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André Brouillette
Dans Nouvelle revue théologique 2018/1 (Tome 140), pages 91 à 106
Éditions Nouvelle revue théologique ASBL
ISSN 0029-4845
DOI 10.3917/nrt.401.0091
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Le pèlerinage ignatien :
entre ascèse, identité et mystique
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d’hommes et de femmes prennent la route de Saint-Jacques de Compos-
telle chaque année. Les musulmans se rendent aussi en grand nombre à
la Mecque. La recherche universitaire n’est pas en reste, puisque les
études sur le pèlerinage se multiplient sans cesse1. Le monde ignatien est
pour sa part familier du pèlerinage, depuis l’emploi du terme de « pèle-
rin » par Ignace de Loyola, pour se désigner lui-même dans le récit
autobiographique qu’il fit à Luis Gonçalves da Câmara2, en passant par
l’expériment de pèlerinage du noviciat jésuite, jusqu’à son utilisation
comme leitmotiv pour parler de l’identité jésuite ou ignatienne3.
L’intérêt académique multidisciplinaire renouvelé et la polysémie du
pèlerinage ignatien nous invitent à relire à frais nouveaux le pèlerinage
comme lieu théologique. Dans son essence, le pèlerinage est défini
comme une quête du divin qui met en marche. Sans quête, sans inten-
tion ou désir, il ne peut y avoir de pèlerinage. Mais l’objet du pèlerinage
peut être divers : lieu physique, question existentielle, intention de prière
particulière. La quête s’inscrira dans une démarche qui met en marche
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tisme, identité et mystique, à l’œuvre dans le Récit du pèlerin, nous élu-
ciderons dans un premier temps les diverses acceptions du pèlerinage
ignatien, tant dans l’expérience propre d’Ignace que dans les usages qu’il
a intégrés dans la Compagnie naissante. Dans un deuxième temps, nous
définirons la dimension médiévale du pèlerinage. Dans un troisième
temps, l’élan moderne du pèlerinage ignatien, tant dans sa forme aux
accents pédagogiques que dans sa recherche identitaire, sera exploré.
Finalement, sa composante proprement mystique sera mise en avant. En
conclusion, nous poserons la question de l’apport pour aujourd’hui
d’une telle gradation du pèlerinage ignatien.
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Jérusalem en 1522-1523 (R 1-53). Au sens strict, il s’agit de l’unique
long pèlerinage qu’il fit. En prenant la route de la Terre sainte, Ignace
s’inscrivait dans une tradition déjà millénaire6. La manière de vivre ce
pèlerinage fut marquée par la pénitence et l’imitation. Pénitence par
l’idée de ne manger que des herbes (R 8) et la pratique de voyager à
pied7, vêtu grossièrement (R 16), en mendiant (R 19, 36, 39, 42). La
forme adoptée est en ce sens tout à fait médiévale. Quant à l’imitation,
elle se lit tant dans le désir d’imiter les saints (R 7) que dans une mimê-
sis du Christ. Ignace, fasciné par le Christ8, veut l’imiter en tout, jusqu’à
vivre là même où il a vécu, pour y « aider les âmes» (R 45). Jérusalem,
comme lieu de vie du Christ, est l’aimant qui attire sans cesse Ignace.
Dans l’optique d’Ignace, le pèlerinage à Jérusalem n’aurait été qu’un aller
simple, et il aurait trouvé en la Terre sainte le lieu de Dieu pour lui9.
Cependant, Ignace est forcé de retourner en Europe et mettra donc fin
à cette expérience de pèlerinage, qui continuera cependant de l’animer10.
Un échec – son retour – fut nécessaire pour l’amener à modifier l’objet
de sa quête. En ce pèlerinage à Jérusalem, Ignace était guidé par un saint
désir, mais un désir qui était sien. L’objet de la quête de ce pèlerinage
5. Ignace s’était aussi qualifié de « pèlerin » dans une lettre à Inés Pascual en 1524,
trente ans plus tôt, ce qui laisse soupçonner que ce qualificatif provient bien d’Ignace et
qu’il n’était pas nouveau pour lui pour désigner son identité (cf. Ignace de Loyola,
Écrits, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 630).
6. La tradition du pèlerinage en Terre sainte prend forme au ive s. (voir D. Julia, Le
voyage aux saints, cité n. 1, p. 11 ; P. Maraval, « Comment s’est constituée une “identité
pèlerine” chez les chrétiens des premiers siècles ? », dans C. Vincent (dir.), Identités
pèlerines : Actes du colloque de Rouen, 15-16 mai 2002, Rouen, Publications de l’Univ. de
Rouen, 2004, p. 22s).
7. Laissant derrière soi la monture (R 17).
8. De la copie des paroles du Christ en encre de couleur (Récit, § 11) jusqu’à la
centralité de la contemplation de la vie et de la passion du Christ dans les Exercices spi-
rituels jusqu’au nom même de Compagnie de Jésus, le christocentrisme d’Ignace est bien
établi.
9. Ignace mentionne ce désir au responsable franciscain (Récit, § 45). St Jérôme, mille
ans avant Ignace, avait fait le même choix.
10. Le pèlerinage à Jérusalem faisait partie des vœux des premiers compagnons à
Montmartre en 1534, vœu qu’ils ont tenté en vain de réaliser en se rendant à Venise en
1537.
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ner à sa vie une nouvelle orientation, se demandant explicitement « quid
agendum ? » (R 50), que faire ? La réponse qu’il discerne est discrète, du
plus faible niveau possible d’indication spirituelle de la volonté de
Dieu11 : une « inclinaison » à étudier12. Ignace, qui avait jeté son dévolu
sur Jérusalem tôt dans sa convalescence à Loyola, histoire de bien mar-
quer son changement de vie, ne sait pas très bien où il va ; il doit se
mettre à l’écoute d’un Autre qui, malgré sa discrétion, lui fournit des
indices de sa présence et de sa volonté13. D’une part, ce pèlerinage pour-
suit la lignée du précédent par la forme adoptée (pauvreté, à pied…),
bien que cette dernière doive s’adapter à la condition estudiantine
d’Ignace14, et la destination ultime qui est envisagée demeure : toujours
Jérusalem ! D’autre part, une réalité nouvelle émerge : les études, des
groupes de compagnons stables, une forme plus installée d’apostolat par
le biais des Exercices spirituels, et un itinéraire universitaire non-planifié
de Barcelone à Paris en passant par Alcala et Salamanque. Bien qu’Ignace
demeure tendu vers le lieu saint de Jérusalem, une réalité nouvelle se
développe où il fait montre d’une écoute, dans une certaine aridité, de
la volonté de Dieu, qui prépare le terrain du fruit de la disponibilité15.
Un décentrement progressif se fait jour, alors qu’Ignace s’ouvre plus réso-
lument à autrui : son désir d’« aider les âmes » – qui a motivé ses études –
l’occupe grandement et détermine le choix de ses lieux successifs16. Des
compagnons et allié(e)s se joignent à lui. Ce décentrement s’accompagne
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vision Rome comme lieu voulu par Dieu. La relation détaillée de la
chronologie du cheminement d’Ignace prend alors fin dans le Récit (97),
suivie par quelques paragraphes mettant en lumière certains éléments des
quinze années suivantes (R 98-101)18. La quête de ce second pèlerinage
avait trouvé sa résolution dans un lieu présenté par Dieu, Rome, et dans
une vocation : prêtre, religieux, fondateur, auteur des Exercices spirituels.
Dans le Récit, en parlant de ses ultimes années au présent, Ignace se
désigne toujours comme « le pèlerin » (R 99), alors même que ses péré-
grinations à travers l’Europe ont pris fin et qu’il est d’une stabilité
romaine exemplaire. Le pèlerinage, donc la quête, n’a cependant pas pris
fin. Ignace n’est pas un « pèlerin sédentaire », seulement nostalgique ; s’il
se dit toujours pèlerin, c’est qu’il est encore en chemin, mais sur un autre
chemin. On trouve donc dans ces derniers paragraphes le troisième sens
du pèlerinage ignatien, qui couvre cette fois l’ensemble de la vie d’Ignace.
Le point d’arrivée qu’il habite ne se mesure pas en un lieu à atteindre ou
une vocation, mais dans l’arc tendu entre la recherche initiale de Dieu
et sa « visitation » (visitación) divine à Loyola (R 10), et le fait de « trou-
ver » (trovare) finalement Dieu en tout temps de manière habituelle
(R 99). Le désir de Dieu d’Ignace s’est mué en désir en Dieu, et en une
grande intimité avec Dieu. Toujours en quête de Dieu, il le trouve sans
cesse et confirme par cette quête son identité profonde de pèlerin, qui
vit en celui qui est objet de sa quête.
La trajectoire qui s’esquisse ainsi entre ces trois volets de pèlerinages est
celle d’une désinstallation progressive, d’un désencombrement, même de
soi. Le pèlerinage premier vers Jérusalem demeure formateur et marquant,
comme en témoigne l’espace que l’Ignace avancé en âge lui consacre dans
le Récit, mais il s’approfondit, sans jamais être simplement dépassé, en
17. Diego Laínez, qui était présent au moment de cette vision, relate qu’Ignace enten-
dit aussi le Seigneur lui dire : « Ego ero vobis Romae propitius », « je vous serai propice à
Rome » (Fontes Narrativi de S. Ignatio de Loyola et de Societatis Iesu Initiis, vol. 2, Rome,
Monumenta Historica Societatis Iesu, 1951, p. 133).
18. Ignace indique au préalable que d’autres pourront raconter la suite (R 98).
une recherche du lieu voulu par Dieu, jusqu’à une habitation en Dieu
même19.
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trajet de Paris à Venise pour venir y rejoindre Ignace en 1537. Allant à
Rome, puis à Venise, puis de nouveau à Rome, la démarche apostolique
pèlerine des premiers compagnons devait pour certains marquer leur
existence entière20. Par-delà l’envoi missionnaire à la manière pèlerine de
compagnons, trois usages du pèlerinage se démarquent dans le gouver-
nement d’Ignace : dans le style médiéval, la pénitence et la prière d’in-
tercession, puis, dans le cas de jésuites en formation, le discernement et
le renvoi, et finalement l’expériment de pèlerinage du noviciat propre-
ment dit.
Ignace a parfois ordonné à des compagnons d’effectuer un pèlerinage,
le plus souvent à Lorette, comme mesure pénitentielle après des gestes
graves21. Le pèlerinage avait parfois été imposé comme mesure discipli-
naire au Moyen Âge, jusque par les autorités civiles22. Dans une telle
veine médiévale, Ignace a aussi envoyé des compagnons dans le cadre
d’une prière de demande, pour obtenir une faveur. Ainsi, deux groupes
de deux compagnons entreprirent le pèlerinage vers Lorette dans l’inten-
tion d’obtenir le rétablissement de la santé du pape Marcel, en vain23.
Ces exemples tardifs de pèlerinage – contemporains de la rédaction du
Récit – montrent qu’Ignace en conservait la dimension médiévale alors
même qu’il développait d’autres harmoniques.
Le deuxième type d’usage nous met sur la voie d’une dimension for-
mative de quête de Dieu. Face à des compagnons qui s’interrogeaient sur
leur appel dans la Compagnie, Ignace n’hésitait pas à les encourager à
entreprendre un pèlerinage vers un lieu saint pour les aider à clarifier
l’appel de Dieu en leur vie24. La manière d’entreprendre ce pèlerinage se
voulait ascétique25. De manière plus surprenante, selon les propos
recueillis par Câmara dans le Mémorial, Ignace usait aussi du pèlerinage
à l’aube d’un renvoi de la Compagnie, soit parce que la personne désirait
quitter la Compagnie, soit parce qu’Ignace jugeait que la personne n’était
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pas apte à être jésuite26. Câmara rapporte qu’Ignace désirait que les per-
sonnes quittant la Compagnie le fassent en bons termes27. Le fait de
mettre en route de nouveau un individu sur le point de quitter la Com-
pagnie cristallise l’effort de recherche renouvelé de l’appel de Dieu que
cette personne devra entreprendre, par-delà l’échec d’une incorporation
dans la Compagnie. Plutôt que de rester sur l’échec, le pèlerinage final
relance la quête et s’inscrit dans le deuxième mouvement de pèlerinage,
de recherche identitaire, vécu par Ignace lui-même.
Finalement, le pèlerinage est inscrit par Ignace au cœur même de la
formation du noviciat. Dès la Délibération des premiers pères de 1539,
le pèlerinage se démarque comme l’un des trois expériments fondamen-
taux qui incarnent la vie jésuite, avec les Exercices spirituels de trente
jours et le service des pauvres à l’hôpital28. Ce noyau embryonnaire tra-
versera les diverses évolutions des structures de formation jusqu’aux
Constitutions29, et par là, jusqu’à nos jours. Face au triptyque originel des
pèlerinages d’Ignace, la question se pose alors de savoir laquelle des
dimensions sert ici de modèle. Les documents insistent davantage sur la
première acception, axée sur la manière de vivre en route : mal manger,
mal dormir, etc30. Cependant, une ouverture plus fondamentale à la
quête de Dieu – la deuxième instance du pèlerinage d’Ignace – n’est pas
à dédaigner, comme nous le verrons plus loin.
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trajet se réalisait souvent à pied32, parfois en mendiant, souvent exposé
aux risques de vol sur des routes peu sûres33, et avec un réel risque de
non-retour – pour cause de mort34. Malgré une structure d’accueil
potentielle par le biais des « hôpitaux35 » et établissements religieux, le
pèlerin s’exposait aux éléments en entreprenant un périple qui serait vécu
à l’aune de l’ascèse. Quant à la destination, elle était un lieu sacré,
sanctifié par des reliques, une statue miraculeuse, ou le souvenir d’un
événement de foi important – qui faisait alors de ce lieu entier une
relique. Le pèlerin médiéval cherchait par sa visite au lieu saint une
proximité plus grande, incarnée, avec le divin.
Ignace se retrouve tout à fait dans cette vision du pèlerinage. Il a
envoyé des compagnons en pèlerinage en leur confiant une intention. La
forme ascétique de l’acte pèlerin lui était non seulement familière, mais
fondamentale pour lui. Quant à la destination et à sa recherche d’une
proximité avec Dieu à travers les reliques – l’aspect le moins « moderne »
du pèlerinage médiéval –, Ignace en était fervent. Envoyant un prêtre
flamand qui doutait de sa vocation en pèlerinage à Lorette, il insista pour
que ce dernier se décide non en chemin, mais au sanctuaire même, face
à la statue de la Vierge Marie – comme sa consulte l’avait suggéré36 –
puisque « Dieu se montre habituellement davantage secourable (Dios
suele acudir más) là où il est vénéré37 ». Quant à son propre pèlerinage
31. La bibliographie sur le sujet est abondante. On peut mentionner entre autres textes
récents : A. Dupront, Du sacré : croisades et pèlerinages, images et langages, Paris, Galli-
mard, 2012 ; B.E. Whalen (dir.), Pilgrimage in the Middle Ages: A Reader, Toronto,
Univ. of Toronto Press, 2011 ; L. Taylor (dir.), Encyclopedia of Medieval Pilgrimage,
Leiden - Boston, Brill, 2010.
32. Les pèlerins de Jérusalem voyageaient en partie par voie maritime, avec les risques
que la traversée comportait.
33. M. Robinson, Sacred Places, Pilgrim Paths: An Anthology of Pilgrimage, Londres,
Robinson, 1997, p. 75-77.
34. Ibid., p. 51.
35. L’hôpital du xvie siècle faisait office de refuge pour déshérités : pèlerins, pauvres,
malades, personnes âgées.
36. Mémorial, § 128, p. 118-119.
37. Ibid., p. 119 (trad. légèrement modifiée, je souligne).
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formelle qu’on pourrait qualifier d’identité-mêmeté39. L’identité avec le
Christ est alors à saisir dans son entièreté de manière littérale, sans dis-
cernement personnel approfondi, et cristallisée éminemment dans le
lieu. L’identité recherchée – être comme le Christ ou ses saints (R 8, 11) –
l’est à l’extérieur, dans une imitation sans imagination. Elle révèle aussi
un désir de Dieu qui passe par la réalisation du désir propre d’Ignace.
Cette recherche n’ouvre pas non plus encore au désir de faire l’œuvre du
Christ – malgré la concession faite par Ignace d’un désir d’aider les âmes
une fois rendu à Jérusalem (R 45) – ; elle cherche d’abord à imiter la
personne du Christ, mais sans encore s’ouvrir à un autrui plus vaste. En
ce sens, Ignace illustre bien le mouvement médiéval du pèlerin qui
recherche assurément le divin et qui veut même être transformé ponc-
tuellement par lui (par exemple par une guérison, l’obtention d’indul-
gences), mais ne cherche pas d’abord à être transformé intérieurement
par sa démarche pèlerine ou à y forger son identité.
Cela dit, face à une certaine extériorité de la pratique religieuse incar-
née par le pèlerinage, un tournant intérieur s’annonçait à la fin du
Moyen Âge par le biais d’une version intimiste de la vie spirituelle
distillée entre autres par la devotio moderna. La spiritualité du Moyen
Âge tardif fut largement diffusée par la suite en langue vernaculaire, donc
accessible aux laïcs40. Les excès, voire les abus, associés au pèlerinage
médiéval furent ensuite dénoncés vigoureusement par Érasme, Luther et
Calvin41, introduisant par la Réforme protestante une distinction confes-
sionnelle dans la manière de concevoir le pèlerinage42. Le pèlerinage
38. D. Laínez, « Epistola Patris Laynez de P. Ignatio » (16 juin 1547), § 21, dans
Fontes Narrativi de Sancto Ignatio de Loyola, vol. 1 (cité n. 2), p. 90.
39. Pour reprendre – assez librement – une distinction développée par Paul Ricœur
dans Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
40. Ignace eut ainsi accès aux trésors médiévaux de la Vita Christi et de la Légende
dorée, traduites au début du xvie s. en espagnol.
41. G. Tomlin, « Protestants and Pilgrimage », dans C.G. Bartholomew et
F. Hughes (dir.), Explorations in a Christian Theology of Pilgrimage, Burlington, Ashgate,
2004, p. 110-125.
42. Le rejet protestant du pèlerinage a ouvert la voie à une version « intérieure » du
pèlerinage (voir p. ex. l’ouvrage de J. Bunyan : The Pilgrim’s Progress, 1678).
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particulièrement dans le cas du pèlerinage ignatien du noviciat, vu à la
lumière des pèlerinages d’Ignace lui-même44.
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la confiance en Dieu est davantage mis en valeur52 et marque le fonde-
ment d’une visée nouvelle : de la préoccupation de soi – même dans
l’ascèse –, on passe à une attention confiante à Dieu. C’est à cette
conversion que convie le pèlerinage.
Une forme radicale de désinstallation est mise en avant, le novice se
rendant souvent là où la Compagnie n’est pas présente. Cette désinstal-
lation introduit à une manière d’être compagnon de Jésus. Jerónimo
Nadal, grand propagateur des Constitutions de la Compagnie de Jésus,
voyait d’ailleurs dans l’être pèlerin l’une des caractéristiques essentielles
de l’être jésuite53. Contrairement à la tradition monastique où l’insertion
dans un lieu précis et un rythme quotidien alliant prière et travail ini-
tient au mouvement de la vie religieuse, il est notable que le pèlerinage
soit excentré du cadre religieux habituel de la communauté. Le pèleri-
nage propulse le jésuite en formation littéralement hors du cloître, hors
d’un cadre établi et protecteur. Comme pèlerin, il est exposé à toutes les
vicissitudes du monde, mais aussi confronté aux limites propres de sa
condition et de sa personnalité. Aucun des trois expériments ignatiens
initiaux ne se déroule dans l’ordonnancement régulier du rythme com-
munautaire : ni la retraite de trente jours des Exercices spirituels, qui
suppose une dévotion totale à la prière, ni le mois de service à l’hôpital,
qui exigeait une attention soutenue aux plus pauvres, ni le pèlerinage,
hors de la communauté et en route pour un mois.
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rencontres, joies et épreuves. En fait, le déracinement quotidien du pèle-
rinage invite à trouver un enracinement en cheminant avec Dieu, et non
dans un lieu, ouvrant à une manière itinérante de rencontrer Dieu.
Par sa forme, le pèlerinage ignatien se veut ainsi un lieu de formation
à une manière d’être apostoliquement en mouvement, disponible pour
la mission, et en recherche dynamique de Dieu55. Un agir pèlerin s’es-
quisse.
d’une expérience concrète qui fonde l’espérance en Dieu. Une telle expé-
rience radicale de confiance en Dieu constituera le socle nécessaire à la
poursuite du chemin de recherche.
Si Ignace peut aisément imposer le pèlerinage dans sa première accep-
tion – la forme médiévale qu’il a connue dans sa route vers Jérusalem –,
il ne peut que la proposer dans sa seconde acception, celle d’une
recherche et d’une écoute attentive de la volonté de Dieu sur soi par le
discernement. Le fruit – et non le commencement – de cette écoute sera
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la disponibilité, vécue authentiquement comme une disposition perma-
nente d’écoute. Par la sortie de soi, la confrontation avec soi (ses limites,
ses forces) et autrui qu’entraîne le pèlerinage, Ignace espère ouvrir par la
concrétude une brèche dans le pèlerin qui le mette en route aussi vers la
destination qui sera le « lieu » choisi par Dieu – à l’image de la quête
d’Ignace qui se conclut à la Storta, aux portes de Rome. Au terme du
pèlerinage ignatien, plus que toute destination physique, il y a Dieu qui
est celui qu’on désire in fine rencontrer. Évidemment, cette quête ne sera
que mise en route par le pèlerinage, comme le réalisa pour Ignace le
pèlerinage initial à Jérusalem, mais elle sera appelée à croître par-delà le
seul expériment de pèlerinage et à se transformer en un habitus de quête
de Dieu.
Au cœur du pèlerinage se déploie donc l’enjeu de l’identité, une iden-
tité à découvrir à l’écoute de Dieu. Cette question demeure d’actualité
pour le pèlerin contemporain qui peut tenir son expérience à distance et
entre parenthèses du reste de sa vie. Le pèlerinage questionne-t-il qui je
suis en profondeur ? L’identité recherchée par le biais du pèlerinage est à
la fois l’objet d’une question, mais surtout la réception d’un don de Celui
qui est le véritable objet de la quête. Elle est nourrie du mouvement, des
événements, de l’apport d’autrui, accueillis et discernés. Contrairement à
l’identité d’imitation, qui se veut mêmeté, elle est identité-ipse, qui admet
la transformation tout en restant elle-même – et fidèle à ce qui la consti-
tue. Encore faut-il parvenir d’abord à toucher ce centre. Pour Ignace, la
figure du pèlerin est celle qui synthétisera ce rapport existentiel à Dieu,
depuis la quête initiale jusqu’à l’intimité finale. Le pèlerinage, comme
discernement d’une identité voulue par Dieu, devient pour Ignace l’iden-
tité elle-même58. Ç’aurait pu être le pauvre, le prêtre, le fondateur, le
Ignace, n’est pas d’endurer des épreuves, ce qui serait ne lui attribuer qu’une valeur
pénitentielle.
58. C’est pourquoi Ignace utilise le « pèlerin » au présent pour se désigner même après
des années de stabilité romaine. S’il ne le faisait qu’en rapport à son pèlerinage à
Jérusalem (ou vers Rome), il se situerait dans le registre de la nostalgie. Mais comme sa
quête est toujours active – même dans le trouver Dieu – il demeure pèlerin dans le sens
plein du terme.
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volonté de Dieu jusqu’en son inhabitation. Il ouvre à une identité igna-
tienne foncièrement marquée par cette recherche incarnée et patiente du
lieu de Dieu.
59. Ibid. Au paragraphe suivant (§ 100), Ignace mentionne de nouveau les visions et
les larmes.
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zon proprement mystique. Cet horizon est souvent ignoré dans la consi-
dération du pèlerinage ignatien, où l’on peut se centrer trop sur le mou-
vement/déplacement et la dimension formative, et pas assez sur cet
horizon final, non pas d’inquiétude ou d’indéfini, mais de recherche et
de repos dans la recherche. Le discernement de l’identité qui se faisait
jour au deuxième moment, par la recherche du lieu vocationnel ou du
lieu d’incarnation, n’a alors d’objet principal qu’un être en Dieu. Il ne
cesse pas, mais va jusqu’à la source même.
La démarche entière du pèlerinage ignatien selon Ignace passe donc
par un moment ascétique, puis identitaire (par le discernement), mais se
poursuit jusqu’à l’inhabitation divine, qui sera cependant reçue plus
qu’elle ne puisse être atteinte, d’où la brièveté de sa mention dans le
Récit. Au lieu final de ce testament d’Ignace que constitue le Récit, Ignace
le pèlerin situe un être-pèlerin en Dieu, horizon mystique par excellence.
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le monde médiéval et l’époque moderne qu’Ignace fit faire au pèlerinage
ne peut que nous interpeller dans une Église appelée à la confiance et à
la transformation au cœur d’une réalité de restructuration radicale, où
des repères séculaires sont mis à mal. Le pèlerinage ignatien nous convie
peut-être à nous remettre en route de manière simplifiée, discernant en
chemin la volonté et le lieu de Dieu, en mettant radicalement notre
confiance en lui seul pour le trouver sans cesse et nous trouver en Lui.