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LE TÉLÉMAQUE, OU LA NOSTALGIE

Jean-Philippe Grosperrin

Armand Colin | « Littératures classiques »

2009/3 N° 70 | pages 173 à 199


ISSN 0992-5279
ISBN 9782908728613
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Jean-Philippe Grosperrin

Le Télémaque,
ou la nostalgie

À Béatrice Périgot,
à sa mémoire

Voué par la fiction à imiter son père, Télémaque le surpasse d’emblée sur un
point au moins : il figure doublement la nostalgie1. Homère montrait Ulysse
« toujours éloigné de sa patrie, toujours errant et contrarié sans retour2 », et après lui
le héros de l’Énéide fut « errant sur toutes les terres et toutes les eaux3 », mais si
l’errance du Télémaque de Fénelon a certes pour but de « s’en retourner à
Ithaque4 », elle est d’abord animée par le désir de rejoindre un père lui-même jeté
dans l’adversité d’un voyage aventureux. Comme leurs modèle antiques, Les
Aventures de Télémaque s’ordonnent en dessin d’un nostos, mais de telle sorte que
la nostalgie n’y est plus seulement ce désir d’un lieu originel, cette pathologie
spatio-temporelle que le vocabulaire médical de l’époque avait distinguée5. Dans le

1
Cet article constitue la version remaniée d’une conférence prononcée en mars 2005 au
séminaire La Nostalgie au XVIIe siècle qui s’est tenu à l’Université de Paris IV - Sorbonne
sous la direction de P. Dandrey et D. Denis. Les références aux Aventures de Télémaque
seront données d’après deux éditions : celle de J. Le Brun (Paris, Gallimard, « Folio », 1995,
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notée par la lettre F, et dont les citations suivront la graphie et la ponctuation) et celle
procurée par J.-L. Goré (Paris, Garnier, 1987, rééd. 2009, notée désormais par la lettre G).
2
Fénelon, Précis de l’Odyssée, Œuvres complètes de Fénelon, éd. Gosselin, Paris,
Leroux et Jouby / Gaume, 1850-1852, t. VI, p. 663 [exorde du chant I].
3
Virgile, Énéide, livre I, v. 756 : « omnibus errantem terris et fluctibus ».
4
F 385 / G 541.
5
Nostalgie est à l’origine un mot forgé par Johannes Hofer dans sa Dissertatio medica
de nostalgia, publiée à Bâle en 1688. Voir J. Starobinski, « Le concept de nostalgie »,
Diogène, n° 54, avril-juin 1966, p. 92-115 : « le mot nostalgie a été forgé de toutes pièces
pour faire entrer un sentiment assez particulier (Heimweh, regret, desiderium patriae) dans le
vocabulaire de la nomenclature médicale. […] La tradition connaissait fort bien la mélancolie
amoureuse ; elle décrivait dans le détail les symptômes et les lésions somatiques provoqués

Littératures Classiques, 70, 2010


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fils d’Ulysse se rejoignent de façon exemplaire desiderium patriae et desiderium


patris : « Vous voyez un malheureux qui ne soupire qu’après le bonheur de
retourner parmi les siens et de trouver son père6. » Ou plutôt, c’est la quête obstinée
du père qui préside au mouvement romanesque, résumée dès le livre I par une
phrase dont le dépouillement magnifie le continuum mélodique :

Je cherche mon père dans toutes les mers.7

Assujettie comme elle peut l’être à l’éducation d’un prince, la narration du


Télémaque fait de cette nostalgie renouvelée une composante affective et libidinale
nécessaire à l’intérêt du lecteur (c’est-à-dire à sa participation émotionnelle à la
fable) et en même temps la condition des leçons d’expérience qu’administre le
précepteur. Mentor le souligne dans les dernières pages, avant que Minerve ne
dévoile l’économie pédagogique et providentielle des aventures : « Les plus sages
leçons d’Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence et que les
peines que vous souffrez en le cherchant8. » L’école de la patience, dont Ulysse est
le modèle avoué, équivaut donc à l’école de sa disparition, et d’une distance qui
alimente la souffrance de son fils. Si Les Aventures de Télémaque illustrent ainsi
une poétique de la nostalgie, il convient d’examiner précisément ses implications
morales et spirituelles, et de quelle manière la disposition du récit ou l’apparition
des personnages servent cette étrange pédagogie des affects.
Cependant, envisager la nostalgie dans le Télémaque, c’est aussi – à un plan de
l’analyse qui engage plus résolument l’auteur, son destinataire premier et le contexte
culturel qui les unit – considérer le régime nostalgique d’un univers antique marqué
par de profondes ambiguïtés, incarné dans les « peintures » de la fiction mais fragile
comme un songe, rêve d’âge d’or projeté en point de fuite, rêverie archaïque nourrie
dans le sein de l’histoire, images idylliques répandues dans tout le livre comme des
fleurs de grâce mais aussi de mélancolie. La représentation de l’antiquité est
indissociable d’une esthétique de la nostalgie, qui devrait permettre de relativiser les
professions de « simplicité » multipliés par le prélat lettré, du moins pour le cas
d’une fiction fabuleuse aussi médiate et construite que celle-ci. Or la nostalgie du
père n’apparaît justement si riche de sens ou de suggestion que dans la mesure où,
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par la privation de l’objet aimé. Mais cette même tradition n’avait jamais envisagé les
troubles résultant de l’éloignement du milieu accoutumé. Si grande était l’autorité de la
tradition que l’on s’avisa fort tard d’interpréter médicalement le desiderium patriae, pour
proche qu’il fût du desiderium amoureux. […] Ce néologisme pédant a été si bien accepté
qu’il a fini par perdre son sens primitivement médical et par se fondre dans la langue
commune. Il est entré tard dans le Dictionnaire de l’Académie : 1835. Son succès l’a
dépouillé de toute signification technique ; il est devenu un terme littéraire (donc vague) »
(p. 95-96).
6
F 63 / G 157.
7
F 41 / G 144. On frôle ici la facture d’un alexandrin.
8
F 408 / G 568.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 175

de Calypso à Cléomène, Fénelon compose et infuse dans la fiction, par la fiction,


une dimension religieuse qui n’évacue pas les prestiges énigmatiques d’un désir
demeuré désir.

Pour Télémaque la valeur exemplaire d’Ulysse, d’une « sagesse » forgée dans les
« travaux », a pour condition la disparition de celui-ci, alors même que l’errance du
père et celle du fils sont simultanées et que leurs routes se frôlent (Calypso cache à
Télémaque le séjour d’Ulysse en Phéacie) jusqu’à se croiser dans la « petite île
déserte et sauvage » du dernier livre9 ; et comme on sait la narration se dissout
exactement lorsque le père cesse d’être pour le fils cette figure évanescente,
obsédante. L’éducation de Télémaque subordonne l’imitation des vertus paternelles
à l’expérience d’une frustration lancinante, vécue dans une distance perpétuelle. Par
là, Fénelon réaméage ad usum Delphini et sous les couleurs de l’épopée une
poétique de la séparation qui organisait l’antique roman grec puis le roman héroïque
moderne, dont les aventures procédaient des obstacles à la réunion d’un couple
protagoniste. C’est dire aussi que le désir nostalgique du fils pour le père modifie et
approfondit la tradition morale de l’aventure héroïque, dont Ulysse était un support
allégorique fameux. La Lettre à l’Académie cite ainsi en exemple la peinture par
Horace d’un Ulysse « supérieur aux tempêtes de la mer, au naufrage même et à la
plus cruelle fortune10 », et les Dialogues sur l’éloquence célèbrent dans l’Odyssée
« un homme sage, qui vient à bout de tout par sa sagesse », pour mieux l’assimiler à
Énée dans une illustration des « fruits que l’on doit attendre de la piété, de la
prudence, et des bonnes mœurs11 ». La modélisation philosophique d’Ulysse se
rencontrait en particulier dans le stoïcisme, où le héros d’Homère figurait au même
titre qu’Hercule un idéal de patientia victrix12, d’ailleurs susceptible de
christianisation13. Cette tradition a laissé des traces dans le Télémaque ; ainsi quand
les paroles ardentes d’Arcésius fondent la royauté sur « un courage et une patience
héroïques », et plus encore lorsque Mentor exhorte son disciple à se souvenir de la
« patience » et du « grand cœur » d’Ulysse, concurremment aux « travaux
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9
F 37 et 398 / G 126 et 557.
10
Fénelon, Lettre à l’Académie, V, éd. E. Caldarini, Genève, Droz, 1970, p. 87 (Horace,
Épîtres, I, 2, v. 21-22).
11
Fénelon, Dialogues sur l’éloquence, I, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1997, t. I, p. 19. Cela revient à éluder le problème moral
de la ruse, qui gênait par exemple le P. Rapin dans la modélisation d’Ulysse : voir V. Kapp,
Télémaque de Fénelon : la signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique,
Tübingen, G. Narr, 1982, p. 84-86.
12
Voir Sénèque, De constantia sapientis, II, 1 : « invictos laboribus et contemptores
voluptatis, et victores omnium terrorum ».
13
Il faut songer ici la fortune de cet héroïsme néo-stoïcien dans le théâtre des jésuites,
prompt à rechercher dans la Fable comme dans l’Histoire la figure d’un Christus patiens.
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d’Hercule » : « ayez toujours devant vos yeux ceux de votre père14 ». Cette
représentation s’accompagne d’une reproduction mimétique, laquelle est esquissée
dès les premières pages, où Télémaque, « si semblable à son père », s’inscrit dans le
sillage d’Ulysse :

errant dans toute l’étendue des mers, il parcourt tous les écueils les plus terribles. Sa
patrie semble fuir devant lui. […] Je cours, avec les mêmes dangers que lui, pour
15
savoir où il est.

Imitation accomplie au terme de l’odyssée nouvelle :

Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers de vos tristes
16
aventures. Allez, vous êtes maintenant digne de marcher sur ses pas.

La quête du père, elle-même modelée sur la constance de celui-ci à tendre vers ce


qui se dérobe, révèle alors la logique initiatique de l’évanescence, s’il est vrai que
Télémaque ne peut atteindre le père tant désiré, le « reconnaître », qu’après avoir été
lui-même reconnu dans sa pleine dignité comme « fils d’Ulysse », et non plus
« éloigné de la sagesse de [son] père17 ». Pour la même raison, Télémaque aura
différé son trajet de Salente à Ithaque afin d’être « jugé digne de [son] père » en
acquérant par les armes « la gloire d’établir le nouveau royaume d’Idoménée18 ».
De ce point de vue, il est paradoxal que Mentor tente initialement de persuader
Télémaque d’interrompre un « voyage téméraire » et de rentrer à Ithaque19.
Ainsi, la disparition d’Ulysse est compensée par le fait que celui-ci se trouve
sans cesse rappelé : l’économie morale du récit prescrit la représentation du héros
par des discours et des images ; c’est-à-dire aussi sa dissémination en figures
paternelles et sa vaporisation, pour ainsi dire, en « idée de père20 », dans un univers
où la paternité biologique (celle qui unit le prince à son géniteur) est couronnée par
une paternité spirituelle ou symbolique (celle du roi père ou celle incarnée par la
direction de Mentor). Au devant de Télémaque se succèdent des personnages

14
F 322 et 168 / G 466 et 280.
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15
F 32 / G 121.
16
F 410 / G 570.
17
F 80-81 / G 177. De ce point de vue, Fénelon étend à l’ensemble de la narration un
trait du fils d’Ulysse déjà présent chez Homère, où Télémaque « est à la fois en quête du
kléos paternel et de sa propre identité […]. Il s’agit donc d’être reconnu dans l’ensemble des
sens du mot, reconnu comme l’image présente du père absent » (P. Sauzeau, « La géographie
symbolique du voyage de Télémaque », dans Télémaque et l’Odyssée, dir. P. Sauzeau et J.-
P. Turpin, Montpellier, Université Paul Valéry, 1998, p. 94).
18
F 177 / G 290.
19
F 38 / G 127-128.
20
Voir sur ce point les importantes réflexions de Fr.-X. Cuche : Télémaque entre père et
mer, Paris, Champion, 1994, p. 191-193.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 177

masculins que le récit établit explicitement et promptement en position de père,


figures d’autorité spirituelle (Hasaël, Arcésius) ou plus nettement sacerdotale
(Termosiris et au premier chef Mentor, « autre père » et « vrai père21 »), ou bien
figures héroïques réfléchissant quelque chose de la sagesse ou de la dignité
d’Ulysse, forts eux aussi d’une expérience de « tristes aventures22 » : Nestor,
Diomède, Idoménée même, et même Philoctète23. Un des phénomènes les plus
étonnants du Télémaque est justement la manière dont la narration s’épuiserait
presque à multiplier les simulacres d’Ulysse autour de son fils. Idoménée n’a pas
plus tôt aperçu Télémaque qu’il revoit en lui le père absent dont il veut sur le champ
prendre la place24, ce qui a d’abord pour effet de renouveler la nostalgie du jeune
homme :

Par le regret que vous me témoignez de la perte d’Ulysse, vous m’apprenez vous-
même à sentir le malheur de ne pouvoir trouver mon père. Il y a déjà longtemps que
25
je le cherche dans toutes les mers.

De même, avant que Diomède reconnaisse en lui le « digne fils du sage Ulysse »,
Télémaque désire ardemment que cet inconnu, « cet homme si majestueux », soit
son père, puis il pleure, attendri « par le souvenir des mêmes disgrâces souffertes
par son père et par lui26 ». Tout se passe alors comme si l’aventure romanesque
mimait perpétuellement des retrouvailles qui n’adviennent pas.
Or cette présence fantomatique du père s’installe non seulement par ce que
d’illustres témoins rapportent d’Ulysse, mais encore par des évocations médiatisées
par l’art. Télémaque pleure en écoutant les nymphes chantantes de Calypso célébrer
« les combats d’Ulysse et sa sagesse » : les larmes du fils répètent pour lors celles
du père à la cour d’Alcinoüs, quand le héros entend chanter ses exploits troyens de
la bouche de l’aède Démodocos27 – à ceci près que la substitution du fils au père

21
F 90 / G 189 ; F 134 / G 238.
22
F 361 / G 513.
23
Voir J.-Ph. Grosperrin, « Philoctète et le fils d’Ulysse. Aspects de la réécriture au
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livre XII du Télémaque », XVIIe siècle, n° 186, janvier 1995, p. 79-87.
24
F 169 / G 281-282 : « Voilà Ulysse lui-même […]. Oui, vous êtes le fils d’Ulysse ;
mais vous serez aussi le mien. Ô mon fils, mon cher fils, quelle aventure vous mène sur ce
rivage ? ».
25
F 170 / G 282.
26
F 359-360 / G 512-513.
27
Homère, Odyssée, chant VIII, v. 521-534. Cf. Fénelon, Précis de l’Odyssée, éd. cit.,
p. 686 : « Ulysse fondait en larmes, et son visage en était couvert. L’attendrissement qu’il
éprouvait n’était pas moins touchant que celui d’une femme qui, voyant tomber son mari
combattant pour sa patrie et pour ses concitoyens, sort éperdue, et se jette en gémissant sur
son corps expirant, le serre entre ses bras, et semble braver les ennemis cruels qui redoublent
leurs coups et préparent à cette infortunée une dure servitude, une longue suite de misères et
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exacerbe la nostalgie par ce détour esthétique, et que la scène spéculaire de


l’Odyssée se reconnaît plus précisément encore sous sa réécriture au livre VIII,
lorsque Télémaque cherche son père parmi des « représentations de combats » au
temple de Jupiter, dont les bas-reliefs exposent « les aventures du siège de Troie » :

Télémaque le reconnut d’abord à ces fameuses actions, dont il avait souvent ouï
parler, et que Nestor même lui avait racontées. Les larmes coulèrent de ses yeux. Il
changea de couleur. Son visage parut troublé. Idoménée l’aperçut, quoique
28
Télémaque se détournât pour cacher son trouble.

Paradoxe d’une « peinture » qui « porte absence et présence » mais sans entraver
l’attachement pour l’original29, bien au contraire. Par ces représentations qui
rendent Ulysse présent, et dans sa gloire, l’art creuse inexorablement pour
Télémaque la distance qui le sépare de son père, réduit à des effigies, inaccessible
dans sa proximité. Ses larmes de nostalgie sont des larmes de douleur, mais
différentes de celles que versait Ulysse au milieu de l’auditoire extasié, et qui
signifiaient que « le héros, l’homme d’action, connaît le revers de souffrance que
voile désormais la beauté harmonieuse de l’épopée30 ». La force de la transposition
opérée par Fénelon tient ici à la recomposition plastique et affective de la scène : le
« trouble », indice habituel chez Fénelon d’un désir impérieux, s’augmente de
l’objectivation splendide de l’absent, dont la « reconnaissance » est actualisée
seulement « en peinture », pour reprendre une expression de l’époque. Le parallèle
s’impose alors avec le songe étrange qui offre plus tard à Télémaque l’image
rayonnante d’un « Ulysse nu, dans une île fortunée » ou triomphant « dans un palais
tout éclatant d’or et d’ivoire31 ». Que ces images oniriques soient fidèles à la vulgate
homérique du séjour chez les Phéaciens importe moins que leur réception par le
jeune héros, qui les interprète comme une vision de mort : cette nouvelle
représentation du père ravive en lui à la fois le désir de l’atteindre jusque dans les
Champs Élysées, au risque de mourir lui-même, si grande est la souffrance qui lui
fait verser de nouvelles larmes32. Aux Enfers, on le sait, Télémaque ne trouvera
point son père, mais un autre père – et maître éloquent – en son aïeul Arcésius, dont
la ressemblance de traits avec Ulysse pousse soudain le jeune homme à vouloir
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« embrasser une personne si chère » pour « contenter sa tendresse », vainement :

de travaux. Uniquement occupée de sa perte, elle ne déplore qu’elle, elle se lamente, elle ne
songe qu’à sa douleur actuelle ».
28
F 172 / G 285.
29
Cf. Pascal, Pensées, éd. Sellier, fr. 291 et 74, Paris, Bordas, 1991, p. 275 et 173.
30
M. Fumaroli, « Les sanglots d’Ulysse », La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann,
1994, p. 20-21.
31
F 302 / G 444.
32
F 303 / G 444-445.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 179

conformément à la leçon de l’Élysée virgilien, cette imago paternelle se dérobe


encore « comme un songe trompeur33 ».
Il apparaît donc que la nostalgie de Télémaque est un principe recteur de la
conjointure romanesque non seulement parce que la quête sinueuse du père permet
d’introduire des rencontres et des aventures qui forment autant d’épisodes
édifiants34, mais parce que la formation du héros, son institution, passe par une
chaîne de tourments dont le désir d’atteindre Ulysse est le foyer principal. La voix
de Philoctète est là pour le rappeller : « Ceux qui n’ont jamais souffert ne savent
rien. […] Ils s’ignorent eux-mêmes35. » Une poétique de la séparation intègre ainsi
en profondeur le pathétique au didactique. De fait, la leçon continuée des
« expériences sensibles36 » comprend et accentue cette épreuve radicale de
l’inquiétude. Télémaque vit « toujours en suspens et dans l’incertitude », craignant
toujours que son père ne soit perdu pour jamais ; traversant les « espaces vides et
immenses » des Enfers jusqu’à Arcésius, qu’il aborde « en peine et en suspens » ;
éprouvant encore cette douleur, violemment et dans un « torrent de larmes », quand
il apprend que Cléomène enfui n’était autre qu’Ulysse37. Au soupçon d’une divinité
maligne qui s’acharnerait à le « tenir comme Tantale altéré, qu’une onde trompeuse
amuse38 », Mentor oppose enfin un acte de foi dans une providence experte : « C’est
pour exercer votre patience que les dieux vous tiennent ainsi en suspens […], dans
la vie errante où ils vous tiennent toujours incertain39. » Il est notable d’ailleurs que
la prophétie de Calypso au livre VI, qui annonce d’autorité la réunion du fils et du
père40, n’apaise pas l’angoisse de Télémaque, jeté dans le trouble à Salente par le
prêtre Théophane, dont la propre prophétie est précisément suspendue par
l’aposiopèse :

Mais que peuvent donc signifier ces dernières paroles : Tu reverras…? Est-ce mon
père, ou seulement Ithaque ? Hélas ! que n’a-t-il achevé ? Il m’a laissé plus en doute
que je n’étais. Ô Ulysse, ô mon père, serait-ce vous, vous-même que je dois voir ?

33
F 323 / G 467. Cf. la rencontre d’Énée et de son père Anchise : Énéide, livre VI,
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v. 697-702.
34
« Mentor , qui réglait tous les moments de la vie de Télémaque […], ne l’arrêtait en
chaque lieu qu’autant qu’il le fallait pour exercer sa vertu et pour lui faire acquérir de
l’expérience » (F 385 / G 541).
35
F 268 / G 399.
36
F 409 / G 570.
37
F 38, 309, 320 et 406 / G 127, 452, 464 et 565-566.
38
F 406 / G 566.
39
F 407 / G 567-568.
40
« Tu verras ton père, qui n’est pas mort. Mais tu le verras sans le connaître. Tu ne te
réuniras avec lui en Ithaque qu’après avoir été le jouet de la plus cruelle fortune » (F 133 /
G 237). Mentor rappellera cette prophétie au livre XVIII (F 405 / G 565).
180 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

Serait-il vrai ? Mais je me flatte. Cruel oracle, tu prends plaisir à te jouer d’un
41
malheureux.

La réaction de Télémaque est celle d’un familier des oracles retors de la tragédie,
antique ou moderne d’ailleurs, et ce faisant elle signale combien il importe que la
logique pathétique et romanesque, celle du suspens des aventures, occulte le
discours providentialiste affirmé simultanément par la fiction42. Cette sorte de doute
méthodique chez le protagoniste conserve à un désir que le lecteur sait devoir être
satisfait sa tension et son relief, d’autant plus sensibles que l’épreuve de la
séparation donne lieu dans le Télémaque à une scénographie remarquable, dont la
qualité plastique et émotionnelle renouvelle, là encore, l’héritage des épopées
antiques.
D’Homère, Fénelon recueillait en effet une scène caractéristique, celle d’Ulysse
dans l’île de Calypso « la tristesse dans le cœur, et la vue toujours attachée sur la
vaste mer qui s’opposait à son retour » :

Il était sur le bord de la mer ; ses yeux ne se séchaient point ; le jour, il


l’employait à soupirer après son retour, qu’il ne pouvait faire agréer à la déesse ; les
nuits, il les passait malgré lui dans la grotte de Calypso. Mais, depuis le lever du
soleil jusqu’à son coucher, il regardait sans cesse la mer, assis sur quelque rocher
43
qu’il inondait de ses larmes, et qu’il faisait retentir de ses gémissements.

Cette posture archétypale du nostalgique sera bien celle du faux Cléomène


« montant sur les sommets de tous les rochers et considérant de là les espaces
immenses des mers avec une tristesse profonde44 », et elle suffirait sans doute à
trahir la véritable identité du personnage aux yeux du lecteur ; elle est transférée
ostensiblement à la triste Calypso dans l’incipit du roman, mais aussi, de façon
diffuse, à Philoctète « livré à d’horribles douleurs » face aux « vagues de la mer »
dans l’attente désespérée d’être rendu à sa patrie et à son père45. Mais la fixité
pathologique d’Ulysse devant la mer se retrouve aussi, ponctuellement, transposée
dans le personnage de Télémaque. Non pas lorsqu’il « demeurait souvent étendu et
immobile sur le rivage de la mer46 », « versant des larmes amères », « aux portes de
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41
F 174 / G 287.
42
Voir G. Ferreyrolles, « La Providence dans le Télémaque », dans Fénelon. Mystique
et politique (1699-1999), Fr.-X. Cuche et J. le Brun, Paris, Champion, 2004, p. 189-204.
43
Fénelon, Précis de l’Odyssée, éd. cit., p. 669 et 670 ; cf. Homère, Odyssée, chant V,
v. 82-83 et 151-158. On notera le redoublement par Fénelon du regard porté sur les lointains
de la mer, absent des v. 82-83 d’Homère.
44
F 404 / G 564. Le passage amplifie une première description de l’inconnu « sur le
haut d’un rocher, d’où il regardait tristement la mer » (F 399 / G 558).
45
F 264-265 et 268 / G 394-395 et 399.
46
F 126-127 / G 230. La mélancolie de Télémaque est explicite au livre XVIII avec
cette « humeur noire » qui produit « un esprit de contradiction et de subtilité » (F 401 /
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 181

la mort », puisqu’il s’agit là d’un état caractérisé de mélancolie amoureuse, ancré


dans l’île pathogène du livre VI ; mais plutôt après que l’embarquement du faux
Cléomène a fait répéter à son fils son regard vers le large47, et surtout lors de la
captivité du héros en Égypte, avec une scène itérative de désespoir :

Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse. […] J’étais abîmé dans
la plus amère douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où
j’étais prisonnier ; souvent je m’occupais à considérer des vaisseaux agités par la
tempête, qui étaient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour était
bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j’enviais leur sort.
« Bientôt, disais-je en moi-même, ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils
48
arriveront en leur pays. Hélas ! je ne puis espérer ni l’un ni l’autre. »

Fénelon inverse ici en quelque sorte le Suave mari magno (suggéré fugitivement
dans la retraite de Philoclès49) en sombre contemplation où le mouvement de fusion
avec le spectacle dit un désir de s’abîmer dans la mort : tentation ou consentement
représentés à plusieurs reprises dans le récit, et conjurés par des voix persuasives50,
mais représentatifs du « souterrain mais insistant désir de mort qui court sous mainte
page du livre51 ».
Il convient cependant de souligner que cette posture statique d’abandon au
trouble, fortement élégiaque, et trop ouvertement morbide pour qu’on y lise sans
risque une valeur quiétiste52, reste marginale dans le Télémaque, s’il est vrai que la
nostalgie est d’abord un principe moteur de l’action, et non pure passivité ni
délectation du suspens. Justement, si le rivage s’ordonne volontiers en théâtre de la
nostalgie, il est destiné à être quitté, et si une scénographie s’impose dans le roman,
c’est dans la récurrence des scènes de séparation qu’on la trouvera. À l’itération des
retrouvailles avec une figure paternelle53 répond la représentation insistante

G 560) : comme pour la passion amoureuse, il s’agit d’un affect à connotation démoniaque
dont l’âme doit être purifiée.
47
« Un étonnement et un trouble secret tient ses yeux attachés vers ce vaisseau déjà
parti, dont il ne voit plus que les voiles » (F 405 / G 565).
48
F 59 / G 151.
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49
« Pour moi, après mon naufrage, il ne me convient pas de quitter le port où la tempête
m’a heureusement jeté, pour me remettre à la merci des vents » (F 250 / G 377).
50
Voir F 47 / G 137-138 ; F 51-52 / G 143 ; F 118 / G 220 ; F 134 / G 238 ; F 303 /
G 445.
51
J. Le Brun, « Préface », F 23. Voir également ici même l’article de Fr. Trémolières.
52
Voir Y. Loskoutoff, « Le Télémaque et Les Torrents. Eaux féneloniennes, eaux
guyoniennes », dans Fénelon. Mystique et politique (1699-1999), Paris, Champion, 2004,
p. 182 sq. L’abandon au cours rapide du fleuve vient ainsi imager de façon traditionnelle
l’indignité du plaisir des sens (F 87 / G 184).
53
« Mon père, mon cher père, je vous revois ! Ainsi puissé-je voir Ulysse ! » (à Nestor,
F 191 / G 309) ; « les paroles de Diomède […] l’attendrirent par le souvenir des mêmes
disgrâces souffertes par son père et par lui […], et il se jeta tout à coup sur Diomède pour
182 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

d’embarquements où s’exprime une sorte de nostalgie par anticipation54, avec


larmes, soupirs, aphasie et derniers embrassements. Une fois Télémaque et Mentor
en mer, Idoménée « les suit des yeux aussi loin qu’il le peut », préfigurant le
spectacle de Télémaque voyant disparaître Ulysse au livre XVIII, mais répétant
surtout l’attitude d’Alcyone séparée de Céyx55. La séparation sur le rivage excite
ainsi une affectivité dont Télémaque est cette fois l’objet privilégié, tout en prenant
des résonances funèbres :

Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus !
Heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous ! […] Que vos yeux puissent voir, que
vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu’il trouve en vous un fils qui égale
sa sagesse ! Mais dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal et ne
56
cessez jamais de m’aimer.

Dès le livre III, la piété itinérante du héros semble susciter dans les autres
personnages, avec la promptitude de l’enchantement, un désir profond de l’absent
dont les planctus pour Hippias ou Pisistrate offrent la variante funéraire57. Tout se
passe comme si, au milieu des errances maritimes et des exploits guerriers, la
nostalgie du fils d’Ulysse contaminait pour ainsi dire la narration entière, faisant
fleurir autour d’elle d’autres figures nostalgiques de la séparation. Et comment ne
pas remarquer que l’insertion de la fable tragique de Philoctète s’achève par la
douceur équivoque de l’embarquement du héros, quittant enfin l’île où « tout est
douleur58 » ? Fénelon y paraphrase les vers lyriques de Sophocle, mais en suggérant
dans l’invocation propitiatoire le regret secret d’un nevermore :

l’embrasser » (F 360 / G 512) ; « D’abord Idoménée embrasse Télémaque comme son propre
fils. Ensuite Télémaque se jeta au cou de Mentor, et l’arrosa de ses larmes » (F 366 / G 520).
54
« Le départ qui tient le retour en suspens ou en sursis est le meilleur moyen de raviver
la nostalgie. […] La Bérénice de Racine raconte la déchirante tragédie qui pathétise
l’existence et où tout se dit, se fait, advient pour la dernière fois » (V. Jankélévitch,
L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, « Champs », 1974, p. 365).
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55
F 392 / G 548-549. Cf. Ovide, Métamorphoses, livre XI, v. 469 : « Dum licet,
insequitur fugientem lumine pinum ».
56
F 78 / G 173-174 (Narbal). Cf. F 117 / G 218-219 (Hasaël) : « Ô si mes cendres
pouvaient être réunies avec les vôtres !… ». Voir encore, caractéristique, la nostalgie funèbre
de Sophronime dans Les Aventures d’Aristonoüs : Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 256-257.
57
« Ô Hippias, Hippias, je ne te verrai plus ! […] Ô chère ombre, appelle-moi sur les
rives du Styx […]. C’est toi seul, mon cher Hippias, que je veux revoir » (F 298 / G 434-
435) ; « Ô chères, ô précieuses cendres, quand est-ce que les miennes seront renfermées avec
vous dans cette même urne ? Ô ombre d’Hippias, je te suis dans les Enfers » (F 301 / G 438) ;
« Ô Pisitrate, Pisistrate ! Pisistrate, mon fils, tu m’appelles. Je te suis. […] Je ne désire plus
pour tout bien que de te revoir sur les rives du Styx » (F 352 / G 504).
58
Fénelon, Lettre à l’Académie, VI, éd. cit., p. 93 (commentaire du Philoctète).
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 183

Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. […] Adieu, ô terre de
Lemnos : laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des
59
dieux et de mes amis.

Dans ces scènes qu’on peut dire obsédantes, le lecteur touche à quelque chose de
bien plus considérable que l’incorporation60 d’une pédagogie de la patience en
« peintures » héroïques. Assurément cette poétique de la nostalgie, débitrice d’une
réécriture d’Homère et de Virgile, contribue à la « patine de mélancolie » qui
caractérise le Télémaque selon Jeanne-Lydie Goré61. Toutefois la « surprenante
complaisance62 » avec laquelle Fénelon traite le pathos des séparations est l’indice
d’un phénomène plus profond, qui tient sans doute à l’énigme d’une personnalité,
mais s’appréhende, dans un contexte élargi, par une attention aux convergences
entre la narration héroïque et le reste de l’œuvre de Fénelon.

Dans la mesure où la fiction du Télémaque prend la séparation pour principe et


pour objet, elle invite le lecteur à envisager dans le texte, par-delà les leçons
explicites (et attendues) de « patience », l’emprise d’autres notions connexes dans la
spiritualité chrétienne, lesquelles supposent précisément une ascèse de la perte :
désappropriation, renoncement, détachement. Les épisodes romanesques s’éclairent
en effet par les opuscules spirituels de Fénelon et par ses lettres sacerdotales. Le
renoncement à soi-même, et d’abord à l’amour-propre63, définit les vertus de
« simplicité » et de « douceur », mais cette doctrine du sacrifice inclut le
« détachement » à l’égard des autres, et de rompre dès lors les liens affectifs même
autorisés :

59
F 273 / G 405. Cf. Philoctète, v. 1446-1459, trad. P. Mazon : « Adieu, […] mâle
fracas du flot […]. Adieu, sol de Lemnos qu’enveloppent les flots, fais qu’une heureuse
traversée me porte sans encombre etc. » (Sophocle, Tragédies, Paris, Gallimard, « Folio »,
1984, p. 364). La symétrie de l’embarquement de Philoctète avec celui, élégiaque, de
Philoclès au livre précédent (F 251-252 / G 379) semble soulignée par le lien paronomastique
entre les deux héros.
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60
Voir la manière dont les Dialogues sur l’éloquence justifient que « la poésie, c’est-à-
dire la vive peinture des choses » soit « comme l’âme de l’éloquence » : « Depuis le péché
originel, l’homme est tout enfoncé dans les choses sensibles ; […] il ne peut être longtemps
attentif à ce qui est abstrait. Il faut donner du corps à toutes les instructions qu’on veut
insinuer dans son esprit. Il faut des images qui l’arrêtent » (Œuvres, éd. cit., t. I, p. 36).
61
J.-L. Goré, « Le Télémaque, périple odysséen ou voyage initiatique ? », Cahiers de
l’Association Internationale des Études françaises, n° 15, mars 1963, p. 66.
62
A. Lanavère, « Les îles dans Télémaque », dans Études corses, études littéraires,
Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 353.
63
« Il n’y a que la perte, et la perte que Dieu opère lui-même, qui nous désapproprie
véritablement de ce que notre amour-propre possède » (Fénelon, « Sur le détachement de soi-
même », Œuvres, éd. cit., t. I, p. 624).
184 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

Il faut donc que tout chrétien renonce à tout ce qu’il possède, même aux choses
les plus innocentes, puisqu’elles cesseraient de l’être s’il n’y renonçait pas. […] Il
doit même renoncer aux personnes qu’il aime le plus, et qu’il est obligé d’aimer ; et
voici en quoi consiste ce renoncement : c’est de ne les aimer que pour Dieu, d’user
sobrement, et pour le besoin, de la consolation de leur amitié, d’être prêt à les perdre
64
quand Dieu les ôtera, et de ne vouloir jamais chercher en eux le repos de son cœur.

Une lettre de condoléances au duc de Chevreuse interprète « la perte » d’un fils de


vingt-deux ans de la façon suivante :

Nous ne sommes ici-bas que pour souffrir, et pour aimer celui qui nous éprouve
par cette souffrance. Tous nos attachements les plus légitimes se tournent en croix.
Dieu les rompt, pour nous unir plus purement à lui, et en les rompant, il nous arrache
les liens du cœur auxquels tenaient ces objets extérieurs. Il faut laisser faire à la main
65
de Dieu, en tout occasion, cette opération douloureuse.

Leçon répétée à la veuve après la mort du duc :

Le principal fruit que Dieu vous prépare de cette épreuve, est de vous apprendre,
par une expérience sensible, que vous n’étiez point encore détachée, comme vous
vous flattiez de l’être. On ne se connaît que dans l’occasion, et l’occasion n’est
donnée par la Providence, que pour nous détromper de notre détachement
66
superficiel.

Ainsi rapportée à ce contexte, la fiction du Télémaque paraît « insinuer » – terme


capital dans la rhétorique de Fénelon – une doctrine spirituelle d’« acquiescement à
tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur67 » que le précepteur laisse plus à
sentir qu’il ne l’expose, puisque ni le lieu (la fable antiquisante) ni le destinataire
(un enfant de dix ou douze ans) ne l’autorisent clairement68. Telle est d’ailleurs
l’économie revendiquée par le directeur de conscience : « J’ai d’autres choses à
vous enseigner, mais vous ne pouvez pas encore les porter69. » Dans le système
narratif du Télémaque, les scènes d’adieux, représentées comme un arrachement,
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64
Fénelon, « Sur le renoncement à soi-même », ibid., p. 618. Cf. Lettre du 21 août 1688,
à la sœur Charlotte de St-Cyprien, Correspondance de Fénelon, éd. J. Orcibal, t. II, Paris,
Klincksieck, p. 75 : « je prierai Notre Seigneur de vous détacher de tous vos proches ».
65
Lettre du 1er août 1701, Correspondance de Fénelon, éd. cit., t. X, Genève, Droz,
1989, p. 160. L’image du Dieu chirurgien est augustinienne, et prisée de Fénelon.
66
Lettre à la duchesse de Chevreuse, 1712, ibid., t. XVI, Genève, Droz, 1999, p. 103.
67
Ibid., p. 104.
68
Voir H. Hillenaar, Le Secret de Télémaque, Paris, P.U.F., 1994, p. 21-29. Pour
l’auteur, c’est la mystique de « l’amour pur et désintéressé » qui imprègne les leçons du
Télémaque. Cf. V. Kapp, op. cit., p. 125-135.
69
Lettre à Mme de Maintenon, janvier 1690, ibid., t. II, p. 147. Citation du discours de
la Cène dans l’Évangile de Jean (XVI, 12), très fréquente sous la plume de Fénelon.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 185

n’ont-elles pas tacitement pour horizon cet acquiescement à la perte ? « Il faut donc
tout perdre70 » : le cas d’Idoménée en fournirait le meilleur exemple, à la fin de
l’avant-dernier livre, quand Mentor assume la fonction de directeur de conscience,
pour son disciple comme pour le roi71. La richesse sémantique du verbe posséder
dans la langue du temps en témoigne, qui signifie aussi jouir de la présence d’un
visiteur ou d’un ami : il s’agit bien, pour Télémaque comme pour les amis qui
regrettent son départ, de renoncer à ce(ux) qu’ils possèdent en se détachant
physiquement d’eux. Quant le fils d’Ulysse désespère de revoir jamais son père et
de le « posséder sur la terre », Idoménée se désole : « il ne me reste plus rien au
monde que le souvenir de vous avoir possédés ici72 ». La nostalgie effusive des
séparations représenterait alors, plutôt que la voix d’une nature vaincue, le
contrepoids sensible, plastique, imaginaire, d’une doctrine ascétique, de même que
dans le Télémaque la poésie des comparaisons bucoliques, végétales en particulier,
« euphémise le tragique du deuil73 ». Que le texte de Fénelon trahisse du reste une
fascination pour ces embrassements masculins qui s’abolissent dans le temps même
de leur réalisation, quand ils ne sont pas menacés par l’inconsistance du songe, ce
n’est que trop certain ; mais ce qui apparaît comme un trait de la sensibilité de
l’auteur s’inscrit également en profondeur dans un univers mental qui porte
l’empreinte d’une culture philosophique et religieuse.
Il faut revenir ici aux analyses décisives de Françoise Berlan74 : l’imaginaire
aérien, évanescent, tel qu’il s’exprime dans la langue du Télémaque, traduit
« comme une nostalgie de la possession des choses », « un état de la conscience à
distance du monde et séparée d’elle-même ». La perception du monde et de
l’existence que porte ainsi l’ensemble de la narration illustre le desengaño baroque,
sollicitant les images de l’écoulement et du songe en accord avec la topique
chrétienne de l’inanité du monde fluent75 ; mais elle ne procède pas moins de la
réinterprétation par Fénelon des Méditations métaphysiques de Descartes, et le

70
F 391 / G 548.
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71
Le parallèle serait éloquent entre l’attitude possessive d’Idoménée à la fin du livre
XVII (F 385 sq. / G 541 sq.) et ce qu’écrit Fénelon sur la « purification » des amitiés :
« l’amour-propre craint toujours de perdre […] ; il se désole ; il se plaint ; il veut qu’on le
plaigne ; il se dépite ; etc. » (Œuvres, éd. cit., t. I, p. 608).
72
F 304 et 391 / G 445 et 548.
73
B. Papàsogli, « “Souvenez-vous, ô Télémaque …” », La Mémoire du cœur au XVIIe
siècle, Paris, Champion, 2008, p. 351. Cf. Ph. Sellier, « Fleurs qui se fanent, fleurs tranchées.
Essai sur l’imaginaire des Aventures de Télémaque », Essais sur l’imaginaire classique,
Paris, Champion, 2005, p. 329-344.
74
Voir l’article « Lexique et affects dans le Télémaque : la distance et l’effusion »,
Littératures classiques, n° 23, janvier 1995, p. 9-22, repris dans le présent volume.
75
Voir le discours éloquent d’Arcésius aux Enfers : F 320-321 / G 465.
186 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

roman gagne à être lu en parallèle avec la Démonstration de l’existence de Dieu76.


En particulier, l’étrange « divinité trompeuse, semblable aux Songes », qui préside
avec l’autorisation de Jupiter au leurre d’une Ithaque feinte, et dont Acamas est la
victime77, ou bien la référence au supplice de Tantale dans l’épisode du faux
Cléomène78, s’offrent comme transpositions fabuleuses de la fiction cartésienne du
« malin génie », dissipée avec peine. L’emploi extensif et lancinant des verbes fuir
et s’enfuir, commun aux représentations spatio-temporelles et à celles de la vie
psychique et morale79, unifie justement ces deux épisodes, où la déception
nostalgique s’écrit au propre comme au figuré :

Une fausse Ithaque se présentait toujours au pilote […]. Plus il s’avançait vers
cette image trompeuse du rivage de l’île, plus cette image reculait. Elle fuyait
toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. (F 166 / G 278)

Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais sa patrie […]. La royauté même
[…] semble fuir devant lui. (F 403 / G 563)

Les dieux irrités me veulent-ils tenir comme Tantale altéré, qu’une onde
trompeuse amuse, s’enfuyant de ses lèvres ? (F 406 / G 566)

Les biens que vous espérez se montrent à vous et s’enfuient, comme un songe
léger que le réveil fait disparaître, pour vous apprendre que les choses mêmes qu’on
croit tenir échappent dans l’instant. (F 408 / G 568)

Et il n’est pas jusqu’au « suspens » affecté à Télémaque dans la quête du père qui ne
puisse trouver son pendant dans les réflexions métaphysiques de Fénelon80.
Cependant – et nous voici au cœur de la question – les représentations du
Télémaque « équilibre[nt] la perte par la plénitude, la distance par l’effusion, voire
la fusion », s’il est vrai que perte et plénitude convergent dans « une même finalité

76
C’est à quoi s’emploie un autre article de Fr. Berlan : « Fénelon entre poésie et
métaphysique : un imaginaire de l’air ? », dans Fénelon. Mystique et politique (1699-1999),
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Paris, Champion, 2004, p. 407-422.
77
F 165-168 / G 277-280.
78
F 323 et 406 / G 467 et 566.
79
« Sa patrie semble fuir devant lui » (F 32 / G 121) ; « Le port et la terre semblaient
fuir derrière nous et se perdre dans les nues » (F 45 / G 136) ; « les rivages d’Égypte
s’enfuyaient loin de nous » (F 62 / G 156) ; « cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne
s’enfuit jamais du cœur de ces hommes » (F 318 / G 462-463) ; « le présent qui s’enfuit est
déjà bien loin » (F 321 / G 465) ; « La terre semble s’enfuir » (F 393 / G 551).
80
« Toute la nature n’est peut-être qu’un vain fantôme. Cet état de suspension, il est
vrai, m’étonne et m’effraie. Il me jette au-dedans de moi dans une solitude profonde et pleine
d’horreur. Il me gêne, il me tient comme en l’air » (Démonstration de l’existence de Dieu,
I, 2, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 598).
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 187

plus ou moins déguisée, l’oubli de soi81 ». Telle est aussi sans doute la fonction de la
parole de Mentor, dans sa doctrine de l’imitation et de l’abnégation (morale,
politique et spiritualité confondues), comme dans son statut de simple médiateur de
la Sagesse divine. À quoi s’ajouterait, à un autre niveau et de façon plus ambiguë
encore, l’effacement concerté du précepteur royal dans une fiction où tout pourtant
désigne sa main et fait entendre sa voix. « Pour qu’un ouvrage soit véritablement
beau, écrira Fénelon à la fin de sa vie, il faut que l’auteur s’y oublie et me permette
de l’oublier82. » Précepte d’ordre spirituel en vérité, et peut-être un vœu pieux, qui
exprime une nostalgie de transparence à proportion d’une conscience aiguë du
caractère médiat de la représentation. Or il convient de se demander si au plan de
l’esthétique qui informe Les Aventures de Télémaque, fondée sur l’imitation
massive de la poésie antique et productrice elle-même d’une certaine vision de
l’antiquité, ne se joue pas également, sous le signe de la nostalgie, une tension
caractéristique de la « peinture » théorisée par Fénelon, entre un désir de présence
immédiateté et une ostension de l’artefact, entre la projection fusionnelle et la
distance83.
Puisque l’antiquité des premiers siècles, païenne ou biblique, constitue pour
Fénelon, nourri de platonisme et gagné au primitivisme chrétien de Claude Fleury84,
une norme esthétique ou morale, il était juste qu’elle s’organisât en « support à un
voyage dans l’univers des valeurs85 ». Ancrer la fiction didactique dans une
antiquité suspendue entre Fable et Histoire, c’était certes jouer du charme de ses
prestiges poétiques, mais c’était aussi inscrire la doctrine morale et politique dans
« la fixité d’un ordre préétabli », au sein duquel l’« apparente multiplicité des
modèles » rencontrés, déployée en « dégradé », « cache une unité profonde86 ». Or,
si de ce point de vue Télémaque voyage « bien plus dans l’espace que dans le
temps87 », le duc de Bourgogne se trouvait installé dans la tension entre les temps
reculés et pour ainsi dire immobiles que la fiction représente et l’espace-temps
contemporain de Louis le Grand. L’effet de présence produit par la narration
exprimait aussi la distance critique entre une antiquité de sagesse et un présent à
réformer. « Mettez votre gloire dans la simplicité » : ce commandement évangélique
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81
Fr. Berlan, « Lexique et affects dans le Télémaque […] », art. cit., p. 15 et 17-18.
82
Fénelon, Lettre à l’Académie, V, éd. cit., p. 77.
83
Voir J.-Ph. Grosperrin, « Éloquence et pensée religieuse : la notion de peinture dans
Fénelon », L’Information littéraire, mai-juin 1995, p. 19-28.
84
Voir l’importante étude de Br. Neveu, « L’érudition ecclésiastique du XVIIe siècle et
la nostalgie de l’Antiquité chrétienne », Érudition et religion aux XVIIe et XVIIIe siècles,
Paris, Albin Michel, 1994, p. 333-363.
85
V. Kapp, op. cit., p. 121.
86
Fr.-X. Cuche, Une pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris,
Éditions du Cerf, 1991, p. 279-280. Voir également ici même les analyses de P. Ronzeaud.
87
Fr.-X. Cuche, loc. cit.
188 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

de Minerve est caractéristique de la pédagogie négative du précepteur sacerdotal88,


et consiste, au plan esthétique et politique de la représentation, à ne plus concevoir
le retour de l’âge d’or comme la métaphore euphorique de l’ordre monarchique
actuel (c’était le cas dans le prologue du Phaéton de Quinault et Lully89) mais
comme la promesse aurorale d’une épiphanie, celle de la restauration d’un modèle
primordial que Fénelon fait miroiter dans des enclaves de merveille : au milieu du
désert enchanté de l’Égypte, dans l’évocation de la Bétique, sur le bouclier
resplendissant de Télémaque90. Ainsi se nouent dans l’œuvre de Fénelon, nourries
par la longue tradition du mythe arcadien91 et avivées par un sentiment de
décadence « fin de siècle », la nostalgie d’une antiquité rêvée (primitive et
gracieuse, héroïque et bucolique tout ensemble) et une espérance messianique de
régénération dont le duc de Bourgogne était à la fois la source et le destinataire92.
Aussi, l’homogénéisation de l’univers antique représenté dans le Télémaque93
procède de l’unité d’une nostalgie qui se montre partout dans l’œuvre de Fénelon.
Dilection esthétique, impératifs spirituels et rêverie politique s’y accordent pour
identifier l’horizon antique à l’objet même d’un désir inaltérable, entretenu par
l’expérience du présent et qui trouve satisfaction dans un imaginaire où
s’amalgament la tendresse de l’églogue virgilienne et la « simplicité de mœurs » que
le monde homérique offre en « peintures naïves94 ». De fait, si la « simplicité du
monde naissant » est qualifiée d’« aimable95 », c’est véritablement parce que cette
antiquité rurale est objet d’amour. « O rus, quando te aspiciam…? » : la nostalgie
d’Horace pour cet oubli du monde sous des ombrages paisibles96 se trouve

88
F 410 / G 571. Voir Ph.-J. Salazar, « De Poussin à Fénelon : la corruption classique »,
dans Fins de siècle, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, p. 175 sq.
89
Phaéton (1683), « Prologue. Le Retour de l’Âge d’or », dans Quinault, Livrets
d’opéras, éd. B. Norman, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1999, t. II, p. 107 sq.
90
F 55-57, 153-156 et 289-290 / G 147-149, 263-265 et 425. Pour plus de détails, voir
J.-Ph. Grosperrin, « Héros avec petit troupeau : la fiction pastorale dans le Télémaque »,
Littératures, n° 31, automne 1994, p. 51-58.
91
Voir E. Bury, « Le mythe arcadien », dans Et in Arcadia ego, Actes du congrès de
Montréal (1995), Papers on French Seventeenth-Century Literature, « Biblio 17 », n° 100,
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1997, p. 209-223.
92
Voir A.-M. Lecocq, La Leçon de peinture du duc de Bourgogne. Fénelon, Poussin et
l’enfance perdue, Paris, Le Passage, 2009, notamment p. 145-181. Voir également V. Kapp,
op. cit., p. 192 sq. ; J.-Ph. Grosperrin, « Héros avec petit troupeau : la fiction pastorale dans le
Télémaque », Littératures, n° 31, automne 1994, p. 45-58 ; l’article de Fr. Lavocat ici même.
93
Voir à ce sujet les réflexions d’A. Lanavère dans le présent volume.
94
Fénelon, Lettre à l’Académie, V éd. cit., p. 79 sq. Sur les implications de la catégorie
du « naïf », voir Fr. Berlan, « Fénelon et la “naïveté” », L’Information grammaticale, n° 65,
mars 1995, p. 17-21.
95
Fénelon, Lettre à Houdar de La Motte, 4 mai 1714, Correspondance de Fénelon, éd.
cit., t. XVI, 1999, p. 336. Cf. Lettre à l’Académie, X, éd. cit., p. 137.
96
Horace, Satires, II, 6, v. 60-62, cité dans la Lettre à l’Académie, V, p. 80.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 189

moralisée et redoublée chez le moderne Fénelon, par la conscience historique d’une


distance qui s’abolit dans l’espace du fantasme. Ainsi dans la lettre brillamment
enthousiaste écrite de Sarlat à Bossuet :

La Grèce entière s’ouvre à moi […]. Je me sens transporté dans ces beaux lieux et
parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec les plus curieux monuments,
l’esprit même de l’antiquité. Je cherche cet aréopage où S. Paul annonça aux sages du
monde le Dieu inconnu. Mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne pas de
97
descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa république.

Ce transport fantasmé dans l’espace revient à ranimer la « beauté des anciens


jours98 » du christianisme naissant, ou des deux antiquités. Car un paysage de
Poussin permet aussi de « remonter jusque vers les temps héroïques » et d’y goûter
la « fraîcheur délicieuse » d’un bocage : « On voudrait y être99. » Formule capitale,
où la nostalgie transforme le temps en lieu100 ; formule répétée dans la Lettre à
l’Académie à propos des Bucoliques ou des Géorgiques : « il faut que Virgile
disparaisse et que je m’imagine voir ce beau lieu », « que je désire d’être transporté
dans cet autre endroit101 » ; « je voudrais être avec ce vieillard qu’il me montre102 ».
De même que le désir du locus amoenus informe la représentation de cette « vie
pastorale » que Télémaque s’apprête à « regretter sur le trône103 », de même le vieux
sage de Tarente peut apparaître comme un prototype de ces « aimables vieillards »
que le Télémaque multiplie autour d’un héros qui faute de regretter son enfance
perdue exhale un vigoureux désir de sénescence104.
Mais si la narration de Fénelon vise à transporter son lecteur dans cette antiquité
heureuse, à l’y projeter en quelque façon, les stéréotypes du « style poétique », reçus
et parfois discutés comme tels dès les années 1700, ne contribuent-ils pas

97
Lettre du 9 octobre [1686 ?], Correspondance de Fénelon, éd. cit., t. II, Paris,
Klincksieck, 1972, p. 49.
98
Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 838 et 900.
99
Fénelon, Dialogues des morts, LII et LIII, ibid., p. 431 et 435.
100
Cf. la lettre au chevalier Destouches du 17 août 1711 : « Pour moi, je veux quitter ces
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terres cruelles, où la guerre ravage l’honneur de nos champs. Je veux aller habiter quelque île
écartée, où l’âge d’or soit conservé » (Correspondance de Fénelon, t. XIV, Genève, Droz,
1992, p. 419)
101
Fénelon, Lettre à l’Académie, V, éd. cit., p. 77. Une lettre à l’abbé de Beaumont en
mai 1714 offre de cette nostalgie la variante suivante : « Je ne vois ici le printemps que par
les arbres de notre pauvre petit jardin. […] Ô que je vous souhaiterais à leur ombre ! […]
Vous avez des espaces immenses à parcourir ; vous allez égaler les erreurs d’Ulysse. Je
compte tous vos pas, et mon cœur en sent le prix. Cette absence nous préparera la joie d’une
réunion » (Correspondance de Fénelon, t. XVI, Genève, Droz, 1999, p. 347-348).
102
Ibid., X, p. 137-138. Cf. Virgile, Géorgiques, IV, v. 125 sq.
103
F 55 / G 147.
104
F 87 / G 185.
190 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

simultanément à la mettre à distance par un « surlignage » de la convention105 ? Les


armes de Télémaque sont « polies comme une glace106 » mais cet univers tant
désirable n’est-il pas condamné à se montrer sous un glacis ? « Jamais le monde
n’est livré sans l’écran du regard qui l’appréhende. […] le réel s’efface derrière la
représentation, ou plus exactement, le réel est représentation107 ». C’est du reste
ainsi que pour Fénelon, depuis l’ode adressée à l’abbé de Langeron en 1681
jusqu’aux lettres affectueuses des dernières années, la vision des alentours de
Carennac ou d’un petit jardin se confond avec la paraphrase ou la citation des vers
de Virgile108. Dans le Télémaque, l’onirisme diffus du récit produit en définitive le
même effet que l’hégémonie des figurations pastorales, couronnée par ce paradoxe
des Champs Élysées où « la véritable vie » est entrevue sur des « gazons toujours
renaissants et toujours fleuris109 » : tout semble avouer que Fénelon et ses
contemporains sont « arrivés, ou peu s’en faut, au point où l’antiquité n’est qu’un
songe110 » – songe très nécessaire. Dans le vocabulaire de Schiller, on dirait
volontiers de ces représentations qu’elles ne sont pas « naïves » mais «
sentimentales111 ». Leur pouvoir de susciter le désir, indemne des amours de la
bergerie ordinaire, présente un tour élégiaque qui inscrit le deuil au sein même de la
plénitude, conformément à l’esprit de la poésie arcadienne112, celui de la Dixième
églogue de Virgile, logiquement citée dans la Lettre à l’Académie :

105
Voir sur cette question L. Susini, « “Tout est commun” : rhétorique du cliché dans
Les Aventures de Télémaque », Styles, genres, auteurs. 9, Paris, Presses de l’Université de
Paris-Sorbonne, à paraître en novembre 2009.
106
F 288 / G 423.
107
Fr. Berlan, « Lexique et affects dans le Télémaque […] », art. cit.
108
Voir Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 1273-1276 ; Lettre du 22 mai 1714, à l’abbé de
Beaumont, Correspondance de Fénelon, t. XVI, Genève, Droz, 1999, p. 347-348.
109
F 317-319 / G 461-464.
110
P. Brumoy s.j., Théâtre des Grecs, Paris, Rollin, 1730, t. II, p. 615.
111
Fr. Schiller, « Les poètes sentimentaux » [1795], De la poésie naïve et de la poésie
sentimentale, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, 1947, p. 200-201 : « l’idylle pastorale […]
demeure toujours une belle, une exaltante fiction ; la faculté poétique, en lui donnant une
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figure, a vraiment travaillé pour l’idéal. Car, quand une fois l’homme s’est écarté de la

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simplicité de la nature et qu’il a été livré à la conduite dangereuse de sa raison, il est
infiniment important pour lui de contempler à nouveau la législation de la nature dans un
exemplaire pur et de pouvoir dans ce fidèle miroir se laver à nouveau des souillures de
l’artifice. […] Elles placent malheureusement derrière nous le but vers lequel elles devraient
nous conduire et elles ne peuvent en conséquence que nous inspirer le triste sentiment d’une
perte [das traurige Gefühl eines Verlustes], non la joie de l’espérance ».
112
Voir P. Dandrey, « La Fontaine, poète arcadien », dans Et in Arcadia ego, op. cit.,
p. 88 : « Il n’est jamais d’œuvre d’art ni de société qui puisse se dire arcadienne au premier
degré. Toutes le sont à distance de mélancolie, d’imitation et de déploration : l’écriture
arcadienne constitue d’abord un rituel de commémoration. Et le mythe arcadien […] est vicié
par principe, puisque sa leçon même est niée par l’existence, historique et localisée, de celui
qui la chante. C’est pourquoi toute poésie arcadienne est nimbée de nostalgie ».
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 191

Atque utinam ex vobis unus vestrique fuissem


113
Aut custos gregis aut maturae vinitor uvae !

Comme Gallus, comme Mélibée s’éloignant dans le soir, Télémaque ne


traversera les « sites apaisés114 » qui lui sont préparés que pour les abandonner, et
tendre vers une Ithaque évanescente. La tentation est alors grande de lire dans le
Télémaque cette « alliance vespérale de mélancolie et de sérénité » qu’Erwin
Panofsky décelait dans les Bucoliques à l’origine de la tradition élégiaque qui
conduit aux Bergers d’Arcadie de Poussin115. Mais peut-être serait-il plus pertinent
de songer aux paysages de Claude Lorrain, à ses marines au premier chef, où les
représentations transitoires de la lumière du jour, enveloppant les ports et la beauté
du monde, introduit le cours du temps mortel dans le tableau116. Pourtant le soir ne
tombe guère, dans ce poème de la lumière que forment Les Aventures de
Télémaque, et l’antiquité s’y présente résolument sous un jour solaire. « Le soleil,
qui se levait, semblait faire sortir de la mer ses feux étincelants117 » : s’il fallait
invoquer une parenté avec le Lorrain, ce serait plutôt celui de l’Embarquement de la
reine de Saba, ou du Port de mer avec l’embarquement de sainte Ursule (plus
encore que celui avec l’embarquement d’Ulysse chez les Phéaciens). S’il existe une
mélancolie du passage dans le Télémaque, elle tient aux effusions des personnages
ou à la récurrence des éloignements dans la temporalité du récit, non pas aux
suggestions de la lumière. Rien n’y approcherait, à vrai dire, le couchant superbe de
la Clytie changée en tournesol peinte par Charles de La Fosse pour la série
ovidienne du Grand Trianon118 et contemporaine du préceptorat de Fénelon.
Et pourtant, dira-t-on, « Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse ».
Mais cette marine inaugurale est précisément sans notation de luminosité, et sa
nostalgie semble figée dans la suavité d’un « printemps éternel ». Le caractère
énigmatique de cette scène silencieuse est produit par l’économie suggestive de la
représentation. Y sentira-t-on, comme Jeanne-Lydie Goré, « une sorte d’effroi » ?
Ou l’emblème du récit entier, de cette « quête d’une sagesse éternelle non soumise

113
Virgile, Bucoliques, X, v. 35-36 ; Lettre à l’Académie, V, éd. cit., p. 77.
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114
« Les wagons filent en silence / Parmi ces sites apaisés. […] Le train glisse sans un
murmure, / Chaque wagon est un salon / Où l’on cause bas et d’où l’on / Aime à loisir cette
nature / Faite à souhait pour Fénelon » (P. Verlaine, Romances sans paroles, « Malines »,
Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 201).
115
E. Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations, Paris, Gallimard, 1969, p. 284 sq.
Cf. Virgile, Bucoliques, I, v. 64-83.
116
Voir les analyses de M. R. Lagerlöf, Ideal landscape : Annibale Caracci, Nicolas
Poussin and Claude Lorrain, New Haven, Yale University Press, 1990, p. 175-176.
117
F 63 / G 156. Cf. F 340 / G 488.
118
A. Mérot y voit « un poème lumineux et intensément nostalgique, où le thème
monarchique d’Apollon est utilisé avec une inflexion intime et tendre, mais sans mièvrerie »
(La Peinture française au XVIIe siècle, Paris, Gallimard / Électa, 1994, p. 290 et 292).
192 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

aux vicissitudes de la durée » ? Un symbolisme d’emblée spirituel ou métaphysique,


celui de « l’anxiété de l’âme devant le secret de son être et de l’existence, devant la
mort119 » ? Autre chose qui peine à s’expliciter ? L’esthétique de l’imitation (la
réécriture de la nostalgie d’Ulysse, combinée au souvenir plausible de l’Adonis de
La Fontaine) paraît ici receler, ou plutôt ouvrir, un champ de significations qu’on
essaiera d’envisager non plus seulement sous un aspect moral ou métaphysique,
mais dans le rapport entre les résonances religieuses du texte et ses figurations du
corps et de l’étendue.

Sous le voile de pérégrinations fabuleuses, tout le Télémaque respire un air de


nostalgie chrétienne, nostalgie d’essence religieuse, « regret de ce qui a été perdu et
aspiration de la créature à ce qui ne lui sera rendu que dans une autre existence120 ».
Car dans la doctrine catholique la vanité du monde, l’exil dans « cette vallée de
larmes » qu’évoque l’hymne liturgique Salve Regina, ont pour corollaire le désir de
retrouver une patrie céleste. C’est ce qu’exprime le début du Psaume CXXVI (Super
flumina Babylonis), dont Fénelon a laissé une traduction en vers :

Sur les rives du fleuve, auprès de Babylone,


Là, pénétrés d’affliction,
Chacun de nous assis aux larmes s’abandonne,
121
Se ressouvenant de Sion.

Les Confessions de saint Augustin évoquent ainsi « l’éternelle Jérusalem, […] dont
l’amour fait soupirer [le peuple de Dieu] durant son pélerinage depuis le temps qu’il
en est parti jusqu’à ce qu’il y retourne122 ». L’errance d’Ulysse était couramment
comprise depuis l’antiquité comme une allégorie de la vie humaine, et la double
métaphore du voyage (homo viator) et du retour dans la patrie céleste jouaient en
même sens dans la culture chrétienne. D’autres figures bibliques pouvaient
119
J.-L. Goré, art. cit., p. 67.
120
M. Raymond, Fénelon devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, p. 91.
121
Œuvres complètes de Fénelon, t. VI, p. 659. Le Psaume LXXXIII (Quam dilecta) en
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offre en quelque sorte le pendant euphorique : selon Louis-Isaac Lemaître de Sacy, traducteur
de la Bible de Port-Royal, on y voit « David dans un grand désir de revoir le tabernacle du
Seigneur, […] ou plutôt dans une grande ardeur qui le faisait soupirer vers le ciel durant l’exil
de cette vie » (La Bible, éd. Ph. Sellier, Paris, R. Laffont, 1990, p. 713). Ces deux psaumes
étaient régulièrement chantés sous forme de « grand motet » à la Chapelle Royale de
Versailles : voir ceux composés par Michel-Richard de Lalande.
122
Les Confessions, trad. Arnauld d’Andilly [1649], IX, 13, Paris, Gallimard, « Folio »,
1993, p. 330. Cf. Fénelon, Sermon pour la profession religieuse d’une Nouvelle convertie :
« Ô beauté des anciens jours, que l’Église qui ne vieillit jamais montre encore à la terre après
tant de siècles ! ô douce image de la céleste patrie, qui console les enfants de Dieu dans les
misères de cet exil, et parmi tant de corruption ! » (Œuvres complètes de Fénelon, t. V,
p. 660).
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 193

s’agréger à cette représentation pour la confirmer, comme celle de l’Exode à


laquelle Fénelon recourt dans sa direction de conscience :

Dieu sera votre guide, et il voyagera lui-même avec vous, comme il est dit qu’il
s’était fait voyageur avec les Israélites pour les mener pas à pas au travers du désert
123
jusqu’à la Terre promise.

La similitude avec les « tristes aventures » de Télémaque, que la divine Sagesse


« conduit » en effet sous les traits de Mentor, s’imposerait sans doute, mais il faut
surtout souligner combien la fable du fils d’Ulysse renforçait les harmoniques
chrétiennes de la quête nostalgique, pour autant qu’il s’agit, à la différence de
l’Odyssée, de retrouver le père. L’interprétation néo-platonicienne d’Homère par
Plotin, connue de Fénelon, favorisait la spiritualisation de la fable, non seulement
parce qu’elle faisait d’Ulysse fuyant l’île de Calypso l’allégorie d’une libération de
l’âme plongée dans les profondeurs obscures du corps et capable enfin de se
détacher du sensible pour remonter à l’intellect, mais parce qu’elle présentait dans
cette fuite le mouvement qui permet de retourner à ce que Plotin nomme « notre
père », et qui n’est évidemment pas le Dieu chrétien124.
Plus éclairant sera dans cette occasion un sermon de mission prêché par Bossuet
en 1692, qui célèbre « la tristesse selon Dieu », dont la cause majeure est la
nostalgie pour la « chère patrie », déplorée « sur les fleuves de Babylone125 ». Or
tout ce sermon est construit sur un verset johannique de la Cène : « Vado ad
Patrem126 », mis en parallèle avec la parabole du Fils prodigue, qui représente
traditionnellement la conversion du pécheur127. À l’imitation du Fils qui retourne
dans le sein du Père, « l’état du chrétien est d’aller toujours », d’opérer certes le
« passage » d’un lieu de « misère » à un lieu de « beauté128 », mais sans que « la
maison paternelle » soit atteinte d’abord :

123
Lettre du 6 juin 1689, au chevalier Colbert, Correspondance de Fénelon, t. II, p. 100.
Cf. Exode, XIII, 21.
124
Plotin, Sur le beau (Ennéades, I, VI), 8, trad. L. Brisson et alii, Paris, GF-Flammarion,
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2002, p. 77-78. Les traités de Plotin avaient été diffusés dans la traduction latine de Marsile
Ficin : voir Plotini Platonicorum Coryphaei Opera, Bâle, 1615, p. 56-57 : « abeamus hinc
amici in patriam dulcem confugientes. […] Patria vero nostra ibi est, unde venimus, ibidem
quoque pater ».
125
Bossuet, Sermon pour la mission de 1692, Œuvres oratoires, éd. J. Lebarq, revue par
Ch. Urbain et E. Levesque, Paris, Hachette, 1914-1926, t. VI, p. 510.
126
Jean, XVI, 16 : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; et encore un
peu de temps, et vous me verrez, parce que je m’en vais à mon Père ».
127
Luc, XV, 11-32. « J’irai, je me lèverai, et je retournerai vers mon Père ; […] il se
lève, il vient à son père, et il éprouve les douceurs de ses tendres embrassements » (Bossuet,
op. cit., p. 512).
128
Ibid., p. 501.
194 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

Le terme où vous tendez, qui est d’imiter la perfection de Jésus-Christ, est


toujours infiniment éloigné de vous : ainsi vous irez toujours, tant que vous serez en
129
cette vie, puisque vous tendez à un but où vous ne serez jamais arrivé parfaitement.

Les « tendres embrassements » du Père sont ainsi repoussés au-delà du voyage vers
la patrie céleste : raison de plus pour esquisser un parallèle avec la fable romanesque
du Télémaque et sa quête d’un père qui se dérobe jusqu’à la limite abrupte de
l’excipit, après que Mentor, cet « autre père » du héros, a disparu dans sa
transfiguration. Au reste, les retrouvailles avec le père à Ithaque sont sans larmes ni
embrassement : laconisme sublime d’une reconnaissance130.
Or la reconnaissance (c’est-à-dire l’identification) d’une teneur religieuse dans le
parcours nostalgique de Télémaque ne saurait dissimuler la complexité des
significations d’une représentation narrative qui se soustrait par bien des aspects à
un régime allégorique ordonné, ou ordinaire. Comme l’a montré Benedetta
Papàsogli, la pédagogie spirituelle de Fénelon s’affranchit d’une cartographie
ascensionnelle des épreuves, bien attestée dans l’usage catholique, et encore
présente dans le sermon de Bossuet déjà cité131 : dans les textes de spiritualité,
Fénelon procède à « l’abandon des figures traditionnelles de la montée par étapes et
degrés, ou de l’itinéraire parmi des demeures innombrables, au profit d’une dérive
immobile dans la largeur132 ». Il est tentant de relier un tel phénomène à l’allure des
pérégrinations maritimes de Télémaque, à la fois horizontale et circulaire : les
stations – il y en a – n’empêchent pas une impression fréquente de dilution des
repères, en vertu de la forte homogénéité de l’univers représenté et à proportion du
caractère itératif des rencontres et des discours. Ce nostos renouvelé ne se présente-
t-il pas à certains égards comme un « voyage immobile » dans un « espace
indifférencié133 » ? Ou du moins la parenté est frappante entre la quête de
Télémaque et la façon dont Fénelon module l’allégorie du voyage dans son opuscule
sur « le détachement de soi-même » :

Avez-vous achevé tout ce que Dieu a mis devant vous ; dans l’instant même il
vous présentera un nouveau travail […]. Un voyageur qui marche dans une vaste
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129
Ibid., p. 504 et 505-506.
130
Cf. Fénelon, Lettre au duc de Chevreuse, 18 août 1701 : « [Dieu] ne dit à Magdeleine
que ce mot : Marie ; et elle ne lui répondit que par cet autre mot : Maître [Jean, XX, 16].
C’était tout dire » (Correspondance de Fénelon, t. X, Genève, Droz, 1989, p. 163).
131
« Il faut donc toujours avancer toujours croître : en quelque degré de perfection qu’on
soit élevé, ne se reposer, ne s’arrêter jamais. Je m’en vais, je m’en vais plus haut, et toujours
plus près de mon Père : Vado ad Patrem. Le chemin où l’on marche, la montagne où l’on
veut, pour ainsi dire, grimper, est si raide, que, si l’on n’avance toujours, on retombe ; etc. »
(Bossuet, op. cit., p. 506).
132
B. Papàsogli, « Espace intérieur et vie spirituelle chez Fénelon », XVIIe siècle, n° 206,
janvier-mars 2000, p. 71.
133
Ibid., p. 60.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 195

campagne fort unie ne voit rien au-delà d’une petite hauteur qui termine l’horizon
bien loin de lui. Est-il arrivé à cette hauteur, il découvre d’abord une nouvelle étendue
de pays aussi vaste que la première. […] Dieu nous montre sans cesse de nouveaux
134
pays.

L’errance de Télémaque obéit cependant à une logique progressive jusqu’à un


terme, et un autre modèle topographique paraît dans la bouche d’Arcésius aux
Enfers, sensiblement divergent de ce que donnent à lire les textes de spiritualité :
« Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent. Mais soutiens-toi dans le sentier
rude et âpre de la vertu par la vue de l’avenir135. » Là ressurgit le topos d’Hercule à
la croisée des chemins, également requis dans le songe psychomachique du livre IV.
Et cependant la catabase de Télémaque est le moment par excellence du récit de
Fénelon où la fabulation à l’antique, virgilienne, affirme le plus ostensiblement la
substance religieuse, spirituelle et même mystique, de l’argument136. La nostalgie du
père n’y est pas satisfaite, quoique la prophétie d’Arcésius offre tout ce qui puisse
rassurer le prince137, mais déjà l’enjeu de la quête a changé de qualité : il n’en va
plus seulement de l’art de régner ni de l’ascèse de la royauté, mais d’une
contemplation de la vérité et de la béatitude dans une gloire divine138. Comme dans
la littérature mystique, les images du texte confondent le fluide et la lumière pour
dire la mort du désir. Les prières de la religion catholique le disaient autrement par
la médiation du Christ :

Jésus, eau pure qui désaltère à jamais les cœurs, et qui éteint tout désir, ayez pitié
de nous. […]
Jésus, qui nous entr’ouvrez déjà les portes de la céleste Jérusalem, où Dieu sera
lui-même son temple, et où nous n’aurons plus d’autre soleil que vous, ayez pitié de
nous.
Jésus, qui nous enivrerez de vos délices dès que nous verrons la face du Père au
139
séjour de la paix, ayez pitié de nous.

134
Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 626.
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135
F 321 / G 465-466.
136
Voir J. Le Brun, « Télémaque de Fénelon : fable et spiritualité », dans La Jouissance
et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004,
p. 551 sq. Cf. H. Hillenaar, « Télémaque aux Enfers », dans Fénelon. Mystique et politique
(1699-1999), Paris, Champion, 2004, p. 359-372.
137
« Tu verras enfin bientôt ton père reprendre l’autorité dans Ithaque. Tu es né pour
régner après lui » (F 321 / G 466).
138
F 317-319 / G 461-464.
139
Fénelon, « Prières du matin », Œuvres complètes de Fénelon, t. VI, p. 11-12. Cf. la
Démonstration de l’existence de Dieu, éd. cit., p. 595 : « Ô beau jour sans nuage et sans fin,
dont vous serez vous-même le soleil, et où vous coulerez au travers de mon cœur comme un
torrent de volupté ! ».
196 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

La poésie des Champs Élysées du Télémaque opère une épiphanie sublime du divin,
et ce faisant elle modifie les résonances mystiques de la quête du héros : dans quelle
mesure Ulysse figure-t-il dès lors un Père inconnaissable ? Aux yeux de Jeanne-
Lydie Goré, « le périple odysséen perd aux Enfers sa raison d’être : Télémaque ne
cherche plus, il a trouvé son bien en une vérité qui dépasse l’individualité
d’Ulysse140 ». La nostalgie de Télémaque pour le père s’est-elle apaisée, sinon
éteinte, dans l’au-delà ? Pour accomplir le programme prophétique d’Arcésius et de
Théophane, il suffit de ramener le prince dans son île, une fois accomplis les travaux
de la guerre et l’expérience salentine. Or les choses ne se passent pas exactement
ainsi, puisque le dernier livre organise dans la tranquillité forcée d’une île de nulle
part l’étrange rencontre de Télémaque et d’un inconnu qui a nom Cléomène.
De caractère romanesque (la fausse identité, l’analepse), cet épisode inopiné
trouve pourtant sa justification dans une économie distincte des strictes contraintes
d’une poétique des aventures. On le sent, on le voit, sa motivation est d’ordre
religieux, s’il est vrai que l’emboîtement des nostalgies du fils et du père dans le
tissu narratif de ce désert sollicite ici diverses réminiscences bibliques ou plus
généralement spirituelles141. Mais si la réactivation in extremis de la nostalgie se
charge ainsi d’allusions religieuses, à la fois claires (la rencontre d’Emmaüs, par
exemple) et curieuses dans un contexte de fabulation romanesque qui les travestit
nécessairement, leur signification, c’est-à-dire la composition des signes du texte,
est pour le moins complexe, sinon problématique. Une « épiphanie trinitaire
diffuse142 » enveloppe certes tout le livre XVIII, avec des phénomènes de
surimpression remarquables, permis par la souplesse de la poésie : de même que
Mentor représente le Verbe, ou l’Esprit, tout en superposant la déesse Minerve et le
Christ du Thabor lors de l’ultime metamorfosis, de même Ulysse concentre dans sa
présence sur l’île la mélancolie essentielle de l’homo viator – doublement exilé
puisque Cléomène est roi déchu et que « la royauté […] semble fuir devant lui » –,
le Père absent-présent qui nourrit le désir du croyant143, non moins que la figure du
Fils, de ce Christ que l’homme pécheur n’a point connu. Ce miroitement des figures
rend insatisfaisante toute réduction du faux Cléomène à une allégorie évangélique ;
aussi André Blanc préfère-t-il considérer dans l’épisode un dépassement des
« leçons de l’Église » en « passage du Divin », représentation d’un « Dieu senti
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parfois proche, comme entrevu mais décevant, parce qu’inconnaissable et

140
G 80.
141
Voir A. Blanc, « Au dernier livre du Télémaque : rencontre du Père ou passage du
Divin ? », Revue d’Histoire Littéraire de la France, sept.-oct. 1980, p. 699-706 ;
B. Papàsogli, « “Souvenez-vous, ô Télémaque …” », La Mémoire du cœur au XVIIe siècle,
Paris, Champion, 2008, p. 358-366.
142
B. Papàsogli, « Travestimenti di Télémaque (e metamorfosi di Mentor) », dans Roma
triumphans ? L’attualità dell’Antico nella Francia del Settecento, Rome, Edizioni di storia e
letteratura, 2007, p. 68.
143
Voir J. Ansaldi, « Paternité de Dieu », Dictionnaire de spiritualité ascétique et
mystique, t. 12, Paris, Beauchesne, 1983, col. 434-435.
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 197

insaisissable dès cette vie terrestre144 ». Benedetta Papàsogli, pour sa part, et tout en
notant ce qui dans le texte de Fénelon relève du discours de la spiritualité et de la
mémoire biblique (y compris dans le style), a désigné admirablement les obstacles à
un déchiffrement unifié pour mieux interroger « le malaise qui peut sourdre à la
lecture », s’il est vrai qu’à une « centration » le récit substitue une « fluctuation »
entre « des sources ou des significations diverses et fugitives » dans une « vaste
coalescence de ses matériaux discursifs, narratifs et imaginaires », de telle sorte que
« la fable énigmatique se refuse à la cohérence de l’allégorie ». L’Ulysse de
Fénelon, que le livre XVIII présente justement sous les espèces d’un leurre
équivoque (celui de Cléomène), est capable de désigner à la fois la condition
humaine, la misère des rois, la royauté humiliée du Christ145, « le secret de Dieu qui
se voile profondément », ou encore le « mystère » déceptif de la fiction même146.
Sans compter que la figure chrétienne du Père n’est guère dissociable dans le
Télémaque de celle du Père cruel des légendes archaïques, comme le confirme de
façon troublante, quoique héritée d’Homère, l’association d’Ulysse à Idoménée147.
« Quel est donc ce mystère ? », demande Télémaque en apprenant de Mentor
l’identité véritable de Cléomène148. C’est précisément la seule occurrence du mot
mystère dans le roman, et il n’est que trop manifeste qu’il conserve pour le lecteur,
comme le permettait ordinairement la langue de l’époque, sa pleine valeur
religieuse. Difficile cependant de ne pas méditer ici sur le mystère propre à la
composition des éléments de la fiction, ou si l’on préfère sur l’énigme d’une poésie
qui joue fondamentalement sur la présence et le rayonnement du corps dans la
représentation du désir nostalgique. Ainsi, ce qui attire irrésistiblement Télémaque
vers cet inconnu « triste et abattu », c’est assurément un « air majestueux » et
« rêveur » d’autant plus séduisant que le récit lui confère une aura ambiguë, jusque
dans ce « petit bois épais sur le haut d’un rocher149 ». « La beauté d’un Dieu reluit à

144
A. Blanc, art. cit., en particulier p. 106.
145
Il faudrait d’ailleurs se demander si le choix du nom Cléomène, certes répandu dans
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la Grèce antique, et qui dissimule à peine dans le Télémaque un travestissement de la légende
d’Œdipe, ne doit pas quelque chose au roi de Sparte dont Plutarque a retracé la vie, et dont
certains éléments pouvaient rappeler le souvenir du Christ : roi malheureux, déchu, et dont le
corps mort « pendu en croix » est le théâtre d’un prodige (l’apparition d’un « fort grand
serpent entortillé ») qui persuade les femmes de la cour de Ptolémée qu’on avait « fait mourir
un personnage bienvoulu et aimé de la divinité, et qui avait quelque chose de plus que
homme » (Plutarque, « Vies d’Agis et de Cléomène », LXXIV, Vies des hommes illustres,
trad. Amyot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, t. II, p. 659).
146
B. Papàsogli, « “Souvenez-vous, ô Télémaque …” », loc. cit.
147
Voir J. Le Brun, « Fénelon. Un fils est tué », La Jouissance et le trouble, p. 513-531.
148
F 406 / G 566.
149
F 399 / G 558.
198 Jean-Ph ilipp e Gro sperrin

travers le voile du malheur150 », il est vrai, mais s’il s’agit du Dieu de la kénose, que
penser de sa fuite précipitée mais agile, comparée à la rapidité (grâce de
soudaineté ?) d’un archer aux cheveux blonds nommé Apollon151 ?
De même, si la réaction de Télémaque à la présence d’Ulysse évoque à bon droit
celle des pèlerins d’Emmaüs, la question n’est plus celle de l’effet surnaturel des
paroles prononcées par l’inconnu152 : Télémaque est en effet « assez mal reçu » par
Ulysse, qui ne lui adresse que quelques mots, et c’est bien d’abord son apparence
physique, son « air », qui produit un empire mystérieux : « Hélas ! mon cher
Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m’attirait à lui et qui
remuait toutes mes entrailles153. » Un je ne sais quel charme ? Quand Cléomène
disparaît, Télémaque « s’afflige sans savoir pourquoi » et « rien ne lui est si doux
que de pleurer », avant de verser « un torrent de larmes » une fois que Mentor lui a
révélé combien son vertueux père s’est « fait violence pour ne point se découvrir ».
Lire dans ces effusions la trace de la spiritualité chrétienne du « don des larmes154 »
n’empêchera peut-être pas d’y voir une affectivité plus obscure. « Rien ne lui est si
doux, sinon de pleurer » : ainsi coulent chez Fénelon les larmes « d’un cœur contrit
et humilié », celui d’une Nouvelle convertie155 ; mais l’affliction indéterminée de
Télémaque lui est-elle comparable ? Ne faudrait-il pas la rattacher plutôt à ce « je ne
sais quel plaisir » qu’éprouvent les auditeurs du chant « sublime » de Mentor sur le
vaisseau d’Adoam156 ? Le récit de Fénelon invite à méditer sur les rapports de la
nostalgie et du plaisir esthétique, autant dire à ce que révèle, ou bien cache, une
esthétique de la nostalgie. Si l’image d’un père aperçu en songe tourmente
Télémaque au point de lui faire « arros[er] son lit de ses larmes » comme le
Psalmiste157, qu’est-ce qui renouvelle la nostalgie du père chez celui que Fénelon
présente comme un nouvel Orphée ? « Ulysse nu, dans une île fortunée ».

150
B. Papàsogli, « “Souvenez-vous, ô Télémaque …” », art. cit., p. 362. Dans le Livre
d’Isaïe, le Messie n’est pas reconnu des hommes parce qu’il est méprisable, « sans beauté et
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sans éclat » (LIII, 2-3).
151
F 404 / G 564.
152
Luc, XXIV, 32 : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant dans nous, lorsqu’il nous
parlait durant le chemin, et qu’il nous expliquait les Écritures ? » (trad. Lemaître de Sacy). Le
rapprochement ne s’impose pas moins avec l’effet du discours d’Arcésius (F 322 / G 467).
153
F 406 / G 566.
154
A. Lanavère, « Les larmes de Télémaque », dans « Je ne sais quoi de pur et de
sublime… ». Télémaque, Orléans, Paradigme, 1994, p. 176-177.
155
Fénelon, Sermon pour la profession religieuse d’une Nouvelle convertie, loc. cit.
156
F 152-153 / G 262.
157
F 302 / G 444-445. Cf. Psaumes, VI, 6 : « je laverai toutes les nuits mon lit de mes
pleurs ; j’arroserai de mes larmes le lieu où je suis couché » (trad. cit.).
L e Télémaqu e, ou la nostalg ie 199

Si le Télémaque trouve son unité dans « une initiation au manque158 », c’est aussi
par une extension du domaine de la nostalgie, laquelle engageait beaucoup plus
qu’un moteur narratif et rhétorique : un thème dont Fénelon met à profit (et à
l’épreuve) la plasticité et pour ainsi dire l’épaisseur, mais aussi la relation instaurée
ou postulée entre la fiction et son destinataire, entre cette antique errance réinventée
et les lecteurs. Il faudrait sur ce point prendre en considération les variations
historiques dans la réception de cet « art de l’éloignement159 » : qui sait si la
distance des temps n’augmente pas chez un lecteur d’aujourd’hui un rapport de
nostalgie avec cette fiction, ou du moins avec la manière dont Fénelon en ordonne et
en rêve le corps fabuleux ? Mais il convient aussi de souligner que la poétique des
aventures – organisées autour de la nostalgie d’un fils pour un père qui « semble fuir
devant » lui, et fondées sur la relation d’autorité et d’amour entre le maître (« père »
et « ami ») et le disciple – opacifie à plaisir l’image même d’Ulysse : vertu
rayonnante et royauté chancelante, figure modèle et cependant faillible160, père
sensible et dissimulé161, sévère et désirable, célèbre et « inconnu ».
Un esprit de nostalgie plane sur les eaux de cette fiction. Doit-on ajouter :
également sur ses eaux troubles ? Du moins la nostalgie, à ses niveaux divers, met
en question l’insinuation de la doctrine dans le corps des images, et l’intention de
l’auteur rapportée aux voiles de la fable – autant dire la « lisibilité162 » d’une œuvre
qui produit de l’inquiétude tout autant que des leçons de sagesse, et dont il n’est pas
assuré que la mythologie s’épure continûment par « une sorte de spiritualisation
graduelle », comme l’écrivait Ély Carcassonne163. Il est plus juste sans doute de
considérer que le Télémaque ambitionne de permettre « une purification du
désir164 » par et dans ses représentations. Cette fable de la nostalgie est aussi une
épreuve de la lecture. Les Aventures de Télémaque n’ont pas pour moindre vertu de
stimuler le désir de percer « une énigme, une question presque indécise165 ».

Jean-Ph ilipp e Gro sperrin


Un iversité de Tou lou se - Le Mira il
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158
G. Ferreyrolles, art. cit., p. 204.
159
Voir Th. Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris,
Gallimard, « Folio », 1996.
160
F 213 / G 333.
161
F 406 / G 566.
162
Voir J. le Brun, « Le leurre de la lisibilité : Télémaque de Fénelon », Cahiers de
lecture freudienne, n° 7-8, 1985, p. 81-92.
163
É. Carcassonne, Fénelon, l’homme et l’œuvre, Paris, Hatier / Boivin, 1946, p. 81.
164
J. le Brun, « Télémaque de Fénelon : fable et spiritualité », art. cit., p. 555.
165
La Bruyère, Les Caractères, « De la Cour », 96.

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