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La sagesse comme instance d’accomplissement dans la

théologie biblique de Paul Beauchamp


Benoît Bourgine
Dans Recherches de Science Religieuse 2020/2 (Tome 108), pages 203 à 220
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0034-1258
ISBN 9782913133877
DOI 10.3917/rsr.202.0203
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DOSSIER
La sagesse comme
instance
d’accomplissement
dans la théologie biblique
de Paul Beauchamp
par Benoît Bourgine
Université catholique de Louvain

E xégète, Paul Beauchamp a fait œuvre de théologie biblique. Son


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ambition déclarée fut de « tout lire »1 : parcourir en tous sens les
deux Testaments sans en rien exclure, voilà bien une posture singu-
lière au sein des études bibliques, portées à la spécialisation. La lecture
continue du canon biblique est de surcroît menée explicitement selon
une visée théologique, et une théologie comprise comme « une entreprise
de la connaissance qui cherche Dieu »2. Faire le siège du texte biblique en
posant la question de Dieu, sans se contenter de faire œuvre d’histoire
ou de critique littéraire – tendre à la vérité et pas seulement à l’exacti-
tude –, c’est contribuer consciemment à la tâche théologique.
Cette préoccupation porte Beauchamp à considérer avec un soin
particulier le rôle de la sagesse dans le rapport entre les deux Testaments.
Ce parti consent au détour du temps long, du séculier et de l’énigme ;
il affronte la complexité du rapport aux Nations, assume l’obscurité de
l’anonymat du peuple et de l’acte d’écrire qui caractérisent la sagesse
biblique. Pour une théologie qui entend « prendre pour aller vers Dieu le

1. Paul Beauchamp, « Théologie biblique », dans Bernard Lauret, François Refoulé (dir.),
Initiation à la pratique de la théologie, t. 1, Introduction, Éd. du Cerf, Paris, 1982, p. 189.
203
2. Ibid., p. 185. Souligné par l’auteur.

RSR 108/2 (2020) 203-220


Benoît Bourgine

chemin qu’il a pris pour aller vers nous »3, le choix sonne juste. Cet aspect
de son œuvre mérite qu’on s’y arrête pour en présenter les lignes de
force à l’intérieur de son projet de théologie biblique, en vue de déga-
ger, si possible, les ressources qu’elle offre à la théologie systématique.

1. Un projet de théologie biblique


La voie suivie par Paul Beauchamp est originale par sa volonté
« d’égaler la lecture au périmètre de toute la Bible »4. Pas seulement un
livre, un courant littéraire ou une tradition théologique, ne pas même
s’en tenir à un Testament, mais prendre la liberté de circuler en tout lieu
du canon, sans arrêter a priori une méthode de lecture – une telle pers-
pective transgresse les règles en vigueur trop frontalement pour se passer
de justification. Beauchamp avoue qu’il tient ce besoin de « respirer »5
de l’exigence de conformer sa lecture à la tradition d’écriture du texte
biblique, ce qui suppose d’arpenter de grands espaces : « Le mouvement
de transformation des textes n’apparaît dans sa nature de vérité que s’il
apparaît dans son amplitude »6. La fin de ce mouvement, qui aimante
le lecteur du récit total, suggère d’adopter pour horizon l’unité que les
deux Testaments se donnent l’un à l’autre. L’impulsion procède d’une
conscience des limites. Pour entrer dans le secret de la Bible, le lecteur
dispose d’un « temps compté »7, d’où l’impératif de viser l’unité d’un
corpus pourtant marqué par le divers, et de privilégier la brièveté pour
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ne retenir que l’essentiel. L’acte de lecture rejoint le travail de la vie
affleurant les textes à la condition de poser un choix de liberté, égalant
le franc parler dont s’autorise l’écriture biblique – d’où le parti d’em-
brasser le tout des Écritures à partir de la dynamique d’accomplissement
qui l’unifie, et d’abord à l’intérieur de l’Ancien Testament. Il convient
de la sorte d’« aller plus loin »8, c’est-à-dire aussi loin que mènent les
textes – « Il y a un peu de folie à cela »9, mais aussi de solides raisons.
Ces raisons sont d’ordre herméneutique et d’ordre théologique.
Sur les présupposés de l’exégèse contemporaine, rarement explici-
tés, Beauchamp pose un diagnostic. La perspective commune privilégie
le passé du texte : son premier état, sa forme originelle, son milieu de

3. Ibid.
4. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, « Parole de Dieu », Seuil, Paris,
1976, p. 12.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 14.
8. Ibid., p. 9 et 13.
204
9. Ibid., p. 12.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
production font l’objet d’une reconstruction, où la part de créativité
nécessaire est déniée, à tort 10. Fascinée par les commencements, l’exégèse
se focalise sur les débuts du livre pour remonter à ses causes11. Cette
approche qui aborde le texte en amont, pour nécessaire qu’elle soit, paraît
à Beauchamp insuffisante. La recherche des formes primitives aboutit
à un catalogue qui fige un schéma, sans parvenir à rendre compte des
multiples données qui attestent son évolution. Le texte s’explique par
sa genèse, mais il ne s’explique pas moins par le mouvement de lecture
et d’écriture qu’il suscite. La visée archéologique est à compléter par une
perspective téléologique. Comprendre un texte, c’est aussi le considérer
sous l’aspect de son avenir en dégageant les lois de la « poétique » par
laquelle il produit des textes ultérieurs, et ainsi « traiter un texte comme
le lieu d’une transformation, comme une machine à faire du réel »12.
S’en dispenser, c’est figer le texte et l’enfermer indûment dans son
passé, en ignorant les effets qu’il n’a pas manqué de produire par ses
relectures. Cette trajectoire est à prolonger jusqu’au présent du lecteur
puisque un texte biblique, par-delà l’histoire de ses relectures, demeure
« l’appel d’un monde pas encore complètement né qui demande à
naître à notre monde »13.
Ce présupposé herméneutique s’accorde avec un a priori relevant
de la théologie : « Pour la tradition, Dieu emplit la parole et l’Écriture de
son souffle de vie »14. Désigner la doctrine de l’inspiration des Écritures
n’offre à l’exégète ni facilité ni raccourci. Le voilà plutôt confronté à
l’exigence de suivre la vie du sens qui anime la Bible, « passage pour
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un souffle »15, d’un texte à l’autre et d’un Testament à l’autre. Porté par
ces prémisses, Beauchamp place au centre la notion d’accomplissement
des Écritures : « le foyer de la théologie de la Bible sera une théorie de
l’accomplissement des Écritures comme signe de l’universalité, liée à
l’avènement de la plénitude des temps. » 16 Explorer dans le texte biblique
les signes qui attestent cette visée d’accomplissement conduit à croiser
les perspectives de l’exégèse et de la théologie avec la rigueur nécessaire.
La mise en œuvre d’une telle rationalité donne de saisir le déploiement

10. En opérant une reconstruction du texte, cette exégèse fait preuve d’une liberté qu’elle
refuse de reconnaître pour elle-même – ce qui signale pour le moins un manque de luci-
dité sur le chemin emprunté : « Cette dénégation la rend alors suspecte », Paul Beauchamp,
« L’Esprit Saint et l’écriture biblique » dans L’Esprit Saint, Publications des Facultés universi-
taires Saint-Louis, Bruxelles, 1978, p. 39-63 ; repris dans Le récit, la lettre et le corps, « Cogitatio
Fidei » 114, Éd. du Cerf, Paris, 2007, p. 129-154, ici p. 129. Voir aussi Beauchamp, L’un et l’autre
Testament. Essai de lecture, p. 11.
11. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 174.
12. Ibid., p. 32.
13. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 189.
14. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 32.
15. Ibid.
205
16. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 223.
Benoît Bourgine

de cette dynamique d’accomplissement travaillant l’Ancien Testament,


avant de la suivre de l’Ancien au Nouveau Testament, depuis l’origine
jusqu’à l’Unique17. Un tel voyage porte à conséquence tant « il déplace
le sens à l’intérieur de chaque texte »18. Le travail de l’exégète est orienté
par le principe de lecture biblique selon lequel « l’acte du Christ accom-
plit les Écritures »19, un principe qui libère l’exégète en l’ouvrant à une
infinie variété de chemins possibles dans son parcours du Livre envisagé
comme un tout. La mort de Jésus est ce terme de l’accomplissement
qui ouvre la rencontre d’Israël et des nations, en renvoyant à la nuit
des origines. Le plérôme rempli par les Écritures aboutit à l’Église, que
le Christ épouse dans le don de son corps et de l’Esprit20. Beauchamp
ne se lasse pas de répéter que le chemin allant de Jésus à l’humanité
passe par le récit du peuple d’Israël dans ses Écritures21.
En dépendance de la tripartition des Écritures juives, la lecture pro-
posée par Beauchamp s’enrichit d’un point de vue propre, qui constitue
l’une de ses contributions les plus significatives à la théologie biblique :
l’interprétation doit considérer les trois classes d’écrits qui signifient
autant de modalités de l’écriture biblique. Loi, prophètes, écrits – ces
catégories désignent un rapport au temps (avant, maintenant, toujours)
et se rapportent à des fonctions (prêtre, prophète, roi-peuple-scribe)22.
Ces trois classes, loin d’être statiques, décrivent un mouvement de
convergence dont les sages sont les promoteurs discrets, à travers un
travail de réécriture. Ce phénomène est perceptible dans la « deutérose »
par laquelle, en un corpus délimité (Dt ; Pr 1-9 ; Is 40-55), chacune des
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trois classes intensifie ses traits propres : la loi appelle à l’obéissance, le
prophète annonce que Dieu parle, la sagesse se donne pour principe23.
Loi et prophètes convergent dans l’écriture des sages, qui accompagnent
sur le long terme la réception par le peuple de la parole venant de Dieu.
La sagesse est l’instance « qui invite à rentrer dans sa maison, la maison

17. « L’Ancien Testament porte, imprimée en lui-même, la conversion de l’ancien au


nouveau », Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 275 ; Paul Beauchamp,
« La démarche d’un exégète. Pour une stylistique de l’accomplissement » dans Éclatement des
savoirs et nouvelles cohérences, Travaux et conférences du Centre Sèvres, 1986, p. 45-55 ; repris
dans Id., Conférences. Une exégèse biblique, Éd. Facultés jésuites de Paris, Paris, 2004, p. 21-33,
ici p. 22-23.
18. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 33.
19. Paul Beauchamp, « Accomplir les Écritures. Un chemin de théologie biblique » dans RB
99/1 (1992), p. 132-162 ; repris dans Id., Pages exégétiques, « Lectio divina » 202, Éd. du Cerf,
Paris, 2005, p. 413-446, ici p. 414.
20. Beauchamp, « Accomplir les Écritures », p. 440.
21. Ibid., p. 444.
22. Paul Beauchamp, « Testament (Ancien) » dans Ecyclopaedia Universalis, Paris, 1973, p. 972-
973 ; Id., Introduction à cinq textes sapientiaux, Médiasèvres, Paris, 1975, p. 1-7 ; Id., L’un et
l’autre Testament. Essai de lecture, p. 136-141.
206
23. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 150-163.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
du peuple, Loi et prophètes »24. Détenteurs de l’écrit, les sages sont les
agents de l’incorporation au peuple de la parole divine de sorte que
celui-ci fasse de la Loi et des prophètes son bien intime, accomplissant
en secret les promesses les plus folles adressées au peuple : une Loi
inscrite au fond du cœur, un peuple tout entier devenu prophète (cf.
Jr 31,31-33 ; Nb 11,29). Un ultime genre, l’apocalyptique, entrevoit la
fin depuis le temps de l’histoire ; il annonce l’arrêt du récit qui pose
un terme au monde. Ces classes d’écrits trouvent leur correspondance
dans les textes du Nouveau Testament avec les évangiles énonçant la
Loi fondatrice, les Épîtres dans le rôle de l’actualisation prophétique et
les multiples traces de la communauté réceptrice, matrice sapientielle
transformant les écrits à l’épreuve de la vie de foi (relecture johannique,
continuité lucanienne entre le temps de Jésus et celui de la communauté
post-pascale, unité achronique du peuple dans les épîtres deutéro-pau-
liniennes), sans oublier l’apocalyptique (Ap, évangiles).

2. Au centre, la Sagesse
Paul Beauchamp assigne à la sagesse un rôle qui la situe au
centre de son projet de théologie biblique. La sagesse n’apparaît pas
avec évidence ; il est possible de passer sans la voir. La perspective
de l’unité des deux Testaments, l’autonomie de l’Ancien Testament,
l’attention à la dynamique d’accomplissement, l’interprétation des
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textes orientée vers leur avenir dans la prise en compte de leur effet
sur les lecteurs et de leur pouvoir d’engendrer, la distinction des trois
classes d’écrits et leur jonction dans la sagesse – autant d’options qui
expliquent la prédilection pour la sagesse s’affirmant dans l’œuvre de
Beauchamp25. « La Sagesse n’a d’original que d’être centre, le point
le plus fort et le moins visible »26. La sagesse est le lieu du peuple,
cet archi-lecteur, ce lecteur collectif et continu recevant Loi et pro-
phètes – une réception qui devient matrice générant refontes et textes
nouveaux. À travers le patient travail des scribes sur le long terme,
les récepteurs sont en réalité les principaux rédacteurs de l’Ancien
Testament, de même que les évangiles émanent des communautés
destinataires de la Bonne Nouvelle27.

24. Ibid., p. 165.


25. L’étude de la création chez Beauchamp conduit naturellement Pambrun à mettre l’accent
sur le rôle stratégique de la sagesse ; James R. Pambrun, God’s Signature. Understanding Paul
Beauchamp on Creation in the First Testament, « Terra Nova » 3, Peeters, Louvain, 2018.
26. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 108.
207
27. Beauchamp, « La démarche d’un exégète », p. 30-31.
Benoît Bourgine

Cette insistance relève de « la différence idéologique qui sépare


deux exégèses »28, celle qui conjecture le premier état d’un texte, l’autre
qui vise l’unité des deux Testaments à partir de leur fin. Le choix de la
seconde, qui n’exclut nullement l’apport de la première, ambitionne
de suivre jusqu’à son entier déploiement la série de textes qui s’en-
gendrent en vertu de la dynamique d’accomplissement, au rythme de
leur réception dans le temps. Négliger de prendre en considération la
Sagesse qui attire à elle toutes les figures, « c’est commettre une erreur
capitale »29. Là encore, la voie singulière de la théologie biblique pro-
posée par Paul Beauchamp passe par une critique des présupposés trop
peu réfléchis de l’exégèse contemporaine. Il déplore le discrédit que
s’attire la reprise créative par les sages de thématiques proche-orien-
tales au motif que des éléments externes sont identifiés. Sous prétexte
de rigueur scientifique, ce postulat conduit à des pratiques fort peu
rigoureuses, telle « l’exclusion péremptoire de nombreux faits, qui
ne sont pas jugés pertinents pour le message biblique »30. Il regrette
la réticence des exégètes à ouvrir les yeux sur le rôle de médiation
assumé par la sagesse31. L’âge récent des textes sapientiels est invoqué
pour leur dénier une quelconque portée. Pourtant le passage au « mode
mineur » de la sagesse signale, à ses yeux, une inscription plus profonde
dans le peuple, et dès lors « un plus grand volume de réel »32. Le statut
deutéro-canonique de la Sagesse de Ben Sira et de la Sagesse de Salomon
n’est sans doute pas étranger à cette désaffection. Mais comment ne
pas voir le rôle de chaînon manquant assumé par ces écrits entre les
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textes les plus récents de l’Ancien Testament et l’ère du Nouveau ? Le
canon catholique et orthodoxe présente l’avantage de mieux prendre
en considération la dimension sapientielle et de reconnaître les droits
du judaïsme hellénistique ; la minimisation de la période précédant
immédiatement le Nouveau Testament est ainsi évitée33.
Avant d’en venir au rôle d’instance d’accomplissement revenant
à la sagesse, il convient d’indiquer les divers sens que celle-ci reçoit
dans l’œuvre de Paul Beauchamp. Dans ses travaux, elle est employée
en trois sens distincts.

28. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 11.


29. Paul Beauchamp, « Jésus-Christ n’est pas seul. L’accomplissement des Écritures dans la
Croix » dans RSR 65 (1977), p. 243-278 ; repris dans Le récit, la lettre et le corps, p. 71-105, ici
p. 80. Le principe défendu par Beauchamp est que « dans une série d’écrits, le final a autant
de poids que l’initial », Beauchamp, « L’Esprit Saint et l’écriture biblique », p. 133.
30. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 115.
31. Ibid., p. 122.
32. Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, p. 80.
208
33. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 218.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
Dans un premier usage, la sagesse renvoie à l’ensemble des traits
stylistiques qui rattachent des livres ou passages bibliques au genre
sapientiel. En ce premier sens, la Bible en certains de ses textes appartient
à la littérature de sagesse telle qu’elle est attestée dans le Proche-Orient
ancien. La sagesse renvoie à la technique de l’artisan, à un savoir-faire
qui fait merveille. De telles œuvres nécessitant des échanges internatio-
naux pour l’importation de produits rares contribuent au rayonnement
de la cité ou du royaume qui s’en prévalent. Le caractère universel
d’une telle sagesse repose sur les conditions concrètes de production
et d’échange. La politique et la guerre rendent nécessaires le conseil
des sages au profit des rois afin de gouverner, rendre la justice et, le
cas échéant, mettre en œuvre une stratégie militaire. Le sage n’est
donc pas d’abord un spécialiste des affaires religieuses, qui relèvent en
Israël du prêtre et du prophète. L’évolution de sa fonction dans l’ère
post-exilique l’amène à transmettre un savoir religieux. Déjà, dans
l’observation de la sagesse commune aux peuples, les sages exprimaient
la conviction qu’il y a sagesse et sagesse, et que « la connaissance du
monde n’est pas la même chose que la connaissance de Dieu »34. Le
mode d’expression du sage est principalement le proverbe, l’énigme
et la poésie.
Une deuxième acception de la sagesse désigne, chez Beauchamp,
la classe d’écrits structurant l’Ancien Testament, à côté de la Loi et des
prophètes. Ce deuxième sens renvoie à un corpus de la Bible hébraïque
(les Écrits), auxquels s’ajoutent les écrits sapientiels deutéro-canoniques
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(Si, Sg, Ba). La théologie biblique de Paul Beauchamp, on l’a vu, présente
une argumentation qui établit cette structuration et en déploie de manière
conséquente la portée herméneutique et théologique, ouvrant à une
intelligence renouvelée de l’écriture biblique et de l’interprétation des
deux Testaments. Les Écrits donnent la parole au peuple auquel Dieu
s’adresse dans la Loi et les prophètes. Le peuple, représenté par le roi,
le scribe ou le parent dans le cadre domestique, est le milieu récepteur
qui transforme ce qu’il reçoit en l’intégrant et en le réécrivant. Un tel
mouvement de transformation et de réécriture justifie d’y voir une
matrice de tradition théologique35.
Un troisième usage de la Sagesse appelle la majuscule : le thème
de la sagesse se fait entité personnelle en cinq textes sapientiaux (Jb 28 ;
Pr 8,22-31 ; Ba 3,9-4,4 ; Si 24 ; Sg 6-9). Distincte de Dieu, de l’humain
ou du monde, la Sagesse personnifiée condense en elle les différentes
figures de la révélation en les ramenant à l’unité. Cette innovation

34. Paul Beauchamp, « Sagesse biblique et intelligence » dans Christus, 38 (1963), p. 178-194,
ici p. 180.
209
35. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 219-220.
Benoît Bourgine

audacieuse représente, du point de vue du rapport entre Dieu et sa


manifestation, une « surprise » et une « secousse » pour le monothéisme
de l’Ancien Testament36 : ce fait est indéniablement un « risque majeur
pris par la pensée des Sages »37. Pour Beauchamp, l’interprétation fait
bien de valoriser l’autonomie du mouvement de pensée qui conduit,
de manière aussi vigoureuse que cohérente, jusqu’à cette innovation
plutôt que de la minimiser en raison de sa proximité avec les dévelop-
pements néotestamentaires. Mais il convient, selon lui, de ne pas y voir
de manière précipitée un dévoilement du Verbe incarné, en occultant
ainsi son lien vital à l’expérience commune38.
Style, classe d’écrits ou personne – ces trois sens de la sagesse se
recoupent partiellement et leur distinction n’apparaît pas toujours avec
évidence. En dépit de ces précisions, le lexique de la sagesse demeure
fluide comme est ductile la réalité qu’elle désigne.
Cette brève présentation de la sagesse suffit à souligner l’importance
stratégique qu’elle revêt à l’intérieur du projet de théologie biblique de
Paul Beauchamp, dont elle condense les apports les plus originaux39.

3. La sagesse, instance
d’accomplissement
En quoi la sagesse est-elle, selon Beauchamp, vecteur du mouvement
d’accomplissement à l’œuvre dans les Écritures ? Quatre directions sont
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explorées : la sagesse respectivement comme connaissance de l’origine
et de la condition de créature, travail de la parole et matrice d’écriture,
rapport d’Israël aux Nations entre particularisme et universalisme, figure
biblique du Dieu un et trine.

3.1 Prévenance de la grâce dans la continuité du temps

« Entre le mouvement de la sagesse dont l’expansion unitaire remonte


à l’origine, et le mouvement qui la constitue comme don, il y a une
parfaite rencontre, notre origine étant ce que nous ne fondons pas et
qui nous fonde » 40.

36. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 35.


37. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 117.
38. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 35-36.
39. Est-ce à cette affinité que tient le caractère souvent elliptique et énigmatique de l’écri-
ture de Paul Beauchamp ? Il confesse : « J’ai conscience d’avoir été peut-être trop fidèle au
caractère énigmatique de la révélation de l’Ancien Testament », Beauchamp, « L’Esprit Saint et
l’écriture biblique », p. 148.
210
40. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 33.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
Une première énigme prend la forme d’une tension entre la tota-
lité des temps embrassée par la sagesse, présente dès l’origine, et le don
gratuit de la sagesse qui s’invite, compagne de l’homme au quotidien,
telle une présence de Dieu, sous la forme d’une connaissance reçue de
lui, celle de notre origine. Beauchamp l’analyse comme la corrélation
de deux mouvements de même amplitude.
D’un côté, le temps long du quotidien indéfiniment recommencé
renvoie à la temporalité propre du toujours de l’Israël séculier qu’incarne
la troisième classe d’écrits, en regard de l’avant de la Loi et du maintenant
de la prophétie : « une des notes de la sagesse est la continuité » 41. La
sagesse embrasse ainsi la totalité des temps, elle qui remonte à l’origine
de génération en génération, identique à elle-même depuis la création
(Pr 8,22-31), tout en accompagnant l’homme en toutes ses activités.
Origine avant le commencement qui propulse toute série vers sa fin, « la
sagesse commande un mouvement d’unité qui exige de tout remplir »42.
D’un autre côté, la sagesse est le don de Dieu par excellence.
« La Sagesse est même, en définitive, le seul don de Dieu, la seule pro-
messe »43. Il s’agit d’un mouvement de descente du ciel vers la terre,
par lequel la sagesse se rend présente à chacun pour l’ajuster à son
Créateur au jour le jour ; de la sorte il est donné à l’homme, assisté
par la sagesse en toutes ses démarches, de consentir à sa condition de
créature et de vivre d’une manière conséquente44. La sagesse est don,
qui procède de Dieu : elle est « ce qu’on ne peut pas se donner à soi-
même »45. Elle est reçue par la voie d’où vient la vie, et d’abord des
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parents. Objet de désir, elle est promise à qui la demande, en s’adres-
sant à Dieu, unique source dont elle procède. L’union à la sagesse,
mère et épouse, est gage de communion à Dieu46. C’est Dieu que l’on
prie pour la recevoir, et non la Sagesse elle-même – contrairement à
l’idole qui se fait prier. « La prière pour obtenir la sagesse est une clé
de toute la littérature et de toute l’attitude sapientielle (1 R 3,4-15) »47.
Les Psaumes relaient cette prière tandis que s’éloigne la mémoire des
hauts faits du désert et que l’écho de la voix des prophètes a fait place

41. Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, p. 82.


42. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 119. Voir ibid., p. 124
43. Ibid., p. 121.
44. « Le mûsar, la discipline et l’application de l’homme sage sont un mouvement de descente
du ciel vers la terre. L’échange entre le grand et l’infime n’est pas un va-et-vient indifférent,
qui permettrait de laisser le second pour le premier. La Sagesse est l’obéissance de l’homme à
sa condition, et là même est rejointe l’œuvre de la création, par laquelle Dieu fait ce qui est
en dessous de lui », Ibid., p. 119.
45. Paul Beauchamp, « Sagesse biblique et expérience mystique » dans Christus, 162 (1994),
p. 157-166, ici p. 164.
46. « Elle vient au-devant de lui comme une mère ; comme une épouse vierge, elle l’accueille »
(Si 15,2).
211
47. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 120.
Benoît Bourgine

au silence. Les Pères ont reçu la Loi, les fils y ajoutent leur supplica-
tion. La prière maintient vivante la promesse et reconduit la présence
continue de la sagesse.48 Le « point de création »49 par lequel la relation
à Dieu touche à l’intime du corps et de l’âme dans l’expérience de la
prière des Psaumes porte à la reconnaissance pour le don de la vie qui
se renouvelle chaque jour.
La sagesse correspond, dans ces propos de Paul Beauchamp, à un
point de vue anthropologique original et profond. La sagesse, remontant
à l’origine, couvre toute l’amplitude du temps : essentiellement mobile,
elle relie tout présent à son fondement. Ainsi dotée de l’envergure et
de l’agilité par lesquelles elle embrasse toute l’étendue du temps en la
rattachant à son principe, on comprend aisément que la sagesse peut
aussi franchir la distance séparant le ciel de la terre : elle peut donc au
quotidien s’offrir à l’homme comme la grâce qui l’unit à son Créateur
et le fait vivre de sa justice. La rencontre de ces deux mouvements de la
sagesse – mouvement de liaison à l’origine et mouvement la constituant
comme don – relie l’homme à ce qui le fonde et le soustrait à la folie
consistant à se prendre soi-même pour son propre fondement. Se
serait-il donc apporté lui-même à l’existence ? C’est en gardant vive
et intime la connaissance de l’origine de création que la sagesse est ce
don, excellent entre tous, dont l’homme a suprêmement besoin pour
vivre sa condition de créature : être visité par la sagesse, c’est renouveler
la mémoire du don de Dieu que l’homme est à lui-même.
Cette « parfaite rencontre » entre deux mouvements, l’un remon-
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tant à l’origine des temps, l’autre gratifiant l’humain du don excellent,
donne lieu à « la naissance de la Sagesse dans le sage » de sorte que
« Celui qui naît mortel (Sg 7,1), celle qui naît en Dieu : ces deux ori-
gines se rejoindront quand le mortel aura la Sagesse, son deuxième
commencement, pour épouse, moment soustrait au récit pour rester
dans l’attente »50. En décrivant le don de la sagesse dans la continuité
des temps, Beauchamp offre une expression puissante de la grâce par
laquelle l’homme est associé, dans le quotidien de son existence, au
principe même qui a fait se lever le premier jour du monde.
La sagesse biblique apparaît en net contraste des courants anthro-
pologiques de la modernité qui, en estompant le lien entre générations
et en déliant tout rapport à la tradition, développent le mythe de

48. Voir Paul Beauchamp, Psaumes nuit et jour, Seuil, Paris, 1980, p. 18.
49. Ibid., p. 156.
50. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 169. Cette citation peut être lue en
clef christologique, conformément au schéma rahnérien d’une anthropologie qui se trans-
cende elle-même. Selon le concile de Chalcédoine, le Verbe incarné, engendré du Père avant
212 les siècles est né de Marie à la plénitude des temps – engendrement éternel et naissance dans
le temps pour l’unique personne du Verbe qui accomplit la figure de la sagesse.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
l’autoengendrement de l’individu et de l’autofondation de la société51.
Convaincre l’homme qu’il est à lui-même son propre fondement,
c’est l’enfermer dans une solitude mortifère. En ligne avec le don de
la sagesse tel qu’il est appréhendé par Beauchamp, la reconnaissance
de ce qui précède l’homme, le dépasse et peut seul le combler apparaît
comme une vérité aussi intempestive que salutaire. À l’encontre d’une
naturalisation de l’humain sous l’effet du prestige des sciences exactes,
il convient de redécouvrir ce qui le relie à son origine, ce qui passe sans
doute par une réhabilitation des mots qui désignent en lui l’ouverture à
l’infini, tel le mot, majestueux, d’« âme »52. Sans doute est-il opportun
de rappeler ici la différence entre le deuxième et le troisième ordre de
Blaise Pascal marquant la distance infinie entre l’ordre de l’esprit et celui
de la charité53, qui dénote la singularité de l’anthropologie chrétienne
au sein des humanismes contemporains.

3.2 La parole en travail dans le peuple


par l’écriture du Livre

« Identifiée au Livre, la Sagesse se définit, dans le même mouvement,


comme la rencontre de la Loi et des prophètes dans leur accomplisse-
ment, qui a pour lieu le peuple. »54

Beauchamp aime à séjourner dans l’atelier des scribes pour y capter


le travail, délicat à saisir mais décisif sur la forme finale du Livre, de
réception de la parole, de transformation de ses contenus et de trans-
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mission de son témoignage. Ce travail qui s’effectue dans la réécriture
des documents anciens et dans l’écriture des textes sapientiaux tardifs
est le travail même dans le peuple de « la Parole de Dieu »55, dotée
d’une vitalité énergique et féconde56. Durant le temps long où le milieu
des scribes hérite de la Loi et des Prophètes, ce matériau est retravaillé
par le rapprochement de ces deux classes d’écrits. Ce travail s’opère
naturellement par le fait que Loi et Prophètes sont tous deux adressés
au peuple et que « la connaissance de Dieu qu’apporte la Loi, et la pro-

51. Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, Paris, 2006.
52. François Cheng, De l’âme, Albin Michel, Paris, 2016.
53. Blaise Pascal, Pensées, Garnier-Flammarion, Paris, 1976, p. 291 : « La distance infinie des
corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est
surnaturelle. » (Brunschvicg 793, Lafuma 308).
54. Beauchamp, « L’Esprit Saint et l’écriture biblique », p. 147.
55. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 48.
56. « Le niveau stylistique (confluence des grands genres dans la Sagesse) porte les symptômes
de la transformation du peuple par la Loi et les Prophètes, au niveau de la manière d’être.
Or cette transformation est d’une nature telle qu’elle mérite le nom d’accomplissement –
«Ma parole ne me revient pas vide», dit le Seigneur. «Pas vide» (reyqâm), mais accomplie. » 213
Beauchamp, « La démarche d’un exégète », p. 31.
Benoît Bourgine

phétie ne font qu’une seule et même chose »57. La rencontre de la Loi,


et des Prophètes n’est pas sans effet sur leur lecture, mais également
sur leur réécriture de la main des scribes58. De cette jonction des genres,
Beauchamp donne de nombreuses manifestations où il voit autant de
signes d’accomplissement affleurer la surface même du texte biblique :
l’écriture est « véhicule d’accomplissement »59.
L’intervention des scribes vise à mettre l’unité de la Loi et des
Prophètes à la portée du peuple. Beauchamp l’observe en particulier dans
le Deutéronome où il aperçoit une « descente fluide de la Loi à travers
le filtre de la Sagesse »60. De l’Horeb, Moïse redescend dans les plaines
de Moab et délègue au père de famille l’écriture de la Loi dans le cadre
domestique (Dt 6,9 ; 11,20). Beauchamp note une homologie entre le
mouvement du Livre et celui de la sagesse. De même que la sagesse est
présence aujourd’hui du commencement, les écrits sapientiaux tels que
Ben Sira ou la Sagesse de Salomon récapitulent tout ce qui fut. La mise
à disposition du Livre au peuple revêt la forme d’une miniaturisation
de la trame des événements de salut. Rendus « portatifs », ces résumés
historiques voient leur temporalité se transformer : ils sont mis au
présent des destinataires car ils sont « de tous les jours »61, temporalité
propre à la sagesse.
Le travail de la parole dans l’écriture du Livre s’effectue au nom
du peuple destinataire et en relation vitale avec lui. Les procédés de
l’anonymat et de l’éponymat le montrent à suffisance. Avec l’attribution
des Psaumes à David et de la Sagesse à Salomon, c’est le récipiendaire de
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la Loi et des Prophètes, parlant au nom du peuple, qui tient la plume.
Dans le cas des Psaumes, cela « manifeste que, dans cette prière, tout
un chacun s’identifie au prototype royal, délégué à l’humanité parfaite

57. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 48. Voir aussi Beauchamp, « L’Esprit
Saint et l’écriture biblique », p. 147 : les scribes sont les « fins vaisseaux qui répandent dans le
corps du peuple la Loi et les Prophètes. Ceci se réalise de maintes manières et dans plusieurs
sens : la Sagesse dont la demeure est le peuple (in populo honorificato : Si 24,12) unit la Loi
et les Prophètes pour la simple raison que le peuple en est l’unique destinataire et qu’il les
reçoit ensemble.
58. Il y a « rencontre de la Loi et de la Prophétie, rencontre qui s’opère du seul fait qu’elles
sont entre les mains du même groupe, de la même famille scribale. (…) un même groupe, les
mêmes mains ont, sans doute, travaillé à l’état final du recueil du Deutéronome et à celui de
Jérémie, pour unir Loi et Prophètes. Les conséquences de ce fait dans la nature du message
lui-même sont considérables », Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, p. 78.
59. Ibid., p. 83.
60. Ibid.
61. « Les sommaires historiques de Jésus Ben Sira et de la Sagesse de Salomon miniaturisent les
récits des livres précédents, mais ils veulent dire que tout passé est devenu présent, portatif,
récitable par chacun. Si le texte n’est pas majeur, le fait du texte l’est ici certainement. La
Sagesse incorpore au peuple l’histoire quand celle-ci a pour support chaque vie humaine et
l’attente qu’elle soutient : on peut dire alors des grands moments, Sinaï, Exode, comme on
214 le dit de la Sagesse, qu’ils sont de tous les jours », Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai
de lecture, p. 149.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
et au statut de «sujet» devant Dieu »62 : du roi sage, la parole descend
vers le plus petit du peuple. Le travail d’écriture revient au peuple
interpellé par la Loi et les Prophètes et qui trouve ainsi à leur répondre.
Cette réponse est le lieu d’une transformation qui trahit le travail de la
parole s’accomplissant dans le peuple de sorte que « la majeure partie
de la Bible est rédigée par les récipiendaires de la Loi et des Prophètes,
par leur «archi-lecteur», par le peuple qui les entendit. »63 L’expérience
de la foi du peuple mûrie par l’épreuve du réel s’infiltre dans le texte
de la Loi et des prophètes. De cette maturation témoigne également
la réflexion sur la mort en Job, Qohélet et la Sagesse de Salomon. S’y
affirme l’autonomie de l’espace séculier du peuple et la « force des droits
reconnus à l’indépendance des Sages »64. L’enseignement est passé au
crible du vécu et l’écriture porte la trace « d’un événement survenu aux
consciences, de l’accueil de données nouvelles »65. Ainsi le travail de la
foi dans la vie du peuple rejaillit sur l’écriture du Livre, et depuis cette
écriture, œuvre de l’Esprit dans le peuple, une participation à pareille
expérience est ouverte aux lecteurs. De la vie à la vie, de l’écriture à
la lecture, le mouvement de la Sagesse précipite l’accomplissement :
« L’Esprit est entré dans la lettre et l’Esprit en sort »66. Faire acte de
tradition, c’est relancer la dynamique vitale de la parole67. De cette
dynamique d’accomplissement, l’Écriture fournit des jalons : ainsi les
récits d’enfance dans l’évangile de Luc qui font voir où aboutit « l’enra-
cinement de la parole et le travail de l’Esprit dans le sol des générations,
dans les familles issues de la promesse, dans le tissu d’un peuple »68.
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Dans la présentation de Beauchamp, la sagesse s’identifie au travail
de la parole divine au sein de la matrice que constitue le peuple. Le
Livre témoigne à même sa lettre de la réponse que le peuple, porteur de
la parole, exprime dans son expérience de vie à l’épreuve de la fidélité.
Ces analyses jettent une lumière joyeuse sur une notion théologique
aussi ductile que la sagesse, à savoir la tradition69. Il en va de la tradi-

62. Ibid., p. 142.


63. Beauchamp, « La démarche d’un exégète, p. 31.
64. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 129. Sur Qohélet : « Dans son office
d’objecteur, il exprime la résistance d’Israël à toute construction d’un refuge dans un monde
parallèle », Ibid., p. 130.
65. Ibid., p. 131, à propos de Job.
66. Beauchamp, « L’Esprit Saint et l’écriture biblique », p. 145.
67. « Rien n’est dit qui ne soit vécu. Non pas, certes, en plénitude, mais assez pour attirer
une suite dans le vécu. Comme le destinataire de la Loi est identique au destinataire de la
Prophétie, c’est leur rencontre qui est reçue dans la Sagesse », Beauchamp, Le récit, la lettre et
le corps, p. 82.
68. Ibid., p. 102.
69. Sur l’actualité de la notion de tradition : Benoît Bourgine, « Transmettre la foi au temps
du selfie » dans Christophe Raimbault (dir.), Paul et son Seigneur : Trajectoires christologiques des 215
épîtres pauliniennes, « Lectio divina » 271, Éd. du Cerf, Paris, 2018, p. 403-422.
Benoît Bourgine

tion comme de la sagesse, son lieu est le peuple où s’accomplissent les


Écritures par l’action de l’Esprit. C’est le travail de l’Esprit dans le tissu
du peuple qui, au sein des premières générations chrétiennes, a prolongé
l’écriture du Livre avec le Nouveau Testament. C’est ce même travail,
aussi indiscernable que décisif qui, à l’issue des deux premiers siècles,
a constitué la collection des écrits bibliques en canon revêtu d’autorité.
C’est l’action de l’Esprit dans le peuple qui habilite l’Église à recevoir,
proclamer et transmettre la parole que le Dieu vivant ne cesse de lui
adresser pour qu’elle en vive70. Sur le thème de la tradition comme en
d’autres, il est à souhaiter que l’exploration par Beauchamp de la veine
sapientielle suscite la réception théologique qu’elle mérite.

3.3 Israël et les Nations entre universalisme


et particularisme

« Or ce qui est propre à Israël, c’est le croisement d’une dimension


explicite du non-juif avec l’obstination, l’entêtement de la particu-
larité juive. »71

La Bible propose une vision profondément originale du rapport


entre un peuple particulier et les autres groupes humains. Parmi les
trois classes d’écrits, la sagesse n’est pas la seule à y contribuer, mais
la question relève chez elle de l’essence de son discours. En effet la
sagesse biblique a pour objet l’expérience humaine comme telle, com-
mune à tous les peuples de la terre : la vie, la mort, la variété des états
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et des activités, la souffrance et l’amour, l’ambiguïté des situations et
l’ennui du temps qui passe. Or les textes sapientiaux, qui empruntent
allègrement aux cultures environnantes, témoignent d’une conscience
vive de ce que l’Israélite est d’abord un homme : « Israël est original
dans sa conscience de l’universel comme ne lui étant pas propre. »72
L’importance accordée à l’autre du peuple est tout à fait singulière
parmi les traditions du monde. La part non-juive dans le Juif apparaît
prévalente, au dire de la sagesse.

70. Conformément à l’enseignement commun, Lumen Gentium dispose : « La collectivité


des fidèles (Universitas fidelium), ayant l’onction qui vient du Saint, ne peut se tromper dans
la foi ; ce don particulier qu’elle possède, elle le manifeste par le moyen du sens surnaturel
de foi qui est celui du peuple tout entier (sensu fidei totius populi), lorsque, “des évêques
jusqu’aux derniers des fidèles laïcs” (S. Augustin), elle apporte aux vérités concernant la foi et
les mœurs un consentement universel. », Concile œcuménique Vatican II, Constitution dogma-
tique sur l’Église Lumen Gentium, Centurion, Paris, 1967, n° 12, p. 11-122, ici p. 31-32. Une
réflexion sur la tradition, avec la sagesse biblique pour fil conducteur, permettrait d’évaluer
critiquement les dérives du magistère catholique liées au mouvement de « dogmatisation
progressive des fondements de la foi » (C. Theobald) aux XIXe et XXe siècles, affectée d’une
défiance du peuple et d’un discrédit de son expérience de foi dans l’accueil et la relance de
la parole divine.
71. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 18.
216
72. Ibid., p. 16. « Tous les fils d’Abraham sont fils d’Adam et ils le savent », Ibid.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
Pourtant les écrits sapientiaux orchestrent un équilibre subtil
entre la particularité du peuple et de la religion israélites, d’un côté, et
l’universalité de la condition humaine et de la sagesse du Dieu d’Israël,
de l’autre. Beauchamp observe avec finesse la « série de surimpressions
du particulier et de l’universel » auxquelles donnent lieu le livre des
Proverbes, Job, Ben Sira et la Sagesse de Salomon 73. Les Proverbes
reçoivent la sagesse d’autres peuples mais en y associant la mention du
nom de Dieu propre à Israël (YHWH). En Pr 8,22-31, la Loi de Moïse
paraît nettement relativisée par la présence de la sagesse depuis la créa-
tion74. Quant à Job, qui n’est pas juif, le discours se veut universel75.
En Si 17, le partenaire de l’alliance sinaïtique revêt les traits d’Adam,
plutôt que ceux de l’Israélite et en Si 49,16 Adam est placé au-dessus
d’Abraham et de Moïse. Dans ce livre, Israël apparaît comme le « peuple
médiateur pour toute l’humanité »76. Au livre de la Sagesse de Ben Sira,
et en particulier au chapitre 24, l’universel croise l’élection : « Dieu a
élu Israël comme emplacement pour la Sagesse universelle, universelle
avant de se poser en Israël »77. Le discours n’est pas seulement inclu-
sif, il entend s’adresser explicitement aux Nations, à travers Salomon
interpellant des rois (Sg 1-9). En Sg 10, la surimpression du particulier
et de l’universel consiste à raconter l’histoire d’Israël à partir de figures
individuelles dont le nom n’est pas donné ; ces figures sont qualifiées
de justes ou de pécheurs. Le procédé ne représente pas seulement une
généralisation de la particularité historique israélite, il relève également
du jeu de l’énigme tendant à mener le lecteur vers le texte biblique, qui
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peut lui fournir l’identité des personnes du récit. Beauchamp note que
la situation du juif en diaspora est ainsi prise en compte.
La sagesse biblique met en évidence l’humanité du Dieu biblique :
la connaissance de Dieu est en travail dans toutes les sphères de l’activité
humaine et les divers aspects de sa condition. La modalité sapientielle
de la parole divine est l’antidote du fondamentalisme, aveuglé par son
déni de l’obscurité de la lettre et de l’épaisseur de la condition humaine.
La sagesse prend la liberté d’interpréter, de traduire et ne refuse pas
même l’attrait du jeu et de l’énigme ; elle rappelle surtout que « faire à
la raison sa place, ce n’est pas autre chose que purifier et décanter son
rapport avec Dieu »78.

73. Pour ce qui suit, voir : Ibid., p. 36-45.


74. La sagesse apparaît ici comme une pierre d’attente de l’universalisme paulinien.
75. Ce qui se marque par exemple par l’usage privilégié du nom de Shaddaï qui renvoie au
Dieu des Patriarches, c’est-à-dire avant que, dans la révélation à Moïse, le peuple se constitue
dans sa particularité.
76. Ibid., p. 39.
77. Ibid.
217
78. Ibid., p. 27.
Benoît Bourgine

Sur le rapport entre universel et particulier, la présentation fine


que Beauchamp donne de la sagesse biblique décrit un équilibre subtil.
Le christianisme est-il en train de l’oublier ? À constater la diffusion en
son sein d’un universalisme sans frontière ni appartenance, on est en
droit de le penser et de le déplorer au vu des altérations de jugement
auquel dispose cette désarticulation dans l’ordre politique. La sagesse
biblique recommanderait plutôt de revenir à la réflexion de Gaston
Fessard sur la dialectique entre le bien particulier d’une communauté
politique et la communauté du bien scellée par la reconnaissance uni-
verselle de principes d’humanité79. Le bien de la communion, horizon
de cette dialectique, s’obtient en refusant de sacrifier l’un des deux
termes de la dialectique : préférer une bienveillance universelle mais
abstraite à l’exercice d’une solidarité concrète dans l’espace politique
d’appartenance est un leurre. Force est de constater que les diverses
formes de multiculturalisme, auxquelles sacrifient tant de prises de
position catholiques, conduisent à une distorsion80.

3.4 Le Dieu un et trine de l’un à l’autre Testament

« La figure investit le peuple dans la mesure où elle attire toutes les


figures particulières dans une figure universelle, les englobant toutes,
la Sagesse. »81

Le thème annoncé mériterait un traitement extensif qui dépasse


les limites de cet article. Seules quelques orientations sont proposées.
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Beauchamp considère avec attention les écrits sapientiels tardifs.
Parents pauvres de l’exégèse, ils permettent de mesurer l’accomplis-
sement de la problématique sapientielle dès l’Ancien Testament et de
mesurer ses prolongements dans le Nouveau. La personnification de la
Sagesse par les sages est un risque, une surprise et une secousse, écrit
Beauchamp. Cette décision arrive au terme d’une longue maturation
de la réflexion sur la question de la médiation. Dieu est-il identique

79. Gaston Fessard, Autorité et bien commun. Aux fondements de la société [1944], Ad Solem,
Paris, 2015. Paul Beauchamp semble bien lui faire écho quand il écrit : « aucune morale
universelle ne peut être vécue par quelque humain que ce soit en dehors d’une solidarité de
fait avec un groupe dont les dimensions soient adaptées à la nature de l’individu. En d’autres
termes, aucun commandement de Dieu n’est praticable dans l’absence d’appartenance et
l’appartenance à l’humanité en général ne suffit pas à remplir cette exigence. Des milliards
d’individus humains sans distinction de groupe ne seraient que milliards d’individus non
humains », Paul Beauchamp, D’une montagne à l’autre la Loi de Dieu, Seuil, Paris, 1999, p. 23-24.
Voir aussi Ibid., p. 38.
80. De ce point de vue, la position parfois présentée comme catholique à propos des migrations
paraît déficiente, avant même d’évoquer la confusion entre ordre éthique, registre juridique
et logique politique ; voir Benoît Bourgine, « Et si la foi en appelait à la raison ? L’impensé des
migrations » dans Id., Joseph Famerée, Paul Scolas (dir.), Migrant ou la vérité devant soi. Un enjeu
d’humanité, « Intellection » 34, Academia, Louvain-la-Neuve, 2019, p. 7-23.
218
81. Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, p. 80.
La sagesse comme instance d’accomplissement

DOSSIER
à sa manifestation ? Les figures dans leur diversité trouvent dans la
Sagesse une unité attestant l’unité du Dieu d’Israël : « ce qui révèle
doit par définition montrer la nature de ce qui est révélé, et il faut
donc que la manifestation fasse connaître en elle-même sa propre
unité, pour qu’elle fasse connaître l’unité de Dieu. La Sagesse est cette
unité de toutes les manifestations divines »82. L’unité, qui relève de
l’essence de Dieu, trouve là une figure unique qui procède de Dieu
et y ramène.
La proximité avec le Nouveau Testament83 fait jouer aux écrits
sapientiels tardifs une fonction « d’anneau »84 entre les deux Testaments,
qui souligne la continuité de la révélation. L’équivalence la plus étroite
avec la Sagesse personnifiée concerne la catégorie de mystère dans les
lettres de Paul : l’être nouveau créé dans l’œuvre de la réconciliation
et la relation instaurée entre le Christ et l’Église dans l’Esprit sont
ainsi désignés85. Ni le Verbe ni l’Esprit Saint ne s’identifient tels quels
à la Sagesse ; elle-même n’est ni Dieu, ni aucune créature. Pourtant
Beauchamp note la reprise par le Nouveau Testament de la réflexion
sapientielle tardive pour qualifier, et l’action du Fils, et celle de l’Es-
prit : ainsi le Christ en Mt 11,28 (« Venez à moi ») ou Jn 7,37 (« qu’il
vienne à moi »), s’adressant à ses interlocuteurs avec les accents de la
Sagesse, lui qui est « resplendissement » de la gloire du Père (He 1,3 ;
Sg 7,26) ; et l’Esprit, comme la Sagesse, « mystère d’amour et de nais-
sance »86, comme elle, « se répand au long des âges dans les âmes saintes »
(Sg 7,27). Mais de l’un à l’autre Testament, de la Sagesse au Fils et à
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l’Esprit, un seuil décisif est franchi, correspondant à l’accomplissement
aux derniers temps : Dieu lui-même vient à l’homme par le Fils et
l’Esprit. Cette dimension relève de l’insondable liberté du Dieu vivant,
irréductible à un savoir, indéductible de l’ordre créé, aussi insaisissable
que la sagesse. La sagesse ne consiste-t-elle pas à compter avec Dieu et
sa liberté ? « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse »
(Pr 9,10)87.
De ce point de vue, la théologie biblique de Paul Beauchamp
comporte un axiome, en écho à Origène pour lequel le sens spirituel
s’identifie moins au Nouveau Testament qu’au passage de l’Ancien au
Nouveau. Beauchamp le formule de la sorte : « L’articulation de l’An-

82. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 121.


83. « Ils témoignent de lui presque à côté de lui », Beauchamp, « L’Esprit Saint et l’écriture
biblique », p. 134.
84. Ibid., p. 133.
85. Ibid., p. 153. Voir en particulier 1 Co 2,6 s.
86. Ibid., p. 150.
87. Beauchamp interprète ce proverbe de la sorte : il s’agit de « l’attirance du désir consciente
du danger de l’aventure divine. La crainte de Dieu est un frémissement qui accompagne tout 219
véritable amour », Paul Beauchamp, Parler d’Écritures saintes, Seuil, Paris, 1987, p. 39.
Benoît Bourgine

cien et du Nouveau Testament n’est pas un préalable à la connaissance


de Jésus-Christ, mais est intérieure à cette connaissance et il s’agit de
connaissance de l’essentiel »88. L’approfondissement de l’intelligence de
la foi chrétienne passe par le chemin du rapport des deux Testaments,
où se rencontre la sagesse89.

***
La théologie biblique de Paul Beauchamp a l’avenir devant elle
– à défaut du présent, si l’on en juge à la réception si peu vigoureuse
dont elle fait l’objet tant en exégèse qu’en théologie biblique et sys-
tématique. En dépit de l’estime dont son œuvre jouit en France et en
Italie, elle connaît une faible diffusion dans les aires anglo-saxonne et
germanophone90.
S’il ne fallait garder qu’une ligne de force de son projet, peut-être
conviendrait-il de mettre en avant la fécondité de la distinction et de
la mise en relation des trois classes d’écrits, qui représentent une triple
modalité de la révélation. Les ressources pour la théologie systématique
sont fastueuses tant Paul Beauchamp a, comme exégète, pris la liberté
de situer son travail exégétique sur l’horizon de la connaissance théolo-
gique. À ce titre, la ligne de force de sa théologie biblique est sans doute
appelée à connaître des développements en théologie systématique, dès
qu’une proposition pleine de promesses, livrée comme en passant, sera
prise au sérieux : « Une théologie ne peut pas s’établir sans avoir son
regard constamment sur les trois classes d’écrits. »91
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88. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 216.


89. On s’apercevra sans peine de la fécondité d’une telle perspective en se rapportant à
Beauchamp, « Jésus-Christ n’est pas seul ».
90. Gageons que le bel ouvrage de James Pambrun attire sur l’œuvre de Beauchamp l’attention
de l’exégèse anglophone : James R. Pambrun, God’s Signature. Understanding Paul Beauchamp
on Creation in the First Testament, « Terra Nova » 3, Peeters, Louvain, 2018. Concernant la
théologie biblique, un essai récent prend pour point de départ la définition qu’en donne Paul
Beauchamp, Benoît Bourgine, Bible oblige. Essai sur la théologie biblique, « Cogitatio Fidei » 308,
Éd. du Cerf, Paris, 2019.
220
91. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 10.

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