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Entre critique et conviction.

Le chemin de pensée de Paul


Ricœur
Francis Guibal
Dans Études théologiques et religieuses 2017/2 (Tome 92), pages 393 à 410
Éditions Institut protestant de théologie
ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0922.0393
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 160.179.201.143)

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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


92e année – 2017/2 – P. 393 à 410

Entre critique et conviction


Le chemin de pensée de Paul Ricœur

Dans cet article, Francis GUIBAL* souligne que, tenant les détours par le
dehors pour la voie la plus courte de soi à soi, Ricœur ne s’est résolu que
tardivement à poser explicitement la question du rapport entre sa philosophie
anthropologique sans fondement absolu et sa foi biblique sans prétention
spéculative. Sans jamais se confondre, probité critique et convictions
existentielles se révèlent alors susceptibles de se provoquer et de se renforcer
dans une cohérence herméneutique toujours relancée.

Né à Valence en 1913, Paul Ricœur perd très tôt sa mère, puis son père, et
devient ainsi pupille de la nation. Sa vie entière va être consacrée à l’étude et
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à l’enseignement de la philosophie. il sut même mettre à profit l’épreuve de la
captivité (1940-1945) pour approfondir sa connaissance de l’allemand et
commencer des travaux qui aboutirent à une soutenance de thèse en 1950. Ce
qui lui permit de devenir un universitaire de renom, à Strasbourg d’abord, puis
en Sorbonne et à Nanterre, avant que les événements de 1968 ne le conduisent
à louvain et à Chicago. le tragique ne lui fut d’ailleurs pas épargné, avec le
suicide en 1986 de l’un de ses fils. il s’éteint le 21 mai 2005, huit ans après le
décès de son épouse Simone.
Ce grand travailleur laisse derrière lui une œuvre considérable, tant au point
de vue strictement philosophique, où elle établit notamment des ponts entre les
diverses traditions de la pensée contemporaine, qu’au point de vue religieux, où
elle a fortement contribué aux explorations herméneutiques des écritures
bibliques. Pour l’aborder de manière (trop) synthétique, je choisis une double
entrée. la première concerne l’unité problématique d’un cheminement qui s’est

*
Francis Guibal est professeur émérite de philosophie de l’université de Strasbourg, membre du
Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine : histoire, problématiques, enjeux
(CREΦaC – Ea 2326). il est également professeur invité du Centre Sèvres, Paris.

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comme acharné à multiplier les « détours1 », au risque de différer toujours les


questions ultimes. la deuxième porte sur la « guerre intestine2 » qui s’est livrée
en lui entre deux régimes de discours : la rationalité critique de la philosophie
pouvait-elle rester sans fin à distance des convictions issues de la foi biblique ?
autrement dit, la probité intellectuelle du penseur n’était-elle pas condamnée
à se confronter – à s’accorder ? – avec la radicalité existentielle du croyant ?

LA COHÉRENCE INTENTIONNELLE D’UN PARCOURS SINUEUX

Ricœur entre dans le débat philosophique par la question de l’existence,


sous l’influence notamment de Gabriel Marcel et de Karl Jaspers3. Mais il fait
droit également aux apports et de la tradition réflexive et de la méthode
phénoménologique4. Et c’est de manière résolument pratique qu’il résout le
« problème d’honnêteté intellectuelle5 » que ces allégeances multiples sont
susceptibles de poser : l’exercice pensant ne peut manquer d’avouer ses dettes,
mais sans esquiver la responsabilité d’une appropriation inéluctablement
personnelle. aussi est-ce une œuvre singulière qui s’annonce avec le premier
volet d’une Philosophie de la volonté qui fournit une description eidétique des
« possibilités fondamentales6 » de la liberté tout en soulignant la part
d’involontaire qui résiste aux prétentions de maîtrise consciente7 : l’agir humain
ne déploie qu’un effort limité, l’initiative de ses décisions procède toujours
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d’une passivité première et invite donc à consentir sans résignation à une

1
Ricœur avoue lui-même que sa curiosité intellectuelle et son goût pour la discussion lui ont
probablement fourni une « excuse constante pour ajouter détours sur détours » à son parcours : Paul
RiCœuR, Herméneutique biblique, (désormais HB), Paris, Cerf, 2001, coll. « la Nuit Surveillée », p. 93).
2
Paul RiCœuR, Réflexion faite : autobiographie intellectuelle » (désormais RF), Paris, Éditions
Esprit, 1995, p. 15. ayant toujours « circulé entre deux pôles : un pôle biblique et un pôle rationnel et
critique » (Paul RiCœuR, La Critique et la conviction [désormais CC], Entretiens avec François Azouvi
et Marc de Launay, Calmann-lévy, Paris, 1995, p. 16), Ricœur ne s’est résolu que tardivement à
« aborder de front [...] la question du rapport […] entre sa philosophie sans absolu et sa foi biblique plus
nourrie d’exégèse que de théologie » (RF, p. 82).
3
C’est au sortir de la captivité, dès 1947, que Ricœur publie (avec Mikel Dufrenne) Karl Jaspers
et la philosophie de l’existence, Paris, Éditions du Temps présent (réédition au Seuil, coll. « la couleur
des idées », en 2000), puis, en 1948, Gabriel Marcel et Karl Jaspers – Philosophie du mystère et
philosophie du paradoxe, Paris, Éditions du Temps présent. Son estime pour « le grand talent de
Jaspers » ne l’empêcha pas de saluer « le génie de Heidegger » (CC, p. 39).
4
Ses « maîtres » sont ici Jean Nabert et Edmund Husserl (qu’il contribue à faire connaître en France,
à la suite notamment de lévinas et de Merleau-Ponty).
5
CC, p. 49.
6
Paul RiCœuR, Le volontaire et l’involontaire, Paris, aubier Montaigne, coll. « Philosophie de
l’esprit », 1949, p. 7.
7
Ricœur vit plus tard dans « le caractère, l’inconscient et la vie (le fait d’être en vie) » (CC, p. 51)
les trois figures majeures de cette résistance « involontaire » à la suffisance du Cogito.

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nécessité jamais abolie. Ces esquisses anthropologiques vont être reprises, dans
L’homme faillible, par une réflexion mettant l’accent sur la fragilité inhérente
à une existence tout ensemble charnelle et spirituelle, finie et raisonnable,
particulière et en visée d’universel8.
la question du mal et de la faute, tenue jusque-là en suspens, provoque alors la
pensée à examiner les symboles et les mythes où s’exprime spontanément l’épreuve
tragique de libertés embarquées dans une condition en chute. il faut repartir de cette
plénitude vive du langage, non pour y revenir, mais pour en faire le lieu d’une
écoute post-critique rendant possible une « nouvelle naïveté9 ». S’amorce par là, dès
les années 1960, un tournant herméneutique qui prolonge et corrige l’orientation
descriptive et réflexive du philosopher de Ricœur10. Pour l’heure, cette
herméneutique affronte notamment les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche et
Freud) en opposant à l’archéologie unilatérale de leurs réductions une dialectique
téléologique soucieuse de marquer la place ouverte à une subjectivité en quête de
sens11. un essai sur Freud, De l’interprétation, puis des essais d’herméneutique,
tel Le conflit des interprétations12, choisissent pour cela la voie longue d’une
« explication » avec les symboles et les signes, les structures et les textes, pour en
faire le chemin d’une « compréhension » plus juste de l’existence. Tendue vers
« l’appropriation de notre effort pour exister et de notre désir d’être, à travers les
œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir13 », la pensée continue d’ailleurs
à se porter « aux frontières » de la pure rationalité en mettant à l’épreuve de la
critique les questions de l’accusation et de la culpabilité et jusqu’à celles d’une
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démythologisation qui ne renonce ni à la foi ni à l’espérance14.

8
Ce premier volume de Finitude et culpabilité (Paris, aubier Montaigne, coll. « Philosophie de
l’esprit », 1960) est centré sur cette polarité existentielle d’un homme « simplex in vitalitate, duplex in
humanitate » (Maine de biran, Discours à la société médicale de Bergerac, éd. Fr. azouvi, Paris, Vrin,
1984, p. 25, cité et commenté par Ricœur p. 107 sq.). biran emprunte lui-même la formule à boerhaave.
9
« le symbole donne à penser » : Paul RiCœuR, La Symbolique du mal, Paris, aubier Montaigne,
coll. « Philosophie de l’esprit », 1960, p. 327.
10
Ricœur caractérisa plus tard sa pensée « par trois traits : elle est dans la ligne d’une philosophie
réflexive ; elle demeure dans la mouvance de la phénoménologie husserlienne ; elle veut être une variante
herméneutique de cette phénoménologie » (Paul RiCœuR, « De l’interprétation », in iD., Du texte à
l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions Esprit, 1986, p. 25).
11
Ricœur n’abandonna jamais cet effort d’arbitrage réflexif ; en témoigne notamment son dialogue
avec Jean-Pierre Changeux, en 1998, qui oppose aux prétentions suffisantes du « savoir »
neurophysiologique l’irréductibilité du vécu intentionnel de la conscience : Paul RiCœuR, Ce qui nous
fait penser. La nature et la règle (désormais NR), Paris, Odile Jacob, 1998.
12
Ouvrages publiés au Seuil, coll. « l’ordre philosophique », respectivement en 1965 et 1969.
13
P. RiCœuR, De l’interprétation, op. cit., p. 54.
14
De fait, après avoir confronté l’herméneutique à l’existence, au structuralisme, à la psychanalyse
et à la phénoménologie, Le Conflit des interprétations (désormais CI), s’achève par deux sections
consacrées à « la symbolique du mal interprétée » et à la relation entre « religion et foi ».

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les polémiques qui entourent son interprétation de Freud, puis son échec à la
présidence de Nanterre en 1968, conduisent Ricœur à un relatif changement de
cap. au lieu de se poser en arbitre entre soupçon et écoute, la réflexion interroge
désormais « l’ambition référentielle15 » de l’interlocution. En partant d’abord
de l’innovation sémantique produite par la métaphore, cette « expression vive » qui
« dit l’existence vive16 » à travers la mise au jour de nouvelles dimensions du réel ;
mais en contrastant également cette transfiguration poétique du monde avec les
mises-en-intrigue narratives de l’histoire17 : c’est le même sujet qui se révèle
capable de fiction(s) littéraire(s) et de recueil(s) prosaïque(s). Refiguration et
configuration sont comme les deux ailes d’une existence qui se tient « dans le
milieu du langage18 » et qui n’habite le monde et sa temporalité qu’en y
introduisant la distance et l’orientation liées à une parole soucieuse d’inscription
toujours renouvelée dans une histoire par laquelle « nous sommes affectés » et où
« nous nous affectons nous-mêmes par l’histoire que nous faisons19 ».
De cet « entrecroisement entre l’histoire et la fiction20 » faisant « du champ
de l’agir humain le lieu privilégié de la dialectique entre expliquer et
comprendre21 », la question du sens de l’existence ne cesse de renaître : le récit
n’est pas tout, l’identité narrative « n’épuise pas la question de l’ipséité du
sujet22 » et l’exigence demeure de ne « renoncer à Hegel23 » qu’en reprenant
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15
RF, p. 41 ; il s’agit de se demander comment le langage se rapporte à la réalité (référence) et ce
qu’il nous en révèle (sens).
16
Paul RiCœuR, La Métaphore vive (désormais MV), Paris, Seuil, coll. « l’ordre philosophique »,
1975, p. 61, qui s’oppose notamment aux usures de la « métaphore blanche » (J. Derrida) et aux
complaisances d’une poétique n’ayant souci que d’elle-même. Jacques DERRiDa, « la mythologie
blanche », Poétique 5 (1971) [Rhétorique et philosophie], p. 1-52 repris dans Marges de la philosophie,
Paris, Édition de Minuit, 1972, p. 247-324.
17
Je ne fais qu’évoquer de trop loin les trois volumes de la grande fresque Temps et récit (désormais
TR), Paris, Seuil, coll. « l’ordre philosophique », 1983-1985, où la mise en intrigue du récit (romanesque
ou historiographique) tend à recueillir la temporalité dispersée de l’existence en composant une histoire
à partir d’événements multiples.
18
CC, p. 129. Cette tenue est celle d’une existence où la parole opère une médiation entre la vie et
l’action : « le signe opère un retrait par rapport aux choses, la phrase reverse le langage au monde » et
« plus large est le retrait, plus vif est le retour sur le réel » (CC, p. 260 et 264).
19
TR 3, p. 309.
20
RF, p. 75.
21
RF, p. 51 ; Ricœur a souvent souligné qu’il fallait « expliquer plus pour comprendre mieux »
(Paul RiCœuR, « Entre herméneutique et sémiotique », in iD., Lectures (désormais L), t. 2 : La contrée
des philosophes, Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 1992). Sous le titre Du texte à l’action
(désormais TA), de nouveaux « essais herméneutiques » (Paris, Seuil, 1986) rappellent l’orientation
fondamentalement pratique du travail entrepris.
22
TR 3, p. 358.
23
C’est, vers la fin de TR 3 (p. 280-299), le titre d’un développement qui oppose à la « tentation
hégélienne » une « impossible médiation totale ».

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autrement, à partir d’un « Cogito militant et blessé24 », l’ambition d’une pensée


dialectique ouverte à la totalité différenciée du réel25. Si Soi-même comme un
autre peut à cet égard être considéré comme le livre central de Ricœur, c’est
dans la mesure où il tente de faire droit à une visée de cohérence qui recueille
en elle toute une trajectoire de pensée26. Ce qui ne viendra pourtant pas mettre
un terme à une recherche placée sous le signe de l’inachèvement et qui ne
cessera de remettre sur le chantier les défis à la fois théoriques et pratiques
d’une condition historique paradoxale, capable « d’instituer du nouveau dans
la reprise de l’héritage reçu27 », oscillant entre la mémoire de ce qui a été et
l’oubli de ce qui n’est plus, laissant sans fin revenir et travailler en elle un désir
jamais comblé de reconnaissance et de justice, de liberté et de sens28.

UNE ORIENTATION ANTHROPOLOGIQUE SANS ABSOLU

issu des Gifford Lectures que Ricœur donne en 1986, Soi-même comme un
autre est pour lui l’occasion de présenter un « bilan provisoire de ses recherches
concernant la notion de sujet29 ». après les longs détours d’une phénoménologie
ouvrant sa réflexion aux procédures analytiques et herméneutiques, la pensée
s’oriente vers la question de « l’homme capable30 », abordée à travers un
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24
RF, p. 39 ; « le moi, maître de lui-même », cède ainsi la place au « soi, disciple du texte » (ibid.,
p. 57). Paul RiCœuR, Soi-même comme un autre (désormais SA), Paris, Seuil, coll. « l’ordre
philosophique », 1990, parle d’un « Cogito brisé » (p. 22 sq.).
25
Évoquant la difficulté de « reprendre à nouveaux frais la tâche, assumée au siècle dernier par
Hegel, d’une philosophie dialectique qui assumerait la diversité des plans d’expérience et de réalité
dans une unité systématique », Le Conflit des interprétations s’achevait par une interrogation : « Mais
qui pourrait aujourd’hui l’assumer ? » (CI, p. 486).
26
aussi est-ce à partir de ce texte que je proposerai de ressaisir l’intention unitaire de la pensée de
Ricœur.
27
Dans son Dialogue (avec Castoriadis) sur l’histoire et l’imaginaire social, Paris, Éditions de
l’EHESS, 2016, p. 58, ne parlant jamais que « dans un milieu où il a déjà été parlé » (p. 60), l’animal
humain n’en a pas moins le pouvoir de tirer de ce « fond d’héritage transmis » (p. 47) des significations
inédites toujours renouvelées.
28
Depuis le recueil Histoire et vérité (Paris, Éditions Esprit, 1955) jusqu’à La mémoire, l’histoire,
l’oubli (Paris, Seuil, coll. « l’ordre philosophique », 2000) en passant évidemment par Temps et récit
(1983-1985), l’histoire est bien au cœur de la méditation de Ricœur. Mais son irréductible finitude ne
cesse de relancer une liberté raisonnable toujours habitée par les questions de l’action (éthique et
politique) et du sens (culturel et religieux) ; en témoignent jusqu’au bout les volumes sur Le Juste 1 et
2 (Paris, Éditions Esprit, 1995 et 2001), sur Penser la Bible, avec andré laCoque (désormais PB, Paris,
Seuil, coll. « la couleur des idées », 1998) et L’herméneutique biblique (2001, déjà signalée), finalement
sur le Parcours de la reconnaissance (Paris, Stock, 2004).
29
RF, p. 75.
30
CC, p. 137 et RF, p. 110, qui trouvent là le lieu où se noue l’alliance de la phénoménologie et de
l’éthique : « l’estime s’adresse à titre primordial à l’homme capable. Réciproquement, c’est comme être
capable que l’homme est éminemment digne d’estime » (RF, p. 112).

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« parcours récapitulatif » qui reprend « successivement le champ du langage,


celui de l’action et celui de l’identité narrative, avant d’en venir à l’éthique et
à l’ontologie31 ». « Parlant, agissant et se racontant32 », le sujet se comprend
désormais comme imputable ou responsable, et une éthique de l’affirmation
originaire vient découvrir au cœur de l’existence finie une attestation qui la
porte au-delà d’elle-même.
Par méthode, mais également par conviction, Ricœur ne commence pas par
la position immédiate de la réflexion, mais par des interrogations relatives au
« sujet » possible – qui ? – de l’existence et de la parole, du récit et de l’action.
Ces médiations analytiques, suivies soigneusement au long des quatre premiers
chapitres33, constituent bien un « détour par l’objectivation », mais que le
penseur tient pour « le plus court chemin de soi à soi-même »34. il faut d’abord
avoir recours à des procédures d’identification (désignation et nomination) pour
reconnaître dans un corps vivant « une personne dont on parle35 ». la recherche
peut alors se poursuivre en portant sur la manière dont le sujet humain,
« personne objective et sujet réfléchissant36 », s’inscrit dans un réseau de
langage comme interlocuteur et narrateur. Ce qui conduit finalement à le saisir
comme agent capable d’intervention dans le cours du monde, des choses et des
événements. C’est l’objectivité même de ces approches sémantiques et
pragmatiques qui permet de faire apparaître l’originalité spécifique d’une
subjectivité jamais simplement autoréférentielle, affectée d’un « pâtir
originaire37 » qui la situe, toujours déjà, dans la réalité du monde et de la vie,
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de la société et de l’histoire.
la description amorce alors un tournant vers la réflexion en posant la question
de « l’identité » qui pourrait convenir à ce type de subjectivité. la permanence
objective ou la « mêmeté » psychologique du caractère ne saurait être totalement
écartée, mais elle court le risque d’une fixation trop substantielle. aussi faut-il la
corriger par le paradoxe d’une « identité narrative38 » qui s’écarte de soi pour
s’inventer en (se) racontant ce qui lui arrive. Ce qui finit par déboucher sur le pôle
d’une identité « sans le support de la mêmeté39 », celle d’un soi ou d’une

31
CC, p. 126.
32
RF, p. 77.
33
SA, p. 39-136.
34
SA, p. 363.
35
SA, p. 48.
36
SA, p. 71.
37
RF, p. 77.
38
Ricœur signale (SA, p. 138, n. 1) que ce concept lui permet de reprendre autrement – en situant
le raconter entre le décrire et le prescrire – les analyses esquissées dans TR.
39
SA, p. 148.

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« ipséité » qui ne se maintient que dans et par une fidélité sans assurance – ni
objective ni subjective – à une parole de promesse. À la question « qui est je
quand le sujet dit qu’il n’est rien40 ? », il n’est d’autre réponse que le sans retour
d’un dépouillement éthique qui « emporte l’estime de soi vers la sollicitude et
celle-ci vers la justice41 ».
Tout part ainsi d’un optatif existentiel tourné vers la plénitude d’une vie
accomplie : le dynamisme ternaire de l’éthique se définit par « la visée de la
“vie bonne”, avec et pour autrui, dans des institutions justes42 ». le soi n’a
d’autre identité qu’un désir de vie justement partagée entre tous, la sollicitude
interhumaine « déploie la dimension dialogale43 » de cette estime de soi qui
s’étend amicalement entre égaux, selon la spontanéité d’une bienveillance qui
établit une réciprocité entre les uns et les autres44 et exprime ainsi un vouloir-
vivre-ensemble ou un sens de la justice où « l’égalité est à la vie dans les
institutions ce que la sollicitude est aux relations interpersonnelles » : « la
sollicitude donne pour vis-à-vis au soi un autre qui est un visage, au sens fort
qu’Emmanuel lévinas nous a appris à lui reconnaître. l’égalité lui donne pour
vis-à-vis un autre qui est un chacun45 ». l’orientation téléologique de la vie
éthique se déploie selon cette triple dimension constitutive qui ne cesse
d’accorder le soi au(x) proche(s) et au(x) lointain(s).
aussi fondamentale soit-elle, cette visée éthique ne prend pas suffisamment
en compte la violence d’une histoire qui résiste à la vie bonne – « il y a le
mal46 » – et qui oblige la liberté à entrer dans l’épreuve de l’interdiction : « À
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toutes les figures du mal répond le non de la morale47 » qui érige la dignité de
l’humain en rempart contre ses humiliations et perversions48. la négativité

40
SA, p. 196.
41
SA, p. 344.
42
SA, p. 202.
43
SA, p. 212.
44
« Éthique et morale », essai contemporain de Soi-même comme un autre, dit de la sollicitude
qu’elle « rétablit l’égalité là où elle n’est pas donnée, comme dans l’amitié entre égaux », et ajoute que
« cette réciprocité des insubstituables est le secret » de cette sollicitude (L, t. 1 : Autour du politique,
Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 1991, p. 258).
45
SA, p. 236 ; l’essai sur « le juste entre le légal et le bon », de 1991, reprend ce juste sens de
l’égalité, mais en remplaçant « la sollicitude » par « l’amitié » (L, t. 1, p. 182, n. 1).
46
SA, p. 254.
47
SA, p. 258.
48
« Que ne soit pas ce qui ne devrait pas être » (SA, p. 254), telle est alors la maxime d’une liberté
moins soucieuse d’explication spéculative que de lutte et de résistance pratiques face au « fond
ténébreux, jamais complètement démythifié » de l’existence (« le mal : un défi à la philosophie et à la
théologie », L, t. 3 : Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 1994,
p. 214).

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formelle de la loi suscite l’autonomie d’un sujet assigné au respect (de soi et
d’autrui), tourné vers l’universalité d’une justice à instituer49. Surgit ainsi un « point
de vue déontologique, fondé par trois fois sur un principe qui s’autorise de lui-
même : l’autonomie, la position de la personne comme fin en soi, le contrat
social50 ». Mais il faut résister à la suffisance formaliste de cette normativité morale
en rappelant à la conscience des modernes qu’elle ne fait jamais que se greffer sur
la positivité première toujours présupposée de l’aspiration éthique.
Pour mettre en œuvre cette articulation de la liberté (morale) et de la vie
(éthique), il ne nous est plus permis, selon Ricœur, de compter sur les
ressources spéculatives d’une philosophie de l’Esprit51. Notre situation nous
invite plutôt à mettre l’accent sur le tragique d’une finitude échappant à toutes
les fondations trop assurées ; encore faut-il, pour ne pas renoncer à toute
orientation raisonnable, que « la sagesse tragique renvoie la sagesse pratique
à l’épreuve du seul jugement moral en situation52 ». Récusant tous les points de
vue de surplomb, cette « phronèsis à plusieurs53 » affronte les conflits en
inventant « des comportements justes appropriés à la singularité des cas54 »,
elle teste ses convictions à l’aune du possible et du probable en cherchant un
« équilibre réfléchi entre l’exigence d’universalité » inhérente à la raison « et
la reconnaissance des limitations contextuelles qui l’affectent55 » dans l’histoire.
Cette pensée résolument pratique s’ancre ainsi dans la tenue et « l’intime
assurance56 » d’une liberté se prenant en charge. advenant « à la manière d’un
don, d’une grâce, dont le soi ne dispose pas57 », son attestation ne s’en détache
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pas moins sur « un fond d’être, à la fois puissant et effectif 58 » dont elle

49
la question, que Ricœur pose à propos de Kant, étant alors de savoir si l’altérité des sujets de la
loi n’est pas « comme empêchée de se déployer » par cette visée d’universalité formelle (SA, p. 263).
50
SA, p. 276.
51
impossible, autrement dit, d’en appeler à l’absolu hégélien pour réconcilier la Conscience
kantienne et le Vivre-bien aristotélicien.
52
SA, p. 281. Ricœur refuse, donc, d’exalter unilatéralement le fini et son tragique (Nietzsche,
Heidegger) et réoriente vers une prudence pratique en partage, dans une sorte d’aristotélisme
post-kantien et post-hégélien qui n’est pas sans évoquer la catégorie weilienne de l’action.
53
SA, p. 304.
54
SA, p. 313.
55
SA, p. 335. On comprend que, politiquement, cette sagesse pratique soit également en quête d’un
équilibre difficile entre la force des passions et la forme de la raison ou entre « le pouvoir des égaux »
(L, t. 1, p. 32) et son investissement institutionnel dans l’État, en vue de créer des « espaces de liberté »
(TA, p. 403) justement partagée et ordonnée.
56
RF, p. 108, qui renvoie explicitement au « ici je me tiens » de luther.
57
RF, p. 108.
58
SA, p. 357. De manière qu’il avoua être un peu rapide, Ricœur se réfère sur ce point à la dunamis-
energeia aristotélicienne et au conatus spinoziste en tentant de les intégrer à une éthique de l’existence.

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prolonge à sa manière les tensions et le dynamisme. Entre la vulnérabilité d’une


chair ouvrant « l’intimité du moi » à « l’extériorité du monde59 » et l’irruption
d’un autre dont l’injonction tombe sur le soi, Ricœur soutient le paradoxe d’une
ipséité travaillée d’irréductibles altérités – « si un autre ne comptait sur moi,
serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir60 ? » –, mais demeurant
en « capacité d’accueil, de discernement et de reconnaissance61 ». Cette éthique
du soi en responsabilité se refuse pourtant à franchir le seuil d’une ontologie
métaphysique déterminée ; il ne faut pas céder à la pulsion spéculative d’une
identification où se résorberait l’étrangeté plurielle de l’altérité.
Nous sommes donc devant une « anthropologie philosophique62 » de type
herméneutique où les longs détours de l’interprétation restent à l’intérieur d’une
argumentation rationnelle dont l’ascétisme réflexif « assume la responsabilité
de soi-même63 » et qui se distingue résolument des motivations profondes de
l’existence. quelles que soient les sources d’où il procède et même s’il laisse
entendre un appel dont il n’est pas maître, ce discours sur le soi que nous
sommes renonce à toute fondation ultime et se maintient par là « dans un
suspens que l’on peut dire agnostique64 » sur la question de Dieu, en se
défendant vigoureusement « contre l’accusation de crypto-théologie65 ».

UNE FOI BIBLIQUE SANS PRÉTENTION


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C’est la même vigilance qui interdit à Ricœur « d’assigner à la foi biblique
une fonction crypto-philosophique66 ». De fait, la spécificité du langage

59
SA, p. 372.
60
SA, p. 393.
61
SA, p. 391. Cherchant à « rendre justice alternativement au primat de l’estime de soi et à celui de
la convocation par l’autre à la justice » (SA, p. 382), tenant « pour dialectiquement complémentaires le
mouvement du Même vers l’autre et celui de l’autre vers le Même » (SA, p. 393), Ricœur oppose à la
radicalité hyperbolique de lévinas une ipséité capable « de se rendre disponible à l’autre » (SA, p. 198)
et « d’entendre son injonction » (SA, p. 222) : « Je soutiens que le visage de l’autre ne saurait être
reconnu comme source d’interpellation et d’injonction que s’il s’avère capable d’éveiller ou de réveiller
une estime de soi, laquelle, je l’accorde volontiers, resterait inchoative, non déployée, infirme, hors de
la puissance d’éveil issue de l’autre » (lettre à lévinas du 25 juin 1990, reprise in Éthique et
responsabilité – Paul Ricœur. Textes réunis par Jean-Christophe aeschlimann, Neuchâtel, la
baconnière, coll. « langages », 1994, p. 37).
62
RF, p. 24.
63
HB, p. 104.
64
SA, p. 36.
65
SA, p. 37.
66
SA, p. 37. Ricœur rappelle d’ailleurs à cet égard (SA, p. 35 sq.) qu’il a éliminé de son ouvrage
deux études (sur « Parole et écriture dans le discours biblique » et « le sujet convoqué ») par fidélité à
la promesse qu’il s’était faite de « ne pas mêler le philosophique et le théologique » (CC, p. 140).

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religieux le porte bien vers « l’inconditionné67 », mais pas sous la forme d’une
recherche d’assurance argumentée. Car, si l’homme de la raison tente de
répondre à des questions déterminées (qu’il se pose, qu’il forme et formule lui-
même), le croyant, lui, est attentif à des appels (qu’il perçoit et reçoit comme
à lui adressés par un autre, qui inquiètent et dérangent sa propension à se
centrer sur soi68). C’est cette originalité d’une écoute en quête de salut
existentiel plus que de sagesse théorique qu’il s’agit de mettre en relief : la foi
ne peut être reconnue par la raison en sa dignité propre que dans la mesure où
elle se sait et s’avoue « sans garantie69 » ni prétention. Si, « au milieu du
vacarme incroyable de tous les signaux échangés » dans notre monde, il vaut
encore la peine de ménager un espace d’accueil et de prêter l’oreille à « la petite
voix des écritures bibliques70 », c’est en respectant et en faisant respecter le ton
singulier qui est le sien.
il importe donc de refuser le « concept autoritaire et opaque » d’une
révélation entendue comme dépôt de « vérités révélées, sous la tutelle des
énoncés figés du magistère71 », sans tomber pour autant dans l’immédiateté
d’une dépendance fascinée par l’interpellation kérygmatique. il faut apprendre
à découvrir dans le livre biblique un texte en travail dont la voix se déploie en
écritures multiples : le récit historique va de pair avec « la loi d’un peuple
délivré » et la vigilance prophétique n’exclut ni le lyrisme de l’hymne ni la
prose d’une sagesse qui « vise tout homme dans le juif »72. Cette polyphonie,
irréductible à l’unification systématique, n’en a pas moins la cohérence
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spécifique73 de « l’un des grands poèmes de l’existence74 », où se dit la geste
épique d’une alliance reprise en alliances plurielles, ne cessant de créer et de
recréer – de régénérer – les profondeurs de l’homme. Sous la forme
métaphorique de ses textes, le discours biblique, « poétique en soi » ou dans son

67
HB, p. 249.
68
On peut dire, en ce sens, que le philosophe se donne le point de départ de la recherche qu’il lui
revient de conduire, mais qu’il « reçoit ses sources » d’une histoire qui lui advient (L, t. 2, p. 34).
69
SA, p. 38.
70
CC, p. 254.
71
Paul RiCœuR, « Herméneutique de l’idée de Révélation » (désormais « HR »), in iD., La
révélation, bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-louis, 1977, p. 15-16 ; l’esprit de
la tradition réformée anime cette prise de distance à l’égard de toute « synthèse cléricale du vrai »
(HB, p. 180) en quête obsessionnelle d’une « interprétation totale du monde » (CI, p. 376).
72
Respectivement « HR », p. 24 et p. 26.
73
Ricœur s’est rallié d’ailleurs par la suite à la structure que Paul beauchamp propose dans L’un
et l’autre Testament 1 (Paris, Seuil, coll. « Parole de Dieu », 1976) et qui fait culminer loi, Prophétie
et Sagesse dans le renouvellement eschatologique de l’apocalypse.
74
« HR », p. 42, qui se réfère au Grand Code de N. Frye (traduit au Seuil en 1984 par Catherine Chalier).

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écriture, a vocation à devenir « kérygmatique pour nous75 » ou dans la lecture


qui le reçoit76.
la parole biblique se montre ainsi liée à la particularité d’une histoire
d’expérience(s) qu’elle recueille et relance. Elle se transmet à travers des
traditions qui s’appuient elles-mêmes sur des événements signifiants (élection,
exode…) tenus pour fondateurs ; réels ou imaginaires, vécus ou reconstruits,
ces événements « ne se bornent pas à passer, mais ils font époque, ils
engendrent de l’histoire77 ». Dans la mesure même où ils « ont le double
caractère de fonder la communauté et de la délivrer d’un grand péril » (ibid.),
ils « font autorité78 », ils revêtent une signification qui troue l’histoire, l’oriente
et la porte au-delà d’elle-même ; et ils suscitent par là un type de confession où
s’atteste leur « caractère transcendant d’événements nucléaires, instaurateurs,
instituants79 ». Ce qui fait d’ailleurs qu’ils donnent lieu, chez ceux qu’ils
touchent, à des interprétations toujours renouvelées qui n’auront « jamais fini
d’épuiser leur sens80 ».
Dans leur manière de se croiser et de se répondre, toutes ces écritures se
trouvent orientées par la « visée commune » de « ce qui échappe à chacune »81
et à toutes : elles se réfèrent, comme à l’échappée d’un « point de fuite82 »
imprenable, au Nom imprononçable d’un Existant ne se donnant à connaître
que par l’envoi qu’il suscite et ordonne. la foi biblique, autrement dit, « trouve
en Dieu la source de son indignation » et de sa révolte contre le mal, mais « sans
chercher en lui l’apaisement de son besoin d’expliquer83 » ou de justifier la
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réalité ; le Dieu auquel elle répond ne se montre pas comme un principe
ontologique d’explication rationnelle, il ne joue pas « le rôle de fondation
ultime84 », il ne passe qu’en retrait et en se faisant éprouver comme « source de
possibilités inconnues85 ». Si théologie il y a, elle ne se dit que de manière

75
L, t. 3, p. 28.
76
Comme le dit Ricœur, « la prophétie écrite déploie une puissance d’interpellation : le lecteur ne
lit pas seulement le message, mais il l’entend » (L, t. 3, p. 318).
77
« HR », p. 20.
78
CC, p. 217.
79
« HR », p. 20.
80
Ibid., p. 54.
81
L, t. 3, p. 295.
82
« HR », p. 35.
83
Paul RiCœuR, « le scandale du mal », Esprit 7-8 (1988), p. 63.
84
SA, p. 38.
85
Liebe und Gerechtigkeit, Amour et Justice (désormais AJ), Tübingen, J.C.b. Mohr (Paul Siebeck),
1989, p. 46.

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anthropologique, à travers l’interpellation mystérieuse d’une parole qui


« dépouille la créature de sa gloire tout en confortant son courage d’exister86 » :
appel à la nudité vigilante d’une obéissance aimante, où l’intimité se crée dans
la distance et la « proximité dans la séparation » (PB, 72), louange et plainte
significativement entrelacées.
avec sa référence décisive à un individu singulier, à ses gestes et à ses
paroles ainsi qu’à son « passage », la foi chrétienne introduit moins une
nouveauté absolue dans la foi biblique qu’elle ne s’inscrit en elle en la relançant
de manière originale. Car le prophète du Royaume annonce la venue d’un Dieu
qui « est aussi celui de Moïse et des prophètes87 » ou celui de l’alliance88. Son
langage prend la forme poétique de métaphores paraboliques qui ne
désorientent l’auditeur que pour mieux lui suggérer l’extraordinaire d’une
conversion tournée vers une réorientation radicale du cœur et du cours ordinaire
de l’existence89. le seul essentiel ou l’unique nécessaire est l’entrée dans la
logique paradoxale d’une « économie du don90 » qui ne s’accomplit qu’en
conduisant la vie jusqu’à l’abandon sans retour d’un amour plus fort que la
mort qu’il affronte et traverse. Nul savoir positif, pour autant, dans la foi pascale
qui témoigne de la résurrection comme « événement qui ouvre, parce qu’il
renforce la promesse en la confirmant91 ». En proclamant « Jésus comme la
parabole de Dieu92 », l’Église primitive s’inscrit bien dans la continuité de celui
qu’elle annonce et sa confession finale d’un Dieu qui « est amour » (1 Jn 4,8)
invitant à l’amour peut légitimement être tenue pour une reprise singulière et une
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« expansion » significative « de la formule hébraïque93 » centrale de Ex 3,14.
l’univers religieux de la bible se laisse dès lors caractériser par une
« grande circulation entre une parole fondatrice, des textes médiateurs et des
traditions d’interprétation94 ». Nulle fixation à prétention définitive dans cette

86
SA, p. 38.
87
L, t. 3, p. 299.
88
On peut le dire avec Françoise Dolto : Jésus, ce « Maître du désir que tout humain porte en soi »,
se montre en cela même « fils spirituel de la culture juive » (Françoise DOlTO, Les évangiles et la foi
au risque de la psychanalyse, la vie du désir, éd. Gérard Sévérin, Paris, Gallimard, 1996, p. 274).
89
Ricœur note justement que « le référent ultime des paraboles n’est pas le Royaume de Dieu, mais
la réalité humaine dans sa totalité » (HB, p. 235).
90
L, t. 3, p. 299.
91
CI, p. 396. Ricœur avoue ailleurs ne rien savoir « de la résurrection comme événement (factuel),
comme péripétie, comme retournement » (CC, p. 233) ; il n’en retient qu’une parole attestant d’une
libération arrachant l’existence aux pesanteurs qui la vouent à la mort.
92
HB, p. 216.
93
L, t. 3, p. 355.
94
CC, p. 219. le même ternaire revient un peu plus loin sous une formulation légèrement différente :
« antériorité d’une parole constituante, médiation de l’écriture, histoire d’interprétation » (CC, p. 222).

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dynamique où la vigilance de l’écoute est le centre, mais où ses proclamations


ne cessent d’être provoquées par une expérience paradoxale qui se transmet à
travers écriture et histoire ; ce renouvellement interprétatif ayant pour opérateur
spécifique les sujets de l’écoute et de la proclamation que sont les communautés
confessantes dans l’espace-temps qui est le leur. On comprend que l’acte
d’adhésion qui fonde et soude ces communautés tende à se déployer de manière
différenciée : la foi existentielle s’exprime à travers des credo communs qui
peuvent eux-mêmes susciter des efforts légitimes de déchiffrement exégétique
et d’intelligence théologique95. Mais il s’agit toujours d’une intelligence de la
foi qui n’a de pertinence qu’à se trouver renvoyée, de manière constitutive, à
ce qui la relativise foncièrement : l’intention en acte d’un croire dessaisi de soi,
dont le langage se reconnaît issu de la particularité d’une communauté d’écoute
appartenant elle-même à un monde historico-culturel déterminé. Rien, semble-
t-il, qui s’apparente à une volonté de savoir cohérent et de maîtrise rationnelle.

UNE RÉCIPROCITÉ HERMÉNEUTIQUE SANS CONFUSION

En soutenant l’extériorité réciproque qui séparerait la critique raisonnable


des convictions croyantes, Ricœur avoue pourtant avoir en partie cédé à une
sorte de schizophrénie méconnaissant qu’il y avait entre les deux des « lieux
d’intersection96 », voire un « englobement mutuel97 ». impossible, de fait, de
s’en tenir à une étanchéité rigoureuse entre une raison et une foi supposées
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« pures », dès lors que leurs pratiques langagières s’inscrivent toujours dans des
espaces culturels où se partagent des richesses en tensions. Et n’est-ce pas
précisément l’originalité positive d’une approche herméneutique que de
procéder à une écoute interrogative des divers régimes de discours en rendant
possible leur confrontation dans le concret de l’existence historique ? Ricœur
n’ignore d’ailleurs pas que la rencontre du logos hellénique et de la ruah
hébraïque fait partie du « destin constitutif de notre culture98 ». Comment un
professionnel de la réflexion pourrait-il échapper à l’exigence existentielle de
s’expliquer sur le lien qu’il y a entre les deux allégeances dont il se réclame ?

95
Pour Ricœur, « le vis-à-vis du philosophe » est moins « le théologien » que « le croyant éclairé
par l’exégète, je veux dire le croyant qui cherche à se comprendre en comprenant mieux les textes de
sa foi » (« HR », p. 16). Dans deux articles importants de la Revue d’histoire et de philosophie
religieuses, Gilbert Vincent a bien montré que cette mise à distance de la théologie ne devait nullement
être interprétée comme une exclusion : Gilbert ViNCENT, « Exégèse, herméneutique, théologie. i. Entre
philosophie et théologie : l’œuvre de Paul Ricœur » et « Exégèse, herméneutique, théologie. ii. les
engagements théologiques de Paul Ricœur », RHPR 95 (2015), p. 183-215 et 305-337.
96
CC, p. 240.
97
CC, p. 228, qui précise : « l’herméneutique philosophique sert d’organon à l’herméneutique
biblique qui est aussi une province de l’herméneutique textuelle générale ».
98
PB, p. 17.

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FRaNCiS Guibal ETR

Repartons donc du sujet raisonnable tel qu’il advient à l’âge herméneutique


de la réflexion. Dépouillé de sa suffisance, il s’y saisit tout ensemble en
appartenance et en ouverture, exposé à ce qui lui survient et qui pèse sur son
destin99. Précédant l’argumentation du logos rationnel, il y a notamment des
« témoignages extérieurs à la conscience100 » et qui motivent ses convictions.
Cette « avance du témoignage sur la réflexion » peut d’ailleurs être tenue pour
un « cadeau101 » dont le corrélat est l’exigence d’apprendre à porter plus avant
la créativité spirituelle102. Marquées du « triple sceau de l’antériorité, de
l’extériorité et de la supériorité103 », ces sources poétiques qui irriguent
l’existence invitent en effet à une réflexivité en écoute vigilante, capable de
« participer au moins en imagination et sympathie104 » à la vie en travail qui
s’atteste dans ce qui la provoque. Comme si d’être précédée par ce qu’elle
reçoit d’ailleurs que d’elle-même était aussi ce qui creuse dans la raison
l’ouverture et l’élan, voire l’espérance, d’une « imagination105 » tendue vers
des possibles dont elle ne saurait être la mesure a priori106.
les sujets croyants ne sont pas moins affectés par ce nouvel âge de
l’interprétation. la conscience de leur inscription dans des contextes culturels
déterminés tend à les dépouiller de leurs prétentions dogmatiques mais non de
leurs apports signifiants à l’existence en partage. Des textes s’offrent à la lecture
et aux déchiffrements qui enrichissent leurs destinataires en leur ouvrant des
mondes autres et des possibilités inédites d’existence. la source hébraïque
notamment, en mettant l’accent sur l’envoi relationnel, la fragilité vulnérable
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et l’excès toujours à venir de l’existence, permettrait « d’étendre l’horizon de
l’ontologie au-delà des significations de l’être exposées par les Grecs107 ». Et

99
Ricœur est souvent revenu sur ce mixte de contingence et de liberté qui fait de l’existence, aussi
autonome qu’elle se veuille, un « hasard transformé en destin par un choix raisonné et continu » (L, t. 3, p. 271).
100
« HR », p. 54.
101
CC, p. 242.
102
le retour ou le recours aux sources poétiques de l’existence n’a rien d’une aliénation pour une
liberté raisonnable qui ne s’y abreuve que pour mieux y renouveler ses forces vives.
103
Le Juste 2, p. 189.
104
PB, p. 16.
105
Pour accueillir justement ce qu’elle ne maîtrise pas, l’existence raisonnable doit moins faire
appel à « une volonté qui se soumet » qu’à une « imagination qui s’ouvre » (« HR », p. 54).
106
Cette raison hors d’elle-même et de ses limites, qui « rompt une clôture et ouvre un horizon »
(HB, p. 124), invite l’herméneutique à pratiquer un « retour post-hégélien à Kant » (HB, p. 154).
107
HB, p. 100. C’est notamment la « présence » onto-théo-logique qui pourrait être questionnée et
élargie, voire déconstruite, par cette « nouvelle façon de penser l’être » (PB, p. 370). la question qui
se pose alors « est de savoir si la réflexion issue des Grecs peut s’arracher à son propre particularisme
pour assumer l’universalité enfouie dans un autre particularisme : celui d’israël » (L, t. 3, p. 160) ;
l’intention pratique d’universalisation effectivement partagée ne cessant de combattre les prétentions
théoriques de l’universalité idéologiquement imposée.

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le « combien plus… » d’un amour libérateur dont la prévenance et la


surabondance déjouent toutes les économies calculatrices pourrait signifier un
« dessaisissement de soi dans un autre qui confère au soi une dimension qu’il
n’aurait pas s’il restait seul avec soi108 ». Cette donation première ne s’opposant
nullement à la rationalité de la justice, mais l’invitant à ne pas s’enfermer dans
un légalisme meurtrier.
lorsqu’elle se cantonne, en effet, à des rapports de stricte équivalence, la
justice menace de se dégrader en recherche trop intéressée de réciprocité
égalitaire. Peut-être faut-il une gratuité qui vient de plus loin et de plus haut que
moi (ou que nous) pour libérer entre nous une justice « éduquée par le don109 »
à la bonté et à la responsabilité mutuelle. l’amour, sans doute, est irréductible
à la norme morale, mais sa libéralité « n’entre dans la sphère pratique et éthique
que sous l’égide de la justice110 » qu’il aiguillonne : « l’amour demande à la
justice d’être plus juste111 », d’intensifier et d’élargir le désir de reconnaissance
mutuelle en le rendant plus attentif à l’altérité des personnes et à la singularité
des cas tout en veillant patiemment à l’inscrire davantage et mieux « dans tous
nos codes – code pénal et code de justice sociale112 ». Relations courtes et
longues, amoureuses et amicales, familiales et sociales, rien n’est finalement à
soustraire à l’inspiration et au « grand jeu métaphorique » d’un amour dont les
figures « s’entrecroisent » et « s’entresignifient plutôt qu’elles ne se
hiérarchisent113 ».
En se laissant porter au-delà d’elle-même par la grâce de récits et de
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métaphores qui lui viennent d’ailleurs, la raison herméneutique ne renonce
nullement au droit d’inventaire inhérent à un « penser » qui ne consiste pas à
« poétiser114 ». Car il n’est pas de source, fût-elle la plus vive, « qui ne puisse être
gâtée ou pervertie115 » par ceux qui prétendent l’accaparer ou « se l’approprier »
aux dépens des « autres bénéficiaires de sa générosité fondamentale116 ». aussi

108
L, t. 3, p. 361.
109
PB, p. 176.
110
AJ, p. 62.
111
NR, p. 293.
112
AJ, p. 66. C’est la générosité de l’amour qui « demande à la justice d’être à la fois toujours plus
universelle et toujours plus singulière » (Paul RiCœuR, « la croyance religieuse. le difficile chemin du
religieux », désormais « CR », in Yves Michaud (dir.), La philosophie et l’éthique, Paris, O. Jacob,
2002, p. 214), qui oriente la réciprocité égalitaire de la reconnaissance vers une mutualité dissymétrique
intégrant « le respect à l’intimité » (Parcours de la reconnaissance, p. 401), qui invite enfin à « élargir
le couple de la reconnaissance mutuelle » (PB, p. 181) aux dimensions de la société et de l’histoire.
113
PB, p. 457.
114
MV, p. 395.
115
Gilbert ViNCENT, La religion de Ricœur, Paris, Éditions de l’atelier, 2008, p. 143.
116
CR, p. 218.

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FRaNCiS Guibal ETR

importe-t-il de mettre en œuvre une intelligence interprétative qui apprenne à


conjuguer au plus juste l’accueil et le jugement, l’écoute et la responsabilité117 ;
non pour accomplir en rationalité conceptuelle les représentations religieuses,
mais pour faire droit au travail et à la probité d’une réception inévitablement
finie où la lecture ne peut aller sans discernement qui renvoie l’interprète à sa
propre quête existentielle118. Ni révélation absolue ni savoir absolu ne
conviennent à cette démarche critique toujours à reprendre, qui tente de
« s’avancer vers Dieu au lieu d’en partir119 » et qui s’efforce, pour former et
approcher « les prédicats du divin », de distinguer entre « faux témoins » et
« vrais témoins »120.
Entre une critique crispée sur soi et une conviction renonçant au risque du
jugement, la pensée herméneutique invite la raison à mettre sa puissance de
déchiffrement au service d’une pensée (poétique et notamment biblique) en
attente d’écoute passée par le feu de la critique. C’est une seule et même
orientation qui s’en prend à des prétentions triomphalistes infondées et qui met
au jour des significations ne demandant qu’à être exposées à un partage
universalisant. Comme si le religieux, délivré des perversions dogmatiques qui
le menacent, portait en lui le « vœu d’une hospitalité interconfessionnelle121 »
qui l’invite à « excéder ses propres expressions122 ». Dès lors qu’il est reconnu
« habiter ailleurs que chez moi » (ibid.), que chez nous ou même que chez lui,
la foi qui l’accueille s’ouvre par là même à ce qui lui échappe : « au creux
même de ma propre conviction, de ma propre confession, je reconnais qu’il y
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a un fond que je ne maîtrise pas. Je discerne dans le fond de mon adhésion une
source d’inspiration qui, par son exigence de pensée, sa force de mobilisation
pratique, sa générosité émotionnelle, excède ma capacité d’accueil et de
compréhension123 » tout en ne cessant de l’appeler.

117
Ricœur ne parvient que difficilement à les accorder en parlant par exemple d’un « travail de
pensée à partir de l’écoute, et pourtant dans l’autonomie de la pensée responsable » (CI, p. 394 ; c’est
moi qui souligne), une autonomie qu’il lui arrive d’identifier à « l’autarcie » ou à « l’autosuffisance »
(Paul RiCœuR, Vivant jusqu’à la mort, désormais VM, Paris, Seuil, coll. « la couleur des idées », 2007,
p. 108).
118
Ricœur évoque ainsi un acte d’exister élargi à l’infini « par tous les mondes sur lesquels se seront
ouverts et que m’auront ouverts les textes que j’aurai aimés » (« Du conflit à la convergence des
méthodes en exégèse biblique », in Exégèse et herméneutique, éd. X. léon-Dufour, Paris, Seuil, coll.
« Parole de Dieu », 1971, p. 53).
119
Ricœur cite cette formule de Jean NabERT dans sa préface au Désir de Dieu, Paris, aubier
Montaigne, 1966, reprise dans L, t. 2, p. 258.
120
« HR », p. 52-53 : « C’est en formant les prédicats du divin que nous disqualifions les faux
témoins ; c’est en reconnaissant les vrais témoins que nous identifions les prédicats du divin ».
121
L, t. 3, p. 268.
122
NR, p. 316.
123
« CR », p. 223-224.

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2017/ 2 ENTRE CRiTiquE ET CONViCTiON lE CHEMiN DE PENSÉE DE Paul RiCœuR

De cette rencontre, voire de cette confrontation, entre les exigences de la


critique et les sources de la conviction naît finalement un dépassement conjoint
de la présomption rationaliste et de la démission fidéiste : « Toujours mes deux
allégeances m’échappent124 » et conduisent ailleurs et plus loin que prévu. Ce
n’est d’ailleurs pas en les reniant, mais en les portant de l’intérieur vers ce qui
les excède, qu’il est possible de faire droit à l’ouverture et au vœu de
reconnaissance universelle qui les animent : « Pour aller vers le
“fondamental” », c’est « dans la dimension de la profondeur » qu’il faut tenter
de « raccourcir la distance aux autres »125. Ne serait-ce pas le propre de
« l’esprit » que de souffler au cœur de l’interlocution humaine pour l’éveiller
à la transcendance qui l’habite et qui lui interdit toute fixation définitive126 ?

ENVOI

Portée par l’élan d’une affirmation originaire qui s’ouvre aux richesses
multiples des diverses traditions et cultures, cette pensée anthropologique peut
apparaître comme un modèle de philosophie soucieuse « d’entrer en dialogue
avec n’importe quel type d’interlocuteurs127 ». la rançon de cette générosité
étant sans doute « une originalité moindre au plan de la création conceptuelle
proprement dite128 ». il est possible d’estimer, en particulier, que le renvoi
insistant à une attestation réflexive ancrée dans « un initial rapport à soi129 »
n’accueille que trop marginalement et non sans réticences « l’expérience »
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d’une existence de créature toujours déjà vouée à la responsabilité irrécusable
de l’élection. Ricœur avoue sa difficulté à entendre dans le langage (biblique)
« quelque chose de fondamental qui est peut-être alors de l’ordre de
l’expérience130 » ; là est également sans doute la raison de sa distance à l’égard
de la vulnérabilité lévinassienne et de sa radicalité hyperbolique « au-delà de

124
CC, p. 228, où Ricœur ajoute, avec la réticence qui reste toujours au cœur de sa position : « Même
si parfois elles se font signe mutuellement ».
125
NR, p. 285.
126
Ricœur le soutient pour ce qui est de « l’enchevêtrement de la voix et de l’écrit dans le discours
biblique » : « il ne faudrait pas dire : Parole, Écriture, Religion ; mais : Parole, Écriture, Esprit »
(L, t. 3, p. 325). J’ai essayé de l’indiquer de manière plus générale dans mon travail sur Le souffle et la
parole – liberté philosophique et inspiration biblique, Paris, Éditions du Félin, coll. « les Marches du
temps », 2017.
127
Jean-François COuRTiNE, in La mirada de los otros – Dialogos con la filosofia francesa
contemporanea (collectif), lima, Fondo éditorial de la PuC, Pérou, 2015, p. 32.
128
J.-F. COuRTiNE, loc. cit., p. 32, dont le jugement équilibré est toutefois un peu sévère.
129
L, t. 3, p. 361.
130
CC, p. 220.

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FRaNCiS Guibal ETR

l’essence131 ». Parfois, cependant, se fait jour l’aveu que « la polarité de


l’adhésion et de la critique est elle-même sous le signe d’une donation
antérieure132 » qui détache le soi de lui-même. Comme si la vie, en allant au
bout d’elle-même, accédait à un certain « essentiel » où se déchirent les voiles
de tous les « codes133 », tant confessionnels que culturels. Vient alors pour le
sujet l’heure d’un dénuement qui « ne réclame rien, aucun “après”134 », qui
renonce à toute position revendicative et « accepte de n’être plus », puisque
« rien ne lui est dû »135 . Et peut se lever « une autre espérance que le désir de
continuer d’exister136 », une espérance qui invite le « soi » à « perdre sa psychè »
pour ne la « sauvegarder137 » qu’autrement, en la donnant au service des autres ;
l’homme de raison et l’homme de foi finissant par se rejoindre dans la radicalité
ultime de cette existence abandonnée.

Francis Guibal
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131
Ricœur, on l’a signalé, préfère une « imagination qui s’ouvre » à une « volonté qui se soumet » ;
mais il reste ainsi dans l’espace d’une réflexivité qui résiste, jusque dans son ouverture et sa décentration,
au tranchant d’une hétéronomie fracturant le même et libérant en lui une responsabilité obligée. Peut-
être « le Cogito brisé et sans fond ultime » devrait-il attester « une élection arcboutée sur la
Transcendance » pour faire droit à un « sens d’autrement qu’être qui lui fait défaut » : Marc FaESSlER,
En découvrant la transcendance avec Emmanuel Lévinas, Genève/lausanne/Neuchâtel, Droz, coll.
« Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie 22 », 2005, p. 81 et 85. Dans Lévinas et l’exception
du soi (Paris, PuF, 2005), Rodophe Calin consacre deux chapitres suggestifs (« inspiration et
obéissance », p. 291 sq. et « la communauté inspirée », p.. 331 sq.) à l’écart qui distingue une réception
esthétique (Ricœur) et une réception éthique (lévinas) de l’inspiration biblique.
132
CC, p. 221.
133
VM, p. 47.
134
CC, p. 239, qui reporte « sur les autres, mes survivants, la tâche de reprendre la relève de mon
désir d’être ».
135
VM, p. 79 ; deuil déchirant d’un « vouloir-exister après la mort » (ibid., p. 35), remise abandonnée
de « soi » à un Dieu qui en fera « ce qu’il voudra » (ibid., p. 79).
136
VM, p. 79. Ricœur appuie cette espérance sur « l’idée de la grâce. la confiance dans la grâce »,
mais en cherchant à la penser hors des catégories d’un « salut » rédempteur, comme une « justification
de l’existence » plus radicale que la « justification des pécheurs » (ibid., p. 78-79).
137
Ricœur s’appuie sur le livre de Xavier lÉON-DuFOuR, Face à la mort, Jésus et Paul, Paris, Seuil,
coll. « Parole de Dieu », 1979, pour reconstituer ce paradoxe évangélique en sa formulation d’origine
(VM, p. 85) et y chercher un « “passer de la mort à la vie” sans concession à l’imaginaire de la survie »
(ibid., p. 81) : « la mort sans survie prend sens dans le don-service qui engendre une communauté »
(ibid., p. 91).

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