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Dans cet article, Francis GUIBAL* souligne que, tenant les détours par le
dehors pour la voie la plus courte de soi à soi, Ricœur ne s’est résolu que
tardivement à poser explicitement la question du rapport entre sa philosophie
anthropologique sans fondement absolu et sa foi biblique sans prétention
spéculative. Sans jamais se confondre, probité critique et convictions
existentielles se révèlent alors susceptibles de se provoquer et de se renforcer
dans une cohérence herméneutique toujours relancée.
Né à Valence en 1913, Paul Ricœur perd très tôt sa mère, puis son père, et
devient ainsi pupille de la nation. Sa vie entière va être consacrée à l’étude et
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*
Francis Guibal est professeur émérite de philosophie de l’université de Strasbourg, membre du
Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine : histoire, problématiques, enjeux
(CREΦaC – Ea 2326). il est également professeur invité du Centre Sèvres, Paris.
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1
Ricœur avoue lui-même que sa curiosité intellectuelle et son goût pour la discussion lui ont
probablement fourni une « excuse constante pour ajouter détours sur détours » à son parcours : Paul
RiCœuR, Herméneutique biblique, (désormais HB), Paris, Cerf, 2001, coll. « la Nuit Surveillée », p. 93).
2
Paul RiCœuR, Réflexion faite : autobiographie intellectuelle » (désormais RF), Paris, Éditions
Esprit, 1995, p. 15. ayant toujours « circulé entre deux pôles : un pôle biblique et un pôle rationnel et
critique » (Paul RiCœuR, La Critique et la conviction [désormais CC], Entretiens avec François Azouvi
et Marc de Launay, Calmann-lévy, Paris, 1995, p. 16), Ricœur ne s’est résolu que tardivement à
« aborder de front [...] la question du rapport […] entre sa philosophie sans absolu et sa foi biblique plus
nourrie d’exégèse que de théologie » (RF, p. 82).
3
C’est au sortir de la captivité, dès 1947, que Ricœur publie (avec Mikel Dufrenne) Karl Jaspers
et la philosophie de l’existence, Paris, Éditions du Temps présent (réédition au Seuil, coll. « la couleur
des idées », en 2000), puis, en 1948, Gabriel Marcel et Karl Jaspers – Philosophie du mystère et
philosophie du paradoxe, Paris, Éditions du Temps présent. Son estime pour « le grand talent de
Jaspers » ne l’empêcha pas de saluer « le génie de Heidegger » (CC, p. 39).
4
Ses « maîtres » sont ici Jean Nabert et Edmund Husserl (qu’il contribue à faire connaître en France,
à la suite notamment de lévinas et de Merleau-Ponty).
5
CC, p. 49.
6
Paul RiCœuR, Le volontaire et l’involontaire, Paris, aubier Montaigne, coll. « Philosophie de
l’esprit », 1949, p. 7.
7
Ricœur vit plus tard dans « le caractère, l’inconscient et la vie (le fait d’être en vie) » (CC, p. 51)
les trois figures majeures de cette résistance « involontaire » à la suffisance du Cogito.
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nécessité jamais abolie. Ces esquisses anthropologiques vont être reprises, dans
L’homme faillible, par une réflexion mettant l’accent sur la fragilité inhérente
à une existence tout ensemble charnelle et spirituelle, finie et raisonnable,
particulière et en visée d’universel8.
la question du mal et de la faute, tenue jusque-là en suspens, provoque alors la
pensée à examiner les symboles et les mythes où s’exprime spontanément l’épreuve
tragique de libertés embarquées dans une condition en chute. il faut repartir de cette
plénitude vive du langage, non pour y revenir, mais pour en faire le lieu d’une
écoute post-critique rendant possible une « nouvelle naïveté9 ». S’amorce par là, dès
les années 1960, un tournant herméneutique qui prolonge et corrige l’orientation
descriptive et réflexive du philosopher de Ricœur10. Pour l’heure, cette
herméneutique affronte notamment les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche et
Freud) en opposant à l’archéologie unilatérale de leurs réductions une dialectique
téléologique soucieuse de marquer la place ouverte à une subjectivité en quête de
sens11. un essai sur Freud, De l’interprétation, puis des essais d’herméneutique,
tel Le conflit des interprétations12, choisissent pour cela la voie longue d’une
« explication » avec les symboles et les signes, les structures et les textes, pour en
faire le chemin d’une « compréhension » plus juste de l’existence. Tendue vers
« l’appropriation de notre effort pour exister et de notre désir d’être, à travers les
œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir13 », la pensée continue d’ailleurs
à se porter « aux frontières » de la pure rationalité en mettant à l’épreuve de la
critique les questions de l’accusation et de la culpabilité et jusqu’à celles d’une
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Ce premier volume de Finitude et culpabilité (Paris, aubier Montaigne, coll. « Philosophie de
l’esprit », 1960) est centré sur cette polarité existentielle d’un homme « simplex in vitalitate, duplex in
humanitate » (Maine de biran, Discours à la société médicale de Bergerac, éd. Fr. azouvi, Paris, Vrin,
1984, p. 25, cité et commenté par Ricœur p. 107 sq.). biran emprunte lui-même la formule à boerhaave.
9
« le symbole donne à penser » : Paul RiCœuR, La Symbolique du mal, Paris, aubier Montaigne,
coll. « Philosophie de l’esprit », 1960, p. 327.
10
Ricœur caractérisa plus tard sa pensée « par trois traits : elle est dans la ligne d’une philosophie
réflexive ; elle demeure dans la mouvance de la phénoménologie husserlienne ; elle veut être une variante
herméneutique de cette phénoménologie » (Paul RiCœuR, « De l’interprétation », in iD., Du texte à
l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions Esprit, 1986, p. 25).
11
Ricœur n’abandonna jamais cet effort d’arbitrage réflexif ; en témoigne notamment son dialogue
avec Jean-Pierre Changeux, en 1998, qui oppose aux prétentions suffisantes du « savoir »
neurophysiologique l’irréductibilité du vécu intentionnel de la conscience : Paul RiCœuR, Ce qui nous
fait penser. La nature et la règle (désormais NR), Paris, Odile Jacob, 1998.
12
Ouvrages publiés au Seuil, coll. « l’ordre philosophique », respectivement en 1965 et 1969.
13
P. RiCœuR, De l’interprétation, op. cit., p. 54.
14
De fait, après avoir confronté l’herméneutique à l’existence, au structuralisme, à la psychanalyse
et à la phénoménologie, Le Conflit des interprétations (désormais CI), s’achève par deux sections
consacrées à « la symbolique du mal interprétée » et à la relation entre « religion et foi ».
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les polémiques qui entourent son interprétation de Freud, puis son échec à la
présidence de Nanterre en 1968, conduisent Ricœur à un relatif changement de
cap. au lieu de se poser en arbitre entre soupçon et écoute, la réflexion interroge
désormais « l’ambition référentielle15 » de l’interlocution. En partant d’abord
de l’innovation sémantique produite par la métaphore, cette « expression vive » qui
« dit l’existence vive16 » à travers la mise au jour de nouvelles dimensions du réel ;
mais en contrastant également cette transfiguration poétique du monde avec les
mises-en-intrigue narratives de l’histoire17 : c’est le même sujet qui se révèle
capable de fiction(s) littéraire(s) et de recueil(s) prosaïque(s). Refiguration et
configuration sont comme les deux ailes d’une existence qui se tient « dans le
milieu du langage18 » et qui n’habite le monde et sa temporalité qu’en y
introduisant la distance et l’orientation liées à une parole soucieuse d’inscription
toujours renouvelée dans une histoire par laquelle « nous sommes affectés » et où
« nous nous affectons nous-mêmes par l’histoire que nous faisons19 ».
De cet « entrecroisement entre l’histoire et la fiction20 » faisant « du champ
de l’agir humain le lieu privilégié de la dialectique entre expliquer et
comprendre21 », la question du sens de l’existence ne cesse de renaître : le récit
n’est pas tout, l’identité narrative « n’épuise pas la question de l’ipséité du
sujet22 » et l’exigence demeure de ne « renoncer à Hegel23 » qu’en reprenant
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issu des Gifford Lectures que Ricœur donne en 1986, Soi-même comme un
autre est pour lui l’occasion de présenter un « bilan provisoire de ses recherches
concernant la notion de sujet29 ». après les longs détours d’une phénoménologie
ouvrant sa réflexion aux procédures analytiques et herméneutiques, la pensée
s’oriente vers la question de « l’homme capable30 », abordée à travers un
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31
CC, p. 126.
32
RF, p. 77.
33
SA, p. 39-136.
34
SA, p. 363.
35
SA, p. 48.
36
SA, p. 71.
37
RF, p. 77.
38
Ricœur signale (SA, p. 138, n. 1) que ce concept lui permet de reprendre autrement – en situant
le raconter entre le décrire et le prescrire – les analyses esquissées dans TR.
39
SA, p. 148.
398
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« ipséité » qui ne se maintient que dans et par une fidélité sans assurance – ni
objective ni subjective – à une parole de promesse. À la question « qui est je
quand le sujet dit qu’il n’est rien40 ? », il n’est d’autre réponse que le sans retour
d’un dépouillement éthique qui « emporte l’estime de soi vers la sollicitude et
celle-ci vers la justice41 ».
Tout part ainsi d’un optatif existentiel tourné vers la plénitude d’une vie
accomplie : le dynamisme ternaire de l’éthique se définit par « la visée de la
“vie bonne”, avec et pour autrui, dans des institutions justes42 ». le soi n’a
d’autre identité qu’un désir de vie justement partagée entre tous, la sollicitude
interhumaine « déploie la dimension dialogale43 » de cette estime de soi qui
s’étend amicalement entre égaux, selon la spontanéité d’une bienveillance qui
établit une réciprocité entre les uns et les autres44 et exprime ainsi un vouloir-
vivre-ensemble ou un sens de la justice où « l’égalité est à la vie dans les
institutions ce que la sollicitude est aux relations interpersonnelles » : « la
sollicitude donne pour vis-à-vis au soi un autre qui est un visage, au sens fort
qu’Emmanuel lévinas nous a appris à lui reconnaître. l’égalité lui donne pour
vis-à-vis un autre qui est un chacun45 ». l’orientation téléologique de la vie
éthique se déploie selon cette triple dimension constitutive qui ne cesse
d’accorder le soi au(x) proche(s) et au(x) lointain(s).
aussi fondamentale soit-elle, cette visée éthique ne prend pas suffisamment
en compte la violence d’une histoire qui résiste à la vie bonne – « il y a le
mal46 » – et qui oblige la liberté à entrer dans l’épreuve de l’interdiction : « À
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40
SA, p. 196.
41
SA, p. 344.
42
SA, p. 202.
43
SA, p. 212.
44
« Éthique et morale », essai contemporain de Soi-même comme un autre, dit de la sollicitude
qu’elle « rétablit l’égalité là où elle n’est pas donnée, comme dans l’amitié entre égaux », et ajoute que
« cette réciprocité des insubstituables est le secret » de cette sollicitude (L, t. 1 : Autour du politique,
Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 1991, p. 258).
45
SA, p. 236 ; l’essai sur « le juste entre le légal et le bon », de 1991, reprend ce juste sens de
l’égalité, mais en remplaçant « la sollicitude » par « l’amitié » (L, t. 1, p. 182, n. 1).
46
SA, p. 254.
47
SA, p. 258.
48
« Que ne soit pas ce qui ne devrait pas être » (SA, p. 254), telle est alors la maxime d’une liberté
moins soucieuse d’explication spéculative que de lutte et de résistance pratiques face au « fond
ténébreux, jamais complètement démythifié » de l’existence (« le mal : un défi à la philosophie et à la
théologie », L, t. 3 : Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 1994,
p. 214).
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formelle de la loi suscite l’autonomie d’un sujet assigné au respect (de soi et
d’autrui), tourné vers l’universalité d’une justice à instituer49. Surgit ainsi un « point
de vue déontologique, fondé par trois fois sur un principe qui s’autorise de lui-
même : l’autonomie, la position de la personne comme fin en soi, le contrat
social50 ». Mais il faut résister à la suffisance formaliste de cette normativité morale
en rappelant à la conscience des modernes qu’elle ne fait jamais que se greffer sur
la positivité première toujours présupposée de l’aspiration éthique.
Pour mettre en œuvre cette articulation de la liberté (morale) et de la vie
(éthique), il ne nous est plus permis, selon Ricœur, de compter sur les
ressources spéculatives d’une philosophie de l’Esprit51. Notre situation nous
invite plutôt à mettre l’accent sur le tragique d’une finitude échappant à toutes
les fondations trop assurées ; encore faut-il, pour ne pas renoncer à toute
orientation raisonnable, que « la sagesse tragique renvoie la sagesse pratique
à l’épreuve du seul jugement moral en situation52 ». Récusant tous les points de
vue de surplomb, cette « phronèsis à plusieurs53 » affronte les conflits en
inventant « des comportements justes appropriés à la singularité des cas54 »,
elle teste ses convictions à l’aune du possible et du probable en cherchant un
« équilibre réfléchi entre l’exigence d’universalité » inhérente à la raison « et
la reconnaissance des limitations contextuelles qui l’affectent55 » dans l’histoire.
Cette pensée résolument pratique s’ancre ainsi dans la tenue et « l’intime
assurance56 » d’une liberté se prenant en charge. advenant « à la manière d’un
don, d’une grâce, dont le soi ne dispose pas57 », son attestation ne s’en détache
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la question, que Ricœur pose à propos de Kant, étant alors de savoir si l’altérité des sujets de la
loi n’est pas « comme empêchée de se déployer » par cette visée d’universalité formelle (SA, p. 263).
50
SA, p. 276.
51
impossible, autrement dit, d’en appeler à l’absolu hégélien pour réconcilier la Conscience
kantienne et le Vivre-bien aristotélicien.
52
SA, p. 281. Ricœur refuse, donc, d’exalter unilatéralement le fini et son tragique (Nietzsche,
Heidegger) et réoriente vers une prudence pratique en partage, dans une sorte d’aristotélisme
post-kantien et post-hégélien qui n’est pas sans évoquer la catégorie weilienne de l’action.
53
SA, p. 304.
54
SA, p. 313.
55
SA, p. 335. On comprend que, politiquement, cette sagesse pratique soit également en quête d’un
équilibre difficile entre la force des passions et la forme de la raison ou entre « le pouvoir des égaux »
(L, t. 1, p. 32) et son investissement institutionnel dans l’État, en vue de créer des « espaces de liberté »
(TA, p. 403) justement partagée et ordonnée.
56
RF, p. 108, qui renvoie explicitement au « ici je me tiens » de luther.
57
RF, p. 108.
58
SA, p. 357. De manière qu’il avoua être un peu rapide, Ricœur se réfère sur ce point à la dunamis-
energeia aristotélicienne et au conatus spinoziste en tentant de les intégrer à une éthique de l’existence.
400
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59
SA, p. 372.
60
SA, p. 393.
61
SA, p. 391. Cherchant à « rendre justice alternativement au primat de l’estime de soi et à celui de
la convocation par l’autre à la justice » (SA, p. 382), tenant « pour dialectiquement complémentaires le
mouvement du Même vers l’autre et celui de l’autre vers le Même » (SA, p. 393), Ricœur oppose à la
radicalité hyperbolique de lévinas une ipséité capable « de se rendre disponible à l’autre » (SA, p. 198)
et « d’entendre son injonction » (SA, p. 222) : « Je soutiens que le visage de l’autre ne saurait être
reconnu comme source d’interpellation et d’injonction que s’il s’avère capable d’éveiller ou de réveiller
une estime de soi, laquelle, je l’accorde volontiers, resterait inchoative, non déployée, infirme, hors de
la puissance d’éveil issue de l’autre » (lettre à lévinas du 25 juin 1990, reprise in Éthique et
responsabilité – Paul Ricœur. Textes réunis par Jean-Christophe aeschlimann, Neuchâtel, la
baconnière, coll. « langages », 1994, p. 37).
62
RF, p. 24.
63
HB, p. 104.
64
SA, p. 36.
65
SA, p. 37.
66
SA, p. 37. Ricœur rappelle d’ailleurs à cet égard (SA, p. 35 sq.) qu’il a éliminé de son ouvrage
deux études (sur « Parole et écriture dans le discours biblique » et « le sujet convoqué ») par fidélité à
la promesse qu’il s’était faite de « ne pas mêler le philosophique et le théologique » (CC, p. 140).
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religieux le porte bien vers « l’inconditionné67 », mais pas sous la forme d’une
recherche d’assurance argumentée. Car, si l’homme de la raison tente de
répondre à des questions déterminées (qu’il se pose, qu’il forme et formule lui-
même), le croyant, lui, est attentif à des appels (qu’il perçoit et reçoit comme
à lui adressés par un autre, qui inquiètent et dérangent sa propension à se
centrer sur soi68). C’est cette originalité d’une écoute en quête de salut
existentiel plus que de sagesse théorique qu’il s’agit de mettre en relief : la foi
ne peut être reconnue par la raison en sa dignité propre que dans la mesure où
elle se sait et s’avoue « sans garantie69 » ni prétention. Si, « au milieu du
vacarme incroyable de tous les signaux échangés » dans notre monde, il vaut
encore la peine de ménager un espace d’accueil et de prêter l’oreille à « la petite
voix des écritures bibliques70 », c’est en respectant et en faisant respecter le ton
singulier qui est le sien.
il importe donc de refuser le « concept autoritaire et opaque » d’une
révélation entendue comme dépôt de « vérités révélées, sous la tutelle des
énoncés figés du magistère71 », sans tomber pour autant dans l’immédiateté
d’une dépendance fascinée par l’interpellation kérygmatique. il faut apprendre
à découvrir dans le livre biblique un texte en travail dont la voix se déploie en
écritures multiples : le récit historique va de pair avec « la loi d’un peuple
délivré » et la vigilance prophétique n’exclut ni le lyrisme de l’hymne ni la
prose d’une sagesse qui « vise tout homme dans le juif »72. Cette polyphonie,
irréductible à l’unification systématique, n’en a pas moins la cohérence
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67
HB, p. 249.
68
On peut dire, en ce sens, que le philosophe se donne le point de départ de la recherche qu’il lui
revient de conduire, mais qu’il « reçoit ses sources » d’une histoire qui lui advient (L, t. 2, p. 34).
69
SA, p. 38.
70
CC, p. 254.
71
Paul RiCœuR, « Herméneutique de l’idée de Révélation » (désormais « HR »), in iD., La
révélation, bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-louis, 1977, p. 15-16 ; l’esprit de
la tradition réformée anime cette prise de distance à l’égard de toute « synthèse cléricale du vrai »
(HB, p. 180) en quête obsessionnelle d’une « interprétation totale du monde » (CI, p. 376).
72
Respectivement « HR », p. 24 et p. 26.
73
Ricœur s’est rallié d’ailleurs par la suite à la structure que Paul beauchamp propose dans L’un
et l’autre Testament 1 (Paris, Seuil, coll. « Parole de Dieu », 1976) et qui fait culminer loi, Prophétie
et Sagesse dans le renouvellement eschatologique de l’apocalypse.
74
« HR », p. 42, qui se réfère au Grand Code de N. Frye (traduit au Seuil en 1984 par Catherine Chalier).
402
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75
L, t. 3, p. 28.
76
Comme le dit Ricœur, « la prophétie écrite déploie une puissance d’interpellation : le lecteur ne
lit pas seulement le message, mais il l’entend » (L, t. 3, p. 318).
77
« HR », p. 20.
78
CC, p. 217.
79
« HR », p. 20.
80
Ibid., p. 54.
81
L, t. 3, p. 295.
82
« HR », p. 35.
83
Paul RiCœuR, « le scandale du mal », Esprit 7-8 (1988), p. 63.
84
SA, p. 38.
85
Liebe und Gerechtigkeit, Amour et Justice (désormais AJ), Tübingen, J.C.b. Mohr (Paul Siebeck),
1989, p. 46.
403
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86
SA, p. 38.
87
L, t. 3, p. 299.
88
On peut le dire avec Françoise Dolto : Jésus, ce « Maître du désir que tout humain porte en soi »,
se montre en cela même « fils spirituel de la culture juive » (Françoise DOlTO, Les évangiles et la foi
au risque de la psychanalyse, la vie du désir, éd. Gérard Sévérin, Paris, Gallimard, 1996, p. 274).
89
Ricœur note justement que « le référent ultime des paraboles n’est pas le Royaume de Dieu, mais
la réalité humaine dans sa totalité » (HB, p. 235).
90
L, t. 3, p. 299.
91
CI, p. 396. Ricœur avoue ailleurs ne rien savoir « de la résurrection comme événement (factuel),
comme péripétie, comme retournement » (CC, p. 233) ; il n’en retient qu’une parole attestant d’une
libération arrachant l’existence aux pesanteurs qui la vouent à la mort.
92
HB, p. 216.
93
L, t. 3, p. 355.
94
CC, p. 219. le même ternaire revient un peu plus loin sous une formulation légèrement différente :
« antériorité d’une parole constituante, médiation de l’écriture, histoire d’interprétation » (CC, p. 222).
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95
Pour Ricœur, « le vis-à-vis du philosophe » est moins « le théologien » que « le croyant éclairé
par l’exégète, je veux dire le croyant qui cherche à se comprendre en comprenant mieux les textes de
sa foi » (« HR », p. 16). Dans deux articles importants de la Revue d’histoire et de philosophie
religieuses, Gilbert Vincent a bien montré que cette mise à distance de la théologie ne devait nullement
être interprétée comme une exclusion : Gilbert ViNCENT, « Exégèse, herméneutique, théologie. i. Entre
philosophie et théologie : l’œuvre de Paul Ricœur » et « Exégèse, herméneutique, théologie. ii. les
engagements théologiques de Paul Ricœur », RHPR 95 (2015), p. 183-215 et 305-337.
96
CC, p. 240.
97
CC, p. 228, qui précise : « l’herméneutique philosophique sert d’organon à l’herméneutique
biblique qui est aussi une province de l’herméneutique textuelle générale ».
98
PB, p. 17.
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99
Ricœur est souvent revenu sur ce mixte de contingence et de liberté qui fait de l’existence, aussi
autonome qu’elle se veuille, un « hasard transformé en destin par un choix raisonné et continu » (L, t. 3, p. 271).
100
« HR », p. 54.
101
CC, p. 242.
102
le retour ou le recours aux sources poétiques de l’existence n’a rien d’une aliénation pour une
liberté raisonnable qui ne s’y abreuve que pour mieux y renouveler ses forces vives.
103
Le Juste 2, p. 189.
104
PB, p. 16.
105
Pour accueillir justement ce qu’elle ne maîtrise pas, l’existence raisonnable doit moins faire
appel à « une volonté qui se soumet » qu’à une « imagination qui s’ouvre » (« HR », p. 54).
106
Cette raison hors d’elle-même et de ses limites, qui « rompt une clôture et ouvre un horizon »
(HB, p. 124), invite l’herméneutique à pratiquer un « retour post-hégélien à Kant » (HB, p. 154).
107
HB, p. 100. C’est notamment la « présence » onto-théo-logique qui pourrait être questionnée et
élargie, voire déconstruite, par cette « nouvelle façon de penser l’être » (PB, p. 370). la question qui
se pose alors « est de savoir si la réflexion issue des Grecs peut s’arracher à son propre particularisme
pour assumer l’universalité enfouie dans un autre particularisme : celui d’israël » (L, t. 3, p. 160) ;
l’intention pratique d’universalisation effectivement partagée ne cessant de combattre les prétentions
théoriques de l’universalité idéologiquement imposée.
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108
L, t. 3, p. 361.
109
PB, p. 176.
110
AJ, p. 62.
111
NR, p. 293.
112
AJ, p. 66. C’est la générosité de l’amour qui « demande à la justice d’être à la fois toujours plus
universelle et toujours plus singulière » (Paul RiCœuR, « la croyance religieuse. le difficile chemin du
religieux », désormais « CR », in Yves Michaud (dir.), La philosophie et l’éthique, Paris, O. Jacob,
2002, p. 214), qui oriente la réciprocité égalitaire de la reconnaissance vers une mutualité dissymétrique
intégrant « le respect à l’intimité » (Parcours de la reconnaissance, p. 401), qui invite enfin à « élargir
le couple de la reconnaissance mutuelle » (PB, p. 181) aux dimensions de la société et de l’histoire.
113
PB, p. 457.
114
MV, p. 395.
115
Gilbert ViNCENT, La religion de Ricœur, Paris, Éditions de l’atelier, 2008, p. 143.
116
CR, p. 218.
407
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117
Ricœur ne parvient que difficilement à les accorder en parlant par exemple d’un « travail de
pensée à partir de l’écoute, et pourtant dans l’autonomie de la pensée responsable » (CI, p. 394 ; c’est
moi qui souligne), une autonomie qu’il lui arrive d’identifier à « l’autarcie » ou à « l’autosuffisance »
(Paul RiCœuR, Vivant jusqu’à la mort, désormais VM, Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 2007,
p. 108).
118
Ricœur évoque ainsi un acte d’exister élargi à l’infini « par tous les mondes sur lesquels se seront
ouverts et que m’auront ouverts les textes que j’aurai aimés » (« Du conflit à la convergence des
méthodes en exégèse biblique », in Exégèse et herméneutique, éd. X. léon-Dufour, Paris, Seuil, coll.
« Parole de Dieu », 1971, p. 53).
119
Ricœur cite cette formule de Jean NabERT dans sa préface au Désir de Dieu, Paris, aubier
Montaigne, 1966, reprise dans L, t. 2, p. 258.
120
« HR », p. 52-53 : « C’est en formant les prédicats du divin que nous disqualifions les faux
témoins ; c’est en reconnaissant les vrais témoins que nous identifions les prédicats du divin ».
121
L, t. 3, p. 268.
122
NR, p. 316.
123
« CR », p. 223-224.
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ENVOI
Portée par l’élan d’une affirmation originaire qui s’ouvre aux richesses
multiples des diverses traditions et cultures, cette pensée anthropologique peut
apparaître comme un modèle de philosophie soucieuse « d’entrer en dialogue
avec n’importe quel type d’interlocuteurs127 ». la rançon de cette générosité
étant sans doute « une originalité moindre au plan de la création conceptuelle
proprement dite128 ». il est possible d’estimer, en particulier, que le renvoi
insistant à une attestation réflexive ancrée dans « un initial rapport à soi129 »
n’accueille que trop marginalement et non sans réticences « l’expérience »
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124
CC, p. 228, où Ricœur ajoute, avec la réticence qui reste toujours au cœur de sa position : « Même
si parfois elles se font signe mutuellement ».
125
NR, p. 285.
126
Ricœur le soutient pour ce qui est de « l’enchevêtrement de la voix et de l’écrit dans le discours
biblique » : « il ne faudrait pas dire : Parole, Écriture, Religion ; mais : Parole, Écriture, Esprit »
(L, t. 3, p. 325). J’ai essayé de l’indiquer de manière plus générale dans mon travail sur Le souffle et la
parole – liberté philosophique et inspiration biblique, Paris, Éditions du Félin, coll. « les Marches du
temps », 2017.
127
Jean-François COuRTiNE, in La mirada de los otros – Dialogos con la filosofia francesa
contemporanea (collectif), lima, Fondo éditorial de la PuC, Pérou, 2015, p. 32.
128
J.-F. COuRTiNE, loc. cit., p. 32, dont le jugement équilibré est toutefois un peu sévère.
129
L, t. 3, p. 361.
130
CC, p. 220.
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Francis Guibal
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