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Jean-Louis Souletie
Dans Transversalités 2019/3 (n° 150), pages 117 à 131
Éditions Institut Catholique de Paris
ISSN 1286-9449
DOI 10.3917/trans.150.0117
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 11/05/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 176.158.104.130)
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UR « Religion, Culture et Société » – EA 7403
Au terme de cette réflexion, le principe christologique de la foi chrétienne
révèle le potentiel autocritique de la doctrine. Le christianisme confesse la
mort du messie comme action de salut pour la création toute entière. C’est
ce qui l’autorise à être prophétique et critique à l’égard de toute la réalité. en
effet, la croix proteste de la mort de l’innocent. elle reste inscrite dans
l’histoire comme ce cri pour la liberté et la justice. mais du même coup elle
interroge aussi le christianisme et ses complicités historiques avec la spolia-
tion du sujet, de son identité, de sa dignité. La mort du crucifié a ainsi une
force incisive dans la confession chrétienne de Dieu. il s’agit d’un Dieu
crucifié. notons que, paradoxalement, les disciples de Jésus dans les écrits
du nouveau testament ne se sont guère montrés enclins à insister sur la façon
dont il était mort alors même qu’ils s’étaient en quelque sorte apprivoisés
l’idée de la mort du messie. Déconcertés dans leur judaïsme par une
pendaison vouée selon la torah à la malédiction (Dt 21,23), ils l’ont réinter-
prétée, à l’instar de Paul, comme une folie pour les païens et un scandale pour
les juifs. C’est pourquoi en théologie chrétienne seul le langage de la croix
est celui de l’homme qui cherche Dieu, y compris à ce point où il n’y a plus
d’évidence1. Les énoncés de la foi comme l’expérience concrète du chrétien
sont marqués au coin par cette lectio difficilior du message chrétien. La croix
du Christ est ainsi ce principe critique de la foi chrétienne elle-même.
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La croix de Jésus acquiert alors une valeur de modèle pour les croyants
parce qu’elle stimule leur endurance selon la manière dont Jésus lui-même
a vécu sa fidélité jusqu’au sang pour maintenir sa communion avec Dieu
contre le péché dont il fut victime. Dieu, à travers la croix, a déployé sa
puissance dans la faiblesse. La conduite des prédicateurs et des fidèles doit
lui ressembler selon Paul (2 Co 12,9). Annoncer un messie crucifié appelle
une Église pauvre et faible dans le monde. on retrouve chez les théologiens
de la libération d’Amérique latine et chez le théologien protestant allemand
J. moltmann une même approche contemporaine. toute chose qui reflue en
critique sur des comportements chrétiens qui n’iraient pas dans ce sens.
Le nouveau testament donne sens à la croix en recourant à l’Ancien
testament. 1 P 2,21-25 relit ainsi la passion et la mort de Jésus à la lumière
de l’Ebed Yhwh (is 52,13 – 53,12) selon un usage traditionnel du judaïsme.
Ce passage vient approfondir 1 Co 15,3 qui ne disait pas encore selon
quelle Écriture précise l’on devait interpréter la mort de Jésus sur la croix.
il s’agit d’expliquer maintenant comment Jésus qui est sans péché a pu
mourir comme portant nos péchés. 1 P 2 laisse de côté la malédiction
attachée à la pendaison de Dt 21 pour déplacer l’accent sur le fait que Jésus
a pris sur lui nos péchés pour nous en libérer, afin de « vivre pour la
justice » (v. 24b). Comme l’exprime positivement Rm 5, la fidélité et
l’obéissance de Jésus ont racheté nos infidélités et nos désobéissances.
Avec ga 3,13-14 la réflexion progresse. il introduit directement Dt 21,23
ce qui n’était pas le cas dans Actes ni dans 1 Pierre. en mourant pendu sur
le bois, Jésus assume la malédiction de la Loi pour nous en libérer. Ceci est
très à distance du kérygme primitif qui niait le scandale de la croix dans la
polémique avec les juifs. De même, 1 P 2 laissait de côté le point litigieux
de la malédiction. Paul, dans la lettre aux galates, l’assume. Le texte de
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ga 2,19 « par la Loi je suis mort à la Loi » fait l’objet de plusieurs interpré-
tations. il oblige à rapprocher mort à la Loi de mort au péché comme en
Rm 6, afin de vivre pour Dieu. bref, être crucifié avec le Christ, c’est être
mort au péché, ce qui ne pouvait s’obtenir par l’observance de la Loi. mort
au péché et vivre pour Dieu ne sont pas détachables. tout principe de
justification désormais ne peut être invoqué en rejetant l’autre, le juif ou le
païen, car le sang du Christ a aboli la barrière qui séparait les deux (ep 2,14).
Le texte de Col 1,20 élargit le champ de la justification pour l’étendre à tous
(ta panta). La mort violente du Christ avec effusion de sang a donc été
interprétée par les communautés selon l’analogie du sacrifice comme la mort
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du messie pour nos péchés.
Finalement, la croix de Jésus n’est pas la figure d’un châtiment divin, mais
chez l’évangéliste matthieu elle représente l’appel à suivre le Christ
(mt 20,19). Chez marc et Luc, elle est attachée à l’annonce de l’Évangile dans
l’ordinaire des jours. La croix du croyant résulte d’une option pour l’Évangile
de l’ordre du renoncement apostolique. Pour le croyant, la croix a comme motif
le « à cause de Jésus » (2 Co 4,11) tout comme Jésus parlait de renoncements
« à cause de moi » (mt 10,39) ou « à cause de l’Évangile » (mc 8,35).
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L’auteur cherche un nouveau langage appelé par la mort de Dieu (t. 1)
dans le discours de la modernité afin que Dieu ne soit plus pensé de manière
extérieure à la vie humaine mais comme « la parole jaillie de l’intersubjec-
tivité de notre présence au monde, Parole inséparable du champ d’humani-
sation où Dieu advient “pour nous” » (t. 2/1, p. 193). tout son effort propose
une alternative à la pensée du Dieu de la métaphysique, dans sa posture
théiste puis, par renversement dialectique, athée.
Si la pensée est ici influencée par l’œuvre du théologien protestant e. Jüngel
pour lequel « ce qui arriva à la croix de Jésus est, en ce que cela a d’unique, un
événement qui ouvre les profondeurs de la divinité »4, elle appelle son prolon-
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gement par une réflexion sur l’éternité comme capacité du temps (t. 2/1,
p. 391), c’est-à-dire que Dieu possède en lui-même un temps pour l’homme.
C’est pourquoi ce tome 2/1 est tout entier polarisé par son dernier chapitre:
l’incarnation rédemptrice comme adoption par le Père de Jésus verbe incarné
pour que l’humanité devienne fils de Dieu dans le Fils unique par la communi-
cation de l’esprit de Dieu devenu en Jésus l’esprit de l’humanité du Christ.
une « disponibilité divine » nouvelle est ouverte par la Parole de la Croix
selon Jüngel ou par la résurrection du crucifié selon moingt dans L’homme
qui venait de Dieu. une triple disponibilité est offerte en vue d’une connais-
sance de Dieu nouvelle. une disponibilité matérielle d’abord car notre
théologien développe une doctrine trinitaire selon l’événement pascal.
S’ajoute une disponibilité formelle qui est une philosophie du devenir dans
la chair du monde et de l’histoire de ce même événement (p. 139) qui n’est
pas sans rappeler l’« ontologie-de-ce-qui-passe » de Jüngel (t. 2/1, p. 342).
enfin, moingt déploie une disponibilité herméneutique : voilà que l’inter-
prétation du destin de la métaphysique et de son aporie résumée dans
l’expression nietzschéenne « Dieu est mort » vient renforcer cette disponi-
bilité « théologique » de Dieu offerte dans la mort du crucifié.
moingt en arrive ainsi à parler de la « mort de Dieu » pour une double
raison. Cette expression rend compte du donné révélé et du contexte de
l’athéisme moderne consécutif à la faillite du théisme. en effet, le concept
de « mort de Dieu » de l’athéisme continue d’être pensé dans le cadre de la
métaphysique et non pas dans l’événement de la Parole de la croix : il faut
donc le repenser théologiquement, c’est-à-dire à partir de Dieu dans l’événe-
ment de la mort et de la résurrection du Christ.
4. Ibid., t. i, p. 143.
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L’auteur montre que paradoxalement c’est cette mort, traitée théologi-
quement, qui rapproche à nouveau l’homme et Dieu, si du moins elle est
accueillie dans la foi en la révélation dans laquelle elle lui est donnée. il
montre que la connaissance de Dieu doit aller jusqu’à la thématisation de la
mort de Dieu, aussi bien celle affirmée par la critique athée qui récuse finale-
ment l’essence du Dieu théiste, que celle professée par la foi qui révèle la
véritable essence de Dieu qui est l’amour. il veut que la pensée de Dieu aille
jusqu’à son terme sans s’arrêter avant, et qui est la pensée de la mort de Dieu:
« Celle-ci (la pensée de Dieu) est pensée jusqu’au bout dans la pensée de la
mort de Dieu »5. tel est le défi auquel répond l’ouvrage de moingt.
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Le jésuite recueille ici la puissante doctrine de hegel, qui intègre la mort
dans l’idée de Dieu, comme moment de constitution de son être. il s’en
détache évidemment pour des raisons théologiques, récusant le caractère
nécessaire de ce moment dialectique et la perte de la distinction de l’homme
d’avec Dieu (voir la théologie trinitaire de l’amour, de l’excès et de la
gratuité, t. 2/1, p. 298 par exemple). Cependant, notre théologien en reprend
l’intuition en théologie, y voyant une invitation majeure à repenser l’essence
de Dieu, à partir de l’événement historique de la Révélation6. Dans cette
reprise théologique de l’intuition hégélienne, la mort de Dieu est vue comme
l’événement survenu en Jésus qui scelle de façon définitive son être-homme,
et puisqu’elle touche la nature d’un être qui est en même temps Fils de Dieu,
cette mort peut être dite la mort de Dieu, intégrée ainsi à l’être même de
Dieu. L’on reste ici dans la perspective patristique de l’unus de Trinitate
passus est in carne (Dz 406). Le concept de mort de Dieu n’est plus
déterminé à partir de l’homme qui la pense, mais à partir de Dieu lui-même
qui s’auto-interprète comme être uni à ce qui passe, identifié au crucifié,
intégrant en son être la mort.
Pour cela, l’auteur substitue à l’ontologie classique une phénoménologie
de la chair selon merleau-Ponty pour réfléchir la préexistence du verbe7.
5. Dmm i, p. 71. même doctrine chez moltmann : « Dieu ne peut mourir dans sa nature.
mais maintenant que Dieu et l’homme sont unis en une personne, on peut bien parler de la
mort de Dieu, quand meurt l’homme qui est une seule personne avec Dieu » (Le Dieu crucifié,
Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », nº 80, 1990, p. 269).
6. Là encore on se souvient de Jüngel pour lequel « que Dieu soit devenu homme a pour
conséquence […] que fasse aussi partie de la religion absolue la plénière venue de Dieu dans
la condition passagère de l’histoire, dans la dimension du “simplement historique” ».
7. il note pourtant que le problème du monothéisme chrétien n’est pas d’abord lié à une
théorie de l’être mais au fait que l’un des trois habite le monde par l’envoi du Père (p. 181).
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Prenant congé d’un discours trop mythologique (p. 65), il suggère alors de
penser à partir de l’Écriture la préexistence comme une proexistence, une
existence dans un peuple qui préfigure le destin du Christ, une existence en
projection dans le temps, la force transcendante de l’histoire, une existence
pour nous les hommes et pour notre salut (p. 83 et 130). L’auteur pense ainsi
coupler l’existence éternelle du Christ avec sa pleine historicité8 puisque dès
le commencement le Christ est solidaire de notre devenir (p. 98). ici encore
une réflexion sur la mort du Dieu crucifié appelle un travail de démytholo-
gisation du discours chrétien pour le faire advenir à sa vérité d’expérience
transformante de liberté et de justice.
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Cette vérité du discours conduit à l’expérience trinitaire chrétienne. notre
auteur propose de penser la distinction/relation intratrinitaire (Père, Fils et
Saint-esprit) à partir de l’amour crucifié (p. 134) qui est seul habilité à
conjurer toute cassure de l’être divin. moingt radicalise la thèse de Jüngel pour
lequel l’axiome de la théologie trinitaire est le suivant : « Si la doctrine
trinitaire économique parle de l’histoire de Dieu avec l’homme, la doctrine
trinitaire immanente doit parler de l’historicité de Dieu. L’histoire de Dieu est
sa venue vers l’homme. L’historicité de Dieu est l’être de Dieu en venue. »9
on est donc amené à reconnaître, à partir de l’« ek-sister » de Dieu lui-même
dans l’événement de la croix, que l’essence du Dieu trinitaire se donne là :
l’existence de Dieu est en même temps son essence qui est l’Amour. on peut
encore dire que l’humanité de Dieu, manifestée dans l’abandon de soi au
calvaire est l’événement de la divinité de Dieu. L’essence de Dieu, c’est son
humanité, sa donation de lui-même par amour dans l’incarnation et suprême-
ment dans la crucifixion : « C’est justement dans l’abandon de soi de l’incar-
nation que se produit donc d’une manière indépassable la relation à soi de la
divinité de Dieu. C’est le sens du discours sur l’humanité de Dieu. Celle-ci
n’est pas un ajout parallèle au Dieu éternel mais l’événement de la divinité
de Dieu. »10 La passion et la mort du Christ ne sont pas ici déconnectées de
son humanité, de son histoire, de sa prédication.
8. C’est d’ailleurs la règle trinitaire qu’établit l’auteur, à savoir que le principe de la
distinction des hypostases n’est pas tiré de leur économie mais ne va pas sans elle (p. 152).
9. Dmm ii, p. 197.
10. Dmm ii, p. 238. De ce fait, ce Dieu trinitaire recueilli à partir du crucifié met en crise
dans une puissante relation dialectique le Dieu du théisme : « Avec la distinction entre Dieu
et Dieu orientée à partir du Crucifié, nous avons considérablement corrigé la doctrine
classique sur Dieu. Car la distinction entre Dieu et Dieu fondée sur la croix de Jésus-Christ
a détruit l’axiome de l’absoluité et avec lui l’axiome de l’impassibilité ainsi que l’axiome de
l’immutabilité de Dieu, comme inadaptés au concept chrétien de Dieu. » (Dmm ii, p. 238).
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À partir de là, selon notre théologien, on peut comprendre que le verbe
et l’esprit sont émis comme deux moments indivisibles d’un même acte
d’autocommunication de Dieu ainsi que le révèle l’économie, sans
qu’aucune fissure ne les sépare. La création relève alors de cette disposi-
tion de l’être trinitaire. Dieu étant pour nous (Rm 8,31), c’est-à-dire
autocommunication de soi à un autre, le verbe doit devenir autre pour être
un autre. Dieu supporte ainsi qu’il existe autre chose que lui (création) qu’il
puisse aimer, c’est-à-dire désirer comme autre que lui en lui donnant
d’être, lui donnant de soi (négativité non temporelle) et en la rendant digne
d’être aimée. Là où le dogme qu’il revisite s’exprime en termes d’être de
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nature et d’origine, moingt parle en termes d’amour, de don et de communi-
cation intersubjective qui est l’autre nom de la consubstantialité comprise
alors comme communion d’amour entre sujets de même origine (p. 148
et 154)
Récusant le principe anthropique d’un ordre et d’une finalité dans la
création, moingt suggère que Dieu ne « crée que sur le mode de rendre
possible la venue d’un être qui lui deviendrait semblable » (t. 2/1, p. 300).
Le monde est ainsi pensé dans une noble autonomie qui porte en elle la
marque de la liberté divine. Dieu n’est pas à l’initiative du monde par une
chiquenaude mais pas l’engagement incessant de son activité pour la
soutenir dans une histoire de salut mis en lumière par le prologue
johannique (t. 2/1, p. 306). Fidèle à sa méthode, l’auteur ne récuse pas la
théologie naturelle qui fonde en raison la croyance en la création. il fonde
la foi en la création à partir du ressuscité, laquelle n’érige pas la théologie
en savoir cosmologique mais en histoire risquée de l’aventure humaine
selon le déchiffrement de la croix élaboré par la théologie paulinienne.
L’homme court le risque donc d’être comme il ne doit pas être. La puissance
du mal dans les cas extrêmes prend un visage satanique, non comme une
réalité hypostatique du cosmos mais comme le produit d’un « nous »
humain qui asservit chaque « moi » qu’il emprisonne. L’emprise de ce mal
est réelle bien que son existence soit indépendante de chaque individu, car
il appartient au monde humain en étendant ses racines dans le monde
naturel. À l’inverse, Dieu trinité soutient sa création par une communion
des saints qui créé une force du bien capable de s’opposer à celle du mal
dans l’entrelacs des relations humaines jusque dans leurs prolongements
naturels (t. 2/1, p. 318).
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et de la rédemption ancrées dans la passion et résurrection du Christ. il
importe de ne pas dissocier l’événement de la croix des autres textes du
nouveau testament en particulier de tous ceux qui précèdent la passion de
Jésus. il est de même impossible de séparer la croix de son interprétation
pascale à travers la résurrection.
Du vivant de Jésus, croire en lui, signifiait être frappé par son autorité et
sa puissance. C’était percevoir en elles l’action de Dieu au point d’espérer
sa victoire par/en Jésus. Croire en lui, pour ses disciples, c’était également
le suivre pour avoir part à sa victoire. C’est en sens qu’il faut tenir cette
continuité entre le Jésus prépascal et le ressuscité, entre sa mort et sa
résurrection. Après Pâques, si une continuité demeure avec Jésus tel que les
disciples l’avaient connu, c’est aussi à l’intérieur d’une discontinuité qui
marque la nouveauté des temps inaugurés par sa résurrection. Sa présence
actuelle, telle que l’exprime le premier kérygme pascal, n’abolit pourtant pas
la distance entre d’une part ce qui est dit de lui et ce qu’il dit, et d’autre part
entre l’hier et l’aujourd’hui de la connaissance de Jésus : « Aussi, désormais,
ne connaissons-nous plus personne à la manière humaine (litt. selon la
chair). Si nous avons connu le Christ à la manière humaine (kata sarka),
maintenant nous ne le connaissons plus ainsi. » (2 Co 5,16). Ce renverse-
ment des temps invite à une théologie comme généalogie, dans la mesure
où l’histoire échappe alors au simple rapport de causalité à partir de faits
prétendument objectifs. La généalogie permet de saisir comment la
nouveauté pascale fait éclater le rapport à Jésus dans de multiples figures :
d’abord au lendemain de la mort de Jésus, puis dans les expériences pascales,
et enfin dans la prédication apostolique.
Au lendemain de la mort de Jésus, mais déjà dans son procès, ceux qui
l’ont suivi sont dispersés après avoir trahi ou renié. il y a donc une sorte
d’anéantissement des espérances concernant le messie et, en conséquence,
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une disparition de la christologie prépascale. Les expériences pascales11 du
type Jérusalem (Lc 24,26-53 et Jn 20,19-29) ou galilée (mt 28,16-20)
fondent la conviction que Jésus est encore vivant et qu’il va bientôt instaurer
le règne de Dieu sur terre. elles insistent sur la vie nouvelle du Christ et non
sur sa mort ou son ministère d’hier.
Avec l’Ascension, la distance semble se creuser dans la mesure où
l’insistance porte sur le Christ en gloire, exalté auprès de Dieu dont la
condition divine est autre par rapport à ce qu’avait été l’existence de Jésus.
toutefois cet écart n’est pas sans une continuité marquée, car le Ressuscité
apparaît d’abord aux siens. Luc rappelle que pour être témoin qualifié de la
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résurrection, il est nécessaire d’avoir été témoin de la vie de Jésus. L’expé-
rience de sa mort dans cette continuité entre le Jésus d’hier et l’aujourd’hui
du Christ ressuscité ne semble pas avoir d’autre sens qu’une injuste condam-
nation ; c’est pourquoi Dieu réhabilite son serviteur en le ressuscitant. La foi
au Christ ne requiert pas encore une christologisation de la mort de Jésus,
car elle est tout entière tournée vers le Christ vivant maintenant, et vers son
retour. La prédication apostolique développe une christologie maintenant
marquée par le kérygme centré sur le Christ vivant qui s’est donné à voir et
non sur son ministère galiléen. C’est la victoire sur la mort qui est au centre
comme gage du salut accompli lors de son retour. La prédication ne reprend
d’ailleurs pas le vocabulaire du « Royaume » tel que Jésus l’avait utilisé, ni
même le détail de son enseignement sous ses aspects sapientiaux et moraux.
Pourtant le kérygme reste le témoin d’une certaine continuité entre le
message de Jésus et ce qu’il annonce. À la lumière des expériences pascales,
il approfondit l’annonce du règne et ce que Jésus a pu laisser entrevoir de
sa mort. il intègre par ailleurs la transmission des faits tels qu’ils ont été livrés
par la tradition. Le Credo traditionnel (1 Co 15,3-5) résume la nouveauté du
kérygme par rapport aux expériences pascales : « Je vous ai transmis en
premier lieu ce que j’avais moi-même reçu : que le Christ est mort pour nos
péchés selon les Écritures, qu’il a été enseveli, qu’il est ressuscité le troisième
jour selon les Écritures, qu’il s’est fait voir à Céphas. » L’emploi du parfait
signifie que l’accent est mis non pas sur l’action passée mais sur sa continuité
dans le présent. Le Christ est mort une fois pour toutes (verbe grec à
l’aoriste), il est vivant aujourd’hui (parfait). Dans 1 Co 15,12-20 ce jeu des
verbes est employé six fois. C’est donc bien le Christ dans ce qu’il inaugure
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aujourd’hui des temps nouveaux qui intéresse le kérygme. Le passage du
« Dieu qui a ressuscité Jésus d’entre les morts » au « Ressuscité comme le
Crucifié » dessine bel et bien une double lecture de l’événement pascal qui
relie eschatologie et histoire.
Ce regard en arrière du souvenir chrétien relie l’expérience pascale au
Jésus crucifié. La prédication de Jésus est liée à sa parole concernant le
Royaume au point que sa parole passe également dans sa personne : il est
« parole (logos) de Dieu ». De sorte que sa mort sur la croix est aussi la mort
de sa parole eschatologique qui rendait proche le Royaume. Ainsi la
crucifixion provoque une rupture historique singulière qui ne se laisse pas
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comparer aux relations dialectiques de continuité et de discontinuité interve-
nant dans d’autres ruptures historiques. tout tient au fait que celui qui
meurt est celui qui s’est identifié à sa parole eschatologique (annonçant « Le
Royaume de Dieu est parmi vous. » – mt 12,28).
La multiplicité des écritures néotestamentaires (lettres, évangiles,
apocalypses) relève ce défi de la foi qui répond de cette continuité théolo-
gique. La prédication apostolique comme les Évangiles montrent comment
les disciples des premières communautés ont déchiffré la promesse inscrite
dans le procès historique de Jésus. Chaque écriture traduit des figures de
Jésus parfois opposées. elles témoignent des manières différentes selon
lesquelles les communautés ont repris dans la foi, à même leur histoire
contingente, la prédication eschatologique de Jésus. C’est ainsi que la
prédication du Christ par la communauté primitive est donc la forme aposto-
lique de la prédication du Royaume par Jésus. Ceci parce qu’elle a reçu du
destin de Jésus lui-même la forme du crucifié, la prédication annonce le
message de Jésus en prêchant le Christ crucifié et ressuscité.
La fonction théologique du Jésus historique est de préserver la prédica-
tion apostolique de dissoudre la figure du Christ dans une compréhension
de soi que l’on projette inéluctablement sur elle. Dans ce sens on peut dire
qu’avec la résurrection du crucifié, l’eschaton est entré dans l’histoire, qui
reçoit une fonction eschatologique. C’est là sa force critique et prophétique
qui vient relativiser les idolâtries de l’histoire que sont ses violences.
en reprenant à son compte dans la prédication la figure du Jésus
historique, la communauté primitive pose un acte d’espérance. L’histoire
reste brisée et énigmatique mais la résurrection du crucifié rend possible une
prise en charge de la personne de Jésus dans la parole de la croix. elle permet
donc d’identifier la vérité de Dieu avec le destin de cet homme, Jésus de
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nazareth, trahi par les siens, rejeté par tous au golgotha. elle est un novum
eschatologique. elle fonde le kérygme et le rend possible dans un acte
d’espérance dans l’histoire de ceux qui le proclament. Ceci est possible dans
l’acte même où la résurrection qualifie le Jésus crucifié de personne eschato-
logique, c’est-à-dire en qui surgit l’avenir de Dieu pour l’homme.
quand la foi pascale confesse que l’eschaton est entré dans l’histoire, elle
instaure un rapport inédit entre théologie et histoire. Le mystère pascal
devient alors l’expression de la conjonction des deux interprétations
traditionnelles de l’eschatologie, l’une dite « conséquente » insiste sur le
Royaume vu comme ce qui vient à la fin des temps, et donne peu de place
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au « déjà là » de ce Royaume, l’autre, dite « réalisée », selon laquelle celui-
ci est déjà présent sans être totalement manifesté dans l’histoire.
Juxtaposer ces deux interprétations de l’eschatologie est insuffisant. il
faut préciser encore quelle histoire rend possible leur conjonction. L’événe-
ment pascal ne résorbe pas la tension entre ces deux perspectives, parce qu’il
est précisément résurrection « du crucifié ». il dit à la fois l’œuvre de Dieu
en Jésus ressuscité d’entre les morts et l’histoire de cet homme rejeté,
condamné et exécuté, dont la croix dément la promesse et la prétention. en
ce sens l’affirmation chrétienne reste corrosive à l’égard de toute volonté
d’éliminer les singularités historiques des sujets et des cultures dans le
christianisme comme en dehors de lui.
S’il y a une pertinence théologique de l’histoire, c’est au prix d’une
tension entre théologie et histoire, qui justifie à la fois la tâche historique
de la présentation de la mort de Jésus dans le cadre de sa vie comme tâche
théologique, et la tâche théologique d’interprétation de la foi pascale
comme tâche historique. Ceci va à l’encontre d’une problématique qui
mettrait tout le poids théologique du côté de la résurrection et tout le poids
historique du côté de la croix. quelle est alors la signification théologique
de la croix ?
La croix de Jésus indique donc que, dans l’histoire, Dieu est toujours
absent puisque sa figure, son icône disparaît dans la mort. mais récipro-
quement, parce que Dieu se dit dans la croix de Jésus comme l’eschaton, il
y a une histoire de sa présence anticipée. C’est la confession de foi qui peut
articuler ces deux aspects en prenant en charge la continuité théologique par-
delà la discontinuité historique. La communauté primitive qui a pris la
responsabilité de confesser cette continuité théologique a-t-elle célébré un
autre que Jésus en célébrant le ressuscité ? non, car elle a pris soin, dans
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l’événement pascal qui la faisait naître, de susciter à son tour la parole
responsable susceptible de rapporter rétrospectivement sous forme de récits,
non seulement des enseignements ou des sentences mais surtout des éléments
de l’histoire prépascale du Ressuscité, en insistant malgré ses réticences sur
le récit de la Passion. De sorte que l’histoire de Jésus est dite, racontée,
célébrée. mais à travers elle, c’est tout autant l’histoire de la communauté
qui, par sa parole, assume la responsabilité d’une continuité théologique qui
s’exprime précisément en forme de récits.
Cette continuité consiste à dire qui est Jésus de nazareth en le proclamant
Seigneur et donc à répondre du crucifié en identifiant le Dieu d’israël à cet
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homme livré, rejeté et abandonné. « identifier » signifie « tenir ensemble »
ces deux aspects contradictoires, dans une parole élaborée dans l’absence du
crucifié et sous le signe de l’espérance du Dieu qui vient. L’identification
traduite par la résurrection du crucifié ou par la croix de Dieu proclame, ici
et maintenant, l’identité de Celui qui est mort au calvaire, de l’homme, du
monde et de Dieu. mais cette identification s’effectue sub contrario.
De sorte que l’on peut dépasser l’opposition traditionnelle entre eschato-
logie conséquente et eschatologie réalisée. en effet, maintenir sous forme
aporétique la tension entre histoire et théologie, c’est dire que nous vivons
encore sous le régime de la promesse (Dieu est notre avenir) et de l’antici-
pation (notre avenir est commencé) jusqu’à la résurrection générale des
morts. L’accomplissement de cette promesse et cette anticipation ont déjà
commencé en Jésus puisqu’en lui la fin de l’histoire est inaugurée au cœur
même de l’histoire qui cependant continue.
en définitive, la mort de Jésus fait l’originalité de son annonce au point
qu’il a été difficile de le présenter comme messie crucifié. Cette désigna-
tion problématique lentement acquise révèle la discontinuité entre le Jésus
prépascal et la prédication apostolique. moingt en accuse la distance pour
s’adresser à la culture de la mort de Dieu. mais cette discontinuité n’est
perçue que dans une continuité théologique qui assume précisément cette
distanciation historique 12. L’annonce kérygmatique dit toujours le
Royaume, mais sous la forme du crucifié, en la personne de Jésus. Le
christianisme s’annonce toujours ainsi selon ce principe critique de la mort
de l’innocent.
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La compréhension du crucifié constitue l’origine de toute christologie
dans la mesure où la prédication ne tient pas sans elle. C’est pourquoi
l’intérêt théologique du « procès historique de Jésus » si central dans les
écrits du nouveau testament est de chercher à comprendre sa mort dans le
contexte de sa vie. mais à l’inverse, l’intérêt porté au « procès eschatologique
de Jésus » souligne l’enjeu qui est de savoir qui dit vrai sur Dieu dans la
passion de Jésus, Jésus ou ses accusateurs et bourreaux. il s’agit alors de
comprendre sa mort dans le contexte de la résurrection et de la foi pascale.
La corrélation de ces deux intérêts montre comment, dans le nouveau
testament, l’on accède à Jésus en tant que Seigneur de sa communauté et
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c’est pour cette raison que, dès le début, son histoire (Historie) joue un rôle
christologique dans les Évangiles. Les énoncés de la foi chrétienne sont ainsi
marqués de ce skandalon (Rm 9,33) toujours à surmonter. ils portent en eux-
mêmes leur propre critique.
Jean-Louis SouLetie
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