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Le merveilleux dans la “fantasy”

pleine nuit, sit-in devant la maison)


que Tolkien, alors septuagénaire, est
contraint de déménager. Il disparaît
en 1973, mais le livre, lui, poursuit
son incroyable existence. Bien avant
que Peter Jackson ne l’adapte – avec
talent – pour le cinéma en 2001,
l’épopée « christique » de Frodon,
ce jeune hobbit qui perd son inno-
cence en affrontant le Mal et se sa-
crifie par amour des autres, est déjà
l’un des textes les plus lus au monde,
juste après la Bible et Harry Potter !
On le sait, John Ronald Reuel Tol- Un monument de la littérature po-
kien est entré dans la littérature par pulaire élu « livre du siècle » en 1997
la petite porte. Celle des ouvrages par les lecteurs du Guardian, et dont
pour la jeunesse. La légende veut les personnages, Gandalf, Frodon,
que, en corrigeant les devoirs de ses Gollum, Sauron, sont devenus, dans
élèves, ce docte professeur de litté- les pays anglo-saxons, des référen-
rature médiévale à Oxford soit tom- ces de M. Tout-le-monde.
bé sur une copie blanche. Et que, L’ouvrage pourtant n’a rien d’évi-
sans trop savoir pourquoi, il ait alors dent. On ne compte plus les lecteurs
écrit : « Dans un trou vivait un hob- dont la bonne volonté n’a pas résisté
bit. » Première phrase, première aux cinquante premières pages. Tol-
pierre d’un roman, Bilbo le hobbit, kien lui-même le décrivait comme
qui, dès sa publication en 1937, rem- « monstrueux, immensément long,
porte un vrai succès public et reçoit complexe, amer et absolument pas
le prix du meilleur livre pour enfants adéquat aux enfants » (1). Avalanche
du New York Herald Tribune. de noms propres, de mots étrangers,
L’odyssée de Bilbo, de Gandalf le digressions à gogo, complexité des
magicien et de leurs compagnons intrigues secondaires, interminables
nains au pays des trolls, elfes, dra- descriptions, ruptures de ton, len-
gons et gobelins, fascine les petits teur du rythme : Le Seigneur des an-
Anglo-Saxons. Avec des éléments neaux n’est pas un modèle en ma-
familiers empruntés aux contes et tière de lisibilité. C’est pourtant dans
légendes, Tolkien crée un univers

Dans
intemporel, épique et puissamment
singulier. L’éditeur jubile et com-
mande une suite qui viendra… quin­
ze années plus tard ! Ce sera Le Sei-
gneur des anneaux. Un pavé de plus
de mille cinq cents pages que l’au­
teur est sommé de retailler en trois

un trou vivait
parties : La Communauté de l’anneau,
Les Deux Tours et Le Retour du roi.
Publié un peu à reculons entre 1954
et 1955, par un éditeur qui ne s’at-
tend pas à gagner le moindre shil-
ling, le livre démarre doucettement.
Mais le bouche-à-oreille fonc­tionne,

un hobbit…”
les ventes progressent et l’ouvrage
ne disparaît pas des rayonnages.
Le triomphe a lieu la décennie sui-
L’elfervescent JRR Tolkien,
vante, outre-Atlantique. Le Seigneur auteur du “Seigneur des
des anneaux devient l’un des emblè-
mes de la contre-culture américaine, anneaux”, a conçu un univers
le livre de chevet de ceux qui rêvent
d’une autre vie, l’histoire qu’il faut
fabuleux, terre d’épopées et
absolument avoir lue sous acide. La
pression des fans devient telle (ava-
de légendes. Avec une
lanches de lettres, coups de fil en extraordinaire minutie.
26 Télérama 2971-2972 | 20 décembre 2006
Bilbo et Le Seigneur des anneaux,
Tolkien n’a publié qu’un ouvrage, un
recueil de poèmes, Les Aventures de
Tom Bombadil. L’homme à la pipe
préférait laisser baguenauder son
esprit, travailler par petits bouts,
composer un chant elfique ou s’inté-
resser à l’art métallurgique des
nains… De ce gigantesque puzzle de
notes, études et bribes de récits, son
fils Christopher a extrait plusieurs
ouvrages posthumes. Une produc-
tion abondante (il sort régulière-
ment de nouveaux inédits) où sur-
nagent Contes et légendes inachevés,
les Lettres du Père Noël, Le Silma-
rillion et surtout Histoire de la Terre
du Milieu, colossale tentative d’édi-
tion raisonnée de soixante ans de pé-
régrinations imaginaires (2). Douze
volumes dont quatre seulement ont
été traduits en français.
La postérité de Tolkien est immen-
se. S’il n’est pas le père de la « fan-
tasy », il a contribué plus que tout
autre à la populariser. Coincé entre
le fantastique et la science-fiction,
ce genre romanesque qui met l’ac-
cent sur la magie, les créatures lé-
gendaires et les mondes perdus, lui
doit beaucoup. Mais à l’ombre des
grands arbres, il ne pousse pas
grand-chose. Avec Le Seigneur des
anneaux, Tolkien a défini, sans s’en
rendre compte, un modèle, voire un
carcan, dont peu d’auteurs s’affran-
cette épaisseur que niche le chef- du professeur, un « vice secret » Outre chissent. On ne compte plus le nom-
d’œuvre. Car Tolkien ne décrit pas le qu’il considère aussi comme une ses romans, bre de variations sur la quête de
le seigneur
monde tel qu’il est ; il en invente un forme d’art à part entière… de la fantasy l’anneau. Seule J.K. Rowling, une de
nouveau, de A à Z. La création de Tolkien, on l’aura a laissé ses grandes lectrices, a sorti son
quantité de
Jamais avant lui (ni après d’ailleurs) compris, dépasse largement le ca- notes, études,
épingle du jeu. Même s’il demeure
on est allé aussi loin dans l’appro- dre du roman. En fait, dès l’adoles- chants, bribes des similitudes avec l’œuvre de ré-
fondissement et le détail. L’auguste cence, ce garçon né en 1892 et très de récits… férence, Harry Potter a fait souffler
philologue d’Oxford ne se borne pas tôt orphelin, se passionne pour le de l’air frais sur le merveilleux.
à brosser un cadre néomédiéval folklore nordique. Doué pour les D’abord en simplifiant la langue et
peuplé de créatures fantastiques et langues (il finira par en maîtriser le style, et surtout en situant les
de personnages chevaleresques. une petite dizaine), il apprend le aventures du petit sorcier dans no-
Pour que son monde tienne debout, finnois pour lire – dans le texte – les tre réalité. Le héros est un préado
il lui crée des mythes fondateurs, grandes épopées scandinaves. Rapi- qui, en plus de sa mission, a des pro-
une histoire sur plusieurs milliers dement, un grand projet se fait jour : blèmes de son âge. L’arrière-petit-
d’années, des cartes détaillées, des créer de toutes pièces une authenti- fils, en somme, d’un vieux profes-
généalogies touffues, des dessins, que cosmogonie, faire exister un seur d’Oxford perdu dans ses rêves
des aquarelles et forge même – avec monde par le verbe et l’imagination. de hobbits p Stéphane Jarno
le plus grand sérieux – plusieurs Plus qu’un hobby (hobbit ?), pres- illustration : miles hyman
langues. Les plus abouties, le « que- que une névrose, c’est là l’œuvre vé- (1) In Panorama illustré de la fantasy
et du merveilleux, A.F. Ruaud,  
nya » et le « sindarin » comptent ritable de sa vie. éd. Les moutons électriques, 2004.
chacune plus de deux mille mots de La littérature est la partie émergée (2) Christian Bourgeois éditeur.  
vocabulaire, une vraie structure de l’entreprise, pas forcément celle Lire également le Cahier de croquis
grammaticale et même une calligra- qu’il préfère. D’où peut-être son peu du Seigneur des anneaux, chez le même
éditeur, dans lequel Alan Lee raconte  
phie ! Les langues construites comp- d’empressement à faire carrière en dessins la conception des décors  
tent parmi les passe-temps favoris dans le monde des lettres. Outre de la trilogie filmée par Peter Jackson.

Télérama 2971-2972 | 20 décembre 2006 27

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