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Boivin Jeanne-Marie. Un Fabuliste anonyme du XIVe siècle démasqué : Jean de Chavanges, conseiller au Parlement. In:
Romania, tome 123 n°491-492, 2005. pp. 459-485;
doi : https://doi.org/10.3406/roma.2005.1363
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_2005_num_123_491_1363
CONSEILLER
JEAN DE CHAVANGES,
AU PARLEMENT
Le genre ésopique apparaît depuis ses origines pour une très large part
voué à l'anonymat, ou à un pseudonymat qui semble n'avoir jamais abusé
personne. Lorsque Aristophane attribuait à « Ésope », supposé avoir vécu
au vie siècle av. J.-C, une fable d'Archiloque (vne siècle av. J.-C), il
indiquait clairement le statut du père de l'apologue dès la plus haute
Antiquité : un des grands « inventeurs » que l'histoire littéraire assignait à
chaque genre, sur lequel les Grecs eux-mêmes ne se méprenaient pas. Les
Romains ne paraissent pas avoir été plus crédules, si l'on en juge par les
références aussi appuyées que désinvoltes de Phèdre à son « modèle » et
par le passage de Y Institution oratoire où Quintilien explique que ce n'est
pas lui mais Hésiode qui a inventé les fables 2. Les hommes du Moyen Âge
l'étaient à l'évidence encore moins quand ils appelaient Aïsopus des
recueils latins souvent placés, dans leur prologue, sous un autre (faux)
nom.
Romulus Tiberino filio 3... La collection d'apologues en prose à laquelle
presque tous ceux du Moyen Âge remontent avait été revendiquée dans la
dédicace par un certain « Romulus », qui prétendait les avoir traduits du
grec pour « son fils Tiberinus ». Comme il s'agit essentiellement de para¬
phrases de Phèdre, on voit que ce pompeux pseudonyme, tôt gratifié par
certains copistes d'un titre d'imperator, et qui avait sans doute encore
1. Jean de Chavanges, « Livre royal », f. 99. Il s'agit du diable. Je remercie mon
amie Sylvie Lefèvre pour sa relecture de ces pages.
2. Quintilien, Institution oratoire, V, 11, 19, éd. et trad. J. Cousin, Paris, 1976,
p. 167-68.
3. Der Lateinische Àsop des Romulus und die Prosa-Fassungen des Phädrus, éd.
G. Thiele, Heidelberg, 1910, p. 2-3.
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Marie de France ne s'est « oubliée » dans aucune des trois œuvres qui lui
sont attribuées — outre les Fables, les Lais et Y Espurgatoire de saint
Patrice 10 — et semble obsédée par la crainte de se faire voler son travail.
Concernant le genre ésopique, depuis toujours voué, en même temps qu'à
l'anonymat, à une compilation qui n'est pas toujours sans évoquer ses
origines peu recommandables n, cette crainte pouvait apparaître justifiée.
Mais elle n'a apparemment pas effleuré les autres fabulistes.
Les prologues et les épilogues de Ylsopet II de Paris et de Ylsopet de
Chartres, adaptés du Novus JEsopus d'Alexandre Neckam, tout comme
ceux de Ylsopet de Lyon et Ylsopet I-Avionnet, adaptés de Y Anonyme de
Nevelet 12, sont muets sur leurs auteurs. Ils ne sont guère plus diserts sur
leurs destinataires, à l'exception de Ylsopet I-Avionnet, qui a connu au xive
siècle deux rédactions successives dont la seconde s'achève sur une longue
dédicace à l'épouse du roi Philippe VI de Valois, Jeanne de Bourgogne.
Cette dédicace et un heureux hasard nous ont permis de soulever un coin
du voile de mystère qui recouvrait jusqu'ici entièrement ces œuvres. Le
fabuliste dont nous avons découvert l'identité n'est pas le plus intéressant,
puisque c'est l'auteur d'un remaniement dont nous avons montré, dans
Naissance de la fable en français 13, outre la spécificité, la part de création
limitée, mais c'est sans doute le seul que l'on avait des chances un jour
d'identifier. Et cette découverte, intervenue après la rédaction de notre
ouvrage, a apporté une confirmation à plusieurs des conclusions que nous
9. Marie de France, Fables, éd. Ch. Brucker, Louvain, 1991, épilogue, v. 1-8.
10. Cf. dans les Lais, éd. J. Rychner, Paris, 1971 [CFMA], le prologue de Guige-
mar, v. 3-4, et dans Y Espurgatoire saint Patrice, éd. K. Warnke, Halle, 1938,
l'épilogue, v. 2297-98.
11. Cum-pilare : « piller ».
12. Les Isopets anonymes ont été édités avec leurs textes-sources par Julia Bastin
dans les tomes I et II du Recueil général des Isopets, parus à la SATF en 1929 et
1930.
13. Cité supra. Sur la seconde rédaction de l'Isopet I-Avionnet, voir le chapitre I
de la seconde partie.
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du prologue de VAvionnet20.
Les quelques autres passages transcrits par Léopold Delisle nous pro¬
curant les mêmes impressions tantôt vagues de déjà-lu, tantôt assurées de
connaître leurs formulations, c'est avec la quasi-certitude de « tenir » le
remanieur de VIsopet I-Avionnet que nous sommes allée lire l'ouvrage à
Chantilly.
Par une démarche strictement inverse mais de même nature que celle de
la compilation, le remanieur a assez systématiquement associé aux figures
morales ou allégories des apologues celles de la Sainte Paige. C'est ainsi
que l'histoire du Geai paré des plumes du Paon, qui dans la première
rédaction de Ylsopet I illustrait le proverbe
Qui plus haut monte qu'il ne doit,
De plus haut chiet qu'il ne voudroit 27
est aussi une tendance — sans commune mesure, bien sûr, dans des ajouts
limités à une œuvre préexistante avec ce que l'on observe dans un texte de
presque 5000 vers — du remanieur : on citera l'exposé juridique inséré
28. Ibid., v. 53-58 (add.). Cf. Genèse, 6, 4 et 7, 19-21.
29. Toutes les citations de Ylsopet I-Avionnet (71 ou Av.) données en regard de
celles du « Livre royal » (LR) sont, sans que cela soit à chaque fois reprécisé, des
additions de la seconde rédaction, citées dans l'éd. Bastin.
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dans le récit Le Renard, le Singe et le Lièvre 30, le long fait divers greffé sur
la moralité Le Serpent et la lime 31 ou les excursus des épilogues sur la
culture souhaitable chez les laïcs et les laïques, la légitimité de la compila¬
tion, le temps de la récitation des fables ou leur vérité paradoxale. Lui aussi
souligne à l'occasion ce travers :
... Pour viter peresce et repos.
Revenons a nostre propos 32.
avec une des rimes favorites des deux textes 33 .
Le « Livre royal » est écrit dans les mêmes octosyllabes lourds et embar¬
rassés, au point d'être parfois peu clairs, que la seconde rédaction de
Y Isopet I-Avionnet. On trouve les mêmes références insistantes à l'Écri¬
ture :
Nous trouvons en la Sainte Page Ainssi le dit la Sainte Paige (71, 4, v. 26)
Du livre de Job le tres sage (LR, f. 8v) Pour ce nous dit la sainte Paige (II, 61,
v. 109)
Lisons ou Livre Job le saige (II, 64,
v. 35)
...ou l'Escripture ment (LR, f. 12) Se le saige de ce ne ment (71 , 6 1 , v. 82)
Se l'Escripture ne me ment (LR, f. 27v)
Le roy Salemon or oions (LR, f. 60v) Et se le saige Salemon
En ce dialegue reclemon (71, 36, v. 83-
84)
Si comme lisons en la Bible (LR, f. 67v) Ainsi le lisons en la Bible (71 , 54, v. 36)
Ou tiers des Rois livre est escript Si comme Salemons l'escrit,
Si com nous tesmoingne l'escript (LR, Ainsi le trouvons en l'escript (71, épil.,
f. 72v) v. 65-66)
Nous lisons ou Livre des Rois (LR, Trouverés au Livre des Rois (71, 59,
f. 80) v. 37)
On trouve aussi les mêmes emplois, moins banals, de termes religieux —
on note l'utilisation répétée d 'emboer, un verbe attaché à la souillure du
péché 34 — ou juridiques : on relève plusieurs fois dition dans un sens
(«autorité ») qui n'est pas attesté dans les dictionnaires avant le xvie
siècle 35, et des vocables aussi peu courants que tuteur, tuition, adjuteur 36...
On observe le retour de formules comme sens {nulle) fiction ou sans {nulle)
fable, systématiquement à la rime 37 .
C'est en effet à la rime que l'on repère le plus aisément, d'un texte à
l'autre, les mêmes facilités et les mêmes ficelles. L'analyse du remaniement
que nous avons faite dans Naissance de la fable en français 38 y signale la
fréquence d'un couple aussi singulier que morsel / pourcel : on le retrouve
dans le « Livre royal 39 ». Les deux œuvres ont en commun tout un stock
de rimes, dont on ne peut pas ne pas constater la récurrence : compai{n)gon
/ gai{n)gnon 40, roy / desroy41, trespasser / amasser 42 , co{u)rro{u)cier /
agoucier 43, deliz / enseveliz 44 , prince / pince 45 , raison / Toute en retentist la
maison 46... Souvent associées à certains motifs, comme celui de la joyeuse
vie :
47. Voir Naissance de lafable en français, seconde partie, chap. IV, 2, à propos des
rimes équivoquées dont tous les recueils abusent.
48. Pour la rime, cf. Isopet 7, 61, v. 55-56 : Je te crie pour Dieu merci, De peeur é le
euer nerci.
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Toutlihosteloit
Mes deables en
un os
sontelhostel "Ou
Li est
siresle liseigneur
baille undeosYostel
tel : ?"
En son courtil li va lancier "Certes, il est en sa chapelle..." (Av.,
Dont moult cuida desavancier... (LR, 19, v. 19-21).
f. 96)
Leur auteur en était si satisfait que dans le « Livre royal » il le répète encore
(approximativement) au verso du même feuillet :
...touz fu sires de l'ostel.
Un pris ot lors et un los tel...
Il l'emprunte sans doute à Renart le Nouvel (terminé par Jacquemart
Giélée en 1289), où on le trouve dans une formulation proche de la
compilation :
... et pour che la baillie
Vous doins et le senescauchie
De me terre et de mon ostel,
Car en mon courtil un os tel
Me geta Ysengrins li leus
Que perdus en fu mes osteus 49 .
Comme les auteurs des Isopets, celui du « Livre royal » connaît bien la
littérature contemporaine : au détour de ses digressions historiques et
morales surgissent « Guillaume au court nez », Roland, Olivier et les
autres héros de la Chanson, Arthur, Mordred, et même « dame Pinte » !
Racontant la vie de Boèce et la composition de la Consolation de Philoso¬
phie, il n'oublie pas son traducteur
... A la petition
Dou biau roy Phelippe de France,
Jehan de Meun, par grant science,
Le mist de latin en françois,
Ce li plut bien, par saint François
(LR, f. 64v)
dont il cite plus loin deux vers également cités dans une addition de Ylsopet
I-Avionnet — où ils ne lui sont pas plus explicitement attribués :
Si comme escript Justiniens, Et pour ce dit Justiniens
Qui fist les livres anciens50... (LR, Qui fist les livres anciens... (//, épil..,
f. 82v) v. 29-30).
49. Jacquemart Giélée, Renart le Nouvel, v. 2675-80, éd. H. Roussel, Paris, SATF,
1961 qui glose l'expression soulignée par « jeter une pierre dans mon jardin ».
50. Cf. Jean de Meun, Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, 1965-1970 [CFMA],
v. 11315-11316. Cf. aussi f. 65 cité infra.
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ou profanes, de Caton :
Biau parler en sale ou palais Qui biau dit, biau oïr porra,
N'escorche mie le palais. Biau die qui biau dit vourra...
Entendons le saige Caton
Cilz a qui sa laingue demainne Qui dit que vertu promerainne
Souefment vertu premerainne 52 (LR, Est atramper langue grifainne (71, 36,
f. 64v) v. 67-68 et 76-78)
ou d'autres que nous n'avons pas identifiées :
Juenesce et sens ne s'acorde (LR, f. 61) Oncques ne firent compaingnie
Juenesce et sans... (71, 61, v. 99-100).
On reconnaît aussi les mêmes proverbes, dans les mêmes formulations :
Le bon vin [qui] la soif rappelle (LR, L'un bon boire l'autre rapelle 53 (71, 61,
f. 19v) v. 120)
Cilz cui le cul pert, mal se cache (LR, Mal se cache cui le cul pert 54 (71, 61,
f. 22) v. 135)
... de ma pate, Et la chievre, quant de sa pate
La chievre mal gist qui trop grate (LR, Mal gist, quant trop forment en grate
f. 84v) (71, 21, v. 23-24)
La chievre qui est en un tès
De chaume, quant elle trop grate,
Mal gist par le fait de sa pate 55 (IA, 59,
v. 30-32).
sont si envahissantes dans le « Livre royal » qu'elles lui ont conféré son
titre alternatif. La seconde rédaction de VIsopet I-Avionnet invoque sou¬
vent et longuement 56 la Mere de Dieu , à qui l'auteur offre son livre dans le
frontispice. Les deux œuvres multiplient les actions de grâce à la
Mere dou douls roy qui ne ment... Le douls Jhesucrist qui ne ment... (71,
La dame qui fist la portee épil., v. 28)
Qui tante joie a aportee
Doivent deduire et deporter
Qui se deportent en porter
Honneur celi qui Dieu porta, Et la Dame qui le pourta :
En la loer grant deport a 57 . (LR, f. 84- En la nommer grant deport a (Av.,
84v) prol., v. 29-30).
... Celle qui touz biens ensaingne, ...souffreteus... a vous se ralie ;
Qui de pitié porte l'ensaingne. (LR, Vostre baniere deploïe
f. 85v) Est toujours pour desbareter ;
A vouz est touz nostre secours, L'ennemi ne puet contr'ester
Nous n'avons a autre recours. Ou l'en voit vostre confenon
Je m'en scé bien a que tenir, Saiges sommes se a vous venon.
Bon eur me fist a vous venir. Mere de Dieu, nous secourés,
J'eusse esté en enfer plungiez, Ou trestous sommes devourés 58 . (71,
Des ennemis tretouz rungiez. (LR, 64, v. 57 et 59-66)
f. 92)
Elle est chemins et droite adresce Car vous estes la droite adresce. (71, 64,
Qui ses amis ou ciel adresce. (LR, f. 94) v. 51)
56. Dans son prologue (Isopet I, v. 23-30) et dans ses fables-épilogues : ibid. , 64
(add.), v. 48-66 et Avionnet, 19 (add.), v. 52-54.
57. Voir aussi le f. 104 cité supra, p. 291-292 et p. 293-294.
58. Cf. aussi Isopet I, 62 (add.), v. 5-6 : Le Chat ne nous cesse rungier ; Dieu le
puist en enfer plungier /
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 475
C'est à cette servitude — celle du péché — que le fils de Dieu est venu
arracher l'homme, faisant d'un serf, par sa mort, un noble. Le « Livre
royal » et la seconde rédaction de VIsopet I-Avionnet ont en commun un
interminable développement sur la véritable noblesse, envisagée tour à
tour comme celle de la naissance et des biaus faits d'armes, que célèbre à la
même époque Froissart, celle — supérieure — du cœur, et celle — incom¬
parable aux deux autres — du chrétien :
Dou euer vient la digne noblesce, Biauté ne vaut riens sans savoir :
Bonnes meurs font la gentillesce. L'un et l'autre fait bon avoir.
La noblesce vient dou courage, Telle est la très vraie noblesce
De bonne voulenté barnage. Qui bonnes meurs ou euer adresce.
Neantmeins disons gentilhomme Le noble euer tretout seurmonte,
Qui puet pour nous porter la somme Le noble euer les membres donbte
:
Es faiz le lisons des apostres, (LR, f. 65) Oncques vilains n'i demoura
Teles gentillesces sont nostres... Ne cultiva ne labora,
Ainsinques dit li emperieres Et toutes fois li nobles Horns,
Justiniens paroles chieres : Afin que fust faite resons
"Veuls tu estre homme tres noble, De l'offense du premier pere,
De Romme ou de Constantinoble ? Vint ci souffrir la mort amere.
Se tu es hom de bon mérité, Li Fils de Dieu naturelment
Sen et savoir en toi habite, Vost faire rachetement
Et que soies vray en meurté, Pour ce que fussent anobli
Sens vilenie ne durté. Qui deüssent estre en obli,
Tu seras noble plus que Herode, Qui estient a mort dampné,
Ainsi le lisons nouz ou code, Tuit cil qui estient de Adam né." (Av.,
Car Herode perdi noblesce (LR, f. 65v) 18, v. 37-64)
Par mauvetié qui noble blesce.
Et par pechié vient vilenage,
Par ce vient noblesce en servage." (LR,
f. 66)
La satire morale et sociale contenue dans les deux œuvres offre les même
similitudes. Les excès de nourriture et de boisson, qui font figure de
commune obsession, y sont décrits en termes semblables :
...Et cuidast estre saoulé L'en ne puet le glout saouler
S'il eust assez engoulé... (LR, f. 4v) De chose qu'il puisse engouler,
Il menjoit les luz fendeïs, Ne de vëau ne d'ësturgon,
Bons maqueriaus, bonne pleïs, Ne de saumon ne de murion,
Saumons, congres, anguiles, truites, Ne de lievre ne de conin... (71, 53, v. 33-
Gournaus et lamproies bien cuites, 38)
Chapons, connins et bons oisons. (LR,
f. 20v)
mais s'il promet droite ruine aux ivrognes autant qu'aux goinfres
l'auteur du « Livre royal » explique que les clers de droit les aiment plus que
les décrétales :
Outre ceux qui vende[nt] justice par dons (LR, f. 19), il déplore le cumul des
bénéfices :
... benefice
Multiplié vaut malefice. (LR, f. 8v)
— et, plus généralement, que l'amitié soit intéressée et que le pauvre soit
privé de tous en même temps que de tout. Le spectre des revers de fortune
et du dénuement matériel et affectif qu'ils entraînent hante les deux
ouvrages dans les mêmes formulations :
Et le proverbe est general
Qu'en acquiert amis par largesce L'en sieut mout loer la pecune
Par donner, demener leesce... (LR, f. 82) Qui amis a son mestre aüne.
Ou temps que je fui bien eurez, Quant l'homs a grant prospérité,
De mes amis fui asseurez, De amis est forment visité ;
Et quant cheï en povreté, Mès quant il chiet en povreté,
Je fui haï et dejeté. (LR, f. 83v) Déboutés est et degetés 64 . (71, 16, v. 33-
De deffaut et de povreté 38)
Débouté sont et dejeté
Les povres gens de mainte terre De povreté est couronnés
A cui povreté fait grant guerre. Cils qui les ot abandonnés.
Povreté si fort les guerroie Povretés si fort le 65 guerroie
Qu'eschac et mat leur dit en roie. (LR, f. Qu'eschac et mat li dit en roie. (71, 42,
26) v. 81-84)
63. Isopet 7, 41, v. 58-60 (add.) ; cf. aussi « Livre Royal », f. 103.
64. Cf. aussi le pastiche de La Complainte Rutebeuf dans la fable 68, v. 6 1 -7 1 cités
dans Naissance de la fable en français, seconde partie, chap. II.
65. Julia Bastin édite la : nous corrigeons à l'aide du « Livre royal ».
66. Cf. Esther, 3, 1-7 et 10.
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 479
71. Ch.-V. Langlois, art. cit., p. 162, n. 5. Les Grands Jours sont des délégations
temporaires de conseillers du Parlement de Paris envoyés en province pour y régler
un certain nombre d'affaires. Sur les jours de veue, cf. Philippe de Beaumanoir,
Coutumes du Beauvaisis, A. Salmon éd., Paris, 1899, t. I, chap. 9 : « Des jours de
veue ».
72. Cf. Avionnet, 19 (add.).
73. Voir l'introduction des éditions de K. McKenzie et W.A. Oldfather, Ysopet-
Avionnet : the Latin and French Texts, Urbana, 1919, p. 34, et de J. Bastin,
t. II du Recueil général des Isopets, p. XXXII-XXXVII.
JEAN DE CHAVANGES, FABULISTE DÉMASQUÉ 483
indiqué. Mais on y retrouve plusieurs traits notés par l'éditrice des fables,
en particulier à la rime. La diphtongue ai issue de la combinaison d'un a et
d'une semi-voyelle i que n'arrête aucune entrave :
Ne créons que Artus reveingne
N'en Cornuaille n'en Bretaingne... (LR, f. 52)
Oultre touz les rois de Bretaingne
Passa il et porta l'ensaingne 74 . (LR, f. 52v)
Le participe passé en -ie des verbes de la première conjugaison en -ier :
Le livre de leur prophecies,
Seur toutes choses essaucies 75... (LR, f. 103v)
Le résultat iau de ël accentué + consonne :
Nuls ne li donnoit un morsiau
Avant l'eussent Ii porciau (LR, f. 4v)
L'effacement de r devant consonne :
Charles ot fiance jusque au Rone
Et la Muese. Ce fu la bone [= « borne »] 76 (LR, f. 24v)
et son passage à / dans miserele 77 (f. 59v).
Aucun de ces traits n'est spécifiquement bourguignon. La plupart
peuvent se trouver sur tout le territoire d'oïl et il n'y a que les deux
premiers qui soient en réalité plus caractéristiques des régions de l'Est où
les différentes traductions de l'Anonyme de Nevelet ont vu le jour 78. Dans
l'atelier parisien où a été réalisée la copie du « Livre royal », ils ont de toute
façon été estompés.
L'hiver figurerait plus que jamais, dans cet épilogue, la saison des fables,
non seulement celle de leurs récits cruels et de leur récitation dans la
chambre bien chauffée des dames, mais aussi celle de leur composition,
temps de réflexion et de vacances (studieuses) pour maître Jean de Cha-
vanges, conseiller au Parlement.
Jeanne-Marie Boivin.