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Romania

Un Fabuliste anonyme du XIVe siècle démasqué : Jean de


Chavanges, conseiller au Parlement
Jeanne-Marie Boivin

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Boivin Jeanne-Marie. Un Fabuliste anonyme du XIVe siècle démasqué : Jean de Chavanges, conseiller au Parlement. In:
Romania, tome 123 n°491-492, 2005. pp. 459-485;

doi : https://doi.org/10.3406/roma.2005.1363

https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_2005_num_123_491_1363

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UN FABULISTE ANONYME

DU XIVe SIÈCLE DÉMASQUÉ

CONSEILLER
JEAN DE CHAVANGES,
AU PARLEMENT

Il scet chançonnettes et fables

Le genre ésopique apparaît depuis ses origines pour une très large part
voué à l'anonymat, ou à un pseudonymat qui semble n'avoir jamais abusé
personne. Lorsque Aristophane attribuait à « Ésope », supposé avoir vécu
au vie siècle av. J.-C, une fable d'Archiloque (vne siècle av. J.-C), il
indiquait clairement le statut du père de l'apologue dès la plus haute
Antiquité : un des grands « inventeurs » que l'histoire littéraire assignait à
chaque genre, sur lequel les Grecs eux-mêmes ne se méprenaient pas. Les
Romains ne paraissent pas avoir été plus crédules, si l'on en juge par les
références aussi appuyées que désinvoltes de Phèdre à son « modèle » et
par le passage de Y Institution oratoire où Quintilien explique que ce n'est
pas lui mais Hésiode qui a inventé les fables 2. Les hommes du Moyen Âge
l'étaient à l'évidence encore moins quand ils appelaient Aïsopus des
recueils latins souvent placés, dans leur prologue, sous un autre (faux)
nom.
Romulus Tiberino filio 3... La collection d'apologues en prose à laquelle
presque tous ceux du Moyen Âge remontent avait été revendiquée dans la
dédicace par un certain « Romulus », qui prétendait les avoir traduits du
grec pour « son fils Tiberinus ». Comme il s'agit essentiellement de para¬
phrases de Phèdre, on voit que ce pompeux pseudonyme, tôt gratifié par
certains copistes d'un titre d'imperator, et qui avait sans doute encore
1. Jean de Chavanges, « Livre royal », f. 99. Il s'agit du diable. Je remercie mon
amie Sylvie Lefèvre pour sa relecture de ces pages.
2. Quintilien, Institution oratoire, V, 11, 19, éd. et trad. J. Cousin, Paris, 1976,
p. 167-68.
3. Der Lateinische Àsop des Romulus und die Prosa-Fassungen des Phädrus, éd.
G. Thiele, Heidelberg, 1910, p. 2-3.
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moins de consistance que le nom d'Ésope 4, n'est qu'une des supercheries


du recueil. Mais il caractérise assez bien le corpus de fables antiques
parvenu à l'Occident médiéval : exclusivement romain et tardif, les recueils
de Phèdre et de Babrius n'ayant été transmis qu'à travers des remanie¬
ments latins du début du Ve siècle 5. En donnant le nom de Romulus, ou
aussi bien d '¿Esopus, à toutes les collections latines en vers et en prose plus
ou moins directement dérivées de ces paraphrases, les fabulistes médiévaux
consommaient la tradition qui, depuis le Ve siècle av. J.-C., avait rapporté
tous les apologues à leur père mythique et les avait progressive¬
ment confondus avec celui-ci, en même temps qu'ils exhibaient le statut
singulier d'un genre, selon Gérard Genette, « presque intégralement
hypertextuel 6 », où l'hypotexte reste si prégnant que l'hypertexte peine,
pendant la plus grande partie de son histoire, à se constituer en instance
auctoriale.
On passera sur les signatures perdues des deux grands auteurs de fables
de l'époque impériale, celle de Phèdre en particulier, oubliée pendant près
de quinze siècles alors que son œuvre connaît, sous un autre nom 1 , une
diffusion considérable, pour arriver aux premiers recueils en langue verna-
culaire, et particulièrement aux recueils en vers de fables littéraires dont
nous avons étudié la naissance en français 8. Par l'absence de toute reven¬
dication auctoriale et par le nom qu'ils se donnent dans les manuscrits,
Esopes et plus souvent encore Isopets , « petits Esopes », ces recueils
4. Puisque aussi bien on n'exclut pas que dans la première moitié du vie siècle av.
J.-C. un conteur oriental appelé ainsi se soit rendu célèbre en racontant des fables —
mais n'aurait écrit aucune de celles qui lui sont attribuées.
5. Ceux de « Romulus » et d'Avianus : cf. l'éd. de ce dernier par F. Gaide, Paris,
1980.
6. G. Genette, Palimpsestes, Paris, 1982, p. 85 [Poétique].
7. Romulus.
8. J.-M. Boivin, Naissance de la fable en français à paraître. L'hypothèse avancée
dans l'article par ailleurs fort intéressant de J.-M. Schaeffer, « /Esopus auctor
inventus. Naissance d'un genre : la fable ésopique », dans Poétique, n° 63 (sept.
1985), p. 355, selon laquelle au Moyen Âge le vers et la prose traceraient une ligne de
partage entre des fables revendiquées par un auteur (parmi lesquelles il cite, outre
Bauduin [jic], Marie de France et Alexandre de [îz'c] Neckam) et d'autres simple¬
ment rapportées à Ésope, ne tient pas. Le plus célèbre recueil latin en vers du Moyen
Âge connu sous le nom de son éditeur du xvne siècle Nevelet est anonyme, tout
comme les Isopets en vers autres que celui de Marie de France. Et plusieurs recueils
en prose sont signés (cf. ceux de Jean de Vignay ou de Julien Macho), même si les
signatures de ces traducteurs de compilations de la fin du Moyen Âge ne peuvent
être comparées à celle de Marie. Sur la distinction plus probante (proposée pour la
tradition humaniste) entre des « fables-traductions » en prose et des « fables-
adaptations » en vers, voir G. Mombello, Le Raccolte francesi di favole esopiane dal
1480 alla fine del secolo XVI, Paris-Genève, 1981.
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s'inscrivent dans la tradition d'anonymat et de pseudonymat mêlés de


leurs modèles latins. Un seul en réalité, qui est le premier d'entre eux,
déroge à cette règle dans des lignes célèbres :
Al finement de cest escrit
Que en romanz ai treité e dit,
Me numerai pur remembrance :
Marie ai nun, si sui de France.
Put cel estre que clerc plusur
Prendereient sur eus mun labur,
Ne voil que nul sur li le die ;
Cil fet que fol ki sei ublie 9.

Marie de France ne s'est « oubliée » dans aucune des trois œuvres qui lui
sont attribuées — outre les Fables, les Lais et Y Espurgatoire de saint
Patrice 10 — et semble obsédée par la crainte de se faire voler son travail.
Concernant le genre ésopique, depuis toujours voué, en même temps qu'à
l'anonymat, à une compilation qui n'est pas toujours sans évoquer ses
origines peu recommandables n, cette crainte pouvait apparaître justifiée.
Mais elle n'a apparemment pas effleuré les autres fabulistes.
Les prologues et les épilogues de Ylsopet II de Paris et de Ylsopet de
Chartres, adaptés du Novus JEsopus d'Alexandre Neckam, tout comme
ceux de Ylsopet de Lyon et Ylsopet I-Avionnet, adaptés de Y Anonyme de
Nevelet 12, sont muets sur leurs auteurs. Ils ne sont guère plus diserts sur
leurs destinataires, à l'exception de Ylsopet I-Avionnet, qui a connu au xive
siècle deux rédactions successives dont la seconde s'achève sur une longue
dédicace à l'épouse du roi Philippe VI de Valois, Jeanne de Bourgogne.
Cette dédicace et un heureux hasard nous ont permis de soulever un coin
du voile de mystère qui recouvrait jusqu'ici entièrement ces œuvres. Le
fabuliste dont nous avons découvert l'identité n'est pas le plus intéressant,
puisque c'est l'auteur d'un remaniement dont nous avons montré, dans
Naissance de la fable en français 13, outre la spécificité, la part de création
limitée, mais c'est sans doute le seul que l'on avait des chances un jour
d'identifier. Et cette découverte, intervenue après la rédaction de notre
ouvrage, a apporté une confirmation à plusieurs des conclusions que nous
9. Marie de France, Fables, éd. Ch. Brucker, Louvain, 1991, épilogue, v. 1-8.
10. Cf. dans les Lais, éd. J. Rychner, Paris, 1971 [CFMA], le prologue de Guige-
mar, v. 3-4, et dans Y Espurgatoire saint Patrice, éd. K. Warnke, Halle, 1938,
l'épilogue, v. 2297-98.
11. Cum-pilare : « piller ».
12. Les Isopets anonymes ont été édités avec leurs textes-sources par Julia Bastin
dans les tomes I et II du Recueil général des Isopets, parus à la SATF en 1929 et
1930.
13. Cité supra. Sur la seconde rédaction de l'Isopet I-Avionnet, voir le chapitre I
de la seconde partie.
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y avons tirées de l'analyse textuelle, non seulement sur la seconde rédac¬


tion de Ylsopet I-Avionnet, mais aussi sur les milieux de création et de
réception des recueils de fables en vers.

C'est au cours d'investigations complémentaires sur le mécénat et sur


les bibliothèques des princes et des princesses de la cour de Philippe VI
qu'une notice de Léopold Delisle sur un manuscrit acquis en 1901 par le
Musée Condé de Chantilly, « Le Livre royal de Jean de Chavenges 14 », a
attiré notre attention. Léopold Delisle y transcrivait intégralement la
dédicace de 138 vers placée en épilogue de l'œuvre (f. 103-106) par un
auteur qui l'offrait à plusieurs personnages. Nous en reproduisons quel¬
ques extraits :
A vostre glorieuse enfance
Monseingneur Phelippe de France,
Madame Blanche, vostre famme,
Qui est très bonne et belle dame, 4
De ce livre vous fais present,
Que je vous envoy a present.
A bon droit avez non Phelippe,
Qui toutes mauvestiez detrippe. 8
Le non emporte Philippus
Fidei livore pusillus. . .

Se nom Phelippe bien querons,


Es Apostres le trouverons, 20
Droit en le uitisme chapitre ;
Après le trouverons ou titre
De droit civil en la Digeste ;
Quintus Mutius en fait feste. 24
Madame Blanche a non Blancha,
Blanda suavis catholica.
Blanche est et pure comme nois
Noble duchesse d'Orlenois... 28

Blanche est et douce, n'est pas noire,


Resplandissant comme est y voire... 32

A vouz .II. presente mon livre,


En non de Dieu, qui tout fait vivre, 40
De la dame qui le porta,
En li loer grant deport a.
Le livre de leur prophecies,
Seur toutes choses essaucies, 44

14. L. Delisle, « Le Livre royal de Jean de Chavenges : notice sur un manuscrit du


Musée Condé », dans BEC, t. 62 (1901), p. 317-348.
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De Lonc champ ama dame Blanche.


M'aint nous elle, par tele planche
Ainsi nostre vie fenir
Que nous puissiens a Dieu venir. 48
Au roy de France, bon euré,
Plaise [et] en tous biens meiiré

Sage, soutif et cler veant,


En li de durté n'a néant, 64
Ne en madame vostre mere,
La reyne, qui tant est clere,
Et atraite de la lignie
De France, Qui tant est prisie. 68
Si est madame la reyne
De France et Navarre, la fine,
Qui est mere de vostre espouse

Diex vueille garder la coronne


De France et de tout le parage,
L'ainsné fil et tout son barnage, 76
Et la duchesse sa compaingne,
Fille au gentil roy de Bahaingne,
Le gentil duc de Normendie
Et trestoute la baronnie 80
De France et de crestienté !

Aussi ne vueil pas oublier


Madame Blanche vueil prier
Qu'elle reçoive ce traitié,
Qui a le euer sain et haitié, 92
A faire tous biens apensée.
Espouse Dieu est appelée,
Qui de Lonc champ est cordelière

Fille a roy de grant dignité, 98


Phelippe le grant, long et sage

Son frere fu le biau roy Charle.


Le roy Louiz pour tant en parle 104

Reyne est la fille Louiz,


Des nobles estoit conjouiz,
Et leurs cousines sont duchesses
De Bourgoingne et Flandres contesses 15 112

15. Éd. L. Delisle, art. cit., p. 323-326.


464 J.-M. BOIVIN

Cette dédicace nous est immédiatement apparue familière et proche de


celle ajoutée dans l'épilogue de Ylsopet I-Avionnet par le second rédacteur
de la compilation 16.
Tous les dédicataires de celle-ci se retrouvent parmi ceux du
« Livre royal » : Jeanne de Bourgogne et Phillippe VI (v. 49-68), leur
fils aîné le futur Jean II le Bon et sa femme Bonne de Luxembourg
(v. 74-81), ainsi que leur fils cadet Philippe, duc d'Orléans, et son épouse
Blanche de Navarre (v. 1-42), à qui l'œuvre est en priorité dédiée. Mais
le « Livre royal » est aussi adressé à la mère de Blanche, la reine de
France (veuve de Charles IV) et de Navarre Jeanne d'Évreux (v. 69-
73), à Jeanne II de Navarre, fille de Louis X (v. 104-110) et à la fille de
Philippe le Long, Blanche, religieuse à Longchamp (v. 43-48, 89-100
et 113-117), voire à toutes leurs cousines... La dédicace réunit en fait
tous les principaux membres de la famille royale qui vivaient sous le
règne de Philippe VI de Valois dans les années 1345-1349. Les termes
dans lesquels ils y sont évoqués ne nous ont pas semblé moins fami¬
liers.
L'auteur du « Livre royal » pousse jusqu'à la caricature le procédé
d'accumulation que l'on observe dans l'épilogue de Ylsopet I-Avionnet,
bien que les dédicataires en soient moins nombreux :
Avoir la [Jehenne de Bourgoingne ] vuillë en sa garde
Le roy puissant qui trestout garde,
Le roy Phelippe son seigneur,
Le lignaige sus tous greigneur,
Leur enfans, toute la lignie
De France qui tant est prisie ;
Qu'après les ennuis de ce monde
Soient ou tous soulas habonde.
Mon seigneur ne vuil trespasser
Le duc, mès li vuil amasser
L'ainsné fil du bon roi de France
Qui est de justice balance,
Ma dame Bonne, sa compaigne,
Qui de bonté porte l'ensaingne 17...

Il témoigne du même souci, dans une quête de patronage qui ne s'embar¬


rasse guère de faux-semblants, de n'oublier personne et de « ratisser
large », quoique dans un cercle très cohérent. Léopold Delisle a rappelé
que « ces personnages formaient en effet comme un groupe d'honneur
parmi les bibliophiles français de la première moitié du xive siècle », et en
16. Isopet I-Avionnet, épilogue, v. 39-86 (addition du second rédacteur), éd.
J. Bastin, dans le t. II du Recueil général des Isopets, p. 383-384.
17. Ibid.,v. 67-80 (add.).
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 465

a donné pour preuve leurs bibliothèques, pour l'époque particulièrement


fournies 18.
Un autre procédé, au demeurant banal, apparente les deux dédicaces :
les variations paronomastiques ou étymologiques sur les prénoms de
Philippe (v. 7-10) et de Blanche (v. 25-34) dans le « Livre royal », de Bonne
(v. 79-80) dans VIsopet I-Avionnet. Et l'une et l'autre embrassent tous leurs
dédicataires dans la même « lignie De France qui tant est prisie » (v. 67-68
du « Livre royal » et 71-72 de VIsopet I-Avionnet). L'ampleur donnée à la
première nous vaut encore d'autres traits qui évoquent la seconde rédac¬
tion du recueil de fables : les références à la Bible ou au droit civil et au
Digeste dans des formulations analogues 19, ou l'invocation au Christ et à
la Vierge des vers 40-42, qui reprend mot pour mot celle au
Dieus qui pour nous vout mourir
Et la Dame qui le pourta :
En la nommer grant deport a.

du prologue de VAvionnet20.
Les quelques autres passages transcrits par Léopold Delisle nous pro¬
curant les mêmes impressions tantôt vagues de déjà-lu, tantôt assurées de
connaître leurs formulations, c'est avec la quasi-certitude de « tenir » le
remanieur de VIsopet I-Avionnet que nous sommes allée lire l'ouvrage à
Chantilly.

Le manuscrit porte aujourd'hui la cote 1477. C'est un joli petit livre,


bien qu'il ne comporte aucune illustration, de 15,6 cm x 10 cm, relié en
velours violet. Ses 106 feuillets de vélin sont écrits en lettres de forme,
« c'est-à-dire en caractères de cette belle minuscule que nous sommes
habitués à voir dans les manuscrits des meilleurs scribes parisiens du milieu
de xive siècle 21 ». Les initiales sont filigranées, alternativement bleues et
rouges, et dorées. Les titres des chapitres et de nombreuses divisions de
ceux-ci sont rubriqués.

18. L. Delisle, art. cit., p. 327-330.


19. Cf. la référence à la Bible des v. 19-21, et des formulations telles que celles
de la fable 36 de VIsopet I : « S'en ce dit nous nous esbaton, / Entendons le saige
Caton, / Qui dit que. . . » (v. 75-77, add.) ; « Se nous croire voulons 1' apostre. .. » (v. 8 1 ,
add.) ; «.Et se le saige Salemon / En ce dialegue reclemon, / Trouverons qu'il dit... »
(v. 83-85, add.). Cf. aussi la référence au droit et au Digeste des v. 22-23, et celle de
la fable 4 1 de VIsopet I, v. 58-60 (add.) : « Ainssi le treuve l'en de voir l Ou livre de droit
canon : / Le decret de Digeste a non ».
20. Avionnet, prologue, v. 28-30 (add.).
21. L. Delisle, art. cit., p. 320. Pour une définition plus précise de la littera
textualis formata, voir par exemple J. Stiennon, Paléographie du Moyen Âge, Paris,
19912, p. 138-139.
466 J.-M. BOIVIN

La perte du premier folio nous prive non seulement du prologue du livre


mais aussi sans doute de son véritable titre. Celui qui a été tiré du dernier
vers, Explicit le Livre royal (f. 106v), ne renvoie qu'à sa dédicace aux
membres de la famille royale, et nullement à un contenu qu'il n'est au
demeurant guère facile de préciser. Le « Livre royal » est une compilation
religieuse, historique et morale, composée sans aucun ordre apparent à
partir de morceaux de l'Ancien et du Nouveau Testament — ainsi que
beaucoup plus rarement d'auteurs païens — conçus comme autant de
prophéties, de figures ou de similitudes. Sa prédilection pour des textes où
l'on pouvait voir des allusions à la vie de la Vierge est à l'origine de l'autre
titre qui lui a été donné par l'auteur de l'Inventaire de la librairie de
Charles Y, dans laquelle il est entré : Les Prophéties de Nostre Dame.
L'appellation serait justifiée, d'après Léopold Delisle, par ce type de
formules :

Et retournons aus prophéties


Qui soient doucement oies
De la belle dame Marie... (f. 6)

et surtout par les vers 43 à 45 de la dédicace. Mais l'interprétation qu'elle


suppose de ce passage induirait, d'une part, que l'ouvrage s'intitule
Prophéties de Nostre-Seigneur et de Nostre-Dame et, d'autre part, que
Blanche de France en ait pris connaissance avant sa dédicace au duc et à la
duchesse d'Orléans, ce qui paraît peu vraisemblable, surtout lorsque l'on
sait que Blanche avait, dans sa bibliothèque, d'autres livres « prophé¬
tiques 22 ».
Le « Livre royal » est loin, quoi qu'il en soit et en dépit de la dévotion
qu'il manifeste pour la Vierge, de ne traiter que des prophéties et figures qui
la concernent. Sa trame aléatoire d'épisodes bibliques tisse à partir d'eux
toutes sortes de développements plus ou moins historiques, sur Attila
(f. 3v sq.), Philippe-Auguste (f. 1 1 sq.), Charlemagne (f. 22v sq.), Jules
César (f. 29v sq.), Romulus et Rémus (f. 36v), Saladin (f. 49), Clovis
(f. 52v sq.), Philippe VI (f. 76v sq.), Justinien (f. 83 sq.), Charles le Chauve
(f. 87 sq.)..., qui à leur tour entrecroisent différents excursus sur la Chanson
de Roland (f. 40 sq.), la Toison d'or (f. 44), les exploits d'Arthur
(f. 52 sq.)... et de longues digressions satiriques et morales.
Ce patchwork ne présente à peu près aucune originalité. Les développe¬
ments historiques se retrouvent dans la plupart des compilations contem¬
poraines : Léopold Delisle a observé que « l'un des textes employés pour la
22. Cf. L. Delisle, art. cit., p. 332-333, et Recherches sur la librairie de Charles V,
Paris, 1907, vol. 1, première partie, p. 323-324 ; ainsi que Ch.-V. Langlois, « Jean
Gaulart de Chavanges, auteur d'un poème en français », dans Histoire Littéraire de
la France, t. 36 (1927), p. 165.
JEAN DE CHA V ANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 467

période ancienne doit avoir été un de ces arrangements d'annales dont la


Chronique de Sigebert forme le fonds principal 23 ». Les commentaires
religieux ne sont pas moins banals, non plus que les considérations
morales sur lesquelles nous reviendrons, mais qui fleurissent dans toute la
littérature didactique et dans la prédication du temps.
Mal écrit, encore plus mal composé (« parlant de n'importe qui à
propos de n'importe quoi 24 ») et presque exclusivement constitué de lieux
communs, le « Livre royal » n'avait guère de raison de retenir l'attention
des médiévistes 25 — mais pas des hommes du Moyen Âge, comme en
témoignent la copie très soignée dans laquelle il a été conservé et sa
présence dans la librairie de Charles V. Sa lecture nous a rapidement
convaincue qu'il n'avait de fait d'autre intérêt que ses liens entrevus avec la
seconde rédaction de Ylsopet I-Avionnet, que nous nous proposons main¬
tenant de démontrer.

On ne s'attardera pas sur les affinités évidentes d'une compilation de


prophéties, figures et similitudes extraites de la Bible en vue d'un enseigne¬
ment religieux, historique et moral et les additions, essentiellement mora¬
lisatrices et à forte tonalité religieuse, pratiquées dans un recueil de fables
par un auteur qui s'est surtout vanté d'y introduire
... aucune chose
Queje truis en tiexte ou en glose 26 .

Par une démarche strictement inverse mais de même nature que celle de
la compilation, le remanieur a assez systématiquement associé aux figures
morales ou allégories des apologues celles de la Sainte Paige. C'est ainsi
que l'histoire du Geai paré des plumes du Paon, qui dans la première
rédaction de Ylsopet I illustrait le proverbe
Qui plus haut monte qu'il ne doit,
De plus haut chiet qu'il ne voudroit 27

23. L. Delisle, art. cit., p. 346-347.


24. Ch.-V. Langlois, art. cit., p. 165.
25. Seul un mémoire de maîtrise soutenu à Turin en 2001, devant le professeur
Matteo Roccati, a à notre connaissance remis [rapidement] sur le métier le manus¬
crit décrit par L. Delisle et Ch.-V. Langlois : Elisabetta Georgy, Ricerche su 'le Livre
royal' di Jean Gaulart de Chavanges. Ce mémoire donne une transcription des
chapitres 11, 16-18, 20-21 et 33-34 (f. 25-27, 29v-37v, 40-46v et 77-83v).
26. Avionnet, prologue, v. 23-24 (add.). Pour une analyse approfondie du rema¬
niement de Ylsopet I- Avionnet, voir Naissance de lafable en français, seconde partie,
chap. I.
27. Isopet I, 34, Du Corbiau qui se para des plumes du Paon, v. 29-30 = Morawski
2091.
468 J. -M. BOIVIN

a été reliée dans la seconde à une autre illustration de cette évidence


médiévale dans la Genèse, l'épisode des géants noyés, avec toutes les
hauteurs, pendant le Déluge :
A nostre tamps avons veü
Que si tres haut ont bas cheü.
Veü avons de grant demainne
Les haus noier en la montaingne.
Ainsi l'avons en l'Escripture,
En vérité et en figure 28 .

Et le singulier rapport que les deux types de figures entretiennent avec la


vérité est analysé dans les deux ouvrages en termes analogues :
Car logique ainsi nous somme Qui en logique vuet veillier,
Que chose de fausse memoire Il trouvera que de premisses
Est plus prouvable que la voire Fausses, ensamble bien assises,
Aucune fois. Mes vérité S'an suit vraie conclusion.
Vaint touz jours de nécessité. (LR, f. 8v) Yceste est vraie opinion.
Més aucunement vérité
Vérité vaint sus toutes choses, Ne puet engendrer fausseté,
Ainsi com espines les roses Car ce qui est ne puet non estre,
Seurmontent. Vaincra vérité... (LR, Et ce qui n'est pas, puet bien nestre ;
f. 34) Et l'espine porte la rose... (71, épil.,
v. 52-61 29)

La composition même — s'il est permis d'employer ce terme — de la


compilation n'est pas sans évoquer celle des additions moralisatrices au
recueil de fables, enfilées les unes aux autres par association lâche et des
voies d'analogie qui souvent nous échappent. L'abus des digressions,
souligné par toute une série de formules :
Après ceste disgression,
Tournons a notre entention (LR, f. 4v)
Retournons a nostre prepos,
En ce traveillier m'est repos (LR, f. 6)
Or revenons dont nous partîmes
Quant tele disgression feïmes... (LR, f. 64v)

est aussi une tendance — sans commune mesure, bien sûr, dans des ajouts
limités à une œuvre préexistante avec ce que l'on observe dans un texte de
presque 5000 vers — du remanieur : on citera l'exposé juridique inséré
28. Ibid., v. 53-58 (add.). Cf. Genèse, 6, 4 et 7, 19-21.
29. Toutes les citations de Ylsopet I-Avionnet (71 ou Av.) données en regard de
celles du « Livre royal » (LR) sont, sans que cela soit à chaque fois reprécisé, des
additions de la seconde rédaction, citées dans l'éd. Bastin.
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 469

dans le récit Le Renard, le Singe et le Lièvre 30, le long fait divers greffé sur
la moralité Le Serpent et la lime 31 ou les excursus des épilogues sur la
culture souhaitable chez les laïcs et les laïques, la légitimité de la compila¬
tion, le temps de la récitation des fables ou leur vérité paradoxale. Lui aussi
souligne à l'occasion ce travers :
... Pour viter peresce et repos.
Revenons a nostre propos 32.
avec une des rimes favorites des deux textes 33 .
Le « Livre royal » est écrit dans les mêmes octosyllabes lourds et embar¬
rassés, au point d'être parfois peu clairs, que la seconde rédaction de
Y Isopet I-Avionnet. On trouve les mêmes références insistantes à l'Écri¬
ture :

Nous trouvons en la Sainte Page Ainssi le dit la Sainte Paige (71, 4, v. 26)
Du livre de Job le tres sage (LR, f. 8v) Pour ce nous dit la sainte Paige (II, 61,
v. 109)
Lisons ou Livre Job le saige (II, 64,
v. 35)
...ou l'Escripture ment (LR, f. 12) Se le saige de ce ne ment (71 , 6 1 , v. 82)
Se l'Escripture ne me ment (LR, f. 27v)
Le roy Salemon or oions (LR, f. 60v) Et se le saige Salemon
En ce dialegue reclemon (71, 36, v. 83-
84)
Si comme lisons en la Bible (LR, f. 67v) Ainsi le lisons en la Bible (71 , 54, v. 36)
Ou tiers des Rois livre est escript Si comme Salemons l'escrit,
Si com nous tesmoingne l'escript (LR, Ainsi le trouvons en l'escript (71, épil.,
f. 72v) v. 65-66)
Nous lisons ou Livre des Rois (LR, Trouverés au Livre des Rois (71, 59,
f. 80) v. 37)
On trouve aussi les mêmes emplois, moins banals, de termes religieux —
on note l'utilisation répétée d 'emboer, un verbe attaché à la souillure du
péché 34 — ou juridiques : on relève plusieurs fois dition dans un sens
(«autorité ») qui n'est pas attesté dans les dictionnaires avant le xvie

30. Cf. Isopet I, 37, v. 19-44 (add.).


31. Cf. Isopet I, 48, v. 35-92 (add.).
32. Isopet 7, épilogue, v. 41-42 (add.). Pour les différents excursus, voir aussi les
additions à l'épilogue de Y Avionnet.
33. Cf. Avionnet, fables 38, v. 31-32 (add.) et 54, v. 25-26 (add.) ; ainsi que « Livre
royal », f. 6 et f. 63.
34. Cf. « Livre royal », f. 14 et f. 41 ; Isopet 1, 47, v. 1 8 (add.) ; et Avionnet, 8, v. 42.
Dans trois emplois sur quatre le verbe rime avec loer.
470 J.-M. BOIVIN

siècle 35, et des vocables aussi peu courants que tuteur, tuition, adjuteur 36...
On observe le retour de formules comme sens {nulle) fiction ou sans {nulle)
fable, systématiquement à la rime 37 .
C'est en effet à la rime que l'on repère le plus aisément, d'un texte à
l'autre, les mêmes facilités et les mêmes ficelles. L'analyse du remaniement
que nous avons faite dans Naissance de la fable en français 38 y signale la
fréquence d'un couple aussi singulier que morsel / pourcel : on le retrouve
dans le « Livre royal 39 ». Les deux œuvres ont en commun tout un stock
de rimes, dont on ne peut pas ne pas constater la récurrence : compai{n)gon
/ gai{n)gnon 40, roy / desroy41, trespasser / amasser 42 , co{u)rro{u)cier /
agoucier 43, deliz / enseveliz 44 , prince / pince 45 , raison / Toute en retentist la
maison 46... Souvent associées à certains motifs, comme celui de la joyeuse
vie :

J'avoie talant de galer Or tost, font il, or nous baignon


Ne de moy froter en estuves Et joons en belles estuves,
Ne moy baingnier en belles cuves {LR, En biaus lis et en belles cuves ! (71, 48,
f. 82v) v. 52-54)

ou l'opposition métaphorique de la richesse et de la pauvreté :


Plus eureus sont un que li autre. ... Le sien garder plus que de l'autre.
Un ont l'argent, aucun le piautre. {LR, Plus ameroit garder son piautre
f. 25v) Que d'autrui ne l'or ne l'argent. (71 , 55,
v. 63-65)

35. « Livre royal », f. 21 (« la royal dition »), f. 58 v {«vostre dition », s'adressant


à un roi), f. 67 (« Au povoir et la dition / [v] Dou très puissant empereeur ») ; cf. Isopet
I, 59, v. 18-19 (add.) : « S'ammettroit a la dicion / Du roy iceuls et volenté ». Voir
aussi P. Ruelle, « Notes sur le lexique des Isopets », dans Romania, t. 101 (1980),
p. 79.
36. « Livre royal », f. 36v {tuteur), f. 43v {tuteur), f. 74 {tuitions), f. 75 {adjuteur) ;
cf. Isopet I, 49, v. 36 {tuteur et adjuteur).
37. Sens {nulle) fiction : « Livre royal », f. 7v, f. 21v, f. 26, f. 31, f. 34, f. 36, f. 64,
f. 102v ; et Isopet 7, 33, v. 42 (add.). — Sans {nulle) fable (fiauve) : Isopet I, 33, v. 42
(add.) et 52, v. 45 (add.).
38. Seconde partie, chap. I, 5, à propos du style formulaire des Isopets.
39. Isopet 7, 12, v. 77-78 (add.) ; 36, v. 79-80 (add.) ; 42, v. 117-118 (add.) {mor-
ciaus Ipourciaus) ; « Livre royal », f. 4v {morsiau Iporciau).
40. « Livre royal », f. 2 ; Isopet I, 6, v. 27-28 (add.).
41 . « Livre royal », f. 3 et f. 76v ; Isopet I, 59, v. 37-40 (add.), et 44, v. 79-80 (add.)
où rois < ret is.
42. « Livre royal », f. 3v ; Isopet I, épil., v. 7-8 (add.) et 75-76 (add.).
43. « Livre royal », f. 19 ; Isopet I, 48, v. 31-32 (add.).
44. « Livre royal », f. 20v ; Isopet I, 19, v. 39-40 (add.).
45. « Livre royal », f. 94 ; Isopet I, 48, v. 33-34 (add.).
46. « Livre royal », f. 63v ; Isopet I, 56, v. 44-46 (add.).
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 471

Son bon argent li devint piautre


Li uns sains s'atendoit a l'autre ! (/1, 64,
v. 29-30)
elles s'attachent aussi à quelques grands thèmes que nous analyserons.
Comme dans la seconde rédaction de Y Isopet I-Avionnet, une pléiade de
saints plus ou moins catholiques fournit au « Livre royal » des rimes
commodes :
... croce ... noces
... par saint Joce (LR, f. 9v) ... or m'aïst saint Joces (Av., 19, v. 2)
... mile Foys que tu dois a saint Fraubert
. . . foy que doy saint Gile (LR, f. 1 0) ... place Maubert (71 ,
...souverain 48, v. 65-66)
Foy queje doy a saint Verain (LR, f. 80)
... baron ... gorge
... par saint Faron (LR, f. 50) ... par saint George (71, 52, v. 71-72)
. . . chose inique ... ne me chaut
... par saint Dominique (LR, f. 68v) ... par saint Siquaut (71, 47, v. 19-20)
... par saint Macé ... par saint Guéris
...amassé (LR, f. 80v) ... souls parisis (71, 48, v. 77-78).
Une fable du remanieur, De la Femme qui nourrissoit sa vache et le
commendoit chascun jour a un saint , en offre une sorte de pot-pourri :
Disoit : "Sire saint Nicholas,
Hui ma vache ne chiece en las
Du loup ; d'autre mauvaise beste
Vuilliés li aidier, saint Sulvestre,
Saint Dominique, saint François !"
(71, 64, v. 7-11)

Toutes ces facilités sont, en effet, joyeusement assumées. On a souligné


dans le recueil de fables 47 l'humour de certaines rimes :

Maleuré fu helas, helas, Cheïr pourra emmi le las


Quant fui dou nombre des prelas... Et dira lors "He las ! He las !" (Il, 43,
Et furent tretuit esbahi, v. 75-76)
Et disoient : "hay ! hay !" (LR, f. 22)
J'avoie tout le euer nerci
Et disoie : "merci, merci 48 !" (LR,
f. 85v)

47. Voir Naissance de lafable en français, seconde partie, chap. IV, 2, à propos des
rimes équivoquées dont tous les recueils abusent.
48. Pour la rime, cf. Isopet 7, 61, v. 55-56 : Je te crie pour Dieu merci, De peeur é le
euer nerci.
472 J.-M. BOIVIN

et un jeu de mots que l'on retrouve dans la compilation :

Toutlihosteloit
Mes deables en
un os
sontelhostel "Ou
Li est
siresle liseigneur
baille undeosYostel
tel : ?"
En son courtil li va lancier "Certes, il est en sa chapelle..." (Av.,
Dont moult cuida desavancier... (LR, 19, v. 19-21).
f. 96)
Leur auteur en était si satisfait que dans le « Livre royal » il le répète encore
(approximativement) au verso du même feuillet :
...touz fu sires de l'ostel.
Un pris ot lors et un los tel...
Il l'emprunte sans doute à Renart le Nouvel (terminé par Jacquemart
Giélée en 1289), où on le trouve dans une formulation proche de la
compilation :
... et pour che la baillie
Vous doins et le senescauchie
De me terre et de mon ostel,
Car en mon courtil un os tel
Me geta Ysengrins li leus
Que perdus en fu mes osteus 49 .
Comme les auteurs des Isopets, celui du « Livre royal » connaît bien la
littérature contemporaine : au détour de ses digressions historiques et
morales surgissent « Guillaume au court nez », Roland, Olivier et les
autres héros de la Chanson, Arthur, Mordred, et même « dame Pinte » !
Racontant la vie de Boèce et la composition de la Consolation de Philoso¬
phie, il n'oublie pas son traducteur
... A la petition
Dou biau roy Phelippe de France,
Jehan de Meun, par grant science,
Le mist de latin en françois,
Ce li plut bien, par saint François
(LR, f. 64v)
dont il cite plus loin deux vers également cités dans une addition de Ylsopet
I-Avionnet — où ils ne lui sont pas plus explicitement attribués :
Si comme escript Justiniens, Et pour ce dit Justiniens
Qui fist les livres anciens50... (LR, Qui fist les livres anciens... (//, épil..,
f. 82v) v. 29-30).

49. Jacquemart Giélée, Renart le Nouvel, v. 2675-80, éd. H. Roussel, Paris, SATF,
1961 qui glose l'expression soulignée par « jeter une pierre dans mon jardin ».
50. Cf. Jean de Meun, Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, 1965-1970 [CFMA],
v. 11315-11316. Cf. aussi f. 65 cité infra.
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 473

D'un ouvrage à l'autre on repère les mêmes sentences, bibliques :


Pour ce en frere ne te fi 51 (LR, f. 37v) Neis en ton frere ne te fie (Av., 4, v. 49)

ou profanes, de Caton :
Biau parler en sale ou palais Qui biau dit, biau oïr porra,
N'escorche mie le palais. Biau die qui biau dit vourra...
Entendons le saige Caton
Cilz a qui sa laingue demainne Qui dit que vertu promerainne
Souefment vertu premerainne 52 (LR, Est atramper langue grifainne (71, 36,
f. 64v) v. 67-68 et 76-78)
ou d'autres que nous n'avons pas identifiées :
Juenesce et sens ne s'acorde (LR, f. 61) Oncques ne firent compaingnie
Juenesce et sans... (71, 61, v. 99-100).
On reconnaît aussi les mêmes proverbes, dans les mêmes formulations :
Le bon vin [qui] la soif rappelle (LR, L'un bon boire l'autre rapelle 53 (71, 61,
f. 19v) v. 120)
Cilz cui le cul pert, mal se cache (LR, Mal se cache cui le cul pert 54 (71, 61,
f. 22) v. 135)
... de ma pate, Et la chievre, quant de sa pate
La chievre mal gist qui trop grate (LR, Mal gist, quant trop forment en grate
f. 84v) (71, 21, v. 23-24)
La chievre qui est en un tès
De chaume, quant elle trop grate,
Mal gist par le fait de sa pate 55 (IA, 59,
v. 30-32).

Cependant, par delà l'évidente parenté de démarche et de style des deux


compilations, elles ont surtout en commun certains thèmes, martelés en
termes semblables ou à tout le moins peu différents.
Ce sont d'abord des thèmes religieux. Si les dédicaces à de potentiels
mécènes sont dans les deux ouvrages particulièrement voyantes, elles
n'occultent nullement la véritable dédicataire de leurs vers, encore plus
ostensiblement placés sous le patronage de la Vierge. Les figures de Marie
51. Cf. Jérémie, 9, 3.
52. Cf. Disticha Catonis, I, 3 (Virtutem primam esse puto conpescere linguam...)
53. Cf. Mor. 1755 : Quant plus boit l'en, plus veult l'en boivre (A, fin xme s.).
54. Cf. Mor. 1 179 : Mal se cuevre cui le cul pert (77, xive s.).
55. Cf. Mor. 2297 : Tant grate chievre que mau gist (fin xme s. ; première attesta¬
tion Erec et Énide).
474 J.-M. BOIVIN

sont si envahissantes dans le « Livre royal » qu'elles lui ont conféré son
titre alternatif. La seconde rédaction de VIsopet I-Avionnet invoque sou¬
vent et longuement 56 la Mere de Dieu , à qui l'auteur offre son livre dans le
frontispice. Les deux œuvres multiplient les actions de grâce à la
Mere dou douls roy qui ne ment... Le douls Jhesucrist qui ne ment... (71,
La dame qui fist la portee épil., v. 28)
Qui tante joie a aportee
Doivent deduire et deporter
Qui se deportent en porter
Honneur celi qui Dieu porta, Et la Dame qui le pourta :
En la loer grant deport a 57 . (LR, f. 84- En la nommer grant deport a (Av.,
84v) prol., v. 29-30).
... Celle qui touz biens ensaingne, ...souffreteus... a vous se ralie ;
Qui de pitié porte l'ensaingne. (LR, Vostre baniere deploïe
f. 85v) Est toujours pour desbareter ;
A vouz est touz nostre secours, L'ennemi ne puet contr'ester
Nous n'avons a autre recours. Ou l'en voit vostre confenon
Je m'en scé bien a que tenir, Saiges sommes se a vous venon.
Bon eur me fist a vous venir. Mere de Dieu, nous secourés,
J'eusse esté en enfer plungiez, Ou trestous sommes devourés 58 . (71,
Des ennemis tretouz rungiez. (LR, 64, v. 57 et 59-66)
f. 92)
Elle est chemins et droite adresce Car vous estes la droite adresce. (71, 64,
Qui ses amis ou ciel adresce. (LR, f. 94) v. 51)

Elles célèbrent la figure de la colombe de l'Arche de Noé :


[la douce columbette] [C'est le coulon qui parle :]
... raporta a li la treve J'aportai la pais et la treve
Par le raim qui estoit en seve. En un biau rain qu'estoit en sceve.
Ainsi nous apporta Marie Ma forme prist Sains Esperis :
Treves et pais n'en doutez mie. (LR, Cest exemple me soit meris.
f. 12v) Et Nostre Dame fu nommee
Par mon biau nom qui tant agree. (71,
61, v. 35-40)

et le mystère de la naissance de son fils :


De par toute la Trinité Par l'euvre de la Trinité
Fut son tres gent corps visité. Fu le monde tout visité.
Mes Ii filz Dieu tant seulement Mès li Fils Dieu tant seulement

56. Dans son prologue (Isopet I, v. 23-30) et dans ses fables-épilogues : ibid. , 64
(add.), v. 48-66 et Avionnet, 19 (add.), v. 52-54.
57. Voir aussi le f. 104 cité supra, p. 291-292 et p. 293-294.
58. Cf. aussi Isopet I, 62 (add.), v. 5-6 : Le Chat ne nous cesse rungier ; Dieu le
puist en enfer plungier /
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 475

Y prist corps précieusement. (LR, f. 78v) Prist vrai corps précieusement


Et descendi de la hautesce Et decendi de la 59 hautesse
Son pere et de sa forteresce De son Pere et sa forteresce,
Et issi par porte doree Descendi par porte doree
Cy aval en nostre contree (LR, f. 16) Ci aval en nostre contree. (Av., 18, v. 65-
72).
Elles présentent le sacrifice du Christ de la même façon : à cause du
... premier homme
Que Diex avoit fait, qui par pomme
Condempna tout humain lignage
Et le mist en cruex servage 60.

C'est à cette servitude — celle du péché — que le fils de Dieu est venu
arracher l'homme, faisant d'un serf, par sa mort, un noble. Le « Livre
royal » et la seconde rédaction de VIsopet I-Avionnet ont en commun un
interminable développement sur la véritable noblesse, envisagée tour à
tour comme celle de la naissance et des biaus faits d'armes, que célèbre à la
même époque Froissart, celle — supérieure — du cœur, et celle — incom¬
parable aux deux autres — du chrétien :
Dou euer vient la digne noblesce, Biauté ne vaut riens sans savoir :
Bonnes meurs font la gentillesce. L'un et l'autre fait bon avoir.
La noblesce vient dou courage, Telle est la très vraie noblesce
De bonne voulenté barnage. Qui bonnes meurs ou euer adresce.
Neantmeins disons gentilhomme Le noble euer tretout seurmonte,
Qui puet pour nous porter la somme Le noble euer les membres donbte
:

D'armes contre nos ennemis Nobles sont fais d'ancienneté


Et qui touz jours s'est entremis Par biau fais et par netteté.
De deffendre les gens menues... (LR,
f. 64)
Et est bonne presumption
Que les nobles sens fiction
Soient et meilleurs et plus sages
En faiz en diz et en languages... (LR,
f. 64v)
Toutevoies tout bon Crestien Toute voies tout crestien
Dire puet, par saint Julien, Puet dire : "Hors sui de lien
Qu'il est homs de noble lignage, Et des bues de Servitute,
Puis qu'il est venu du parage Se Jhesucris es sieus me habute,
De Dieu de la haute lignie. Car de haut lieu vint sa noblesce,
Ceste doctrine est ensaingnie, De paradis, par droite adresce,
Mon seingneur saint Pol si le dit, Ou oneques vilains ne habita,
Cy ne doit avoir contredit, Ou vilenie nul giste a.

59. Julia Bastin édite sa : nous corrigeons à l'aide du « Livre royal ».


60. « Livre royal », f. 12. Cf. Isopet I, 51, v. 71-78.
476 J. -M. BOIVIN

Es faiz le lisons des apostres, (LR, f. 65) Oncques vilains n'i demoura
Teles gentillesces sont nostres... Ne cultiva ne labora,
Ainsinques dit li emperieres Et toutes fois li nobles Horns,
Justiniens paroles chieres : Afin que fust faite resons
"Veuls tu estre homme tres noble, De l'offense du premier pere,
De Romme ou de Constantinoble ? Vint ci souffrir la mort amere.
Se tu es hom de bon mérité, Li Fils de Dieu naturelment
Sen et savoir en toi habite, Vost faire rachetement
Et que soies vray en meurté, Pour ce que fussent anobli
Sens vilenie ne durté. Qui deüssent estre en obli,
Tu seras noble plus que Herode, Qui estient a mort dampné,
Ainsi le lisons nouz ou code, Tuit cil qui estient de Adam né." (Av.,
Car Herode perdi noblesce (LR, f. 65v) 18, v. 37-64)
Par mauvetié qui noble blesce.
Et par pechié vient vilenage,
Par ce vient noblesce en servage." (LR,
f. 66)

La satire morale et sociale contenue dans les deux œuvres offre les même
similitudes. Les excès de nourriture et de boisson, qui font figure de
commune obsession, y sont décrits en termes semblables :
...Et cuidast estre saoulé L'en ne puet le glout saouler
S'il eust assez engoulé... (LR, f. 4v) De chose qu'il puisse engouler,
Il menjoit les luz fendeïs, Ne de vëau ne d'ësturgon,
Bons maqueriaus, bonne pleïs, Ne de saumon ne de murion,
Saumons, congres, anguiles, truites, Ne de lievre ne de conin... (71, 53, v. 33-
Gournaus et lamproies bien cuites, 38)
Chapons, connins et bons oisons. (LR,
f. 20v)

Le « Livre royal » parle très souvent de vins, à propos de régions judicieu¬


sement choisies — Beaune, Dijon, Auxerre, Saint-Pourçain 61... — et en
termes volontiers techniques : il y est question de vins de buffet, de vin de
pinet ou du vin de paille Qui molt eschaufe la coraille 62. L'auteur ne
manque pas d'avertir que
De boire vin la lecherie
Souvent seult abregier la vie (LR, f. 16)

mais s'il promet droite ruine aux ivrognes autant qu'aux goinfres

61. Cf. f. 38, 55, 54v.


62. Cf. f. 1, 19, 15v. Sur ces termes, voir A. Henry, Langage œnologique en langue
d'oïl (XIIe -XVe s.), Bruxelles, 1996, 2 vol. [Mémoires de la Classe des lettres et des
sciences morales et politiques, 14]. Jean de Chavanges y est cité à propos de l'expres¬
sion vin de buffet dans Le Martyre de Saint Baccus.
JEAN DE CHA V ANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 477

Vouz qui avez tout engoulé,


Ne povez estre saoulé...
Vouz qui levez le matinet
Pour boivre le vin de pinet (LR, f. 19)
Et buvez tant que estes yvre,
Qui ne savez autrement vivre (LR, f. 19v)

il ne condamne pas pour autant à boire de l'eau ceux qui suivront le


Seigneur :
De terre les biens mangerez
Et les bons vins vous buverez (LR, f. 19).

On trouve dans une addition de VIsopet I-Avionnet le même jugement


balancé :
Salemon nous deffent sans flauve
Que ne regardiens le vin flauve.
Pour le vin qui est trop beii
Sont les yaus trouble et esmeü,
Soutillant en suffosion,
En eclipse de vision.
Mes le vin qui est attrempé
Est de l'ame vie et santé. (71, 52, v. 45-52)

Les deux ouvrages dénoncent la cupidité, en particulier chez les clers de


droit : dans un chapitre intitulé Comment richesces sont amees en ce
monde, qui commence par ces vers :
Richesces sont moult goulousees
Et seur toutes choses amees... (LR, f. 62v)

l'auteur du « Livre royal » explique que les clers de droit les aiment plus que
les décrétales :

A l'un dïent qu'il a bon droit,


Et la teste mettre y voudrait,
Quant il le sentent gras et riche.
Il n'ont cure de homme chiche.
A l'autre dient : "Tu pers le tien ;
A ton adversaire me tien, [Mestre Jehans]
Qu'il a droit en ceste querele ; Traira le juge a sa cordelle ...
Et tu as tort, par ma forcele". Le juge qui est favorable
Mais cil est le plus favorable, Doit mout estre espoventable
Qui tient la plus joieuse table Mestre Jehan li a donné,
Et donne de meilleurs viandes, Si font autre clerc couronné,
Delicieuses et plus grandes. Et il leur donne venoisons,
Et de florins bonnes pongniees. Et mon mestre li donne oisons.
478 J.-M. BOIVIN

Lors sont les lois bien reverchiees. Dons pervertissent jugement,


Celles qui font pour le prepos Se le saige de ce ne ment. (71, 61, v. 73 et
Ne sont mie lors a repos ; 75-83)
Et celles qui font au contraire
Remises sont dessous l'aumaire. (LR,
f. 63)

Et il conclut, comme ailleurs le remanieur de VIsopet I-Avionnet 63 chez qui


on trouve un développement analogue,
Lors faut retourner la Digeste.

Outre ceux qui vende[nt] justice par dons (LR, f. 19), il déplore le cumul des
bénéfices :
... benefice
Multiplié vaut malefice. (LR, f. 8v)

— et, plus généralement, que l'amitié soit intéressée et que le pauvre soit
privé de tous en même temps que de tout. Le spectre des revers de fortune
et du dénuement matériel et affectif qu'ils entraînent hante les deux
ouvrages dans les mêmes formulations :
Et le proverbe est general
Qu'en acquiert amis par largesce L'en sieut mout loer la pecune
Par donner, demener leesce... (LR, f. 82) Qui amis a son mestre aüne.
Ou temps que je fui bien eurez, Quant l'homs a grant prospérité,
De mes amis fui asseurez, De amis est forment visité ;
Et quant cheï en povreté, Mès quant il chiet en povreté,
Je fui haï et dejeté. (LR, f. 83v) Déboutés est et degetés 64 . (71, 16, v. 33-
De deffaut et de povreté 38)
Débouté sont et dejeté
Les povres gens de mainte terre De povreté est couronnés
A cui povreté fait grant guerre. Cils qui les ot abandonnés.
Povreté si fort les guerroie Povretés si fort le 65 guerroie
Qu'eschac et mat leur dit en roie. (LR, f. Qu'eschac et mat li dit en roie. (71, 42,
26) v. 81-84)

Tricherie et Barat, autres obsessions de l'époque, sont aussi évoquées en


termes identiques — dans le « Livre royal » à propos d'Aman, condamné
à la potence qu'il avait destinée à Mardochée 66 :

63. Isopet 7, 41, v. 58-60 (add.) ; cf. aussi « Livre Royal », f. 103.
64. Cf. aussi le pastiche de La Complainte Rutebeuf dans la fable 68, v. 6 1 -7 1 cités
dans Naissance de la fable en français, seconde partie, chap. II.
65. Julia Bastin édite la : nous corrigeons à l'aide du « Livre royal ».
66. Cf. Esther, 3, 1-7 et 10.
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 479

Mais toute ceste iniquité Drois est que douleur et meschief


Leur retourna en vérité Li revegne dessus son chief.
Dessus leur dos et sus leurs testes. Le saige homme, par son savoir,
Et orent assez de molestes, Tricherie ne puet avoir. . . (/1 , 4 1 , v. 5 1 -54)
Car souvent vient la tricherie La pierre refiert yceli
Sus celi qui l'a commande. Qui ferir li est abeli
Ainsi en avint a Aman. Autre, par sa grant tricherie ;
A touz autres disons amen, Car sur li revient sa boidie. (71, 3, v. 35-
Qui en barat mettent hastie, 38)
A qui la mort n'est pas bastie Qui avés les fraudes basties... (71, 45, v.
43)
Mais touz jours vivra en cest monde Mès baras en enfer yra,
Ou fraude et malice habonde. Et tous vis s'i acroupira ;
David dit que il descendra En ce monde ne puet mourir,
Et en enfer touz vis vendra, Car chascuns le vuet secourir. (71, 47,
Ou psiaume cinquante quatrime 67 . v. 31-34)
(LR, f. 75 v et 76)

Tous ces échos apparaissent suffisamment nombreux et précis pour


établir que la compilation et les additions du recueil de fables sont l'œuvre
d'un seul et même auteur. Le sens dans lequel celui-ci s'est auto-cité est par
ailleurs facile à déterminer. Au chapitre 19 du « Livre royal », « ou parle
Sebile la sage et l'acteur quifait mention des ypocrites qui se delitent en faux
semblant », dans un long développement intitulé « Comment les
faux ypocrites deçoivent le monde par leurs faintises », il ne résiste pas à
l'envie de citer une des fables qu'il avait inventées et qui est la première
version française (et la seule au Moyen Âge) du Cochet, le Chat et le
Souriceau :

Ce sont li mauvés ypocrite, Mès l'ipocrites blandissieres,


Cilz les het qui es ciex habite. Li faux mauvès, li puans lierres
Ainsi font com chat fait a rat,
Ne scevent faire que barat.
Le chat a yceste faintise
Qu'il se maintient par ceste guise.
Tiex gens ressemblent le connin,
Et le singe, sire Monnin, (LR, f. 38v)
Qui ne cesse de barbeter, Déçoit par son barbotement
Pour ce ne lesse bareter. ... Qui ne resiste justement (71, 20, v. 25-
Il deçoivent par leurs malices 28)
Les simples gens, et par leurs vices
Faingnent vices estre vertuz, Vices faignent estre vertus
Boivent le bon vin de Vertuz ... Pour decevoir les malostrus (71, 7, v. Il¬
Souz l'ombre de longue oroison, l's)
Assemblent avoir a foison,

67. Cf. Psaume 55 (54), 10-16.


480 J. -M. BOIVIN

Et font povres les proselites,


Et font mauvetiez infinites ; Du Coc et de la Souris (71, 63)
Le chat faint la preudometé, La Souris au petit Souris
Mais le coc qui est si creté Dit : "Souefment es de moi nourris ;
Qu'il ressemble un chevalier Joer voudras, ma fille chiere,
Quant il est en son bon palier, (LR, f. 39) Et t'en istras de ma taisniere.
Qui est avecques dame Pinte Encontrerras un chevalier
S'amie, qui est quarte ou quinte, Fort et puissant, en un paillier.
Qui est avec li fiere et baude. Tu encontreras un preudomme
Mes il n'i pensera ja fraude*, Que au foier toute jour gromme,
Quant a ses esperons chauciez : Et gist en la cendre chaudette
Sus ses piez est tres bien hauciez, Et en orant tourjours barbette.
Et chante a sa voiz, qu'il a belle, D'autre part est le biau Cochet.
Et puis sa geline rappelle. Prise seras au trebuchet,
A la souriz fait grant peeur, Se vers toi faintement habite
Qui regarde le chat meeur, Le Chat, le couvert ypocrite ;
Qui fait le preudomme ou foier, Se ne te gardes, mangera
Et ne cesse de barboier. Toi trestout et devourera.
Ou chat se fie la souriz, Mès du chevalier n'aies garde,
Qui la demainne par son ris, Mès le faus semblant qui se farde
Et ressemble que touz jours eure. Ne s'efforce de bare ter
A autre chose ne labeure Par ourer et par barbeter.
Mais qu'a decevoir l'innocent, N'ajoute foi a ypocrite ;
Foy que je doy saint Innocent. (LR, Cils les het qui es chieus habite.
f. 39 v) Aus bons font fausses envaïes
Par paroles belles, polies ;
Les piteus font comme orfenin,
Dessous la langue ont le venin ;
En leur faintise se tapissent
Et venin en leur euer norrissent."
* cf. aussi :
Se aucuns vuet faire et songier fraude,
La pensee norrit si baude... (71, 47 v. 25-
26)

Est-il permis de se demander dans ces conditions — le « Livre royal »


utilisant Ylsopet I-Avionnet et non l'inverse — si le recueil de fables ne
pourrait pas être simplement un ouvrage parmi ceux que pille la compila¬
tion, sans qu'il faille postuler un auteur commun ? Outre que les rappro¬
chements stylistiques que nous avons effectués nous paraissent exclure
cette hypothèse, elle impliquerait que le « Livre royal » emprunte au moins
autant à la première rédaction de l'Isopet I-Avionnet qu'à la seconde qui lui
a toujours été par définition associée. Or nous n'avons pu trouver dans les
106 feuillets aucun emprunt à la version originale de l'œuvre. Tous ceux
qui ont été faits aux additions, en revanche, font figure d'obsessions du
remanieur qui les avait rattachés aux fables de façon souvent très artifi-
JEAN DE CHA V ANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 481

cielle : que l'on songe aux excroissances de l'apologue L'Autour et le


Pigeon 68 (épisodes de l'Arche de Noé, de l'achat de la justice au tribunal
de l'Aigle, etc.) ou à l'interminable (d'une longueur très supérieure à celle
du récit) développement sur la noblesse greffé sur la moralité Le Renard et
l'Ours :
Biauté nulle a sen ne se prend 69 .

Ils sont l'œuvre d'un moraliste désireux de marteler un certain nombre


d'enseignements, dans des ouvrages où il ne se préoccupe guère ni de leur
articulation entre eux et ni de la cohérence de l'ensemble. Le « Livre royal »
livre sur ce moraliste de précieuses informations.

À peu près au milieu de l'ouvrage, il se nomme, dans un passage où il


propose comme modèle du chevalier chrétien
... Guillaume d'Orenges,
Ainsinques Jehan de Chavenges
L'a ouï dire aus vaillans. (LR, f. 50)

Chavanges était une paroisse du diocèse de Troyes, aujourd'hui chef-lieu


d'un des cantons de l'Aube. Il était donc champenois et manifeste, de fait,
dans la compilation une assez bonne connaissance de la géographie et de
l'histoire de la Champagne 70 .
Il était clerc. À la fin de la digression sur la noblesse des chrétiens, il
explique qu'il s'y connaît mieux en livres liturgiques qu'en armes :
Miex cognoistroie un bon messé,
Un psautier ou un breviaire,
Un greel de bon exemplaire,
Q'unes plates et un haubert,
Pour porter en place Maubert. (LR, f. 66)

La dernière notation, ajoutée à plusieurs autres, comme la traduction de


l'épitaphe qu'on pouvait lire sur le tombeau de Pierre le Mangeur à
Saint-Victor de Paris (f. lOv), donne à penser qu'il avait étudié dans la
capitale.
Charles-Victor Langlois, qui, quelques années après la publication de la
notice de Léopold Delisle, l'a reprise pour tenter de la compléter, a
recherché sa trace dans les archives de Troyes et de Paris. « Jean de
Chavanges » était malheureusement un nom assez répandu. Parmi diffé¬
rents homonymes, on trouve cependant deux personnages dont les dates

68. Cf. Isopet I, 61 (add.), v. 33-40 et 61-82.


69. Avionnet, 18, De Renart et de la Ourse, v. 35 (première rédaction).
70. Cf. L. Delisle, art. cit., p. 321-22, et Ch.-V. Langlois, art. cit., p. 160.
482 J.-M. BOIVIN

peuvent correspondre à celles de la composition du « Livre royal » : un


chanoine et agent du chapitre de Saint-Étienne de Troyes, également
collecteur de la décime du roi, dont on a plusieurs mentions entre 1342 et
1349 et dont subsiste une lettre datée du 20 novembre 1347 ; un avocat au
Parlement de Paris dont le nom figure en tête d'un règlement de 1340,
devenu ensuite conseiller et mentionné comme commissaire dans des
pièces en date du 8 février 1343 et du 13 décembre 1345. À propos de ce
dernier Charles-Victor Langlois écrit : « c'est certainement notre auteur ».
Les preuves à l'appui de cette affirmation sont peu nombreuses et sommai¬
rement jetées dans une note de bas de page : « Il parle du Parlement de
Paris, des Grands Jours de Troyes et de Château-Thierry (f. 27v) ; il a des
expressions caractéristiques : "Je vous en baille jour de veue" (f. 50v) » 71 .
Les deux œuvres que nous pouvons désormais lui attribuer semblent
toutefois la confirmer. Non qu'il n'y soit jamais question de chanoines : la
dernière pièce de la seconde rédaction de Ylsopet I-Avionnet est un fabliau
intitulé D'un Menestrier envoié de l' espose pour avoir une robe d'un Che-
noine de Troies 72 et le « Livre royal » fait plusieurs fois mention de ces
clercs, par exemple à propos des robes à queue dont les dames abusent,
mais dont eux font un légitime usage (f. 68v). Cependant, les références au
droit, les mentions du Digeste et d'autres textes du code civil médiéval,
ainsi que les anecdotes juridiques, y sont infiniment plus nombreuses et
probantes.

Qu'apporte cette identification à notre connaissance du recueil de fables ?

Elle infirme l'attribution du remaniement par ses éditeurs successifs à


« un auteur bourguignon 73 ». Les arguments de Julia Bastin étaient,
contrairement à ceux, plus oiseux, de Kenneth McKenzie et William
Oldfather, essentiellement linguistiques. La coloration dialectale du
« Livre royal » est assurément moins nette — du moins dans le manuscrit
qui nous l'a conservé — que celle des additions de Ylsopet I-Avionnet,
laquelle est toutefois moins marquée que Julia Bastin (qui la comparait à
la langue particulièrement « commune » de la première rédaction) ne l'a

71. Ch.-V. Langlois, art. cit., p. 162, n. 5. Les Grands Jours sont des délégations
temporaires de conseillers du Parlement de Paris envoyés en province pour y régler
un certain nombre d'affaires. Sur les jours de veue, cf. Philippe de Beaumanoir,
Coutumes du Beauvaisis, A. Salmon éd., Paris, 1899, t. I, chap. 9 : « Des jours de
veue ».
72. Cf. Avionnet, 19 (add.).
73. Voir l'introduction des éditions de K. McKenzie et W.A. Oldfather, Ysopet-
Avionnet : the Latin and French Texts, Urbana, 1919, p. 34, et de J. Bastin,
t. II du Recueil général des Isopets, p. XXXII-XXXVII.
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 483

indiqué. Mais on y retrouve plusieurs traits notés par l'éditrice des fables,
en particulier à la rime. La diphtongue ai issue de la combinaison d'un a et
d'une semi-voyelle i que n'arrête aucune entrave :
Ne créons que Artus reveingne
N'en Cornuaille n'en Bretaingne... (LR, f. 52)
Oultre touz les rois de Bretaingne
Passa il et porta l'ensaingne 74 . (LR, f. 52v)
Le participe passé en -ie des verbes de la première conjugaison en -ier :
Le livre de leur prophecies,
Seur toutes choses essaucies 75... (LR, f. 103v)
Le résultat iau de ël accentué + consonne :
Nuls ne li donnoit un morsiau
Avant l'eussent Ii porciau (LR, f. 4v)
L'effacement de r devant consonne :
Charles ot fiance jusque au Rone
Et la Muese. Ce fu la bone [= « borne »] 76 (LR, f. 24v)
et son passage à / dans miserele 77 (f. 59v).
Aucun de ces traits n'est spécifiquement bourguignon. La plupart
peuvent se trouver sur tout le territoire d'oïl et il n'y a que les deux
premiers qui soient en réalité plus caractéristiques des régions de l'Est où
les différentes traductions de l'Anonyme de Nevelet ont vu le jour 78. Dans
l'atelier parisien où a été réalisée la copie du « Livre royal », ils ont de toute
façon été estompés.

Mais l'identité du remanieur confirme plusieurs conclusions que nous


avons tirées, dans Naissance de la fable en français, de l'analyse stylistique
et thématique de ses additions.

74. Cf. aussi v. 77-78 de l'épilogue cités supra : compaingne / Bahaingne.


75. Cf. aussi f. 75 v°, cité supra : tricherie / commande.
76. Cf. Avionnet, 1, v. 33-34 (add.) : « Mes la douceur de femme bonne Passe de
soulas toute bonne ». Les deux formes du mot sont toutefois banales.
77. « Le . XXVII.e chapitre. La miserele en françois laquelefist le bon roy David » :
cf. Avionnet, 19, v. 22, « Ou patrenostre et miserelle / Dit... ».
78. Cf. J. Chaurand, Introduction à la dialectologie française, Paris, 1972, p. 52
(pour la fermeture de a en e devant n palatal), p. 84 (pour la réduction de iée à ie),
p. 72 (pour les aboutissements de ellus), p. 94 (pour les confusions de r et de / ) ; ainsi
que p. 55 et 112 pour deux autres phénomènes relevés par Julia Bastin dans les
additions (le vocalisme a de e < e fermé accentué et entravé et l'élargissement en oi
de certains subjonctifs présents). Sur l'aire géographique où ont été effectuées les
adaptations de Y Anonyme, voir Naissance de la fable en français, seconde partie,
chap. II, 1 .
484 J.-M. BOIVIN

Elle ne permet guère de préciser la date de leur rédaction. Le « Livre


royal » a dû être écrit, d'après la composition de la famille royale dans la
dédicace, entre 1 345 (date du mariage du duc et de la duchesse d'Orléans)
et 1349 (date de la mort de Jeanne de Bourgogne et de Bonne de Luxem¬
bourg). Cette fourchette autorise tout au plus à avancer un peu le terminus
ad quem de celle que nous avions proposée pour le remaniement (1339-
1349 79), qui a sans doute précédé d'au moins un an la compilation.
Elle prouve bien, en revanche, que les additions sont l'œuvre d'un seul
auteur — qui a pu procéder par retouches successives 80. La plupart des
passages soupçonnés par les éditeurs ou par Pierre Ruelle d'être des
interpolations (en particulier la digression juridique du Renard, le Singe et
le Lièvre, le fait-divers du Serpent et la Lime, L'Autour et le Pigeon et Le
Ménestrel et le Chanoine ) ont dans le « Livre royal » des échos précis. Le
style n'en est pas moins confus — « pitoyable » écrivent Kenneth McKen¬
zie et William Oldfather à propos de la dernière fable de YAvionnet — , mais
les convergences nous ont permis d'améliorer légèrement à deux reprises le
texte de l'édition Bastin 81 .
Elle correspond surtout parfaitement au « portrait-robot » que nous
avons dressé du second rédacteur 82 : un compilateur médiocre, moralisant
à ses heures perdues, au demeurant sans doute peu nombreuses, ce qui
expliquerait qu'il ait travaillé vite, de façon discontinue, et qu'il ait en
grande partie bâclé ses moralisations ; un juriste familier des sommets de
l'Etat ; un ambitieux s'efïorçant d'y exploiter la bibliophilie ambiante et la
vocation de mécènes des princes de Valois... et des princesses. Le « Livre
royal » vise explicitement le même public que le remaniement du recueil de
fables 83 : à propos d'une des pièces religieuses qui y sont traduites du latin
l'auteur déclare :
Pour cela vueil mettre en ronmans Cf. Pour les dammes tant seulement
L'oroison que vous reconmans L'ai du latin trait en romman,
Pour les lais et devotion Exquelles excellent clergie
Des dames qui cognition Ne très eminent n'affiert mie. (71,
Dou latin n'ont mie han tee, épil., v. 15-18)
Disons : "Ha ! Dame bien euree..."
(LR, f. 101)
On peut simplement se demander en définitive pourquoi il n'a signé
qu'un seul des deux ouvrages qu'il a composés pour l'édification des

79. Loc. cit.


80. Voir ibid., seconde partie, chap. I, 6 «La seconde rédaction de Ylsopet
I-Avionnet ».
81. Cf. supra, n. 57 et 63.
82. Voir Naissance de la fable en français, seconde partie, chapitres I et II.
83. Voir ibid., seconde partie, chap. III.
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 485

dames. Parce que sa contribution à Ylsopet I-Avionneî lui apparaissait


décidément trop mince ? On peut en douter. Il n'est, en effet, pas certain
que la part originale du « Livre royal » soit plus considérable et ses
apologues sont beaucoup moins ennuyeux que les figures enchaînées aux
prophéties de la compilation. Dans le remaniement demeuré anonyme,
nous serions tentée de voir, sinon une signature, du moins un signe, discret,
de son auteur, à la fin de l'évocation de l'hiver, où Jeanne de Bourgogne est
invitée à le lire :
Et mesmement quant est yvers
Et le tamps est fors et divers,
Si que l'en ne puet chevauchier,
Ains se couvient au feu chaufer,
Ne puet l'en mouvoir de la chambre,
Lors est bon que l'en se ramembre
D'aucun livre ou narration
Ou n'ait de mal occasion.
Si comme dit Caton le saige,
C'est de l'iver le vasselaige
De regarder les jugemens
Qu'ont esté fais es parlemens 84.

L'hiver figurerait plus que jamais, dans cet épilogue, la saison des fables,
non seulement celle de leurs récits cruels et de leur récitation dans la
chambre bien chauffée des dames, mais aussi celle de leur composition,
temps de réflexion et de vacances (studieuses) pour maître Jean de Cha-
vanges, conseiller au Parlement.

Jeanne-Marie Boivin.

84. Isopet I-Avionnet, épilogue, v. 47-58.

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