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Franck Salaün
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« Votre Jacques n’est qu’une insipide rhapsodie de faits, les uns réels, les
autres imaginés1 . »
OÙ ?
1. Diderot, Jacques le fataliste, éd. J. Proust, DPV XXIII, Paris, Hermann, 1981, p. 230.
[Désormais JF dans les notes suivi du n° de la page, la pagination indiquée dans le corps
du texte renvoie à cette édition.]
68 2. Suivant cette chronologie, l’arrivée à l’auberge du Grand Cerf a lieu le soir du cinquième jour
— du quatrième selon S. Lecointre et J. Le Galliot, dans leur édition (Genève, Droz, 1976) ; du
sixième selon F. Pruner qui déduit de la mention « avant-hier » (JF, 48) que les voyageurs ont
LITTÉRATURE séjourné deux jours à Conches, mais oublie que dans le calcul précédent une journée était déjà
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 comptée (L’Unité secrète de Jacques le fataliste, Paris, Minard, 1970, p. 33).
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 69 — #69
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 70 — #70
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DIDEROT ET LE ROMAN
6. On estime que le commerce du vin en bouteille s’est développé à partir de l’Arrêt du Conseil
d’État du 25 mai 1728. Voir Lefebvre de la Bellande, Traité général des droits d’aides, Paris,
Prault, 1760, p. 392. Voir aussi Benoît Musset, Vignobles de Champagne et vins mousseux,
1650-1830 : histoire d’un mariage de raison, Paris, Fayard, 2008.
7. Sur ce point, voir Jean-Robert Pitte, La Bouteille de vin. Histoire d’une révolution, Paris,
Tallandier, 2013.
8. À Damilaville, [octobre 1760], autographe BnF, n.a.fr. 24930, fol. 245.
70 9. Georges May en faisait déjà le constat dans Quatre images de Diderot (Paris, Boivin, 1951,
p. 187, 202).
10. Le premier soir, l’hôtesse énumère ce qu’elle peut servir aux deux voyageurs en ces termes :
LITTÉRATURE « J’ai des poulets, des pigeons, un râble de lièvre excellent, des lapins, c’est le canton des bons
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 lapins. Aimeriez-vous mieux un oiseau de rivière ?... » (JF, 105).
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 71 — #71
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VACARME ET BAVARDAGE
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 72 — #72
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DIDEROT ET LE ROMAN
Là, j’entends un vacarme... — Vous entendez ! vous n’y étiez pas, il ne s’agit
pas de vous. — Il est vrai. Eh bien Jacques, son maître... On entend un vacarme
effroyable. Je vois deux hommes... — Vous ne voyez rien, il ne s’agit pas de
vous, vous n’y étiez pas. — Il est vrai12 .
Le narrateur n’a rien vu, rien entendu, il n’était pas là, justement.
On assiste donc à une multiplication assez confuse des instances, puisque
l’éditeur, dont les interventions ne sont pas bien délimitées, ne se confond
pas avec l’auteur du manuscrit original, et que le lecteur, inclus dans l’œuvre,
puisqu’il intervient ici, semble avoir été imaginé non pas par le premier
auteur, mais par le second. Il ne se confond pas davantage avec le destinataire
indéterminé du roman, lequel est néanmoins concerné par les adresses du
narrateur qui recourt à la métalepse. Pourquoi donner ainsi la parole à un
lecteur fictif qui vient contester le statut de témoin du narrateur ? Est-ce à
dire que ce dernier a tout inventé ? Dans ce cas, en effet, il n’a pas pu assister
aux événements, puisque ces événements n’ont jamais eu lieu. Ou faut-il
plutôt comprendre cette intervention comme une clé de lecture fournie par
Diderot, qui révèle de la sorte, non sans habileté, les différents ingrédients
qui entrent dans la composition de l’ouvrage ? Cet empilement doit avoir
une raison, tout comme la réflexion du prétendu auteur qui formule cette
énigme : « Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité serait peut-être
moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable. » (35)
Renversant la définition classique de l’hypotypose, qui veut que la
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 73 — #73
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14. Roger Kempf, Diderot et le roman, Paris, Seuil, 1964, p. 186. Henri Lafon, quant à lui,
parle d’« un volume sonore où l’on s’interpelle d’un étage à l’autre » (Espaces romanesques
du XVIIIe siècle, 1670-1820 : de Mme de Villedieu à Nodier, Paris, PUF, 1997, p. 159). LITTÉRATURE
15. JF, 145. Je souligne. N° 171 – S EPTEMBRE 2013
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 74 — #74
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DIDEROT ET LE ROMAN
LITTÉRATURE 16. Sur ce débat complexe, voir Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 2e éd., Paris –
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 Bruxelles, Hachette et Duculot, 1998, p. 64 et suiv.
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 75 — #75
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 76 — #76
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DIDEROT ET LE ROMAN
LA GAZETTE DU GRANDVAL
contes, Genève, Droz, 1964, p. XLI, et Franck Salaün, L’Autorité du discours, Chap. XXVI,
76 p. 427-438.
19. Sur ce point, voir F. Pruner, op. cit., p. 93.
20. Paul Vernière, art. cit., p. 156.
LITTÉRATURE 21. Diderot, Est-il bon ? Est-il méchant ?, notamment, I, 4, DPV XXIII, 1981.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 22. Diderot, Diversité et étendue de l’esprit, Bnf, n.a.fr 13764, fol. 98r°-99v°
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 77 — #77
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23. Autre coïncidence, L’Année littéraire rend compte de cette tragédie en cinq actes dans sa
livraison du 23 novembre 1756, juste avant l’article consacré au Fils naturel.
24. Charles-Georges Leroy, Lettres sur les animaux (1768), éd. E. Anderson, Oxford, SVEC 316,
1994. Sur la pensée de Leroy, voir Laurent Fedi, « Charles-Georges Leroy et la perfectibilité
des animaux », dans B. Binoche (dir.), L’homme perfectible, Seyssel, Champ Vallon, 2004,
p. 171-199.
25. Sur la présence de Jean-Jacques dans Jacques le fataliste, voir en particulier Jacques
Berchtold, « Jacques chez le bourreau avec chapeau et chiens », dans Franck Salaün (dir.),
Diderot – Rousseau : un entretien à distance, Paris, Desjonquères, 2006, p. 140-159 ; et
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« (Jean-)Jacques tic tac Denis(e). Les montres chez Rousseau et dans Jacques le fataliste », dans
Christophe Martin et Catherine Ramon (dir.), Esthétique et poétique de l’objet au XVIIIe siècle, LITTÉRATURE
Lumières, PU Bordeaux, 2005, p. 187-206. N° 171 – S EPTEMBRE 2013
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 78 — #78
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DIDEROT ET LE ROMAN
« un amant » qui brave les intempéries, ce qui permet la chute, dans laquelle
on reconnaît le même effet de surprise que dans la version de Jacques le
fataliste : « Vous croirez peut-être que ce galant-là est tout au moins un
Espagnol ? Point du tout. C’est un chien26 . » Dans ces deux cas, le récit
est interprété par l’auditeur ou le lecteur comme se rapportant à un être
humain, une jeune femme dans le premier cas, un amant dans le second.
Mais l’effet comique ainsi obtenu n’est pas le seul aspect de la réécriture
de l’anecdote. Diderot se souvient aussi des discussions sur le statut des
animaux et sur l’attachement de certains hommes pour leur chien. Ces
questions agglomèrent et condensent une vaste galerie de personnages et de
points de vue, à commencer par la figure de Mme d’Aine, la propriétaire du
Grandval, qui apparaît comme le principal modèle de l’hôtesse du Grand
Cerf. Les anecdotes la concernant peuvent donc servir de fil conducteur.
Il faut d’abord rappeler que Mme d’Aine27 est décrite par Diderot comme
une parfaite hôtesse, dont « l’attention continuelle » pour ses invités la tient
« un pied levé et l’autre en l’air28 ». Elle « aime à jaser », et sa « gaieté
baroque et franche29 » donne le ton. Ce portrait ne serait pas complet, si l’on
n’évoquait pas son goût pour la grivoiserie, ce qu’illustrent la scène avec
Galiani et la rencontre nocturne de Leroy. Je ne rappellerai que la première.
Un soir d’octobre 1759, chahutant avec l’abbé Galiani, Mme d’Aine se
retrouve à califourchon sur ses genoux, et le fou rire général déclenché
par sa chevauchée énergique aidant, elle finit par lui pisser dessus30 . Cette
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26. À Damilaville [novembre 1760], Œuvres complètes, éd. Lewinter, Paris, Club français du
livre, t. IV, 1970, p. 953.
27. Sur Mme d’Aine, voir en particulier Arthur M. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, trad.
78 fr., Paris, Laffont-Ramsay, 1985, p. 314-315.
28. À Sophie Volland, 20 octobre [1760], op. cit., p. 915.
29. À Sophie Volland, [1er novembre 1760], op. cit., p. 949.
LITTÉRATURE 30. À Sophie Volland, [30 octobre 1759], Œuvres complètes, éd. Lewinter, Paris, Club français
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 du livre, 1970, t. III, p. 837.
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“Litterature_171” (Col. : RevueLitterature) — 2013/8/7 — 12:51 — page 80 — #80
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DIDEROT ET LE ROMAN
les atomes qui forment notre corps existaient avant notre naissance, et
formeront d’autres corps après notre mort. S’il est vrai que Diderot n’oublie
jamais les questions générales, cela ne le conduit pas à adopter le modèle de
l’allégorie33 . De fait, l’allégorie du château, est un piège parodique dont la
fonction est précisément de dissoudre la pensée allégorique en dénonçant un
certain usage de la fiction. Il faut donc réinterpréter les termes de la critique
que le prétendu auteur prête au lecteur qu’il se donne pour l’occasion :
Jacques le fataliste a bien l’apparence d’une « rhapsodie de faits, les uns
réels, les autres imaginés34 », mais c’est une fiction pensante dans laquelle
tout se tient, et qui est vraiment tout sauf « insipide ». À force de paradoxes
et à coup d’anecdotes, elle permet au lecteur de reconsidérer ses propres
idées et celle du monde ambiant, en particulier les croyances touchant la
littérature et les individus. Comme l’exemple de l’auberge le montre, chez
Diderot la fiction est une école de sagacité.
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33. De ce fait, l’interprétation proposée par Francis Pruner dans L’unité secrète de Jacques le
Fataliste (Paris, Minard, 1970), qui comporte par ailleurs beaucoup d’observations pertinentes,
LITTÉRATURE ne me paraît donc pas recevable.
N° 171 – S EPTEMBRE 2013 34. Diderot, Jacques le fataliste, éd. J. Proust, DPV XXIII, 1981, p. 230.
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