :

Flori Jean. Georges Duby. — Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, 1984 (" Inconnus de l'histoire "). In:
Cahiers de civilisation médiévale, 30e année (n°120), Octobre-décembre 1987. pp. 371-373;

http://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1987_num_30_120_2382_t1_0371_0000_4

Document généré le 28/07/2017


GEORGES DUBY 371

deux nouveaux chapitres, consacrés l'un aux riens d'art, il peut servir de manuel utile. Livre
remarquables peintures murales des années 1130/40 riche aussi par son illustration — pour la
ornant le chœur de l'abbatiale, l'autre aux objets première fois publiée par Vladimir Milojcic — à
d'art religieux du temps des Agilolfinges et de laquelle l'A. attache justement une grande
l'époque carolingienne en Bavière. L'ouvrage importance.
s'appuie sur la communication, exhaustive et très *Jifina
minutieuse, présentée en 1966 par la mission
archéologique qui avait travaillé sur le site sous la
direction de Vladimir Milojcic. A la fin du volume, le Georges Duby. — Guillaume le Maréchal ou le
lecteur trouvera un catalogue, correspondant par meilleur chevalier du monde, Paris, Fayard, 1984,
son ordonnance à la division de l'ouvrage, et un 190 pp. (« Inconnus de l'Histoire »).
lexique.
Les sources écrites mentionnent l'existence d'une A la manière d'un metteur en scène
communauté religieuse sur une île du lac de contemporain, G. Duby exploite (à merveille) un scénario
Chiemsee dès la première moitié du vir s. Selon vieux de huit siècles, l'Histoire de Guillaume le
une tradition, Tassilon III, dernier duc de Bavière Maréchal. Le spectacle auquel il nous convie — car
(déposé par Charlemagne en 787) y aurait fondé un c'en est un ! — commence par la scène finale :
monastère de femmes dont l'église aurait été l'agonie du héros. Occasion de décrire, avec bonheur,
consacrée en 782. Cependant, la prospection chacune des phases rituelles conduisant à la
archéologique poursuivie en 1961/64 par Vladimir Milojcic tombe : le moribond doit partir nu ; il résigne
sur l'île de Fraueninsel a démontré que ces d'abord sa fonction publique, puis se départit de
informations se rapportaient sans doute à une autre ses biens fonciers. Il partage l'héritage. Tout, ou
des trois îles du lac, la Herreninsel. Tous les presque, revient à l'aîné : ainsi se trouve assurée la
éléments recueillis semblent indiquer que l'abbaye de stabilité du patrimoine. Ses autres fils obtiennent
Frauenworth fut fondée par Louis le Germanique, quelques rentes ; ses filles, heureusement, sont
fils de Louis le Pieux et petit-fils de Charlemagne, presque toutes casées. Guillaume se préoccupe ensuite
roi de Germanie de 843 à 876. Sa fille, la de sa maisnie, de ses chevaliers, qui lui tiennent à
bienheureuse Irmingard (f 866), en fut apparemment cœur. Peu de place, dans cette scène, pour les gens
la première abbesse. On retrouva sa tombe dans d'Église : ils apparaissent un peu comme des
les fondations d'un pilier de l'église actuelle, rapaces. C'est ainsi, peut-être, que les considérait
remontant au xr ou au xir s. Guillaume lorsqu'il était « le meilleur chevalier
du monde ».
L'A. accorde une grande attention — avec raison —
à l'entrée principale de l'abbaye, la Torhalle, G. Duby souligne l'exceptionnel intérêt de cette
auparavant considérée comme une œuvre romane. Les source. Non cléricale, elle reflète la manière de
découvertes de Vladimir Milojcic ont toutefois voir du monde chevaleresque, sans pour autant
permis de situer son origine à l'époque carolingienne, tomber dans la fiction littéraire. Cette œuvre de
vers 860. C'est une architecture isolée, dont le rez- bonne facture est aussi d'une rare qualité sur le
de-chaussée est constitué par une vaste salle plan de l'exactitude historique. Elle repose en
couverte de trois voûtes en plein cintre et grande partie sur les souvenirs fidèles — peut-être
communiquant, sur son côté est, avec une petite chapelle écrits ? — de Jean d'Early, l'alter ego de Guillaume.
de plan carré, consacrée à saint Nicolas. L'étage Autant dire que nous avons ici la première
est occupé par la chapelle Saint-Michel ; dans le autobiographie en langue romane.
sanctuaire, les travaux de restauration effectués Aubaine pour l'historien, surtout lorsqu'il se nomme
dans les années 1960 ont mis au jour des G. Duby ; celui-ci sait à la perfection s'effacer
peintures murales de très haut niveau que Hans pour laisser parler le texte ... lequel se suffit à lui-
Sedlmayr a daté de 860/65. même dans la plupart des cas tant il fourmille
De faible volume, le livre de H. Dannheimer se d'anecdotes révélatrices des comportements des
présente plutôt comme un ouvrage de milieux chevaleresques autour de l'an 1200 ; Duby
vulgarisation. En cette qualité, il a le grand mérite de excelle aussi à tirer profit des silences du texte.
résumer — en donnant la bibliographie du sujet — les En voici quelques exemples :
connaissances actuelles sur l'abbaye de Silence presque total sur les femmes. Cela surprend
Frauenworth, approfondies et précisées grâce à la dans cette société que l'on dit « courtoise »,
prospection archéologique complexe du site. Aux dominée par l'emprise des dames sur les chevaliers qui
372 CGM, XXX, 1987 COMPTES RENDUS

les « servent ». Faut-il retoucher ce tableau sources liturgiques que j'ai scrutées montrent bien
désormais classique ? Oui, dans une large mesure. Il est que l'adoubement promotionnel et liturgique
significatif que, dans ce long récit de 19 200 vers, appliqué aux chevaliers ne s'est généralisé qu'à la fin du
sept femmes seulement apparaissent, dont quatre xir s., après l'époque de l'adoubement de Guillaume
de sa famille ! Et de façon tellement fugitive ! (ce qui, en passant, me semble expliquer aussi la
L'auteur va plus loin — peut-être trop loin — en relative discrétion qu'il manifeste à ce propos) ;
2. l'expression sacramentum militiae, que l'on
suggérant à mots couverts, puis de façon plus nette,
que cette « courtoisie » dont on parle tant rencontre en effet chez quelques théologiens, tel Jean
pourrait bien masquer l'essentiel : « les échanges de Salisbury (dans un milieu proche de celui de
Guillaume), signifie encore bien plus le serment
amoureux entre guerriers » (cf. p. 59, 62, 63, 67, 81, 174).
Qu'en penser ? Certes, cette possibilité n'est pas à militaire, que le sacrement de la chevalerie.
exclure ; elle l'est d'autant moins que la Je ne suis pas certain non plus — et c'est
promiscuité masculine, inévitable dans les cours pourquoi je poursuis mes recherches dans ce sens —
seigneuriales, faisait vivre les chevaliers dans un univers que la morale du chevalier nous soit « bien
presque totalement masculin. Toutefois, il me connue » (p. 57), même à propos des femmes. Face à
semble que cette interprétation repose un peu trop sur l'idéologie proposée par l'Église s'élaborait en effet
l'usage du mot « amour ». Ambigu, voire équivoque — G. Duby le sait mieux que quiconque — une
à notre époque, ce mot ne l'était pas pour les autre idéologie purement laïque et même profane,
hommes de la fin du xir s. : il traduisait qui s'est fondue à la première jusqu'à former une
l'affection, l'amitié, les liens psychiques plus que synthèse complexe dont il est difficile de démêler
charnels. Une étude sémantique, sur ce point, toutes les composantes. L'étude de cet alliage
s'imposerait : elle est en cours. particulièrement subtil est encore loin d'être achevée.
Autre critique possible (et ce sont les seules, ce Mais ce sont là broutilles : que de richesse, en
qui est peu) : G. Duby souligne le silence du texte revanche, G. Duby ne fait-il pas apparaître, de ce
sur « les déports amoureux » et conclut : « Ce texte, concernant le monde des chevaliers, le seul,
silence à lui seul en dit long sur l'état de la en définitive, qui intéresse l'auteur de l'Histoire de
condition féminine, ou plutôt sur la considération Guillaume le Maréchal. On y retrouve, regroupés,
que les hommes avaient pour les femmes » (p. 67). tous les éléments que les historiens cherchent à
C'est bien probable, en effet. Les références du grand peine ailleurs tant ils sont disséminés,
monde des chevaliers sont toutes viriles, et il est éparpillés dans les sources traditionnelles. Et cette seule
certain que la « considération » pour les femmes constatation renforce encore dans leur conviction
devait être faible, encore (?), dans les salles de ceux qui, comme je le fais depuis quinze ans,
garde des forteresses. Méfions-nous, toutefois, de scrutent les sources de ce type, si souvent tenues par
trop faire parler le silence ; G. Duby nous y invite : les historiens et par les littéraires comme
le texte est muet également, souligne-t-il, à marginales. Or, ces sources, et principalement l'Histoire,
propos des paysans (on s'y attendait) et ... des clercs. nous révèlent par pans entiers des parties
Est-ce à dire que les chevaliers n'avaient pas, pour essentielles du tableau de la société médiévale : ses
les principaux d'entre eux du moins, de mœurs, ses coutumes, ses comportements, ses
considération ? C'est improbable en ce qui concerne les façons de sentir, de voir le monde, de réagir.
« princes de l'Église » dont la puissance et le rang G. Duby, on s'en doute, excelle à les faire revivre.
social rejoignaient ou même dépassaient ceux des Grâce à sa plume, le monde de la chevalerie revit,
princes laïques, à plus forte raison des chevaliers, avec toutes ses composantes : glorification du
et qui, aussi, entraient en conflit avec eux auprès lignage, rôle de l'oncle maternel (qui surpasse celui
des dames, précisément, au grand dépit des du père parce que généralement plus puissant),
chevaliers. sort difficile des cadets de familles conduisant à
Permettra-t-on à un spécialiste de l'idéologie une errance plus souvent collective qu'individuelle,
chevaleresque d'émettre également quelques réserves vogue corrélative des tournois, par lesquels
à propos de deux ou trois affirmations peut-être l'aristocratie soutient et tient tout à la fois ces
un peu trop péremptoires ? Ainsi, je ne suis pas bacheliers turbulents ; formation de ces équipes de
persuadé que, dans l'esprit de Guillaume, adoubé en chevaliers constitués par nations, et dont Guillaume
1167, « la chevalerie, source de grâces, était bien était l'une des principales vedettes : il gagnait
ce que les théologiens définissaient alors comme un presque toujours, ce qui lui permettait de rafler gloire,
sacrement » (p. 87). Pour deux raisons : 1. les honneur, butin, chevaux, richesses ... richesses vite
YVONNE FRIEDMAN 373

dissipées, car la morale chevaleresque impose le L 'Adversus Iudeorum inveteratam duritiem est le
mépris des deniers, de l'avoir, de l'épargne, valeurs deuxième en date des grands ouvrages de
prisées par la seule bourgeoisie. Guillaume, lui, polémique théologique dus à Pierre le Vénérable. Après
dépense tout ce qu'il prend en fêtes, régale ses le Contra Petrobrusianos dont la révision finale se
compagnons chevaliers, donne, offre, gaspille, avec situe peu après 1143 et avant le Contra Sarracenos
largesse ... et reste donc pauvre bacheler au plus que Pierre commencera vers la fin de sa vie (et qu'il
fort de sa gloire. n'a probablement pas terminé), prend place son
traité contre les juifs : il dit lui-même qu'il écrit
C'est qu'alors on ne devient riche homme ( = son chapitre quatrième en 1144 (IV 194). La majeure
puissant) que par le mariage ou l'héritage. Guillaume partie du livre a donc été écrite avant cette date et
hérita peu : il lui fallait donc une riche épouse. Or, s'il s'en était tenu à son intention première de
c'est le roi (anglais) qui dispose de ces riches composer seulement quatre chapitres, cette
héritières, filles uniques ou veuves. Guillaume, après indication suffirait. Mais Y. Friedman montre très bien
bien des craintes, obtient enfin l'une d'elles : « le que l'A. a enrichi son propos originel de trois
gros lot », note malicieusement G. Duby : elle a suppléments : l'un sur le rôle des miracula dans la
17 ans, lui 50 ... et de plus (et surtout), elle est ... la venue à la foi, l'autre sur l'abolition de la Loi
deuxième héritière du royaume ! Plus du quart de judaïque (ajoutés en fin du chap. IV), le troisième
l'Irlande, d'autres terres en Angleterre, en étant constitué par le chap. V lui-même consacré
Normandie ... Guillaume, par elle, entre enfin dans la aux « fables » du Talmud. Toute une série
société des barons : le voici installé, nanti ; il a d'indices laissent penser que le livre a pu être achevé
sa propre maisnie, il s'entoure de chevaliers. Cette aux environs de 1147, peu après la célèbre Lettre
ascension, bien entendu, lui vaut de solides 130 conseillant à Louis VII de faire financer la
inimitiés, des jalousies, des calomnies : on l'accuse deuxième croisade par un impôt spécial sur les
d'avoir, jadis, trahi le roi, et même couché avec la juifs.
reine ... Heureusement pour nous ! car c'est
probablement pour blanchir la réputation de Guillaume Alors qu'on fait gloire à Pierre le Vénérable de ses
que son fils aîné fit composer cette Histoire qui, travaux sur l'Islam, sa polémique antijuive est
après huit siècles d'oubli, refait surface pour un généralement moins appréciée. Pourtant, si pour
large public, grâce à la verve et au talent de une part il ne fait que poursuivre bien des pistes
G. Duby. tracées par ses devanciers, il fait ici aussi montre
d'une originalité réelle : parmi les théologiens
Le médiéviste pourra, certes, regretter que cet chrétiens de souche, il est le premier à parler du
ouvrage ne comporte aucune référence, non pas au Talmud. Si Pierre Alphonse l'a précédé sur ce
texte (il y en aurait trop !) mais aux études que point, il n'est pas sûr qu'il l'ait utilisé, et, de
l'A., de toute évidence, connaît et utilise avec plus, il a eu à sa disposition des documents dont
bonheur, et qui enrichissent et suscitent nombre de on ne trouve pas trace chez le juif converti. A la
ses remarques. Il pourra regretter aussi l'état suite de Ch. Merchavia, Y. F. pense à l'utilisation
presque squelettique de la bibliographie. Mais il s'agit parallèle par les deux auteurs d'une anthologie de
là d'un choix délibéré de la part de l'A. ; ces textes talmudiques dont la traduction aurait été
renoncements sont nécessaires pour apprivoiser les faite en Espagne au début du siècle et c'est de là
lecteurs non spécialistes. Tentative réussie : ils sont que Pierre l'aurait rapportée. Mais elle souligne
nombreux. Tant mieux ! A l'heure où la mode du aussi que la question reste obscure et que Pierre
moyen âge propulse sur les devants de la scène de a connu d'autres sources aujourd'hui perdues.
prétendus historiens aux piètres talents littéraires, Elle n'exclut pas des contacts directs avec des
il est réconfortant de trouver au premier rang un sources orales — qu'il s'agisse de convertis ou de
géant de l'Histoire qui est, aussi, un très grand lettrés juifs — , et cela expliquerait les allusions
écrivain. répétées aux discussions avec certains juifs (II
Jean Flori. 388 ; III 496 ; IV 30 ; cf. aussi Contra Sarracenos,
éd. J. Kritzeck, p. 244).
L' Adversus Iudeos est transmis par quatre mss
Yvonne Friedman, éd. — Pétri Venerabilis Adversus seulement : 1. le ms. de Douai, Bibl. Mun. 381(7)) —
Iudeorum inveteratam duritiem. Turnhout, Bre- bien connu des familiers de Pierre le Vénérable car
pols, 1985, 8°, lxxvt-222 pp. (« Corpus Christian., il transmet la quasi-totalité de ses œuvres — , est
contin. mediaev. », 58). le plus ancien (vers 1165, c'est-à-dire moins de dix

Vous aimerez peut-être aussi