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THÉÂTRE

Jean Mambrino

S.E.R. | « Études »

2003/11 Tome 399 | pages 525 à 528


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.995.0525
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-11-page-525.htm
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Les Carnets d’Etvdes

Des petits cailloux dans les poches

T
THÉÂTRE
de Marie JONES
au Théâtre La Bruyère

C’ EST une joie de retrouver Stephan Meldegg, qui depuis tant


d’années, saison après saison, en dehors de toutes les modes éphé-
mères, présente des spectacles rayonnant de vie et de passion. Avec
lui le théâtre respire, un théâtre dru, direct, poignant, qui nous
frappe en plein cœur. Il a déniché encore une fois une pièce anglo-
saxonne qui a fait le tour du monde, l’a adaptée (avec Attica Guedj)
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et mise en scène à fond de train grâce à deux acteurs d’une faconde
inouïe : Christian Pereira et Eric Métayer, qui à eux deux jouent
quinze personnages !
Nous sommes dans un village perdu au fond de l’Irlande,
dans le comté de Kerry. Une équipe de cinéma américaine vient d’y
débarquer en force pour tourner un film à gros budget – La Vallée
tranquille –, selon les pires méthodes hollywoodiennes, avec un scé-
nario plein des clichés habituels : paysages de carte postale, roman-
tisme débile, personnages rebelles portés sur la boisson. Deux
paysans chômeurs, recrutés comme figurants, vont évoquer avec une
verve irrésistible les gens du village, à la fois déboussolés et fascinés
par l’équipe du tournage qui s’installe en pays conquis et détruit
l’âme et l’identité de l’Irlande. Tous les chômeurs du village rêvent
pourtant d’être embauchés comme figurants pour devenir vedettes et
s’échapper en Amérique. Leur rêve fait d’eux des asservis : le village
croupissait dans la misère ; le cinéma les détruit. Un garçon rejeté
Carnets d’Étvdes

s’est jeté à l’eau par désespoir avec des cailloux dans les poches.
Ce qui est admirable, ici, c’est la manière dont cette histoire
très amère, telle qu’elle est contée par les deux compères, éclate
d’une humanité formidable pleine de drôlerie, comme une farce
moyenâgeuse dont le rire dissimule à peine la compassion. Eric
Métayer et Christian Pereira jouent respectivement Charlie et Jack,
deux figurants irlandais du film qui se transformeront en : Simon,
Les

premier assistant ambitieux ; Gerda, troisième assistante allemande


qui essaye d’impressionner tout le monde ; Mickey, un autre vieux
figurant qui avait participé autrefois à L’Homme tranquille de John
Ford ; Ted, le réalisateur (qui méprise tous les habitants du cru) ;
Lucia Giovanni, la vedette italienne ; John, son coach anglais ;
Bogdan, machiniste, immigré d’Europe de l’Est ; Jack, garde du corps
américain de Lucia ; Frère Gérard, l’instituteur... et bien d’autres
habitants du village. Chacun d’entre eux est campé à tour de rôle,
sans coupure ni changement de costume, simplement par des chan-
gements de voix, d’allure, de rythme, presque de corps, mille détails
d’une justesse merveilleuse dans les gestes, les intonations, les mou-
vements, d’une surprenante variété ou invention, la mobilité des
visages, le déplacement des traits, les métamorphoses de la physio-
nomie ou des regards, la colère, la mélancolie, le désespoir, la gau-
driole illuminant tout un pays intérieur, le goût de l’imaginaire, la
puissance du rêve ouvert sur des horizons impossibles. C’est l’huma-
nité ordinaire en vérité, avec tous ses types irremplaçables, menacés
par une terrible grossièreté moderne, que le rire parvient étrange-
ment à combattre et presque à transfigurer.

La Nuit des rois


de SHAKESPEARE
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à la Comédie Française

C’ EST la dernière des comédies rassemblant les inventions de tant


d’œuvres ravissantes. Tout de suite après commence l’ère des gran-
des tragédies : Hamlet est écrit la même année. Une ombre, on ne sait
laquelle, a pénétré l’existence de Shakespeare 1. Un point suprême de 1. En tout cas, Essex vient
maturité dans l’inspiration et la langue vient d’être atteint, un équi- d’être exécuté, et le bien-
aimé Southampton est
libre exquis entre la gaieté et la tristesse, entre une gravité profonde, condamné à mort dans la
proche de l’amertume, et une folie renouvelant les saturnales Tour...
antiques. La force et la beauté de la pièce viennent de la perpétuelle
modulation entre ces deux éléments, la mélancolie étant d’autant
plus poignante qu’elle se détache sur l’explosion folle de la vie.
Rien de plus difficile que de sauvegarder cette harmonie sub-
tile, afin de ne pas écraser la poésie de l’amour romanesque sous la
pesanteur d’une lourde gaudriole – ce qui a lieu, hélas, dans la mise
en scène ici présentée. Et il y a beaucoup plus dans cette comédie
(qui prépare les romances miraculeuses de la fin 2) qu’un simple jeu 2. Par exemple, Le Conte
d’hiver.
de travestissement brouillant les frontières des deux sexes. Le
déguisement de Viola, en effet, va être une véritable mise à l’épreuve
du Duc et d’Olivia.
D’autre part, chaque personnage est profondément individua-
lisé, notamment Sir Toby et Sir Andrew, qui ne sont nullement des
pantins interchangeables, titubant de concert, avec les mêmes gestes
frénétiques, roulements d’yeux, intonations grotesques, comme il en

T
THÉÂTRE
va trop souvent dans la mise en scène dont je parle. Il suffit d’enten-
dre, de lire leur nom : Sir Andrew Aguecheek et Sir Toby Belch, que
Pierre Leyris avait traduit avec un humour exact : Messire André
Grisemine et Messire Tobie Rotegras (to belch veut dire roter) 3. Ce
dernier incarne l’amour de la boisson, de la bonne chère, de la vie
débridée, il est Carnaval en personne. Grisemine est tout autre,
3. Ce dernier est traduit ici efflanqué, tremblant, lâche caricature d’un squire de campagne. La
par l’expression : Tobie Ro-
toto !
drôlerie doit venir de leur dissemblance. Laurence Olivier a incarné
Sir Toby, Jouvet Sir Andrew. Imaginez...
Même nuance entre le duc Orsino, amant mélancolique,
4. Shakespeare lui a confié amoureux de son propre amour 4, et Olivia, amoureuse de son chagrin
des paroles profondes, dans lequel elle vit cloîtrée : « ... like a cloistress she will veiled walk. »
dérangeantes, ambiguës,
qu’il profère presque mal- Viola, qui évoque à son propos l’image fameuse de « la Résignation
gré lui... assise sur une tombe, souriant au Malheur », porte en elle un ressort
secret, un élan qui prépare la résurrection de son frère. Elle affirme :
« Les tempêtes sont bonnes, et les vagues salées tout amour et dou-
ceur. » Le Duc, grâce à elle, parvient à une véritable métamorphose
amoureuse, que l’on perçoit lorsqu’il lui murmure, à la fin : « ... quand
l’heure dorée sera venue / avec solennité sera scellée l’union / de
5. Il faut traduire littéra- nos chères âmes 5 ».
lement le golden time de Prenons encore le couple Antonio-Sébastien, dans lequel le
l’original, car il annonce
la chanson magique de premier accompagne le second par dévouement et amour. Entre eux
Cymbeline : « ... golden boys s’exprime une amitié magnifique. Mais, lorsque Antonio se croit
and girls... »
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trompé, il exhale son désenchantement amer au beau milieu d’une
scène comique (le duel) qu’il interrompt. Si tout est joué grotesque-
ment, l’œuvre est aplatie. Nous sommes, à cet instant, à la limite de
la comédie, puisque Antonio tend à remettre en question l’amour
romanesque. C’est déjà presque le climat de Troïlus et Cressida. Que
dire alors de Malvolio, le puritain fanatique, personnage complexe
affreusement bafoué sous les rires, qui finit dans la haine, et que sa
maîtresse plaint avec bonté, comprenant son humiliation et le tort
6. Là encore, je rappelle qui lui a été fait 6.
que Laurence Olivier a Prenons le Fou, enfin, dont l’importance est majeure et la
joué ce rôle, lui donnant
une dignité et une force place singulière dans cette comédie suprême. Dans la mise en scène
qui transformaient notre en question, sa singularité disparaît, devient presque anonyme, une
rire...
lourdeur (proche de la vulgarité) seule apparente – alors qu’il a un
nom, un être unique. C’est Seste, ce n’est pas Speed ou Costard, ou
Touchstone. Rappellerai-je qu’avec lui une nouvelle personnalité
importante est entrée dans la troupe du Globe ? Will Kempe (qui
Carnets d’Étvdes

jouait jusque-là les clowns), caractère pétulant, extraverti, vient de


partir. A sa place est arrivé Robert Armin, être subtil, intraverti,
poète à ses heures, dont la présence va inspirer différemment
Shakespeare. Pour lui il écrivit le rôle du Fou dans Le Roi Lear (sans
nom cette fois, comme s’il enfermait l’essence du Fou shakespearien
– dont Simone Weil a parlé de façon bouleversante dans sa dernière
lettre à sa mère : les deux seules pièces qu’elle a relues quelques
Les

semaines avant sa mort sont Lear... et La Nuit des rois !).


Seste introduit dans l’œuvre une note très secrète de mélan-
colie, de tristesse presque inconsolable, non sans douceur. Youth’s a
stuff will not endure (« Jeunesse est une étoffe qui s’use »). Dans ses
jeux de mots, il y a un perpétuel mélange de sagesse et de larmes.
C’est un moraliste désenchanté. « Il faut que le plaisir se paye un
jour ou l’autre... Le tourniquet du temps amène les représailles. » Et
c’est à lui que sont confiées quelques-unes des plus belles chansons
que Shakespeare ait jamais écrites, dont la magie est parente des
dernières cantilènes de Rimbaud. Le Duc, qui réclame l’une de ces
chansons, la commente pour Cesario : « C’est un vieil air tout
simple / La fille qui tricote ou qui file au soleil / Et la joyeuse dentel-
lière aux fuseaux d’os / Le chantent à l’envi : oh ! c’est la candeur
même / Car on aimait jadis à prendre ainsi pour thème / D’innocentes
amours » (And dallies with the innocence of love...). Il me semble que
les mots introduisent à une certaine mélancolie de l’âme, qu’il faut
être sourd pour ne pas entendre :
Ah ! mort, viens-t’en, viens-t’en me prendre ! / Etendez mon corps
dans le dur cyprès. / Vie, va-t’en, va-t’en de mes membres : / Cruelle beauté,
je meurs sous tes traits. / Mon blanc linceul, mes rameaux d’if, / Qu’on les
prépare ! / Le trépas d’un amant naïf, / Telle est ma part 7. 7. C’est Pierre Leyris, bien
sûr, qui a capté ici un écho
de l’intraduisible.
Entendez donc ce chant qui ne sera jamais deux fois, mais
qui murmure pour tous les âges, tant que le Temps nous dure :
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When that I was and a little tiny boy, / With hey, ho, the wind and
the rain, / A foolish thing was but a toy / For the rain it rains every day.

Ça n’a pas de sens, c’est le sens ineffable, un simple jouet


d’enfant sous la pluie... Rosebud... le secret perdu, le vrai secret de la
« Douzième Nuit », la nuit des rois...

JEAN MAMBRINO

PS. Faute de place, je ne puis que signaler le travail magnifique que Marcel
Maréchal continue de faire en sillonnant l’Hexagone avec les Tréteaux de
France. J’ai vu tardivement sa dernière production quand il est passé à
Nanterre. Après Molière et Hugo, il présente avec une verve éblouissante le
noir chef-d’œuvre de Feydau, La Puce à l’oreille. A voir absolument, quand il
passera dans votre ville. Le spectacle sera donné à Paris en mai 2004, au
Théâtre Silvia-Montfort ; j’en parlerai alors plus longuement. Ceci seulement :
ce vaudeville métaphysique, qui bascule dans l’absurde jusqu’au seuil de la
folie, est illuminé par la manière dont Maréchal, avec sa jeune troupe, chérit
chacun de ses personnages fantoches et leur donne une épaisseur presque
émouvante, sans jamais les mépriser. D’où l’étrange gravité que prend la déli-
rante poursuite de leurs médiocres désirs. Maréchal joue prodigieusement
Chandebise et Poche, le héros dédoublé qui ne sait plus qui il est.

J. M.

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