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accordées aux hommes à la mesure de leur capacité, autre chose cet être
même, dont la participation et l’imitation se réalisent en vertu de la grâce
qui vient de Lui » (Apol., II, 13, 3). L’Apologie trouve en Christ le point de
concordance maximale entre le domaine de la nature et celui de la grâce.
Fides et ratio évoque et s’inscrit dans la dynamique de cet apparen-
tement immémorial, sans affaiblir le paradoxe christologique. L’hypothèse
que nous formulons consiste à poser que le point de concordance
maximale et paradoxale qui s’instaure entre foi et raison exige la pleine
intégration de la christologie dans le discours de raison, non seulement
sous la forme d’une christologie du Logos sans la chair, mais d’une
christologie de l’Incarnation ordonnée à la passion. C’est aussi la voie, la
voie étroite qu’emprunte le texte encyclique à chaque étape de son raison-
nement. J’ajoute que la christologie de l’Incarnation ne se déploie pas
seulement en direction de l’aval que représente l’événement pascal, mais
aussi selon l’amont que constitue la christologie protologique néotesta-
mentaire et à laquelle on pourrait donner la forme et le contenu que lui
confère le théologien Balthasar, inspirateur éloquent de certaines pages de
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6. Maurice BLONDEL, Carnets intimes I, Paris, Cerf, 1961, p. 526. Dans les Carnets
intimes, la christologie blondélienne n’est pas réductible à une christologie expressive ou
épiphanique. Elle se déploie à l’intérieur d’une logique de l’action comme à son principe
intime et occulte : « Je me propose d’étudier l’action parce qu’il me semble que dans
l’Évangile il est attribué à l’action seule le pouvoir de manifester l’amour et d’acquérir Dieu
[…]. Je veux montrer que la plus haute manière d’être c’est d’agir, que la plus complète
manière d’agir, c’est de souffrir et d’aimer, que la vraie manière d’aimer, c’est d’adhérer au
Christ », Carnets intimes I, Paris, Cerf, 1961, p. 85, cité par Emmanuel GABELLIERI, « ‘Le
Tout dans le fragment’: la singularité de l’Universel chrétien », inédit, Facultés de
Théologie et de Philosophie de l’Université Catholique de Lyon, février 2003. Une version
brève de cette communication a été publiée dans le volume, L’Universel chrétien, Didier
Gonneaud (éd.), Lyon, Profac, 2006, p. 17-47 ; pour la référence à Blondel, voir p. 35.
7. Nous renvoyons à l’étude vigoureuse et lumineuse d’Emmanuel GABELLIERI, op. cit.,
p. 33-34.
8. D. F. STRAUSS, Das Leben Jesu, Darmstadt, 1969, Bd II, p. 733. L’œuvre de Strauss
publiée en deux volumes, entre 1835 et 1836, connaîtra un vif succès en France grâce à la
traduction de Littré (1839-1840).
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guère à opérer ici un rapprochement qui ne laisse pas d’étonner, tant par sa
forme syllogistique que par le principe axiomatique invoqué. Si l’unité de
la vérité est un postulat de la raison, exprimé dans le principe de non-
contradiction, la Révélation donne la certitude de cette unité « en montrant
que le Dieu créateur est aussi le Dieu de l’histoire du salut […] celui-là
même qui se révèle Père de notre Seigneur Jésus-Christ » (FR § 34).
D’aucuns pourraient légitimement penser que sous ce rapprochement
inattendu, peut-être incongru, c’est le principe même d’une christologie
philosophique qui se voit consacrée, comme si elle vérifiait l’exactitude
quasi apodictique du principe de non-contradiction dans la sphère propre
de la Révélation. Mais n’est-ce pas aller trop loin, ou par manière de
raccourci ? Cette proposition ne pèche-t-elle pas par sa forme exagérément
rhétorique ? Si la christologie est philosophique, elle cesse d’être christo-
logie, parce que soumise à une réduction rationnelle, voire à une fonction
rationnelle.
En effet, invoquer le principe de non-contradiction, autrement dit le
principe d’identité ou du tiers-exclu pour justifier rationnellement l’unité
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10. Hans Urs von BALTHASAR, Kleiner Lageplan zu meinen Büchern, op. cit., p. 20 de
l’édition française.
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13. « Deux notes sur Karl Barth. I. Sur la formule « Simul Peccator et Justus » dans
l’œuvre de Karl Barth. II. Être et événement. À propos de l’actualisme théologique de
Barth », Recherches de Science Religieuse, XXXV, 1948, p. 102. Le vocabulaire du « fait »
correspond au terme allemand Tatsache. Balthasar l’adoptera et son emploi n’est donc pas
anodin.
14. La théologie négative qui marque toute pensée de l’Un peut être rapprochée, sous
certaines conditions, d’une christologie de l’Unique qui n’est mesurée par rien et dont
aucune mesure externe ou connexe ne saurait positivement déterminer l’identité. Pourtant,
cette théologie négative qui affecte l’Un, comme elle affecte la christologie de l’Unique,
doit être complétée par une théologie affirmative. C’est le même Un qui peut être saisi à la
fois comme isolé dans sa transcendance sans participation et rendu présent à la totalité de
l’étant, en tant que puissance causale suprême. Ce schème ne trouve-t-il pas une applica-
tion possible dans le domaine de la christologie de l’Unique ? Balthasar a été profondément
marqué par les leçons de Franz EIBL sur Plotin, professées à Vienne en 1923. Un texte tiré
des Ennéades (Ennéade VI, 8) pourrait avoir influencé, non pas tant la doctrine de Dieu que
la christologie à proprement parler : « Lui-même (le Bien) est leur principe (des
Intelligibles), même si, en un sens différent (allon tropon), il n’est pas leur principe »,
Ennéades, VI, 8 (39), 8, 10-11, traduction de Leroux, Henry et Schwyzer éditions. Pour
Plotin, l’Un ou Premier est le Bien par excellence, il est ce qu’il y a de meilleur, il est la
cause finale de tous les êtres. Il est aussi ce par quoi tout ce qui est est. Cependant, l’Un
cause sans sortir de lui-même et de sa transcendance. Il s’agit d’une transcendance d’une
cause qui agit sans besoin et donne ce qu’elle ne possède pas. Plotin exprime cette modalité
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jugement (krisis) sur toute autre figure. Elle n’est mesurée par rien d’exté-
rieur à elle-même, et cependant elle est la « mesure » pour toute autre
figure. Ce panchristisme n’est pas une version christologique du
panthéisme. Il signifie bien, comme sut le préciser Xavier Tilliette dans ses
admirables études de christologie philosophique, que le Christ est tout, en
tout, et tout est au Christ. Le panchristisme est, selon l’admirable formule
de Tilliette, « la devise d’une christologie emphatique, majorante et même
maximisante »15, Christus semper major.
Les ambitions philosophiques du panchristisme, tel qu’esquissé ici de
manière brève, ont été développées dans l’exégèse minutieuse de la
philosophie religieuse de Grégoire de Nysse. La thèse défendue consiste à
montrer que le christianisme apporte à la philosophie religieuse un renver-
sement complet du point de départ : « Il ne s’agit plus de savoir comment
l’âme peut s’approcher de Dieu, mais d’apprendre comment, de fait, Dieu
s’est approché de nous. À travers un fait historique extérieur, le christia-
nisme nous enseigne un fait historique intérieur : il substitue à la métaphy-
sique la méta-histoire. » Cela signifie en clair que « l’approche intérieure
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d’être sous les termes de puissance immense, surabondante, infinie. Cette forme, ou ce
schème de pensée n’est-il pas sous-jacent à des affirmations christologiques de ce type :
« Le témoignage de l’histoire (qui est celui de l’Ancienne Alliance) n’est pas nécessaire à
Jésus […]. En tant qu’il accomplit l’histoire de Dieu avec les hommes, Jésus n’est pas
renvoyé à cette histoire ; c’est lui qu’elle a pour objet, et non l’inverse », La Gloire et la
croix. I. Apparition, op. cit., p. 525. On le voit bien, le type de lien ou de causalité qui
s’instaure entre le Christ et les figures qu’il accomplit relève de la cause finale, bien que
l’efficience ne soit nullement niée dans une christologie de la singularité (einmalige
Gestalt).
15. Xavier TILLIETTE, Le Christ de la philosophie, Paris, Cerf, 1990, p. 126.
16. Hans Urs von BALTHASAR, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse
de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesne, 1988, p. 102.
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17. Hans Urs von BALTHASAR, Théologie de l’Histoire, Paris, 1955, p. 86-87, note 1 :
« […] Le Christ peut être appelé analogia entis concrète, puisqu’il constitue lui-même,
dans l’unité de sa nature divine et humaine, la mesure pour toute distance entre Dieu et
l’homme. Et cette unité est sa personne en deux natures. La formulation philosophique de
l’analogie de l’être est, par rapport à la mesure du Christ, exactement comme l’histoire du
monde à l’histoire du Christ : comme promesse à accomplissement, provisoire à définitif
[…]. Lorsque Dieu révèle son intention cachée d’avoir voulu la création de toute éternité,
et, uni au monde par le lien indissoluble de l’union hypostatique, de ne plus jamais être sans
le monde, lorsqu’il révèle encore qu’il a conçu l’homme et l’a prédestiné à être le frère de
son Fils éternel devenu homme : alors on voit nettement combien le plan de la philosophie
est dépassé sans être affecté dans sa valeur propre. »
18. Théologie de l’histoire, op. cit., p. 27.
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Vincent HOLZER
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