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Jean-Philippe Grosperrin
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Le Télémaque,
ou la nostalgie
À Béatrice Périgot,
à sa mémoire
Voué par la fiction à imiter son père, Télémaque le surpasse d’emblée sur un
point au moins : il figure doublement la nostalgie1. Homère montrait Ulysse
« toujours éloigné de sa patrie, toujours errant et contrarié sans retour2 », et après lui
le héros de l’Énéide fut « errant sur toutes les terres et toutes les eaux3 », mais si
l’errance du Télémaque de Fénelon a certes pour but de « s’en retourner à
Ithaque4 », elle est d’abord animée par le désir de rejoindre un père lui-même jeté
dans l’adversité d’un voyage aventureux. Comme leurs modèle antiques, Les
Aventures de Télémaque s’ordonnent en dessin d’un nostos, mais de telle sorte que
la nostalgie n’y est plus seulement ce désir d’un lieu originel, cette pathologie
spatio-temporelle que le vocabulaire médical de l’époque avait distinguée5. Dans le
1
Cet article constitue la version remaniée d’une conférence prononcée en mars 2005 au
séminaire La Nostalgie au XVIIe siècle qui s’est tenu à l’Université de Paris IV - Sorbonne
sous la direction de P. Dandrey et D. Denis. Les références aux Aventures de Télémaque
seront données d’après deux éditions : celle de J. Le Brun (Paris, Gallimard, « Folio », 1995,
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Pour Télémaque la valeur exemplaire d’Ulysse, d’une « sagesse » forgée dans les
« travaux », a pour condition la disparition de celui-ci, alors même que l’errance du
père et celle du fils sont simultanées et que leurs routes se frôlent (Calypso cache à
Télémaque le séjour d’Ulysse en Phéacie) jusqu’à se croiser dans la « petite île
déserte et sauvage » du dernier livre9 ; et comme on sait la narration se dissout
exactement lorsque le père cesse d’être pour le fils cette figure évanescente,
obsédante. L’éducation de Télémaque subordonne l’imitation des vertus paternelles
à l’expérience d’une frustration lancinante, vécue dans une distance perpétuelle. Par
là, Fénelon réaméage ad usum Delphini et sous les couleurs de l’épopée une
poétique de la séparation qui organisait l’antique roman grec puis le roman héroïque
moderne, dont les aventures procédaient des obstacles à la réunion d’un couple
protagoniste. C’est dire aussi que le désir nostalgique du fils pour le père modifie et
approfondit la tradition morale de l’aventure héroïque, dont Ulysse était un support
allégorique fameux. La Lettre à l’Académie cite ainsi en exemple la peinture par
Horace d’un Ulysse « supérieur aux tempêtes de la mer, au naufrage même et à la
plus cruelle fortune10 », et les Dialogues sur l’éloquence célèbrent dans l’Odyssée
« un homme sage, qui vient à bout de tout par sa sagesse », pour mieux l’assimiler à
Énée dans une illustration des « fruits que l’on doit attendre de la piété, de la
prudence, et des bonnes mœurs11 ». La modélisation philosophique d’Ulysse se
rencontrait en particulier dans le stoïcisme, où le héros d’Homère figurait au même
titre qu’Hercule un idéal de patientia victrix12, d’ailleurs susceptible de
christianisation13. Cette tradition a laissé des traces dans le Télémaque ; ainsi quand
les paroles ardentes d’Arcésius fondent la royauté sur « un courage et une patience
héroïques », et plus encore lorsque Mentor exhorte son disciple à se souvenir de la
« patience » et du « grand cœur » d’Ulysse, concurremment aux « travaux
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d’Hercule » : « ayez toujours devant vos yeux ceux de votre père14 ». Cette
représentation s’accompagne d’une reproduction mimétique, laquelle est esquissée
dès les premières pages, où Télémaque, « si semblable à son père », s’inscrit dans le
sillage d’Ulysse :
errant dans toute l’étendue des mers, il parcourt tous les écueils les plus terribles. Sa
patrie semble fuir devant lui. […] Je cours, avec les mêmes dangers que lui, pour
15
savoir où il est.
Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers de vos tristes
16
aventures. Allez, vous êtes maintenant digne de marcher sur ses pas.
14
F 322 et 168 / G 466 et 280.
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Par le regret que vous me témoignez de la perte d’Ulysse, vous m’apprenez vous-
même à sentir le malheur de ne pouvoir trouver mon père. Il y a déjà longtemps que
25
je le cherche dans toutes les mers.
De même, avant que Diomède reconnaisse en lui le « digne fils du sage Ulysse »,
Télémaque désire ardemment que cet inconnu, « cet homme si majestueux », soit
son père, puis il pleure, attendri « par le souvenir des mêmes disgrâces souffertes
par son père et par lui26 ». Tout se passe alors comme si l’aventure romanesque
mimait perpétuellement des retrouvailles qui n’adviennent pas.
Or cette présence fantomatique du père s’installe non seulement par ce que
d’illustres témoins rapportent d’Ulysse, mais encore par des évocations médiatisées
par l’art. Télémaque pleure en écoutant les nymphes chantantes de Calypso célébrer
« les combats d’Ulysse et sa sagesse » : les larmes du fils répètent pour lors celles
du père à la cour d’Alcinoüs, quand le héros entend chanter ses exploits troyens de
la bouche de l’aède Démodocos27 – à ceci près que la substitution du fils au père
21
F 90 / G 189 ; F 134 / G 238.
22
F 361 / G 513.
23
Voir J.-Ph. Grosperrin, « Philoctète et le fils d’Ulysse. Aspects de la réécriture au
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Télémaque le reconnut d’abord à ces fameuses actions, dont il avait souvent ouï
parler, et que Nestor même lui avait racontées. Les larmes coulèrent de ses yeux. Il
changea de couleur. Son visage parut troublé. Idoménée l’aperçut, quoique
28
Télémaque se détournât pour cacher son trouble.
Paradoxe d’une « peinture » qui « porte absence et présence » mais sans entraver
l’attachement pour l’original29, bien au contraire. Par ces représentations qui
rendent Ulysse présent, et dans sa gloire, l’art creuse inexorablement pour
Télémaque la distance qui le sépare de son père, réduit à des effigies, inaccessible
dans sa proximité. Ses larmes de nostalgie sont des larmes de douleur, mais
différentes de celles que versait Ulysse au milieu de l’auditoire extasié, et qui
signifiaient que « le héros, l’homme d’action, connaît le revers de souffrance que
voile désormais la beauté harmonieuse de l’épopée30 ». La force de la transposition
opérée par Fénelon tient ici à la recomposition plastique et affective de la scène : le
« trouble », indice habituel chez Fénelon d’un désir impérieux, s’augmente de
l’objectivation splendide de l’absent, dont la « reconnaissance » est actualisée
seulement « en peinture », pour reprendre une expression de l’époque. Le parallèle
s’impose alors avec le songe étrange qui offre plus tard à Télémaque l’image
rayonnante d’un « Ulysse nu, dans une île fortunée » ou triomphant « dans un palais
tout éclatant d’or et d’ivoire31 ». Que ces images oniriques soient fidèles à la vulgate
homérique du séjour chez les Phéaciens importe moins que leur réception par le
jeune héros, qui les interprète comme une vision de mort : cette nouvelle
représentation du père ravive en lui à la fois le désir de l’atteindre jusque dans les
Champs Élysées, au risque de mourir lui-même, si grande est la souffrance qui lui
fait verser de nouvelles larmes32. Aux Enfers, on le sait, Télémaque ne trouvera
point son père, mais un autre père – et maître éloquent – en son aïeul Arcésius, dont
la ressemblance de traits avec Ulysse pousse soudain le jeune homme à vouloir
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de travaux. Uniquement occupée de sa perte, elle ne déplore qu’elle, elle se lamente, elle ne
songe qu’à sa douleur actuelle ».
28
F 172 / G 285.
29
Cf. Pascal, Pensées, éd. Sellier, fr. 291 et 74, Paris, Bordas, 1991, p. 275 et 173.
30
M. Fumaroli, « Les sanglots d’Ulysse », La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann,
1994, p. 20-21.
31
F 302 / G 444.
32
F 303 / G 444-445.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 179
Mais que peuvent donc signifier ces dernières paroles : Tu reverras…? Est-ce mon
père, ou seulement Ithaque ? Hélas ! que n’a-t-il achevé ? Il m’a laissé plus en doute
que je n’étais. Ô Ulysse, ô mon père, serait-ce vous, vous-même que je dois voir ?
33
F 323 / G 467. Cf. la rencontre d’Énée et de son père Anchise : Énéide, livre VI,
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Serait-il vrai ? Mais je me flatte. Cruel oracle, tu prends plaisir à te jouer d’un
41
malheureux.
La réaction de Télémaque est celle d’un familier des oracles retors de la tragédie,
antique ou moderne d’ailleurs, et ce faisant elle signale combien il importe que la
logique pathétique et romanesque, celle du suspens des aventures, occulte le
discours providentialiste affirmé simultanément par la fiction42. Cette sorte de doute
méthodique chez le protagoniste conserve à un désir que le lecteur sait devoir être
satisfait sa tension et son relief, d’autant plus sensibles que l’épreuve de la
séparation donne lieu dans le Télémaque à une scénographie remarquable, dont la
qualité plastique et émotionnelle renouvelle, là encore, l’héritage des épopées
antiques.
D’Homère, Fénelon recueillait en effet une scène caractéristique, celle d’Ulysse
dans l’île de Calypso « la tristesse dans le cœur, et la vue toujours attachée sur la
vaste mer qui s’opposait à son retour » :
Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse. […] J’étais abîmé dans
la plus amère douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où
j’étais prisonnier ; souvent je m’occupais à considérer des vaisseaux agités par la
tempête, qui étaient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour était
bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j’enviais leur sort.
« Bientôt, disais-je en moi-même, ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils
48
arriveront en leur pays. Hélas ! je ne puis espérer ni l’un ni l’autre. »
Fénelon inverse ici en quelque sorte le Suave mari magno (suggéré fugitivement
dans la retraite de Philoclès49) en sombre contemplation où le mouvement de fusion
avec le spectacle dit un désir de s’abîmer dans la mort : tentation ou consentement
représentés à plusieurs reprises dans le récit, et conjurés par des voix persuasives50,
mais représentatifs du « souterrain mais insistant désir de mort qui court sous mainte
page du livre51 ».
Il convient cependant de souligner que cette posture statique d’abandon au
trouble, fortement élégiaque, et trop ouvertement morbide pour qu’on y lise sans
risque une valeur quiétiste52, reste marginale dans le Télémaque, s’il est vrai que la
nostalgie est d’abord un principe moteur de l’action, et non pure passivité ni
délectation du suspens. Justement, si le rivage s’ordonne volontiers en théâtre de la
nostalgie, il est destiné à être quitté, et si une scénographie s’impose dans le roman,
c’est dans la récurrence des scènes de séparation qu’on la trouvera. À l’itération des
retrouvailles avec une figure paternelle53 répond la représentation insistante
G 560) : comme pour la passion amoureuse, il s’agit d’un affect à connotation démoniaque
dont l’âme doit être purifiée.
47
« Un étonnement et un trouble secret tient ses yeux attachés vers ce vaisseau déjà
parti, dont il ne voit plus que les voiles » (F 405 / G 565).
48
F 59 / G 151.
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Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus !
Heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous ! […] Que vos yeux puissent voir, que
vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu’il trouve en vous un fils qui égale
sa sagesse ! Mais dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal et ne
56
cessez jamais de m’aimer.
Dès le livre III, la piété itinérante du héros semble susciter dans les autres
personnages, avec la promptitude de l’enchantement, un désir profond de l’absent
dont les planctus pour Hippias ou Pisistrate offrent la variante funéraire57. Tout se
passe comme si, au milieu des errances maritimes et des exploits guerriers, la
nostalgie du fils d’Ulysse contaminait pour ainsi dire la narration entière, faisant
fleurir autour d’elle d’autres figures nostalgiques de la séparation. Et comment ne
pas remarquer que l’insertion de la fable tragique de Philoctète s’achève par la
douceur équivoque de l’embarquement du héros, quittant enfin l’île où « tout est
douleur58 » ? Fénelon y paraphrase les vers lyriques de Sophocle, mais en suggérant
dans l’invocation propitiatoire le regret secret d’un nevermore :
l’embrasser » (F 360 / G 512) ; « D’abord Idoménée embrasse Télémaque comme son propre
fils. Ensuite Télémaque se jeta au cou de Mentor, et l’arrosa de ses larmes » (F 366 / G 520).
54
« Le départ qui tient le retour en suspens ou en sursis est le meilleur moyen de raviver
la nostalgie. […] La Bérénice de Racine raconte la déchirante tragédie qui pathétise
l’existence et où tout se dit, se fait, advient pour la dernière fois » (V. Jankélévitch,
L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, « Champs », 1974, p. 365).
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Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. […] Adieu, ô terre de
Lemnos : laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des
59
dieux et de mes amis.
Dans ces scènes qu’on peut dire obsédantes, le lecteur touche à quelque chose de
bien plus considérable que l’incorporation60 d’une pédagogie de la patience en
« peintures » héroïques. Assurément cette poétique de la nostalgie, débitrice d’une
réécriture d’Homère et de Virgile, contribue à la « patine de mélancolie » qui
caractérise le Télémaque selon Jeanne-Lydie Goré61. Toutefois la « surprenante
complaisance62 » avec laquelle Fénelon traite le pathos des séparations est l’indice
d’un phénomène plus profond, qui tient sans doute à l’énigme d’une personnalité,
mais s’appréhende, dans un contexte élargi, par une attention aux convergences
entre la narration héroïque et le reste de l’œuvre de Fénelon.
59
F 273 / G 405. Cf. Philoctète, v. 1446-1459, trad. P. Mazon : « Adieu, […] mâle
fracas du flot […]. Adieu, sol de Lemnos qu’enveloppent les flots, fais qu’une heureuse
traversée me porte sans encombre etc. » (Sophocle, Tragédies, Paris, Gallimard, « Folio »,
1984, p. 364). La symétrie de l’embarquement de Philoctète avec celui, élégiaque, de
Philoclès au livre précédent (F 251-252 / G 379) semble soulignée par le lien paronomastique
entre les deux héros.
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Il faut donc que tout chrétien renonce à tout ce qu’il possède, même aux choses
les plus innocentes, puisqu’elles cesseraient de l’être s’il n’y renonçait pas. […] Il
doit même renoncer aux personnes qu’il aime le plus, et qu’il est obligé d’aimer ; et
voici en quoi consiste ce renoncement : c’est de ne les aimer que pour Dieu, d’user
sobrement, et pour le besoin, de la consolation de leur amitié, d’être prêt à les perdre
64
quand Dieu les ôtera, et de ne vouloir jamais chercher en eux le repos de son cœur.
Nous ne sommes ici-bas que pour souffrir, et pour aimer celui qui nous éprouve
par cette souffrance. Tous nos attachements les plus légitimes se tournent en croix.
Dieu les rompt, pour nous unir plus purement à lui, et en les rompant, il nous arrache
les liens du cœur auxquels tenaient ces objets extérieurs. Il faut laisser faire à la main
65
de Dieu, en tout occasion, cette opération douloureuse.
Le principal fruit que Dieu vous prépare de cette épreuve, est de vous apprendre,
par une expérience sensible, que vous n’étiez point encore détachée, comme vous
vous flattiez de l’être. On ne se connaît que dans l’occasion, et l’occasion n’est
donnée par la Providence, que pour nous détromper de notre détachement
66
superficiel.
n’ont-elles pas tacitement pour horizon cet acquiescement à la perte ? « Il faut donc
tout perdre70 » : le cas d’Idoménée en fournirait le meilleur exemple, à la fin de
l’avant-dernier livre, quand Mentor assume la fonction de directeur de conscience,
pour son disciple comme pour le roi71. La richesse sémantique du verbe posséder
dans la langue du temps en témoigne, qui signifie aussi jouir de la présence d’un
visiteur ou d’un ami : il s’agit bien, pour Télémaque comme pour les amis qui
regrettent son départ, de renoncer à ce(ux) qu’ils possèdent en se détachant
physiquement d’eux. Quant le fils d’Ulysse désespère de revoir jamais son père et
de le « posséder sur la terre », Idoménée se désole : « il ne me reste plus rien au
monde que le souvenir de vous avoir possédés ici72 ». La nostalgie effusive des
séparations représenterait alors, plutôt que la voix d’une nature vaincue, le
contrepoids sensible, plastique, imaginaire, d’une doctrine ascétique, de même que
dans le Télémaque la poésie des comparaisons bucoliques, végétales en particulier,
« euphémise le tragique du deuil73 ». Que le texte de Fénelon trahisse du reste une
fascination pour ces embrassements masculins qui s’abolissent dans le temps même
de leur réalisation, quand ils ne sont pas menacés par l’inconsistance du songe, ce
n’est que trop certain ; mais ce qui apparaît comme un trait de la sensibilité de
l’auteur s’inscrit également en profondeur dans un univers mental qui porte
l’empreinte d’une culture philosophique et religieuse.
Il faut revenir ici aux analyses décisives de Françoise Berlan74 : l’imaginaire
aérien, évanescent, tel qu’il s’exprime dans la langue du Télémaque, traduit
« comme une nostalgie de la possession des choses », « un état de la conscience à
distance du monde et séparée d’elle-même ». La perception du monde et de
l’existence que porte ainsi l’ensemble de la narration illustre le desengaño baroque,
sollicitant les images de l’écoulement et du songe en accord avec la topique
chrétienne de l’inanité du monde fluent75 ; mais elle ne procède pas moins de la
réinterprétation par Fénelon des Méditations métaphysiques de Descartes, et le
70
F 391 / G 548.
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Une fausse Ithaque se présentait toujours au pilote […]. Plus il s’avançait vers
cette image trompeuse du rivage de l’île, plus cette image reculait. Elle fuyait
toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. (F 166 / G 278)
Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais sa patrie […]. La royauté même
[…] semble fuir devant lui. (F 403 / G 563)
Les dieux irrités me veulent-ils tenir comme Tantale altéré, qu’une onde
trompeuse amuse, s’enfuyant de ses lèvres ? (F 406 / G 566)
Les biens que vous espérez se montrent à vous et s’enfuient, comme un songe
léger que le réveil fait disparaître, pour vous apprendre que les choses mêmes qu’on
croit tenir échappent dans l’instant. (F 408 / G 568)
Et il n’est pas jusqu’au « suspens » affecté à Télémaque dans la quête du père qui ne
puisse trouver son pendant dans les réflexions métaphysiques de Fénelon80.
Cependant – et nous voici au cœur de la question – les représentations du
Télémaque « équilibre[nt] la perte par la plénitude, la distance par l’effusion, voire
la fusion », s’il est vrai que perte et plénitude convergent dans « une même finalité
76
C’est à quoi s’emploie un autre article de Fr. Berlan : « Fénelon entre poésie et
métaphysique : un imaginaire de l’air ? », dans Fénelon. Mystique et politique (1699-1999),
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plus ou moins déguisée, l’oubli de soi81 ». Telle est aussi sans doute la fonction de la
parole de Mentor, dans sa doctrine de l’imitation et de l’abnégation (morale,
politique et spiritualité confondues), comme dans son statut de simple médiateur de
la Sagesse divine. À quoi s’ajouterait, à un autre niveau et de façon plus ambiguë
encore, l’effacement concerté du précepteur royal dans une fiction où tout pourtant
désigne sa main et fait entendre sa voix. « Pour qu’un ouvrage soit véritablement
beau, écrira Fénelon à la fin de sa vie, il faut que l’auteur s’y oublie et me permette
de l’oublier82. » Précepte d’ordre spirituel en vérité, et peut-être un vœu pieux, qui
exprime une nostalgie de transparence à proportion d’une conscience aiguë du
caractère médiat de la représentation. Or il convient de se demander si au plan de
l’esthétique qui informe Les Aventures de Télémaque, fondée sur l’imitation
massive de la poésie antique et productrice elle-même d’une certaine vision de
l’antiquité, ne se joue pas également, sous le signe de la nostalgie, une tension
caractéristique de la « peinture » théorisée par Fénelon, entre un désir de présence
immédiateté et une ostension de l’artefact, entre la projection fusionnelle et la
distance83.
Puisque l’antiquité des premiers siècles, païenne ou biblique, constitue pour
Fénelon, nourri de platonisme et gagné au primitivisme chrétien de Claude Fleury84,
une norme esthétique ou morale, il était juste qu’elle s’organisât en « support à un
voyage dans l’univers des valeurs85 ». Ancrer la fiction didactique dans une
antiquité suspendue entre Fable et Histoire, c’était certes jouer du charme de ses
prestiges poétiques, mais c’était aussi inscrire la doctrine morale et politique dans
« la fixité d’un ordre préétabli », au sein duquel l’« apparente multiplicité des
modèles » rencontrés, déployée en « dégradé », « cache une unité profonde86 ». Or,
si de ce point de vue Télémaque voyage « bien plus dans l’espace que dans le
temps87 », le duc de Bourgogne se trouvait installé dans la tension entre les temps
reculés et pour ainsi dire immobiles que la fiction représente et l’espace-temps
contemporain de Louis le Grand. L’effet de présence produit par la narration
exprimait aussi la distance critique entre une antiquité de sagesse et un présent à
réformer. « Mettez votre gloire dans la simplicité » : ce commandement évangélique
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88
F 410 / G 571. Voir Ph.-J. Salazar, « De Poussin à Fénelon : la corruption classique »,
dans Fins de siècle, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, p. 175 sq.
89
Phaéton (1683), « Prologue. Le Retour de l’Âge d’or », dans Quinault, Livrets
d’opéras, éd. B. Norman, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1999, t. II, p. 107 sq.
90
F 55-57, 153-156 et 289-290 / G 147-149, 263-265 et 425. Pour plus de détails, voir
J.-Ph. Grosperrin, « Héros avec petit troupeau : la fiction pastorale dans le Télémaque »,
Littératures, n° 31, automne 1994, p. 51-58.
91
Voir E. Bury, « Le mythe arcadien », dans Et in Arcadia ego, Actes du congrès de
Montréal (1995), Papers on French Seventeenth-Century Literature, « Biblio 17 », n° 100,
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La Grèce entière s’ouvre à moi […]. Je me sens transporté dans ces beaux lieux et
parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monuments,
l’esprit même de l’antiquité. Je cherche cet aréopage où S. Paul annonça aux sages du
monde le Dieu inconnu. Mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne pas de
97
descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa république.
97
Lettre du 9 octobre [1686 ?], Correspondance de Fénelon, éd. cit., t. II, Paris,
Klincksieck, 1972, p. 49.
98
Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 838 et 900.
99
Fénelon, Dialogues des morts, LII et LIII, ibid., p. 431 et 435.
100
Cf. la lettre au chevalier Destouches du 17 août 1711 : « Pour moi, je veux quitter ces
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105
Voir sur cette question L. Susini, « “Tout est commun” : rhétorique du cliché dans
Les Aventures de Télémaque », Styles, genres, auteurs. 9, Paris, Presses de l’Université de
Paris-Sorbonne, à paraître en novembre 2009.
106
F 288 / G 423.
107
Fr. Berlan, « Lexique et affects dans le Télémaque […] », art. cit.
108
Voir Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 1273-1276 ; Lettre du 22 mai 1714, à l’abbé de
Beaumont, Correspondance de Fénelon, t. XVI, Genève, Droz, 1999, p. 347-348.
109
F 317-319 / G 461-464.
110
P. Brumoy s.j., Théâtre des Grecs, Paris, Rollin, 1730, t. II, p. 615.
111
Fr. Schiller, « Les poètes sentimentaux » [1795], De la poésie naïve et de la poésie
sentimentale, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, 1947, p. 200-201 : « l’idylle pastorale […]
demeure toujours une belle, une exaltante fiction ; la faculté poétique, en lui donnant une
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figure, a vraiment travaillé pour l’idéal. Car, quand une fois l’homme s’est écarté de la
113
Virgile, Bucoliques, X, v. 35-36 ; Lettre à l’Académie, V, éd. cit., p. 77.
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Les Confessions de saint Augustin évoquent ainsi « l’éternelle Jérusalem, […] dont
l’amour fait soupirer [le peuple de Dieu] durant son pélerinage depuis le temps qu’il
en est parti jusqu’à ce qu’il y retourne122 ». L’errance d’Ulysse était couramment
comprise depuis l’antiquité comme une allégorie de la vie humaine, et la double
métaphore du voyage (homo viator) et du retour dans la patrie céleste jouaient en
même sens dans la culture chrétienne. D’autres figures bibliques pouvaient
119
J.-L. Goré, art. cit., p. 67.
120
M. Raymond, Fénelon devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, p. 91.
121
Œuvres complètes de Fénelon, t. VI, p. 659. Le Psaume LXXXIII (Quam dilecta) en
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Dieu sera votre guide, et il voyagera lui-même avec vous, comme il est dit qu’il
s’était fait voyageur avec les Israélites pour les mener pas à pas au travers du désert
123
jusqu’à la Terre promise.
123
Lettre du 6 juin 1689, au chevalier Colbert, Correspondance de Fénelon, t. II, p. 100.
Cf. Exode, XIII, 21.
124
Plotin, Sur le beau (Ennéades, I, VI), 8, trad. L. Brisson et alii, Paris, GF-Flammarion,
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Les « tendres embrassements » du Père sont ainsi repoussés au-delà du voyage vers
la patrie céleste : raison de plus pour esquisser un parallèle avec la fable romanesque
du Télémaque et sa quête d’un père qui se dérobe jusqu’à la limite abrupte de
l’excipit, après que Mentor, cet « autre père » du héros, a disparu dans sa
transfiguration. Au reste, les retrouvailles avec le père à Ithaque sont sans larmes ni
embrassement : laconisme sublime d’une reconnaissance130.
Or la reconnaissance (c’est-à-dire l’identification) d’une teneur religieuse dans le
parcours nostalgique de Télémaque ne saurait dissimuler la complexité des
significations d’une représentation narrative qui se soustrait par bien des aspects à
un régime allégorique ordonné, ou ordinaire. Comme l’a montré Benedetta
Papàsogli, la pédagogie spirituelle de Fénelon s’affranchit d’une cartographie
ascensionnelle des épreuves, bien attestée dans l’usage catholique, et encore
présente dans le sermon de Bossuet déjà cité131 : dans les textes de spiritualité,
Fénelon procède à « l’abandon des figures traditionnelles de la montée par étapes et
degrés, ou de l’itinéraire parmi des demeures innombrables, au profit d’une dérive
immobile dans la largeur132 ». Il est tentant de relier un tel phénomène à l’allure des
pérégrinations maritimes de Télémaque, à la fois horizontale et circulaire : les
stations – il y en a – n’empêchent pas une impression fréquente de dilution des
repères, en vertu de la forte homogénéité de l’univers représenté et à proportion du
caractère itératif des rencontres et des discours. Ce nostos renouvelé ne se présente-
t-il pas à certains égards comme un « voyage immobile » dans un « espace
indifférencié133 » ? Ou du moins la parenté est frappante entre la quête de
Télémaque et la façon dont Fénelon module l’allégorie du voyage dans son opuscule
sur « le détachement de soi-même » :
Avez-vous achevé tout ce que Dieu a mis devant vous ; dans l’instant même il
vous présentera un nouveau travail […]. Un voyageur qui marche dans une vaste
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campagne fort unie ne voit rien au-delà d’une petite hauteur qui termine l’horizon
bien loin de lui. Est-il arrivé à cette hauteur, il découvre d’abord une nouvelle étendue
de pays aussi vaste que la première. […] Dieu nous montre sans cesse de nouveaux
134
pays.
Jésus, eau pure qui désaltère à jamais les cœurs, et qui éteint tout désir, ayez pitié
de nous. […]
Jésus, qui nous entr’ouvrez déjà les portes de la céleste Jérusalem, où Dieu sera
lui-même son temple, et où nous n’aurons plus d’autre soleil que vous, ayez pitié de
nous.
Jésus, qui nous enivrerez de vos délices dès que nous verrons la face du Père au
139
séjour de la paix, ayez pitié de nous.
134
Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 626.
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La poésie des Champs Élysées du Télémaque opère une épiphanie sublime du divin,
et ce faisant elle modifie les résonances mystiques de la quête du héros : dans quelle
mesure Ulysse figure-t-il dès lors un Père inconnaissable ? Aux yeux de Jeanne-
Lydie Goré, « le périple odysséen perd aux Enfers sa raison d’être : Télémaque ne
cherche plus, il a trouvé son bien en une vérité qui dépasse l’individualité
d’Ulysse140 ». La nostalgie de Télémaque pour le père s’est-elle apaisée, sinon
éteinte, dans l’au-delà ? Pour accomplir le programme prophétique d’Arcésius et de
Théophane, il suffit de ramener le prince dans son île, une fois accomplis les travaux
de la guerre et l’expérience salentine. Or les choses ne se passent pas exactement
ainsi, puisque le dernier livre organise dans la tranquillité forcée d’une île de nulle
part l’étrange rencontre de Télémaque et d’un inconnu qui a nom Cléomène.
De caractère romanesque (la fausse identité, l’analepse), cet épisode inopiné
trouve pourtant sa justification dans une économie distincte des strictes contraintes
d’une poétique des aventures. On le sent, on le voit, sa motivation est d’ordre
religieux, s’il est vrai que l’emboîtement des nostalgies du fils et du père dans le
tissu narratif de ce désert sollicite ici diverses réminiscences bibliques ou plus
généralement spirituelles141. Mais si la réactivation in extremis de la nostalgie se
charge ainsi d’allusions religieuses, à la fois claires (la rencontre d’Emmaüs, par
exemple) et curieuses dans un contexte de fabulation romanesque qui les travestit
nécessairement, leur signification, c’est-à-dire la composition des signes du texte,
est pour le moins complexe, sinon problématique. Une « épiphanie trinitaire
diffuse142 » enveloppe certes tout le livre XVIII, avec des phénomènes de
surimpression remarquables, permis par la souplesse de la poésie : de même que
Mentor représente le Verbe, ou l’Esprit, tout en superposant la déesse Minerve et le
Christ du Thabor lors de l’ultime metamorfosis, de même Ulysse concentre dans sa
présence sur l’île la mélancolie essentielle de l’homo viator – doublement exilé
puisque Cléomène est roi déchu et que « la royauté […] semble fuir devant lui » –,
le Père absent-présent qui nourrit le désir du croyant143, non moins que la figure du
Fils, de ce Christ que l’homme pécheur n’a point connu. Ce miroitement des figures
rend insatisfaisante toute réduction du faux Cléomène à une allégorie évangélique ;
aussi André Blanc préfère-t-il considérer dans l’épisode un dépassement des
« leçons de l’Église » en « passage du Divin », représentation d’un « Dieu senti
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140
G 80.
141
Voir A. Blanc, « Au dernier livre du Télémaque : rencontre du Père ou passage du
Divin ? », Revue d’Histoire Littéraire de la France, sept.-oct. 1980, p. 699-706 ;
B. Papàsogli, « “Souvenez-vous, ô Télémaque …” », La Mémoire du cœur au XVIIe siècle,
Paris, Champion, 2008, p. 358-366.
142
B. Papàsogli, « Travestimenti di Télémaque (e metamorfosi di Mentor) », dans Roma
triumphans ? L’attualità dell’Antico nella Francia del Settecento, Rome, Edizioni di storia e
letteratura, 2007, p. 68.
143
Voir J. Ansaldi, « Paternité de Dieu », Dictionnaire de spiritualité ascétique et
mystique, t. 12, Paris, Beauchesne, 1983, col. 434-435.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 197
insaisissable dès cette vie terrestre144 ». Benedetta Papàsogli, pour sa part, et tout en
notant ce qui dans le texte de Fénelon relève du discours de la spiritualité et de la
mémoire biblique (y compris dans le style), a désigné admirablement les obstacles à
un déchiffrement unifié pour mieux interroger « le malaise qui peut sourdre à la
lecture », s’il est vrai qu’à une « centration » le récit substitue une « fluctuation »
entre « des sources ou des significations diverses et fugitives » dans une « vaste
coalescence de ses matériaux discursifs, narratifs et imaginaires », de telle sorte que
« la fable énigmatique se refuse à la cohérence de l’allégorie ». L’Ulysse de
Fénelon, que le livre XVIII présente justement sous les espèces d’un leurre
équivoque (celui de Cléomène), est capable de désigner à la fois la condition
humaine, la misère des rois, la royauté humiliée du Christ145, « le secret de Dieu qui
se voile profondément », ou encore le « mystère » déceptif de la fiction même146.
Sans compter que la figure chrétienne du Père n’est guère dissociable dans le
Télémaque de celle du Père cruel des légendes archaïques, comme le confirme de
façon troublante, quoique héritée d’Homère, l’association d’Ulysse à Idoménée147.
« Quel est donc ce mystère ? », demande Télémaque en apprenant de Mentor
l’identité véritable de Cléomène148. C’est précisément la seule occurrence du mot
mystère dans le roman, et il n’est que trop manifeste qu’il conserve pour le lecteur,
comme le permettait ordinairement la langue de l’époque, sa pleine valeur
religieuse. Difficile cependant de ne pas méditer ici sur le mystère propre à la
composition des éléments de la fiction, ou si l’on préfère sur l’énigme d’une poésie
qui joue fondamentalement sur la présence et le rayonnement du corps dans la
représentation du désir nostalgique. Ainsi, ce qui attire irrésistiblement Télémaque
vers cet inconnu « triste et abattu », c’est assurément un « air majestueux » et
« rêveur » d’autant plus séduisant que le récit lui confère une aura ambiguë, jusque
dans ce « petit bois épais sur le haut d’un rocher149 ». « La beauté d’un Dieu reluit à
144
A. Blanc, art. cit., en particulier p. 106.
145
Il faudrait d’ailleurs se demander si le choix du nom Cléomène, certes répandu dans
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travers le voile du malheur150 », il est vrai, mais s’il s’agit du Dieu de la kénose, que
penser de sa fuite précipitée mais agile, comparée à la rapidité (grâce de
soudaineté ?) d’un archer aux cheveux blonds nommé Apollon151 ?
De même, si la réaction de Télémaque à la présence d’Ulysse évoque à bon droit
celle des pèlerins d’Emmaüs, la question n’est plus celle de l’effet surnaturel des
paroles prononcées par l’inconnu152 : Télémaque est en effet « assez mal reçu » par
Ulysse, qui ne lui adresse que quelques mots, et c’est bien d’abord son apparence
physique, son « air », qui produit un empire mystérieux : « Hélas ! mon cher
Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m’attirait à lui et qui
remuait toutes mes entrailles153. » Un je ne sais quel charme ? Quand Cléomène
disparaît, Télémaque « s’afflige sans savoir pourquoi » et « rien ne lui est si doux
que de pleurer », avant de verser « un torrent de larmes » une fois que Mentor lui a
révélé combien son vertueux père s’est « fait violence pour ne point se découvrir ».
Lire dans ces effusions la trace de la spiritualité chrétienne du « don des larmes154 »
n’empêchera peut-être pas d’y voir une affectivité plus obscure. « Rien ne lui est si
doux, sinon de pleurer » : ainsi coulent chez Fénelon les larmes « d’un cœur contrit
et humilié », celui d’une Nouvelle convertie155 ; mais l’affliction indéterminée de
Télémaque lui est-elle comparable ? Ne faudrait-il pas la rattacher plutôt à ce « je ne
sais quel plaisir » qu’éprouvent les auditeurs du chant « sublime » de Mentor sur le
vaisseau d’Adoam156 ? Le récit de Fénelon invite à méditer sur les rapports de la
nostalgie et du plaisir esthétique, autant dire à ce que révèle, ou bien cache, une
esthétique de la nostalgie. Si l’image d’un père aperçu en songe tourmente
Télémaque au point de lui faire « arros[er] son lit de ses larmes » comme le
Psalmiste157, qu’est-ce qui renouvelle la nostalgie du père chez celui que Fénelon
présente comme un nouvel Orphée ? « Ulysse nu, dans une île fortunée ».
150
B. Papàsogli, « “Souvenez-vous, ô Télémaque …” », art. cit., p. 362. Dans le Livre
d’Isaïe, le Messie n’est pas reconnu des hommes parce qu’il est méprisable, « sans beauté et
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Si le Télémaque trouve son unité dans « une initiation au manque158 », c’est aussi
par une extension du domaine de la nostalgie, laquelle engageait beaucoup plus
qu’un moteur narratif et rhétorique : un thème dont Fénelon met à profit (et à
l’épreuve) la plasticité et pour ainsi dire l’épaisseur, mais aussi la relation instaurée
ou postulée entre la fiction et son destinataire, entre cette antique errance réinventée
et les lecteurs. Il faudrait sur ce point prendre en considération les variations
historiques dans la réception de cet « art de l’éloignement159 » : qui sait si la
distance des temps n’augmente pas chez un lecteur d’aujourd’hui un rapport de
nostalgie avec cette fiction, ou du moins avec la manière dont Fénelon en ordonne et
en rêve le corps fabuleux ? Mais il convient aussi de souligner que la poétique des
aventures – organisées autour de la nostalgie d’un fils pour un père qui « semble fuir
devant » lui, et fondées sur la relation d’autorité et d’amour entre le maître (« père »
et « ami ») et le disciple – opacifie à plaisir l’image même d’Ulysse : vertu
rayonnante et royauté chancelante, figure modèle et cependant faillible160, père
sensible et dissimulé161, sévère et désirable, célèbre et « inconnu ».
Un esprit de nostalgie plane sur les eaux de cette fiction. Doit-on ajouter :
également sur ses eaux troubles ? Du moins la nostalgie, à ses niveaux divers, met
en question l’insinuation de la doctrine dans le corps des images, et l’intention de
l’auteur rapportée aux voiles de la fable – autant dire la « lisibilité162 » d’une œuvre
qui produit de l’inquiétude tout autant que des leçons de sagesse, et dont il n’est pas
assuré que la mythologie s’épure continûment par « une sorte de spiritualisation
graduelle », comme l’écrivait Ély Carcassonne163. Il est plus juste sans doute de
considérer que le Télémaque ambitionne de permettre « une purification du
désir164 » par et dans ses représentations. Cette fable de la nostalgie est aussi une
épreuve de la lecture. Les Aventures de Télémaque n’ont pas pour moindre vertu de
stimuler le désir de percer « une énigme, une question presque indécise165 ».