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Comment un recueil destiné à l’origine au fils de Louis XIV a-t-il pu devenir à un

moment de l’histoire le livre de morale de la classe ouvrière ? Dès la III République


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et jusqu’aux années soixante, La Fontaine a été considéré comme l’écrivain le plus


populaire – dans tous les sens du terme – de la grande littérature. Il était le poète
le plus étudié à l’école. Plus on montait dans la hiérarchie scolaire, moins il était
estimé, à tel point qu’il est devenu le poète de la classe ouvrière. A partir de 1960,
la popularité de La Fontaine change dans ses fondements : il n’est plus l’auteur
privilégié des classes sociales modestes. Cette évolution dans la perception de
l’écrivain reflète un changement dans la manière de le lire qui peut se résumer
dans le passage d’une lecture monosémique et didactique à une lecture
polysémique et ouverte.

3Sous la III République, les Fables ont été considérées comme un livre de morale.
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Toute une nation était invitée à se reconnaître dans les récits du poète gaulois par
excellence. Dix fables surtout étaient connues et aimées à cette époque : La Cigale
et la Fourmi (I, 1), Le Corbeau et le Renard (I, 2), La Grenouille qui se veut faire
aussi grosse que le Bœuf (I, 3), Le Rat de ville et le Rat des champs (I, 9), Le Loup
et le Chien (I, 5), La Colombe et la Fourmi (II, 12), La Belette entrée dans un
grenier (III, 17), Le Petit Poisson et le Pêcheur (V, 3), Le Lièvre et la Tortue (VI, 10)
et Le Laboureur et ses enfants (V, 9).

4Ces textes étaient considérés comme des véritables modèles à suivre. Le message
qui sort globalement de ces fables pouvait se résumer en ce vers :

Travaillez, prenez de la peine.

5Comment cette interprétation qui a prévalu si longtemps a-t-elle pu être


possible ? Pour que des fables puissent servir de modèles au dauphin et aux
classes les plus modestes de la république, il faut qu’il y ait dans les fables une
polysémie extraordinaire.

6Comment les contemporains de La Fontaine ont-ils reçu les Fables ? Les


jugements ont été nombreux dès la publication du premier recueil qui a connu un
succès immédiat. Ce que le public contemporain attend de La Fontaine, c’est ce
qui plaît, c’est-à-dire des contes et des fables. Madame de Sévigné reprochait à La
Fontaine de gaspiller son talent de conteur au profit d’une activité déconcertante.
Or, La Fontaine refuse de se cantonner au genre fable dont il exploite d’ailleurs
toutes les virtualités en le tirant vers d’autres genres auxquels il s’essaie
parallèlement. Mais, le La Fontaine du XVII n’est en fin de compte que l’homme de
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deux genres : la fable et le conte. La fortune posthume du poète a, jusqu’à nos


jours, en gros, confirmé l’évaluation de ses contemporains avec une préférence
très nette pour le fabuliste aux dépens du conteur.

7Dans son discours de réception à l’Académie française en 1693, La Bruyère


distingue l’homme de l’œuvre et reconnaît qu’il est un modèle difficile à imiter. Le
moraliste questionne le fossé qui sépare l'homme du poète :
Un homme paraît grossier, lourd, stupide, il ne sait parler, ni raconter ce qu’il vient de
voir ; s’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes ; il fait parler les animaux,
les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point : ce n’est que légèreté, élégance, que
beau naturel, et que délicatesse dans ses ouvrages.
Les Caractères, 1

8Saint-Simon dans sa « chronique » du siècle ne cite qu’une seule fois La Fontaine.


Il le fait à l’occasion de sa mort en 1695 et insiste aussi sur la différence entre
l’homme et le poète, si connu pour ses fables et ses contes, et toutefois si pesant
en conversation.
9Perrault qui fut pourtant l’adversaire direct du fabuliste dans la querelle des
Anciens et des Modernes consacre La Fontaine comme un des grands poètes
modernes en le plaçant dans ses Hommes Illustres.

 2 A.-M. Bassy, « XVIII siècle : les décennies fabuleuses », Les Fables de La


e

Fontaine. Quatre siècl (...)

10A.-M. Bassy dans son ouvrage consacré aux illustrations des Fables de La
Fontaine considère le XVIII comme le siècle des décennies fabuleuses de la fortune
e

littéraire de La Fontaine. La société du temps apprécie non seulement le vent de


liberté que font souffler les Contes eu égard aux choses du sexe mais aussi les
idées neuves véhiculées par les Fables. La nature, la vie simple, les voyages,
l’orient sont dans l’air du temps. Le public du XVIII apprécie le goût du travesti et
e

l’ardeur contestataire du fabuliste. Il s’agit pour A.-M. Bassy d’une période


heureuse où le Maître du jardin tient en lisières le pédant et ses ouailles2.

 3 J.-N. Pascal, La Fable au siècle des lumières, Université de Saint Etienne, avec le
concours du CN (...)

11Jean-Noël Pascal dans la préface de son anthologie de fables du XVIII , La fablee

au siècle des lumières rappelle que le XVIII est l’âge d’or de la fable 3.
e

Les Fables de La Fontaine qui ont connu un large succès éditorial dès le vivant de
l’auteur ne sont pas publiées moins de cent fois entre 1700 et 1800. Le fabuliste
connaît aussi la consécration de l’usage scolaire malgré la réticence des
pédagogues à utiliser la littérature récente. Il est vrai que le précepteur du jeune
duc de Bourgogne avait ouvert la voie. Les jeunes élèves sont invités à comparer La
Fontaine à ses sources, Esope et Phèdre.

 4 On reviendra sur ce point dans la troisième partie de ce chapitre, consacrée aux


réécritures des f (...)

12Dans la préface du premier recueil de 1668, La Fontaine souhaite des émules. Il


déclare que son travail fera naître à d’autres l’envie de porter la chose plus
loin. Les contemporains se mettent à écrire des fables : Madame de Villedieu,
Furetière, Perrault, Bensérade, pour ne citer que quelques noms. A partir de 1715,
de la mort de Louis XIV à la chute de Napoléon, J.-N. Pascal ne recense pas moins
de cinquante auteurs qui publient des recueils d’apologues en français 4. Or
l’histoire littéraire ne retient que deux noms : La Motte et Florian. Rares sont les
versificateurs au XVIII qui, de Voltaire à Boufflers, n’ont pas sacrifié à la fureur de
e

la fable. Tous reconnaissent une dette à La Fontaine, qu’ils veuillent rivaliser avec
lui en émules respectueux ou le contester parfois violemment. Les gens de Lettres
du XVIII sont unanimes dans leur admiration de La Fontaine, à de rares exceptions
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près, dont la plus connue est Rousseau. Le XVIII voit en La Fontaine un précurseur
e

des Lumières. La mise en concours par l’académie de Marseille en 1774 d’un éloge
du fabuliste en est le témoignage le plus éclatant. Chamfort remporte le prix. Il le
considère comme un grand penseur qui paraît s’occuper de bagatelles. En outre il
possède selon lui l’art suprême de dissimuler son art.

13La Fontaine est avant tout fabuliste pour ses contemporains. Au XVIIIe il devient
le poète par excellence. En lui s’incarne l’essence même de la poésie dont
Chamfort rend compte dans son Eloge :

Nul auteur n’a mieux senti le besoin de rendre son âme visible... Voilà toute sa
poétique, à laquelle il paraît avoir sacrifié tous les préceptes de la poétique ordinaire et
de notre versification, dont ses écrits sont un modèle, souvent même parce qu’il en
brave les règles.

 5 C. Reffait, Hippolyte Taine : La Fontaine et ses fables, Paris, PUF, 1996, p. 44.

14Pour La Harpe, il est le poète de tous les enfants, du peuple et en même temps
des philosophes. Ce sacre du poète perdure jusqu’au XIX . Taine dresse la statue
e

officielle du poète gaulois qui par un hasard admirable s’étant trouvé gaulois
d’instinct, mais développé par la culture latine et le commerce de la société la plus
polie, nous a donné notre œuvre poétique la plus nationale, la plus achevée, et la
plus originale5. Flaubert peut désormais mettre dans son Catalogue des opinions
chics l’idée dorénavant reçue d’appeler le bonhomme immortel fabuliste.

 6 Les thèses de J.-P. Collinet qui parle de « miracle poétique des Fables » ont été
développées pp. (...)

15Cette inflation laudative appelle la déflation. Si La Fontaine traverse le


romantisme mieux qu’aucun des classiques, la révolution de 1848 marque un
tournant brutal dans sa fortune littéraire. L’auteur des Méditations le critique
violemment. Pierre Leroux conteste à La Fontaine le titre de véritable fabuliste : il
lui reproche de sacrifier la signification morale à l’agrément du récit et de tirer
abusivement l’apologue vers l’épopée ou le drame. Il restitue à ses devanciers tout
le mérite de l’invention. Des symbolistes aux surréalistes, le fossé entre La
Fontaine et la poésie moderne ira s’élargissant. André Breton vilipende en 1933 les
âneries de La Fontaine. Dans les Nouvelles littéraires, il écrit : La Fontaine, le faux
poète de qui les aphorismes ont lamentablement fortifié ce fameux bon sens qui
est au monde la qualité antipoétique par excellence. Eluard considère le fabuliste
comme un malfaiteur, un homme sans morale, un empoisonneur de l’enfance. Il
décide de ne pas l’admettre dans son anthologie vivante de la poésie du passé sur
ce verdict sans appel : Eloignons le des rives de l’espérance humaine. A la limite,
précise J.-P. Collinet, le fabuliste apparaît exactement comme le contraire de ce
que représente à l’heure actuelle un poète dont il semble offrir le négatif ou
l’image en creux6.

 7 P. Goujon, « La réception des Fables de La Fontaine au dix-septième siècle :


études et proposition (...)

16Dans l’article « La réception des Fables de La Fontaine au dix-septième siècle :


étude et propositions pédagogiques »7, Patrick Goujon se demande s’il est
possible de lire les Fables à partir des données historiques fournies par une étude
de la réception. Cela suppose une conception de la littérature comme fait social.
Cette perspective a été initiée par Alain Viala qui définit la socio-poétique et
précise ses enjeux dans un ouvrage écrit en collaboration avec Georges
Molinié, Approches de la réception, en 1993.Il s’agit de répondre au souhait de
Gustave Lanson qui voulait que l’histoire littéraire n’oubliât pas l’histoire des
lecteurs. Dans un premier temps, l’auteur de l’article s’attache à reconstruire le
lectorat de La Fontaine à travers l’histoire des premières éditions des Fables. Un
nouveau lectorat se dessine, composé essentiellement de nobles et de femmes,
autrement dit les gens du monde. Ce nouveau lectorat auquel
les Fables s’adressent détrône celui des religieux et s’intéresse à la littérature en
français, consacrée à la science, à la religion et à la morale. La position centrale de
l’éditeur-imprimeur Barbin et celle de l’illustrateur Chauveau désignent un lectorat
formé autour des salons de la préciosité relayés à leur déclin par la cour de
Fouquet puis par celle du Roi. Si les Fables ont connu un tel succès en 1668, elles
ne le doivent pas seulement au « genre poétique » de La Fontaine mais à la place
que le poète a su occuper dans le champ littéraire. Chercher et cibler un public
vont de pair avec la transformation, voire la recréation du genre fable par La
Fontaine. Il est donc loisible pour R Goujon de définir l’horizon d’attente
des Fables. Dans un second temps, l’auteur montre comment La Fontaine est allé à
la rencontre de son public qui lui a permis la reconnaissance sociale et littéraire
auprès des milieux mondains lettrés. Pour ce faire, il a déployé de véritables
stratégies littéraires qui répondent à des choix rhétoriques, thématiques et
littéraires. Les Fables offrent donc une synthèse des genres dans l’air du temps de
l’art social de la conversation, entretenu à la Ville comme à la Cour. Les choix
scripturaux de La Fontaine ne sont pas neutres et répondent à des contraintes tant
esthétiques que socio-politiques. C’est pour les avoir acceptées que La Fontaine
sut arracher la fable à la tradition scolaire et humaniste, la faire accepter par la
Cour qui légitima le genre malgré la reconnaissance des salons aristocratiques de
la Ville. P. Goujon conclut en précisant que [la] carrière, comme [le] style [du
fabuliste] pourraient être qualifiés de poétique de la distance, autrement dit de
l’ambivalence qui explique et l’indépendance et le succès de La Fontaine jamais
démenti jusqu’à nos jours.

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