Vous êtes sur la page 1sur 3

CHAPITRE VI Chacun sa chimère

Sous ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans
une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés. Chacun d’eux portait sur son dos
une énorme Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d’un
fantassin romain. Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte ; au contraire, elle
enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s’agrafait avec ses
deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme,
comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur
de l’ennemi. Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit
qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils
étaient poussés par un invincible besoin de marcher. Chose curieuse à noter : aucun de ces
voyageurs n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit
qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne
témoignaient d’aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la
poussière d’un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui
sont condamnés à espérer toujours. Et le cortège passa à côté de moi et s’enfonça dans l’atmosphère
de l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard
humain. Et pendant quelques instants je m’obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt
l’irrésistible Indifférence s’abattit sur moi, et j’en fus plus lourdement accablé qu’ils ne l’étaient eux-
mêmes par leurs écrasantes Chimères.

CHAPITRE XLIV La soupe et les nuages

Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je
contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses
constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation: « – Toutes ces
fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle
monstrueuse aux yeux verts. » Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et
j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la
voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « – Allez-vous bientôt manger votre soupe, s… b… de
marchand de nuages.

UNE CHAROGNE
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en petillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rhythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés

LE SOLEIL
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures
Les persiennes, abri des secrètes luxures,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
Ce père nourricier, ennemi des chloroses,
Éveille dans les champs les vers comme les roses ;
Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
C’est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
Et commande aux moissons de croître et de mûrir
Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir !
Quand, ainsi qu’un poëte, il descend dans les villes,
Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
A UNE PASSANTE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Vous aimerez peut-être aussi