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L'ORTHODOXIE EN FRANCE

N. Lossky

S.E.R. | « Études »

2003/11 Tome 399 | pages 507 à 517


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.995.0507
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Religions et Spiritualités

L’Orthodoxie en France

N ICOLAS L OSSKY

A
USSI paradoxal que cela puisse paraître à première
vue, pour commencer à comprendre la situation de
l’Orthodoxie en France, il semble utile de parler
d’abord de l’Orthodoxie en Amérique. En effet, c’est là qu’est
apparue pour la première fois dans l’histoire la situation que
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nous connaissons aujourd’hui dans ce qu’il est un peu trop
facilement convenu d’appeler la « diaspora » orthodoxe. Trop
facilement, car de plus en plus les Orthodoxes vivant comme
minorités dans des pays depuis des siècles non traditionnelle-
ment orthodoxes, s’intègrent à ces pays et se sentent de moins
en moins en « diaspora » (sauf, évidemment, comme tous les
chrétiens, au sens de l’Epître aux Hébreux : « Nous n’avons pas
ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de
l’avenir », 13,14).
Il faut repartir du XVIIIe siècle, de l’époque où des
moines russes sont venus dans les îles Aléoutiennes et en
Alaska évangéliser la population indienne selon les principes
traditionnels des missions orthodoxes depuis au moins les
saints Cyrille et Méthode, avec traduction des Ecritures et des
offices liturgiques dans les langues locales et avec respect pour
la culture des autochtones, dans la mesure où elle est compa-
tible avec le christianisme.

Professeur émérite à l’Université Paris-X.


Professeur à l’Institut Saint-Serge, Paris. Diacre.
Un grand diocèse pour tous les Orthodoxes
A partir de cette évangélisation s’est développé petit à petit un
grand diocèse, membre du Saint Synode de l’Eglise de Russie,
mais regroupant tous les Orthodoxes qui arrivaient en
Amérique, qu’ils soient grecs, russes, serbes, roumains, alba-
nais, antiochiens, bulgares, ou autres. Tous, avec leurs langues
et leurs cultures, entraient naturellement dans le seul diocèse
du territoire, en d’autres termes dans une seule eucharis-
tie, avec respect de la diversité. En réalité, la situation de
l’Orthodoxie en Amérique était alors tout à fait conforme à
l’authentique ecclésiologie orthodoxe dont le principe est ter-
ritorial et dont on trouve le fondement dans l’expression pau-
linienne : « l’Eglise de Dieu qui est à Corinthe » et en d’autres
lieux. « L’Eglise de Dieu » signifie la plénitude de l’Eglise
« catholique » (cf. saint Ignace d’Antioche aux Smyrniotes) au
sens étymologique (kath’olon = selon le tout, c’est-à-dire une
réception plénière de la Révélation).
Il s’agit donc d’une ecclésiologie eucharistique : là où
est célébrée l’eucharistie, là est la plénitude de l’Eglise univer-
selle, à condition, bien entendu, qu’elle soit en pleine commu-
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nion avec toutes les autres communautés eucharistiques.
L’ecclésiologie orthodoxe authentique dira donc que l’Eglise
universelle est présente dans l’Eglise locale (expression pré-
férée à « église particulière », car « locale » préserve mieux
le principe territorial de l’ecclésiologie qui reste essentiel
dans l’Orthodoxie fidèle à elle-même), toujours à condition
que la communion dans la foi apostolique et dans l’eucha-
ristie une soit préservée avec toutes les « Eglises-sœurs ». Si
cette dernière expression présente parfois une difficulté dans
les relations avec d’autres chrétiens, c’est parce que, dans le
langage « technique » habituel des Orthodoxes d’aujourd’hui,
elle désigne les Eglises locales (Patriarcats, Archevêchés,
Métropoles, etc.) avec lesquelles il y a communion pleine
et entière.
En 1917, un concile local de l’Eglise de Russie s’est
réuni à Moscou. Notons, en passant, que ce Concile de
Moscou de 1917-18 a procédé à un réexamen approfondi de
bien des aspects de la vie de l’Eglise orthodoxe ; il aurait pu
— s’il n’y avait pas eu la Révolution bolchevique d’octobre-
novembre 1917, qui a empêché sa mise en pratique —
représenter pour l’Orthodoxie quelque chose de semblable
à Vatican II, comme il a été souvent dit.
Ce concile a rétabli le patriarcat, aboli par Pierre le
Grand, et a élu le patriarche Tikhon, canonisé le 9 octobre
1989. Or, saint Tikhon avait précédemment été archevêque
de New York, avec juridiction sur tous les Orthodoxes
d’Amérique à laquelle il restait très attaché. Il avait fait tra-
duire les liturgies en anglais et avait sérieusement songé à une
Eglise orthodoxe d’Amérique. Tous les évêques étaient pré-
sents au Concile. Le successeur de saint Tikhon en Amérique
se trouvait à Moscou, lui aussi. Malheureusement, en raison
des circonstances tragiques que l’on connaît, il n’a pas été pos-
sible pour le nouveau Patriarche d’envoyer un nouvel évêque
en Amérique avant 1923.

Des diocèses selon les ethnies


Lorsqu’à cette date le métropolite Platon est arrivé à New York,
il trouva une situation nouvelle, contraire à l’ecclésiologie
orthodoxe traditionnelle. Le diocèse qui regroupait tous les
Orthodoxes s’était désagrégé entre 1917 et 1923. Chacun des
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groupes ethniques s’était constitué en diocèse, ou juridiction,
dépendant à présent de son « Eglise-mère » sur la base, préci-
sément, de l’ethnicité, ce qui est proche de ce qu’on appelle le
« phylétisme » ou « ethno-phylétisme » (du grec phylè, ce qui
signifie « tribu »), condamné comme hérésie par le Concile
local de Constantinople en 1872 — condamnation « reçue »
1. Voir Jean Meyendorff, par tous les Orthodoxes 1.
L’Eglise orthodoxe hier et
aujourd’hui, nelle éd., revue C’est donc en Amérique qu’est apparu pour la première
et augmentée par Jean fois le tableau multijuridictionnel que l’on retrouvera en
Meyendorff et Nicolas
Lossky, Ed. du Seuil, 1995, Europe occidentale, et en particulier en France. L’apparition
p. 149-151. Voir aussi
Timothy Ware (Bishop d’Orthodoxes en France est le résultat de diverses émigrations,
Kallistos of Diokleia), The certaines économiques, d’autres politiques. Ainsi des Grecs
Orthodox Church, New
edition, Penguin Books, se sont-ils installés, dès le XIX e siècle, en particulier dans les
1993, en particulier le cha-
pitre 9, « The Twentieth régions de Marseille et de Lyon, pour des raisons économiques.
Century, III : Diaspora and Il en va de même pour de nombreux Serbes venus après la
Mission ».
seconde guerre mondiale. Ajoutons que certains, parmi ces
derniers, ont quitté la Yougoslavie pour des raisons politiques.
Pour ce qui est de la présence en France d’une
Orthodoxie cultivée et théologiquement riche, peu de gens
contesteront que c’est l’arrivée de Russes, dans les années vingt
du XXe siècle, qui en fut responsable au départ. Certains sont
venus parce qu’ils ont émigré après la Révolution bolchevique.
Mais d’autres, en particulier tout un groupe important de la
crème de l’intelligentsia russe, ont été expulsés par Lénine ; la
plupart se sont retrouvés à Paris, où ils ont très vite joué un
rôle important dans la vie intellectuelle. En 1925, ils ont fondé
un Institut de Théologie orthodoxe, au départ pour former
des prêtres. Il s’agit du fameux Institut Saint-Serge, qui existe
toujours et qui ne se contente plus de former des prêtres puis-
qu’il compte des étudiantes et non plus seulement des étu-
diants. Nous y reviendrons plus loin.

La diaspora russe
Tournons-nous maintenant vers l’histoire plutôt triste de la
« diaspora » russe, parsemée de divisions. Les Grecs, quant à
eux, sont restés unis dans le Patriarcat de Constantinople, sous
le siège de Thiatyre établi à Londres en 1922, puis dans des
métropoles de plusieurs pays d’Europe occidentale. Seuls les
« paléocalendaristes » (attachés au calendrier julien, treize
jours en retard sur le calendrier grégorien) ont rompu avec
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Constantinople et la Grèce ; et, par là, avec toutes les Eglises
orthodoxes, essentiellement par anti-œcuménisme.
Pour les Russes, le saint patriarche Tikhon, en 1922,
nomma responsable des paroisses le métropolite Euloge
(Georgievsky, 1864-1946) résidant à Paris. Cependant, l’unité
ne dura guère. Déjà en 1921, un groupe d’évêques russes émi-
grés, réunis en Yougoslavie à Karlovtsy, autour de la presti-
gieuse figure de l’ancien métropolite de Kiev Antoine
(Khrapovitsky, 1863-1936), se proclamèrent Synode de l’Eglise
russe. C’est pourquoi cette « Eglise russe Hors-Frontières » est
souvent appelée « synodale ». La première rupture au sein de
l’émigration russe se produisit donc dans les années vingt, les
« Synodaux » reprochant au métropolite Euloge de rester lié à
Moscou, considérée par eux comme « vendue » aux autorités
bolcheviques. Aujourd’hui, l’Eglise russe Hors-Frontières a
son siège à New York et traverse une période difficile de sépa-
rations internes.
L’autre rupture qui a affecté directement la France eut
lieu en 1930-1931 ; elle tire son origine de la fameuse déclara-
tion de « loyalisme » du métropolite Serge (Stragorodsky,
1867-1944), faite après sa sortie de prison en 1927. Il faisait
alors fonction de locum tenens du patriarche de Moscou
(il sera lui-même élu patriarche en 1943). Dans la lettre du
16/29 juin 1927 au clergé et aux membres de l’Eglise russe, il
dit cette phrase qui a provoqué bien des réactions : « Nous
voulons être orthodoxes et en même temps reconnaître
l’Union soviétique pour notre patrie civile, dont les joies et les
succès sont nos joies et nos succès et dont les insuccès sont nos
2. Voir le texte entier dans insuccès 2. » Il convient de remarquer, comme le fait si juste-
N. Struve, Les Chrétiens en
U.R.S.S., Ed. du Seuil, 2e ment l’historien canadien D. Pospielovsky, que, en russe,
éd., p. 321. l’Union soviétique est du genre masculin, alors que le « dont »
de la traduction française est du genre féminin en russe, ce qui
signifie que « les joies... », etc., se rapportent clairement à la
patrie, et non pas à l’Union soviétique comme système de gou-
vernement, lequel doit simplement être accepté comme une
3. D. Pospielovsky, The réalité de l’histoire 3.
Russian Church under the
Soviet Regime, 1917-1982, Malheureusement, sous la pression des autorités sovié-
NY, St Vladimir’s Semina- tiques, le métropolite Serge exigea du métropolite Euloge qu’il
ry Press, 1984, p. 109-110.
cesse de prendre part à des prières publiques pour l’Eglise
de Russie persécutée et qu’il fasse par écrit une déclaration
de loyalisme à l’égard des autorités soviétiques — ce que
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Mgr Euloge, tout naturellement, refusa de faire. En 1931, il
s’adressa au Patriarche de Constantinople, qui le reçut pour le
temps qu’il faudrait, avec l’écrasante majorité de l’émigration
4. Voir Jean Meyendorff, russe 4. En 1945, le métropolite Euloge est revenu dans l’Eglise
op. cit., p. 151 ; et Timothy
Ware (Bishop Kallistos of russe et s’est endormi dans le Seigneur peu de temps après, en
Diokleia), op. cit., p. 153 1946. En 1931, un tout petit groupe est resté fidèle à l’Eglise de
et 177.
Russie en disant que, canoniquement, on ne peut quitter son
évêque qu’en cas d’hérésie persistante de la part de celui-ci.
Ainsi, depuis 1931, la grande majorité de ceux qui sont issus de
la première vague de l’émigration russe se trouvent dans
« l’Archevêché des Eglises orthodoxes russes en Europe occi-
dentale ». Ils ont traversé une période difficile, de 1965
(lorsque le patriarche Athénagoras leur enjoignit de retourner
à Moscou) à 1971 (lorsque le Patriarcat de Constantinople les
reprit à nouveau sous sa protection).
Il y a donc aujourd’hui trois groupes (ou juridictions)
d’Orthodoxes de tradition russe en France : « l’Archevêché »,
dont on vient de parler, largement majoritaire ; le Patriarcat
de Moscou — ces deux juridictions ayant un nombre de plus
en plus important de paroisses francophones à côté des slavo-
phones ; et l’Eglise russe Hors-Frontières, peu nombreuse en
France. On trouve ses membres surtout en Suisse et en
Allemagne, pour ce qui est de l’Europe.

Les autres juridictions en France


Nous avons parlé des Orthodoxes de tradition russe avec
leurs divisions tragiques parce qu’ils ont joué un rôle impor-
tant ; nous en reparlerons. Arrêtons-nous ici sur les autres
juridictions orthodoxes en France. Il s’agit ici, bien entendu,
des Orthodoxes canoniques ; nous laissons de côté tous les
groupes qui se permettent de se nommer « orthodoxes », alors
qu’ils ne sont aucunement reconnus par les Eglises locales de
l’Orthodoxie mondiale.
A tout seigneur, tout honneur. Existe une importante
Métropole grecque du Patriarcat de Constantinople (les Grecs
et les Chypriotes qui quittent leur pays d’origine se trouvent
aussitôt sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople).
Les trois principaux points de concentration des Grecs en
France sont l’Ile-de-France (Paris étant le siège de la
Métropole), Lyon et Strasbourg. Un nouveau métropolite, Son
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Eminence Emmanuel, vient d’être élu après le transfert en
Suisse de Mgr Jérémie, que les Français connaissent bien car
il a joué un rôle important dans l’évolution de la situation des
Orthodoxes en France.
La Métropole roumaine d’Europe occidentale — qui
comprend par conséquent la France — se développe rapide-
ment avec l’ouverture de nouvelles paroisses. Il est intéressant
de souligner que cette Métropole comporte des paroisses
où l’on célèbre selon un rite occidental, qui fut élaboré au
sein d’une communauté malheureusement plus du tout
reconnue par l’Eglise orthodoxe ; elle se fait appeler « Eglise
catholique orthodoxe de France ». Son évêque a été réduit à
l’état laïc par le Saint-Synode de l’Eglise de Roumanie. Dans
l’Orthodoxie, le caractère indélébile du sacerdoce n’existe pas.
La Métropole roumaine a recueilli la plupart de ceux qui ont
quitté cette communauté.
Une autre Métropole, celle du Patriarcat d’Antioche,
a été récemment élevée au rang de Métropole pour les
Orthodoxes de langue arabe, Libanais et Syriens. Le Français
moyen a tendance à ignorer que les Arabes chrétiens sont plus
anciens que les Arabes musulmans, apparus seulement au
VIIe siècle, alors que l’Eglise d’Antioche a été fondée par saint
Pierre lui-même, selon la tradition. En plus de ces Métropoles,
il y a deux diocèses, un serbe et un du Patriarcat de Moscou.
Ce dernier voit ses paroisses et des monastères se multiplier en
France, mais surtout en Italie, en Espagne et au Portugal, sans
parler des paroisses de Suisse.
Ainsi, l’on peut constater que les juridictions ortho-
doxes en France ont un fondement essentiellement ethnique
au départ, même si plusieurs d’entre elles ont des paroisses
souvent multi-ethniques ; la langue commune étant le fran-
çais, elles sont largement ou totalement francophones. Le
rattachement aux différents Patriarcats demeure, ce qui crée
une situation qui ne correspond guère à l’ecclésiologie ortho-
doxe telle que confessée par l’Orthodoxie : un seul évêque
en un seul lieu.

Vers une « synodalité »


Cependant, cette situation « anormale » est en évolution
depuis plusieurs décennies. Tout d’abord, au début des années
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soixante du XXe siècle, des Orthodoxes de diverses origines
(surtout des Français) se sont regroupés en une Fraternité
« transjuridictionnelle », pourrait-on dire, afin de développer
les liens entre les fidèles, sur la base non plus des ethnies, mais
de l’Orthodoxie. Aujourd’hui, cette Fraternité, très active, n’est
plus limitée à la France, mais est devenue la « Fraternité ortho-
doxe d’Europe occidentale ». Elle joue un rôle dans le rappro-
chement, non seulement des Orthodoxes de France, mais aussi
de toute l’Europe, y compris de celle de l’Est.
Parallèlement, les évêques se sont d’abord constitués en
un « Comité inter-épiscopal », au départ pour présenter un
front commun au monde non orthodoxe. Peu à peu, grâce au
métropolite Méletios, président du Comité, et surtout à son
successeur, Mgr Jérémie (à présent métropolite de Suisse, mais
qui reste en contact avec la France en tant que président
d’honneur), le Comité s’est de plus en plus occupé de régler
l’ensemble des problèmes de l’Orthodoxie en France. En
conséquence, le Comité inter-épiscopal a été transformé par la
Commission de préparation du « Saint et Grand Concile pan-
orthodoxe » en « Assemblée des Evêques orthodoxes de
France », ce qui représente un pas vers quelque chose comme
une « synodalité », étape allant dans le sens d’une Eglise locale
au sens ecclésiologique du terme (en France ? en Europe occi-
dentale ? La question reste débattue).
La France fait partie du « territoire canonique » de
l’Eglise catholique dans l’optique de l’ecclésiologie orthodoxe
territoriale. C’est dans la perspective de cette ecclésiologie que
tous les évêques orthodoxes canoniques, en France, portent des
titres qui évitent de doubler les titres des sièges des évêques
catholiques. La réaction des Orthodoxes vis-à-vis de la nomi-
nation récente d’évêques catholiques en Russie, avec des titres
comportant des noms de villes-sièges épiscopaux, s’explique
essentiellement par le fait que, pour l’Eglise orthodoxe, en tout
cas russe, l’Eglise catholique est reconnue comme pleinement
« Eglise », et la nomination d’évêques dans des villes comme
Moscou rappelle le doublement des Patriarches au moment
des Croisades, ce que les historiens et théologiens catholiques
regrettent eux-mêmes aujourd’hui. Ce sont les titres et les
lieux qui sont en jeu. En effet, les membres « éclairés » de la
hiérarchie orthodoxe russe reconnaissent parfaitement que
nous vivons dans une société pluraliste, dans laquelle la liberté
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de conscience devrait être admise par tous.

Des intellectuels d’influence


Après avoir évoqué surtout les anomalies de la présence ortho-
doxe en France, avec, comme on l’a vu, quelques avancées un
peu plus positives, je voudrais maintenant dire ce que cette
présence a pu apporter de bon dans la vie intellectuelle de
notre pays. Il faut pour cela revenir aux années vingt, après la
Révolution de 1917, et réexaminer certaines conséquences de
l’arrivée à Paris de quelques-uns des meilleurs esprits de la
classe intellectuelle russe. On a déjà mentionné la fondation
de l’Institut de Théologie Saint-Serge en 1925. Elle est le résul-
tat de l’achat aux enchères, en 1924, de la colline près des
Buttes-Chaumont, avec sa chapelle en bois, anciennement
luthérienne allemande, désaffectée depuis 1914. Achat mira-
culeux, si l’on tient compte de la pauvreté des Russes émigrés
et exilés. C’est grâce à un ami juif du métropolite Euloge que
M. Michel Ossorguine a pu gagner l’enchère le jour de la
Saint-Serge (à l’ancien style), d’où la dédicace.
Le nom d’un des grands intellectuels, ex-marxiste,
revenu à l’Eglise et ordonné prêtre, est lié, dès le début en 1925,
à l’Institut Saint-Serge. Il s’agit du P. Serge Boulgakov (1871-
1944), qui fut sans doute l’un des plus grands, sinon le plus
grand théologien orthodoxe du siècle. Telle était, en tout cas,
l’opinion de mon père, Vladimir Lossky (1903-1958), pour-
tant critique de certains aspects de la sophiologie du Père
Serge, dont il disait qu’il conviendrait d’en reprendre les intui-
tions géniales pour les rendre totalement orthodoxes. Mort
trop tôt, à 53 ans, il n’a pas eu le temps de le faire. Le Père Serge
avait participé au concile de Moscou de 1917-18. A Paris, il est
entré très tôt dans le mouvement œcuménique en établissant
des relations d’amitié et de dialogue avec des chrétiens non
orthodoxes, en particulier avec les anglicans. Il a joué un rôle
important au sein du « Fellowship of St Alban and St Sergius »,
association fondée en 1928, au départ entre anglicans et
orthodoxes (après la première guerre mondiale), incluant
aussi, plus tard, les catholiques.
L’autre ex-marxiste revenu à la foi chrétienne ortho-
doxe est le célèbre philosophe Nicolas Berdiaev (1874-1948),
qui entra très tôt en contact avec les philosophes chrétiens de
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France, comme Jacques Maritain (1882-1973), et avec d’autres,
non chrétiens. Beaucoup continuent d’apprécier hautement sa
pensée, en particulier son personnalisme.
Jusqu’à la malheureuse séparation de 1931, Saint-Serge
fut un lieu où enseignèrent des hommes de haute valeur, tels
l’évêque Cassien (1892-1965), Antoine Kartachev (1875-
1960), Georges Fedotov (1886-1951) et d’autres, comme le
5. Sur tout cela, voir en grand Georges Florovsky (1893-1979) 5, théologien patristique
particulier T. Ware (Bishop
Kallistos of Diokleia), op. de renom. Autour de Saint-Serge ont gravité également des
cit., passim. hommes et des femmes plus jeunes, formant la génération
suivante des intellectuels orthodoxes en France. Après 1931,
malgré la séparation en juridictions « rivales », beaucoup de
ceux-là restèrent en contact, notamment à travers leurs amitiés
avec de grands catholiques comme Dom Lambert Beauduin,
les cardinaux Jean Daniélou, Henri de Lubac et Yves Congar.
On ne peut oublier qu’avec ces jeunes Russes des
années vingt, on vit apparaître, en 1928, un prêtre français
venu d’Amay, puis de Chevetogne, reçu dans l’Eglise ortho-
doxe par concélébration. Il s’agit du célèbre « Moine de l’Eglise
d’Orient », pseudonyme — dont personne n’était dupe —
de l’archimandrite Lev Gillet (1893-1980), qui célébra régu-
lièrement des liturgies en français avec la bénédiction du
métropolite Euloge et la participation de cette jeunesse théo-
logienne montante 6. 6. Notons, à ce sujet, l’im-
portant ouvrage d’Elisabeth
Behr-Siegel, Le Père Lev
Gillet un moine de l’Eglise
La vigueur théologique des années 30 d’Orient, Cerf, 1993. Elisa-
beth Behr elle-même, venue
du protestantisme, faisait
Parmi ces jeunes, il faut distinguer un groupe d’étudiants qui partie de ce groupe de
comprirent vite que leur déracinement et leur transplantation jeunes théologiens mon-
tants.
sur une terre non orthodoxe, mais de chrétienté fort ancienne,
n’étaient pas un simple accident de l’histoire, ils avaient aussi
un caractère providentiel : Dieu attendait quelque chose
d’eux. La plupart étaient membres de la Confrérie de Saint-
Photius, fondée au début des années vingt dans l’esprit des
Confréries orthodoxes, en particulier du XVIIe siècle, pour la
défense d’une Orthodoxie purifiée, c’est-à-dire débarrassée
des alluvions et des scories de l’histoire. Parmi eux se trou-
vaient des hommes qui ont voulu retrouver les racines et les
survivances de la France du temps où il n’y avait pas de sépa-
ration entre catholiques et orthodoxes. Ils ont développé
la vénération des saints français d’avant la séparation (pour
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certains aussi, postérieurement). Il s’agit essentiellement
des frères Maxime (1903-1988), Eugraphe (1905-1970),
Kovalevsky, et de Vladimir Lossky.
Ce dernier fut profondément attiré, dès l’enfance, par la
chevalerie du Moyen Age occidental et rêvait d’aller étudier à
la Sorbonne, ce qu’il fit en 1924. Il devint disciple de
Ferdinand Lot, puis d’Etienne Gilson, ce qui le lia d’amitié
avec les Cardinaux dont nous venons de parler. Il prit la tête de
la Confrérie de Saint-Photius. Lorsqu’en 1936 un groupe de
Vieux-Catholiques, passés par l’Anglicanisme et en recherche,
demandèrent à être reçus dans l’Orthodoxie, Vladimir Lossky,
resté fidèle au Patriarcat de Moscou, se mit en relations épis-
tolaires avec le métropolite Serge, dont il estimait hautement
l’intelligence théologique. Le futur patriarche Serge reçut dans
l’Orthodoxie Mgr I. Winnaert et sa communauté, avec leur
rite occidental (corrigé pour l’orthodoxie) et la bénédiction,
afin de rétablir un rite occidental sur la base des liturgies
anciennes — travail à faire, disait-il, « en relation avec tous les
autres Orthodoxes en France » ; et il ajoutait qu’ainsi renaîtrait
« une Eglise orthodoxe occidentale » (en russe il n’y a pas
d’article, ce qui permit à certains d’interpréter cela comme
« l’ Eglise... »). Occasion unique, pour l’Orthodoxie, de recon-
naître qu’elle n’était pas identifiée uniquement à la tradition
liturgique syro-byzantine, mais qu’une diversité était possible.
Malheureusement, en 1953, le P. Eugraphe et sa communauté
ont quitté l’Eglise de Moscou et sont partis dans l’aventure
juridictionnelle, mentionnée plus haut.
Les Orthodoxes en France prennent une part active au
mouvement œcuménique. Membres du Conseil d’Eglises
chrétiennes en France, ils siègent au sein d’une Commission
catholique-orthodoxe qui travaille bien, et une Commission
de dialogue protestante-orthodoxe. Dans la situation des
Orthodoxes en France, les aspects négatifs ne sont pas les seuls
à devoir être retenus.

NICOLAS LOSSKY
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

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