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Jean Zumstein
Dans Études théologiques et religieuses 2011/3 (Tome 86), pages 365 à 372
Éditions Institut protestant de théologie
ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0863.0365
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 11/04/2023 sur www.cairn.info via Université Hassan II (IP: 196.200.165.13)
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L’EXÉGÈSE COMME
APPRENTISSAGE DE LA LIBERTÉ
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Monsieur le doyen,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités ecclésiastiques,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d’abord d’exprimer ma profonde gratitude pour l’honneur
que vous me faites en me décernant un doctorat honoris causa. Cette décision de la
Faculté libre de théologie protestante de Paris m’a causé une très grande joie. Je l’ai
comprise comme une reconnaissance du travail que j’ai accompli durant trente-cinq
ans à la chaire de Nouveau Testament à l’Université de Neuchâtel d’abord, de
Zurich ensuite, et comme un encouragement à poursuivre mes travaux.
Mais un exégète du Nouveau Testament ne saurait se méprendre sur le signe
qui lui est ainsi adressé. Lui qui a lu la Deuxième épître aux Corinthiens sait que
se prévaloir de ses propres mérites ou croire à sa propre valeur – bref se glorifier
comme le faisaient les super apôtres d’alors – équivaut à un éloge de la folie1. Il a
appris que le seul titre de gloire authentique dont il peut se prévaloir, c’est l’Écriture.
Ainsi j’ose penser qu’à travers l’honneur que vous me faites, c’est en réalité le
Nouveau Testament que vous honorez, c’est son rôle fondateur dans l’élaboration
de tout projet théologique que vous soulignez. Comment un exégète peut-il ou
doit-il être alors au service du texte qui lui a été confié ?
1 2 Co 11-12. Sur cette thématique, voir Hans Dieter BETZ, Der Apostel Paulus und die sokratische
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grands héritages qui nous portent. En ce qui me concerne, moi qui suis de
culture européenne, enraciné dans la tradition protestante et ayant trouvé ma
patrie intellectuelle dans l’université humaniste, je voudrais rappeler trois
grands héritages dont je me réclame aujourd’hui encore.
Le premier est l’héritage du XVIe siècle qui voit se conjuguer les fastes de la
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perspective qui balise désormais de façon irréversible le champ de travail
assigné à l’exégèse. Seul l’obscurantisme qui aliène, peut tourner le dos à un
tel programme.
Le deuxième héritage qui éclaire ma pratique exégétique est le siècle des
Lumières4. De cette époque qui porte si bien son nom et dont votre pays fut
l’un des berceaux, on retiendra – pour l’occasion qui nous rassemble – la
naissance d’une éthique de la connaissance qui entend donner à tout travail
intellectuel une dimension critique. L’honnêteté intellectuelle, le principe du
libre examen, la liberté de penser, l’exigence incompressible de vérité, le choix
délibéré d’une argumentation claire et discursive, l’aveu toujours possible de
la faillibilité dans l’accomplissement du travail intellectuel, le respect de
l’opinion concurrente, la mise à l’écart des arguments d’autorité, tous ces
principes – souvent bafoués et toujours inconfortables – permirent la mise en
place d’une éthique intellectuelle qui deviendra l’honneur de l’exégèse protestante
dans sa quête intrépide et parfois dramatique de la vérité.
Deux grandes figures du XXe siècle nous rappellent enfin – c’est le troisième
héritage – qu’il n’est pas d’exégèse sérieuse qui puisse s’affranchir de la
problématique herméneutique. Rudolf Bultmann d’abord, qui, plus que tout
autre, s’est plié à l’ascèse historico-critique, s’interroge sur la nature du langage
utilisé dans le Nouveau Testament. Il est ainsi conduit à poser la question de la
2 Par exemple, ÉRASME, Préfaces au Novum Testamentum. Avec des textes d’accompagnement
(Yves DELÈGUE et J.-P. GILLET), Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire et société 20 », 1990.
commentaire de l’Épître aux Romains [Vorlesung über den Römerbrief 1515/1516, Darmstadt,
3 On se souviendra, à cet égard, de l’important travail exégétique de Martin LUTHER (par ex. le
Nouveau Testament (Commentaires sur le Nouveau Testament, Toulouse, Société des livres religieux,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2 vol., 1960]) ou de Jean CALVIN, commentant l’ensemble du
1891-1894).
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herméneutique en emmenant l’exégète sur le chemin des trois mimèsis. Il rend
turn. Mais avec lui, le lecteur apprend également que si l’attention sur le texte
s’est resserrée et s’est affinée, que si la question de l’appropriation a été prise
au sérieux, ce n’est que pour le renvoyer à la question de l’histoire et de la
mémoire10. Au fil de son compagnonnage attentif avec le grand philosophe,
l’exégète reçoit les outils qui lui permettent d’engager son travail avec rigueur
et cohérence. Ainsi équipé, il peut revisiter nos origines fondatrices.
5 Voir la biographie de Konrad HAMMANN, Rudolf Bultmann. Eine Biographie, Tübingen, Mohr
(Siebeck), 2009, et Rudolf BULTMANN, L’interprétation du Nouveau Testament, Paris, Aubier, coll.
6 L’essai Sein und Zeit (L’être et le temps) de Martin HEIDEGGER est paru pour la première fois au
« Les religions 11 », 1955.
printemps 1927 dans le Jahrbuch für Phänomenologie und phänomenologische Forschung d’Edmund
Rudolf BULTMANN et Martin HEIDEGGER (Briefwechsel 1925-1975, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009)
HUSSERL, tome VIII. Il a profondément influencé R. Bultmann. La correspondance échangée entre
Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000.
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ambiants les premiers chrétiens s’étaient rendus suspects d’impiété, aux
exégètes de risquer le même reproche en procédant à une critique libératrice du
religieux aliénant.
Le rapport à l’Église constitue le deuxième champ où l’activité critique de
l’exégèse est appelée à s’exercer. Si le Nouveau Testament est considéré comme
un objet culturel relevant de la science des religions, la communauté académique et
érudite forme son seul lien d’insertion. En revanche, si l’exégèse est conçue
comme discipline théologique, c’est-à-dire comme l’écoute d’une parole qui
interpelle, qui éclaire et qui suscite une pratique, alors elle est en lien avec la
communauté ecclésiale12. Cette relation doit être vue comme un compagnonnage
critique. L’exégèse doit travailler en pleine indépendance, elle doit refuser toute
main mise ou tout encadrement qui viserait à enfermer sa recherche dans un
cadre dogmatique ou à la soumettre à une discipline qui limiterait sa liberté de
recherche ou orienterait de façon autoritaire son travail. Ainsi conçue, l’exégèse
n’est pas une menace. Tout au contraire, quand les textes sont lus de façon à
pouvoir libérer leur potentiel de sens, elle est une chance pour l’Église. Elle
est la médiation qui permet à l’Église d’avoir accès à sa mémoire créative et
libératrice. La lecture de l’Épître aux Romains par Martin Luther13 ou par
Karl Barth14, l’interprétation du Sermon sur la montagne par Dietrich Bonhoeffer
demeurent à cet égard des exemples instructifs.
11 Cf. Ernst KÄSEMANN, « Gottesdienst im Alltag der Welt », in Exegetische Versuche und
Besinnungen, Erster und zweiter Band, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 19675, p. 198-204.
12 Cf. Jean ZUMSTEIN, Sauvez la Bible. Plaidoyer pour une lecture renouvelée, Aubonne, Édition
Karl BARTH, Der Römerbrief, Zurich, EVZ-Verlag, 1967 (1re éd. 1922).
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qu’elle prétend lire, se doit d’être une présence critique au sein de l’université.
Ces dernières décennies ont vu la montée de deux périls. Tout d’abord, les
« Fachidioten », des spécialistes qui savent tout sur rien, s’est répandu de façon
intellectuels ont assisté à un éclatement du savoir sans précédent. Le règne des
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altérité. Certes, il serait naïf de penser que l’exégèse consiste à exhiber, en toute
objectivité, un sens immanent au texte. Le sens naît de la rencontre entre le texte et
son lecteur. Il est cependant essentiel que l’exégète respecte les contraintes du texte,
qu’il s’efforce d’identifier au mieux dans son décodage les structures de l’œuvre
ne pas passer sous silence la Sache, la question fondamentale qui traverse le texte.
qu’il a pour tâche d’interpréter. Ou, en d’autres termes, il est de toute importance de
Dans le cas du Nouveau Testament, cette Sache est théologique. Il y va de Dieu ou,
plus spécifiquement, de l’existence humaine coram Deo.
On peut certes aborder le texte par des biais divers : s’intéresser à la sociologie
ou à la psychologie des premiers chrétiens sur la base du Nouveau Testament, on peut
se focaliser sur le rapport entre judaïsme et christianisme naissant, entre le pouvoir
impérial et ce même christianisme, on peut se prendre de passion pour les structures
narratives ou rhétoriques, pour les modèles de communication qui caractérisent les
relève pas d’un a priori confessionnel ou dogmatique, elle vaut – comme l’a
montré Umberto Eco16 – pour tout texte littéraire.
Il est, en deuxième lieu, urgent de lutter avec ardeur contre la résurgence du
positivisme dans le travail exégétique. Le savoir ne consiste pas d’abord dans une
accumulation de connaissances. Certes, nous avons au cours de ces dernières
décennies fait des progrès substantiels dans nombre de disciplines. Notre
documentation papyrologique pour établir le texte du Nouveau Testament s’est
notablement étendue17. Notre connaissance du judaïsme à l’époque de Jésus s’est
éloignée de clichés dépréciatifs ; elle rend désormais justice à un monde complexe
16 Umberto ECO, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris,
Grasset, coll. « Figures », 1985 ; Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
17 Cf. NESTLE-ALAND, Novum Testamentum Graece, 27e éd., Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1993.
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l’explication raisonnée du texte. Tant que le monde du texte n’a pas été proposé au
et pour la concentration sur la chose dont parle le texte, sur l’intentio operis qu’il faut
lecteur, le texte n’a pas été interprété. C’est ce combat pour la sobriété, pour la rigueur
aimait à opérer entre les faits avérés (bruta facta) et leur interprétation est caduque.
que l’on pense à White21 ou à Ricœur22 – nous avertissent que la distinction que l’on
Ainsi par exemple, la distinction que l’on a coutume de faire entre le Jésus de
l’histoire et le Christ de la foi est moins évidente qu’il n’y paraît au premier abord.
Car si le Christ tel qu’il apparaît dans les Évangiles est indiscutablement le fruit de
la relecture postpascale, le Jésus de l’histoire est lui aussi une construction, mais
issue cette fois-ci de la critique historique. Ainsi, toute reconstruction du passé – et
donc des origines chrétiennes – est une construction qui s’efforce de mettre en
18 Cette vision renouvelée apparaît, par exemple, dans l’ouvrage édité par Hugues COUSIN, Le
apocryphes chrétiens I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997 ; Pierre GEOLTRAIN,
Jean-Daniel KAESTLI, dir., Écrits apocryphes chrétiens II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2005.
20 Voir, par exemple, Markus MAUSER, Einführung in die Kulturwissenschaft, Darmstadt, WBG,
21 Hayden WHITE, Auch Klio dichtet oder Die Fiktion des Faktischen. Studien zur Tropologie des
coll. « Einführung Germanistik », 20063.
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réseau les traces du passé disparu. Aussi, du passé fondateur nous n’avons – pour
parler avec Ricœur23 – qu’un analogue dont il s’agit d’identifier les présupposés.
C’est nanti de cette nouvelle lucidité critique qu’il s’agit désormais de nous pencher
sur notre origine fondatrice.
CONCLUSION
Puisque l’occasion qui nous rassemble est la collation d’un doctorat honoris
causa permettez-moi de conclure ces brèves remarques sur le métier de
l’exégète en milieu académique en élargissant quelque peu la perspective.
L’exégète a sa place dans une université humaniste – c’est là une tradition
défendue d’emblée par la Réforme et qui conserve, aujourd’hui encore, toute
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sa dignité et sa légitimité. Cet enracinement du travail sur les textes dans
l’université signifie que la lecture du Nouveau Testament ne s’effectue pas en
dehors de la culture, mais en lien étroit avec elle. Encore faut-il s’entendre sur
ce que nous appelons « culture ». Nous n’avons bien évidemment pas en vue
une culture du divertissement qui distrait l’être humain de son existence. Blaise
Pascal nous a suffisamment avertis sur ce point24, si bien que c’est avec conster-
nation que nous voyons nombre d’intellectuels hanter l’espace médiatique pour
paraître, et transformer la culture en un objet de divertissement rentable.
Le lien entre l’exégèse et la culture est dialectique et se situe à deux niveaux. Ce
rapport suppose tout d’abord que l’exégèse se serve de toutes les ressources que lui
offre le savoir humaniste pour interpréter les textes, qu’elle s’engage donc dans une
lecture ouverte qui privilégie le dialogue et qu’elle se sache perfectible. L’exégèse
se constitue ainsi comme une discipline critique qui est en mesure de s’expliquer sur
ses méthodes, sur ses liens avec les autres disciplines et sur sa finalité. Elle
s’accomplit en restant fidèle à une éthique de la connaissance qui fait l’honneur de
l’université occidentale. Mais, en retour, l’exégèse néotestamentaire pratiquée en
terrain académique se doit d’enrichir le savoir commun de ses propres découvertes,
d’être aussi critique pour les autres expressions de la culture qu’elle l’est pour
elle-même, de défendre certaines valeurs éthiques aujourd’hui menacées. J’ai déjà
dit à quels périls était exposée l’université aujourd’hui. C’est en restant fidèle à cette
éthique de la connaissance que l’exégèse servira non seulement l’Église, mais
également la société, c’est ainsi qu’elle permettra à chaque lecteur de mieux
comprendre son existence et de mieux l’affronter.
Jean ZUMSTEIN
Ibid., p. 272.
Cf. Blaise PASCAL, Pensées (éd. Brunschvicg n° 139), Paris, Garnier, 1960, p. 109-113.
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