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« LE DERNIER ENNEMI QUI SERA DÉTRUIT, C’EST LA MORT ».

LE
CHRISTIANISME EST-IL UN TRANSHUMANISME ?

Guilhen Antier

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2016/1 Tome 91 | pages 111 à 127


ISSN 0014-2239
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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


91e année – 2016/1 – P. 111 à 127

« Le dernier ennemi qui sera détruit,


c’est la mort »
Le christianisme est-il un transhumanisme ?

En guise de contribution à ce dossier sur Jn 11, Guilhen AnTiEr* propose un


éclairage latéral sur la problématique de la résurrection à partir d’un décryp-
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tage de la notion d’immortalité dans le discours de la foi chrétienne. Dans une
démarche interdisciplinaire menée à la croisée de la psychanalyse lacanienne
et des théologies irénienne et luthérienne, il tente de redéfinir les notions de
mort et de vie mobilisées par la pensée paulinienne (1 Co 15 ; rm 7) dans le
cadre d’une ontologie relationnelle qui marque une rupture avec l’ontologie
substantialiste. Par là, il évalue en quoi et comment l’affirmation néotesta-
mentaire d’une résurrection des morts se distingue radicalement du projet
transhumaniste d’en finir avec la mort. Au cœur de la réflexion, c’est la
question même de ce qui fait l’humain qui est posée.

en mars 2015 paraissait un film d’horreur et de science-fiction américain au titre


évocateur : The Lazarus Effect1. le synopsis en est le suivant : une scientifique qui
mène des recherches en vue de ramener des cadavres à la vie meurt au cours d’un
accident de laboratoire. Son équipe utilise alors les résultats de ses expériences pour
la ressusciter (j’utilise volontairement le terme dans son acception non théologique).
revenue à la vie, la jeune femme se transforme en monstre sanguinaire, preuve qu’il
aurait mieux valu pour tout le monde la laisser reposer en paix ! le film, qui ne brille
ni par son originalité ni par sa subtilité, rejoint une ancienne tradition littéraire que
l’on peut faire remonter au Frankenstein de Mary Shelley2. D’une manière ou

*
Guilhen Antier est maître de conférences en théologie systématique à l’institut protestant de
théologie, Faculté de Montpellier, membre du Centre de recherches interdisciplinaires en sciences
humaines et sociales (CriSeS – eA 4424).
1
David Gelb, The Lazarus Effect, 2015.
2
Mary Shelley, Frankenstein ou Le Prométhée moderne, trad. de l’anglais par Alain Morvan,
Paris, Gallimard, coll. « Folio SF », 2015 (1818).

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d’une autre, l’axiome qui traverse ce courant artistique est qu’il vaut mieux ne
pas jouer à Dieu en cherchant à dépasser les lois de la nature. la morale est
donc sauve. On reconnaîtra toutefois qu’en leur qualité même de fictions, ces
œuvres ont le mérite d’ouvrir un espace de réflexion, comme le relève Cody
Zwieg, producteur du film :

les plus grands films d’horreur ne se contentent pas de chercher à susciter


le frisson et à faire couler l’hémoglobine. ils abordent aussi des questions plus
fondamentales, et primaires, sur les racines des peurs humaines. tout le monde
a connu un deuil, ou est obsédé par des événements du passé, et je crois que
nous sommes tous fascinés par la question suivante : « Si l’on pouvait ramener
quelqu’un à la vie, est-ce qu’on le ferait vraiment3 ? »

On comprendra donc que ce film n’a aucun intérêt en lui-même, mais seule-
ment au titre d’illustration de ce que la culture populaire a retenu de l’idée
chrétienne d’une résurrection de morts : la résurrection conçue comme la réani-
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mation d’un cadavre constitue en quelque sorte la précompréhension la plus
largement répandue de la notion centrale de la foi pascale. Par ailleurs, il se
trouve que ce film, parmi bien d’autres, fait jouer la représentation d’une
science miraculeusement capable de modifier l’ordre naturel, en l’occurrence
l’organisme biologique humain. le film vaut alors en tant qu’exemple-type de
l’histoire de la réception de l’épisode de la résurrection de lazare en dehors du
cercle, fort restreint il faut bien l’avouer, de la théologie universitaire formée
aux disciplines critiques (la culture populaire et la culture d’Église ne sont en
effet jamais très éloignées l’une de l’autre). Mais il se présente également
comme le symptôme d’une mentalité contemporaine de plus en plus marquée
par le phénomène transhumaniste, à savoir la croyance que l’humain techno-
scientifiquement manipulé pourrait outrepasser sa finitude. le mortel devien-
drait, par la grâce de quelques laboratoires à la pointe du progrès financés par
des multinationales, capable d’immortalité. en somme, lazare sortant de son
tombeau ne serait plus seulement le personnage d’une fiction théologique
bimillénaire : il serait le visage de l’homme de demain ou au plus tard d’après-
demain, cet « homme augmenté4 » dont parle Jean-Michel besnier dans ses
travaux consacrés au sujet.

3
Consulté le 19/11/2015 sur http://www.allocine.fr/film/fichefilm-206788/secrets-tournage/
4
Jean-Michel beSnier, Demain les post-humains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris,
Fayard, coll. « Pluriel », 20102 (2009) ; iD., L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Paris,
Fayard, coll. « essais », 2012. Mes observations au sujet du transhumanisme sont entièrement tributaires
des travaux de cet auteur. le lecteur gagnera à les consulter pour se faire une idée davantage précise de
la question. Je lui adresse ici toute ma gratitude pour m’avoir initié à cette problématique lors de la
session intersemestrielle co-organisée par mon collègue Olivier Abel et moi-même les 15 et 16 janvier
2015 à la Faculté de théologie de Montpellier. Cet article est en partie issu d’une communication donnée
à cette occasion.

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Ma contribution à ce dossier sur Jn 11 vise à proposer un éclairage latéral


aux questions soulevées par Élian Cuvillier dans son texte, notamment autour
de la figure de l’humain comme « cadavre en puissance » et pourtant promis à
« vivre d’une vie qui ne meurt jamais »5. Éclairage latéral, car je ne commen-
terai ni le récit de Jn 11 ni la lecture – par ailleurs tout à fait stimulante – qu’en
propose mon collègue. l’option ici retenue est la suivante : décrypter certains
ressorts de la notion d’immortalité déployée dans le christianisme, en lien avec
la problématique contemporaine du transhumanisme. la réflexion puisera
essentiellement à la pensée paulinienne, en écho différencié à la théologie
johannique travaillée dans les autres contributions.
l’Évangile est-il un manifeste transhumaniste avant l’heure ? Formulée en
ces termes, la question constitue évidemment un anachronisme ! toutefois, on
peut légitimement se demander si la foi chrétienne en une résurrection des
morts ne coïncide pas trait pour trait avec le « désir mortifère d’immortalité6 »
qui se trouve au principe du transhumanisme. Affirmer, selon le verset retenu
pour titre de cette contribution, que « le dernier ennemi qui sera détruit, c’est
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la mort » (1 Co 15,26), n’est-il pas nier la condition de finitude propre à l’huma-
nité ? n’est-ce pas faire miroiter la possibilité, plus ou moins captieuse, d’un
dépassement de l’humain dans un posthumain et, partant, en appeler à rien
moins que la mort de l’homme ? On notera d’ores et déjà le paradoxe apparent
qui ferait de la disparition de la mort, la disparition de l’humain lui-même : la
fin de la mort signerait la mort de l’homme – du moins de l’homme tel que
nous le connaissions jusqu’à présent7. le christianisme serait-il porté par
l’espoir d’en finir avec l’humanité par incapacité d’assumer en particulier le
poids de la chair ? ne serait-il pas juste alors d’affirmer que ce composé de
technologie et de métaphysique qu’est le transhumanisme s’offre aujourd’hui
comme la chance de réaliser le programme, demeuré jusque-là inabouti, de la
plus inhumaine des religions ? Je laisse ces questions en suspens pour propo-
ser quelques analyses d’après le chapitre 15 de la Première épître aux
Corinthiens et d’après certaines sections du chapitre 7 de l’Épître aux romains,
dans lequel Paul réécrit à sa façon le mythe de la création et de la chute en
Genèse 2-3. Je tâcherai de mettre en exergue certaines articulations du texte
biblique, tout en effectuant une relecture de quelques motifs anthropologiques
et théologiques en compagnie principalement de Denis vasse, irénée de lyon,
eberhard Jüngel et Gerhard ebeling.

5
Élian Cuvillier, « tombe, excellent état, vue vie imprenable. une lecture de Jn 11 », voir supra,
p. 81.
6
Jean-Michel beSnier, « D’un désir mortifère d’immortalité. À propos du transhumanisme », Cités
55 (2013), p. 13-23.
7
voir sur ce point les réflexions de bertrand verGely, La tentation de l’homme-Dieu, Paris, le
Passeur, coll. « le Passeur intempestif », 2015.

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Loi, péché et mort

« le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort », écrit donc l’apôtre8. un
peu plus loin, dans une de ces formules ramassées dont il a le secret, Paul
s’exclame en citant librement És 25,8 et Os 13,14 : « Mort, où est ta victoire ?
Mort, où est ton aiguillon ? » (1 Co 15,55). et il ajoute aussitôt, de son propre
chef : « l’aiguillon de la mort, c’est le péché, et la puissance du péché, c’est la
loi. » (1 Co 15,56). essayons dans un premier temps de saisir ce qui est en jeu
dans ces affirmations. Je me contenterai de rappeler ici quelques éléments struc-
turants de la pensée paulinienne à propos de la loi, du péché et de la mort.
D’emblée, il faut préciser que la mort sous la plume de Paul n’est justement
pas la finitude au sens habituel du terme, c’est-à-dire le trépas physique ou, si
l’on veut, l’arrêt des fonctions biologiques de l’organisme. Ce qui permet de
comprendre cela, c’est en réalité la signification du mot vie que Paul oppose à
la mort. Comme l’on sait, le grec connaît deux termes différents pour désigner
la vie, selon deux ordres à distinguer – distinguer ne voulant d’ailleurs pas dire
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séparer : bios et zoè. Or, tant dans 1 Co 15 que dans rm 7, Paul n’utilise jamais
le substantif bios ni aucun de ses dérivés lorsqu’il évoque la vie découlant de la
résurrection9. Cela signifie que la mort au sens où il en parle ne s’oppose pas au
bios mais seulement à la zoè. Cette zoè est, si l’on peut dire, la vie dans la vie,
la vie qui fait d’une vie une vie vivante, ou encore une vie en vérité, tant il est
vrai que l’on peut être biologiquement fonctionnel et en parfaite santé, et
néanmoins intérieurement non-vivant. Mort et vie sont donc à entendre ici
comme des positions subjectives. Ce sont des manières d’habiter le bios qui est
notre condition animale ordinaire, en tant que subjectivement mort ou vivant.
en ce qui concerne la mort dans sa déclinaison paulinienne, il convient alors
de repérer qu’elle désigne la position subjective de l’humain sous la loi10. Or,
l’humain sous la loi est par excellence celui qui vit comme mort – qui est mort
tout en croyant qu’il vit11. en d’autres termes, vivre sous la loi c’est être mort
sans le savoir, et même être mort tout en étant absolument et sincèrement
persuadé d’avoir réussi sa vie. et peut-être en effet la pire des malédictions que

8
les citations bibliques sont extraites de la TOB (édition de 2010). en ce qui concerne l’exégèse
de 1 Co 15, voir Christophe SenFt, La première Épître de saint Paul aux Corinthiens, Genève, labor
et Fides, coll. « Commentaire du nouveau testament », 19902  (1979) ; André GOunelle, François
vOuGA, Après la mort, qu’y a-t-il ? Les discours chrétiens sur l’au-delà, Paris, Cerf, coll. « théologies »,
1990, p. 137-146.
9
voir 1 Co 15,19.22.36.45 ; rm 7,1.2.3.9.10.
10
Comme Paul le développe lui-même en rm 2,14 sq., la notion de loi n’est pas réductible à la loi
mosaïque. il s’agit, pour le dire de manière laconique, de la logique universelle selon laquelle le faire
conditionne l’être, que l’on peut résumer ainsi : je suis ce que je fais.
11
voir ici Jean-Daniel CAuSSe, « le renversement diabolique du symbolique. réflexions à partir
de romains 7 », Études théologiques et religieuses 75 (2000), p. 365.

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l’on puisse prononcer contre quelqu’un est-elle de lui souhaiter de réussir sa


vie… l’expression réussir sa vie est d’ailleurs particulièrement instructive.
elle implique trois choses : premièrement, une image idéale de la vie, une repré-
sentation supposée adéquate de ce qu’est la vie et particulièrement la vie bonne,
la vie réussie ; deuxièmement, une vie considérée comme une propriété, un
objet de possession – réussir sa vie ; troisièmement, la croyance que c’est par
soi-même que l’on vit, par ses propres forces et par ses performances qui
permettent de se réaliser (comme on dit). Cette logique nous est familière :
c’est exactement celle de la justification par les œuvres dont, à la suite de Paul,
luther reste celui qui en a le mieux décrypté le fonctionnement et dénoncé
l’impasse, c’est-à-dire précisément le caractère mortifère. les affres de luther
au couvent reflètent en effet le désespoir dans lequel on peut être plongé lorsque
l’on est captif d’un imaginaire de la sainteté qui enchaîne à la recherche d’une
perfection inatteignable12.
Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que ce désespoir n’est que l’envers
d’un orgueil démesuré – orgueil n’ayant pas ici de connotation moralisante
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mais désignant plutôt la dimension structurelle de la spécularité. Denis vasse
parle à ce propos d’un « orgueil inconscient13 » qui est refus originaire de
s’exposer à l’altérité de la parole. Ce refus se traduit par l’enfermement dans
une image de soi-même que l’on confond avec la vérité du sujet que l’on est (ou
que l’on est promis à devenir). Dans l’expérience personnelle de Paul, cette
confusion du sujet avec sa propre image se repère dans une idolâtrie de la loi
mise au service de la construction d’un narcissisme sans faille. On trouve cela
exprimé avec force en Ph 3,6 lorsque Paul revient sur son passé pharisien.
Énumérant ses qualités comme autant de couches empilées les unes sur les
autres pour assurer son identité, il conclut : « Pour la justice qu’on trouve dans
la loi, devenu irréprochable.  » Or, il faut bien repérer que le Paul devenu
irréprochable par la perfection de sa justice propre en Ph 3 est le même que le
Paul qui se déclare mort sous la loi en rm 7. il y a ainsi quelque chose de
profondément mortifère à croire que l’on peut vivre par soi-même, et à vouloir
vivre en se conformant à une représentation fallacieuse de soi-même comme
humain accompli, achevé. Ainsi, si « l’aiguillon de la mort, c’est le péché » et
si « la puissance du péché, c’est la loi », c’est dans la mesure où péché et loi
forment un système clos, un cercle vicieux, dont il est impossible de sortir parce
que, d’une part, on peut ne pas avoir conscience d’y être enfermé et, d’autre
part, quand bien même l’on voudrait en sortir, la volonté se révèle impuissante
en la matière. Plus la volonté veut, moins elle peut.

12
Je me permets sur ce point de renvoyer à mon article « luther par luther. Du péché à la justice,
l’expérience de la foi », Études théologiques et religieuses 90 (2015), p. 181-201.
13
voir les développements de Denis vASSe, L’Autre du désir et le Dieu de la foi. Lire aujourd’hui
Thérèse d’Avila, Paris, Seuil, coll. « religion », 1991, p. 31-38.

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S’il est vrai que pour Paul la puissance du péché c’est la loi, il est également
vrai que la puissance de la loi c’est le péché, et cette correspondance s’éclaire
de deux manières. en premier lieu, il faut prendre distance avec une définition
superficielle du péché. théologiquement, le péché n’est pas une faute éthique
mais une puissance d’asservissement qui tient le désir humain sous sa coupe.
Dans sa compréhension paulinienne, le péché est plus précisément la puissance
qui pousse l’être humain à instrumentaliser ses réussites dans un détournement
légaliste et méritoire de la loi : « Ainsi donc, la loi est sainte et le commande-
ment, saint, juste et bon […]. Mais […] le péché […] en se servant de ce qui
est bon, […] m’a donné la mort » (rm 7,12 sq.). Autrement dit, le péché comme
puissance pousse – tel l’aiguillon – le sujet à renverser la finalité de la loi, de
telle sorte que la loi qui en principe inscrit la vie dans l’ordre de la relation (à
Dieu, au prochain) devient, par un mouvement de torsade, le moyen pour le
sujet de s’autocréer en se faisant cause de lui-même et, par conséquent, en se
fermant à toute relation. Or, se fermer à toute relation est probablement la
quintessence de la compréhension biblique de la mort. S’isoler souverainement
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en se posant – imaginairement – comme maître de l’Origine et de la Fin, c’est
cela être mort.
tel est le fond de la logique paulinienne : la loi, qui était censée garantir
l’ouverture du désir humain à l’altérité de Dieu, ne fait plus que servir le désir
humain de se faire dieu soi-même en se rendant étanche, hermétique à tout ce
qui n’est pas soi, ne vient pas de soi et ne conduit pas à soi. De la sorte, le péché
comme aiguillon de la mort vient se substituer au sujet, prendre sa place, ce qui
conduit le sujet à occuper littéralement la place de la mort – la place du mort.
et c’est la deuxième manière dont péché et loi s’activent et s’entretiennent l’un
l’autre selon Paul  : «  Sans la loi, le péché est chose morte  […]. Mais  le
commandement est venu, le péché a pris vie et moi je suis mort » (rm 7,8 sq.).
la loi est le carburant qui alimente la frénésie de l’être humain à s’autojusti-
fier, à se rendre maître de sa propre identité en s’identifiant à ses œuvres. Pour
le dire ainsi : le péché possède l’homme en l’incitant en permanence et par tous
les moyens – et d’abord par le moyen du bien qu’il fait – à se posséder lui-
même14. Se posséder soi-même par ce que l’on fait, être la somme de ses actes,
utiliser la loi de l’Autre pour devenir à soi-même sa propre loi selon une logique
de réduction de la subjectivité à la surface lisse d’un miroir – telle est, en
quelques mots, la manière dont le péché utilise la parole de Dieu pour mettre
Dieu hors-je, c’est-à-dire pour condamner l’humain à une éternité de solitude,
une ère glaciaire de la vie du désir dont mort est un des noms possibles.

14
Je m’inspire ici du texte remarquable d’eberhard JünGel, « homo humanus », revue de théolo-
gie et de philosophie 119 (1987), p. 33-50, ici surtout p. 46 sq.

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Gnose, transhumanisme et jaLousie

remarquons alors que cette articulation entre mort, péché et loi se cristal-
lise d’une manière tout à fait précise autour de la question du savoir. Je relève
que Jean-Michel besnier parle du transhumanisme comme d’une forme de
gnose postmoderne, c’est-à-dire une forme de salut par la connaissance ayant
d’ailleurs bien des points en commun avec la doctrine des milieux gnostiques
chrétiens de l’Antiquité15. il y a en somme une véritable prédication sotériolo-
gique dans le transhumanisme, qui donne matière à réflexion. nourris de notre
parcours paulinien, c’est à présent vers le récit de Gn 2-3 que nous nous
tournons. Commençons par lever un éventuel malentendu : le récit biblique ne
présente pas le savoir comme un fruit défendu. l’objet sur lequel porte l’inter-
dit édicté par le Créateur en Gn 2,17 n’est pas la connaissance en tant que telle
mais « la connaissance de ce qui est bon ou mauvais », que l’on peut interpré-
ter comme la prétention à totaliser le savoir et, par là, à se totaliser soi-même
comme sujet connaissant. le malheur n’est donc pas le savoir, ni même la
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volonté de savoir, mais l’instrumentalisation du savoir en vue de se diviniser
soi-même. Plusieurs éléments sont à relever ici.
Commençons par une association d’idées – ou plus précisément de signi-
fiants – à la lecture d’une phrase du Manifeste des principes extropiens : « nous
défions les limitations naturelles traditionnelles imposées à nos possibilités16. »
les progrès apparemment illimités des technosciences donnent au transhuma-
nisme une coloration prométhéenne évidente, avec ce que cela comporte
d’hubris, de démesure. Pourtant, plus que sur l’hubris, mon attention se porte
ici sur le terme « défi17 » : « nous défions les limitations […] imposées à nos
possibilités18. » rappelons que, étymologiquement, le défi renvoie à la défiance
(diffidere : ne pas se fier à). Ainsi, le défi n’est pas tant la démesure que la
dissolution du lien de la confiance, l’impossibilité d’être lié à l’Autre par du

15
voir Jean-Michel beSnier, « l’humanité : une expérience ratée ? versions du transhumanisme »,
Futuribles 397 (novembre-décembre 2013), p. 8. la question de la gnose (de sa genèse, de ses formes
et de la manière dont elle a directement ou indirectement influencé le christianisme antique) est évidem-
ment fort complexe et demanderait de nombreux éclaircissements historiques qui dépassent de loin mon
champ de compétences et le cadre de cet article. On pourra consulter, pour se faire une idée, roland
hureAux, Gnose et gnostiques des origines à nos jours, Paris, Desclée de brouwer, coll. « histoire »,
2015.
16
Cité par J.-M. beSnier, « D’un désir mortifère d’immortalité », art. cit., p. 15. le mouvement
extropien entend lutter contre le phénomène d’entropie, cette loi physique selon laquelle la dépense
d’énergie au sein de l’univers lui fait subir des transformations et le fait évoluer inéluctablement vers
son épuisement, donc sa fin.
17
le terme (et ses dérivés) apparaît pas moins de neuf fois dans la version française accessible sur
le site http://www.angelfire.com/biz/martram/extropien_ca_tc.pdf. Consulté le 05/01/2015.
18
J.-M. beSnier, « D’un désir mortifère d’immortalité », art. cit. (je souligne).

117
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croire. Sur ce point précis, le désir de s’immortaliser par le savoir est mortifère
en ce sens qu’il est le symptôme d’un refus ou d’une impossibilité de croire –
non au sens d’adhérer à un système de vérités religieuses, donc, mais au sens
d’entrer dans un monde de la relation où il est possible de faire reposer le
fondement de son existence sur la parole d’un Autre. vivre sous le mode du défi
revient à arracher la vie à la force du poignet, dans un geste d’autoaffirmation
qui consiste à se poser par soi-même, à s’instituer soi-même contre l’Autre, en
cherchant à priver l’Autre d’un bien dont on considère qu’il ne pourrait être
que tout à lui ou que tout à moi. On voit que le défi s’articule à la jalousie, la
clinique de la psychanalyse en offrant de nombreux exemples : très précisé-
ment, le sujet qui existe par défi convoite une plénitude qu’il suppose être
détenue par l’Autre, et qu’il suppose de surcroît lui être défendue par cet Autre
dont la jouissance consisterait à lui interdire l’accès à un bien qu’il se réserve-
rait pour lui seul19. Je précise que jalousie ne désigne pas ici un défaut compor-
temental ni un symptôme parmi d’autres de la structure humaine, mais la
structure humaine en tant que telle. Le jaloux, c’est l’humain – la manière dont
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l’humain accuse réception du fait qu’il y a de l’Autre. Étrangement nous rejoi-
gnons ici, comme par la bande, une des thématiques majeures du récit biblique.
en effet, le rapport dévoyé au savoir que met en scène le texte de la Genèse
de manière très fine, tient à une double confusion : d’une part, une confusion
en soi-même du savoir et de la vie, c’est-à-dire une confusion sur ce que signi-
fie exister en humain et, d’autre part, une confusion portant sur la vision de
Dieu, autrement dit une confusion sur ce que signifie le divin. en d’autres
termes, le rapport dévoyé au savoir qui soumet l’être humain à l’injonction de
devenir « comme des dieux » (Gn 3,5) qui ne meurent pas, se donne à lire
comme le symptôme d’un rapport dévoyé plus fondamental : le rapport à Dieu,
qui n’est autre que le rapport à l’Origine de la vie. rapport à Dieu et rapport à
soi-même n’étant pas séparables, on comprend qu’une relation faussée à Dieu
entraîne nécessairement une relation faussée à soi-même ainsi qu’aux autres.
À partir de là, trois remarques paraissent devoir être formulées.
en premier lieu, on note que l’interdit divin formulé en Gn 2,17 est précédé
d’une parole d’autorisation qui ouvre le champ du possible avant de le limiter.
en effet, le « tu ne mangeras pas » est précédé d’un « tu pourras manger »
(Gn 2,16). Autrement dit, le premier commandement que le Créateur adresse à
l’être humain est un oui qui reconnaît le désir dans sa positivité et qui donne accès
au monde dans sa quasi-totalité – quasi-totalité, et non totalité. Car justement,

19
voir ici Denis vASSe, lise MinGASSOn, « inceste et jalousie, entretien avec Denis vasse », Esprit
(mai 1995), p. 189-194, consulté le 06/01/2015 sur http://af.bibliotherapie.free.fr/Article%20vasse1.htm ;
voir aussi Denis vASSe, inceste et jalousie, la question de l’homme, Paris, Seuil, coll. « Philosophie
générale », 1995.

118
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le second commandement donné sous la forme d’un non, qui confronte le désir
à une limite, a pour fonction de faire apparaître que vie et totalité s’excluent
mutuellement. vivre, c’est par essence ne pas avoir accès au tout et, par consé-
quent, ne pas être soi-même tout. en d’autres termes, l’interdit divin qui inscrit
la vie dans l’ordre de la limite est l’expression de la condition même de la vie :
il n’y a pas de vie sans Autre. ne pas accéder à la totalité, ne pas se totaliser soi-
même, signifie reconnaître qu’il y a de l’Autre dont je ne peux pas m’emparer,
et ainsi consentir à la vie comme relation à ce qui par définition ne peut être
possédé. C’est la raison pour laquelle la surdité à cette parole entraîne la mort :
manger de « l’arbre de la connaissance de ce qui est bon et mauvais » fait
mourir, non au sens d’un châtiment divin qui sanctionnerait l’hubris humaine,
mais au sens d’une annulation de soi-même comme subjectivité désirante et
parlante. vivre implique, comme l’écrit Marie balmary, le respect d’un « point
d’inconnaissance qui permet à l’autre d’exister autre20 ». la mort est ici le
symptôme d’une indifférenciation de soi et de l’Autre dans le refus du carac-
tère inappropriable de la vie.
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il faut faire un pas de plus. en effet, si la mort se caractérise par la confu-
sion en soi-même du savoir et de la vie, c’est parce que la puissance du péché
– incarnée dans le texte par le personnage du serpent – pousse l’être humain à
prendre la parole divine pour ce qu’elle n’est pas. Autrement dit, si «  le
commandement qui doit mener à la vie s’est trouvé pour moi mener à la mort »
(rm 7,10), c’est dans la mesure où la parole de Dieu subit ce que l’on pourrait
appeler une perversion herméneutique, qui correspond à une manière littérale-
ment tordue d’interpréter21. le dialogue entre la femme et le serpent l’illustre
de manière tout à fait frappante à de multiples niveaux. Je n’en retiens qu’un
ici, à propos de la manière dont le serpent sème le trouble chez son interlocu-
trice en l’amenant à désigner l’objet de l’interdit d’une manière en apparence
fidèle à l’énoncé divin – mais en apparence seulement. en effet, dans sa réponse
à la question initiale du serpent sur la question de savoir si Dieu a interdit aux
humains la consommation de « tout arbre » du jardin (Gn 3,1), la femme répond
en deux temps qui témoignent d’un glissement sémantique subtil mais dont les
effets subjectifs sont immenses. Premier temps : « nous pouvons manger du
fruit des arbres du jardin… » (Gn 3,2), autrement dit la dimension d’autorisa-
tion et d’ouverture au désir du commandement divin est soulignée. Survient
alors le second temps : « …Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin,

20
Marie bAlMAry, Le sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, Grasset & Fasquelle, 1986, p. 303.
21
On peut alors se demander dans quelle mesure le transhumanisme, issu (tout en s’en démarquant)
de la culture chrétienne, ne constituerait pas en tant que tel une perversion herméneutique du christia-
nisme, perversion largement préparée par le christianisme lui-même qui, selon le mot de Jacques lacan,
« a éduqué les hommes à être peu regardants du côté de la jouissance de Dieu » : Jacques lACAn, « Kant
avec Sade » (1962), in iD., Écrits, Paris, Seuil, coll. « le champ freudien », 1966, p. 772.

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Dieu a dit : “vous n’en mangerez pas…” » (Gn 3,3). Or, l’arbre que le comman-
dement a soustrait à la consommation humaine est-il celui qui se trouve « au
milieu » du jardin ? Selon André Wénin, tel n’est pas le cas22. Au milieu du jardin
se trouve, selon la description inaugurale de l’Éden, « l’arbre de la vie » (Gn 2,9),
et non celui de la connaissance du bien et du mal. Autrement dit, la manière dont
la femme se réfère au commandement divin en réponse à la question insidieuse
du serpent montre la confusion qui s’est déjà emparée d’elle : la confusion entre
détenir la totalité et vivre. la conséquence de cette confusion est la suivante : en
venir à imaginer que ce que Dieu interdit aux humains, c’est la vie. et que pour
vivre, il faut donc se totaliser soi-même en totalisant le savoir, s’affirmer soi-
même par défi en dérobant la vie au lieu de la recevoir comme un don.
On peut alors considérer la puissance du péché comme l’effet en soi-même de
la parole de Dieu mal-entendue, distordue par l’imaginaire : prise au piège des
revendications d’autonomie du narcissisme, la parole en vient à dire l’inverse de
ce qu’elle disait au commencement, de telle sorte que le sujet de cette parole –
Dieu – se trouve défiguré sous un masque déformant. Cette déformation de
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l’imago dei dans la spécularité pousse l’humain à vouloir se réaliser à l’image
d’un dieu qui n’est que la projection de son propre fantasme de maîtrise de la vie.
Dit autrement, l’humain s’accomplit à l’image de Dieu tel que le serpent le donne
à voir, ce qui revient à dire qu’il s’accomplit à l’image du serpent lui-même : un
être fondamentalement jaloux. Or qu’est-ce que la jalousie, sinon le refus, comme
l’écrit Denis vasse, que « la vie nous échappe et se donne à notre insu23 » ? que
la vie se donne et nous échappe, se donne en nous échappant, nous échappe en se
donnant, est la marque de son altérité, donc de ce qu’il y a de vivant dans la vie
même. C’est précisément ce que le jaloux – l’humain – ne peut accepter : la jalou-
sie est une position subjective de constitution de soi par destitution de l’altérité,
comme si entre je et l’Autre il fallait nécessairement, fatalement, choisir. Moi-tout-
seul-sans-Autre est le credo du jaloux. Cette voie est la voie de la mort, au sens
où Moi-tout-seul signifie être mort à sa propre humanité, mais aussi au sens où la
vision de Dieu comme Autre-sans-moi, c’est-à-dire comme un être à qui rien ne
manque et supposé détenir la totalité qu’il me refuse, est la vision d’un Dieu mort,
d’un Dieu de la mort. un Dieu mort, un Dieu de la mort serait un Dieu qui confis-
querait jalousement la vie en se refusant à la donner ou en faisant semblant de la
donner d’une main pour mieux la reprendre de l’autre. en somme, le péché
consiste en un refus de croire à la vie comme don, parce que l’on ne saurait croire
en un Dieu qui donne et qui n’est Dieu qu’en tant qu’il donne.

22
voir ici André WÉnin, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain. Lecture de Genèse 1,1-
12,4, Paris, Cerf, coll. « lire la bible », 2007, p. 62-69 et p. 95-102.
23
Denis vASSe, La chair envisagée. La génération symbolique, Paris, Seuil, coll. « Philosophie
générale », 20022 (1998), p. 99.

120
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Don, Désir et finituDe

Ces observations croisent, de manière inattendue peut-être, celles d’un Père


de l’Église du iie siècle : irénée de lyon. On sait que c’est à lui que remonte
l’expression tant galvaudée  : «  Dieu s’est fait homme pour que l’homme
devienne Dieu », reprise ultérieurement (entre autres) par Athanase, Augustin
et thomas. la formulation précise se trouve dans son Contre les hérésies qui
vise justement le gnosticisme. elle est en réalité la suivante : « Car telle est la
raison pour laquelle le verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de
l’homme : c’est pour que l’homme, en se mélangeant au verbe et en recevant
ainsi l’adoption filiale, devienne fils de Dieu24. » J’y reviendrai. Pour l’instant,
je relève que dans ce même traité, dont le chapitre v constitue un long commen-
taire de 1 Co 15, irénée examine d’un œil critique la représentation d’un Dieu
pour qui la vie ne ferait pas l’objet d’un don.
un tel Dieu, irénée le nomme un « Père envieux25 » (phthoneros en grec,
invidus en latin). Si un tel Dieu, écrit irénée, « refuse de procurer la vie alors
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qu’il le pourrait, la preuve est faite qu’il n’est pas un bon Père26 ». la remarque
d’irénée se révèle ici d’une acuité saisissante : un Dieu qui ne donnerait pas la
vie n’est pas Dieu, mais seulement une idole. Dieu n’est Dieu qu’en tant qu’il
donne, il n’est Dieu que de donner. imaginer un temps, un moment pré-origi-
naire, où Dieu ne donnerait pas la vie, où il n’aurait pas toujours déjà donné la
vie, sans la retenir jalousement, c’est imaginer un Dieu plein de sa propre jouis-
sance, un « Dieu pervers27 », pour reprendre le célèbre mot de Maurice bellet.
un Dieu pervers serait un Dieu dont la divinité se caractériserait tout ensem-
ble par la haine de l’humain et la haine du désir. Haine de l’humain, au sens où
il est évident qu’un Dieu qui conserve la vie pour lui-même ne peut pas avoir
de véritable Autre en face de lui. Par conséquent, s’il pouvait y avoir de
l’humain face à un tel Dieu, cet humain ne pourrait être que la chose de Dieu,
son jouet, sa marionnette, sa prothèse, mais en aucun cas un sujet posé dans son
irréductible singularité. Haine du désir car le désir, supposant le manque et
l’entrée en relation, implique d’être affecté, altéré par l’existence de l’Autre. il
n’y a pas de désir vivant qui n’implique la reconnaissance de l’Autre en tant
qu’Autre et, par là, le consentement à ne pas occuper toute la place.

24
irÉnÉe De lyOn, Contre les hérésies iii, 19, 1, consulté dans l’édition trilingue (grec, latin,
français) in livre iii, t. ii, éd. critique, texte et traduction d’Adelin rousseau et louis Doutreleau, Paris,
Cerf, coll. « Sources chrétiennes 34 », 1974, p. 375.
25
ibid., v, 4, 1 (livre v, t. ii, trad. Adelin rousseau, louis Doutreleau et Charles Mercier, Paris,
Cerf, coll. « Sources chrétiennes 34 », 1969, p. 59).
26
ibid.
27
voir Maurice bellet, Le Dieu pervers, Paris, Cerf, coll. « Parole présente », 19872 (1979).

121
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Guilhen Antier etr

la catégorie théologique du péché trouve ici une grande part de sa perti-


nence contemporaine. le péché est à comprendre, c’est du moins la lecture
proposée, comme l’envers de la foi, telle une foi renversée, c’est-à-dire une foi
en un dieu sculpté à la ressemblance du serpent : un être jaloux et menteur,
souverainement isolé, sans Autre et sans désir, à qui il n’arrive rien et par qui
rien n’arrive, un être possesseur de la vie au lieu d’en être le passeur. la dimen-
sion du défi dans l’affirmation prométhéenne du miracle transhumaniste peut
s’interpréter ici comme une volonté de s’égaler à un dieu qui n’est que la
projection démultipliée du fantasme humain de mettre la main sur la vie. il y a
donc bien un « désir mortifère d’immortalité » dans le sens précis où ce désir
est, au bout du compte, le désir de ne pas désirer. « vous serez comme des
dieux » (Gn 3,5) peut alors être entendu comme suit : « vous serez comme des
êtres qui ne désirent pas », le mensonge consistant en l’occurrence à faire croire
qu’un Dieu c’est ce qui ne désire pas. ne pas désirer revenant alors à tout possé-
der, jusqu’à se posséder soi-même. Or, si le Dieu biblique se caractérise par une
quelconque originalité, c’est précisément parce qu’il est un Dieu désirant, et même
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le Dieu-désir. Ce qui revient à dire : un Dieu qui est don et relation et qui, en tant
que tel, invite l’humain à devenir humain en accueillant la vie comme don et
relation, et en répondant de la vie comme don et relation. De ce point de vue, le
dieu transhumaniste – dont Jean-Michel besnier nous dit qu’il est une figure « du
un et de l’immobile, de l’Être parménidien voué à la répétition du Même28 » – ne
semble avoir que très peu de rapport avec le Dieu chrétien.
On peut d’ailleurs se demander ce que serait un humain immortel créé – ou
plutôt se créant lui-même – à l’image d’un Dieu non désirant. Comme souvent,
ce sont les œuvres de fiction qui nous instruisent. il y a en effet une sorte de
paradoxe à présenter l’immortalité comme un bienfait pour l’humanité sur le
plan des technosciences, quand tant de livres, de films et même de séries télévi-
sées s’appliquent à nous dépeindre le profond malheur que pourrait constituer
le fait de vivre pour toujours. Dans des registres différents, Dracula, Le portrait
de Dorian Gray ou Highlander mettent en scène des personnages que leur
incapacité de vieillir et de mourir rend incapables d’aimer, se voyant condam-
nés à l’errance sans fin d’une existence sans vis-à-vis, à la folie ou à la
monstruosité. On pense aussi à la nouvelle de borges, L’immortel, dans laquelle
le personnage principal cherche désespérément à retrouver sa condition de
mortel parce que l’immortalité dont il jouit s’avère une réalité décevante,
ennuyeuse et finalement insoutenable29. Sur un autre plan, mentionnons ce
passage d’une conférence de lacan à louvain en 1972 où il déclare ceci :

28
J.-M. beSnier, « D’un désir mortifère d’immortalité », art. cit., p. 21.
29
Jorge luis bOrGeS, « l’immortel » (1947), in L’aleph, trad. roger Caillois et rené l.-F. Durand,
Paris, Gallimard, coll. « la croix du sud », 1967.

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la mort est du domaine de la foi. vous avez bien raison de croire que vous
allez mourir bien sûr ; ça vous soutient. Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous
pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé
sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ;
néanmoins ce n’est qu’un acte de foi ; le comble du comble, c’est que vous n’en
êtes pas sûr. Pourquoi est-ce qu’il y en aura pas un ou une qui vivrait jusqu’à 150 ans,
mais enfin quand même, c’est là que la foi reprend sa force. Alors, au milieu de
ça, vous savez ce que je vous dis là moi, c’est parce que j’ai vu ça, il y a une de
mes patientes […] elle a rêvé un jour comme ça que l’existence rejaillirait
toujours d’elle-même, le rêve pascalien, une infinité de vies se succédant à elles-
mêmes sans fin possible, s’est réveillée presque folle30.

Ces quelques exemples ont en commun de présenter l’immortalité comme


une malédiction, et non comme la bénédiction que l’on imagine. une telle
immortalité ne serait au bout du compte qu’un semblant de vie, ce que vasse
appelle la « vie-non-vie31 ». l’immortalité comme perpétuation de soi-même
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ad vitam aeternam représente, sur le plan de l’imaginaire, le tableau d’une vie
parfaite, parachevée, mais c’est précisément cette surface-là qu’il faut pouvoir
crever si l’on veut découvrir la vie en vérité. C’est bien cela qui, paradoxale-
ment, se trouve au cœur de la notion de vie éternelle dans le discours chrétien :
une vie qui naît de la blessure du désir, qui survient dans l’altération de soi, qui
jaillit lorsque l’on cesse de confondre la vérité du sujet que l’on est avec l’idée
que nous nous en forgeons selon nos projections infantiles de toute-puissance,
ou qui nous est plaquée dessus comme une carapace par les idéaux religieux,
moraux, sociaux dont nous héritons – idéaux qui peuvent parfaitement se
synthétiser dans le discours transhumaniste. Dans la conférence citée plus haut,
lacan fait d’ailleurs référence sur ce point à l’Évangile (Jn 14,6) :

là où on a parlé de « je suis la voie, la vérité et la vie », la vie vient en


dernier, et encore, si vous fouillez un peu dans toute cette littérature, la vita
nuova, ça veut dire qu’il faut se débarrasser de pas mal de choses qui sont
généralement considérées comme de la vie, pour que vienne la vie neuve32.

« Se débarrasser de pas mal de choses qui sont considérées comme de la


vie » mais qui en vérité ne sont pas de la vie : n’est-ce pas là le mouvement
même de l’existence chrétienne, un mouvement structuré par une ascèse des

30
Jacques lACAn, « la mort est du domaine de la foi », Quarto 3 (1981), p. 5-20. texte consulté
le 04/01/2015 sur http://www.valas.fr/Jacques-lacan-Conference-a-louvain-le-13-octobre-1972,013.
31
D. vASSe, La chair envisagée, op. cit., p. 103.
32
J. lACAn, « la mort est du domaine de la foi », art. cit.

123
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Guilhen Antier etr

représentations de soi, par un dépouillement toujours à opérer de la cuirasse


du Moi, pour se découvrir, et se redécouvrir toujours à nouveau, Autre que ce
que l’on imaginait ?

immortaLité, aLtérité, reLation

est-il possible, à ce stade, de nous ressaisir d’une manière plus positive du


concept d’immortalité ? Paul parle bien d’une promesse d’immortalité (athana-
sia) associée à la foi en la résurrection du Christ et, par là, en une résurrection
des morts. Peut-on entendre ici résonner le signifiant immortalité autrement
que comme désir mortifère ? C’est l’hypothèse que je formule pour conclure
en me référant une nouvelle fois à irénée, mais également à l’héritage de la
pensée de luther chez ebeling et Jüngel. l’humanisation de Dieu (deus
humanus) dans la personne de Jésus (thème cher tant à irénée qu’à luther)
donne lieu à une pensée de la divinisation33 (theosis) de l’humain dont on a vu
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quels peuvent être les écueils. Pourtant, il est possible de redéployer cette
proposition en en déplaçant la grammaire habituelle. trois remarques pour
étayer ce propos.
Première remarque : dans son commentaire de 1 Co 15, irénée insiste à
plusieurs reprises sur le fait que, si divinisation de l’homme il y a, celle-ci ne
saurait consister en un perfectionnement de la substance humaine.
l’immortalité découlant de la divinisation est à entendre, selon lui, au sens
d’une « communion34 » avec le Christ dont le fondement demeure de bout en
bout une parole adoptive, celle-ci étant une parole extérieure qui relie sans
abolir les différences35. irénée appelle cela : « [recevoir] un autre nom36 ». Si
le croyant hérite d’une nouvelle identité dans la foi, il s’agit d’un reposition-
nement subjectif, pas d’un changement d’essence. Autrement dit, dans la
communio, Dieu et l’être humain ne cessent pas d’être ce qu’ils sont : ce qui a
changé c’est seulement la configuration de leur relation. bien qu’irénée reste

33
relevons avec Auguste luneAu, L’histoire du salut chez les Pères de l’Église. La doctrine des
âges du monde, Paris, beauchesne, coll. « théologie historique », 1964, p. 101, n. 2, qu’irénée, « si ce
n’est en deux endroits », parle en réalité « de l’inhabitation de Dieu en l’homme, non de la divinisation
de celui-ci ».
34
irÉnÉe De lyOn, Contre les hérésies v, 1, 1, op. cit., p. 17-21.
35
la theosis se distingue ainsi de l’henosis, qui désigne le fait de faire un avec Dieu sous un mode
fusionnel.
36
irÉnÉe De lyOn, Contre les hérésies v, 10, 2, op. cit., p. 129 : « l’homme qui est enté par la foi
et reçoit l’esprit de Dieu ne perd pas la substance de sa chair, mais change la qualité de ce fruit que sont
ses œuvres et reçoit un autre nom qui signifie sa transformation en mieux, car il n’est plus et ne se voit
plus appeler chair et sang, mais homme spirituel. »

124
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largement tributaire d’une ontologie substantialiste, son attachement à la


catégorie de l’adoption mérite d’être souligné. l’immortalité de l’âme elle-
même n’est pas chez irénée une propriété intrinsèque de la nature humaine :
l’âme est l’œuvre du souffle du Créateur, par conséquent elle est le centre
relationnel de la personne, et non le noyau dur de son autofondation37. De
manière complémentaire, irénée insiste sur la mortalité du corps, sans dévalo-
risation de la chair à la manière gnostique toutefois, car sa conviction est que
seul un corps mortel peut être vivifié par la puissance de Dieu. en effet, un
corps par nature immortel serait un corps privé de Dieu car il serait Dieu lui-
même. la mort est ici le signifiant de l’Altérité. Ce qui m’altère – et qu’est-ce
qui peut m’altérer de manière plus radicale que la mort ? –, c’est paradoxale-
ment ce qui est pour moi source de vie en tant que la vie échappe. en ce sens,
se découvrir vivant, comme redonné à la vie, c’est exactement ressusciter en
faisant le deuil de tout désir d’immortalité, donc éprouver qu’il n’y a de résur-
rection que d’entre les morts. Autrement dit, il n’y a que des humains mortels,
radicalement et sans aucun recours possible, qui peuvent ressusciter. en
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creusant en nous son sillon, la mort nous inscrit toujours davantage dans la
certitude que nous ne disposons pas ultimement de nous-mêmes.
Deuxième remarque : dans le travail considérable qu’il a effectué sur la
réception d’Aristote chez luther, ebeling pointe un élément particulièrement
intéressant pour notre problématique. il relève en effet que luther utilise
l’expression « homo immortalis38 » pour évoquer la vie nouvelle née de l’expé-
rience de la justification gratuite. Or, l’immortalité de l’être humain n’est plus
chez luther pensée dans le cadre d’une ontologie substantialiste mais dans
celui d’une ontologie relationnelle. l’immortalité devient ainsi une manière
d’évoquer la dimension extra se du salut, à savoir le fait que le sujet croyant
n’advient à lui-même et ne naît à la vie que du fait d’avoir été rencontré par la
parole d’un Autre et d’avoir répondu à l’appel de son nom (ce qui n’est pas
sans faire écho au « lazare, sors ! » de Jn 11,43). Cela permet d’entendre, au
plus près, la parole de Paul selon qui le « nous serons transformés » s’articule
à un « il faut […] que cet être mortel revête l’immortalité » (1 Co 15,51.53).
la métaphore de la vêture indique que l’immortalité – comme la justice – n’est
jamais qu’imputée au croyant d’Ailleurs que de lui-même. en lui-même, le
croyant demeure un mortel dont la poussière retournera à la poussière. il se
joue là quelque chose de déterminant autour du préfixe trans-, qui éclaire la

37
voir ibid., v, 7, 1, op. cit., p. 87.
38
voir Pierre bühler, « une présentation de la vie et de l’œuvre de Gerhard ebeling », in Gerhard
ebelinG, répondre de la foi. réflexions et dialogues, Genève, labor et Fides, coll. « lieux théolo-
giques », 2012, p. 292 et note ; iD., André GOunelle, « l’être humain et sa connaissance de Dieu », in
André birmelé et al. (éd.), introduction à la théologie systématique, Genève, labor et Fides, coll.
« lieux théologiques », 2008, p. 203 et n. 51.

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Guilhen Antier etr

portée du concept même de transhumanisme. De quoi parle-t-on en effet


lorsqu’on parle d’un transhumain ? De quelle transition ou de quelle transiti-
vité est-il question ? il est remarquable, en tout cas, que le verbe grec employé
par Paul (et que la TOB traduit par le verbe transformer) est le verbe allassô qui
signifie littéralement être autre, ici au passif : être fait autre (on pourrait presque
traduire être altéré). Autrement dit, la transformation en question n’est pas la
transmutation de la nature ou du bios humains – à proprement parler il ne s’agit
pas d’une transsubstantiation de l’humain ! Ce qui est transformé est la position
du sujet dans le foyer des relations qui le constituent. en particulier, comme le
note cette fois Jüngel toujours à propos de luther, on n’est jamais autant soi-
même que lorsque l’on est dans un certain « éloignement de soi39 ». De ce point
de vue, on soutiendra que l’immortel chrétien n’est pas un transhumain. il est
un humain à la fois trop humain et rien qu’humain, qui ne devient pleinement
humain que parce qu’un Autre le revêt d’une parole qui, en le reconnaissant
inconditionnellement, lui confère une dignité impérissable. C’est dire si homo
immortalis et homo humanus, par la foi au deus humanus, ne font qu’un.
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troisième et dernière remarque : devenir un immortel au sens où l’évoque
Paul, c’est-à-dire naître toujours à nouveau à la vie du désir par la grâce d’un
Autre, suppose une forme de mort à soi-même. Autrement dit, la vie et la mort
ne peuvent trouver leurs places respectives dans l’existence humaine que par
l’irruption d’une grâce qui fait basculer le sujet de la place du mort qu’il occupe
sous la loi, à une place de vivant qui lui est accordée dans le don d’une
confiance renouvelée. Pour le dire encore avec vasse, il y a une « re-position
de soi en Dieu40 ». Parler de mort à soi-même ne doit toutefois pas nous induire
en erreur : il ne s’agit pas d’être l’auteur de son propre anéantissement, que ce
soit par une pratique assidue de techniques spirituelles ou par un sursaut
héroïque de la volonté. il s’agit plutôt d’affirmer que la parole justifiante qui
ressuscite la subjectivité du lieu même de son néant fait apparaître, dans l’après-
coup, le mensonge inconscient de ce que l’on appelait, jusque-là, la vie. Pour
le dire autrement, la mort dont il s’agit de ressusciter est le néant qui consiste
précisément dans la volonté d’être quelqu’un – de se posséder soi-même en
possédant la vie. C’est cette volonté-là de vivre qui est la mort et, inversement,
c’est mourir à cette image de la vie qui permet de naître à la vie en vérité.
en somme, il s’agit, sur la foi d’une parole, et toujours à nouveau, de mourir
à son propre désir d’immortalité. Paradoxalement, devenir immortel consiste à
passer d’un néant à un autre, je veux dire par-là qu’il y a un autre néant qui est
le fait de se reconnaître foncièrement dépendant d’un Autre, et par conséquent

39
e. JünGel, « homo humanus », art. cit., p. 47.
40
D. vASSe, L’Autre du désir et le Dieu de la foi, op. cit., p. 171.

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2016/ 1 «  le Dernier enneMi qui SerA DÉtruit, C’eSt lA MOrt  »

il y a un n’être rien par soi-même qui est un être quelqu’un en dehors de soi-
même. Ce néant-là, ce je ne me possède pas, est l’immortalité authentique –
relèvement ou réveil du désir (anastasis) qui advient par la possibilité de croire
à la vie comme don. Croire à la vie comme don, c’est croire que Dieu ne se
possède pas, ne me possède pas et ne possède pas la vie, mais qu’il se donne
pour moi, me donne à la vie et me donne la vie. Cela signifie inscrire la mort
comme signifiant de l’Altérité en Dieu lui-même. l’inscription de Dieu dans
l’humanité du Christ témoigne d’un Autre désir que le désir mortifère d’immor-
talité : un désir vivifiant de mortalité, que peut découvrir quiconque prend sa
croix à la suite du Maître venu comme un serviteur.

Guilhen Antier
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