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L'AUBERGE DU GRAND CERF

Franck Salaün

Armand Colin | « Littérature »

2013/3 n°171 | pages 68 à 80


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200928568
DOI 10.3917/litt.171.0068
Article disponible en ligne à l'adresse :
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 68 — #68
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FRANCK SALAÜN, UNIVERSITÉ MONTPELLIER-III

L’auberge du Grand Cerf

« Votre Jacques n’est qu’une insipide rhapsodie de faits, les uns réels, les
autres imaginés1 . »

Comment faire le portrait d’une auberge ? Que désigne, dans Jacques


le fataliste, le nom propre « Auberge du Grand Cerf » ? S’agit-il d’une
bâtisse, d’une hôtellerie, comme il y en avait tant sous l’Ancien Régime,
inscrite dans une fiction mais inspirée d’un établissement réel dont le lieu
reste à préciser ? Ou a-t-on affaire à une construction d’une autre nature ?
Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Diderot s’amuse à brouiller les
pistes.

OÙ ?

Tout en donnant des gages d’authenticité, son évocation de l’auberge


dans laquelle Jacques et son maître séjournent, après l’épisode qui les a
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menés dans la maison du bourreau, tourne résolument le dos à la descrip-
tion réaliste. Il est certes possible de reconstruire approximativement une
chronologie interne2 , et même de situer la fable dans le temps historique
à partir des indices disséminés dans le texte, notamment les batailles aux-
quelles le capitaine de Jacques est censé avoir participé (Fontenoy en 1745,
Berg-op-Zoom en 1747, et Port Mahon en 1756), ce qui, par déduction,
permet de dire que le voyage se déroule en 1765, et que Jacques est âgé
d’environ quarante-deux ans, mais il s’agit de diversions, car les enjeux du
texte semblent se situer à un autre niveau. D’ailleurs, ce faisant, on suppose
que l’auteur a lui-même tenu compte de cette chronologie, ce qui n’est pas
sûr... Cependant, il ne faudrait pas non plus en conclure que les nombreux
détails conformes à la réalité de l’époque ont pour fonction de produire le
fameux « effet de réel » théorisé par Barthes. Ces informations au contraire
entretiennent des relations avec la fable, ainsi qu’avec les anecdotes qui

1. Diderot, Jacques le fataliste, éd. J. Proust, DPV XXIII, Paris, Hermann, 1981, p. 230.
[Désormais JF dans les notes suivi du n° de la page, la pagination indiquée dans le corps
du texte renvoie à cette édition.]
68 2. Suivant cette chronologie, l’arrivée à l’auberge du Grand Cerf a lieu le soir du cinquième jour
— du quatrième selon S. Lecointre et J. Le Galliot, dans leur édition (Genève, Droz, 1976) ; du
sixième selon F. Pruner qui déduit de la mention « avant-hier » (JF, 48) que les voyageurs ont
LITTÉRATURE séjourné deux jours à Conches, mais oublie que dans le calcul précédent une journée était déjà
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 comptée (L’Unité secrète de Jacques le fataliste, Paris, Minard, 1970, p. 33).

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L’ AUBERGE DU GRAND CERF

l’alimentent et qu’elle recrée. Comme dans certaines enquêtes policières, la


rareté des informations et leur précision donnent l’étrange sentiment d’avoir
affaire à un mystificateur extrêmement intelligent, qui a tout prévu, dans les
moindres détails. Dès lors, quelle que soit la piste suivie, l’enquêteur est
sûr d’aboutir, d’aller là où l’on veut qu’il aille, donc de s’égarer. De piège
en piège, il est bientôt incapable de voir que l’explication qu’il cherche est
devant ses yeux. Il ne peut la voir, car d’autres explications la masquent.
Ce phénomène est plus manifeste encore s’agissant des données géo-
graphiques et toponymiques. Comme pour mieux exhiber les procédés roma-
nesques qu’il subvertit, Diderot nomme très peu de villes (Conches, Paris),
mieux, il ironise sur la question de la destination, confondant délibérément
la signification métaphysique et la signification triviale : « Où allaient-ils ?
Est-ce que l’on sait où l’on va ? ». Or, Jacques et son maître connaissent
parfaitement la destination de leur voyage, ils vont voir « l’enfant et les nour-
riciers de l’enfant du chevalier de Saint-Ouin » (285). Par contre, comme
tous les hommes, ils ignorent ce que l’avenir leur réserve3 . Néanmoins, la
question du lieu se pose plusieurs fois. Le narrateur — ou le second auteur,
puisque, comme ce dernier l’avoue à la fin, il s’est servi d’un manuscrit —
imagine les questions de son lecteur : il veut bien sûr savoir où les deux
voyageurs ont séjourné après l’épisode de Conches, dans quelle ville habite
le bourreau, et surtout, où se situe l’auberge du Grand Cerf. De fait, les
informations sont rares, et quand elles sont fournies, elles le sont de façon
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différée. Ainsi apprend-on, après coup, que Jacques et son maître ont dormi
chez le Lieutenant général4 de la ville de Conches. Pourquoi le narrateur
ne l’a-t-il pas dit plus tôt ? Il prétend qu’il l’avait oublié et vient de s’en
ressouvenir. Pourquoi Diderot recourt-il à ce procédé ? Probablement pour
parodier l’un des moyens les plus courants pour un auteur de susciter la
curiosité du lecteur et donc l’intérêt littéraire. Cela n’interdit pas de chercher
à préciser la topographie, mais avec la même prudence que tout à l’heure.
La chose est entendue : rien ne garantit que Diderot ait eu un espace géo-
graphique défini à l’esprit. Par contre, on constate que l’univers qu’il décrit
indirectement est cohérent en lui-même et au regard de la réalité de l’époque.
En ce sens, il est réaliste. Il est vrai, par exemple, que les paysans utilisaient
alors la faucille durant les moissons plutôt que la faux qui s’imposera ulté-
rieurement5 . Quant au vin de champagne, dont Jacques est aspergé, c’est
le mousseux dont la mode s’est répandue en France au XVIIIe siècle. En
admettant que l’auberge soit située en Normandie, à deux jours à cheval de

3. Jean-Paul Sermain, « Liberté et déterminisme : la position de Diderot romancier », dans


Trude Kolderup et Svein-Eirik Fauskevag (dir.), À l’ombre des Lumières. Littérature et pensée
françaises du XVIIIe siècle, Oslo et Paris, Solum Forlag/L’Harmattan, 2008, p. 143. 69
4. Il y avait bien un Lieutenant général à Conches au milieu du XVIIIe siècle.
5. « C’était dans la saison des récoltes. [...] Tous laissent leur faucille [...] » (JF, 47). Sur
ce point, voir François Crouzet, Histoire de l’économie européenne, 1000-2000, Paris, Albin LITTÉRATURE
Michel, 2000, p. 139. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

Conches, on constate qu’elle se trouve dans une zone où le commerce du


vin de champagne était autorisé depuis 1728 et particulièrement florissant6 .
En effet, les négociants venant de Champagne passaient par la Normandie
pour transporter leurs vins rouges ou gris en Angleterre où ceux-ci faisaient
fureur. Le mousseux, en particulier, nécessitait l’utilisation de bouteilles
dans lesquelles il fallait prendre soin de laisser un peu d’espace vide7 . Pour
sa part, Diderot, qui mentionnait déjà dans les Bijoux indiscrets le cham-
pagne qu’on fouettait pour en enlever les bulles, semble avoir pris goût au
champagne mousseux qu’il associe à la gaieté. En octobre 1760, il écrit à
Damilaville : « J’ai rattrapé mon mal de gorge à vous soutenir que le vin de
Champagne mousseux peut être aussi bon que celui qui ne mousse pas. Il
valait bien mieux en boire une bouteille de plus et se taire. Je me porterais
bien, aujourd’hui8 . »
L’exercice herméneutique, on le voit, ne manque pas de sel. En effet,
étant donné le nombre d’inconnues, à partir de Conches, et en supposant
que Diderot ait bien désigné par ce nom Conches-en-Ouche, actuellement
dans l’Eure, quelle que soit la direction choisie on peut avoir l’illusion
d’avoir trouvé un référent géographique au récit. Pourtant, et Diderot le
savait — il savait qu’il était tentant de chercher une réponse à la question
« où ? » — à notre tour nous voudrions trouver une réponse à cette question :
où l’auberge du Grand Cerf est-elle située ? À quoi ressemble-t-elle9 ? Or,
puisque nous ignorons le nom de la ville dans laquelle les deux voyageurs
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ont dormi la nuit précédente, qu’il existe un très grand nombre d’auberges
portant ce nom, et parmi elles plusieurs situées dans des cantons riches en
bons lapins10 , celle-ci reste suspendue dans un espace approximatif, mais
pas pour autant fantaisiste. Puisqu’il faut mener une enquête, cherchons à
recouper les informations fournies par le texte. Les voyageurs rencontrés
dans l’auberge viennent de Paris et se rendent sur leurs terres, ce qui pourrait
laisser imaginer, en tenant compte de la ville de Conches, un croisement
des chemins empruntés par Jacques et son maître d’ouest en est, et par les
deux « Parisiens » du sud au nord... Dans cette hypothèse, amusante mais
probablement vaine, l’auberge se situerait dans un périmètre comprenant
Conches, Paris et Rouen, sans oublier Deuil-la-Barre et le château du

6. On estime que le commerce du vin en bouteille s’est développé à partir de l’Arrêt du Conseil
d’État du 25 mai 1728. Voir Lefebvre de la Bellande, Traité général des droits d’aides, Paris,
Prault, 1760, p. 392. Voir aussi Benoît Musset, Vignobles de Champagne et vins mousseux,
1650-1830 : histoire d’un mariage de raison, Paris, Fayard, 2008.
7. Sur ce point, voir Jean-Robert Pitte, La Bouteille de vin. Histoire d’une révolution, Paris,
Tallandier, 2013.
8. À Damilaville, [octobre 1760], autographe BnF, n.a.fr. 24930, fol. 245.
70 9. Georges May en faisait déjà le constat dans Quatre images de Diderot (Paris, Boivin, 1951,
p. 187, 202).
10. Le premier soir, l’hôtesse énumère ce qu’elle peut servir aux deux voyageurs en ces termes :
LITTÉRATURE « J’ai des poulets, des pigeons, un râble de lièvre excellent, des lapins, c’est le canton des bons
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 lapins. Aimeriez-vous mieux un oiseau de rivière ?... » (JF, 105).

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L’ AUBERGE DU GRAND CERF

Grandval, j’y reviendrai. Pour bien faire, il faudrait alors, en supposant


toujours un respect de la topographie réelle chez Diderot, calculer le nombre
de kilomètres parcourus par Jacques et son maître en une journée, délimiter
une zone, et y chercher une auberge, en espérant, bien entendu, que le nom
est bien celui d’une auberge particulière dans la région en question, en
Normandie ou en Île-de-France...
Il fallait s’y attendre, plusieurs auberges portent ce nom dans la zone
en question ou à proximité : à Évreux, plus vers le sud, à Nonencourt, plus
loin, vers l’est, à Lyons-les-forêts, aux portes de Paris, ou encore, à deux
pas de la Chevrette, à Deuil, etc. La liste serait longue.
Par surcroît, l’auberge de Jacques le fataliste n’est pas forcément
calquée sur une auberge du même nom, ni sur une auberge définie, mais elle
semble liée, d’une part, à la Normandie, au moins dans la logique fictionnelle
qui peut consister à masquer ses sources, et, d’autre part, aux hôtes et invités
de la Chevrette et du Grandval, dont les paroles et les agissements constituent
un véritable réservoir d’anecdotes et de qualités individuelles.

VACARME ET BAVARDAGE

Il est temps d’examiner de plus près le moment de l’arrivée à l’au-


berge. Malgré la demande du lecteur, impatient de connaître l’histoire de
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« l’homme à la livrée qui raclait de la basse », et pour ne pas perdre de vue
les voyageurs, le narrateur ou second auteur assure la transition entre l’his-
toire de Gousse et le récit du voyage de Jacques et de son maître : « Tandis
que je vous faisais cette histoire [...] Jacques et son maître avaient atteint le
gîte où ils avaient à passer la nuit. » (103) Il fournit ensuite quelques infor-
mations, le minimum, plus des explications que des éléments de description
en l’occurrence. Au soir de leur cinquième jour de voyage, ils trouvent les
portes de la ville fermées et n’ont pas d’autre choix que de dormir dans une
auberge du faubourg. Évoquer la fermeture des portes de la ville renvoie à
une connaissance commune des voyageurs de l’âge classique. Nul n’igno-
rait alors qu’il était dangereux de voyager la nuit, qu’à partir d’une certaine
heure les portes des villes étaient fermées11 , ou encore que l’on trouvait des
auberges dans les faubourgs. Le narrateur raconte ensuite la scène comme
s’il y avait assisté, comme si le lecteur pouvait à son tour s’y transporter, ce
que souligne encore l’emploi de l’aposiopèse. On remarque en outre que
pour indiquer le lieu, il se contente du déictique « là » qui renvoie à un lieu
inconnu du lecteur. Ce dernier, avec lequel il dialogue, le reprend vertement
et avec insistance, ce qui nous met la puce à l’oreille, mais sans clarifier
totalement les choses : 71
11. Diderot en fit d’ailleurs l’expérience en 1770, durant son Voyage en Hollande où, les portes LITTÉRATURE
de la ville étant fermées, il dut dormir dans le faubourg de Bréda. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

Là, j’entends un vacarme... — Vous entendez ! vous n’y étiez pas, il ne s’agit
pas de vous. — Il est vrai. Eh bien Jacques, son maître... On entend un vacarme
effroyable. Je vois deux hommes... — Vous ne voyez rien, il ne s’agit pas de
vous, vous n’y étiez pas. — Il est vrai12 .
Le narrateur n’a rien vu, rien entendu, il n’était pas là, justement.
On assiste donc à une multiplication assez confuse des instances, puisque
l’éditeur, dont les interventions ne sont pas bien délimitées, ne se confond
pas avec l’auteur du manuscrit original, et que le lecteur, inclus dans l’œuvre,
puisqu’il intervient ici, semble avoir été imaginé non pas par le premier
auteur, mais par le second. Il ne se confond pas davantage avec le destinataire
indéterminé du roman, lequel est néanmoins concerné par les adresses du
narrateur qui recourt à la métalepse. Pourquoi donner ainsi la parole à un
lecteur fictif qui vient contester le statut de témoin du narrateur ? Est-ce à
dire que ce dernier a tout inventé ? Dans ce cas, en effet, il n’a pas pu assister
aux événements, puisque ces événements n’ont jamais eu lieu. Ou faut-il
plutôt comprendre cette intervention comme une clé de lecture fournie par
Diderot, qui révèle de la sorte, non sans habileté, les différents ingrédients
qui entrent dans la composition de l’ouvrage ? Cet empilement doit avoir
une raison, tout comme la réflexion du prétendu auteur qui formule cette
énigme : « Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité serait peut-être
moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable. » (35)
Renversant la définition classique de l’hypotypose, qui veut que la
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description, le récit entendu ou lu, permette de voir plutôt que d’entendre13 ,
le spectacle ici est d’abord sonore. Le lecteur entend des paroles et des bruits
plutôt qu’il ne voit la physionomie des personnages et les lieux. Après une
phrase de transition qui campe la scène (« Il y avait deux hommes à table,
causant assez tranquillement à la porte de la chambre qu’ils occupaient ;
une femme, les deux poings sur les côtés leur vomissait un torrent d’injures,
et Jacques essayait d’apaiser cette femme [...] », 104), la voix de l’hôtesse
prend le dessus :
Eux d’honnêtes gens ! ce sont des brutaux, des gens sans pitié, sans humanité,
sans aucun sentiment. Eh ! quel mal leur faisait cette pauvre Nicole pour la
maltraiter ainsi ? elle en sera peut-être estropiée pour le reste de sa vie (104).
Pourquoi tout ce vacarme ? Jacques apprend que Nicole a été mal-
traitée par des clients de l’auberge, ce qui installe un quiproquo dont le
ressort comique est particulièrement efficace. En effet, après avoir partagé
les inquiétudes de l’hôtesse, il comprend bientôt sa méprise et éclate de rire
avant de s’écrier : « C’est une chienne » (107).

72 12. JF, 104. Je souligne.


13. Voir par exemple, Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 390-
392 : « L’Hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en
LITTÉRATURE quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 même une scène vivante. »

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L’ AUBERGE DU GRAND CERF

Cependant, l’auberge-bâtiment reste invisible. Il s’agit avant tout


d’« un édifice sonore14 » au centre duquel on trouve une femme dont la
passion est de bavarder, ce qui est courant, mais qui maîtrise parfaitement
l’art de conter, ce qui est beaucoup plus rare, et possède bien d’autres qua-
lités qui font d’elle un être hors du commun. En outre, les petits faits de la
vie quotidienne servent à la fois à interrompre le récit, comme une conces-
sion ironique au principe de la vraisemblance, car il serait invraisemblable
que quelqu’un puisse raconter d’une traite l’histoire de Mme de la Pomme-
raye, et à donner une certaine consistance à ce personnage féminin. Sur un
autre plan, ces interruptions répètent le brouillage ou l’inversion qui struc-
ture l’ensemble du roman : les faits qui sont présentés comme véritables
relèvent globalement de l’univers fictionnel, tandis que les histoires les plus
extravagantes sont, le plus souvent, des anecdotes transposées.
L’auteur, c’est-à-dire on ne sait qui, attire l’attention du lecteur sur la
place qu’il réserve aux descriptions des lieux et aux portraits :
Lecteur, j’avais oublié de vous peindre le site des trois personnages dont il
s’agit ici, Jacques, son maître et l’hôtesse, faute de cette attention vous les
avez entendu parler, mais vous ne les avez point vus ; il vaut mieux tard que
jamais15 .
De façon générale, les descriptions viennent tard ou pas du tout. Quand
il y en a, elles sont peu développées. Faut-il y voir la manifestation d’un
refus de décrire ? Comme le notent les différents éditeurs, « site » est un
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terme de peinture. Puisqu’entendre ce n’est pas voir, après avoir donné à
entendre la scène, notre auteur, ou prétendu tel, veut nous permettre de la
visualiser. Il sous-entend qu’il aurait pu les peindre plus tôt, donc qu’il s’en
souvient, or on découvre par la suite qu’il a utilisé des manuscrits tombés
entre ses mains, et ne peut par conséquent revendiquer le statut de témoin
oculaire. Son rôle reste énigmatique, peut-être précisément parce qu’il s’agit
d’empêcher tout discours monologique de s’installer durablement. Quoi
qu’il en soit, la scène esquissée juste après rappelle à la fois les indications
scéniques rédigées pour un décorateur ou un peintre, à la façon des Sujets
d’estampes de Rousseau, et les didascalies :
Le maître, à gauche, en bonnet de nuit, en robe de chambre, était étalé
nonchalamment dans un grand fauteuil de tapisserie, son mouchoir jeté sur le
bras du fauteuil et sa tabatière à la main. L’hôtesse sur le fond, en face de la
porte, proche la table, son verre devant elle. Jacques sans chapeau à sa droite,
les deux coudes appuyés sur la table et la tête penchée entre deux bouteilles,
deux autres étaient à terre à côté de lui (146).

73
14. Roger Kempf, Diderot et le roman, Paris, Seuil, 1964, p. 186. Henri Lafon, quant à lui,
parle d’« un volume sonore où l’on s’interpelle d’un étage à l’autre » (Espaces romanesques
du XVIIIe siècle, 1670-1820 : de Mme de Villedieu à Nodier, Paris, PUF, 1997, p. 159). LITTÉRATURE
15. JF, 145. Je souligne. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

Cette brève description ne mentionne aucune action, elle fournit,


en retard, et c’est ce qui doit nous alerter, le cadre de l’action, c’est-à-
dire, principalement, de la conversation. Mais il lui manque l’essentiel :
le son. Cet aspect statique et silencieux s’explique aussi par le fait que
la conversation consiste majoritairement en un récit dans lequel d’autres
personnages, d’autres lieux et d’autres propos sont ressuscités par la voix
de l’hôtesse. Au fond, sans la parole ce « site » est vide, mort, ce qui est
une autre façon de définir la nature de l’action et le lieu de l’intérêt. Puisque
l’action est suspendue, arrêtée, et que les personnages sont saisis dans une
attitude, à la manière d’un arrêt sur image, ils apparaissent comme des
éléments du décor.
Le fait que le nom de l’auberge — comme la description physique de la
scène et le portrait de l’hôtesse — soit fourni tardivement est révélateur. En
principe, le nom propre renvoie à un référent unique, mais on constate qu’il
peut impliquer une esquisse de description, conformément à la théorie de
Russel16 . Cela confirme qu’une fonction, la parole, dans sa variante littéraire,
qui implique la restitution de certaines caractéristiques de l’oralité, et la prise
en charge de l’échange de récits, l’emporte sur le cadre spatial dans lequel
elle s’exerce.
En poussant d’un degré la logique paradoxale illustrée par l’exempt
dans l’énoncé « le pâtissier est celui qui couche avec la pâtissière » (111),
on peut considérer que l’auberge du Grand Cerf est l’auberge tenue par
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l’hôtesse de l’auberge du Grand Cerf, ce qui constitue un paradoxe, puisqu’il
faut d’abord poser l’existence, au moins virtuelle, d’une auberge nommée
l’auberge du Grand Cerf avant de pouvoir y associer une hôtesse. D’ailleurs,
puisque beaucoup d’auberges portaient ce nom au XVIIIe siècle, et c’est
toujours le cas, il y a un grand nombre d’hôtesses du Grand Cerf. Nonobstant,
ici la personnalité de l’hôtesse l’emporte sur le bâtiment et les facilités qu’il
offre, préoccupation habituelle des voyageurs. Sa condition n’est certes pas
enviable — « la dernière couchée et la première levée. Quel maudit métier »
(170) —, mais sa façon d’être hôtesse fait d’elle une personnalité reconnue,
ce qui n’a pas que des inconvénients.
Quand, après deux nuits et une journée passées à l’auberge, le temps
s’étant amélioré et le ruisseau étant enfin « guéable », Jacques et son maître
reprennent leur route, en compagnie du marquis des Arcis et de son compa-
gnon, la conversation s’engage entre les quatre hommes. Ils s’entretiennent
logiquement « de la pluie, du beau temps, de l’hôtesse, de l’hôte, de la que-
relle du marquis des Arcis au sujet de Nicole » (187). Toujours rien à propos
de l’auberge, de son apparence, du confort de ses chambres, du paysage qui
74 l’entoure, pas même le nom de la ville ou de la région. Mais cela ne nous

LITTÉRATURE 16. Sur ce débat complexe, voir Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 2e éd., Paris –
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 Bruxelles, Hachette et Duculot, 1998, p. 64 et suiv.

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L’ AUBERGE DU GRAND CERF

surprend plus, car, pour le lecteur aussi, après l’épisode précédent, il va de


soi que ce qui reste de l’auberge ce sont les incidents pour toujours associés
au couple de l’hôte et de l’hôtesse, la seconde dominant l’ensemble. Le
cycle des récits se poursuit, de nouvelles anecdotes vont circuler, portées par
les meilleurs intermédiaires qui soient : les voyageurs. On ignore le nom du
village, tant mieux, car l’auberge est avant tout située dans l’espace verbal
sur lequel règne la reine des bavardes. À force d’animer l’auberge, l’hôtesse
se confond avec elle. Elle est « l’hôtesse du Grand Cerf », ce qui définit
une fonction et suffit à la nommer, le patronyme de l’hôtel devenant le sien,
comme dans un titre de noblesse. Elle est hôtesse du Grand Cerf, comme
d’autres sont comtesse de Genlis ou duchesse de Nivernais. Sans elle, l’au-
berge n’aurait plus que le nom de cet endroit très particulier, un nom banal
en l’occurrence. Bref, elle transmet ses qualités au toponyme qui finit par
tenir lieu de description, selon le principe des « idées accessoires » défini
ailleurs par Diderot. Qui dit auberge du Grand Cerf dit activité incessante et
sonore d’une ruche au cœur de laquelle s’agite une originale. Aux demandes
des uns répondent les ordres de l’hôtesse, qui règle une multitude de petits
problèmes quotidiens verbalement, en criant, le plus souvent17 .
Mais cette hôtesse au passé très riche, peut-être réécrit pour les besoins
de la conversation, est aussi une excellente commerçante. Elle soigne les
voyageurs fortunés et assure à son auberge la meilleure publicité : le bouche
à oreille. Au moment du départ, elle offre encore, comme il se doit, « le verre
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de l’étrier » (186). Cela forme un nouveau tableau pittoresque : « L’hôtesse
affable tient une bouteille à la main, présente des verres et les remplit sans
oublier le sien ; on lui dit des choses obligeantes, elle y répond avec politesse
et gaieté. » (186) Elle sait reconnaître parmi ses clients, ceux qui, après
avoir longuement bavardé avec elle, et bu de nombreuses bouteilles de vin,
sauront répercuter ces plaisirs partagés sur la note. Le matin même, le maître
a payé l’hôtesse « très largement ». Il était écrit que Jacques boirait le vin
de l’auberge, et que son maître paierait l’addition !
Si la description de l’auberge en tant que bâtiment est inexistante, cela
ne signifie pas que l’auberge n’est pas décrite, car il existe, bien entendu,
une autre forme de description : celle qui s’effectue par les personnages eux-
mêmes qui en parlant et en agissant permettent au lecteur de les imaginer.
C’est ainsi que s’est ouvert l’épisode, sur une dispute, qui s’imposera, à n’en
pas douter, comme une anecdote hilarante, que colporteront les voyageurs
dès la prochaine halte. Or cette anecdote18 a déjà connu une première vie,
sous une forme assez proche, comme on va le voir.
17. Quand c’est possible, elle orchestre tout à distance : « L’hôtesse, sans se donner la peine de
descendre, cria de la chambre » (JF, 141).
18. Sur la fonction des anecdotes dans les fictions de Diderot, voir Paul Vernière, « Diderot
75
et l’invention littéraire : à propos de Jacques le fataliste », RHLF, avril-juin 1959, repris dans
Lumières ou clair-obscur ?, Paris, PUF, 1987, p. 50-65 ; Jean Varloot, « Faisons le point », LITTÉRATURE
Studi Settecenteschi, 14, 1994, p. 217-225 ; Jacques Proust, Introduction à Diderot, Quatre N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

LA GAZETTE DU GRANDVAL

Il faut, par conséquent, envisager l’auberge comme la transposition


d’un autre espace. Cette idée est suggérée par la biographie de l’hôtesse,
laquelle dit s’être retrouvée dans une auberge après avoir été élevée à Saint-
Cyr et avoir eu une vie pleine d’aventures galantes. Il est vrai que l’on
retrouve là un topos du genre romanesque qui affectionne les personnages
dont le passé comporte des zones d’ombre, mais dans le cas présent cette
indication, mise en relation avec une série d’autres indices, semble plutôt
orienter vers un lieu extérieur à la fiction. La mention de Paris à propos du
marquis des Arcis et de son compagnon de voyage (« [...] ils viennent de
Paris et vont sur la terre du plus âgé », 122), alors que l’on s’interroge sur
la localisation de l’auberge par rapport à Conches, incite aussi à regarder
du côté des châteaux et hôtels particuliers fréquentés par Diderot, lesquels,
après tout, avaient aussi des hôtes et des hôtesses19 . Cette lecture est confir-
mée par un grand nombre de recoupements.
Le lien avec la Normandie mériterait d’être examiné de plus près. Je
m’en tiens à quelques indices. Pourquoi Conches ? Selon Paul Vernière, le
choix de la ville de Conches pourrait s’expliquer par le fait qu’il s’agissait
du « siège de forges dont Diderot tenta d’obtenir le privilège pour son
gendre20 ». De plus, cette région de Normandie n’est pas très éloignée de
Paris, surtout à partir de la Chevrette, le domaine de Mme d’Épinay. La
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faune, la végétation et les terres cultivées présentent aussi des similitudes.
Dans Est-il bon ? Est-il méchant ?, Diderot mentionne plusieurs fois la ville
de Gisors, et Hardouin s’amuse à l’idée de représenter un personnage de
Normand, plus précisément de bas-Normand, ce qui est différent21 . Dans
Jacques le fataliste, comme dans la pièce, il est question d’un curé. Diderot
pense probablement dans les deux cas au curé de Deuil, aussi évoqué dans
un petit texte peu connu qui vante son pragmatisme et sa générosité22 . Cela
nous fait trois indices (La Chevrette, l’auberge du Grand Cerf et le curé de
Deuil) pour un même lieu, mais aucune preuve.
L’onomastique peut-elle nous être d’un quelconque secours ? On note
une similitude de construction entre Grand Cerf et Grandval (Grand-Val).
Par ailleurs, le cerf, sans être de la même famille que la chevrette, peut
néanmoins permettre de réunir les deux lieux fréquentés par Diderot : le
Grandval et la Chevrette. Difficile en effet de nommer l’auberge La Grande
Chevrette ! Le cerf, qui permet d’adopter un nom extrêmement répandu,
présente aussi l’avantage d’enrichir le système des renvois en l’étendant

contes, Genève, Droz, 1964, p. XLI, et Franck Salaün, L’Autorité du discours, Chap. XXVI,
76 p. 427-438.
19. Sur ce point, voir F. Pruner, op. cit., p. 93.
20. Paul Vernière, art. cit., p. 156.
LITTÉRATURE 21. Diderot, Est-il bon ? Est-il méchant ?, notamment, I, 4, DPV XXIII, 1981.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 22. Diderot, Diversité et étendue de l’esprit, Bnf, n.a.fr 13764, fol. 98r°-99v°

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L’ AUBERGE DU GRAND CERF

aux familiers de Diderot. Coïncidence ou non, dans la pièce du pseudo-


perruquier M. André, alias Jean Henri Marchand, intitulée Le Tremblement
de terre de Lisbonne23 , il était aussi question d’une auberge du Grand
Cerf, située cette fois à Constantinople... Est-il besoin de rappeler que
Jean, le frère de Jacques, a disparu lors de ce même tremblement de terre ?
Coïncidence ou non, la piste du Grandval devait de toute façon être suivie
pour d’autres raisons.
Peut-on, hormis la proximité de La Chevrette avec une auberge du
Grand Cerf, rapprocher ce nom de données provenant du cercle de Diderot ?
Il faut relire ce que ce dernier nomme la Gazette du Grandval, c’est-à-
dire les lettres, généralement adressées à Sophie Volland, dans lesquelles
il raconte la vie de la petite société réunie autour du baron d’Holbach, de
son épouse, et de sa belle-mère, l’inénarrable Mme d’Aine. On remarque au
passage que l’un des familiers du Grandval, Charles-Georges Leroy, lieute-
nant des chasses des parcs de Versailles et de Marly, est un savant considéré
aujourd’hui comme un précurseur de l’éthologie. On lui doit en particu-
lier les Lettres sur les animaux24 , dans lesquelles il étudie notamment le
comportement du cerf chez qui, explique-t-il, la sociabilité est peu dévelop-
pée, contrairement au chien. Dans la chronique de Diderot, Leroy apparaît
comme un original, un homme inconstant, voire un satyre. Ces deux carac-
téristiques, une expérience de veneur et un goût prononcé pour le sexe, le
disposaient à alimenter les anecdotes, d’autant qu’il pouvait aussi apparaître
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comme une sorte de contrepoids face à la personnalité toujours imposante,
quoi que décriée, de Rousseau. À l’image caricaturale d’un misanthrope
préférant les chiens aux hommes, s’opposait celle d’un veneur convaincu
de l’intelligence des animaux et se comportant comme un cerf en rut. On le
voit, l’affection de l’hôtesse du Grand Cerf pour sa chienne et ses réflexions
sur la supériorité des animaux, mêlées à des clichés concernant Rousseau25 ,
recyclent des propos échangés et des choses vues au Grandval.
Le quiproquo initial est l’exemple le plus connu du recyclage effectué
par Diderot à partir d’une anecdote racontée dans sa correspondance. Taupin,
le chien du meunier, qui attend la chienne Thisbé sous la pluie, dans la lettre
à Sophie Volland, est défini, dans la lettre adressée à Damilaville, comme

23. Autre coïncidence, L’Année littéraire rend compte de cette tragédie en cinq actes dans sa
livraison du 23 novembre 1756, juste avant l’article consacré au Fils naturel.
24. Charles-Georges Leroy, Lettres sur les animaux (1768), éd. E. Anderson, Oxford, SVEC 316,
1994. Sur la pensée de Leroy, voir Laurent Fedi, « Charles-Georges Leroy et la perfectibilité
des animaux », dans B. Binoche (dir.), L’homme perfectible, Seyssel, Champ Vallon, 2004,
p. 171-199.
25. Sur la présence de Jean-Jacques dans Jacques le fataliste, voir en particulier Jacques
Berchtold, « Jacques chez le bourreau avec chapeau et chiens », dans Franck Salaün (dir.),
Diderot – Rousseau : un entretien à distance, Paris, Desjonquères, 2006, p. 140-159 ; et
77
« (Jean-)Jacques tic tac Denis(e). Les montres chez Rousseau et dans Jacques le fataliste », dans
Christophe Martin et Catherine Ramon (dir.), Esthétique et poétique de l’objet au XVIIIe siècle, LITTÉRATURE
Lumières, PU Bordeaux, 2005, p. 187-206. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

« un amant » qui brave les intempéries, ce qui permet la chute, dans laquelle
on reconnaît le même effet de surprise que dans la version de Jacques le
fataliste : « Vous croirez peut-être que ce galant-là est tout au moins un
Espagnol ? Point du tout. C’est un chien26 . » Dans ces deux cas, le récit
est interprété par l’auditeur ou le lecteur comme se rapportant à un être
humain, une jeune femme dans le premier cas, un amant dans le second.
Mais l’effet comique ainsi obtenu n’est pas le seul aspect de la réécriture
de l’anecdote. Diderot se souvient aussi des discussions sur le statut des
animaux et sur l’attachement de certains hommes pour leur chien. Ces
questions agglomèrent et condensent une vaste galerie de personnages et de
points de vue, à commencer par la figure de Mme d’Aine, la propriétaire du
Grandval, qui apparaît comme le principal modèle de l’hôtesse du Grand
Cerf. Les anecdotes la concernant peuvent donc servir de fil conducteur.
Il faut d’abord rappeler que Mme d’Aine27 est décrite par Diderot comme
une parfaite hôtesse, dont « l’attention continuelle » pour ses invités la tient
« un pied levé et l’autre en l’air28 ». Elle « aime à jaser », et sa « gaieté
baroque et franche29 » donne le ton. Ce portrait ne serait pas complet, si l’on
n’évoquait pas son goût pour la grivoiserie, ce qu’illustrent la scène avec
Galiani et la rencontre nocturne de Leroy. Je ne rappellerai que la première.
Un soir d’octobre 1759, chahutant avec l’abbé Galiani, Mme d’Aine se
retrouve à califourchon sur ses genoux, et le fou rire général déclenché
par sa chevauchée énergique aidant, elle finit par lui pisser dessus30 . Cette
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fois encore, on constate que Diderot n’a conservé qu’un aspect de l’anecdote
dans Jacques le fataliste, en privilégiant un comique plus sobre de prime
abord. C’est la scène de la bouteille de champagne. L’hôtesse prédit que les
voyageurs ne boiront pas de meilleur vin « de toute la route », et le prétendu
auteur poursuit :
En parlant ainsi elle avait placé une des deux bouteilles entre ses genoux et
elle en tirait le bouchon ; ce fut avec une adresse singulière qu’elle en couvrit
le goulot avec le pouce sans laisser échapper une goutte de vin. Allons, dit-elle
à Jacques, vite, vite, votre verre... Jacques approche son verre ; l’hôtesse en
écartant le pouce un peu de côté donne vent à la bouteille, et voilà le visage de
Jacques tout couvert de mousse (135).
Le personnage de l’hôtesse réunit probablement des qualités emprun-
tées à plusieurs personnes (réelles) ou personnages (fictifs), à commencer
par Mme d’Aine. Pour donner à entendre et à voir l’auberge du Grand Cerf,

26. À Damilaville [novembre 1760], Œuvres complètes, éd. Lewinter, Paris, Club français du
livre, t. IV, 1970, p. 953.
27. Sur Mme d’Aine, voir en particulier Arthur M. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, trad.
78 fr., Paris, Laffont-Ramsay, 1985, p. 314-315.
28. À Sophie Volland, 20 octobre [1760], op. cit., p. 915.
29. À Sophie Volland, [1er novembre 1760], op. cit., p. 949.
LITTÉRATURE 30. À Sophie Volland, [30 octobre 1759], Œuvres complètes, éd. Lewinter, Paris, Club français
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 du livre, 1970, t. III, p. 837.

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L’ AUBERGE DU GRAND CERF

Diderot combine différentes qualités. Ce mode de construction, que l’on


peut aussi observer avec Mlle de Lespinasse, comme l’a bien montré Yvon
Belaval31 , est ici étendu à plusieurs personnages et à leurs conversations.
Cette fois encore, la description intervient après les impressions détermi-
nantes qu’elle ne peut que confirmer. Une variante révèle que Diderot a
cherché à renforcer la sensualité de son personnage :
L’hôtesse n’était pas de la première jeunesse ; c’était une femme grande et
replète, ingambe, de bonne mine, pleine d’embonpoint, la bouche un peu
grande, mais de belles dents, des joues larges, des yeux à fleur de tête, le front
carré, la plus belle peau, la physionomie ouverte, vive et gaie, < une poitrine à
s’y rouler pendant deux jours, > les bras un peu forts, mais les mains superbes,
des mains à peindre ou à modeler (135).
On se souvient de l’âge de Mme d’Aine, de sa gaieté communicative,
de sa grivoiserie et de son embonpoint ; sa présence, et celle du Granval,
transparaissent dans ce portrait, qui, du fait d’une relation métonymique
renforcée par un jeu de renvois et d’allusions, représente indistinctement
une femme d’un certain âge, et une auberge très animée.

L’auberge du Grand Cerf illustre parfaitement les réticences de Diderot


à l’égard des descriptions statiques. Il leur préfère les portraits moraux, les
actions et les pensées. L’auberge, qui tend à se confondre avec la personne
de l’hôtesse, apparaît ainsi comme un catalyseur d’anecdotes capable de
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produire un monde à partir de la société du Grandval. Elle occupe donc une
place essentielle dans le roman32 . Tout comme l’auberge du Grand Cerf peut
être définie comme le lieu où l’on peut entendre l’hôtesse ; son mari, dont
le caractère est pourtant très affirmé — Diderot lui prête manifestement des
traits du baron d’Holbach tel que celui-ci est décrit dans la « Gazette du
Grandval » — peut être défini non comme l’hôte, mais comme le mari de
l’hôtesse du Grand Cerf. La position centrale de Mme d’Aine se trouve ainsi
transposée dans un espace culturel différent mais congruent.
La description en trompe-l’œil de la vie à l’auberge du Grand Cerf
apparaît finalement comme le pendant de l’allégorie du château laquelle
n’était qu’une variante à peine maquillée de l’énigme du Sphinx. Celui
qui marche à quatre pattes le matin, à deux le midi, et à trois le soir, c’est
l’homme. De la même façon, la solution de l’énigme inscrite au frontispice
d’un château mystérieux — « Je n’appartiens à personne, et j’appartiens à
tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand
vous en sortirez. » (43) — est certainement la nature (ou la matière), puisque
31. Yvon Belaval, « Les protagonistes du Rêve de D’Alembert », Diderot Studies, III, Genève,
Droz, 1961, p. 27-53, repris dans Études sur Diderot, Paris, PUF, 2003, p. 182-203.
32. Le choix de Mylius, qui, dans sa traduction, omet le « tableau si animé, si coloré, de
79
l’hôtellerie Au grand cerf, cette pittoresque auberge de grand-route du XVIIIe siècle », selon
les termes de Roland Mortier, est donc particulièrement surprenant. Voir R. Mortier, Diderot en LITTÉRATURE
Allemagne (1750-1850), Paris, PUF, 1954, p. 232. N° 171 – S EPTEMBRE 2013

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DIDEROT ET LE ROMAN

les atomes qui forment notre corps existaient avant notre naissance, et
formeront d’autres corps après notre mort. S’il est vrai que Diderot n’oublie
jamais les questions générales, cela ne le conduit pas à adopter le modèle de
l’allégorie33 . De fait, l’allégorie du château, est un piège parodique dont la
fonction est précisément de dissoudre la pensée allégorique en dénonçant un
certain usage de la fiction. Il faut donc réinterpréter les termes de la critique
que le prétendu auteur prête au lecteur qu’il se donne pour l’occasion :
Jacques le fataliste a bien l’apparence d’une « rhapsodie de faits, les uns
réels, les autres imaginés34 », mais c’est une fiction pensante dans laquelle
tout se tient, et qui est vraiment tout sauf « insipide ». À force de paradoxes
et à coup d’anecdotes, elle permet au lecteur de reconsidérer ses propres
idées et celle du monde ambiant, en particulier les croyances touchant la
littérature et les individus. Comme l’exemple de l’auberge le montre, chez
Diderot la fiction est une école de sagacité.
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33. De ce fait, l’interprétation proposée par Francis Pruner dans L’unité secrète de Jacques le
Fataliste (Paris, Minard, 1970), qui comporte par ailleurs beaucoup d’observations pertinentes,
LITTÉRATURE ne me paraît donc pas recevable.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 34. Diderot, Jacques le fataliste, éd. J. Proust, DPV XXIII, 1981, p. 230.

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