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Gro Bjørnerud Mo
University of Oslo
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All content following this page was uploaded by Gro Bjørnerud Mo on 04 January 2017.
Gro Bjørnerud Mo
Dès son début littéraire avec La Salle de bain il y a 20 ans, le romancier belge,
Jean-Philippe Toussaint, écrit des romans qui se situent distinctement et
explicitement à l’intérieur de la tradition du roman français moderniste. Gustave
Flaubert, Marcel Proust, Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet et Claude Simon
sont pour lui des modèles incontournables. Dans La Télévision, roman publié en
1997, Toussaint introduit tout en souriant un gueuleoir, une haie d’aubépines et
s’inscrit ostensiblement à la prestigieuse école du regard.1
On trouve dans les romans de Jean-Philippe Toussaint une exploration
surprenante et presque inlassable de l’espace. Et dans La Télévision, cette
exploration passe par un grand nombre de scènes où des peintures se trouvent au
centre de l'intérêt et servent à créer ce que j’ai nommé dans mon titre une
ouverture de l’espace. L’examen spatial nous est avant tout communiqué par des
descriptions où réalités physiques, traditions littéraires, questions métaphysiques
et théories esthétiques se croisent et se font voir. Ainsi, Toussaint arrive à créer
un espace littéraire fait de paysages présents et passés, réels et fictifs, construit
de tableaux et de textes dont l’effet est celle d’une grande plasticité. C’est une
technique romanesque faite pour accueillir mouvement et profondeur, adaptée
entre autres à la description d’un été passé à Berlin au début des années 1990.
Il y a quelques scènes clé dans La Télévision permettant d’étudier la
représentation de l’espace de plus près. Au début du roman, le narrateur prend la
décision de ne plus regarder la télé. Il éteint son téléviseur et la lumière dans son
appartement, va vers la fenêtre et regarde l’immeuble en face : La perception
décrite est dominée par le regard, le moment est longuement préparé et la
description est construite à partir de l’opposition fondamentale entre lumière et
obscurité. La nuit est sombre, et dans un premier temps, les toits des bâtiments
seulement se font à peine deviner. Mais de l’édifice émane une lumière, une
1
Jean-Philippe Toussaint, La Télévision, Paris, les éditions de Minuit, 1997. Pour la scène
du gueuleoir voir p. 101-102, pour les aubépines, lisez p. 119-120. En ce qui concerne
l’héritage du nouveau roman, étudiez par exemple p. 121. Je voudrais remercier Andreas
Krogvold pour les bons conseils qu’il a donnés lors de la préparation de cet article, et
surtout pour ces remarques souriantes à propos des aubépines.
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clarté laiteuse, dit Toussaint (p. 44).2 La clarté décrite est celle des téléviseurs
allumés dans les fenêtres en face, elles-mêmes transformées en tableaux
lumineux sous le regard créateur du spectateur – narrateur.
Debout là en pyjama à la fenêtre du salon, je continuais de regarder
dehors et je ne sus si je pouvais interpréter ce qui advint alors comme
un signe du destin, quelque petit encouragement personnel que les
cieux voulaient m’adresser pour me récompenser d’avoir renoncé aux
joies séculières de la télévision, mais, à ce moment précis dans
l’encadrement d’une des fenêtres du grand immeuble moderne qui me
faisait face, au troisième étage exactement, une jeune femme apparut à
poil dans son appartement. L’envoyée du ciel (je la reconnus tout de
suite, c’était une étudiante que j’avais déjà croisée deux ou trois fois
dans le quartier) était entièrement nue et en tous points délicieuse, qui
me faisait un peu penser à une créature de Cranache, Vénus ou
Lucrèce […] (p. 45).
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C’est par ces mêmes retours dans le temps qu’un autre projet sera suggéré. Le
personnage principal de la Télévision s’installe à Berlin pour écrire un essai sur
Le Titien et sur le rapport entre l’art et le pouvoir. Or, il n’écrira jamais cet essai,
Toussaint nous décrit par contre en détail comment son personnage se met à ne
rien faire. Au début du roman, il décrit en détail comment il se sent après avoir
regardé la télé pendant des heures, il se promène, il va à la piscine, il rencontre
ses amis, il garde, tout en les négligeant, les plantes de ses voisins pendant que
ceux-ci sont en vacances.
L’autoportrait qu’il nous présente au début du roman décrit un état de
somnolence. A force d’avoir regardé la télé tous les jours pendant des semaines,
le narrateur tombe dans un demi-sommeil. « Je sortais de ces retransmissions
nauséeux et fourbu, l’esprit vide, les jambes molles, les yeux mousses (p. 11). »
Un écho proustien se fait de nouveau sentir.3 Au début de la Recherche du
Temps Perdu, le narrateur décrit justement ce qui lui arrive dans cet état de mi-
sommeil, mi-éveil : « il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait
l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles
Quint. »4 Description du sommeil différente de l’oisiveté dépeinte par Toussaint,
il est vrai, mais qui contient des identifications qui sont très proches de celles
qui seront en jeu dans La Télévision, surtout, nous allons le voir en ce qui
concerne le rôle de Charles V.
L’essai sur Le Titien qu’il n’écrira jamais, s’inscrit et s’écrit peut-être quand
même de biais dans le roman. Nous l’avons déjà vu : la peinture et le pictural
s’imposent. Dans la poésie à la Renaissance, la métaphore du peintre est partout,
et sert entre autres à examiner le rapport entre monde et langage. Les
contemporains du Titien sont tout particulièrement intéressés par les tableaux
exprimés en mots. 5 Une parenté entre la tradition de l’ ut pictura poesis et le
discours animé par les peintures qu’on trouve dans le roman de Toussaint se fait
sentir. Par son exploration de la puissance visuelle du langage, le romancier va
retrouver une de ses ressources littéraires dans l’esthétique du XVIe siècle. Les
chefs-d’œuvre dissimulés dans le roman sont sous la plume de Toussaint
transformés en potentialités visuelles dans la vie de tous les jours dans la
capitale allemande vers la fin du XXe siècle. Donc même si l’étude sur le peintre
de la Renaissance ne sera pas écrite, le roman se nourrit de ce projet inachevé,
3
Merci à Karin Gundersen et Trond K. Salberg qui à propos de cette scène m’ont fait relire
la première page de La Recherche du Temps Perdu.
4
Marcel Proust, A la Recherche du Temps Perdu, Paris, édition Gallimard, 1999, p. 13.
5
Voir par exemple, François Rigolot, Poésie et Renaissance, Paris, Seuil, 2002.
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Il y a d’autres parallèles aussi, qui font réfléchir, rêver et rire tout selon. Le lien entre
Charles V et Bruxelles, ville natale de Jean-Philippe Toussaint, est très fort, puisque c’est
ici qu’il fut proclamée roi des Pays-Bas (avec sa mère) le 14 mars 1516. Voir Merriman,
The Rise of the Spanish Empire, vol III, The Emperor, New York, The Macmillian
Company, 1925, p. 14.
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Dans une interview à http://ibase035.eunet.be/cinergie/arch01/toussain.html, Toussaint
décrit le rapport entre la ville et son roman ainsi : « Je voulais parler de cette ville sans la
moindre référence historique, en évitant tous les clichés du type ‘ Capitale du Reich’ etc.
Vous ne trouverez pas, par exemple, une seule fois le mot ’mur’. Je voulais montrer des
choses très concrètes, un parc, une piscine, des magasins. Berlin n’est qu’un des thèmes du
livre, mais c’est important, pour moi, de le situer là-bas car c’est une ville qui m’attire,
dont j’avais envie de parler, de faire le portrait. » Kai Nonnenmacher caractérise avec
précision La Télévision de la façon suivante : « Nach sechs weiteren Jahren des
Schweigens als Schriftsteller setzt Toussaints Erzählen 1997 mit La télévision wieder ein,
mit einem persönlich gerefiften une überraschend unbeschwerten Berlin-Roman im
Angesicht der elektonischen Medienwelt. » Kai Nonnenmacher « Zwei Betrachtungs-
weisen von Jean-Philippe Toussaint : Minimale Bildrevisionen in Autoportrait (à
l’étranger) », in : Mirko F. Schmidt (red.) Entre parenthèses. Beiträge zum Werk von
Jean-Philippe Toussaint, Paderborn, Edition Vigilia, 2003, p. 128.
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