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LA BIBLE DE LA SOURCE

Jean-Marc Babut

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2006/3 Tome 81 | pages 369 à 386


ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0813.0369
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ETR/Jean-Marc Babut 28/11/06 10:09 Page 369

ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


81e année – 2006/ 3 – P. 369 à 386

LA BIBLE DE LA SOURCE

De quelle version du texte biblique la Source Q fait-elle usage? À quelles


parties de l’Écriture le Jésus de cette tradition se réfère-t-il de façon privilé-
giée ? Que signifie cette référence pour lui et pour ses auditeurs ?
J.-M. BABUT* poursuit ici son exploration de la Source Q, telle que celle-ci a
été récemment reconstituée dans The Critical Edition of Q (voir son article
« À la découverte de la source commune, le message de Jésus », ETR
2004/2).
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QUELQUES RAPPELS EN GUISE DE PRÉAMBULE
Ce qu’on dénomme ci-après « la Source » (sous-entendu des logia, c’est-
à-dire des paroles de Jésus) est un document inconnu qui, à côté de Marc, a
vraisemblablement servi de base aux évangélistes Matthieu et Luc selon la
théorie dite « des deux sources ». Cette « Source » (en allemand Quelle,
d’où le signe abréviatif « Q » pour la désigner), dont on soupçonne l’exis-
tence depuis le XIXe siècle, n’a fait que récemment l’objet d’une tentative à la
fois modeste et savante de reconstitution 1.
Si on admet que les évangélistes Matthieu et Luc ont utilisé le texte de la
Source comme ils l’ont fait pour celui de Marc, on considérera qu’en gros
Matthieu a davantage respecté le libellé des logia, tandis que Luc respectait
davantage l’ordre de ceux-ci. D’où la convention qui numérote chapitres et
versets de Q d’après l’ordre de Luc. Par exemple Q 11, 33 a servi de base à
Lc 11, 33 et à Mt 5, 15.

* Jean-Marc BABUT a été traducteur et expert bibliste au service de l’Alliance Biblique


Universelle.
1. J.M. ROBINSON, P. HOFFMANN et J.S. KLOPPENBORG, éd., The Critical Edition of Q,
Louvain, Peeters, 2000. L’objectif de cette édition est de « servir d’instrument de travail stan-
dard pour l’étude de Q » (p. xv). Voir aussi Frédéric AMSLER, L’Évangile inconnu, La Source
des paroles de Jésus, Genève, Labor et Fides, 2001.

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À QUEL TEXTE DE LA BIBLE LA SOURCE SE RÉFÈRE-T-ELLE ?


La Source fait un certain nombre de références à la Bible hébraïque, qui
constitue ses Écritures, mais elle ne la cite expressément que huit fois, intro-
duisant le plus souvent la citation par un gegraptai (« il est écrit », 4, 4.8.10-
11.12 ; 7, 27) à l’exception de 11, 49, où elle use de la formule hè sofia eipen
(« la Sagesse a dit ») et de 13, 35, où la citation du Ps 118 (LXX 117) est
intégrée dans une déclaration de Jésus. On constate d’autre part qu’un certain
nombre de noms propres ont une orthographe différente, voire tout autre, que
dans la Septante. La question se pose alors de savoir à quel texte biblique la
Source se réfère. Est-ce vraiment à celui de la Septante ? Pour essayer
d’identifier la Bible de la Source, on se propose donc d’examiner (a) les cita-
tions proprement dites, (b) les allusions et (c) la façon dont les personnages
bibliques sont nommés et traités.
(a) En 4, 4.10.12, les textes cités le sont mot pour mot dans la formulation
de la Septante, telle qu’elle est fixée dans les éditions modernes. Mais en Q
4, 8 et 11, 49 le libellé de la citation ne correspond que partiellement à celui
de l’ancienne version grecque.
La première variation par rapport au texte de la Bible grecque se constate
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effectivement en 4, 8 : répondant au Tentateur, qui lui promet la domination
universelle s’il se prosterne à ses pieds, Jésus appuie son refus sur la direc-
tive biblique qu’on lit en Dt 6, 13a ou 10, 20a (LXX) : « Tu reconnaîtras
l’autorité (fobèthèsè 2) du Seigneur ton Dieu et c’est à lui que tu rendras un
culte. » Mais la Source diffère du texte classique sur deux points : en
premier lieu elle énonce « Tu te prosterneras devant » au lieu de « Tu recon-
naîtras l’autorité de », ce qui pourrait s’expliquer partiellement par le fait
qu’elle suit la leçon de l’Alexandrinus ; ensuite au « Tu rendras un culte »,
elle ajoute « à lui seul ».
Le « Tu te prosterneras devant » fait évidemment écho à la formule utili-
sée par le Tentateur lui-même (v. 7), « […] si tu te prosternes devant moi ».
Sémantiquement parlant le verbe « se prosterner » ne modifie d’ailleurs
guère la signification du texte deutéronomique, il en donne en quelque sorte
une illustration. Quant au monô (« à lui seul »), absent de l’hébreu, il est
réclamé par le contexte : ayant sollicité pour lui la même marque d’honneur
que celle qui est réservée à Dieu, le Tentateur se voit alors refuser par Jésus
toute prétention à une quelconque autorité divine. Adversaire de Dieu, il n’en
est pas dieu pour autant. On observera cependant que le monô figure expres-
sément dans le texte de l’Alexandrinus.

2. Dans la LXX, fobeô est l’équivalent majoritaire de l’hébreu yr’, tous deux malheureuse-
ment rendus par craindre dans les versions bibliques traditionnelles.

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En Q 7, 27 Jésus situe Jean dans le plan de Dieu. La référence au Premier


Testament s’impose donc. Le « il est écrit » annonce expressément ici aussi
une citation biblique. Celle-ci est en général considérée comme une combi-
naison de Ex 23, 20ab et de Ml 3, 1a. Effectivement idou egô apostellô
(« Attention, j’envoie mon messager ») est commun aux deux passages, mais
le pro prosôpou sou (« en avant de toi ») qui suit immédiatement en Q 7, 27
est propre au seul texte de l’Exode. Le texte de Malachie, quant à lui,
comporte en effet, mais en fin de phrase seulement, un pro prosôpou mou
(« en avant de moi ») qui annonce que l’envoyé doit venir en avant-garde de
Dieu lui-même. En revanche, le pro prosôpou sou de Ex 23, 20 implique que
l’envoyé annoncé doit ouvrir la voie à celui auquel Dieu s’adresse, c’est-à-
dire, dans la perspective d’Ex 23, au peuple d’Israël et, dans celle de Q 7, 27,
à Jésus lui-même.
C’est dans la deuxième partie de la citation que la formulation de Q 7, 27
s’écarte aussi bien de celle d’Ex 23 que de celle de Ml 3 dans leurs versions
respectives de la Septante. La Source en effet introduit ici aussi un hos katas-
keuasei tèn odon sou (« qui préparera ta route ») à la place du hina fulaxè se
en tè odô (afin de veiller en route sur toi ») d’Ex 23 ou du kai epiblepsetai
odon (« et surveillera la route ») de Malachie. La formule adoptée par la
Source (« préparera ta route ») rend certainement plus fidèlement que la
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Septante le pinnah-dèrèk du texte hébreu sous-jacent de Ml 3, 1 (« dégagera
le chemin »).
Une première conclusion s’impose : le texte cité ici par la Source ne
dépend pas directement de la Septante. Dans le cas présent il semble ajuster
le libellé de celle-ci au texte hébreu qu’elle est censée rendre en grec.
On observe que la citation telle qu’elle est formulée par la Source se
retrouve quasiment identique en Mc 1, 2 3, où elle vise à montrer comment
l’intervention de Jean s’insère dans le plan de Dieu. Si, comme l’estime
Camille Focant 4, la Source et la tradition évangélique recueillie par Marc
représentent très probablement deux filières autonomes de la tradition
remontant à Jésus, il est vraisemblable que la Source et Marc ont emprunté
cette citation à un recueil de références bibliques utilisé dans les premières
générations chrétiennes comme base catéchétique 5 ou pour une légitimation
scripturaire du mouvement se réclamant de Jésus. Étienne Trocmé 6 estime
que cette combinaison de citations pourrait avoir son origine dans le mouve-
ment baptiste.

3. Le egô, omis à juste titre par les mss B, D, etc., est ajouté par ℵ, A, L, etc.
4. L’Évangile selon Marc, Paris, Cerf, 2004, p. 38.
5. P. BONNARD, L’Évangile selon Saint Matthieu, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1963,
p. 163.
6. L’Évangile selon Saint-Marc, Genève, Labor et Fides, 2000, p. 23.

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À propos des références scripturaires dans l’évangile de Matthieu, Krister


Stendahl 7 rappelle les travaux de Rendel Harris et l’hypothèse avancée par
cet auteur de l’existence de recueils de testimonia, collections de dicta
probantia dont se servaient volontiers les premières générations chrétiennes.
Les trois faits suivants : combinaison de citations (ici Ex 23, 20 et Ml 3, 1),
ajustement de la traduction de la Septante et surtout présence quasi identique
de la même séquence chez Marc pour un contexte analogue – la référence à
Jean – amènent à la conclusion que la Source pourrait bien se référer elle
aussi à l’Écriture probablement par l’intermédiaire d’un recueil de
testimonia.
La sentence de Q 11, 49 est introduite comme une citation (« La Sagesse
dit : … »), mais tant dans le Premier Testament (LXX, TM) que dans les
textes intertestamentaires on cherche en vain sa provenance 8. Le texte de la
Source se réfère sans doute globalement ici à quelques passages du livre de
Jérémie, comme LXX 7,25 ; 25, 4 ; 42, 15 (= TM 35,15) ; 51, 15 (= TM
44, 15), mais tous ceux-ci évoquent l’envoi de prophètes dans le passé
d’Israël, alors que Q 11, 49 présente un tel envoi comme une décision prise
certes dans le passé (eipen : « a dit »), mais qui trouve sa réalisation jusque
dans le temps présent. Autrement dit, ce qui se passe au temps de Jésus, à
savoir la réaction hostile de « cette génération » au message de Dieu, ne fait
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que reproduire ce qui s’est toujours produit dans les siècles passés.
La mention des sofoi (sages) parmi les envoyés de Dieu ne correspond,
semble-t-il, à aucun texte vétérotestamentaire. Les sages, en effet, n’y sont
habituellement pas considérés comme des envoyés. Il n’est d’autre part guère
possible de voir en Q 11, 49 une allusion à Jr 16, 16 (LXX), qui annonce
l’envoi de chasseurs comme exécuteurs du jugement de Dieu, lesquels chas-
seurs sont certes qualifiés de sofoi (« sages » ou « avisés ») mais seulement
dans la leçon douteuse attestée par le manuscrit A (les manuscrits ℵ et B les
qualifiant, quant à eux, de « nombreux », ce qui correspond bien au rabbîm
de l’hébreu).
Aucun texte vétérotestamentaire n’évoque non plus de façon globale les
persécutions et l’élimination systématique des envoyés de Dieu. On ne peut
citer ici que des cas particuliers : Osée menacé et agressé (Os 9, 8) ; Amos
expulsé (Am 7, 12) ; Jérémie persécuté (par exemple Jr 37, 5 sqq.), son
contemporain Ouriyah extradé et exécuté (Jr 26, 20-24), etc., à quoi on peut
ajouter la légende concernant le martyre d’Ésaïe 9. La formule « La Sagesse
dit » serait-elle destinée à renvoyer aux Écritures sans impliquer pour autant
une citation expresse ?
7. K. STENDAHL, The School of St. Matthew, Acta seminari Neotestamentici Upsaliensis,
1954, p. 207-217.
8. J. FITZMYER, The Gospel According to Luke, vol. 2, New York, Doubleday 1985, p. 950.
9. Voir La Bible, Écrits Intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p. 1023-1033.

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C’est encore le Premier Testament que le Jésus de la Source cite en Q


13, 27 mais en l’intégrant implicitement à son enseignement sur la nécessité
de se décider sans plus attendre pour la basileia. À un moment donné
le « maître de maison » jugera que l’objectif de la basileia est atteint et
« fermera la porte ». Ceux qui auront alors différé leur engagement se verront
récusés : « Je n’ai aucun rapport avec vous 10 », s’entendront-ils dire. Les
quelques mots du Ps 6, 9 cités pour formuler leur exclusion le sont d’une
manière très formelle, sans rapport avec le contexte initial : « Écartez-vous
de moi, vous qui faites ce que Dieu ne veut pas. »
Le texte cité ici par la Source est conforme à celui de la Septante, mais ce
dernier décalque bien le texte hébreu, de sorte qu’il est difficile de savoir si
la Source se réfère ici à la Bible grecque ou hébraïque.
On remarquera que les récusés invoquent pour leur défense une certaine
convivialité passée avec le « maître de maison ». Mais l’argument reste sans
valeur et ne saurait remplacer l’engagement qu’ils ont jusqu’à présent
différé, c’est-à-dire en fait refusé. À l’évidence le Jésus de la Source fait ici
référence à l’échec du message de la basileia auprès de ses propres coreli-
gionnaires. On rejoint ainsi le thème de la parabole du grand repas (Q 14, 16-
23). La semi parabole de Q 13, 25-27 est à verser au dossier de la déception
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de Jésus.
La dernière citation vétéro-testamentaire qui apparaît dans la Source n’est
pas introduite comme telle, mais intégrée comme une sorte de formule litur-
gique dans une déclaration de Jésus (13, 35b). Ces quelques mots reprennent
le v. 26 du Ps 118 (LXX, 117). Mais il n’est guère possible de dire s’il y a
référence au texte de la Septante ou à celui de l’hébreu, tant la Septante se
présente alors comme un décalque de l’hébreu.
(b) Répondant à la question des envoyés de Jean, Jésus fait allusion en Q
7, 22 à une série de textes d’Esaïe décrivant par anticipation le temps du
salut. Laissant apparemment sans réponse directe la question de Jean (« Es-
tu celui qui doit venir ? »), il montre pourtant par ses exemples à ses interlo-
cuteurs que le temps du salut est bel et bien arrivé. Mais ses renvois aux
textes bibliques ne sont qu’allusifs : dans la forme grecque de la réponse de
Jésus, telle que la propose la Source, on ne trouve guère en effet de recoupe-
ments de vocabulaire avec les descriptions du prophète, du moins dans la
version qu’offre la Septante.
Ainsi : « Les aveugles recouvrent la vue » fait écho à Es 29, 18 : « Les
yeux des aveugles verront » (traduction décalquée aussi bien de l’hébreu que
du grec). En fait Q 7, 22 rend mieux le sens d’Es 29, 18 hébreu que ne le fait

10. Le verbe hébreu sous-jacent yd‘ signifie originellement « avoir un rapport étroit avec »,
d’où les acceptions « connaître » ou « avoir une relation sexuelle ».

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la Septante. L’hébreu en effet explicitant rarement la réitération exigée par le


contexte, « les yeux des aveugles verront » doit être compris « les yeux des
aveugles reverront », ce qu’exprime bien Q 7, 22. Ce qu’on constatera plus
loin sur la séquence kôfoi akouousin (« les sourds entendent ») tempère
cependant la remarque qui vient d’être faite. La formule de Q 7, 22 fait
penser également à Es 35, 5 (« les yeux des aveugles s’ouvriront »). Mais la
forme la plus proche du tufloi anablepousin de Q 7, 22 (« les aveugles recou-
vrent la vue ») se trouve dans le grec d’Es 61, 1 : [kèruxai]… tuflois anablep-
sin (« [annoncer] aux aveugles le recouvrement de la vue »), encore que ces
derniers mots n’aient pas de correspondants dans le texte hébreu, mais évo-
quent davantage le Targoum d’Es 61, 1 lequel, avec le TM, interprète l’élar-
gissement des prisonniers comme un retour à la lumière (au sortir du cachot).
Il apparaît en conclusion que Q 7, 22 ne peut en tout cas pas être considéré
comme une citation du texte correspondant de la Septante.
Les mots chôloi peripatousin (« les boiteux [peuvent] aller et venir »)
évoquent Es 35, 6 (« le boiteux sautera comme un cerf »), mais sans rapport
direct ni avec le libellé de l’hébreu ni avec celui du grec, même si le singulier
« le boiteux » a, tant en hébreu qu’en grec, une valeur collective.
« Les lépreux sont purifiés » : la séquence n’a aucun correspondant dans
le livre d’Ésaïe. Le Premier Testament parle éventuellement de tel ou tel
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lépreux en particulier, mais ne le fait jamais des lépreux en général.
Malgré les recoupements de vocabulaire, la séquence kôfoi akouousin
(« les sourds entendent ») ne peut guère être considérée comme une citation
expresse d’Es 29, 18 (« en ce jour les sourds entendront les paroles du
livre »), car le complément « les paroles du livre » exige à l’évidence la
signification « écouter » pour les verbes correspondants du grec akouô ou de
^
l’hébreu sm‘. Mais le parallélisme de « les sourds entendent » avec « les
aveugles recouvrent la vue » correspond bien au parallélisme interne
d’Es 35, 5 : « les yeux des aveugles s’ouvriront » // « les oreilles des sourds
entendront ». Ici aussi, cependant, la différence de vocabulaire déjà relevée
plus haut dissuade de voir en cette séquence une citation formelle du texte
prophétique. Probablement une simple allusion.
La séquence nekroi egeirontai (« les morts sont réveillés ») se réfère
certainement à Es 26, 19 mais, formellement parlant, c’est au texte de la
Septante plus qu’au texte hébreu. Ce dernier comporte en effet : « tes morts
[re]vivront ». En revanche, dans la Septante d’Es 26, 19 on lit anastèsontai hoi
nekroi, kai egerthèsontai hoi en tois mnèmeiois (« les morts se relèveront, ceux
qui sont dans les tombes seront réveillés »), où l’on retrouve les mots de
Q 7, 22, mais en relation croisée avec des terme parallèles 11. Ici encore on ne

11. Pour parler de la résurrection le Nouveau Testament utilise, selon les auteurs, les méta-
phores egeirô (réveiller) ou anistèmi (relever), qu’on retrouve toutes deux dans la Septante
d’Es 26, 19.

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peut reconnaître à proprement parler une citation, mais seulement une allusion,
sans doute suffisamment claire pour les lecteurs ou les auditeurs, il est vrai.
Les derniers mots de Q 7, 22 se réfèrent certainement à Es 61, 1 (« Il m’a
envoyé pour apporter de bonnes nouvelles aux pauvres »). Comme souvent la
Septante se présente ici sous la forme d’un décalque de l’hébreu. Il est donc
difficile de dire si la Source se réfère à la Bible grecque ou hébraïque.
Q 10, 12 renvoie à Gn 19, 24-25, mais la formulation de la sentence
surprend ; littéralement : « Pour [les gens de] Sodome ce sera plus suppor-
table en ce jour-là que pour cette ville. » La ville en question est celle qui
n’aura pas accueilli les ambassadeurs de la basileia. Le « en ce jour-là » fait
évidemment référence au jour du jugement à venir, comme cela est d’ailleurs
explicite chez Matthieu (10, 15 ; cf. aussi 11, 24). Mais la formulation de
Q 10, 12 donne l’impression que le jugement de Sodome est encore attendu,
alors qu’il a déjà eu lieu et a été décrit dans le récit de la Genèse. Le contexte
appelle donc au contraire le sens suivant : au jour du jugement le sort des
gens de Sodome (si terrible qu’il ait été) apparaîtra plus supportable que celui
de la ville rétive au message de la basileia. Luc a probablement senti l’ambi-
guïté de la formulation de Q et a déplacé le anektoteron estai (« sera plus
supportable ») en fin de phrase : » ce sera plus supportable ».
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L’évocation du sort de Sodome n’est pas arbitraire. Déjà le prophète
Ézéchiel (16, 44-56) comparait Jérusalem à Sodome, non pour des crimes de
nature sexuelle, comme ceux qui sont évoqués en Gn 19, 5, mais parce
qu’« elle avait du pain à satiété… » et qu’« elle ne faisait rien pour redonner
du courage au pauvre et au déshérité » (Ez 16, 49). On reconnaît là par
avance un thème essentiel du message de Jésus, la priorité donnée à la rela-
tion avec le prochain. La comparaison avec Sodome de la ville indifférente
au message de la basileia s’explique alors sans difficulté.
Le jumelage de Tyr avec Sidon (Q 10, 13-14) n’est pas inconnu du
Premier Testament (Jr 47, 4 ; Jl 4, 4 ; Za 9, 2 sqq.), encore que les deux villes
y soient plus souvent mentionnées séparément (par exemple, Es 23, 1.4 ;
Jr 25, 22 ; 27, 3). Les textes prophétiques annoncent leur dévastation et leur
ruine. Les griefs qui leur sont reprochés sont de deux sortes : les Phéniciens
ont vendu comme esclaves des prisonniers judéens (Am 1, 9 ; Jl 4, 6), proba-
blement après la chute de Jérusalem en 587, mais ce qui est également
dénoncé est leur avidité à faire des profits et l’arrogance qui l’accompagne
(Es 23, 1 ; Ez 28, 2 ; Jl 4, 5 ; Za 9, 3). Selon la Source, Jésus parle de ces
deux populations païennes comme il le fera des Ninivites (Q 11, 32) : si elles
avaient vu les possibilités (dunameis) de la basileia, elles auraient à coup sûr
changé de mentalité et de comportement, ce que n’ont pas fait les popula-
tions israélites de Chorazin, Bethsaïda et Capharnaüm, qui les ont vues et s’y
trouvaient en principe mieux préparées du fait de leur héritage spirituel.
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On est surpris en revanche par l’association de « Capharnaüm », le bourg


rétif au message de Jésus, et de l’ambition affichée d’une élévation
« jusqu’au ciel » (10, 15), car l’expression mè heôs ouranou hupsôthèsè
(« t’élèveras-tu jusqu’au ciel ? ») semble inspirée d’Es 14, 13 (eis ton oura-
non anabèsomai = « je monterai jusqu’au ciel »), où elle exprimait la vantar-
dise du roi de Babylone au temps de ses irrésistibles succès militaires. On
voit mal cependant en quoi Capharnaüm a quelque chose de commun avec la
Babylone de Nabuchodonosor. Peut-être l’expression est-elle appelée par le
heôs tou hadou katabèsè (« tu descendras jusqu’au séjour des morts ») de
Q 10, 15b, qui reprend presque mot pour mot le grec d’Es 14, 15 : nun de eis
hadou katabèsè (« mais maintenant tu vas descendre jusque dans le séjour
des morts »). L’avertissement est à comprendre, nous semble-t-il, dans le
même sens que le « signe de Jonas » (Q 11, 29) : à refuser le salut offert par
Jésus (l’entrée dans la basileia) Capharnaüm court droit à la catastrophe. On
constate d’autre part que le texte grec d’Es 14, 15 n’est pas reproduit mot
pour mot. Le eis hadou devient dans la Source heôs tou hadou, sans change-
ment fondamental de sens il est vrai. On peut considérer en effet que le eis
tou hadou vient en parallèle antithétique du heôs ouranou de Q 10, 15a. S’il
y a réellement citation d’Es 14, 15b, c’est de la leçon proposée par les
manuscrits ℵ et A (eis hadou 12) et non de celle qui sera attestée par le manus-
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crit B (eis hadèn), « lectio facilior » et qui doit être écarté.
L’identification du Zacharie mentionné en 11, 51 ne va pas sans poser de
problème. Certains ont pensé au Zacharie fils de Baris dont Flavius Josèphe
signale l’assassinat perpétré dans l’enceinte du Temple par les zélotes au
cours de la révolte juive 13. Q 11, 51 serait alors une parole attribuée post
mortem à Jésus. La mention d’Abel, personnage biblique s’il en est, invite
plutôt à considérer le Zacharie mentionné peu après comme étant lui aussi un
personnage biblique. Ce Zacharie est fort probablement celui dont l’assassi-
nat est rapporté en 2 Ch 24, 20. À l’objection qu’il était lui-même prêtre et
non prophète, il faut répondre que son intervention est délibérément décrite
comme typiquement prophétique 14, dans la mesure où non seulement elle
prend le relais d’autres démarches prophétiques, mais où elle dénonce une
résurgence d’idolâtrie et en annonce les conséquences catastrophiques.
Le Zacharie de Q 11, 51 a été mis à mort (la Source ne précise pas,
comme le fait 2 Ch 24, 21, que ce fut par lapidation) « entre l’autel et la
Demeure », c’est-à-dire entre l’autel des holocaustes et le Sanctuaire propre-

12. hadou, qui est une forme génitivale de hadès, est très souvent traité comme invariable
dans la Septante. Il faut compléter par un domous resté implicite (W. BAUER, Griechisch
Deutsches Wörterbuch zum Neuen Testament, sous le mot hadès).
13. FLAVIUS JOSÈPHE, La guerre des Juifs, trad. Pierre Savinel, Paris, Éditions de Minuit,
coll. « Arguments », livre IV, chap. 5, § 4.
14. Cf. « L’esprit de Dieu s’empara du prêtre Zekarya » en 2 Ch 24, 20.

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ment dit, en une zone à laquelle les prêtres seuls avaient accès. Cette préci-
sion n’a de correspondant ni dans la Septante ni dans le texte hébreu, tous
deux situant le meurtre d’une façon globale dans la cour de la maison du
Seigneur. On ne sait pas d’où la Source tire la précision « entre l’autel et la
Demeure ». Est-ce une manière indirecte de signaler que ce Zacharie était
prêtre ? Les Targoums quant à eux, pourtant prompts à développer les don-
nées bibliques, se contentent ici de « dans le parvis du sanctuaire du
Seigneur » et ne peuvent avoir servi de référence. On ne peut donc pas dire
ici que la Source se réfère à la Septante.
Sur la forme générale de l’interpellation de Jérusalem, qui se débarrasse
par la violence de ceux qui lui sont envoyés (Q 13, 35), on se contentera de
renvoyer à ce qui a été relevé plus haut à propos de Q 11, 49.
(c) Quelques noms de figures bibliques sont orthographiés dans la Source
d’une manière différente de la Septante.
Si l’on peut se permettre de dire qu’il s’agit d’un personnage biblique, le
prince des démons est nommé « Beelzeboul » en Q 11,15.19. Le nom évoque
le baal zeboub de l’hébreu (le Baal des Mouches, déformation satyrique de
baal zeboul, Baal le Prince) en 2 R 1, 2.3.6.16, mais la Source le vocalise à
l’araméenne, comme on le voit par comparaison avec les Targoums qui ont
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conservé la forme satyrique : beél-zeboub). En IV Règnes (= 2 Rois) 1, 2, la
Septante ayant choisi de traduire tant bien que mal la forme satyrique du nom
(Baal des Mouches), il est évident que la Source ne se réfère pas à la Bible
grecque pour orthographier le nom de cette ancienne divinité d’Éqron qui, au
premier siècle, servait à nommer « le prince des démons ».
La mention de la basilissa notou « la reine du Midi » en 11, 31 pose un
problème elle aussi, car il s’agit à l’évidence de « la reine de Saba »
(1 R 10, 1.4.10.13) toujours nommée comme telle dans le texte hébreu aussi
bien que dans la Septante et dans les Targoums, ou même dans le livre des
Chroniques (2 Ch 9, 1, etc.). Pourquoi cette appellation ? D’où vient-elle ?
On ne sait, mais on tient là un nouvel indice que ce n’est pas par l’intermé-
diaire de la Septante que la Source se réfère ici au Premier Testament.
Nous avons examiné plus haut le problème soulevé par la précision
« entre l’autel et la Demeure » de Q 11, 51. En ce qui concerne le nom propre
mentionné, Zacharie, il existe une seconde raison de douter que la Source se
réfère à la Septante pour évoquer ce meurtre. Le personnage assassiné y est
nommé en effet Azaria et non Zekaryah (Zacharie) comme dans le texte
hébreu de 2 Ch 24,20, qui est la leçon suivie par la Source.
L’orthographe grecque du nom de Salomon, enfin, révèle elle aussi une
certaine distance entre l’usage de la Source et celui de la Septante. En
Q 12, 27, le nom du roi est orthographié Solomôn et en 11,31 se trouve traité
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comme un nom déclinable. Or, l’usage très largement majoritaire de la


Septante orthographie Salômôn et traite le nom comme indéclinable, en parti-
culier dans les deux passages de III Règnes (= 1 Rois) auxquels la Source
semble se référer, à savoir 10, 1 sqq., pour la reine de Saba, et 5, 1 sqq., pour
« toute la gloire » de Salomon. On notera toutefois que l’orthographe
Solomôn, adoptée par la Source, figure telle quelle dans la tradition textuelle
représentée par le manuscrit Alexandrinus de la Septante en III Règnes
2, 12 ; 5, 14 ; 2 Ch 7, 1.5 , etc. 15
Dans cet examen des renvois de la Source aux Écritures (notre Premier
Testament) on a relevé un nombre non négligeable de différences entre le
texte auquel la Source paraît se référer et celui proposé par la Septante.
Les cas de citation textuelle de la Bible grecque sont situés majoritaire-
ment au chapitre 4, dans le récit des tentations. Mais on a relevé à ce sujet
que la Septante traduisait assez littéralement le texte hébreu correspondant et
qu’il était donc difficile de savoir si elle se référait en réalité à la Septante ou
à un texte hébreu probablement peu différent du texte consonantique.
Néanmoins, quand il arrive à la Source de différer de la Septante, on a
constaté qu’elle rendait le sens du texte hébreu avec plus de précision que la
version grecque (par exemple en Q 4, 8 ou encore en 7, 22 ou 27).
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Le rendu de certains noms propres atteste parfois lui aussi des différences
non négligeables avec l’usage de la Septante.
Il paraît donc difficile de souscrire sans réserve à l’affirmation de
Frédéric Amsler 16, selon laquelle « les arguments scripturaires […] reprodui-
sent exactement le texte de la Septante » et ce même à propos du récit des
tentations, sur la base duquel une telle remarque a pu être formulée.
Bien que la langue de la Source soit le grec, on retire plutôt de l’examen
qui précède l’impression que la Source est plus proche qu’on ne le dit du
texte hébreu du Premier Testament. La Septante lui sert sans doute à formuler
dans sa langue le contenu du passage biblique évoqué, mais elle (ou peut-être
la collection de testimonia qu’elle utilise) ne craint pas de l’améliorer au
besoin (par exemple en Q, 7, 27). Il est certain qu’une séquence comme celle
de Q 7, 22b est constituée plus d’allusions que de citations proprement dites.
Une certaine liberté de formulation par rapport au libellé du texte biblique,
tant hébreu que grec, ne saurait donc étonner.
En résumé la référence de la Source à la LXX apparaît donc relativement
partielle. Quand, directe ou plutôt indirecte (dans ce cas par l’intermédiaire
d’un éventuel recueil de testimonia) cette référence peut être établie de façon

15. Selon la concordance de HATCH et REDPATH, vol. suppl. dû à H. A. REDPATH, p. 146,


col. a.
16. L’évangile inconnu, p. 60.

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2006/3 LA BIBLE DE LA SOURCE

à peu près sûre, elle suit volontiers la tradition textuelle attestée par le
manuscrit Alexandrinus. Est-ce l’indice que le recueil de testimonia auquel la
Source paraît se référer était lui-même tributaire de cette tradition textuelle
de la LXX ?
La perceptible familiarité de la Source avec les formes sémitiques du
texte biblique (hébreu ou araméen des targoums) laisse à penser que, malgré
le passage au grec, les origines sémitiques (hébreu ou araméen) de la Source
ne sont pas loin, même si le lien est indirect, par l’intermédiaire éventuel
d’un recueil de testimonia.

LA RÉFÉRENCE DE JÉSUS À L’ÉCRITURE : UNE SÉLECTION BIBLIQUE ?


Quels sont les passages ou les personnages bibliques auxquels le Jésus de
la Source se réfère prioritairement ? Et quels sont ceux auxquels il ne fait pas
référence ? Bien entendu, le fait que tel passage ou tel personnage ne fasse
pas l’objet d’une référence n’implique nullement qu’il ait été ignoré ou
méconnu. Mais, par contraste, certaines de ces apparentes « lacunes » pour-
raient être révélatrices.
(a) Figures et thèmes évoqués
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Dès la première page de la Source on voit Abraham invoqué par les inter-
locuteurs de Jean (Q 3, 8) comme une sorte de garant de la bénédiction de
Dieu. La référence implicite est sans doute Gn 12, 1-3.
Avec Isaac et Jacob, Abraham est présenté cette fois-ci par Jésus
(Q 13, 28-29) comme le type de ceux qui ont pris place dans le monde
nouveau de Dieu et qu’iront rejoindre ceux qui y seront eux-mêmes entrés.
Abel (Gn 4, 1-16 cité en Q 11, 51) est la première victime de l’opposition
violente des humains à quiconque est perçu comme étant du côté de Dieu.
Dans cette catégorie de victimes de leur attachement à Dieu, la Source cite
encore nommément le prêtre Zacharie, fils de Yehoyada (Q 11, 51) assassiné
dans le temple sous le règne de Joas (2 Ch 24, 20-22), mais aussi, d’une
manière plus globale, les prophètes, comme envoyés de Dieu
(Q 6, 23 ;13, 34).
D’autres figures, comme celle de Noé (Q 17, 26-27) ou Jonas
(Q 11, 29.30-32), sont évoquées non pour leur exemplarité, mais comme
types éclairant le temps actuel du salut. L’arche de Noé apparaît ainsi comme
un type de la basileia, elle-même seul lieu de salut à l’approche de la catas-
trophe prévisible et pourtant insoupçonnée des humains.
À l’exception de Jonas, les prophètes ne sont jamais cités nommément.
Selon Q 7, 22, qui renvoie à Es 26, 19 ; 29, 18 ; 35, 5-6 ; 42, 18 ; 61, 1, ou
Q 7, 27 qui combine Ml 3, 1 et Ex 23, 30, ils sont annonciateurs du temps du
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salut. Alors qu’aucun des autres « prophètes écrivains » n’est cité, Jonas l’est
par deux fois, ce qui signale l’intérêt particulier qu’il représente pour Jésus.
En 11, 29, il apparaît en effet comme type du messager chargé de prévenir les
humains de la catastrophe imminente, en 11, 32, il l’est ensuite comme celui
qui a obtenu le changement salutaire adopté par les Ninivites. Le Jésus de la
Source ne s’arrête pas au fait que Jonas ait obtenu ce résultat malgré ses réti-
cences. En fait l’intérêt de Jésus se porte sur l’attitude des Ninivites. Jonas
n’est plus alors que le point de repère qui permet de situer ces derniers.
D’une façon globale les prophètes, porteurs d’une parole de Dieu, sont
évoqués dans la Source comme victimes de l’opposition d’Israël au message
de Dieu. Ainsi, en Q 6, 23 (« C’est de la même manière qu’on a persécuté les
prophètes qui vous ont précédés ») et à nouveau en 13, 34 (« Jérusalem, celle
qui tue les prophètes et lapide ceux qui lui sont envoyés »). Sous ce rapport
ils sont les types des messagers de l’Évangile de salut, à savoir des disciples
envoyés et d’abord de Jésus lui-même.
À plusieurs reprises des figures ou des épisodes du Premier Testament
sont évoqués à l’appui du thème du jugement à venir. Outre Noé (Q 17, 26-
27) et Jonas (Q 11, 32) déjà nommés, la Source évoque encore à ce sujet
(Q 10, 12) la catastrophe qui a frappé jadis Sodome selon Gn 19, 24-25. Mais
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elle mentionne aussi les villes phéniciennes de Tyr et de Sidon (Q 10, 13-14),
sans qu’on discerne d’ailleurs très bien à quel passage vétérotestamentaire
particulier il est fait allusion (peut-être la grande diatribe d’Ez 28 contre le
prince de Tyr). C’est aussi à propos du jugement qu’est évoquée la reine de
Saba (11, 31) venue du bout du monde pour écouter une parole de Dieu à
travers le discours de sagesse de Salomon (1 R 10, 1-10). Comme les
Ninivites, la reine de Saba est présentée comme le type de ceux qui, tout
païens qu’ils aient été, ont pris au sérieux le message de Dieu, à l’inverse de
« cette génération » qui, malgré son appartenance au peuple élu, se raidit
dans son opposition au message divin porté par Jésus et ses disciples
envoyés.
L’hostilité de « cette génération » envers les porte-parole de Dieu en
général et l’ultime d’entre eux en particulier, Jésus, a été maintes fois
évoquée par celui-ci (6, 22.23.28 ; 7, 32-34 ; 10, 3.13-15 ; 11, 29-32.49-51 ;
12, 56 ; 13, 34). Il s’y réfère notamment lors d’une courte prière impromptue
(10, 21) – d’ailleurs typique de la piété juive – en évoquant les gens « sages
et avisés ». Ce sont les termes mêmes d’Ésaïe (29, 14 ; voir aussi 5, 21), par
lesquels le prophète du VIIe siècle vitupérait la prétendue clairvoyance des
cercles dirigeants de Jérusalem.
Jésus ne se réfère guère à la Création sinon implicitement à la bonté de
celle-ci. En effet, cette bonté de la Création apparaît en filigrane dans les
recommandations qu’il fait aux disciples qu’il envoie. Ceux-ci partent entiè-
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2006/3 LA BIBLE DE LA SOURCE

rement démunis, mais ils ne sauraient oublier que la création est suffisante
pour nourrir les enfants du Père (Q 12, 22 sqq.). L’exemple invoqué est celui
des oiseaux qui « ne font ni semailles ni moissons », mais que « Dieu nour-
rit », ou celui des fleurs des champs, que Dieu habille plus somptueusement
que Salomon, bien qu’elles soient destinées à finir comme cendres alcalines
pour la lessive des humains.
La perspective eschatologique développée après la complainte sur
« Jérusalem qui tue les prophètes » (Q 13, 35) intègre dans le discours même
de Jésus deux références au Premier Testament : la première est une allusion
à Jr 22, 5, qui annonce la suppression de « la maison », c’est-à-dire du temple
de Jérusalem, l’autre est une citation du Ps 118, 26, utilisée vraisemblable-
ment ici comme prophétie de l’avènement messianique.
À plusieurs reprises enfin le Premier Testament est désigné comme
nomos, un terme que le contexte général de la Source dissuade de rendre par
« Loi ». Dans ce qui suit on le rendra donc de façon moins marquée par son
original hébreu Torah, expression de la volonté de Dieu. L’Écriture est certes
mentionnée d’une manière assez neutre dans le « Jusqu’à Jean il y a eu la
Torah et les Prophètes » (Q 16, 16), la formule « la Torah et les Prophètes »
étant devenue l’appellation classique (et simplifiée) de la Bible juive, notre
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Premier Testament.
Mais dès le prologue de la Source, dans le récit dit de la « Tentation », la
Torah, ici représentée par le livre du Deutéronome (6, 13.16 ; 8, 3), est traitée
par Jésus comme le texte majeur porteur de la volonté de Dieu. L’autorité de
la Torah est alors aussi indiscutable que celle de Dieu. Les trois « il est écrit »
par lesquels commencent les répliques de Jésus ne laissent aucune prise aux
suggestions du Tentateur. Ce dernier reconnaît d’ailleurs parfaitement l’auto-
rité que la Torah – élargie aux Psaumes – représente pour Jésus, puisqu’il
cherche à obtenir son assentiment en invoquant lui aussi l’Écriture.
L’autorité que la Torah représente pour Jésus apparaît expressément
surtout dans son enseignement : d’abord dans sa diatribe avec les Pharisiens
(Q 11, 42 : « Il fallait (edei) certes pratiquer ceci » [la dîme, même appliquée
à de simples condiments]), mais surtout dans la déclaration générale de
Q 16, 17 : « Le ciel et la terre passeront plus facilement qu’un yod ou un
simple trait de lettre de la Torah. »
(b) Thèmes et figures bibliques n’apparaissant pas dans la Source
L’argument e silentio ne saurait certes avoir valeur de preuve, mais
l’absence de référence à certains thèmes ou à certaines figures bibliques
célèbres n’est sans doute pas sans signification.
On constatera tout d’abord l’absence de toute référence à la figure de
David, le type de Messie attendu (voir par exemple Mc 10, 47-48). Mais
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cette « lacune » n’est probablement pas le fruit du hasard ou d’une malen-


contreuse omission. Elle correspond à l’absence complète du titre christos
dans la Source. Le Jésus qu’on y rencontre à travers son message n’a pas la
moindre prétention messianique – pas plus d’ailleurs que le Jésus de Marc
(voir par exemple Mc 8, 29-30). La Source n’a donc pas besoin de référer
Jésus au modèle du Messie que le judaïsme du premier siècle attendait de ses
vœux. L’entrée en lice de Jésus correspond certes au temps du salut annoncé
par les prophètes (Q 7, 22, qui fait référence à Es 26 ; 29 ; 35 ; 42 ; 61), mais
pas sous les couleurs messianiques espérées par ses contemporains. Plus tard,
il est vrai, Jésus recevra de ceux qui se réclament de lui le titre de
« Christ/Messie », mais dépourvu alors de la composante politico-militaire
dont le titre était chargé dans les divers milieux du judaïsme d’alors.
L’absence de titulature du Jésus de la Source est certainement un indice de sa
relative ancienneté.
On constate aussi l’absence de toute référence à l’acte proprement dit de
Création. La Création, donnée acquise, est considérée dans la Source comme
un cadre de vie, le Créateur, quant à lui, étant vu moins comme le démiurge
que comme Celui qui a prévu et organisé un monde où chacun doit trouver sa
suffisance. Le thème est plus particulièrement apparent dans les recomman-
dations que Jésus adresse aux disciples qu’il envoie (Q 10, 9-13).
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Dans la Source la mort de Jésus ne fait que l’objet d’allusions, d’ailleurs
rares et toutes indirectes (Q 6, 22.40 ; 11, 47.50-51 ; 13, 34-35). On ne
s’étonne donc pas que cette mort ne reçoive aucune interprétation, en particu-
lier pas celle d’une mort sacrificielle, et que les textes cités ailleurs par le NT
à l’appui (par exemple Mc 9, 12 et 10, 45 qui renvoient respectivement à
Es 53, 3 et 10) n’aient pas trouvé place dans la Source.

L’ÉCRITURE, CLÉ POUR COMPRENDRE LE TEMPS PRÉSENT, TEMPS DU SALUT


(a) L’autorité de l’Écriture
À plusieurs reprises le Jésus de la Source use de la formule « il est
écrit » : on l’a vu non seulement dans son dialogue avec le Tentateur, en
4, 4.8.12, mais aussi en 7, 27, à propos de Jean. Dans les deux cas la formule
n’a pas, semble-t-il, la même portée. En Q 4 Jésus utilise cette formule pour
introduire ses réponses. Pour écarter la suggestion du Tentateur, il se réfère à
l’Écriture comme porteuse d’une parole de Dieu qui contredit cette sugges-
tion. Dans sa bouche, « Il est écrit » signifie alors sensiblement : « Mais Dieu
a dit que… ». Pour savoir quel doit être le comportement du fidèle, Jésus se
réfère donc aux instructions divines telles qu’on les trouve formulées dans
les Écritures.
Mais la même formule, « il est écrit », apparaît aussi en 7, 27 dans la
bouche de Jésus avec une portée passablement différente. Après le départ des

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disciples envoyés par Jean depuis sa prison, Jésus explique en effet quel
genre d’homme est le Baptiste et quelle est sa mission. Il le présente notam-
ment comme « celui dont il est écrit » : « Attention, j’envoie, moi (Dieu),
mon messager en avant de toi. » Indépendamment de tout contexte ce « il est
écrit » pourrait être compris de deux manières différentes, mais l’ensemble
des textes de la Source doit permettre de discerner laquelle convient au
contexte général de celle-ci.
« Il est écrit » pourrait signifier que l’intervention de Jean s’inscrit dans le
fil d’une histoire que Dieu aurait déjà programmée, un peu comme le
« mektoub » des musulmans. Mais cela s’accorde mal avec le discours du
Jésus de la Source en général. Si la même formule signifie en effet claire-
ment « Mais Dieu a dit que… », c’est que rien n’est joué à l’avance. Face au
Tentateur la décision de Jésus restait ouverte, et c’est librement qu’il a opté
pour la fidélité aux instructions que Dieu a jadis données aux siens. Le fait
également que Dieu fasse « lever son soleil sur les méchants et sur les bons »
et « tomber la pluie sur ceux qui le prennent au sérieux et sur ceux qui vivent
sans s’occuper de lui » (Q 6, 35) montre bien que pour lui aucune décision de
jugement n’est encore prise. La même conclusion peut être tirée pour la para-
bole des deux maisons (Q 6, 47-49), mais aussi pour la prière dominicale,
laquelle n’aurait guère de sens si l’histoire était préprogrammée. De même,
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pour l’appel de Jésus à « prier le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers
dans sa moisson » (10, 2) ; il n’aurait aucun sens si « les jeux étaient déjà
faits ». La parabole des mines (Q 19, 12-26) va dans le même sens : la
conduite d’aucun des dix domestiques n’est un tant soit peu prédéterminée,
chacun est resté libre d’assumer sa responsabilité. Les uns l’assument bien,
un autre non.
Il y a donc autre chose dans ce « il est écrit » de Q 7, 27. En Ex 23, 20 et
Ml 3, 1 Jésus lit une parole de Dieu qui, comme telle, n’a rien perdu de son
actualité et qui concerne donc encore le temps qu’il vit. Il se l’approprie ainsi
directement pour reconnaître en Jean celui que Dieu a envoyé pour préparer
la mission qu’il a lui-même à remplir.
(b) Actualité de l’Écriture
En faisant référence à Noé, qui est entré dans l’arche avant le Déluge
alors que les humains restaient totalement inconscients de la catastrophe
imminente qui les menaçait (Q 17, 26-27.30), Jésus y renvoie comme à
l’image qui montre à quel point sa propre mission est salutaire et urgente. La
basileia est comme l’arche de Noé : c’est pour l’humanité le dernier et seul
moyen d’échapper à la catastrophe qu’elle s’est elle-même préparée, et dont
elle reste pourtant totalement inconsciente. La formule « Le jour où le Fils de
l’Homme se révélera » a sans doute une portée eschatologique, mais
l’inconscience de l’humanité rend absolument urgente l’entrée dans l’arche
de salut qu’est la basileia.
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C’est donc à l’Écriture encore que Jésus emprunte l’image qui illustre à
quel état d’urgence le moment du salut est arrivé. Mais c’est à elle également
qu’il emprunte les traits qui illustrent le temps du salut (Q 7, 22-23). Dans sa
réponse aux disciples de Jean, il le fait en renvoyant ses auditeurs à divers
passages du livre d’Ésaïe, lesquels décrivent ce temps du salut comme un
temps de guérison, de libération et de dédommagement pour les victimes
d’exclusion (les lépreux), d’infirmités graves (aveugles, sourds, boiteux) ou
de pauvreté. Ici l’Écriture est lue comme chargée de promesses divines, qui
reçoivent leur accomplissement avec l’avènement de la basileia.
(c) L’Écriture et la mission de Jésus
Sans se référer à un passage particulier, Jésus évoque d’une façon géné-
rale à quel point l’Écriture témoigne de l’attente du temps du salut : « Bien
des prophètes et des rois ont désiré voir ce que vous observez mais ne l’ont
pas vu, ou entendre ce que vous entendez, mais ne l’ont pas entendu. »
(Q 10, 24)
Pour Jésus en effet le temps présent est essentiellement le temps de sa
mission. C’est toujours à l’Écriture qu’il se réfère pour en décrire les avatars.
Son message détone tellement par rapport aux convictions et aux habitudes
de ses contemporains qu’on lui demande de fournir « un signe », c’est-à-dire
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une preuve qu’il est réellement habilité (par Dieu) à dire ce qu’il dit et à faire
ce qu’il fait (11, 16). Or, ce signe existe déjà pour la « génération » qui lui
réclame ce genre de garantie. C’est, dit Jésus, « le signe de Jonas » (11, 29-
30). L’aventure de Jonas permet en effet à Jésus de situer sa propre mission
aux yeux de ses contemporains : pour « cette génération » le Fils de
l’Homme aura été en effet un signe, exactement comme Jonas l’a été pour les
Ninivites auxquels il a été envoyé.
En quoi Jonas a-t-il été un signe pour les Ninivites ? Contre son gré, il est
vrai, le prophète a transmis un message de Dieu annonçant la catastrophe
imminente vers laquelle ces gens couraient. Leur repentance inattendue a
montré que les Ninivites avaient bel et bien reconnu dans sa démarche un
avertissement divin à prendre au sérieux. Pour eux Jonas a été un signe de
l’intervention salutaire de Dieu. Et pourtant le prophète récalcitrant avait tout
fait pour se dérober à sa mission et, une fois celle-ci réussie, il s’était affligé
à l’extrême de son succès.
Toutes choses égales d’ailleurs Jésus assume le même genre de mission
que Jonas : avertir ceux auprès desquels il est envoyé de l’urgence pour eux
de changer de mentalité avant la catastrophe qu’ils se sont inconsciemment
préparée. Mais Jésus apparaît comme l’anti-Jonas. D’une part il ne s’est
jamais dérobé à sa mission, mais d’autre part celle-ci – du moins jusqu’au
moment où Jésus parle – n’a pas connu le même succès, bien qu’elle ait été à
première vue incomparablement plus facile, dans la mesure où Jésus était

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2006/3 LA BIBLE DE LA SOURCE

envoyé au peuple de Dieu, en principe infiniment mieux préparé que les


païens de Ninive à discerner une parole venant de Dieu. Les païens de Ninive
ont reconnu le signe qu’un Dieu étranger leur envoyait pour leur salut, mais
« cette génération » n’a pas reconnu ce même signe que Dieu lui envoyait en
la personne de Jésus.
C’est encore à l’Écriture que Jésus se réfère pour encourager ceux qu’à
son tour il envoie comme ambassadeurs du monde nouveau de Dieu. Ses
envoyés sont d’autant plus démunis qu’il leur a recommandé de partir « sans
bourse ni bagage » (10, 4)… Comment vont-ils survivre ? Jésus leur recom-
mande de ne pas s’inquiéter (Q 12, 22-31) : Dieu, leur Père céleste, qui
nourrit les corbeaux, prendra soin d’eux d’autant plus qu’ils valent à ses yeux
bien plus que de simples oiseaux. Même recommandation pour ce qui
concerne les vêtements dont les envoyés de Jésus pourraient avoir besoin. Ici
le Maître évoque pour ses disciples l’incomparable parure des fleurs des
champs, qui surpasse de beaucoup la splendeur de la garde-robe du glorieux
Salomon, « le plus grand des rois de la terre en richesse et en sagesse », selon
1 R 10,23. L’opulence de Salomon fait pourtant négativement contraste avec
la splendeur des fleurs champêtres, pourtant destinées à finir comme déter-
gent pour la lessive des humains.
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(d) L’Écriture connaît déjà l’opposition au message de Dieu
Pour Jésus l’Écriture est aussi le témoin d’un passé déjà révélateur des
obstacles auxquels il se heurte lui-même. Elle permet en particulier de
comprendre l’opposition que rencontre le message de Dieu adressé aux
humains, même quand ceux-ci sont apparemment les mieux préparés à le
recevoir, comme c’est en principe le cas du peuple élu.
L’Écriture fournit ainsi au moins deux exemples de païens qui ont été
sensibles au message de Dieu : il s’agit des Ninivites qui, au temps de Jonas,
ont accueilli l’appel du prophète (Q 11, 29-30), et de « la reine du Midi »
(appellation inattendue de la reine de Saba) qui fut attirée par le message
divin de sagesse proposé par Salomon (Q 11, 31, en référence à 1 R 3, 4-28
et 10, 1-13). Ces deux exemples, qui mettent en scène des païens, font
ressortir par contraste la réticence combien décevante de « cette génération ».
Très souvent le recours de Jésus à l’Écriture vise ainsi à faire ressortir la
réticence à laquelle s’est toujours heurté le message de Dieu. Sans référence
précise au Premier Testament, Jésus évoque de la sorte la persécution dont
ont été victimes « les prophètes qui ont vécu avant vous » (Q 6, 23), ou
encore « les prophètes que vos pères ont tués » (Q 11, 47) et cette citation
(introuvable) de la Sagesse : « J’enverrai auprès d’eux des prophètes et des
sages et, parmi eux, ils en tueront et en persécuteront. » (Q 11, 49).
L’Écriture offre effectivement de nombreux exemples d’envoyés de Dieu
victimes de persécutions parfois mortelles. On l’a vu, c’est Michée ben Yimla,
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J.-M. BABUT ETR

giflé devant le roi (1 R 22, 24), Osée, menacé et agressé jusque dans la
maison de Dieu (9, 8), Amos, expulsé avec mépris du temple de Béthel
(7, 12-13), Ésaïe, ridiculisé par les bons vivants de Jérusalem (28, 9-10),
Ouriyah, extradé et exécuté sans jugement (Jr 26, 20-23), Jérémie, accusé de
trahison, frappé et incarcéré, malmené (15, 15 ; 17, 18 ; 20, 11 ; 36, 19 ;
37, 15 ; 38, 4-6 ; 43, 1-7), Ézéchiel, contesté et dénigré (2, 6 ; 3, 6-9 ; 21 ,5),
sans parler des divers psalmistes persécutés, accusés faussement, etc.
(Ps 7, 2 ; 31 ; 57, 2-5 ; 119, 84.150.157.161).
Dans les Écritures, le Jésus de la Source lit moins une histoire du salut
qu’une histoire de la résistance humaine au salut que Dieu propose. Certes ce
salut y est annoncé et même décrit (7, 22-23 ; 10, 19 ; 14, 17), mais Jésus
relève le plus souvent l’opposition que, depuis toujours, le message de salut a
rencontrée de la part de ses premiers destinataires. Quelle que soit la période
considérée, passée ou présente, les opposants sont qualifiés de « cette généra-
tion » (7, 31 ; 11, 29-32.50-51), un terme qui n’englobe pas l’ensemble du
peuple d’Israël, mais ceux que l’on considère comme représentatifs de son
élite, « les gens sages et avisés » de 10, 21 par opposition aux « petits ». Les
Écritures avaient déjà relevé le fait que les païens étaient plus ouverts au
message de Dieu (Ninivites et reine de Saba, Q 11, 31-32), mais la chose se
vérifie une fois de plus parmi les contemporains de Jésus, notamment par
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l’exemple du centurion de Capharnaüm (7, 9).
Cette résistance au message de Dieu a toujours été violente, comme si ce
message de salut représentait un redoutable danger pour les humains (6, 23b ;
11, 47-51 ; 13, 34). Elle n’a pas changé face à Jésus et à ses envoyés (10, 3 ;
12, 4). La mort de Jésus n’est jamais mentionnée dans la Source, mais les
références que Jésus fait aux Écritures laisse deviner qu’une mort par élimi-
nation violente n’a guère dû quitter son esprit.
Jean-Marc BABUT
Paris, Alliance Biblique Universelle

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