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LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE

DE MIKHAÏL MARTOV (1916)

Le roman d’Octave Mirbeau en Russie

On sait que Le Journal d’une femme de chambre a été publié en France en 1900, et
que, avant la Révolution de 1917, Octave Mirbeau a joui en Russie d’un succès considérable.
Mettant à profit le fait que leur pays n’avait pas signé les accords internationaux sur le
copyright, les éditeurs russes de l’époque ont multiplié les éditions pirates d’à peu près tous
les romans de l’écrivain français. Le plus curieux, relève Pierre Michel dans l’article du
Dictionnaire Octave Mirbeau qu’il a consacré à la Russie, est que, « entre 1908 et 1912, se
soient succédé trois tentatives d’édition prétendues complètes, un quart de siècle avant la
première édition française1 ». On ne s’étonnera donc pas qu’un cinéaste de l’époque ait été
tenté par une adaptation du Journal d’une femme de chambre.
 
Mikhaïl Nicolaevitch Martov (Михаил Николаевич Мартов)

De son vrai nom Marc Freiberg (Марк Фрейберг), Mikhaïl Nicolaïevitch Martov, né
le 3 février 1880 (ou 1881, ou 1882), fait des études à la faculté de droit de l’Université de
Saint-Pétersbourg. Puis il commence, dans cette ville, une carrière artistique, avec la troupe
du « Nouveau Théâtre » (Новый Театр) de Lidia Borissovna Iavorskaia. Il s’installe ensuite
à Moscou, où il travaille au « Bureau de la société théâtrale de l’empire russe ». C’est là qu’il
s’engage dans une activité cinématographique. Dans les trois années qui précèdent
immédiatement la Révolution d’Octobre, il met en scène six films, les premiers très courts,
comme cela se faisait le plus souvent à l’époque, les deux derniers beaucoup plus longs.
 * 1914 : Par le feu et par le sang (Огнем и кровью)
 * 1915 : Un fiancé qui avait un passé (Жених с прошлым) (13 min.) 
Illégalité (Беззаконие), d’après le récit éponyme de A. Tchékhov (11 min.).
Les aventures du célèbre chef de la police d’investigation de Pétersbourg, I.
D. Poutiline (Приключения знаменитово начальника Петроградской сыскной полиции И.
Д. Путилина), d'après une nouvelle tirée d’un recueil éponyme de récits policiers de Ivan
Poutiline (Иван Дмитриевич Путилина), et où Mikhaïl Martov lui-même tient le rôle de
Sokolov un riche marchant.
    La  Fosse  (Яма),  (en quatre épisodes, environ 4 h 45),  d'après  le roman
éponyme   d’Alexandre Kouprine (La  Fosse aux filles, dans la traduction française de Henri
Mongault). 
* 1916 : Le Journal d’une femme de chambre (Дневник горничной), d’après Octave
Mirbeau, et auquel nous allons nous intéresser plus particulièrement.
  Après la Révolution de 1917, Martov émigre à Berlin où il est un moment engagé par
le célèbre cabaret fondé en 1921 par Iakov Youjni  (Яков  Южний)  « L’oiseau bleu » (Der
Blaue Vogel / Синяя Птица ). Il vit ensuite, un temps, à Paris, où il est proche du représentant
de « L’Association professionnelle russe de théâtre et de cinéma ». C’est ainsi qu’Il prend part
à   l’activité   du   « Nouveau   théâtre   russe   de   Paris »   en   participant   aux   mises   en   scène des
Enfants Vaniouchine  (Дети  Ванюшина),  de Sergueï Naïdenov, de  L’Appartement de Zoia

1 Du même Pierre Michel : « Octave Mirbeau et la Russie » in Voix d’Ouest en Europe, souffles d’Europe en
Ouest, Presses de l’Université d’Angers, 1993, p. 461-479.
(Зойкина  квартира)  de   Mikhaïl   Boulgakov,   et   de  La   Générale   Matriona  (Генеральша
Матрёна) de Victor Krylov.
De retour à Berlin, atteint de diabète et de gangrène, il meurt à la clinique de la
Charité, dans la capitale allemande, le 30 juin 1930. Il est enterré au cimetière orthodoxe de la
ville. Au total, il aura été, tout à la fois : acteur, scénariste, metteur en scène de théâtre et de
cinéma.

Le Journal d’une femme de chambre (Дневник горничной) (1916)

Le film est signalé dans la plupart des répertoires et sites spécialisés. Sorti le 4 mars
1916, il est long de 1 310 mètres, ce qui équivaut à une durée de 47 minutes environ. C’est un
producteur très actif à l’époque, A. C. Khokhlovkine, qui confie à Mikhaïl Martov à la fois
l’écriture du scénario et sa mise en scène. Elena Smirnova, à l’affiche de plusieurs films
depuis 1913, et qu’on dit talentueuse, incarne Célestine. Le chef opérateur est S. Karassik
dont on retrouve le nom dans d’autres productions.
Une copie de ce film était en principe conservée aux « Archives cinématographiques
tchèques » de Prague, mais il semble qu’elle n’y soit plus. Pour tenter d’en trouver une autre,
en Russie éventuellement, et pour, le cas échéant, en organiser une projection en France, la
Société Octave Mirbeau mène l’enquête avec toute la puissance d’investigation et de
conviction qu’on lui connaît2.
En attendant l’éventuel succès de cette opération, un recueil de comptes rendus portant
sur les films russes sortis de 1908 à 1919 permet de se faire une idée de la réception du film
de Martov en Russie, et, très partiellement, de sa nature. Il s’agit du Velikij Kinemo : Katalog
soxranivsˇixsja igrovyx filmov Rossii (1908-1919) (Великий Кинемо : Каталог
сохранившихся игровых филмов России (1908-1919)), Новое литературное обозрене,
2002. Dans la section 185 de ce recueil de 2002 (pp. 306-311), cinq articles de longueurs
diverses (et avec des coupures clairement signalées) sont reproduits. Présentons-les en en
traduisant largement les passages significatifs.
Deux d’entre eux ne sont pas autre chose que des entrefilets généraux. Le premier
écho (кж. 1915. N° 21/22. 82) se borne à citer le film en y voyant le signe de l’activité
débordante du producteur A. C. Khokhlovkine. L’entrefilet de l’année suivante ( К-вич.
Провинциальные впечатления. – Пег. 1916. N° 4. 100) se félicite du développement et de la
qualité des films montrés dans les « salons-théâtres » de province, et se réjouit de n’y voir
pas figurer un film comme Le Journal d’une femme de chambre qu’un des « kino-théâtres »
pourtant les plus distingués de Moscou n’a pas hésité à programmer :

Honnête   province !   Elle   a   compris   plus   tôt   que   la   capitale   que,   sous   l’habit   du
cinématographe,   venait   à   elle,   non   un   ennemi   débauché,   mais   un   ami   artiste   qui
l’ouvrait, non pas au monde de la trivialité, mais à celui de la beauté. 

Cette considération morale est tout à fait dans le ton de l’époque, on va le voir.
Un premier long article, de deux très grandes pages ( КЖ. 1915. n° 21/22, 93-94), est,
dans notre recueil, tronqué (p. 307), mais surtout sa nature n’est pas précisée. Une histoire
nous est racontée sans qu’on sache très bien s’il s’agit uniquement du film ou si n’interfèrent
pas des souvenirs du roman. Et, s’il s’agit bien du film, à quoi renvoient tous ces détails : à

2 En l’occurrence, c’est Lucía Campanella, doctorante uruguayenne, qui a mené l’enquête et sans qui cet article 
n’aurait pu voir le jour. Elle a d’abord contacté les archives cinématographiques de Prague, où était conservée 
une bobine du film, et a appris qu’elle avait été remise au Gosfilmofond de Moscou, pour réparation, dans les 
années 80 ! Mais au Gosfilmofond  il semble bien que ladite bobine ait été égarée. Nous devons également des 
remerciements à Valérie Pozner, chargée de recherches au CNRS, qui a signalé à Lucía Campanella le catalogue 
de films russes paru en 2002 sous la direction de Rashit Jangirov, dont nous avons traduit de larges extraits.
des images ou à des « cartons » (des intertitres) ? Apparaissent en tout cas des informations
sur l’enfance de Célestine correspondant à ceux fournis par Célestine (au chapitre 5 du
roman) : le père est mort en mer, la mère devient ivrogne et se prostitue, à la maison les cris et
les violences des matelots se multiplient, jusqu’à ce que un certain Cléophas (Клесфас, sic,
amant de la mère dans le film), amène Célestine jusqu’à une sombre caverne de la côte et
achève de la déflorer. Elle se réfugie alors chez sa tante, et, deux ans après, est engagée par
une vieille comtesse pour s’occuper de Georges (Жорж), l’unique petit-fils, qui souffre de
phtisie. Ils vont s’aimer, mais, avec une telle ardeur, que bientôt le jeune homme en mourra :

À partir de ce jour­là, à l’étonnement du médecin et à l’effroi de la malheureuse grand­
mère, l’état de santé de Georges connut une brusque aggravation. Célestine se rendait
compte que, par ses caresses, elle tuait Georges, mais n’avait pas la force de refuser au
mourant une dernière joie. Une nuit, elle fut réveillée par un cri terrible tout en sentant
de l’humidité sur son visage. Effrayée, elle bondit et alluma la lumière : tout son visage
était   baigné   du  sang  qui   jaillissait   de   la   bouche     de   Georges.   Au  bout   de   quelques
instants il mourut dans ses bras.

La fidélité apparente au roman se poursuit. Ainsi, après l’enterrement de Georges,


Célestine, n’ayant pas la force de supporter le chagrin de la vieille dame, se rend dans un
bureau de placement qui lui procure une place chez la baronne de Tarves (Тавр), laquelle,
pour freiner les frasques de son fils Xavier (Ксавье), pousse la jeune femme de chambre dans
le lit de son fils. Mais la passion du bambocheur dure peu de temps :

La   baronne,   remarquant   le   refroidissement   de   son   fils,   changea   brusquement   de


comportement à l’égard de Célestine. Commencèrent les réprimandes, les gros mots, les
scènes. Finalement Célestine se retrouva à la rue sans un sou en poche, car, son argent,
le jeune baron avait eu le temps de le lui soutirer, et, sur l’ordre de la baronne,  tous les
vêtements  qui lui avaient été offerts lui furent repris. 

À nouveau à la rue, Célestine repasse par le bureau de placement qui lui trouve une
place en province chez un certain Monsieur Rabour (Рабур). Célestine découvre très vite que
ce Monsieur est un étrange maniaque qui idolâtre les bottines des femmes. D’après le résumé
du film toujours : « “Je nettoierai moi­même vos petites bottines – dit­il à Célestine quand on la fit
entrer dans le salon. Je les nettoierai moi­même”. À ces mots le petit vieux se jette aux genoux
de Célestine. » Le texte de Mirbeau dit : « C’est moi qui les cirerai, vos bottines, vos petites
bottines, vos chères petites bottines ... C’est moi qui les entretiendrai. [...] / Il s’agenouilla,
baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs, les délaça3. »

Mais   le   cocher   des   Rabour   a   un   ami,   Joseph   (Жозеф),   jardinier   dans   une   grande
maison voisine, pour lequel Célestine éprouve à la fois de la peur et de l’attirance. Ce dernier
s’introduit de nuit dans la chambre de Rabour, et la seule étrangeté de son irruption provoque
chez le vieux maniaque un arrêt cardiaque. Joseph le vole et s’enfuit sans être inquiété. De
nouveau   sans   travail,   Célestine   est   engagée,   sur   la   recommandation   de   Joseph,   chez   les
patrons  de celui­ci (dont le nom n’apparaît pas dans l’extrait de compte rendu dont nous
disposons). Joseph rêve d’acheter  un petit café à Cherbourg  et de s’y installer avec Célestine,
mais il lui manque encore de l’argent pour mener à bien son projet :

3 Le Journal d’une femme de chambre, Livre de poche - Fasquelle, 1964, p. 16 et 17.


Une fois dans la maison tout le monde fut réveillé par le cri de Joseph appelant à
l’aide. Toute l’argenterie ancienne, d’une valeur de 40 000 francs, avait été dérobée pendant
la   nuit   par   d’habiles   voleurs.   En   dépit   de   toutes   les   mesures   prises,   on   ne   réussit   pas   à
découvrir  le coupable du vol. Seule Célestine soupçonna Joseph, qui répondit à sa question :
« Célestine, tais­toi, je l’ai fait pour toi ». 

Pour une nature exaltée et romantique comme celle de Célestine, un homme ainsi prêt
au crime par amour pour elle est deux fois cher. Aussi, après être restés quelque temps en
service   pour   échapper   aux   soupçons,   convolent­ils   en   justes   noces   et   partent­ils   pour
Cherbourg vers une vie nouvelle. 

On   le   constate,   l’article   fournit   en   quelque   sorte   un   synopsis   du   film.   Plusieurs


modifications   significatives   interviennent :  l’aventure  de  Célestine  est remise  dans  l’ordre
chronologique, il n’est pas question du viol de la petite fille, ni vraiment des derniers maîtres,
ni du capitaine et de Rose, ni des autres personnages. Dans le traitement des protagonistes
enfin, certains gauchissements apparaissent (premier forfait de Joseph chez Rabour, nature
romantique de Célestine, etc.).  Cependant on ne saurait nier une intention patente de fidélité à
la lettre du roman de Mirbeau. La reprise des noms et prénoms des personnages, à sa manière,
en témoigne, mais cet attachement à la lettre ne garantit en rien la fidélité à l’esprit du roman,
ni   ne   promet   par   suite   la   moindre   équivalence   avec   la   portée   de   ce   dernier.   Par   ailleurs
l’article ne comporte, à la différence des suivants, aucun jugement, ni esthétique, ni moral.

Un autre article copieux (В. Туркин. Октав Мирбо или « г. Альков ? »  – Пег. 1916.
N° 4. 88­89) commence en effet par critiquer la manière dont le film est annoncé, et les
suggestions   licencieuses   de   la   publicité   qui   le   précède.   Puis   le   journaliste   s’emporte   (les
coupures sont les nôtres) :

Est­ce  qu’Octave  Mirbeau  savait   que   sa   nouvelle,   satirique   et   corrosive,   tomberait


entre les mains de laquais qui s’amuseraient sur le compte de la fameuse femme  de
chambre,   en   avait­il   connaissance ?   Bien   sûr   que   non.   Octave   Mirbeau   écrivait
clairement   pour   un   public   sachant   lire   et   comprendre.   Il   ne   pouvait   prévoir   cet
imaginaire étroitement sexuel que cette firme cinématographique pétersbourgoise a, elle
seule, fait passer au premier plan. 
[...] Toute l’intrigue se résume au récit de la manière dont la femme de chambre s’est
donnée d’abord à un maître, puis à un deuxième, et ne s’est pas donnée au troisième
uniquement parce qu’il ne lui a pas demandé.
[...]  Si   nous   passons   à   la   mise   en   scène,   nous   sommes   obligés   de   confirmer   notre
diagnostic précédent, relatif aux véritables intentions des créateurs du film : davantage
d’érotisme. Dans aucun autre domaine que dans l’amour d’un homme et d’une femme les
gens n’admettent tant de cochonnerie. En avant donc pour l’amour ! Et comment donc !
Pour la plupart des gens, ça leur va. 
Monsieur le réalisateur a raisonné comme le majorité des mortels : le piment du sujet
rachètera tout. Pour différentes pièces « psychologiques », une belle mise en scène est
nécessaire, mais quand on a un sujet « véritable » l’important n’est pas la beauté, mais
l’utilisation du diaphragme. Le manque de soin de la mise en scène va jusqu’à ce que
Joseph,   devenu   patron  d’un   café   et   marié   à   Célestine,   oublie   de   changer   l’habit   de
jardinier qu’il porte constamment depuis sa première apparition. Le diaphragme qui a
caché   le   moment   de   la   chute   de   Célestine   avec   Georges   métamorphose   de   façon
inattendue la robe noire de Célestine en peignoir blanc. Le sommet du mauvais goût est
atteint   dans   la   scène   finale :   un   comptoir   de   café,   derrière     le   comptoir,   Joseph   et
Célestine, ils se fondent dans un long baiser.
[...] Ça suffit, messieurs ! Ce n’est pas un travail d’art, mais une mendicité dégoûtante,
manipulatrice, qui va  dans les arrière­cours avec un répertoire de foire vulgaire, c’est
de la pornographie de dessous le manteau, d’un manteau de guenilles. 

L’ordre moral pratique plus facilement, on le voit, l’anathème que l’analyse.

Un dernier article (Пр. 1916,  n° 7/8. 17) est aussi négatif que le précédent,   mais il


pose, autour du problème de l’adaptation, des questions beaucoup plus pertinentes, et qui
pourraient encore être les nôtres. Nous le traduisons donc intégralement :

Le roman d’Octave Mirbeau Le Journal d’une femme de chambre, qui avait obtenu en
son temps une grande notoriété, fait partie de ces œuvres de la littérature française qui,
dénonçant la décadence des mœurs et la corruption de la société contemporaine, sont
écrits avec le plus extrême réalisme. Le roman est composé de toute une série de scènes
« risquées »,   encore   acceptables   dans   la   grande   littérature,   mais   absolument
impensables,   sous   quelque   que   forme   que   ce   soit,   dans   l’adaptation   théâtrale   ou
cinématographique.   Il   est   possible   de   parler   d’une   manière   très   pudique   des   plus
grandes   dépravations   au   monde,   mais   les   montrer   relèverait   indiscutablement   de   la
pornographie.

Voilà pourquoi il est complètement impossible de mettre en scène  Le Journal d’une
femme   de   chambre,   bien   que   certains   s’y   soient   employés   avec   les   plus   nobles   des
intentions. Mais dans notre temps de spéculation généralisée qui s’empare de n’importe
quel objet, il est clair que les titres des romans les plus populaires sont soumis, eux aussi,
à ce triste sort. Pourquoi en effet ne pas spéculer sur le succès d’un titre de roman qui
attirera le public ? Pourquoi  ne pas jouer sur cette autre curiosité de la foule, qui espère
voir   expressément   sur   l’écran   « le   fruit   défendu » ?   Pourquoi   ne   pas   se   donner   la
garantie d’une affaire commercialement sûre et rentable ?

C’est seulement en tenant compte de telles considérations qu’a pu paraître à l’écran Le
Journal d’une femme de chambre. On ne peut évidemment pas parler d’une quelconque
dimension artistique du film. Même comme simple distraction visuelle le film n’a aucune
valeur.   Car   ce   qu’il   n’y   a   pas   (et   qu’il   ne   peut   pas   y   avoir)   dans   le   film,   c’est   la
spécificité du roman de mœurs en ce qu’il a, artistiquement, de plus intéressant. Ce qu’il
y   a   dans   les   images   (plus   exactement   ce   qui   pouvait   rester)   est   ennuyeux,   insipide,
respire   une   vulgarité   indigeste,   n’est   rien   d’autre   qu’une   succession   d’épisodes   mal
reliés entre eux et qui ne peut procurer aucun plaisir au public.
La meilleure preuve de la nullité du film réside en ce que même le contenu à la limite
de l’intérêt dans le roman donné à lire au public est beaucoup plus élevé, intéressant et
riche que ce qui est donné à voir à l’écran. La mise en œuvre  ne vaut pas mieux que le
contenu : bien entendu on ne perçoit rien de typiquement français, ni dans le jeu, ni dans
la mise en scène. Les maquillages des acteurs atteignent des sommets dans la l’échec.
Célestine n’a pas du tout cette  élégance qui, dans le roman, fait d’elle l’héroïne des
diverses aventures...

Dans   la   publicité,   le   film   est   recommandé   «   comme   une   confession   retentissante


révélant   les   tares   et   les   ombres   de   la  famille   contemporaine   et   de   l’alcôve ».   Osons
affirmer aux honorables inspirateurs du film qu’il ne dévoile aucune tare sociale, et que
des films comparables  au Journal d’une femme de chambre constituent précisément une
tare typique du cinéma russe qu’il est indispensable d’éradiquer.

D’ailleurs,   soyons   juste   et   reconnaissons   un   mérite   indiscutable   au  Journal   d’une


femme de chambre : par sa seule apparition il met fin à la possibilité de films futurs qui
lui   seraient,   par   le   contenu,   comparables.   Instruits   par   cette   amère   expérience,   le
spectateur ne mordra plus à l’hameçon et ne se dérangera plus, même si on lui promet en
une seule séance l’adaptation de l’œuvre complète de Zola, Maupassant, ou même du
marquis de Sade...

On le voit, tous les jugements exprimés sont négatifs, et tous, sauf partiellement le
dernier,   ont   tendance   à   substituer   un   jugement   moral   à   l’évaluation   esthétique   que   l’on
aimerait lire. Ces recensions nous éclairent en fait tout autant sur les mentalités du moment et
sur la manière dont le cinéma pouvait être perçu, que sur le film même de Martov. Il faut
ainsi, et sans aucun doute, relativiser l’accusation récurrente de pornographie. Elle s’explique
par le « moralement correct » de mise en ces années­là, et pas seulement en Russie. Il est
probable que, cent ans après exactement, le film nous paraîtrait, de ce point de vue, totalement
anodin. Tenons compte aussi du fait qu’à l’époque le cinéma est perçu comme un art très
mineur, un « divertissement d’ilote » comme l’écrit encore, en France et en 1930, Georges
Duhamel4. La longueur annoncée du film et le long résumé de 1915 donnent tout de même
l’idée d’un film d’une certaine épaisseur et d’une certaine proximité avec le roman. Restons
donc curieux, comme il se doit, toujours. 

 André PEYRONIE

4 « C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur
besogne et leurs soucis. C’est, savamment empoisonnée, la nourriture d’une multitude que les Puissances de
Moloch ont jugée, condamnée, et qu’elles achèvent d’avilir », dans Scènes de la vie future, Mercure de France,
1930.

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