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1. Paul Beauchamp, « Théologie biblique », dans Bernard Lauret, François Refoulé (dir.),
Initiation à la pratique de la théologie, t. 1, Introduction, Éd. du Cerf, Paris, 1982, p. 189.
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2. Ibid., p. 185. Souligné par l’auteur.
chemin qu’il a pris pour aller vers nous »3, le choix sonne juste. Cet aspect
de son œuvre mérite qu’on s’y arrête pour en présenter les lignes de
force à l’intérieur de son projet de théologie biblique, en vue de déga-
ger, si possible, les ressources qu’elle offre à la théologie systématique.
3. Ibid.
4. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, « Parole de Dieu », Seuil, Paris,
1976, p. 12.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 14.
8. Ibid., p. 9 et 13.
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9. Ibid., p. 12.
La sagesse comme instance d’accomplissement
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production font l’objet d’une reconstruction, où la part de créativité
nécessaire est déniée, à tort 10. Fascinée par les commencements, l’exégèse
se focalise sur les débuts du livre pour remonter à ses causes11. Cette
approche qui aborde le texte en amont, pour nécessaire qu’elle soit, paraît
à Beauchamp insuffisante. La recherche des formes primitives aboutit
à un catalogue qui fige un schéma, sans parvenir à rendre compte des
multiples données qui attestent son évolution. Le texte s’explique par
sa genèse, mais il ne s’explique pas moins par le mouvement de lecture
et d’écriture qu’il suscite. La visée archéologique est à compléter par une
perspective téléologique. Comprendre un texte, c’est aussi le considérer
sous l’aspect de son avenir en dégageant les lois de la « poétique » par
laquelle il produit des textes ultérieurs, et ainsi « traiter un texte comme
le lieu d’une transformation, comme une machine à faire du réel »12.
S’en dispenser, c’est figer le texte et l’enfermer indûment dans son
passé, en ignorant les effets qu’il n’a pas manqué de produire par ses
relectures. Cette trajectoire est à prolonger jusqu’au présent du lecteur
puisque un texte biblique, par-delà l’histoire de ses relectures, demeure
« l’appel d’un monde pas encore complètement né qui demande à
naître à notre monde »13.
Ce présupposé herméneutique s’accorde avec un a priori relevant
de la théologie : « Pour la tradition, Dieu emplit la parole et l’Écriture de
son souffle de vie »14. Désigner la doctrine de l’inspiration des Écritures
n’offre à l’exégète ni facilité ni raccourci. Le voilà plutôt confronté à
l’exigence de suivre la vie du sens qui anime la Bible, « passage pour
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10. En opérant une reconstruction du texte, cette exégèse fait preuve d’une liberté qu’elle
refuse de reconnaître pour elle-même – ce qui signale pour le moins un manque de luci-
dité sur le chemin emprunté : « Cette dénégation la rend alors suspecte », Paul Beauchamp,
« L’Esprit Saint et l’écriture biblique » dans L’Esprit Saint, Publications des Facultés universi-
taires Saint-Louis, Bruxelles, 1978, p. 39-63 ; repris dans Le récit, la lettre et le corps, « Cogitatio
Fidei » 114, Éd. du Cerf, Paris, 2007, p. 129-154, ici p. 129. Voir aussi Beauchamp, L’un et l’autre
Testament. Essai de lecture, p. 11.
11. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 174.
12. Ibid., p. 32.
13. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 189.
14. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 32.
15. Ibid.
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16. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 223.
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du peuple, Loi et prophètes »24. Détenteurs de l’écrit, les sages sont les
agents de l’incorporation au peuple de la parole divine de sorte que
celui-ci fasse de la Loi et des prophètes son bien intime, accomplissant
en secret les promesses les plus folles adressées au peuple : une Loi
inscrite au fond du cœur, un peuple tout entier devenu prophète (cf.
Jr 31,31-33 ; Nb 11,29). Un ultime genre, l’apocalyptique, entrevoit la
fin depuis le temps de l’histoire ; il annonce l’arrêt du récit qui pose
un terme au monde. Ces classes d’écrits trouvent leur correspondance
dans les textes du Nouveau Testament avec les évangiles énonçant la
Loi fondatrice, les Épîtres dans le rôle de l’actualisation prophétique et
les multiples traces de la communauté réceptrice, matrice sapientielle
transformant les écrits à l’épreuve de la vie de foi (relecture johannique,
continuité lucanienne entre le temps de Jésus et celui de la communauté
post-pascale, unité achronique du peuple dans les épîtres deutéro-pau-
liniennes), sans oublier l’apocalyptique (Ap, évangiles).
2. Au centre, la Sagesse
Paul Beauchamp assigne à la sagesse un rôle qui la situe au
centre de son projet de théologie biblique. La sagesse n’apparaît pas
avec évidence ; il est possible de passer sans la voir. La perspective
de l’unité des deux Testaments, l’autonomie de l’Ancien Testament,
l’attention à la dynamique d’accomplissement, l’interprétation des
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Dans un premier usage, la sagesse renvoie à l’ensemble des traits
stylistiques qui rattachent des livres ou passages bibliques au genre
sapientiel. En ce premier sens, la Bible en certains de ses textes appartient
à la littérature de sagesse telle qu’elle est attestée dans le Proche-Orient
ancien. La sagesse renvoie à la technique de l’artisan, à un savoir-faire
qui fait merveille. De telles œuvres nécessitant des échanges internatio-
naux pour l’importation de produits rares contribuent au rayonnement
de la cité ou du royaume qui s’en prévalent. Le caractère universel
d’une telle sagesse repose sur les conditions concrètes de production
et d’échange. La politique et la guerre rendent nécessaires le conseil
des sages au profit des rois afin de gouverner, rendre la justice et, le
cas échéant, mettre en œuvre une stratégie militaire. Le sage n’est
donc pas d’abord un spécialiste des affaires religieuses, qui relèvent en
Israël du prêtre et du prophète. L’évolution de sa fonction dans l’ère
post-exilique l’amène à transmettre un savoir religieux. Déjà, dans
l’observation de la sagesse commune aux peuples, les sages exprimaient
la conviction qu’il y a sagesse et sagesse, et que « la connaissance du
monde n’est pas la même chose que la connaissance de Dieu »34. Le
mode d’expression du sage est principalement le proverbe, l’énigme
et la poésie.
Une deuxième acception de la sagesse désigne, chez Beauchamp,
la classe d’écrits structurant l’Ancien Testament, à côté de la Loi et des
prophètes. Ce deuxième sens renvoie à un corpus de la Bible hébraïque
(les Écrits), auxquels s’ajoutent les écrits sapientiels deutéro-canoniques
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34. Paul Beauchamp, « Sagesse biblique et intelligence » dans Christus, 38 (1963), p. 178-194,
ici p. 180.
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35. Beauchamp, « Théologie biblique », p. 219-220.
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3. La sagesse, instance
d’accomplissement
En quoi la sagesse est-elle, selon Beauchamp, vecteur du mouvement
d’accomplissement à l’œuvre dans les Écritures ? Quatre directions sont
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Une première énigme prend la forme d’une tension entre la tota-
lité des temps embrassée par la sagesse, présente dès l’origine, et le don
gratuit de la sagesse qui s’invite, compagne de l’homme au quotidien,
telle une présence de Dieu, sous la forme d’une connaissance reçue de
lui, celle de notre origine. Beauchamp l’analyse comme la corrélation
de deux mouvements de même amplitude.
D’un côté, le temps long du quotidien indéfiniment recommencé
renvoie à la temporalité propre du toujours de l’Israël séculier qu’incarne
la troisième classe d’écrits, en regard de l’avant de la Loi et du maintenant
de la prophétie : « une des notes de la sagesse est la continuité » 41. La
sagesse embrasse ainsi la totalité des temps, elle qui remonte à l’origine
de génération en génération, identique à elle-même depuis la création
(Pr 8,22-31), tout en accompagnant l’homme en toutes ses activités.
Origine avant le commencement qui propulse toute série vers sa fin, « la
sagesse commande un mouvement d’unité qui exige de tout remplir »42.
D’un autre côté, la sagesse est le don de Dieu par excellence.
« La Sagesse est même, en définitive, le seul don de Dieu, la seule pro-
messe »43. Il s’agit d’un mouvement de descente du ciel vers la terre,
par lequel la sagesse se rend présente à chacun pour l’ajuster à son
Créateur au jour le jour ; de la sorte il est donné à l’homme, assisté
par la sagesse en toutes ses démarches, de consentir à sa condition de
créature et de vivre d’une manière conséquente44. La sagesse est don,
qui procède de Dieu : elle est « ce qu’on ne peut pas se donner à soi-
même »45. Elle est reçue par la voie d’où vient la vie, et d’abord des
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au silence. Les Pères ont reçu la Loi, les fils y ajoutent leur supplica-
tion. La prière maintient vivante la promesse et reconduit la présence
continue de la sagesse.48 Le « point de création »49 par lequel la relation
à Dieu touche à l’intime du corps et de l’âme dans l’expérience de la
prière des Psaumes porte à la reconnaissance pour le don de la vie qui
se renouvelle chaque jour.
La sagesse correspond, dans ces propos de Paul Beauchamp, à un
point de vue anthropologique original et profond. La sagesse, remontant
à l’origine, couvre toute l’amplitude du temps : essentiellement mobile,
elle relie tout présent à son fondement. Ainsi dotée de l’envergure et
de l’agilité par lesquelles elle embrasse toute l’étendue du temps en la
rattachant à son principe, on comprend aisément que la sagesse peut
aussi franchir la distance séparant le ciel de la terre : elle peut donc au
quotidien s’offrir à l’homme comme la grâce qui l’unit à son Créateur
et le fait vivre de sa justice. La rencontre de ces deux mouvements de la
sagesse – mouvement de liaison à l’origine et mouvement la constituant
comme don – relie l’homme à ce qui le fonde et le soustrait à la folie
consistant à se prendre soi-même pour son propre fondement. Se
serait-il donc apporté lui-même à l’existence ? C’est en gardant vive
et intime la connaissance de l’origine de création que la sagesse est ce
don, excellent entre tous, dont l’homme a suprêmement besoin pour
vivre sa condition de créature : être visité par la sagesse, c’est renouveler
la mémoire du don de Dieu que l’homme est à lui-même.
Cette « parfaite rencontre » entre deux mouvements, l’un remon-
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48. Voir Paul Beauchamp, Psaumes nuit et jour, Seuil, Paris, 1980, p. 18.
49. Ibid., p. 156.
50. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai de lecture, p. 169. Cette citation peut être lue en
clef christologique, conformément au schéma rahnérien d’une anthropologie qui se trans-
cende elle-même. Selon le concile de Chalcédoine, le Verbe incarné, engendré du Père avant
212 les siècles est né de Marie à la plénitude des temps – engendrement éternel et naissance dans
le temps pour l’unique personne du Verbe qui accomplit la figure de la sagesse.
La sagesse comme instance d’accomplissement
DOSSIER
l’autoengendrement de l’individu et de l’autofondation de la société51.
Convaincre l’homme qu’il est à lui-même son propre fondement,
c’est l’enfermer dans une solitude mortifère. En ligne avec le don de
la sagesse tel qu’il est appréhendé par Beauchamp, la reconnaissance
de ce qui précède l’homme, le dépasse et peut seul le combler apparaît
comme une vérité aussi intempestive que salutaire. À l’encontre d’une
naturalisation de l’humain sous l’effet du prestige des sciences exactes,
il convient de redécouvrir ce qui le relie à son origine, ce qui passe sans
doute par une réhabilitation des mots qui désignent en lui l’ouverture à
l’infini, tel le mot, majestueux, d’« âme »52. Sans doute est-il opportun
de rappeler ici la différence entre le deuxième et le troisième ordre de
Blaise Pascal marquant la distance infinie entre l’ordre de l’esprit et celui
de la charité53, qui dénote la singularité de l’anthropologie chrétienne
au sein des humanismes contemporains.
51. Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, Paris, 2006.
52. François Cheng, De l’âme, Albin Michel, Paris, 2016.
53. Blaise Pascal, Pensées, Garnier-Flammarion, Paris, 1976, p. 291 : « La distance infinie des
corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est
surnaturelle. » (Brunschvicg 793, Lafuma 308).
54. Beauchamp, « L’Esprit Saint et l’écriture biblique », p. 147.
55. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 48.
56. « Le niveau stylistique (confluence des grands genres dans la Sagesse) porte les symptômes
de la transformation du peuple par la Loi et les Prophètes, au niveau de la manière d’être.
Or cette transformation est d’une nature telle qu’elle mérite le nom d’accomplissement –
«Ma parole ne me revient pas vide», dit le Seigneur. «Pas vide» (reyqâm), mais accomplie. » 213
Beauchamp, « La démarche d’un exégète », p. 31.
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57. Beauchamp, Introduction à cinq textes sapientiaux, p. 48. Voir aussi Beauchamp, « L’Esprit
Saint et l’écriture biblique », p. 147 : les scribes sont les « fins vaisseaux qui répandent dans le
corps du peuple la Loi et les Prophètes. Ceci se réalise de maintes manières et dans plusieurs
sens : la Sagesse dont la demeure est le peuple (in populo honorificato : Si 24,12) unit la Loi
et les Prophètes pour la simple raison que le peuple en est l’unique destinataire et qu’il les
reçoit ensemble.
58. Il y a « rencontre de la Loi et de la Prophétie, rencontre qui s’opère du seul fait qu’elles
sont entre les mains du même groupe, de la même famille scribale. (…) un même groupe, les
mêmes mains ont, sans doute, travaillé à l’état final du recueil du Deutéronome et à celui de
Jérémie, pour unir Loi et Prophètes. Les conséquences de ce fait dans la nature du message
lui-même sont considérables », Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, p. 78.
59. Ibid., p. 83.
60. Ibid.
61. « Les sommaires historiques de Jésus Ben Sira et de la Sagesse de Salomon miniaturisent les
récits des livres précédents, mais ils veulent dire que tout passé est devenu présent, portatif,
récitable par chacun. Si le texte n’est pas majeur, le fait du texte l’est ici certainement. La
Sagesse incorpore au peuple l’histoire quand celle-ci a pour support chaque vie humaine et
l’attente qu’elle soutient : on peut dire alors des grands moments, Sinaï, Exode, comme on
214 le dit de la Sagesse, qu’ils sont de tous les jours », Beauchamp, L’un et l’autre Testament. Essai
de lecture, p. 149.
La sagesse comme instance d’accomplissement
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et au statut de «sujet» devant Dieu »62 : du roi sage, la parole descend
vers le plus petit du peuple. Le travail d’écriture revient au peuple
interpellé par la Loi et les Prophètes et qui trouve ainsi à leur répondre.
Cette réponse est le lieu d’une transformation qui trahit le travail de la
parole s’accomplissant dans le peuple de sorte que « la majeure partie
de la Bible est rédigée par les récipiendaires de la Loi et des Prophètes,
par leur «archi-lecteur», par le peuple qui les entendit. »63 L’expérience
de la foi du peuple mûrie par l’épreuve du réel s’infiltre dans le texte
de la Loi et des prophètes. De cette maturation témoigne également
la réflexion sur la mort en Job, Qohélet et la Sagesse de Salomon. S’y
affirme l’autonomie de l’espace séculier du peuple et la « force des droits
reconnus à l’indépendance des Sages »64. L’enseignement est passé au
crible du vécu et l’écriture porte la trace « d’un événement survenu aux
consciences, de l’accueil de données nouvelles »65. Ainsi le travail de la
foi dans la vie du peuple rejaillit sur l’écriture du Livre, et depuis cette
écriture, œuvre de l’Esprit dans le peuple, une participation à pareille
expérience est ouverte aux lecteurs. De la vie à la vie, de l’écriture à
la lecture, le mouvement de la Sagesse précipite l’accomplissement :
« L’Esprit est entré dans la lettre et l’Esprit en sort »66. Faire acte de
tradition, c’est relancer la dynamique vitale de la parole67. De cette
dynamique d’accomplissement, l’Écriture fournit des jalons : ainsi les
récits d’enfance dans l’évangile de Luc qui font voir où aboutit « l’enra-
cinement de la parole et le travail de l’Esprit dans le sol des générations,
dans les familles issues de la promesse, dans le tissu d’un peuple »68.
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Pourtant les écrits sapientiaux orchestrent un équilibre subtil
entre la particularité du peuple et de la religion israélites, d’un côté, et
l’universalité de la condition humaine et de la sagesse du Dieu d’Israël,
de l’autre. Beauchamp observe avec finesse la « série de surimpressions
du particulier et de l’universel » auxquelles donnent lieu le livre des
Proverbes, Job, Ben Sira et la Sagesse de Salomon 73. Les Proverbes
reçoivent la sagesse d’autres peuples mais en y associant la mention du
nom de Dieu propre à Israël (YHWH). En Pr 8,22-31, la Loi de Moïse
paraît nettement relativisée par la présence de la sagesse depuis la créa-
tion74. Quant à Job, qui n’est pas juif, le discours se veut universel75.
En Si 17, le partenaire de l’alliance sinaïtique revêt les traits d’Adam,
plutôt que ceux de l’Israélite et en Si 49,16 Adam est placé au-dessus
d’Abraham et de Moïse. Dans ce livre, Israël apparaît comme le « peuple
médiateur pour toute l’humanité »76. Au livre de la Sagesse de Ben Sira,
et en particulier au chapitre 24, l’universel croise l’élection : « Dieu a
élu Israël comme emplacement pour la Sagesse universelle, universelle
avant de se poser en Israël »77. Le discours n’est pas seulement inclu-
sif, il entend s’adresser explicitement aux Nations, à travers Salomon
interpellant des rois (Sg 1-9). En Sg 10, la surimpression du particulier
et de l’universel consiste à raconter l’histoire d’Israël à partir de figures
individuelles dont le nom n’est pas donné ; ces figures sont qualifiées
de justes ou de pécheurs. Le procédé ne représente pas seulement une
généralisation de la particularité historique israélite, il relève également
du jeu de l’énigme tendant à mener le lecteur vers le texte biblique, qui
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79. Gaston Fessard, Autorité et bien commun. Aux fondements de la société [1944], Ad Solem,
Paris, 2015. Paul Beauchamp semble bien lui faire écho quand il écrit : « aucune morale
universelle ne peut être vécue par quelque humain que ce soit en dehors d’une solidarité de
fait avec un groupe dont les dimensions soient adaptées à la nature de l’individu. En d’autres
termes, aucun commandement de Dieu n’est praticable dans l’absence d’appartenance et
l’appartenance à l’humanité en général ne suffit pas à remplir cette exigence. Des milliards
d’individus humains sans distinction de groupe ne seraient que milliards d’individus non
humains », Paul Beauchamp, D’une montagne à l’autre la Loi de Dieu, Seuil, Paris, 1999, p. 23-24.
Voir aussi Ibid., p. 38.
80. De ce point de vue, la position parfois présentée comme catholique à propos des migrations
paraît déficiente, avant même d’évoquer la confusion entre ordre éthique, registre juridique
et logique politique ; voir Benoît Bourgine, « Et si la foi en appelait à la raison ? L’impensé des
migrations » dans Id., Joseph Famerée, Paul Scolas (dir.), Migrant ou la vérité devant soi. Un enjeu
d’humanité, « Intellection » 34, Academia, Louvain-la-Neuve, 2019, p. 7-23.
218
81. Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, p. 80.
La sagesse comme instance d’accomplissement
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à sa manifestation ? Les figures dans leur diversité trouvent dans la
Sagesse une unité attestant l’unité du Dieu d’Israël : « ce qui révèle
doit par définition montrer la nature de ce qui est révélé, et il faut
donc que la manifestation fasse connaître en elle-même sa propre
unité, pour qu’elle fasse connaître l’unité de Dieu. La Sagesse est cette
unité de toutes les manifestations divines »82. L’unité, qui relève de
l’essence de Dieu, trouve là une figure unique qui procède de Dieu
et y ramène.
La proximité avec le Nouveau Testament83 fait jouer aux écrits
sapientiels tardifs une fonction « d’anneau »84 entre les deux Testaments,
qui souligne la continuité de la révélation. L’équivalence la plus étroite
avec la Sagesse personnifiée concerne la catégorie de mystère dans les
lettres de Paul : l’être nouveau créé dans l’œuvre de la réconciliation
et la relation instaurée entre le Christ et l’Église dans l’Esprit sont
ainsi désignés85. Ni le Verbe ni l’Esprit Saint ne s’identifient tels quels
à la Sagesse ; elle-même n’est ni Dieu, ni aucune créature. Pourtant
Beauchamp note la reprise par le Nouveau Testament de la réflexion
sapientielle tardive pour qualifier, et l’action du Fils, et celle de l’Es-
prit : ainsi le Christ en Mt 11,28 (« Venez à moi ») ou Jn 7,37 (« qu’il
vienne à moi »), s’adressant à ses interlocuteurs avec les accents de la
Sagesse, lui qui est « resplendissement » de la gloire du Père (He 1,3 ;
Sg 7,26) ; et l’Esprit, comme la Sagesse, « mystère d’amour et de nais-
sance »86, comme elle, « se répand au long des âges dans les âmes saintes »
(Sg 7,27). Mais de l’un à l’autre Testament, de la Sagesse au Fils et à
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La théologie biblique de Paul Beauchamp a l’avenir devant elle
– à défaut du présent, si l’on en juge à la réception si peu vigoureuse
dont elle fait l’objet tant en exégèse qu’en théologie biblique et sys-
tématique. En dépit de l’estime dont son œuvre jouit en France et en
Italie, elle connaît une faible diffusion dans les aires anglo-saxonne et
germanophone90.
S’il ne fallait garder qu’une ligne de force de son projet, peut-être
conviendrait-il de mettre en avant la fécondité de la distinction et de
la mise en relation des trois classes d’écrits, qui représentent une triple
modalité de la révélation. Les ressources pour la théologie systématique
sont fastueuses tant Paul Beauchamp a, comme exégète, pris la liberté
de situer son travail exégétique sur l’horizon de la connaissance théolo-
gique. À ce titre, la ligne de force de sa théologie biblique est sans doute
appelée à connaître des développements en théologie systématique, dès
qu’une proposition pleine de promesses, livrée comme en passant, sera
prise au sérieux : « Une théologie ne peut pas s’établir sans avoir son
regard constamment sur les trois classes d’écrits. »91
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