Vous êtes sur la page 1sur 2

Les grands scandales de l'art : « Madame Bovary », un roman en proces

Sabine AUDRERIE , le 10/08/2010 à 15:40 Modifié le 12/08/2010 à 15:39

Ciselé par son auteur qui voulait décrire les « moeurs de province » dans un style résolument moderne, le
premier roman de Flaubert parut en 1856 malgré un procès qui finit par son acquittement

Y aurait-il eu scandale s'il n'y avait pas eu procès ? L'attention attirée par sa citation en justice sur le premier
roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary, paru en feuilleton dans La Revue de Paris du 1er octobre au 15
décembre 1856, lui offrit une publicité inespérée, bien qu'involontaire.

Flaubert s'en serait-il passé ? Il batailla en tout cas dès avant sa publication pour l'intégrité de son oeuvre, qu'il
portait avec conviction depuis plus de cinq ans. Alors qu'il avait offert à son ami Maxime du Camp de la
prépublier, ce dernier et le gérant de la revue, Laurent-Pichat, craignant le tapage, lui demandent de modifier
certaines scènes (la noce, les comices ).

Les deux hommes finissent par amputer le texte sans consulter Flaubert, qui s'insurge et publie un
avertissement : « Le lecteur est donc prié de n'y voir que des fragments et non pas un ensemble. »

Délit d'outrage à la morale publique

Ce début de polémique n'est pas étranger à l'aura sulfureuse qui va préparer le procès. Dès la dernière
parution, en décembre, plane la menace d'une action en justice. L'écrivain fait intervenir des amis, mais cela ne
suffit pas à interrompre les poursuites : Flaubert, Laurent-Pichat et l'imprimeur Pillet sont inculpés pour « délits
d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs ». Le 31 janvier 1857, ils comparaissent
devant le tribunal correctionnel de Paris.

Ernest Pinard, substitut du procureur impérial, le précise d'emblée dans son réquisitoire : ce que l'on demande
au tribunal de juger, ce ne sont pas des extraits précis, mais « un roman tout entier ». Et quel roman ! L'avocat
impérial multiplie les citations, dénonce une « couleur lascive », et conclut : « Des détails lascifs ne peuvent pas
être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire
toutes les turpitudes d'une femme publique en la faisant mourir sur un grabat à l'hôpital. »

Il use de l'outrance pour servir son propos, mais l'on sent bien qu'il peine à saisir le véritable sens subversif de
l'oeuvre, comme la plupart de ses contemporains. Le vrai scandale de Madame Bovary, c'est avant tout la
langue, l'introduction d'une façon nouvelle de parler des choses du corps, de l'éducation bourgeoise, des
relations conjugales.

L'ambition du « roman moderne »

C'est que Flaubert avait rapporté de son voyage en Orient une ambition qui sera au coeur de l'accusation :
l'élaboration d'un « roman moderne », radicalement nouveau. Il mettra cinq ans à le concevoir, retiré à
Croisset, en Normandie, traversé par les pires tourments, dont sa passionnante correspondance est le grand
témoin. « J'en suis maintenant aux deux tiers, je ne sais plus comment m'y prendre pour éviter les répétitions.

La phrase la plus simple comme "il ferma la porte", "il sortit", etc., exige des ruses d'art incroyables ! Il s'agit de
varier la sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients. - Je ne puis me sauver par la Fantaisie puisqu'il
n'y a pas dans ce livre un mouvement en mon nom, et que la personnalité de l'auteur est complètement
absente. » (Lettre à Louise Colet du 19 mars 1854).

Les antihéros au premier plan


Pas de héros mais des antihéros, dont il n'hésite pas lui-même à moquer les travers en maniant à toutes pages
l'ironie. « Ce sera, je crois, la première fois que l'on verra un livre se moquer de sa jeune première et de son
jeune premier » (9 septembre 1852).

Sa lutte contre les stéréotypes gagne le fond comme la forme de son texte, la narration et le lexique. Si Flaubert
veut inscrire son roman dans la lignée de Balzac (son sous-titre en forme d'hommage, « Moeurs de province »,
en témoigne), il opère bien une véritable révolution copernicienne dans l'art du roman, confessant sa peur : «
Faire du Balzac chateaubrianisé » (20 septembre 1851). Il passe parfois des jours sur certaines phrases, remet
sans cesse en question ses principes, et veille à tenir deux exigences : la non-intervention de l'auteur et la
beauté musicale de la prose.

C'est bien ce dernier argument que va défendre, entre autres, Me Sénard, son avocat. « M. Gustave Flaubert
est auprès de moi, il affirme devant vous qu'il a fait un livre honnête », commence-t-il. Il va arguer (c'est de
bonne guerre) de la mauvaise foi de l'accusation, de l'abus d'extraits partiaux, et retourne la plaidoirie comme
un gant : « Une pensée éminemment morale et religieuse (peut) se traduire par ces mots : l'excitation à la vertu
par l'horreur du vice. »

Montrer la vie réelle

Et il va montrer, après avoir rappelé la respectabilité des Flaubert, que ce qui choque, c'est avant tout la mise
en scène « des passions trop vraies ». « Si la faute ne peut être montrée, si elle ne peut pas être indiquée, si
dans un tableau de la vie réelle qui a pour but de montrer par la pensée le péril, la chute, l'expiation, si vous
voulez empêcher de peindre tout cela, c'est évidemment ôter au livre toute sa conclusion. »

La relaxe viendra sur cet argument artistique du roman, le tribunal soulignant le caractère « longuement et
sérieusement travaillé » et littéraire de l'oeuvre. Le substitut Pinard instruira, six mois plus tard, le procès d'une
autre oeuvre, obtenant sa condamnation : celui des Fleurs du mal. Charles Baudelaire, son auteur condamné,
commentera, à la fin de l'année 1857, au sujet de Madame Bovary : « Une véritable oeuvre d'art n'a pas besoin
de réquisitoire. La logique de l'oeuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c'est au lecteur de tirer les
conclusions de la conclusion. »

Vous aimerez peut-être aussi