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« Le Tout se cache dans le fragment » (Fides et ratio, § 12).

Christologie et philosophie à la lumière de Fides et ratio


Vincent Holzer
Dans Transversalités 2009/2 (N° 110), pages 39 à 52
Éditions Institut Catholique de Paris
ISSN 1286-9449
DOI 10.3917/trans.110.0039
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Transversalités, avril-juin 2009, n° 110, p. 39-52

« LE TOUT SE CACHE DANS LE FRAGMENT »


(FIDES ET RATIO, § 12)
CHRISTOLOGIE ET PHILOSOPHIE À LA LUMIÈRE DE
FIDES ET RATIO
Vincent HOLZER
Professeur, Institut Catholique de Paris
Directeur du Cycle des Études du Doctorat
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La place de la référence christologique dans Fides et ratio : une
fonction instauratrice ambitieuse et paradoxale
Il n’était pas assuré que dans un texte consacré à la relation entre foi et
raison, et plus largement entre philosophie et théologie, la christologie y
occupât une place et une fonction structurantes. Non pas que la théologie
d’inspiration catholique se méfie de ce que Karl Barth appelait de ses
vœux, et reconnut comme enfin réalisé dans la Constitution dogmatique
Dei Verbum de Vatican II, la « concentration christologique ». On peut dès
lors se demander si la christologie ne fait qu’affleurer dans le texte
encyclique, au gré de quelques affirmations de principe, plus promptes à
révéler la difficulté qui consiste à l’intégrer dans un grand discours de la
méthode, ou si, au contraire, elle est appelée à garantir l’ultime principe
d’unité qui, du point de vue de l’intelligence propre à la foi, permette
d’accéder à l’unité et à la plénitude de la vérité (FR, § 34). Le texte
encyclique emprunte cette voie, conférant ainsi à la christologie, non
seulement un droit d’entrée comme par surcroît, mais en en faisant le
locus, le « lieu » où se réalise in concreto et en plénitude ce que l’homme
cherche et ce à quoi il aspire (FR, § 11). L’on sent bien que l’intégration
de la christologie comme événement factuel dans la recherche du point de
concordance maximale entre raison et foi ne saurait s’accommoder de

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DOSSIER

solutions rhétoriques. Fides et Ratio promeut une christologie expressive,


dépendante du problème philosophique cardinal qu’elle présente au § 83 :
« […] accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au
fondement » (FR, § 83). Les ambitions christologiques de Fides et ratio se
laissent appréhender jusque dans la résolution de cette tâche proprement
philosophique.
Le § 34 de l’encyclique use cependant d’une expression qui résonne
comme un aveu d’impuissance : « Cette vérité que Dieu nous révèle en
Jésus-Christ n’est pas en contradiction avec les vérités que l’on atteint en
philosophant. Les deux ordres de connaissance conduisent au contraire à
la vérité dans sa plénitude. » Il convenait cependant de le rappeler. Mais le
rappel de ce principe ne suffit pas à en manifester le bien-fondé. Comme
autrefois dans les Apologies de l’antiquité chrétienne, la foi au Seigneur
Jésus-Christ renforce les exigences démonstratives qui s’imposent au
christianisme placé sous l’invocation du vrai Logos, elle ne les affaiblit en
rien, en dépit des limites que Tertullien assigna naguère à cette tâche de
conformation.
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Peut-on comparer Athènes et Jérusalem, l’Académie et l’Église, les
hérétiques et les chrétiens ? Notre instruction à nous vient du Portique de
Salomon qui avait enseigné lui-même qu’il faut chercher le Seigneur
dans la simplicité du cœur […]. Tant pis pour ceux qui ont mis au jour
un christianisme stoïcien, platonicien ou dialecticien. Depuis Jésus-
Christ, la vaine curiosité n’est plus notre affaire, depuis l’Évangile, la
recherche scientifique non plus. Nous, nous voulons croire, et notre désir
ne va pas au-delà, car notre premier credo, c’est qu’il n’y a rien à croire
au-delà.1
Nous ne sommes plus contemporains du contexte où l’accusation
d’enseigner des mythes était devenue, dans la lutte menée contre le
christianisme, un point théorique important, alors que les théogonies
d’Hésiode et les contes d’Homère avaient été peu à peu allégorisés et
spiritualisés jusqu’à ce qu’ils fussent capables de parler du « divin »
(adjectif substantivé), la grammaire suppléant aux insuffisances de la
représentation mythologique. Dans un contexte de persécution et sous le
règne d’une législation coercitive2, l’Apologie de Justin se développe sous

1. TERTULLIEN, De praescr. Haer. VII, 10-12.


2. Sous le règne des Antonins, de nouveaux griefs apparaissent contre les chrétiens. Ils
visent essentiellement leur attitude sociale et politique. On les accuse notamment de

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« LE TOUT SE CACHE DANS LE FRAGMENT »…

la forme d’une présentation du christianisme comme « philosophie


divine », où Jésus-Christ est présenté comme le « didascale » divin, à
l’instar de Socrate dans l’œuvre de Platon. Dans ce contexte, l’usage
abondant et structurant du titre de Logos va bénéficier d’une extension
permettant d’opérer un lien d’apparentement immémorial entre le christia-
nisme et la sagesse philosophique issue du monde grec, tout en maintenant
l’intégrité et la nouveauté de la foi chrétienne. Les apologètes n’affaiblis-
sent pas le paradoxe christologique, ils s’efforcent de le maintenir.
Évoquant Platon et les Stoïciens, Justin écrit : « […] Dans la mesure où
chacun d’eux, en vertu de sa participation au divin Logos séminal, a
contemplé ce qui lui était apparenté3, il en a parlé excellemment, mais le
fait que d’aucuns se sont contredits eux-mêmes sur des points essentiels
montre à l’évidence qu’ils ne possédaient ni une science infaillible ni une
connaissance irréfutable (II, 10, 3). C’est pourquoi, ce qui a été dit
excellemment par tous nous appartient, à nous chrétiens, car après Dieu
nous adorons et nous aimons le Logos, né du Dieu inengendré et ineffable,
puisqu’il est devenu homme pour nous, afin de prendre part aussi à nos
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misères pour nous en guérir. De fait, tous les écrivains pouvaient, grâce à
la semence du Logos4 implantée en eux, voir la réalité d’une manière
indistincte, car autre chose est la semence d’un être et sa ressemblance,

fomenter des complots visant à la déstabilisation, voire à l’effondrement de l’Empire. Ces


accusations sont d’autant plus redoutables qu’elles s’inscrivent dans un contexte d’exalta-
tion de la figure impériale, de felicitas temporum. Le nomen christianum constitue ainsi un
motif d’incrimination et de condamnation, alors que les principes de la législation les
concernant restaient régis par les rescrits de Trajan. Ils stipulaient que toute accusation
devait faire l’objet d’une preuve formelle. On exclut tout recours à des pétitions ou à de
simples « clameurs » destinées à arracher des magistrats la mise à mort des chrétiens.
3. L’idée platonicienne de la vision comme bonheur se fonde sur la parenté de l’âme
avec le divin. L’âme peut alors reconnaître l’existence de Dieu et se trouve attirée vers lui.
Mais Justin prend soin de donner à cette doctrine un sens christologique. Le Logos apparu
dans la chair du Christ est la manifestation de l’intégralité du Logos, le dévoilement du
Logos. La parenté de l’âme avec Dieu est dévoilée dans la grâce de l’incarnation, puisque
le divin séjourne dans la condition charnelle et temporelle. La suggeneia s’enracine dans
l’âme grâce aux semences de vérité que le Logos dépose en elle.
4. Justin est probablement le premier écrivain chrétien à employer la notion de Logos
séminal (Logos spermatikos). L’origine de cette expression, qu’il ne faut pas confondre
avec la distinction stoïcienne entre Logos endiathétos et Logos prophorikos, s’inscrit pour
une part dans la tradition judéo-hellénistique représentée par Philon d’Alexandrie. Il est
possible que la parabole du Semeur de Mt 13 ait pu influencer la notion de Logos sperma-
tikos, fruit d’une synthèse originale de la pensée judéo-chrétienne. L’activité universelle de
l’unique Sauveur est comparable à la diffusion de semences de vérité et de vertu répandues
dans le genre humain.

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DOSSIER

accordées aux hommes à la mesure de leur capacité, autre chose cet être
même, dont la participation et l’imitation se réalisent en vertu de la grâce
qui vient de Lui » (Apol., II, 13, 3). L’Apologie trouve en Christ le point de
concordance maximale entre le domaine de la nature et celui de la grâce.
Fides et ratio évoque et s’inscrit dans la dynamique de cet apparen-
tement immémorial, sans affaiblir le paradoxe christologique. L’hypothèse
que nous formulons consiste à poser que le point de concordance
maximale et paradoxale qui s’instaure entre foi et raison exige la pleine
intégration de la christologie dans le discours de raison, non seulement
sous la forme d’une christologie du Logos sans la chair, mais d’une
christologie de l’Incarnation ordonnée à la passion. C’est aussi la voie, la
voie étroite qu’emprunte le texte encyclique à chaque étape de son raison-
nement. J’ajoute que la christologie de l’Incarnation ne se déploie pas
seulement en direction de l’aval que représente l’événement pascal, mais
aussi selon l’amont que constitue la christologie protologique néotesta-
mentaire et à laquelle on pourrait donner la forme et le contenu que lui
confère le théologien Balthasar, inspirateur éloquent de certaines pages de
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Fides et Ratio :
Le Dieu qui nous rencontre dans la chair est aussi l’homme élu depuis
l’éternité, dans lequel tout est récapitulé dans le ciel et sur la terre, dans
lequel le monde est racheté et les frères sont élevés à la dignité d’enfants
du Père. Ce que Paul appelle le grand « Mystère » est cet agir de Dieu
avec le monde qui, à travers création, révélation et rédemption, demeure
toujours histoire, action, drame, événement, et qui a son centre dans la
plénitude du temps, l’Incarnation.5
Il n’est certes pas simple, dans le cas singulier d’un texte magistériel,
d’identifier les sources qui se cachent et nourrissent secrètement le texte
qui s’en inspire. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de penser à la
veine blondélienne, plusieurs affirmations tenues dans l’encyclique nous
incitant à le faire. Comment ne pas rapprocher, en effet, l’affirmation
inattendue du § 93 selon laquelle « il apparaît que la première tâche de la
théologie est l’intelligence de la kénose de Dieu », et cette autre affirma-
tion – non moins inattendue – parue dans les Carnets intimes de Blondel :
« J’ai à tracer les voies actuelles de la raison vers le Dieu incarné et

5. Hans Urs von BALTHASAR, Kleiner Lageplan zu meinen Büchern, in Schweizer


Rundschau 55, Zürich 1955 ; traduction française dans : À propos de mon œuvre, traduction
Joseph Doré et Chantal Flamant, Bruxelles, Lessius, 2002, p. 19.

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« LE TOUT SE CACHE DANS LE FRAGMENT »…

crucifié. »6 Prétendre que Fides et ratio s’assignerait comme tâche principale


celle de tracer les voies de la raison vers le Dieu crucifié serait une illusion,
voire une fausse interprétation. La figure du Dieu incarné et crucifié
apparaît pourtant lorsqu’il est question de l’universalité de la vérité (FR,
§ 23) et de la possibilité d’y accéder au-delà de la pluralité des cultures et
de leurs limites respectives. La singularité ou la particularité de l’événement
d’Incarnation interdit paradoxalement toute forme d’exclusivisme culturel.
La singularité de l’universel chrétien le prémunit contre toute forme erronée
de fragmentation ou de diffraction dans la pluralité des cultures. Il est
possible qu’une autre facette de la veine blondélienne se révèle ici. J’en
veux pour preuve cette affirmation cristalline tirée des Carnets intimes :
« S’il y a bien un universel, il ne saurait se présenter à nous que sous une
forme singulière, portio ; et s’il nous faut vivre sub specie totius, toute la
question sera justement de faire un tout, unum et totum, de ce qui semble
n’être qu’un fragment. »7 On connaît à ce sujet les célèbres réticences de
D. F. Strauss [1808-1874], exposées dans la dissertation qui clôt la Vie de
Jésus. Ce morceau de christologie spéculative, achevant une enquête
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exégétique et historique minutieuse, ne laisse pas d’étonner le lecteur
contemporain, tant les principes philosophiques qui l’informent paraissent
contraignants : « De même que le Dieu de Platon donnait forme au monde,
le regard fixé sur les Idées, de même la communauté, tandis qu’elle
ébauchait l’image de son Christ, sous l’influence de la personne et des
événements de la vie de Jésus, avait inconsciemment l’intuition de l’idée
d’Humanité dans son rapport avec la divinité. »8 Ce que la révélation

6. Maurice BLONDEL, Carnets intimes I, Paris, Cerf, 1961, p. 526. Dans les Carnets
intimes, la christologie blondélienne n’est pas réductible à une christologie expressive ou
épiphanique. Elle se déploie à l’intérieur d’une logique de l’action comme à son principe
intime et occulte : « Je me propose d’étudier l’action parce qu’il me semble que dans
l’Évangile il est attribué à l’action seule le pouvoir de manifester l’amour et d’acquérir Dieu
[…]. Je veux montrer que la plus haute manière d’être c’est d’agir, que la plus complète
manière d’agir, c’est de souffrir et d’aimer, que la vraie manière d’aimer, c’est d’adhérer au
Christ », Carnets intimes I, Paris, Cerf, 1961, p. 85, cité par Emmanuel GABELLIERI, « ‘Le
Tout dans le fragment’: la singularité de l’Universel chrétien », inédit, Facultés de
Théologie et de Philosophie de l’Université Catholique de Lyon, février 2003. Une version
brève de cette communication a été publiée dans le volume, L’Universel chrétien, Didier
Gonneaud (éd.), Lyon, Profac, 2006, p. 17-47 ; pour la référence à Blondel, voir p. 35.
7. Nous renvoyons à l’étude vigoureuse et lumineuse d’Emmanuel GABELLIERI, op. cit.,
p. 33-34.
8. D. F. STRAUSS, Das Leben Jesu, Darmstadt, 1969, Bd II, p. 733. L’œuvre de Strauss
publiée en deux volumes, entre 1835 et 1836, connaîtra un vif succès en France grâce à la
traduction de Littré (1839-1840).

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DOSSIER

échoue à universaliser, c’est la singularité du Christ. Les attributs, les


fonctions que le dogme ou la tradition confèrent au Christ se contredisent
si on les pense réunis en un seul individu. Ils ne peuvent dès lors s’accorder
que dans l’idée de l’espèce. Strauss ne peut concevoir ou ignore « que
l’Idée comme telle est un universel qui s’individualise »9. A contrario,
Fides et ratio promeut paradoxalement un universalisme de la theologia
crucis, autrement dit de la « Sagesse de la croix ». Le § 23 représente le
crux interpretum du texte encyclique, tant l’exégèse qu’il propose des
rapports entre foi et philosophie, à la lumière de la croix du Christ, semble
inhabituelle.
Dans le texte encyclique, il constitue un hapax, tant par la longueur du
développement qui le caractérise que par les affirmations audacieuses dont
il s’autorise, une audace avouée : « La raison ne peut pas vider le mystère
d’amour que la croix représente, tandis que la croix peut donner à la raison
la réponse ultime qu’elle cherche. Ce n’est pas la sagesse des paroles, mais
la Parole de Sagesse que saint Paul donne comme critère de la Vérité et, en
même temps, de salut. La sagesse de la croix dépasse donc toutes les
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limites culturelles que l’on veut lui imposer et nous oblige à nous ouvrir à
l’universalité de la vérité dont elle est porteuse. Quel défi est ainsi porté à
notre raison et quel profit elle en retire si elle l’accepte ! » (FR, § 23). Nous
n’irons pas jusqu’à détecter ici une influence de Luther, comme si Fides et
ratio se révélait sensible à l’intuition du Deus sub contrarii specie. Chez
Luther, le principe du Deus sub contrarii specie résulte de l’opposition
instaurée entre theologia crucis et theologia gloriae dans la controverse de
mai 1518 à Heidelberg, opposition que Fides et ratio récuse pour des
motifs christologiques. Le § 34 réintroduit, de manière discrète, la thèse
christologique propre à l’apologétique moderne, celle de l’unité de la
vérité, naturelle et révélée, trouvant « son identification vivante et person-
nelle dans le Christ ». L’affirmation reste relativement formelle, elle ne
s’égale en rien aux longues démonstrations qui caractérisent, dans
l’Antiquité chrétienne, l’Apologie de Justin. La seule justification théolo-
gique qui préside à l’affirmation de l’unité de la vérité manifestée en Christ
invoque le thème somme toute classique de la christologie protologique,
donné dans le motif de la Parole éternelle « en laquelle tout a été créé ».
L’unité de la vérité naturelle et révélée est fondée sur le thème d’une
christologie expressive et épiphanique, le texte encyclique ne répugnant

9. Xavier TILLIETTE, Le Christ de la philosophie, Paris, Cerf, 1990, p. 260.

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« LE TOUT SE CACHE DANS LE FRAGMENT »…

guère à opérer ici un rapprochement qui ne laisse pas d’étonner, tant par sa
forme syllogistique que par le principe axiomatique invoqué. Si l’unité de
la vérité est un postulat de la raison, exprimé dans le principe de non-
contradiction, la Révélation donne la certitude de cette unité « en montrant
que le Dieu créateur est aussi le Dieu de l’histoire du salut […] celui-là
même qui se révèle Père de notre Seigneur Jésus-Christ » (FR § 34).
D’aucuns pourraient légitimement penser que sous ce rapprochement
inattendu, peut-être incongru, c’est le principe même d’une christologie
philosophique qui se voit consacrée, comme si elle vérifiait l’exactitude
quasi apodictique du principe de non-contradiction dans la sphère propre
de la Révélation. Mais n’est-ce pas aller trop loin, ou par manière de
raccourci ? Cette proposition ne pèche-t-elle pas par sa forme exagérément
rhétorique ? Si la christologie est philosophique, elle cesse d’être christo-
logie, parce que soumise à une réduction rationnelle, voire à une fonction
rationnelle.
En effet, invoquer le principe de non-contradiction, autrement dit le
principe d’identité ou du tiers-exclu pour justifier rationnellement l’unité
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entre le dessein du Dieu créateur et celui du Dieu sauveur, c’est vouloir
fonder cette unité par manière d’axiome, ou selon la loi du principe. Une
autre voie, plus satisfaisante, et moins exposée au danger du concordisme
des méthodes, eût été de reconnaître que si « le Christ est l’Idée première
concrète du Dieu qui crée, et par là même le but du monde, alors il devient
possible – comme le suggère audacieusement Hans Urs von Balthasar –
« d’interroger jusque dans ses profondeurs la phrase : “Une fois (et une fois
pour toutes !) l’être (Sein) était dans l’‘existence’ (‘Dasein’)”.»10
L’ambition philosophique que traduit cette étonnante affirmation,
parodiant le lexique heideggérien, est somme toute une voie classique,
enracinée dans la tradition patristique et spéculativement reprise à l’âge
d’or de la période scolastique. Le Christ, en tant qu’il est celui qui obéit au
Père, qui attend l’Heure et se plie à la loi du temps de la création, devient
ainsi le critère et la mesure du temps racheté et de toute l’histoire. Sous
cette forme, le rapport entre christologie et ontologie n’est pas forcé, mais
éclairé. C’est ainsi, mais à la faveur d’autres médiations, que s’ébauche
l’esquisse de christologie philosophique que tente Blondel à la fin de
l’Action de 1893. L’idée selon laquelle le Christ est l’Idée première

10. Hans Urs von BALTHASAR, Kleiner Lageplan zu meinen Büchern, op. cit., p. 20 de
l’édition française.

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DOSSIER

concrète de Dieu, et qu’à ce titre il est le vinculum substantiale, n’en fait


pas pour autant le summus philosophus comme le concevait Spinoza, mais
le médiateur de la création et du salut, l’analogia entis concrète, si l’on
voulait user d’un syntagme balthasarien.
L’Homme-Dieu, figure centrale de la création, ne peut pas être une
grandeur isolée (isolierte Grösse), dépourvue de tout contexte historique
(geschichtlich zusammenhanglose) – c’était le point de vue de la gnose,
qui croyait pouvoir le considérer comme un aérolithe ; tout au contraire,
il doit former avec l’histoire humaine une figure d’ensemble authentique
(echte Gesamtgestalt), et être compréhensible dans cette figure : c’est la
position d’Irénée contre la gnose. Mais il ne peut faire partie de cette unité
(Einheit) que dans une histoire qualifiée (qualifizierten Geschichte), et
non avec la masse, théologiquement amorphe, des « païens ». L’histoire
avec laquelle il peut former une figure doit être détachée (herausgehoben)
de l’histoire générale et de plus elle doit, à partir de lui, être marquée
comme orientée vers lui.11
Les termes d’un « panchristisme critique » sont tout entier contenus
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dans cette affirmation programmatique. La notion de panchristisme trouve
sa justification la plus irréfutable dans l’expression d’analogia entis
christologique, transposition christologique d’une notion métaphysique
exploitée par Erich Przywara. En 1955, dans son Kleiner Lageplan zu
meinen Büchern, Balthasar évoque le rapport entre ontologie et christo-
logie. Le Christ n’est pas un épiphénomène dont l’unicité serait détachée
du mystère de l’être et du monde. Vérité du monde et vérité de Dieu se
rencontrent dans l’analogia entis concrète qu’est le Christ, Verbe devenu
chair.
[…] L’élévation d’« un » homme au rang de l’Unique, du Monogène, ne
pouvait être que l’abaissement profond de Dieu lui-même, sa descente,
son avilissement, sa kénose, jusqu’à cette union intime avec « un »
homme qui, bien que l’Unique, ne cesse pas d’être homme entre les
hommes […]. L’élévation du Christ au-dessus de ses « frères », partici-
pants comme lui à la nature humaine, ne doit pas être interprétée d’une
manière unilatérale. L’unicité du Christ ne doit pas compromettre la
communion en ce qu’il a de commun avec les autres hommes, et
l’analogie au point de vue concret et historique ne doit pas absorber
l’identité de nature.12

11. G.C. I., p. 530-531 ; H. I., p. 601-602.


12. Théologie de l’Histoire, Paris, 1970, p. 25-26.

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« LE TOUT SE CACHE DANS LE FRAGMENT »…

On le voit bien, en aucune manière la doctrine du Logos spermatikos,


ou du Christ médiateur de la création, ne peut être détachée d’une
théologie du Logos incarné et encore moins du Christ crucifié. Balthasar
exprime cette « pente » christologique, c’est-à-dire cette voie qui mène à
un resserrement, par le thème de la « Non-figure » (Un-Gestalt). Cette
tendance « dialectique » est probablement, et en partie seulement, le résidu
d’une fascination pour l’actualisme théologique de Barth. Hans Urs von
Balthasar a défini l’actualisme dans une note brève et dense qu’il a
consacrée à son homologue suisse en 1948 : « L’actualisme prétend
exprimer ce qui est radicalement théologique dans la révélation ; le fait
qu’elle vient « d’en-haut », fait par quoi elle s’oppose à ce que serait une
quelconque “surnature” bien assise sur un sol présupposé connu comme
“être”, le sol de la nature. »13
Si Balthasar plaide en faveur d’un panchristisme, il aura néanmoins la
forme d’un Christ comme « mesure » (Mass) que rien ne mesure. Le
paradoxe de l’unicité du Christ tient dans cette conviction que tout
converge vers lui, « mesure et forme » (Mass und Form) de toutes choses,
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sans que rien ni personne ne puisse de l’extérieur le mesurer. Cette forme
de pensée a quelque parenté avec l’Un de Plotin qui n’est rien de ce dont
il est le principe14. Dès lors, la « figure » du Christ exerce une fonction de

13. « Deux notes sur Karl Barth. I. Sur la formule « Simul Peccator et Justus » dans
l’œuvre de Karl Barth. II. Être et événement. À propos de l’actualisme théologique de
Barth », Recherches de Science Religieuse, XXXV, 1948, p. 102. Le vocabulaire du « fait »
correspond au terme allemand Tatsache. Balthasar l’adoptera et son emploi n’est donc pas
anodin.
14. La théologie négative qui marque toute pensée de l’Un peut être rapprochée, sous
certaines conditions, d’une christologie de l’Unique qui n’est mesurée par rien et dont
aucune mesure externe ou connexe ne saurait positivement déterminer l’identité. Pourtant,
cette théologie négative qui affecte l’Un, comme elle affecte la christologie de l’Unique,
doit être complétée par une théologie affirmative. C’est le même Un qui peut être saisi à la
fois comme isolé dans sa transcendance sans participation et rendu présent à la totalité de
l’étant, en tant que puissance causale suprême. Ce schème ne trouve-t-il pas une applica-
tion possible dans le domaine de la christologie de l’Unique ? Balthasar a été profondément
marqué par les leçons de Franz EIBL sur Plotin, professées à Vienne en 1923. Un texte tiré
des Ennéades (Ennéade VI, 8) pourrait avoir influencé, non pas tant la doctrine de Dieu que
la christologie à proprement parler : « Lui-même (le Bien) est leur principe (des
Intelligibles), même si, en un sens différent (allon tropon), il n’est pas leur principe »,
Ennéades, VI, 8 (39), 8, 10-11, traduction de Leroux, Henry et Schwyzer éditions. Pour
Plotin, l’Un ou Premier est le Bien par excellence, il est ce qu’il y a de meilleur, il est la
cause finale de tous les êtres. Il est aussi ce par quoi tout ce qui est est. Cependant, l’Un
cause sans sortir de lui-même et de sa transcendance. Il s’agit d’une transcendance d’une
cause qui agit sans besoin et donne ce qu’elle ne possède pas. Plotin exprime cette modalité

47
DOSSIER

jugement (krisis) sur toute autre figure. Elle n’est mesurée par rien d’exté-
rieur à elle-même, et cependant elle est la « mesure » pour toute autre
figure. Ce panchristisme n’est pas une version christologique du
panthéisme. Il signifie bien, comme sut le préciser Xavier Tilliette dans ses
admirables études de christologie philosophique, que le Christ est tout, en
tout, et tout est au Christ. Le panchristisme est, selon l’admirable formule
de Tilliette, « la devise d’une christologie emphatique, majorante et même
maximisante »15, Christus semper major.
Les ambitions philosophiques du panchristisme, tel qu’esquissé ici de
manière brève, ont été développées dans l’exégèse minutieuse de la
philosophie religieuse de Grégoire de Nysse. La thèse défendue consiste à
montrer que le christianisme apporte à la philosophie religieuse un renver-
sement complet du point de départ : « Il ne s’agit plus de savoir comment
l’âme peut s’approcher de Dieu, mais d’apprendre comment, de fait, Dieu
s’est approché de nous. À travers un fait historique extérieur, le christia-
nisme nous enseigne un fait historique intérieur : il substitue à la métaphy-
sique la méta-histoire. » Cela signifie en clair que « l’approche intérieure
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de la grâce s’est produite par l’Incarnation. De même que nulle philoso-
phie ne pouvait prévoir le fait extérieur, nulle analyse ontologique de
l’âme, s’exerçât-elle sur l’“image” et la “grâce créée”, ne pouvait non plus
calculer à partir de ses données le fait de l’approche du Dieu sensible au
cœur, de la “Grâce Incréée”. »16 Sous cet éclairage aussi crucial que
fondamental, il nous a semblé que les ambitions, non seulement philoso-
phiques, mais aussi anthropologiques de la christologie ne pouvaient être
tenues sans une théologie de la grâce, et plus précisément de la grâce
christique, articulation quelque peu absente du texte encyclique. Le
christianisme peut briser l’antinomie philosophique du particulier et du

d’être sous les termes de puissance immense, surabondante, infinie. Cette forme, ou ce
schème de pensée n’est-il pas sous-jacent à des affirmations christologiques de ce type :
« Le témoignage de l’histoire (qui est celui de l’Ancienne Alliance) n’est pas nécessaire à
Jésus […]. En tant qu’il accomplit l’histoire de Dieu avec les hommes, Jésus n’est pas
renvoyé à cette histoire ; c’est lui qu’elle a pour objet, et non l’inverse », La Gloire et la
croix. I. Apparition, op. cit., p. 525. On le voit bien, le type de lien ou de causalité qui
s’instaure entre le Christ et les figures qu’il accomplit relève de la cause finale, bien que
l’efficience ne soit nullement niée dans une christologie de la singularité (einmalige
Gestalt).
15. Xavier TILLIETTE, Le Christ de la philosophie, Paris, Cerf, 1990, p. 126.
16. Hans Urs von BALTHASAR, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse
de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesne, 1988, p. 102.

48
« LE TOUT SE CACHE DANS LE FRAGMENT »…

général, du singulier et de l’universel dans une théologie de l’Incarnation


qui manifeste que Dieu ne veut avoir d’autre rapport au monde que celui
dont Jésus-Christ lui-même est le centre.
Je plaide ici pour une articulation plus décisive, moins extrinsèque,
entre théologie et christologie, et ceci sous le rapport d’une théologie de la
grâce. Ce fut non seulement la force, mais le but de la christologie
transcendantale de Karl Rahner. Elle est transcendantale parce qu’elle
dépend d’une théologie de la grâce. Seule une théologie de la grâce permet
de tenir toutes les promesses d’une christologie philosophique, quitte à
devoir préciser le sens et les limites de ce syntagme. Le théologien
Balthasar a probablement réussi à forger le concept adéquat qui permette
de rendre audible les prétentions philosophiques de la christologie,
lorsqu’il parle à son sujet d’analogia entis concrète, dans une note discrète
de Theologie der Geschichte17 parue en 1950. Il y pose les fondements
d’une analogie entre l’unicité du Christ et notre humanité multiple : « […]
Si “l’un d’entre nous” est ontologiquement un avec le Verbe de Dieu et
avec l’action rédemptrice de Dieu, il est par là même, en tant qu’il est cet
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Unique, élevé au rang de norme de notre nature comme de notre histoire
concrète […]. »18
Ainsi, l’historicité interne de la grâce christique ne résulte pas
seulement de ce que le Christ nous manifeste le Père dans son existence
temporelle et devient, en son humanité expressive, le « sacrement vivant de
la vie trinitaire ». Cette forme de christologie expressive est insuffisante si
elle ne débouche pas sur une christologie pneumatique que l’Apôtre Paul
fait coïncider avec le don de l’adoption filiale (Rom 8, 29-30 ; Ga 4, 6-7).
Autrement dit, les ambitions philosophiques de la christologie ne peuvent
s’accommoder d’une justification métaphysique ou ontologique donnée

17. Hans Urs von BALTHASAR, Théologie de l’Histoire, Paris, 1955, p. 86-87, note 1 :
« […] Le Christ peut être appelé analogia entis concrète, puisqu’il constitue lui-même,
dans l’unité de sa nature divine et humaine, la mesure pour toute distance entre Dieu et
l’homme. Et cette unité est sa personne en deux natures. La formulation philosophique de
l’analogie de l’être est, par rapport à la mesure du Christ, exactement comme l’histoire du
monde à l’histoire du Christ : comme promesse à accomplissement, provisoire à définitif
[…]. Lorsque Dieu révèle son intention cachée d’avoir voulu la création de toute éternité,
et, uni au monde par le lien indissoluble de l’union hypostatique, de ne plus jamais être sans
le monde, lorsqu’il révèle encore qu’il a conçu l’homme et l’a prédestiné à être le frère de
son Fils éternel devenu homme : alors on voit nettement combien le plan de la philosophie
est dépassé sans être affecté dans sa valeur propre. »
18. Théologie de l’histoire, op. cit., p. 27.

49
DOSSIER

dans le fait de l’union hypostatique. La christologie expressive, dominante


dans le texte encyclique, est cependant compensée ou rééquilibrée au
§ 13 par sa vertu sacramentelle et pneumatique : « On est renvoyé là, d’une
certaine façon, à la perspective sacramentelle de la Révélation et, en
particulier, au signe eucharistique dans lequel l’unité indivisible entre la
réalité et sa signification permet de saisir la profondeur du mystère. Dans
l’Eucharistie, le Christ est véritablement présent et vivant, il agit par son
Esprit […] » (FR, § 13).

Le débat interne aux christologies contemporaines : jusqu’où peuvent


s’étendre leurs ambitions philosophiques ?
La place accordée à l’union hypostatique comme principe suffisant
d’une christologie philosophique suffit à marquer, en christologie contem-
poraine, toute la distance qui s’instaure entre le projet de christologie
transcendantale et une christologie expressive et pneumatique. Balthasar
répugne à inclure la « figure » du Christ dans une histoire générale qui
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constituerait l’horizon dans lequel la figure accède à une crédibilité univer-
selle. Le principe rahnérien d’une coextensivité entre histoire universelle-
générale et histoire particulière est un schème qui porte préjudice à la
dimension dramatique ou historique de l’économie trinitaire. Si Balthasar
a lié de manière indissoluble esthétique et dramatique, c’est précisément
pour se dégager de tout schème d’obligation dans lequel la « figure » serait
en quelque sorte précontenue et préconçue. Le schématisme kantien s’est
logé dans la christologie rahnérienne, sous la forme de l’Idée de l’Homme-
Dieu, dont l’Incarnation est la représentation catégoriale et irréversible. La
christologie est ainsi tirée du côté de la causalité exemplaire et ne parvien-
drait guère à tenir les promesses d’une théologie de la grâce forgée
indépendamment d’une historicité interne de la grâce christique. Nous le
savons, le trait est forcé, le jugement est probablement erroné.
Nous l’avons déjà relevé, le texte encyclique emprunte la voie de la
christologie expressive et se tient à distance de toute forme de christologie
transcendantale. Faut-il y voir une influence de la christologie de la
« Figure » (Gestalt) telle qu’elle a été proposée par le théologien Hans
Urs von Balthasar ? Cela semble probable, le § 12, puis le § 93 usant
d’expressions qui ne laissent guère de doute sur cette influence avérée,
quoique ténue : « L’incarnation du Fils de Dieu permet de voir se réaliser
la synthèse définitive que l’esprit humain, à partir de lui-même, n’aurait

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« LE TOUT SE CACHE DANS LE FRAGMENT »…

même pas pu imaginer : l’Éternel entre dans le temps, le Tout se cache


dans le fragment, Dieu prend le visage de l’homme » (FR, § 12). Dès lors,
« il apparaît que la première tâche de la théologie est l’intelligence de la
kénose de Dieu, vrai et grand mystère pour l’esprit humain, auquel il
semble impossible de soutenir que la souffrance et la mort puissent
exprimer l’amour qui se donne sans rien demander en retour » (FR, § 93).
On reconnaît là non seulement les accents, mais aussi les contenus
propres et les ambitions philosophiques de la christologie balthasarienne,
exprimées jusque dans le principe du Deus sub contrario, dans le thème
de l’Un-Gestalt du Crucifié. Ces thèses sont consignées et développées
dans Theologie der Geschichte, puis dans Das Ganze im Fragment. Fides
et Ratio s’en fait l’écho au § 23 : « Le vrai point central, qui défie toute
philosophie, est la mort en croix de Jésus-Christ. Ici, en effet, toute
tentative de réduire le plan salvifique du Père à une pure logique humaine
est vouée à l’échec […]. Le rapport entre la foi et la philosophie trouve
dans la prédication du Christ crucifié et ressuscité l’écueil contre lequel il
peut faire naufrage, mais au-delà duquel il peut se jeter dans l’océan infini
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de la vérité. » On pourrait aisément renchérir, sans forcer le moins du
monde l’interprétation. Le thème de la Gelassenheit, de l’anima
ecclesiastica, dans sa forme mariale archétypique, sert à fonder dans
Fides et ratio une analogia mariae susceptible d’éclairer ultimement ce
qu’il en est du philosopher en christianisme : « De même que la Vierge fut
appelée à offrir toute son humanité et toute sa féminité afin que le Verbe
de Dieu puisse prendre chair et se faire l’un de nous, de même la philoso-
phie est appelée à exercer son œuvre rationnelle et critique afin que la
théologie soit une intelligence féconde et efficace de la foi » (FR, § 108).
Deux motifs permettent de détecter l’influence du théologien de Lucerne,
celui de la Gelassenheit (mise à disposition) et celui de la Fruchtbarkeit
(fécondité).

Les voies possibles de la christologie philosophique


Nous pourrions aisément prolonger notre enquête de christologie
philosophique en explorant le vaste univers de la philosophie de
l’Idéalisme allemand, en étudiant notamment la postérité spéculative à
laquelle fut promise la distinction luthérienne entre theologia gloriae et
theologia crucis, récusée implicitement par Fides et Ratio, la theologia
crucis refluant en quelque sorte vers la doctrine de Dieu et la conditionnant

51
DOSSIER

de manière assez radicale19, jusqu’à ce point où la kénose de Dieu,


transposée en Entäusserung – si l’on s’en tient à la traduction de Luther –
s’identifiera avec une Logique divine s’extériorisant dialectiquement dans
le temps et réalisant ainsi sa propre essence.
La christologie philosophique épouse assurément les vicissitudes de la
philosophie chrétienne, elle les rend plus tangibles et déstabilisantes si l’on
tient compte, comme dit Tilliette, du « chiasme qui résulte de l’interver-
sion des substantifs et des épithètes ». Il reste toujours, pour le théologien,
à définir par quel biais le Christ entre ou doit entrer en philosophie. Nous
avons tracé quelques voies possibles en refusant toute séparation
méthodique, toute épochè qui, au profit du christianisme, opèrerait la mise
entre parenthèses de la christologie. C’est aussi la voie courageuse qui
préside aux intentions de Fides et ratio. Une philosophie chrétienne n’est
possible que par la révélation de l’Incarnation du Verbe.

Vincent HOLZER
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19. Proposition (conclusio) 19 ; 20 ; 21 : « On ne peut appeler à bon droit théologien


celui qui considère que les choses invisibles de Dieu peuvent être saisies à partir de celles
qui ont été créées ; mais plutôt celui qui saisit les choses visibles et inférieures de Dieu en
les considérant à partir de la passion et de la croix ; le théologien de la gloire dit que le mal
est bien et le bien mal, le théologien de la croix dit les choses telles qu’elles sont vérita-
blement », traduction établie sur le texte latin de l’édition de Weimar, in : M. LUTHER,
Œuvres, t. 1, Genève, 1957.

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