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SÉBASTIEN ROCH, OU LES TRAITS DE L’ÉLOQUENCE

Sébastien Roch1 ! Répétez à vous-même le titre du roman et une paire de saints surgira
dans votre l’esprit : saint Sébastien et saint Roch. À bon entendeur, le titre résonne assez loin
pour qu’on soit tenté d’établir un parallèle entre la vie du protagoniste mirbellien et la vie des
saints. Lecture à laquelle invite l’arbre généalogique de Sébastien : son père se targue de
descendre de saint Roch et compte parmi ses aïeux Jean Roch, un pieux tailleur de pierre qui
mourut des mains des révolutionnaires. Et le dévot quincaillier d’exhorter son fils : « Jean Roch
fut un grand martyr, mon enfant … Tâche de marcher sur ses traces » (p. 567). Lourde
ascendance du personnage que Mirbeau a soin d’étaler dans le premier chapitre du roman.
Un auteur anticlérical nous enjoindre à une lecture hagiographique ! Voilà qui peut
surprendre ceux qui auraient oublié que le titre d’un autre roman de Mirbeau ne fait pas autre
chose. Narrant l’existence tourmentée de Jean Mintié, Le Calvaire (1886) pourrait bien se lire
comme un long martyre de la chair torturée par un désir inassouvissable2.

* * *

Mirbeau n’est certes ni le seul ni le premier à postuler l’accord entre un personnage et ses
nom et prénom. Ceux qui pratiquent le nomen atque omen des Anciens sont légion. Au dix-
neuvième siècle, il y a Balzac, qui fait quelquefois correspondre les noms aux êtres de son
invention3. Il y a aussi Flaubert, qui baptise « Hippolyte » le valet d’écurie qui galope sur un
équin « large comme un pied de cheval4 ». Et il y a Barbey d’Aurevilly, qui crée un personnage
obéissant « à la consigne de son nom impérieux5 ». Peu probable dans la vie, l’affinité entre le
destin de l’homme et le nom qu’il porte vaut en littérature, où les écrivains s’octroient souvent
des pouvoirs démiurgiques6.
Au respect de la tradition onomastique de l’auteur s’ajoute la motivation consciente d’un
de ses personnages. Savez-vous pourquoi le père Roch nomme son fils Sébastien7 ? Vous
hésitez ? Évidente au dix-neuvième siècle, la raison peut de nos jours paraître obscure. La voici :

1
Octave Mirbeau, Œuvre romanesque, volume 1, Paris-Angers, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau,
2002. La pagination indiquée entre parenthèses renvoie à cette édition.
2
Dans son édition du roman au Mercure de France (1991), Wald Lasowski reconnaît dans la trilogie
autobiographique de Mirbeau les étapes romanesques qui s’effectuent sous le signe de la croix.
3
On pense à Madame Mortsauf du Lys dans la vallée. Ailleurs Balzac écrit qu’il ne voudrait pas prendre sur
lui « d’affirmer que les noms n’exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et le nom des
hommes, il est de secrètes et inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des
corrélations lointaines, mais efficaces, s’y sont révélées ». Honoré de Balzac, Z. Marcas , in Œuvres diverses, Paris,
Le Club français du livre, 1966, vol. 8, p. 972.
4
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Folio Classique, 2001, p. 248.
5
Jules Barbey d’Aurevilly, « Le Plus bel amour de Don Juan », Les Diaboliques, Paris, Garnier-Flammarion,
1967, p. 99.
6
Pour plus de détails, voir l’article d’Eugène Nicole, « L’Onomastique littéraire », Poétique, 54, 1993.
7
Grâce à l’éducation religieuse Sébastien ne peut ignorer la vie de saint Sébastien. En 1871, un certain abbé
Philipoteaux intitule l’Avant-propos à son Histoire de saint Sébastien « Avantages de connaître la vie de son Saint
Patron ». Et l’abbé de préciser : « Quelle belle, quelle pieuse et utile pensée l’Église a eue de donner à chaque
enfant de la grande famille des chrétiens, aussitôt après sa naissance, un saint patron, une sainte patronne, dont il
portera le nom, dont il devra connaître la vie et suivra les exemples ! Si les particuliers doivent connaître leur
patron, les églises leur protecteur et leur père, pourquoi les membres d’une confrérie ne connaîtraient-ils pas la vie
du saint sous la protection duquel ils viennent se remettre en entrant dans cette confrérie ? » (pp. 3-4).
en baptisant son fils Sébastien, le marchand de ferraille place son héritier sous la protection du
patron des archers promu, à l’âge industriel, patron des quincailliers8 !
Le nom du protagoniste fait figure de Fatalité narrative pour ceux seulement qui
connaissent la vie des saints de l’Église catholique. À la parution de Sébastien Roch, le problème
se pose rarement : les personnes éduquées par les frères jésuites, maristes et autres ignorantins ne
manquent pas. Dogmes, rituels et fêtes religieuses font par ailleurs partie de l’héritage culturel
commun. En ce début du vingt et unième siècle, ce n’est plus le cas : rares se font les férus de
Mirbeau qui auraient la curiosité de se plonger dans les Actes des saints, tellement ces domaines
semblent différents, voire incompatibles. Avant une lecture hagiographique de Sébastien Roch,
une incursion dans la vie des saints paraît donc de mise. Voici l’essentiel de ce que j’ai pu glaner
dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, les Actes des saints et quelques publications
pieuses du dix-neuvième siècle destinées à rallier les fidèles à la cause de l’Église9.
Sébastien est né en Gaule, à Narbonne. Élevé par sa mère, il devient le centurion de la
garde prétorienne de Dioclétien. Dénoncé pour avoir exhorté ses compagnons chrétiens dans leur
foi, Sébastien est d’abord attaché à un poteau au milieu du Champ de Mars et criblé de flèches.
Irène, une crypto-chrétienne, veut récupérer son corps, s’aperçoit qu’il respire encore et soigne
ses plaies, lui sauvant la vie. Après sa guérison, le saint harangueur reproche à Dioclétien sa
cruauté envers les chrétiens. Son second martyre a alors lieu : il est flagellé, assommé dans le
cirque, et son cadavre est jeté dans le cloaque de Rome.
En vertu d’une logique associative, Sébastien est le premier saint anti-pesteux : de même
que, pour les Grecs, la flèche décochée par Éros faisait naître l’amour, de même, pour les
chrétiens, la flèche symboliquement décochée par l’esprit du Mal engendrait la peste 10.
L’iconographie du saint ? C’est sans doute à Mantegna que l’on doit les représentations les plus
célèbres du centurion martyr. Le Saint Sébastien du Louvre (vers 1480) montre un homme nu
attaché à une colonne en ruine. Pareil à une statue antique, son corps monumental est
littéralement criblé de flèches. Au premier plan, à droite, on aperçoit les figures tranchées de deux
archers qui, une fois la tâche macabre accomplie, s’apprêtent à quitter la scène du supplice
(illustration 1).
Saint Roch est connu par des légendes de la fin du quinzième siècle. Il est né vers 1300, à
Montpellier, fils d’un riche marchand. À vingt ans, il vend ses biens au profit des pauvres, quitte
sa ville natale et fait plusieurs pèlerinages dans sa vie. Il guérit des pestiférés au cours d’un séjour
à Rome. Atteint à son tour, il s’isole dans une forêt. Un ange le soigne, le chien du voisinage lui
porte du pain et il guérit. Il mourra en prison à Montpellier, non reconnu des siens et pris pour un
espion. Son culte se développe au quinzième siècle, suscitant confréries, œuvres théâtrales et
picturales (Tintoret, le cycle de la Scuola di San Rocco à Venise). La tradition iconographique

8
L’athée Mirbeau en décide autrement. Loin de jouir de la protection de saint Sébastien, le fils du ferrailleur
est condamné à revivre le martyre du centurion. Vœux pieux d’un personnage contre l’omnipotence de l’auteur. Le
choc provoque chez le lecteur des effets d’ironie féroce.
9
La source principale en est La Légende dorée de Jacques de Voragine. Dans la lutte contre l’État séculaire,
l’Église multiplie les ouvrages sur saint Sébastien, qui redevient le guerrier de Dieu. Voici ce que l’on peut lire dans
« Avertissement » à Saint Sébastien (1885), tragédie en 5 actes de l’abbé G. Nourry publiée à Paris par Poussielgue
frères: « Puisse cette œuvre, tout imparfaite qu’elle est, en inspirant l’amour de l’Église et du héros qui l’a défendue,
ranimer le courage des catholiques, et les rendre comme lui intrépides à revendiquer la liberté chrétienne contre des
vexations et des doctrines renouvelées du Césarisme païen » (p. 7). Au dix-neuvième siècle, le martyre de saint
Sébastien continue à inspirer les artistes (Eugène Delacroix). Peint en 1865 et conservé au Musée d’Orsay, le tableau
de Théodule Ribot et les nombreuses représentations que l’on doit à Gustave Moreau et à Odilon Redon en
témoignent.
10
Explication alternative : Apollon qui lance des flèches mortifères de la peste.
évoque un homme mûr, vêtu du costume de pèlerin : cape, chapeau, bâton, gourde et besace. Sur
la cuisse dénudée du saint anti-pesteux, on aperçoit une plaie ouverte. Un chien nourricier
complète souvent le tableau.
Un centurion de Dioclétien et un pèlerin du Moyen Âge finissant ! Rien ne permet de les
assimiler, rien, sinon la peste qui ravage périodiquement l’Europe. Et, lorsque sévit le fléau, les
images des saints anti-pesteux se multiplient, car, comme on aime à le répéter, deux précautions
valent mieux qu’une. Bientôt fidèles et artistes n’hésiteront plus à rapprocher Sébastien et Roch.
Chez le Titien (1510) et Lorenzo Lotto (1522), le centurion et le pèlerin occupent le même espace
pictural. Et on détecte çà et là une sorte de pollinisation réciproque entre les représentations
typiques des saints anti-pesteux (illustrations 2 et 3).
Voyez le Saint Sébastien du Sodoma, au Pitti de Florence (1525). Présents au pied de la
colonne chez Mantegna, les archers du peintre siennois ont déjà quitté la scène du supplice. C’est
à peine si on les aperçoit dans un vaste paysage ponctué de ruines romaines. L’image canonique
du martyr criblé de flèches laisse ici la place à une représentation hybride. Certes, le Sodoma n’a
pas oublié la volée de flèches, mais il on dirait que ses archers ont eu du mal a toucher leur but.
Voyez la multitude de traits qui se sont logés dans le tronc de l’arbre auquel il est attaché. Seules
deux sagettes ont atteint le prédicateur : la première a percé la gorge, le réduisant au silence ; la
deuxième a traversé la cuisse à l’endroit même où figure d’ordinaire le bubon de saint Roch
(illustration 4). Chez le Siennois, la figure du pèlerin a modifié celle du centurion. Semblable
amalgame dans Sébastien Roch de Mirbeau : la vie du protagoniste s’inspire librement de la
légende de saint Sébastien ; alors que l’auteur multiplie tout au long du roman références et
allusions à saint Roch.
Il va sans dire que l’hagiographie mirbellienne est ancrée dans les réalités du Second
Empire et qu’elle exploite les traits psychologiques et physiologiques du protagoniste. Mirbeau
imagine un héros hypersensible, qui ressent dans son corps la peine morale et physique d’autrui.
Sébastien souffrait par exemple « d’une réelle souffrance physique à voir la manière dégradante
dont son père traitait l’apprenti » (p. 565). Pareille douleur à propos de Marguerite, sa jeune
campagne de jeu : « lorsqu’elle se cognait à l’angle d’un meuble, et se piquait les doigts à la
pointe d’une aiguille, il éprouvait immédiatement la douleur physique de ce choc et de cette
piqûre » (p. 562).
Mais, à l’inverse du saint patron qui sait manier les paroles comme une arme, Sébastien
Roch n’est ni éloquent, ni volubile. Très timide, c’est bien lui qui est d’ordinaire victime de la
loquacité des autres. Chez Mirbeau, ce ne sont pas les flèches décochées, mais les paroles
blessantes sorties de la bouche de personnages abjects qui mortifient Sébastien Roch. Les traits
de l’archer et les traits de l’orateur : l’analogie n’a pas d’âge et vient tout naturellement à l’esprit.
La longue, très longue torture par la parole commence chez son père, à Pervenchères.
« M. Roch, naturellement éloquent et dédaigneux des familiarités de la conversation, ne
s’exprimait jamais que par de solennelles harangues » (p. 554). Et c’est, son fils, Sébastien, qui
est le point de mire des divagations paternelles que le garçon assimilera longtemps aux bruits
naturels, « au ronflement du vent dans les arbres, ou bien au glouglou de l’eau, coulant sans
cesse, par le robinet de la fontaine municipale » (p. 555). Tout change le jour où son père lui
adresse un discours sur le collège des Jésuites auquel il le destine : « Cela tombait sur son corps
avec des craquements d’avalanche, des heurts de rochers roulés, des lourdeurs de trombes, des
fracas de tonnerre » (p. 555). Lors des préparatifs du départ se multiplient promenades, visites,
tête-à-tête avec son père dont « l’éloquence grandissait, s’exubérait » (p. 560). Le flot continu de
paroles paternelles devient pour Sébastien « un intolérable supplice » (p. 560).
Et ce n’est pas tout : pendant les semaines qui précèdent le départ de Sébastien chez les
Jésuites de Vannes, M. Roch « le condamne à un autre supplice » (p. 563). Tous les jours le
garçon doit rendre visite à sa tante paralysée qui prend un malin plaisir à remuer le fer dans la
plaie :

- Des Jésuites ! … il lui faut des Jésuites … criait la tante Rosalie à la vue de son neveu …
Je vous demande un peu, à ce gamin ! … Ah ! c’est moi qui t’aurais mis en apprentissage,
mon garçon ! Des Jésuites ! … Non ! Mais c’est incroyable ! (p. 564).

Et la tante Rosalie de poursuivre :


Regardez-moi ça ! … Et qu’est-ce qu’il feront de toi, les Jésuites ?Tu crois peut-être
qu’ils te garderont chez eux, avec ton air godiche, Et tourné comme tu l’es ! Ah ! bien
oui ! … Mais sitôt qu’ils t’auront vu, ils se mettront à rire et te ramèneront ici (p. 564).

Et la femme acariâtre de conclure :


Eh bien, ton père, le cher cœur, ton père est un imbécile, un gros imbécile, tu entends ! » et
tu le lui diras de ma part ! … Tu lui diras : « Tante Rosalie a dit que tu étais un imbécile ! »
(p. 564)

Les méchancetés de tante Rosalie plantent, dans l’esprit candide de Sébastien, doutes,
inquiétudes et appréhensions (p. 562). Et il s’agit ici d’un éveil à la réflexion brutal et
douloureux. « Ce brusque viol de sa virginité intellectuelle lui infusait […] le germe de la
souffrance humaine» (p. 560).
Hélas, les souffrances subies à Pervenchères ne préparent pas le garçon au traitement
brutal qu’il essuiera au collège de Vannes. Quand les camarades, tous fils de nobles, apprennent
son patronyme, il devient la cible de railleries :
C’est épatant, tu sais, de s’appeler comme ça ! … Et ton chien ? … Tu as oublié ton
chien ! … Où est-il ton chien ? … Je me disais bien que je t’avais vu quelque part, mon vieux
Saint-Roch ! … C’était au-dessus de la porte de notre jardinier, dans une niche … Seulement
tu étais en pierre, et tu avais ton chien … Dis donc ? (p. 576)11.

Et quand les collégiens apprennent le métier de son père, c’est une volée de regards
perçants, une salve de paroles féroces :
Quincaillier ! Ha ! ha ! ha ! quincaillier ! Tu es venu ici pour rétamer des casseroles,
dis ? … Tu repasseras mon couteau, hein ? … Qu’est-ce qu’on te paie par jour, pour nettoyer
les lampes ? … Quincaillier ! Hé là-bas ! Il est quincaillier ! Hou ! …hou !... hou !...( p. 584).

Et Mirbeau de préciser que « toutes les voix, tous les regards, le petit Sébastien les sentit
peser sur lui, infliger à son corps la torture physique d’une multitude d’aiguilles, enfoncées dans
la peau » (p. 584). Et, dans un geste qui fait penser à l’image classique de son saint patron, « la
tête molle, les membres lâches, Sébastien s’accota contre un arbre et il pleura » (p. 586).
Les Jésuites ne mettent pas fin à la persécution : au contraire, ils l’approuvent tacitement.
Sébastien se cuirasse peu à peu contre les injures des camarades et l’indifférence des maîtres.
11
Autres références à saint Roch, cette fois-ci indirectes : Bolorec, dont le nom breton suggère la fraternité,
offre à Sébastien de sculpter une canne, avec une tête de chien (p. 616). Par ailleurs Mirbeau montre Bolorec qui
aboie (p. 602).
Fermé à l’enseignement sclérosé des Pères – « une cacophonie de mots barbares, un stupide
démontage de verbes latins » (p. 606) et à «la langue froide, rampante, rechignée de ses livres de
classes » (p. 636), il s’ouvre à « la langue chaude, colorée et vibrante » (p. 636) de Victor Hugo
et d’Auguste Barbier proscrits par les Jésuites. S’ensuivent confiscations, arrêts, mises au pain
sec qui, loin de vaincre, raffermissent la résistance de Sébastien.
Autre supplice : l’obligatoire confession où l’adolescent doit répondre aux questions
flétrissantes du père Monsal :
Il l’interrogeait sur sa famille, sur les habitudes de son père, sur tout l’entour physique et
moral de son enfance, écartant le voile des intimités ménagères, forçant ce petit être candide
à le renseigner sur des vices possibles, sur des hontes probables, remuant avec une lenteur
hideuse la vase qui se dépose au fond des maisons les plus propres, comme des cœurs les
plus honnêtes (p. 609).

Et Mirbeau de préciser que «les paroles lentes, humides » du confesseur « se


condensent », s’agglutinent sur le corps de Sébastien « en baves gluantes» (p. 609). Voilà
comment l’acte religieux flétrit le garçon au lieu de le purifier.
Sébastien Roch a pour seul compagnon de misère Bolorec, stigmatisé, lui aussi, pour ses
origines roturières. Dans le roman, le disgracieux Bolorec sert de repoussoir à Sébastien dont la
grâce juvénile éveille l’intérêt d’un prêtre pédophile, le père de Kern. Outre la beauté de
l’adolescent, c’est sa sensibilité qui fait de lui une proie facile. Bien qu’il affiche d’ordinaire une
indifférence calculée, il ne parvient pas toujours à contrôler ses émotions. À la chapelle, « les
voix supra-humaines des orgues, et les séraphiques chants des maîtrises, redisant les admirables
invocations de Haendel, de Bach, de Porpora » (p. 618) lui font verser des larmes silencieuses.
Mais c’est lors de la première communion que se manifeste librement l’hypersensibilité de
Sébastien. Sanglots, prières ferventes, cris déchirants n’échappent pas à l’attention du père de
Kern.
Le pédophile exploitera à ses fins criminelles l’exceptionnelle émotivité de l’adolescent.
Pour percer sa carapace, il transforme sa voix en une arme redoutable. « Sébastien fut vite
conquis par la douceur de cette voix, au timbre musical d’une suavité prenante » (p. 642). Sur
l’esprit blessé et le cœur endolori de son élève le Révérend Père verse « le baume des paroles
enchanteresses et consolatrices » (p. 648). Il dit des vers romantiques, évoque le sort fabuleux
des grands hommes, raconte les légendes de l’histoire. Ramollissent la défense de Sébastien « les
paroles berceuses », « le ton ineffable » (p. 650) et « le regard obsesseur » (p. 642) du Jésuite qui
entre en lui « comme une vrille » (p. 649).
Après le « viol d’une âme délicate et passionnée », (p. 652), le viol du corps gracieux de
l’adolescent. Sébastien est livré au père de Kern « saturé de poésie, chloroformée d’idéal » (p.
652) et, au moment crucial, anesthésié par un « breuvage fort et parfumé » (p. 656). Blindé contre
les paroles blessantes, il reconnaît trop tard l’arme contre laquelle il s’est montré impuissant : les
douces paroles du prêtre qui ont préparé le crime. La preuve ? Quelques jours après l’acte
criminel, Sébastien écrit au père de Kern de ne plus jamais lui adresser la parole. Le bourreau
réduit au silence, la victime aura enfin le courage de l’accuser :
En phrases courtes hachées, sursautantes, avec une sincérité qui ne ménageait plus les
mots, avec un besoin de se vider d’un seul coup, de ce secret pesant, étouffant, il raconta la
séduction, les causeries au dortoir, les poursuites nocturnes, la chambre !... (p. 692).

Tout comme la harangue que le centurion adresse à Dioclétien, le récit du viol que
Sébastien fait au père de Marel ne provoque pas le triomphe de l’innocence. Loin de là : le père
« laissa Sébastien se dépenser en cris, en menaces, en effusions tumultueuses, sachant bien qu’un
abattement succéderait vite à cette crise, trop violente pour être durable, et qu’alors, il pourrait
le manier à sa guise, en obtenir tout ce qu’il voudrait par le détour capricieux des grands
sentiments » (p. 264). En effet, Sébastien finit par promettre de garder le silence sur ce qui s’est
passé. Par prudence, les révérends pères expulsent Sébastien et son ami Bolorec au motif
fallacieux d’attouchements impurs. Car il faut « empêcher la divulgation de ce secret infâme,
même au prix d’une injustice flagrante, même au prix de l’holocauste d’un innocent et d’un
malheureux » (p. 693).
Ainsi s’accomplit le premier supplice de Sébastien Roch qui répète, à sa manière, le
martyre de son saint patron. Les instruments du supplice ? Divagations paternelles, conseils
rabâchés, intarissables péroraisons, propos cyniques, prêches abrutissants, commentaires
désobligeants, moqueries méprisantes, persiflages insolents, clameurs féroces, questions
flétrissantes, poèmes sirupeux, accusations mensongères blessent Sébastien au moral et au
physique. Multiples, intarissables et perçantes, les paroles rappellent la volée de flèches qui
traversent le corps de saint Sébastien.
Et, tout comme dans la légende du saint centurion, c’est une femme qui prendra soin de
l’adolescent endolori. Dans l’hagiographie mirbellienne, Marguerite, la compagne de jeu de
Sébastien, jouera le rôle d’Irène, qui soigna les plaies du centurion et lui sauva la vie. Amoureuse
et dévouée, la jeune fille fait penser à la troublante Irène de Georges de La Tour qui incarne à la
fois charité et érotisme (illustration 5). Patiente, obstinée et infatigable, Marguerite efface l’image
du prêtre pédophile, rappelle Sébastien à la vie de la chair, lui faisant découvrir l’acte sexuel entre
un homme et une femme. Mais, comme dans la légende, il ne s’agit pour Sébastien Roch que
d’un répit pendant lequel il tient un journal bouleversant. Il y note pensées noires et cauchemars
récurrents où il revit le supplice enduré au collège.
Piètre répit, certes, mais répit puisque, après l’Eglise, c’est l’Armée qui s’empare de
Sébastien Roch. Après le goupillon, le sabre : mobilisé pendant la guerre de 1870, envoyé au
front où il retrouve Bolorec, son second martyre s’accomplit quand un obus prussien lui fracasse
le crâne.

* * *

Il nous reste à nous demander pourquoi Mirbeau fait de son livre une hagiographie
séculaire. Quand il titre son roman Sébastien Roch, il le place – comme cela se fait pour des
édifices religieux – sous l’invocation de saint Sébastien et de saint Roch. Mais, à l’inverse de ce
qui se passe dans une église, dans ce livre on ne glorifie pas Dieu, on ne prie pas ses saints, on ne
vénère pas ses prêtres. Ou, plus exactement, si on le fait, c’est par le truchement de personnages
imbéciles, dépravés, hypocrites, ou pusillanimes, tous voués à répandre autour d’eux l’Évangile.
Or de tels propagateurs de la foi contaminent l’enseignement du christianisme, à savoir l’amour
du prochain. Sortant de bouches ignobles, le message évangélique se ternit, s’avilit, devient faux,
abject, criminel. Comme pour Nietzsche, « la bonne nouvelle » est pour Mirbeau la pire de
toutes, puisqu’elle sert à écraser l’être humain12. Bref, s’il fait entrer la religion dans Sébastien
Roch, c’est pour mieux la combattre et dénoncer le rôle néfaste qu’elle joue dans la société13.

12
Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist : Essai de critique du christianisme (1888).
13
Plus violente que dans La Femme de Jules Michelet, la peinture mirbellienne de la vie dominée par l’Église
et ses serviteurs trouvera bientôt une formulation théorique dans les travaux du sociologue Émile Durkheim (Formes
élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, 1912).
Mirbeau dote son roman, on l’a vu, d’un substrat religieux, lui faisant subir modifications,
transformations et inversions. Ce savant recyclage de données initiales peut faire penser à des
textes décadents où l’on détecte un esprit proche de celui de Nietzsche qui engagea sa plume dans
la lutte contre la religion. Dans La Gloire de Judas (1892), Bernard Lazare montre l’apôtre
maudit comme le véritable fondateur du christianisme. Dans Une saison à Baia (1901), Hugues
Rebell peint saint Paul en propagandiste crasseux, borné, ridicule, inefficace14.
Bien évidemment, il ne s’agit pas pour Mirbeau d’exercices ludiques propres aux
décadents qui rêvent l’altérité et réécrivent à plaisir l’histoire du christianisme. Il ne s’agit pas
pour lui d’imaginer le passé tel qu’il aurait pu être, mais de montrer le monde moderne d’une
manière qui bouleverse les esprits. Bref, il cherche à dessiller les yeux aveuglés par les dogmes
de la religion, à « forcer à voir les aveugles volontaires », selon la belle formule de Pierre Michel.
Résonnant dans les couches profondes de la culture occidentale, les saints anti-pesteux servent à
rehausser l’ironie mordante du roman. Ironie enrôlée dans la lutte contre la peste moderne, à
savoir les sacro-saintes institutions de l’Occident : la Famille, l’Église et l’Armée qui se relayent
dans la formation, ou, plutôt, la déformation de l’individu. La Famille entrave la liberté de
l’enfant ; l’Église tue l’âme et l’esprit de l’adolescent ; l’Armée transforme l’adulte hébété en
chair à canon. Loin de contribuer à l’épanouissement de l’être humain, de veiller à sa protection
et d’assurer sa survie, la société conspire à sa destruction. Modernisés, les récits hagiographiques
de Mirbeau montrent aux contemporains qu’ils subissent un triple martyre : celui du milieu
familial, celui de l’éducation religieuse et celui de l’Etat militariste.
Julia PRZYBOS
Hunter College, New York

14
Pour les réinventions du christianisme par Hugues Rebell et Bernard Lazare, voir mon Zoom sur les
Décadents, Paris, Librairie José Corti, 2002, pp. 193-201 et 244-247.

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