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Le côté phénoménologique de Proust (Proust et Husserl)

Anne Simon

p. 305-314

TEXTE NOTES AUTEUR

TEXTE INTÉGRAL

1Le moment 1900 en philosophie, pour Proust, c’est sans doute avant tout l’idéalisme français. Par
ses études et par son esprit d’analyse, celui qui n’est pas encore l’auteur d’À la recherche du temps
perdu était bien parti pour élaborer une œuvre traversée par ce courant. En 1888-89, au lycée
Condorcet, Proust est en classe de Philosophie, où il a Darlu comme professeur, qui le marque
profondément : le futur co-fondateur de la Revue de Métaphysique et de Morale (en 1893) est un
fervent idéaliste, grand lecteur tout à la fois de Platon et de Kant. D’autre part, Proust entreprend à
la Sorbonne de 1893 à 1895 une licence de philosophie, dans un contexte à la fois spiritualiste et
idéaliste qui fait le plus souvent un sort à la sensation pour aboutir à une exaltation de l’esprit et de
valeurs universelles, voire à la notion de Dieu. Il a ainsi comme professeurs des philosophes comme
Boutroux, Brochard ou Rabier. Les remarques ironiques de Camille Mélinand, en 1898, permettent
de situer un peu l’ambiance de l’époque :

1 « Un Préjugé contre les sens », La Revue des deux mondes, vol. 149, 1898, p. 435.

« C’est, à l’heure qu’il est, une doctrine à peu près classique, que le témoignage des sens est
trompeur ; que la réalité ne ressemble en rien au monde que nous révèlent nos sens ; que les
phénomènes sensibles, couleur, son, résistance, saveur, odeur, etc., sont non pas réels et
indépendants de nous, mais internes [...]. Ce dogme est enseigné à peu près dans tous les lycées de
France. Que dis-je, c’est presque un brevet de philosophie que de s’intituler idéaliste, et nos jeunes
philosophes prennent conscience de leur valeur en démontrant à leurs parents ébahis que « le
monde extérieur n’existe pas. »1

2Si Proust a baigné, dans ses années d’apprentissage, dans cette atmosphère, ce serait cependant
une erreur de lire la Recherche comme un roman relevant de l’idéalisme (qu’il soit subjectif ou
objectif). La volonté contraire des autres, et notamment celle des femmes aimées, « êtres de fuite »
irréductibles aux impressions multiples qu’on s’en fait ; la présence bourdonnante et insaisissable des
aubépines ; la terrible souffrance du corps dans la maladie ou l’agonie, bref l’expérience de la vie en
général, empêchent définitivement le narrateur de prendre la réalité pour une simple projection de
la conscience. Si notre appréhension des événements a pu ainsi s’avérer relative à notre implication
personnelle dans le monde, ce qu’il y avait pourtant :

2 RTP, IV, p. 492. L’édition d’À la recherche du temps perdu utilisée (abrégée en RTP) est celle publ
(...)
de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même n’empêchait pas que l’objet pût posséder
des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s’évanouir la réalité en un pur relativisme.2

3 Note du Carnet de 1908, f° 40 v°. Pour une approche plus détaillée de la crise de l’idéalisme franç
(...)

3En outre, il n’y a pas d’arrière-monde chez Proust, qui franchit un pas décisif au tournant du siècle.
En 1908, il écrit ainsi : « aucun homme n’a jamais eu d’influence sur moi (que Darlu et je l’ai
reconnue mauvaise) »3. L’objectif de cet article est dès lors de montrer comment l’approche du
monde de Proust, et tout particulièrement de la subjectivité, le conduit à se rapprocher des
démarches phénoménologiques du vingtième siècle.

4 Heidegger aurait en ces termes parlé de Proust et Husserl lors du premier séminaire du Thor avec
Ch (...)

4Proust (1871-1922) et Husserl (1859-1938) publient tous deux leurs premiers écrits dans la dernière
décennie du dix-neuvième. Un écart majeur et évident sépare le logicien confiant dans les pouvoirs
de la raison et de l’intellect, du romancier de l’instrospection psychologique à outrance, qui a mis au
jour l’incapacité de l’esprit à résister à l’illusion, pourtant reconnue comme telle par lui-même, de
l’amour. Pourtant, le fondateur de la phénoménologie contemporaine semble avoir apprécié Proust.
Selon Heidegger, via un témoignage de François Vezin, Husserl aurait admiré « les analyses
extrêmement justes et riches du point de vue phénoménologique »4 de Proust ; Jürgen Ritte m’a
d’autre part indiqué que Proust est mentionné positivement dans un manuscrit.

5Effectivement, entre l’auteur d’À la recherche du temps perdu et celui des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps (prononcées en 1905), de troublants points de
convergence se laissent repérer qui renvoient non pas à une identité de réponses, mais à une
communauté thématique de questionnements, centrés sur des notions comme le sujet, le temps, la
conscience ou les problèmes du rapport à autrui. Cette coïncidence symbolique des dates et des
interrogations témoigne d’une rénovation décisive du champ épistémique européen au début du
vingtième siècle.

5 Dans le domaine philosophique, l’œuvre de M. Merleau-Ponty, de Phénoménologie de la


perception (194 (...)

6Tout en axant mon propos sur l’apport strict de Proust en ce qui concerne une approche
phénoménologique du moi, j’évoquerai un certain nombre de différences ou ressemblances avec la
pensée husserlienne. Je précise enfin que le romancier a dans l’ensemble davantage orienté la
phénoménologie française5 (notamment à partir des années trente et quarante), que la
phénoménologie germanique.
Une reconsidération phénoménologique du sujet

7En quoi consiste ce qu’on pourrait appeler le côté phénoménologique de la Recherche ? On peut
repérer deux axes entrecroisés.

La reconsidération par Proust de la notion de sujet le conduit à insister sur sa temporalisation et son
incarnation.

6 RTP, II, p. 65.

7 RTP, III, p. 56-7.

8 RTP, II, p. 161.

9 Voir mon article « Proust et l’“architecture du visible” », Merleau-Ponty et le littéraire, Paris, (...)

Sa mise en relief de la structure d’horizon du monde sensible l’amène à créer un style surimpressif,
apte à rendre compte de la profondeur et de l’épaisseur du réel. La mer chez Proust est ainsi
toujours étayée et soutenue par des « éléments pondérables »6 qui lui confèrent son statut de
surface, et qui assimilent cette dernière à un mouvement de jaillissement ou de genèse qui récuse
l’idée d’une simple superficie. De la même façon, les objets sont très souvent présentés sous la
forme d’une configuration dynamique : le jet d’eau d’Hubert Robert7, la colonne de vapeurs sur la
mer8 ne se manifestent que dans le mouvement paradoxal de leur évanouissement. Enfin, on perçoit
toujours chez Proust autre chose que l’actualité brute. Les paysages déroulent des potentialités
insoupçonnées, souvent associées aux fantasmes du moi : à la fin de Sodome et Gomorrhe, le
protagoniste aperçoit, derrière un lever de soleil sur Balbec aux effets hallucinatoires, la scène
saphique de Montjouvain relatée dans Du côté de chez Swann9, mais transformée par de nouvelles
préoccupations, puisqu’Albertine a désormais pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil.

10 Voir RTP, IV, p. 453 : « si le lieu actuel n’avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j’aurai (...)

8Ne pouvant analyser en détail l’ensemble de ces deux questions, j’aborderai tout particulièrement
la première. Proust opère une redéfinition radicale de la subjectivité. Celle-ci, loin d’être une
substance ou un noyau que l’on pourrait atteindre de quelque façon, se caractérise par une
instabilité foncière, qui ne trouve peut-être sa résolution que dans l’expérience, invivable comme
telle10, de la réminiscence, où le moi se découvre dans un entre-deux du temps. La Recherche prend
ainsi acte de la mort du sujet classique, conçu comme substance qu’il serait possible de décrire sans
reste. Les exemples sont innombrables. Dès les premières lignes de la Recherche ainsi, l’expérience
fondatrice et emblématique du sommeil vient semer le désordre au sein d’un sujet protéiforme : « il
me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de
François Ier et de Charles Quint ». Et plus loin, le narrateur nous fait part d’une désorbitation
identitaire :
11 RTP, I, p. 5-6.

quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas
qui j’étais ; j’avais seulement, dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut
frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir –
non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns [...] où j’aurais pu être – venait à moi comme un
secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une
seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétroles,
puis de chemise à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.11

12 Ibid., p. 6.

9Il n’est pas indifférent que ce soit la mémoire, et plus exactement la mémoire du corps, « de ses
côtes, de ses genoux, de ses épaules », qui permette au dormeur sans identité de recomposer, de
reconstituer « les trait originaux de [son] moi », « avant même que [sa] pensée, qui hésitait au seuil
des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances »12. L’intuition
charnelle est, d’un point de vue identitaire, plus performante que la synthèse intellectuelle – c’est
bien sûr une thématique que Merleau-Ponty, grand lecteur de la Recherche, exploitera. En effet, chez
Proust, la temporalisation de la conscience (ou en l’occurrence de l’inconscient), qui est le seul
recours pour résister à cette fuite essentielle de la personnalité rappelée plus haut, n’est possible
que parce que précisément la conscience est incarnée. Il y a là une différence fondamentale avec la
théorie d’Husserl, qui ne relie pas explicitement temporalisation et corporéité.

10Mais l’inscription du sujet proustien dans le temps a son revers. Tout se passe comme si la
rétention ne fonctionnait pas toujours ou était perçue comme aléatoire, ou, si cette terminologie est
abusive, comme si la durée existentielle était entrecoupée de blancs terrifiants (par là s’opère aussi
une distinction majeure avec les analyses de Bergson). À de nombreuses reprises, Proust revient sur
ce qu’il appelle la mort des moi, ce fait extrêmement troublant que nous avons pendant notre
existence une expérience réitérée de la mort, puisque celui qui donnerait sa vie pour voir Gilberte,
finit par lui rendre visite par simple politesse, et non sans ennui. Un exemple plus significatif encore,
en ce qu’il fait état d’une contingence possible de la continuité du présent et du moi, peut être tiré
des réflexions extraordinaires de Proust sur le sommeil – qui est littéralement un moment
d’anéantissement – et le réveil – assimilé à une résurrection inexplicable :

13 RTP, II, p. 387.

Comment [...] cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par
retrouver son propre moi plutôt que tout autre ? [...] On ne voit pas [...] pourquoi, entre les millions
d’êtres humains qu’on pourrait être, c’est sur celui qu’on était la veille qu’on met juste la main.13
11On pense au Descartes des Méditations, qui subordonne la certitude de l’existence à la conscience
même de cette certitude :

14 Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 77

Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense ;
car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou
d’exister.14

15 En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949, p. 36.

12C’est sans doute cette perception aiguë de la labilité de la personnalité qui a incité Proust à créer
un protagoniste « phénoménologue » sans le savoir, pour lequel son propre moi constitue un objet
d’expérience privilégié, le lieu aussi d’un risque intime (Levinas rappelle que la réduction
husserlienne est une « violence »15 que le philosophe se fait à lui-même), comme le précise
explicitement le narrateur dans l’épisode de la madeleine :

16 RTP, I, p. 45.

Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur,
est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien.16

13Taxer Proust de nombrilisme est une erreur parmi d’autres (snobisme, pointillisme, décadentisme
bourgeois, etc.). Ce que Proust découvre très profondément lors de ce travail de réminiscence, de cet
effort sur soi, c’est que le « moi profond » et le sens de ce qu’on éprouve ne sont parfois accessibles
que par une ascèse où le monde doit être mis, un moment, entre parenthèses, une ascèse aussi où
les désirs et les jugements doivent être suspendus (il s’agit comme chez Husserl de se débarrasser
des préjugés, de son « bagage »). Ce qu’écrit le protagoniste qui veut « ramener encore une fois la
sensation qui s’enfuit » est à cet égard significatif :

17 Ibid.

Et, pour que rien ne brise l’élan dont [l’esprit] va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute
idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. [...] je
fais le vide devant lui [...] et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, qui voudrait
s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur.17

18 Voir J. Garelli, « De la cire de Descartes à la madeleine de Proust », Rythmes et Mondes, Grenoble,


(...)
14Il y a bien sûr toute une tradition cartésienne derrière cette entreprise de table rase opérée par
Proust18. Au début de la troisième Méditation, Descartes précise ainsi, selon une convergence
lexicale qui témoigne de la bonne connaissance du philosophe par Proust :

19 Op. cit., p. 93.

Je fermerai les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma
pensée toutes les images des choses corporelles [...] ; et ainsi m’entretenant seulement avec moi-
même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à
moi-même.19

20 RTP, I, p. 47.

15Mais cette démarche de mise entre parenthèses évoque surtout celle de Husserl. En effet, ce qui
se trouve à la clef de l’expérience de la madeleine, ce n’est pas un souvenir en tant que tel – un
morceau de passé clivé du présent –, c’est une naissance et une « [sortie] » : c’est un monde qui,
totalement oublié, se constitue dans un mouvement de dépliement, un monde qui « prend forme et
solidité »20 au sein même de la conscience. Il y a donc là, toutes proportions gardées car je ne pense
pas qu’il y ait de conscience pure chez Proust (l’écrivain ne passe jamais par dessus l’évidence de
notre incarnation), de possibles analogies avec l’ego transcendantal husserlien. En effet, l’on quitte
ici le Proust psychologue et introspectif pour ressaisir un Proust qui fait du moi le lieu même,
extraordinaire dans son prosaïsme même, de l’origine du monde. C’est ce dont témoigne, au niveau
stylistique, la clausule de ce texte célèbre, qui vient, dans sa brièveté, achever l’ample gonflement
énumératif qui précède : « tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse
de thé ».

16On relève cependant plusieurs différences avec Husserl. La plus importante réside dans le fait que
pour Proust, l’essence de sa sensation est toute contingente et singulière. La réduction, loin de
mener à un invariant valable pour toutes les sensations de madeleine trempée de thé (puisqu’il suffit
de refaire trop souvent cette expérience pour lui faire perdre son efficacité), a amené le narrateur à
la pointe extrême de la particularité (le souvenir, contingent, de Tante Léonie, d’où découle celui de
son enfance à Combray).

21 Ibid., p. 45.

Ce qui palpite ainsi au fond de de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel [...] lié à cette saveur.21

22 RTP, II, p. 67.


17Un souvenir (qui a certes un impact sur le présent), et non une essence ; un lien entre une
sensation et une réalité tissé par le hasard et non par la nécessité. Car, comme en atteste le passage
sur la « branche de pommier »22 parisienne, ce qui intéresse Proust, c’est l’énigme du sensible
beaucoup plus que l’essence intellectuelle de type husserlien : comme on le voit dans le texte, le
protagoniste a besoin de la présence réelle de la branche pour accéder à ses horizons – l’effort
spirituel en tant que tel ne suffit pas. De même, les variations mémorielles que le protagoniste fait
subir au visage d’Albertine dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs ne le mènent jamais à un visage
stable, à un eidos apte à subsumer ou à résumer tous les visages d’Albertine : le grain de beauté
qu’elle a sur le visage change constamment de lieu, le héros étant incapable de lui en assigner un
définitif avant plusieurs entrevues. Albertine est par ailleurs l’ensemble des paysages contingents sur
le fond desquels le protagoniste l’a aperçue, et cet ensemble change et varie tout au long de la vie de
la jeune fille ou au gré des sentiments que lui voue son amant (amour passionné, indifférence, ennui,
jalousie). La réalité retouche constamment les opérations de l’esprit et de l’imagination. La seule
essence stable à laquelle parvienne peut-être le narrateur est dès lors de type psychologique (autant
dire qu’elle s’oppose totalement à l’essence husserlienne) : inapte à capter la singularité, par
exemple celle d’Albertine ou des aubépines, elle permet cependant de rendre compte du mode
d’être amoureux du narrateur, en définissant dans la relation entretenue avec l’ensemble des
femmes aimées (Gilberte, la Duchesse de Guermantes, Albertine) un identique schéma affectif.

23 E. Levinas, op. cit., p. 28.

24 « Le philosophe et son ombre », Paris, Gallimard, 1960, p. 228.

18En ce qui concerne la définition de l’essence, Proust est donc davantage à rapprocher de Merleau-
Ponty, chez qui le monde ne perd jamais ses droits. D’un autre côté, et on en revient à la fluidité du
visage de l’amante, c’est Husserl lui-même qui, comme Proust, fait du sensible le lieu d’une «
synthèse inachevée »23, une constitution permanente et indéfinie ; Husserl aussi qui fait de l’erreur,
qui n’est jamais que biffée ou barrée et non pas annulée, un mode positif de donation du sensible. Je
rappelle enfin que l’ »ombre » de Husserl, selon Merleau-Ponty dans Signes24, ce serait le monde
naturel, le « monde sauvage ».

Une écriture de l’intérieur

25 RTP, IV, p. 625. Voir aussi P. Ricœur, Temps et récit, II, Paris, Seuil, 1984, p. 286.

26 RTP, I, p. 183.

27 Ibid., p. 184.

19J’en viens enfin aux implications mêmes du réexamen par Proust de la notion de sujet.
L’intermittence des moi que j’ai rappelée, l’insistance repérée par Paul Ricœur sur la place de
l’homme « dans le Temps »25 ne sont pas de simples motifs de la Recherche. En effet, et c’est en cela
peut-être que Proust a véritablement réussi, vers 1910, son entreprise de reconsidération de la
subjectivité, c’est au niveau même de la narration et des techniques d’écriture que le sujet se trouve
redéfini – au niveau donc du langage qu’il parle ou qui le décrit. La temporalisation de la conscience
est notamment rendue perceptible grâce à un flottement souvent onirique, en tout cas toujours
déstabilisant pour le lecteur, de l’identité du « je » qui s’exprime : derrière le pronom de la première
personne se cachent plusieurs moi différents, souvent dans l’espace d’une seule et même phrase.
Dans Du côté de chez Swann ainsi, on a une série d’enchâssements de voix différentes : le narrateur
vieilli écrit qu’il se souvient d’un moi adulte et insomniaque, qui reste lui-même « jusqu’au matin à
songer au temps de Combray »26, c’est-à-dire au moment où il était enfant et où il rêvait de son
avenir, désespérant de jamais devenir l’écrivain qu’il est en fait devenu… Cette imbrication des
temporalités et des identités interdit d’assigner toute fixité au moi. Proust lui-même le définit
comme constitué de la « masse » des souvenirs où se laissent percevoir des « bigarrures de
coloration »27, comme dans certaines roches dont l’âge est ainsi révélé.

28 Sinon, le lecteur ne saurait rien sur les actes et les sentiments des autres personnages.

29 Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1947, p. 33.

20D’autre part, le refus de Proust d’utiliser la focalisation omnisciente, dont il s’était tout d’abord
servi dans Jean Santeuil, est symptomatique d’un désir de réancrer la conscience dans le monde.
Écrire à la première personne, c’est accepter la relativité du jugement et la partialité des points de
vue (d’où la nécessité de créer un personnage qui soit aussi un voyeur28), c’est en finir avec ce que
Merleau-Ponty appellera au début de Le Visible et l’Invisible la pensée de « survol », qui croit pouvoir
analyser la conscience comme un objet, sans relever sa propre implication dans le processus
d’analyse. En réalité, l’écriture même a chez Proust une origine charnelle, puisqu’elle a pour charge
de creuser et d’élucider le mystère de la sensation. Car « l’au-delà » de l’odeur des aubépines ne
renvoie pas à un arrière-monde de type kantien, mais à une présence qu’il s’agit d’exprimer malgré
son apparence indicibilité, ou plutôt dont il faut exprimer l’indicibilité sans pour autant la résorber.
Sur ce plan, on n’est pas loin de Husserl qui veut ressaisir « la vie muette des choses », Husserl pour
qui « c’est l’expérience [...] muette encore qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre
sens »29 (il faudrait cependant montrer qu’avec cette problématique du lien essentiel du langage et
de l’être, Proust est nettement plus proche d’Heidegger ou de Merleau-Ponty que de Husserl).

30 RTP, III, p. 157.

21Un dernier trait inscrit enfin Proust dans la contemporanéité phénoménologique. Ce n’est pas un
hasard si aucun portrait du protagoniste ne nous est donné. En une révolution fondamentale par
rapport aux grandes descriptions réalistes ou naturalistes d’un Balzac, d’un Flaubert ou d’un Zola, le
personnage principal de la Recherche nous est connu de l’intérieur (il va jusqu’à parler de « viscères
mystérieusement éclairés »30), et non de l’extérieur. On ignore peut-être la couleur des yeux du
héros ; on sait en revanche que la pression des draps de son lit sur son corps ou que la fermeture de
ses paupières en plein soleil lui procure un bien-être profond… Cette démarche est assez proche de
celle qui va faire peu à peu disparaître de la phénoménologie contemporaine le sujet
universellement descriptible, pour mettre au jour une conscience en acte. De ce retournement
témoigne l’inflation du pronom personnel dans certains ouvrages de philosophie du vingtième siècle,
comme si écrire à la troisième personne n’était plus possible lorsqu’on pense à la première.

NOTES

1 « Un Préjugé contre les sens », La Revue des deux mondes, vol. 149, 1898, p. 435.

2 RTP, IV, p. 492. L’édition d’À la recherche du temps perdu utilisée (abrégée en RTP) est celle
publiée sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. I, 1987, t. II et III, 1988,
t. IV, 1989.

3 Note du Carnet de 1908, f° 40 v°. Pour une approche plus détaillée de la crise de l’idéalisme
français chez Proust et pour une lecture phénoménologique globale de la Recherche, voir mon
ouvrage Proust ou le réel retrouvé, Paris, PUF, 2000.

4 Heidegger aurait en ces termes parlé de Proust et Husserl lors du premier séminaire du Thor avec
Char, à Saint-Pantaléon dans le Vaucluse. Voir François Vezin, « Du côté de Husserl et Heidegger »,
Magazine littéraire, hors-série no 2, 4 trimestre 2000, p. 104-106.

5 Dans le domaine philosophique, l’œuvre de M. Merleau-Ponty, de Phénoménologie de la


perception (1945) à Le Visible et l’Invisible (1964), est de part en part traversée par la Recherche.
Quant à la critique proustienne actuelle, qu’elle soit d’obédience philosophique (P. Ricœur, J. Garelli,
R. Breeur), psychanalytique (G. Florival) ou littéraire (J. Pouillon, G. Picon, G. Poulet, J.-P. Richard, A.
de Lattre), elle voit en Proust un auteur qui tisse des liens majeurs avec une approche
phénoménologique du monde et de soi.

6 RTP, II, p. 65.

7 RTP, III, p. 56-7.

8 RTP, II, p. 161.

9 Voir mon article « Proust et l’“architecture du visible” », Merleau-Ponty et le littéraire, Paris,


Presses de l’École normale supérieure, 1997.
10 Voir RTP, IV, p. 453 : « si le lieu actuel n’avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j’aurais
perdu connaissance ».

11 RTP, I, p. 5-6.

12 Ibid., p. 6.

13 RTP, II, p. 387.

14 Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 77

15 En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949, p. 36.

16 RTP, I, p. 45.

17 Ibid.

18 Voir J. Garelli, « De la cire de Descartes à la madeleine de Proust », Rythmes et Mondes, Grenoble,


Jérôme Millon, 1991.

19 Op. cit., p. 93.

20 RTP, I, p. 47.

21 Ibid., p. 45.

22 RTP, II, p. 67.


23 E. Levinas, op. cit., p. 28.

24 « Le philosophe et son ombre », Paris, Gallimard, 1960, p. 228.

25 RTP, IV, p. 625. Voir aussi P. Ricœur, Temps et récit, II, Paris, Seuil, 1984, p. 286.

26 RTP, I, p. 183.

27 Ibid., p. 184.

28 Sinon, le lecteur ne saurait rien sur les actes et les sentiments des autres personnages.

29 Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1947, p. 33.

30 RTP, III, p. 157.

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