Vous êtes sur la page 1sur 13

LA BIBLIOTHÈQUE DE QUMRÂN ET LA CONSTITUTION DU CORPUS

BIBLIQUE
Quelques réflexions en lien avec le chantier éditorial des Éditions du Cerf

Katell Berthelot

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2010/2 Tome 85 | pages 221 à 232


ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0852.0221
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-
religieuses-2010-2-page-221.htm
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Institut protestant de théologie.


© Institut protestant de théologie. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 221

ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


85e année – 2010/2 – P. 221 à 232

LA BIBLIOTHEQUE DE QUMRÂN
ET LA CONSTITUTION
DU CORPUS BIBLIQUE
QUELQUES RÉFLEXIONS EN LIEN
AVEC LE CHANTIER ÉDITORIAL DES ÉDITIONS DU CERF

Dans cet article, Katell BERTHELOT* présente le chantier éditorial de La


Bibliothèque de Qumrân (au Cerf), une édition bilingue annotée de la quasi-
totalité des manuscrits de la mer Morte, classés en fonction du lien thématique
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


qu’ils entretiennent avec tel ou tel livre biblique. Elle montre comment ce
classement original renvoie à deux problématiques centrales dans les études
qumrâniennes : d’une part la question de la différence entre manuscrits
bibliques et non bibliques, en lien avec le phénomène des « réécritures
bibliques » et l’histoire de la fixation du texte biblique ; d’autre part la
question de l’autorité d’un texte et de la canonisation des Écritures1.

Les débats, voire les polémiques, sur Qumrân, les Esséniens et les débuts
du christianisme ont pu faire oublier que l’importance de la découverte des
manuscrits de la mer Morte réside peut-être avant tout dans le domaine des
études bibliques. Plus de deux cents manuscrits de livres qui composent
aujourd’hui la Bible hébraïque ou l’Ancien Testament ont été retrouvés à Qum-
rân. Certes, leur état est souvent très fragmentaire, mais ils nous donnent néan-
moins accès, avec la LXX et le Pentateuque samaritain, aux différents états du

*
Katell BERTHELOT est chargée de recherches au CNRS, et actuellement affectée au Centre
de Recherche Français à Jérusalem. Historienne du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine,
elle co-dirige le chantier éditorial de la Bibliothèque de Qumrân avec Thierry Legrand, et prépare
un livre sur les interprétations juives (à l’époque hellénistique et romaine) des textes bibliques re-
latifs à la conquête de Canaan et au sort des Cananéens.
1
Le point de départ de cet article est une conférence donnée à l’École Biblique et Archéolo-
gique Française de Jérusalem le 31 mars 2009, dans le cadre d’une journée d’étude sur Qumrân
à la mémoire de John Strugnell, qui fut longtemps l’éditeur en chef des manuscrits de la mer
Morte.
221
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 222

KATELL BERTHELOT ETR

texte biblique avant l’ère chrétienne (ou jusqu’en 70 de notre ère), à une époque
où existait encore une grande diversité textuelle et où le canon n’était au mieux
qu’en cours d’élaboration.
Le chantier éditorial des Éditions du Cerf, intitulé La Bibliothèque de Qum-
rân, repose sur la volonté de mettre en évidence la façon dont les manuscrits
de Qumrân documentent ce processus de constitution du corpus biblique, tout
en fournissant au public francophone, de manière plus générale, une édition
bilingue maniable et abordable de l’ensemble des textes retrouvés dans les
grottes de Qumrân. L’ensemble ou plutôt, pour être précis, la quasi-totalité. En
effet, si la première originalité de ce chantier est de publier conjointement textes
bibliques et non bibliques, les manuscrits qui transmettent un texte similaire
ou quasi similaire au texte massorétique sont écartés, car il est inutile de
présenter aux lecteurs un texte qu’ils connaissent déjà. Lorsque aucune variante
significative ne se rencontre dans un manuscrit, celui-ci est mentionné mais
non retraduit.
La seconde originalité de La Bibliothèque de Qumrân réside dans le
principe retenu pour classer les manuscrits. Les éditions bilingues précédentes,
en anglais pour la plupart2, ont utilisé soit le classement par numéros de grotte
et de manuscrit, ce qui est commode mais donne un ordre le plus souvent aléa-
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


toire, soit un classement par genres littéraires, ce qui est intéressant mais sujet
à discussion, notamment en raison du caractère fragmentaire de la majorité des
textes de Qumrân, qui rend particulièrement problématique la définition des
genres littéraires auxquels appartenaient les œuvres. Parfois aussi les textes
sont regroupés en fonction de la langue dans laquelle ils furent écrits : les textes
araméens ont ainsi été édités sous forme de corpus distinct par Klaus Beyer3.
Enfin, certains tentent également de répartir les manuscrits de Qumrân entre
textes d’origine « communautaire », ou essénienne, et textes non communau-
taires. Pour la publication au Cerf, nous avons retenu l’idée d’un classement
thématique : regrouper les textes en fonction du lien thématique qu’ils entre-
tiennent avec tel ou tel livre biblique, même si cela pose des problèmes pour
certains, qui citent ou s’inspirent de plusieurs livres bibliques à la fois4.

2
En anglais : F. GARCÍA MARTÍNEZ, E. TIGCHELAAR, Study Edition, 2 vol., Leiden, Brill, 1997-
1998 ; E. TOV, D. W. PARRY, dir., The Dead Sea Scrolls Reader, 6 vol., Leiden, Brill, 2004-2005 ;
J. CHARLESWORTH et al., Dead Sea Scrolls. Hebrew, Aramaic and Greek Texts with English Trans-
lation, Tübingen, Mohr Siebeck, 1994-, 6 volumes parus. En allemand : E. LOHSE, Die Texte aus
Qumran I. Hebräisch und Deutsch, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981 ;
A. STEUDEL et al., Die Texte aus Qumran II. Hebräisch / Aramäisch und Deutsch, Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001.
3
K. BEYER, Die aramäischen Texte vom Toten Meer, 2 vol., Göttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 19841 et 20042 (19941).
4
Sur la manière de résoudre ces problèmes, je me permets de renvoyer à l’introduction de
K. BERTHELOT, T. LEGRAND, A. PAUL, dir., La Bibliothèque de Qumrân. Volume 1. Torah - Genèse,
Paris, Éditions du Cerf, 2008.

222
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 223

2010/2 LA BIBLIOTHÈQUE DE QUMRÂM

Les textes sont par ailleurs répartis en trois grands ensembles : (1) la Torah ;
(2) les livres des prophètes ; (3) les autres écrits. Contrairement à ce que l’on
pourrait penser à première vue, ces trois parties ne recoupent pas exactement
celles du canon de la Bible hébraïque, qu’il serait anachronique de projeter
rétrospectivement sur le corpus de Qumrân. Ainsi, puisque dans certains
manuscrits de la mer Morte, le livre de Daniel et les Psaumes étaient considé-
rés comme prophétiques, ces livres et les compositions qui s’y rattachent sont
placés dans la deuxième partie, alors que, dans le canon de la Bible hébraïque,
ils figurent parmi les Ketuvim. L’expression « livres des prophètes » (sifrey
haNevi‘im), que l’on rencontre dans l’Écrit de Damas (CD VII 17 // 4Q266
3 iii 18) et peut-être dans 4QMMT (C 10)5, désignait sans doute avant tout un
ensemble ouvert de livres attribués à des hommes considérés comme des
prophètes, et non une catégorie canonique au sens qu’a revêtu ultérieurement
l’expression « prophètes » ou « livres prophétiques »6. Enfin, dans l’édition du
Cerf, la partie « autres écrits » renvoie non pas aux Ketuvim, mais à tout ce qui,
dans le corpus qumrânien, ne se rattache pas principalement à la Torah et aux
livres prophétiques, indistinctement. Sont donc aussi inclus dans cette partie
des textes comme les horoscopes, qui n’ont aucun rapport avec les textes
bibliques. Les cas de ce genre sont toutefois rares. Dans cette troisième partie,
force est de reconnaître que le classement redevient dans une large mesure un
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


classement par genres, par exemple dans le cas des textes qui s’apparentent à
des écrits de sagesse (4QInstruction, 4QProverbes araméens, etc.).
Le principe de classement retenu pour la publication aux éditions du Cerf
ne prétend pas fournir une clef de lecture de l’ensemble du corpus qui
serait supérieure à une autre, mais nous paraît présenter une certaine valeur
heuristique, en projetant un nouvel éclairage sur la collection des manuscrits de
Qumrân. Ce choix doit aussi être rattaché à deux grands débats scientifiques en
cours que je vais m’efforcer de présenter brièvement.
Le premier porte sur le phénomène que l’on pourrait qualifier de « fluidité
scripturaire » et sur la distinction qu’il est possible ou non d’établir entre les
manuscrits correspondant à des révisions ou à des éditions multiples de livres
bibliques, et les manuscrits correspondant à des réécritures de la Bible, des
compositions originales qui, tout en entretenant un rapport étroit avec leur
modèle, s’en distinguent pourtant, selon des critères sur lesquels je reviendrai

5
Sur ce passage de 4QMMT, voir la bibliographie déjà abondante indiquée dans mon article
« 4QMMT et la question du canon de la Bible hébraïque », in F. GARCÍA MARTÍNEZ, A. STEUDEL,
E. TIGCHELAAR, éd., From 4QMMT to Resurrection. Mélanges qumrâniens en hommage à Émile
Puech, Leiden, Brill, 2006, p. 1-14 (en particulier l’excellent article d’E. ULRICH, « The Non-
Attestation of a Tripartite Canon in 4QMMT », CBQ 65/2, 2003, p. 202-214).
6
Sur cette question complexe, je me borne ici à renvoyer à mon article « Les titres des livres
bibliques : le témoignage de la bibliothèque de Qumrân », in A. HILHORST, É. PUECH, E. TIGCHE-
LAAR, éd., Flores Florentino: Dead Sea Scrolls and Other Early Jewish Studies in Honour of
Florentino García Martínez, Leiden, Brill, 2007, p. 127-140.

223
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 224

KATELL BERTHELOT ETR

par la suite. Une littérature déjà abondante a ainsi été produite autour des
notions de rewritten Bible (« Bible retravaillée » ou « réécriture biblique »),
rewritten Scripture (« Écriture(s) retravaillée(s) » ou « réécriture(s) scriptu-
raire(s) »), parabiblical literature (« littérature parabiblique »), etc.7
Le second débat porte sur les notions d’autorité et de canonicité, et se
rattache au premier en ce que le phénomène de réécriture de certains textes est
interprété comme une manifestation de la popularité ou de l’autorité croissante
dont jouissaient ces textes8. Il se trouve que la quasi-totalité des phénomènes
de réécriture à Qumrân concernent des textes qui entreront par la suite dans le
canon biblique9, même si, inversement, tous les livres qui constitueront par la
suite la Bible hébraïque ne font pas l’objet de réécritures. C’est en particulier
le cas de plusieurs livres appartenant à la catégorie des « Écrits », dont certains
sont soit totalement absents de la bibliothèque de Qumrân, soit représentés par
un nombre infime de manuscrits10.

I. MANUSCRITS « BIBLIQUES » ET « NON BIBLIQUES »

Le chantier éditorial du Cerf part du principe qu’il est possible de distinguer


entre des manuscrits bibliques, documentant l’état du texte d’un livre qui fera
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


par la suite partie de la Bible, et des manuscrits non bibliques représentant des
compositions souvent inspirées de livres bibliques mais s’en distinguant.
Cependant, cette distinction ne va pas toujours de soi, tant l’on passe presque
insensiblement, dans certains cas, d’un manuscrit avec des variantes, des
harmonisations ou des formes de réarrangement des matériaux bibliques, à une
réécriture proprement dite (le terme réécriture étant ici synonyme de composi-
tion nouvelle, originale, ou comportant du moins une proportion plus grande de
texte reformulé et modifié que de texte reproduit peu ou prou à l’identique).

7
Pour une bonne présentation des débats autour de ces notions, voir A. KLOSTERGAARD
PETERSEN, « Rewritten Bible as a Borderline Phenomenon. Genre, Textual Strategy, or Canoni-
cal Anachronism? », in Flores Florentino, ibid., p. 285-306 ; et déjà F. GARCÍA MARTÍNEZ,
« Biblical Borderlines », in F. GARCIA MARTINEZ, J. TREBOLLE BARRERA, éd., The People of the
Dead Sea Scrolls, Leiden, Brill, 1995, p. 123-138.
8
Voir en particulier G. BROOKE, « Between Authority and Canon: The Significance of
Reworking the Bible for Understanding the Canonical Process », in E. G. CHAZON, D. DIMANT,
R. A. CLEMENTS, éd., Reworking the Bible: Apocryphal and Related Texts at Qumran, Leiden,
Brill, 2005, p. 85-104. D’autres critères sont invoqués, comme le nombre de copies retrouvées et
l’existence de citations dans d’autres textes, ainsi que la façon dont elles sont introduites. Voir J. C.
VANDERKAM, « Authoritative Literature in the Dead Sea Scrolls », DSD 5/3, 1998, p. 382-402.
Voir infra, partie II.
9
Le livre des Jubilés représente une exception possible, mais non certaine (car l’identifica-
tion de 4Q225-227 avec une composition qui réécrirait les Jubilés – 4QPseudo-Jubilésa-c – reste
débattue).
10
La question se pose pour Néhémie, et on n’a pas retrouvé de manuscrit d’Esther.

224
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 225

2010/2 LA BIBLIOTHÈQUE DE QUMRÂM

Parmi les nombreux exemples possibles de ce phénomène, j’ai choisi pour


illustrer mon propos le cas des manuscrits intitulés « Pentateuque retravaillé »
(4QReworked Pentateuch), dont la publication dans DJD XIII, réalisée par Em-
manuel Tov et Sidnie White Crawford, avait été largement préparée par John
Strugnell, à qui les éditeurs rendent d’ailleurs hommage11. Dans leurs premiers
articles et dans la publication officielle, Tov et White Crawford considèrent que
ce Pentateuque retravaillé est représenté à Qumrân par cinq manuscrits :
4Q15812 et 4Q364-36713 ; ils estiment en outre qu’il s’agit d’un cas de réécri-
ture biblique (rewritten Bible) et non de manuscrits du Pentateuque14. En effet,
on relève un nombre important de modifications par rapport aux versions
connues par ailleurs.
L’ordre des passages bibliques est fréquemment modifié. En outre, des
passages issus de différents livres sont regroupés en fonction du sujet, selon
une procédure d’harmonisation qui caractérise déjà le Pentateuque samaritain.
Ainsi, dans 4Q158 fragments 1-2, sont placés à la suite l’un de l’autre Genèse
32, 25-33 (le passage du Yabboq et le combat de Jacob avec l’ange) et Exode
4, 27-28 (la rencontre entre Moïse et Aaron après la théophanie du buisson
ardent et la révélation de la mission confiée par Dieu à Moïse). Cette juxtapo-
sition surprenante pourrait s’expliquer par le fait que Genèse 32, 25-33 ait en
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


fait été placé après Exode 4, 24-26, l’épisode énigmatique où Dieu s’en prend
à Moïse ou aux siens et où Tsipora circoncit son fils (passage qui aurait donc
précédé la citation de Gn 32, 25-33 et qui serait désormais perdu à cause du
caractère fragmentaire du manuscrit). Le scribe aurait rapproché l’épisode du
combat de Jacob avec l’ange de l’épisode où Tsipora lutte elle aussi avec Dieu
pour sauver son fils. Un tel rapprochement exégétique est de fait attesté dans
des sources plus tardives15.
On relève également des omissions (comme dans 4Q364 4b+e ii, où le texte
enchaîne directement Genèse 30, 26-36 et 31, 11-13) et des additions, le plus
souvent d’une ou deux lignes, mais pouvant aller jusqu’à 7 lignes, comme en
4Q365 6a ii + 6c, lignes 1 à 7, où le cantique de Myriam, au lieu de tenir en un

11
Voir DJD XIII. Qumran Cave 4. VIII: Parabiblical Texts Part I, Oxford, Clarendon Press,
1994, p. 187.
12
Publié par J. M. ALLEGRO dans DJDJ V. Qumran Cave 4.I (4Q158-4Q186), Oxford,
Clarendon Press, 1968, p. 1-6 ; voir à ce propos J. STRUGNELL, « Notes en marge de DJD V », RQ
7/1, 1970, p. 168-175.
13
4Q365a, à l’inverse, constituerait une œuvre distincte, proche du Rouleau du Temple.
14
Voir en particulier, outre l’introduction dans DJD XIII : S. WHITE CRAWFORD, « 4Q364 &
365: A Preliminary Report », in J. C. TREBOLLE BARRERA, éd., The Madrid Qumran Congress,
Leiden, Brill, 1992, p. 217-228 ; E. TOV, « Biblical Texts as Reworked in Some Qumran Manus-
cripts with Special Attention to 4QRP and 4QParaGen-Exod », in E. ULRICH, J. C. VANDERKAM,
éd., The Community of the Renewed Covenant. The Notre-Dame Symposium on the Dead Sea
Scrolls, Notre-Dame, Ind., University of Notre-Dame Press, 1994, p. 111-134.
15
Voir M. SEGAL, « Biblical Exegesis in 4Q158: Techniques and Genre », Textus 19, 1998,
p. 45-62, en particulier p. 47-48.

225
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 226

KATELL BERTHELOT ETR

verset comme dans Exode 15, 21, se voit rallongé d’au moins 7 lignes, proba-
blement pour faire pendant au cantique de Moïse en Exode 15, 1-1816. Ces
additions représentent en général des développements originaux, non attestés
dans d’autres manuscrits bibliques.
Cependant des voix se sont élevées pour contester tout d’abord que ces cinq
manuscrits soient liés à une seule et unique composition17, puis que tous ces
textes puissent être considérés comme des exemples de réécriture biblique (rew-
ritten Bible). Ainsi, pour Michael Segal, 4Q158 retravaille dans une perspec-
tive exégétique des matériaux du Pentateuque18, tandis que 4Q364 et 4Q365
représentent des manuscrits bibliques du Pentateuque, similaires à bien des
égards au Pentateuque samaritain. Même le long ajout correspondant au
cantique de Myriam est à ses yeux comparable à des développements que l’on
rencontre dans certains livres bibliques ; ainsi, la prière d’Ézéchias en Isaïe
38, 9-20 ne figure pas dans le texte parallèle de 2 Rois 20, par exemple19. Pour
Segal, 4Q364 et 4Q36520 illustrent la fluidité du texte biblique à l’époque du
second Temple, une époque durant laquelle les scribes ajoutaient encore libre-
ment des éléments au texte qu’ils copiaient. Il faut souligner au passage que ces
modifications et ces ajouts, même lorsqu’ils font partie du processus rédac-
tionnel, constituent d’ores et déjà des éléments d’exégèse, puisqu’ils visent en
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


général à clarifier le sens d’une phrase ou d’un passage. Mais cela n’implique
pas que l’on ait affaire à une composition nouvelle.
D’après Segal21, les critères pour distinguer un manuscrit biblique très
différent et du texte massorétique et des autres versions connues, d’un texte consis-
tant en une véritable réécriture (comme les livres des Chroniques par rapport à
l’ensemble composé des livres de Samuel et des Rois) sont les suivants :
1. La langue de composition : si le livre examiné est rédigé dans une autre
langue que le texte-source, il ne peut s’agir d’une autre version de ce texte ; on
est forcément dans le cas d’une traduction ou d’une réécriture, ou encore d’une
composition plus éloignée encore dans sa forme.

16
Dans le texte massorétique, Ex 15, 21 reprend Ex 15, 1.
17
Voir M. SEGAL, « 4QReworked Pentateuch or 4QPentateuch? », in G. MARQUIS et al., éd.,
The Dead Sea Scrolls Fifty Years after Their Discovery, Jerusalem, Israel Exploration Society,
2000, p. 391-399 ; G. BROOKE, « 4Q158: Reworked Pentateucha or Reworked Pentateuch A? »,
DSD 8/3, 2001, p. 219-241 ; et plus récemment M. BERNSTEIN, « What Has Happened to the
Laws? The Treatment of Legal Material in 4QReworked Pentateuch », DSD 15/1, 2008, p. 24-49.
18
Pour une analyse fouillée des procédés exégétiques dans 4Q158, voir M. SEGAL, « Bibli-
cal Exegesis in 4Q158 », op. cit.
19
Voir M. SEGAL, « 4QReworked Pentateuch or 4QPentateuch? », p. 394, op. cit.
20
4Q366 et 4Q367 représentent à ses yeux probablement d’autres exemples de manuscrits bi-
bliques, mais le petit nombre de fragments conservés rend cette conclusion plus fragile.
21
« Between Bible and Rewritten Bible », in M. HENZE, éd., Biblical Interpretation at Qum-
ran, Grand Rapids/Cambridge, W. B. Eerdmans, 2005, p. 10-28.

226
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 227

2010/2 LA BIBLIOTHÈQUE DE QUMRÂM

2. La différence d’étendue, en termes de contenu, entre les deux textes : si le


second sélectionne seulement une partie des lois, des histoires ou des événements
contenus dans le premier, il s’agit d’une réécriture et non d’une autre édition du
même livre ; ainsi, le contenu de 1 Samuel est globalement absent des Chroniques.
3. L’ajout d’un nouveau cadre narratif : le livre des Jubilés, par exemple,
qui réécrit Genèse et une partie de l’Exode, rapporte le contenu d’une révéla-
tion d’un ange à Moïse sur le mont Sinaï. C’est à l’intérieur de ce nouveau
cadre narratif que sont ensuite insérés des récits et des prescriptions que l’on
trouve dans le Pentateuque, mais qui sont réécrites à des degrés divers par l’au-
teur des Jubilés (considéré ici dans son original hébraïque, en accord avec le
premier point).
4. Un changement de voix par rapport au texte-source : ainsi, dans le
Rouleau du Temple, les prescriptions du Pentateuque, souvent formulées dans
les mêmes termes que dans le texte massorétique, sont énoncées par Dieu
lui-même qui parle à la 1re personne.
5. L’omission de certains passages : contrairement aux éditions multiples
d’un même livre, qui tendent à conserver les matériaux existants et à ajouter de
nouveaux éléments, les réécritures ont tendance non seulement à ajouter mais
à omettre. À mes yeux ce point recoupe le point 2 sur la différence d’étendue.
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


6. L’existence d’une (ou plusieurs) strate(s) éditoriale(s) tendancieuse(s)
(tendentious editorial layer[s]), modifiant l’idéologie du texte de départ : ainsi,
d’après les analyses de Sara Japhet, l’idéologie des Chroniques diffère sensi-
blement de celle de 1 et 2 Samuel, et de 1 et 2 Rois22. On pourrait évidemment
objecter le cas du Pentateuque samaritain et les modifications relatives au
temple sur le mont Garizim : on a clairement affaire à une variante de nature
idéologique, et pourtant le Pentateuque samaritain est considéré comme une
version du Pentateuque et non comme une réécriture biblique. Pour Michael
Segal, qui renvoie à l’exemple de 4QDeutj, toute la question réside dans l’étendue
du phénomène. Une édition alternative d’un livre biblique peut contenir quelques
modifications ponctuelles de nature idéologique, mais une révision idéologique au
niveau de l’ensemble de l’œuvre la fait basculer du côté de la réécriture.
7. Le fait de renvoyer explicitement au texte-source ou à la tradition dont
on dépend : ainsi, Jubilés renvoie au « livre de la première Loi » (VI.22), et
Flavius Josèphe dans ses Antiquités Juives situe clairement son œuvre par
rapport à son modèle biblique.
À l’inverse, Michael Segal considère que deux autres critères, l’ordre des
passages et le degré de conformité à la formulation du texte-source, ne sont pas

22
Voir, entre autres, son livre The Ideology of the Book of Chronicles and Its Place in Biblical
Thought, New York, P. Lang, 1997.

227
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 228

KATELL BERTHELOT ETR

vraiment pertinents. Toutefois, il semble que, sur ce dernier point, ce soit le


caractère systématique ou non des reformulations qui soit probant. Un texte
qui paraphrase de manière systématique le texte-source est de facto une
réécriture, et non simplement une autre version ou édition du texte.
Aujourd’hui le débat autour du Pentateuque retravaillé ou non retravaillé
se poursuit encore… Emmanuel Tov est désormais d’avis qu’il s’agit d’un
ensemble de manuscrits du Pentateuque lui-même et non d’une réécriture
comme peuvent l’être le Rouleau du Temple ou les Jubilés23. Il met en avant le
fait que certains livres de la LXX, comme 3 Règnes, reposent sur une Vorlage
hébraïque qui diffère considérablement du texte massorétique, avec entre
autres des additions importantes, et que pourtant, nul ne songerait à contester
qu’il s’agit du livre biblique connu dans la Bible hébraïque sous le nom de
1 Rois. À l’inverse, Moshe Bernstein estime que le traitement réservé aux
parties légales et le fait que beaucoup de lois bibliques soient omises de 4QRP,
sans apparente contrepartie ailleurs dans le texte24, oblige à conclure qu’il ne
s’agit pas de manuscrits bibliques, mais bel et bien de réécritures, et vraisem-
blablement dans le cas des cinq manuscrits. Pour sa part, Roger S. Nam non
seulement voit dans 4QRP un cas de réécriture biblique, mais discerne dans
ses variantes, ajouts et remaniements textuels divers les traces d’une idéologie
spécifique, proche de celle des textes communautaires (ou « sectaires », selon
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


la terminologie qu’il choisit d’employer) ; il va jusqu’à supposer que ce texte
ait influencé l’élaboration de l’idéologie « sectaire » dont témoignent certains
manuscrits de Qumrân, tout comme le Rouleau du Temple, avec lequel 4QRP
présenterait certaines affinités25. Enfin, Molly Zahn conclut prudemment que
plusieurs cas de figure sont envisageables compte tenu du caractère lacunaire
des manuscrits, et qu’ils nous donnent à envisager plusieurs scénarios possibles
en ce qui concerne la fluidité du texte du Pentateuque à l’époque du second
Temple et le développement de la littérature parabiblique26.

23
Il écrit ainsi : « This composition, published as a non-biblical composition, now has to be
reclassified as a Bible text similar in character to some of the rewritten LXX books like 3 King-
doms » (« 3 Kingdoms Compared with Similar Rewritten Compositions », in Flores Florentino,
Dead Sea Scrolls and Other Early Jewish Studies in Honour of Florentino García Martínez,
op. cit., p. 365-366) ; voir également son article à paraître, intitulé « Reflections on the Many
Forms of Hebrew Scripture in Light of the LXX and 4QReworked Pentateuch », dont je le
remercie vivement de m’avoir envoyé un exemplaire avant publication. Contrairement à M. Segal,
E. Tov traite encore les cinq manuscrits comme un tout.
24
Le caractère fragmentaire des textes rend toutefois cet argument problématique.
25
R. S. NAM, « How to Rewrite Torah: The Case for Proto-Sectarian Ideology in the Rewor-
ked Pentateuch (4QRP) », RQ 90 (23/2), 2007, p. 153-165. Il qualifie 4QRP de « proto-sectarian
rewritten biblical manuscript » (p. 156). Il faut toutefois souligner que 4Q365 23, sur lequel Nam
fonde une bonne partie de son argumentation concernant le rapprochement avec le Rouleau du
Temple et Jubilés, pourrait en fait appartenir à 4Q365a, dont il est possible qu’il s’agisse d’une
composition à part, proche de 11QT.
26
M. M. ZAHN, « The Problem of Characterizing the 4QReworked Pentateuch Manuscripts:
Bible, Rewritten Bible, or None of the Above? », DSD 15, 2008, p. 315-339.

228
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 229

2010/2 LA BIBLIOTHÈQUE DE QUMRÂM

Il est en effet probable que, compte tenu du caractère lacunaire et fragmen-


taire des cinq manuscrits en question, le débat ne puisse pas être tranché de
manière définitive27. Le mérite de ce genre de discussion est toutefois de nous
rappeler que jusqu’à la fin du Ier siècle de notre ère au moins, le texte biblique
n’était pas fixé, apparemment sans que cela ait été perçu comme un problème,
plusieurs éditions d’un même livre biblique circulant dans un même milieu et
étant utilisées conjointement. L’autorité d’un texte n’était pas liée à l’exactitude
avec laquelle il était copié ou cité, cette notion même d’exactitude, qui
présuppose un texte de référence, étant largement anachronique dans un
contexte de pluralité textuelle28. Pour expliciter le sens d’un passage, il était
possible d’y ajouter quelque chose ou d’en modifier la formulation, sans
attenter à l’intégrité de l’œuvre29. Cela explique en outre la vogue des réécri-
tures, plus ou moins proches de leur modèle, que l’on observe à cette époque,
et le fait que certaines pouvaient jouir d’une très grande autorité30. À l’inverse,
à partir du IIe siècle, le texte massorétique (ou protomassorétique) s’impose
dans le monde juif et va petit à petit atteindre un niveau de fixation sans
précédent ; le corollaire en est la disparition des réécritures au profit de
commentaires en bonne et due forme, avec citation du lemme suivie du
commentaire, un genre demeuré marginal à l’époque du second Temple31.
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


II. AUTORITÉ ET CANONICITÉ

Dans les débats sur la littérature juive du second Temple, les termes mêmes
de « réécritures bibliques » ou de « littérature parabiblique » sont critiqués
aujourd’hui car ils présupposent l’existence de la Bible, c’est-à-dire d’un
corpus de livres bien défini et clos ou encore d’un canon, ce qui constitue un

27
C’était d’ailleurs déjà la conclusion de F. GARCÍA MARTÍNEZ dans « Biblical Borderlines »,
op. cit., p. 130.
28
En fait, parler d’exactitude implique qu’il existe un modèle, un Ur-Text, par rapport auquel
on dévie. Mais, en réalité, le texte de référence (comme le texte massorétique) est en aval de la
bibliothèque de Qumrân, et non en amont ! En poussant le raisonnement à l’extrême, on pourrait
affirmer que l’évolution historique va, dans le cas de la Bible, d’une pluralité originelle à une
unicité eschatologique (la situation actuelle étant celle d’une unicité relative au sein de chaque
communauté, d’une pluralité qui va en diminuant, avec, entre autres, l’adoption du texte massorétique
comme base de la traduction de la plupart des Bibles chrétiennes en usage en Occident). Il semble que
dans l’Antiquité il n’y ait jamais eu d’Ur-Text, mais des textes toujours en évolution.
29
M. SEGAL écrit ainsi dans « Between Bible and Rewritten Bible », op. cit., p. 16 : « The text
was of secondary importance to the composition itself, and thus scribes allowed themselves the
freedom to “improve” these works. »
30
Comme dans le cas des Jubilés, dont 15 ou 16 copies ont été retrouvées à Qumrân, et qui
est peut-être cité dans 4Q228 1 i 9 (voir J. C. VANDERKAM, « Authoritative Literature », op. cit.,
p. 392).
31
Les principaux exemples sont les pesharim de Qumrân (y compris, sans doute, 4Q252 (4QCom-
mentary on Genesis A) ; voir M. BERNSTEIN, « 4Q252: From Rewritten Bible to Bible Commentary »,
JJS 45/1, 1994, p. 1-27) et les Quaestiones de Philon, ainsi que son commentaire allégorique.

229
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 230

KATELL BERTHELOT ETR

anachronisme. Au sens strict, on ne devrait parler que des livres qui par la suite
deviendront les livres contenus dans tel ou tel canon (en gardant à l’esprit qu’il
existe jusqu’à nos jours plusieurs canons). Mais la périphrase est lourde, et
l’habitude persiste donc de parler de livres bibliques, de citations bibliques, etc.
Pour éviter l’anachronisme, on a aussi proposé de parler de littérature
faisant autorité, ou d’Écritures32 dans un sens vague, susceptible d’inclure des
livres comme 1 Hénoch, Jubilés ou le Rouleau du Temple, dont on estime qu’ils
étaient considérés comme inspirés et comme jouissant d’une grande autorité, y
compris en matière de halakha, dans les milieux liés à Qumrân. Mais quels
sont les critères qui permettent de déterminer le degré d’autorité d’un texte ?
Il faut rappeler tout d’abord que la question de l’autorité ne saurait être
dissociée de la question des communautés qui ont produit, copié et utilisé les
textes. Un livre n’a d’autorité que par rapport à une communauté donnée. C’est
pourquoi lorsque Emmanuel Tov rapproche 4QPentateuque retravaillé de 3
Règnes et conclut que, sur un plan formel, les modifications par rapport au
texte massorétique sont comparables dans les deux cas, puis en déduit que
4QRP a dû jouir du même degré d’autorité que les textes de la LXX, il va à mon
avis un peu vite en besogne. Il note d’ailleurs lui-même que si le texte masso-
rétique, la LXX et le Pentateuque samaritain ont tous été adoptés comme texte
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


de référence par au moins une communauté religieuse identifiable (juive,
chrétienne ou samaritaine), rien ne nous permet d’affirmer que 4QRP ait
bénéficié d’une telle place dans un courant quelconque du judaïsme. Sa
présence dans la bibliothèque de Qumrân ne permet pas, en elle-même, de
parvenir à une telle conclusion33.
Un autre critère parfois mis en avant réside dans la façon dont certaines
compositions se présentent elles-mêmes comme des livres révélés. Ainsi le livre
des Jubilés est censé être la révélation d’un ange à Moïse sur le mont Sinaï.
Mais si nous n’en avions pas 15 ou 16 manuscrits à Qumrân, peut-être ne
serait-il considéré que comme une œuvre mineure, en dépit de sa présence dans
le canon de l’Église éthiopienne. En définitive, au sein du corpus qumrânien,
les critères avancés pour mesurer le degré d’autorité dont jouissait un livre sont
généralement le nombre de copies, le nombre de références ou de citations dans

32
« Scripture », ou encore, pour être plus précis, « Authoritative Scripture ».
33
Les remarques formulées par S. WHITE CRAWFORD dans « The Fluid Bible. The Blurry Line
Between Biblical and Nonbiblical Texts », Bible Review 15/3, 1999, p. 34-39, 50-51, me semblent
à cet égard très pertinentes. À propos du cantique de Myriam dans 4Q365, elle écrit notamment :
« First, this addition to Miriam’s song did not continue to be copied in the late Second Temple pe-
riod. […] Second, the unique passages in 4Q365 are not quoted elsewhere in Second Temple li-
terature, with one exception. Further, the vast body of rabbinic literature, for example, knows
nothing of it. Clearly, 4Q365 was not widely known, certainly not beyond its own life as a ma-
nuscript. For that reason, I am inclined to think that while 4Q365 may have had authority for a li-
mited audience around the time of its production, it was never generally accepted as authoritative »
(p. 51).

230
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 231

2010/2 LA BIBLIOTHÈQUE DE QUMRÂM

d’autres textes (y compris, le cas échéant, en dehors de Qumrân)34, et


l’ampleur des reprises sous forme de réécritures ou de compositions nouvelles
prenant comme point de départ un ou plusieurs motifs du texte-source. George
Brooke, en particulier, a souligné l’importance de ce dernier critère dans l’ana-
lyse des processus qui conduisirent à une époque plus tardive à la canonisation des
livres que nous appelons la Bible35. En effet, la multiplication des réécritures
autour d’un livre donné contribue aussi à renforcer sa popularité ou son autorité.
En classant les textes de Qumrân en fonction de leur rapport avec tel ou tel
livre biblique, en allant si possible des réécritures les plus proches du texte
jusqu’aux œuvres les plus éloignées, qui se contentent de citer ponctuellement
le texte ou élaborent un livre entier à partir de quelques versets seulement (comme,
d’une certaine manière, le font 1 Hénoch et le Livre des Géants), le chantier

34
Le phénomène des citations dans les textes de Qumrân a été analysé entre autres dans les
publications suivantes (outre l’article de J. C. VANDERKAM, « Authoritative Literature », cité n. 8 :
J. FITZMEYER, « The Use of Explicit Old Testament Quotations in Qumran Literature and the New
Testament », NTS 7, 1960-61, p. 297-333 ; G. VERMES, « Biblical Proof-Texts in Qumran Litera-
ture », JJS 34, 1989, p. 493-508 ; M. J. BERNSTEIN, « Introductory Formulas for Citation and Re-
Citation of Biblical Verses in the Qumran Pesharim: Observations on a Pesher Technique », DSD
1/1, 1994, p. 30-70 ; T. H. LIM, « Biblical Quotations in the Pesharim and the Text of the Bible.
Methodological Considerations », in E. D. HERBERT, E. TOV, éd., The Bible as Book. The Hebrew
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


Bible and the Judaean Desert Discoveries, Londres, The British Library, 2002, p. 71-79 (et, dans
le même livre, les contributions de S. METSO, E. TIGCHELAAR et J. HØGENHAVEN).
35
Voir G. BROOKE, cité supra, n. 8 : « Between Authority and Canon », op. cit. Sur l’apport de la
bibliothèque de Qumrân à l’étude du processus de canonisation, la littérature est très abondante. Voir,
entre autres, E. ULRICH, The Dead Sea Scrolls and the Origins of the Bible, Grand Rapids/Leiden,
Eerdmans/Brill, 1999 ; « Canon », in L. H. SCHIFFMAN, J. C. VANDERKAM, éd., The Encyclopedia of
the Dead Sea Scrolls, New York, Oxford University Press, 2000, vol.1, p. 117-120 ; « Qumran and the
Canon of the Old Testament », in J.-M. AUWERS, H. J. DE JONGE, éd., The Biblical Canons, Louvain,
Leuven University Press, 2003, p. 57-80 ; E. ULRICH « The Non-Attestation of a Tripartite Canon in
4QMMT », cité supra, n. 5. Voir également F. M. CROSS, From Epic to Canon: History and Literature
in Ancient Israel, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998, p. 203-229 ; A. VAN DER KOOIJ,
« The Canonization of Ancient Books Kept in the Temple of Jerusalem », in A. VAN DER KOOIJ, K. VAN
DER TOORN, éd., Canonization and Decanonization, Leiden, Brill, 1998, p. 17-40 ; J. LUST, « Quota-
tion Formulae and Canon in Qumran », ibid., p. 67-77 ; J. SANDERS, « The Scrolls and the Canonical
Process », in P. W. FLINT, J. C. VANDERKAM, éd., The Dead Sea Scrolls after Fifty Years. A Compre-
hensive Assessment, Leiden, Brill, 1999, p. 1-23 ; J. G. CAMPBELL, « 4QMMTd and the Tripartite
Canon », JJS 51/2, 2000, p. 181-190 ; G. XERAVITS, « Considerations on Canon and the Dead Sea
Scrolls », The Qumran Chronicle 9/2, 2000, p. 165-178 ; C. A. EVANS, « The Dead Sea Scrolls and the
Canon of Scripture in the Time of Jesus », in P. W. FLINT, éd., The Bible at Qumran. Text, Shape and
Interpretation, Grand Rapids, Eerdmans, 2001, p. 67-79 ; J. C. VANDERKAM, « Questions of Canon Vie-
wed Through the Dead Sea Scrolls », in L. M. MCDONALD, J. A. SANDERS, éd., The Canon
Debate, Peabody, Hendrickson, 2002, p. 91-109 ; S. TALMON, « The Crystallization of the “Canon of
Hebrew Scriptures” in Light of Biblical Scrolls from Qumran », in E. D. HERBERT, E. TOV, éd., The
Bible as Book. The Hebrew Bible and the Judaean Desert Discoveries, Londres, The British Library,
2002, p. 5-20. Voir encore A. LANGE, « The Status of the Biblical Texts in the Qumran Corpus and the
Canonical Process », ibid., p. 21-30 ; « The Parabiblical Literature of the Qumran Library and the
Canonical History of the Hebrew Bible », in S. M. PAUL et al., éd., Emanuel, Leiden, Brill, 2003,
p. 305-321 ; « From Literature to Scripture. The Unity and Plurality of the Hebrew Scriptures in Light
of the Qumran Library », in C. HELMER, C. LANDMESSER, éd., One Scripture or Many? Canon from
Biblical, Theological and Philosophical Perspectives, Oxford, Oxford University Press, 2004,
p. 51-107.

231
221-232-berthelot:Mise en page 1 9/06/10 9:07 Page 232

KATELL BERTHELOT ETR

éditorial du Cerf vise à rendre immédiatement perceptible aux lecteurs ces


phénomènes de reprise et d’amplification des textes bibliques. Le volume 1
regroupe ainsi tous les textes qui prennent pour point de départ la Genèse ou l’un
de ses motifs, personnages ou épisodes (en suivant, en l’occurrence, l’ordre
narratif de la Genèse elle-même : création, déluge, Noé, Abraham, etc.). Le cas du
livre de la Genèse diffère à plusieurs égards de celui des autres livres du Penta-
teuque. D’une part, on recense 19 manuscrits de la Genèse à Qumrân (plus un à
Massada), mais ils ne diffèrent que de manière minime du texte massorétique ; il
semble que le texte de ce livre ait été fixé plus rapidement que celui des autres
parties du Pentateuque. D’autre part, d’après le relevé effectué par James Vander-
Kam36, on ne rencontre aucune citation de la Genèse dans les textes communau-
taires de Qumrân, alors que les citations d’Exode, Lévitique, Nombres et
Deutéronome y sont nombreuses. À l’inverse, aucun livre ne semble avoir fait
l’objet d’autant de réécritures ou inspiré autant de compositions nouvelles, à
l’exception peut-être des quatre autres livres du Pentateuque pris ensemble. Ces don-
nées appellent encore des compléments d’analyse et des tentatives d’explication.

CONCLUSION
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)

© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 22/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 154.72.162.226)


En conclusion de cette brève présentation, j’aimerais tout simplement souligner
à nouveau que les manuscrits de Qumrân ont fait faire des avancées extraordi-
naires à la recherche dans le domaine de l’histoire des textes bibliques et du
processus de canonisation, c’est-à-dire de formation des corpus que nous connais-
sons sous les noms de Bible hébraïque (TM), de LXX, etc. Ils nous ont aidé à
appréhender la fluidité des textes bibliques à l’époque du second Temple avec une
clarté que ni la connaissance de la LXX, ni celle du Pentateuque samaritain n’avait
jusque-là produite. Que des manuscrits bibliques si divers aient été retrouvés dans
une collection liée à une communauté juive caractérisée par une grande piété, une
interprétation très stricte des commandements divins et un souci marqué de fidé-
lité à la révélation du Sinaï, nous montre combien le rapport aux textes sacrés de
l’homme moderne diffère de celui des Juifs de l’époque du second Temple, pour
qui la sacralité d’un texte n’impliquait pas la fixation de sa lettre. Il est possible
qu’il faille expliquer ce phénomène en partie par la place respective des textes et
du Temple et le rôle central de ce dernier dans le judaïsme jusqu’en 70, mais ce
serait le sujet d’une autre communication37.
Katell BERTHELOT

36
« Authoritative Literature », op. cit., p. 391-395.
37
Il faudrait en outre prendre en compte de possibles différences d’attitude entre la Judée et
la diaspora où, à l’époque hellénistique et au début de l’époque romaine, l’influence de l’approche
critique du texte d’Homère a pu influencer le rapport au texte biblique dans certains milieux let-
trés juifs ; on pense ainsi au témoignage de la Lettre d’Aristée.

232

Vous aimerez peut-être aussi