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L’existence de la lettre qu’on va lire était connue. Pierre Michel l’avait signalée déjà
dans son édition des Lettres à Octave Mirbeau (Éditions À l’écart, 1994), citant in extenso, à
la suite des trois lettres conservées à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, la notice d’un
catalogue du libraire qui l’avait mise en vente une vingtaine d’années plus tôt (Bulletin Marc
Loliée, n° LV, 1970, p. 11).
Nous l’avons retrouvée chez un collectionneur – fin amateur de Saint-Pol-Roux –, qui
a bien voulu nous permettre de la recopier.
Un mois la sépare des trois précédentes écrites entre le 15 et le 21 mars 1892. On se
souvient que le Magnifique, lancé à la conquête de la direction de l’Odéon en compagnie des
amis Charpentier et Rochegrosse, y sollicitait le soutien de Mirbeau. Ce dernier, qui
considérait avec bienveillance les meilleurs jeunes du symbolisme, répondit favorablement à
la demande du poète et, apprend-on dans la lettre du 23 avril, rédigea même un article qu’il
envoya au Figaro. La nomination précipitée de Marck et Desbeaux, le 22 mars, en rendit la
parution inutile et l’article disparut dans un tiroir.
Ce premier échange épistolaire, qu’avaient dû précéder quelques rencontres physiques,
suffit probablement à resserrer les liens entre les deux hommes. Le « cher Monsieur
Mirbeau », par lequel s’ouvrent les trois lettres de mars, a désormais laissé place à la fin du
mois suivant à un plus familier « cher Ami ». Le Magnifique y donne des nouvelles de ses
pairs symbolistes : de Mauclair, qui s’apprête à donner une conférence sur Maeterlinck ; de
Claudel, qui a terminé La Ville. Il connaît en effet le rôle que joua Mirbeau dans le succès de
La Princesse Maleine, et espère sans doute qu’il pourra rendre compte de l’intervention du
jeune Mauclair ; il a sans doute également eu connaissance du choc ressenti par Mirbeau à la
lecture de l’exemplaire de Tête d’or que Marcel Schwob lui avait prêté en février 1892.
L’essentiel de la lettre se compose surtout d’un nouvel appel à la générosité du
journaliste, mais cette fois-ci pour un ami, non pour lui-même. Il attire l’attention de Mirbeau
sur deux œuvres du peintre Henry de Groux : La Procession et Le Christ aux outrages,
récemment refusé au Salon du Champ de Mars par Jean Béraud. Les deux tableaux sont alors
exposés au Palais des Arts Libéraux.
Saint-Pol-Roux cherche à communiquer son enthousiasme au destinataire et n’hésite
pas à comparer avec une pertinente audace le peintre belge à Delacroix, que Mirbeau admire ;
ainsi Henry de Groux est-il un « Delacroix en mieux, […] un Delacroix qui boit de la bière ».
Il insiste sur l’injustice dont le peintre a été victime et donne de lui une définition (« Ravachol
de la peinture ») qui ne dut pas laisser l’anarchiste Mirbeau indifférent. Ce dernier entendit
probablement les fervents arguments du Magnifique puisque, dans le deuxième article qu’il
devait consacrer au « Salon du Champ de Mars » dans Le Figaro du 9 mai 1892, il ne manqua
pas de critiquer les médiocres choix de Jean Béraud et de saluer l’œuvre du peintre célébré
par Saint-Pol-Roux dans sa lettre :
Il y aurait cruauté à insister sur cette comédie sinistre et sur cette exécrable peinture.
On ne discute pas cela, qui est, par un homme très malin et qui connaît la vie, destiné au
snobisme des amateurs, à l’abêtissement des foules. Le succès en est énorme, ô brave
Henry de Groux, dont la belle œuvre, ardente de passion et d’art resplendissant, refusée
sur les injonctions de M. Béraud, se morfond dans le silence d’une salle déserte.
Certes, Mirbeau ne s’attardait pas davantage sur Le Christ aux outrages, mais il
mentionnait la toile – sans préciser toutefois son titre – dans le compte rendu d’un Salon où
elle n’était pas même exposée, et en louait la qualité artistique, surpassant le modeste
« décidément c’est pas trop mal » qu’espérait Saint-Pol-Roux.
Cette quatrième lettre confirme donc, s’il en était besoin, combien Mirbeau fut attentif
aux artistes et écrivains de la génération symboliste, toujours prêt à les soutenir et à les
signaler au public à condition qu’ils eussent du talent. Elle témoigne aussi de la confiante
sympathie qui s’était installée entre le poète et le romancier après l’aventure odéonienne, et
qui devait durer – même si aucune lettre ultérieure n’a été retrouvée à ce jour – au moins
jusqu’en 1909.
Mikaël LUGAN
* * *
9 La dernière lettre de Saint-Pol-Roux datait du 21 mars 1892 ; aucune lettre de Mirbeau à Saint-Pol-Roux n’a
encore été retrouvée.
10 Camille Mauclair (1872-1945) était alors très proche de Saint-Pol-Roux, dont il soutenait les théories ; il
avait notamment joué un rôle actif dans croisade odéonienne.
11 Nous ignorons si Mirbeau assista à la conférence de Mauclair sur Maeterlinck le 30 avril. Saint-Pol-Roux en
fit un compte rendu dans le Mercure de France de juin 1892.
12 Mirbeau devait visiter le Salon du Champ de Mars pour son article du Figaro.
13 Saint-Pol-Roux avait rencontré Amélie Bélorgey, jeune couturière montmartroise, l’année précédente. Le
couple n’officialisa sa situation que le 5 février 1903, à la mairie du XIe arrondissement. Octave Mirbeau fut l’un
des témoins du poète. Voir à ce sujet « Mirbeau témoin de Saint-Pol-Roux », in Cahiers Octave Mirbeau, n° 18,
2011, p. 183.
14 Cœcilian, premier fils du poète, naquit le 9 avril 1892.
15 Le drame de Claudel ne paraîtra qu’au début de l’année suivante, sans nom d’auteur, à la Librairie de
l’Art indépendant.