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Adil Moussebbih
Dans Revue française de droit constitutionnel 2017/2 (N° 110), pages 437 à 464
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1151-2385
ISBN 9782130788393
DOI 10.3917/rfdc.110.0437
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ADIL MOUSSEBBIH
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Dans une démocratie, le pouvoir doit être fondé sur la volonté du
peuple. L’élection constitue le principal moyen par lequel le peuple
exprime sa volonté et façonne son gouvernement. Toute élection suppose
donc que soient définis, le corps électoral, le mode de scrutin, le calen-
drier de la compétition, l’encadrement administratif et financier du pro-
cessus électoral ainsi que le mode de contrôle de la régularité des élections
et de proclamation des résultats1. Dans un État de droit, les contesta-
tions relatives relèvent d’un type de contentieux spécial que l’on qualifie
couramment de contentieux électoral et qui a pour objet de v érifier la
régularité des actes et l’authentification des résultats de l’élection2.
En réalité le contentieux électoral désigne l’ensemble des litiges nés
des protestations qui sont dirigées contre l’organisation et le résultat des
élections3. Dans ce contexte, la régularité est une exigence fondamentale
à laquelle doivent satisfaire les opérations électorales. Toute la législation
relative aux élections consacre cette exigence comme une nécessité en vue
d’éliminer tout acte ou tout comportement susceptible de porter atteinte
à la liberté, à l’objectivité et à la sincérité du scrutin.
Le contentieux est donc consubstantiel aux élections tout comme l’élec-
tion le serait à la démocratie selon la célèbre formule de Jean Gicquel4.
Il purge, en effet, le scrutin de tous les vices susceptibles d’entacher la légi-
timité interne et internationale des élus. Ce contrôle est donc indispensable
dans l’intérêt des candidats et des électeurs qui sont de plus en plus atta-
chés à un contrôle rigoureux de ces opérations, afin que leur choix s’exerce
dans des conditions suffisantes de liberté et de sincérité. Les règles du
contentieux électoral sont à la fois valorisantes pour les élus qui s’y sou-
mettent et sécurisantes pour les citoyens qui en sont les bénéficiaires.
Ainsi que le souligne M. Ardant, « y a-t-il de contentieux plus impor-
tant que celui de la désignation par le peuple des représentants chargés
d’exprimer sa volonté. C’est en réalité le contrôle majeur puisque c’est
celui de démocratie5 ».
Ainsi, l’existence des recours électoraux en matière électorale présente
une garantie fondamentale dans un système démocratique. Le conten-
tieux électoral interpelle directement le juge. Il lui pose la question de la
signification de son action6. En intervenant de façon plus ambitieuse en
matière de contentieux électoral, le juge se contente de vérifier l’appli-
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cation conforme, transparente et loyale, des règles du jeu politique.
Il n’est pas aisé d’apprécier l’attitude du Conseil constitutionnel marocain
dans sa tâche délicate de juge des élections de sanctionner l’élu, en cas de
grief confirmé, ni de cerner exactement la nature de sa mission. Le juge
électoral marocain n’est-il pas un juge de la régularité ? Sera-t-il un strict
applicateur du droit ou plutôt un simple juge « de la sincérité de l’élec-
tion » ou est-il moralisateur de la vie politique ? Le juge constitutionnel
marocain en tant que juge électoral s’est-il acquitté de son obligation de
veiller au respect du choix des électeurs ?
Le juge électoral doit-il valider l’élection en dépit des atteintes por-
tées à la loi ? Doit-il ne prendre en considération que les plus graves des
actes ou uniquement ceux qui ont une incidence déterminante sur le
scrutin ?
Il faut commencer par dire que toute élection est présumée être régu-
lière. Et le juge électoral ne peut se saisir de lui-même d’un scrutin quand
bien même il l’estimerait irrégulier.
Même si la Constitution marocaine dans son article 132 assigne à la
haute juridiction constitutionnelle marocaine de « veiller à la régula-
rité » des élections, en réalité la haute instance ne peut qu’en assurer
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Dans le même sens, il lui appartient d’apprécier la force probante des
divers documents produits par les parties. À ce propos, il n’est jamais
tenu de convoquer les témoins allégués, même si les requérants le lui
demandent. La juridiction constitutionnelle s’accroche à la prudence en
opposant l’irrecevabilité quand les requêtes dénoncent des irrégularités
graves (composition irrégulière des bureaux de vote8, intervention de l’adminis-
tration9, renvoi des scrutateurs10… etc.). Généralement, le juge demande
plus de précisions dans les preuves. Les prétentions avancées et soutenues
à travers un certain nombre de requêtes sont rejetées lorsque les griefs
se ramènent à l’allégation que le requérant n’a présenté aucune preuve
concernant la distribution d’argent11. Le même sort attend les plaintes et
déclarations12 ; une plainte adressée au procureur du Roi, une déclaration,
une photo et un exemplaire d’un journal13, une plainte adressée au gou-
verneur14, un procès-verbal de police où le juge signale que le requérant
n’a pas précisé la suite réservée à cette poursuite judiciaire15… La position
adoptée par le juge de l’élection est la même lorsque les moyens présentés
à l’appui de la requête ne sont assortis d’aucun commencement de preuve.
À cet égard, le contentieux électoral ne saurait prétendre à une cer-
taine infaillibilité car en dépit de la gravité des faits invoqués, ceux-ci ne
sont pris en considération que s’ils peuvent être prouvés matériellement.
7. L’inéligibilité est d’ailleurs l’un des rares moyens à pouvoir être soulevé d’office par le
juge électoral. Voir dans ce sens la décision du CC marocain n° 802/2010. Voir également la
décision du CC marocain n° 762-09 du 2 juin 2009.
8. Décision du CC marocain n° 582 en date du 3 août 2004.
9. Décision du CC marocain n° 763 en date du 8 juin 2009.
10. Décision du CC marocain n° 692 en date du 13 mai 2008
11. Décisions du CC marocain nos 179, 184, 186,188, 189, 196…
12. Décisions du CC marocain n° 283/99 et 332/99)
13. Décision du CC marocain n° 327/99
14. Décision du CC marocain n° 356/2000
15. Décisions du CC marocain n° 260/98, n° 358/2000
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convient que les irrégularités aient une influence tangible sur le résultat
des opérations électorales en profitant au candidat élu18. C’est dire qu’une
petite infraction – comme peut l’être une affiche électorale apposée sur un
emplacement prohibé — n’est pas par elle-même suffisante pour influer
sur les résultats et ne saurait en conséquence justifier l’invalidation d’une
élection19.
Ainsi, de nombreuses raisons sont susceptibles d’expliquer le faible
taux d’invalidation des épisodes électoraux. Les chiffres sont éloquents ;
deux décennies d’exercice jurisprudentiel, le juge électoral a annulé
73 élections sur 727 recours représentant 10 % du nombre total des
requêtes électorales couvrant la période de 1994-2014. En fait, le juge
constitutionnel est animé du principe libéral selon lequel une pré
somption de régularité habille toute élection, présomption ne tombant
qu’avec l’apport d’une preuve, produite dans les délais et ayant une
influence déterminante sur l’issue du scrutin.
II – L
E JUGE ÉLECTORAL, JUGE DE LA SINCÉRITÉ DES RÉSULTATS
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DU SCRUTIN
20. J.‑P. Camby, Le Conseil constitutionnel, juge électoral, Sirey, Paris 2009, p. 80.
21. B. Maligner, op. cit., p. 75.
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Ainsi en délaissant le terrain de la régularité des opérations électorales
au profit de la seule sincérité du scrutin, le juge se pose non en gardien
de la loi électorale — mais en garant de l’expression démocratique25. De
la sorte, il n’est plus tant la « bouche de la loi » que celle du suffrage.
Reste qu’il ne faut pas laisser penser que la mission du juge est réduc-
tible à la seule bonne fin du processus démocratique qui fait de lui la
voix des électeurs26. Le juge de l’élection assume aussi une mission plus
classique, proprement juridictionnelle, celle d’arbitre entre deux parties
qui en appellent aux juges pour trancher leur litige. Or cet arbitrage juri-
dictionnel, conditionné par la théorie de l’effet utile, se fonde non sur la
loyauté mais, plus modestement, sur l’équité de la compétition électorale
et révèle en conséquence une approche restrictive de la mission du juge ;
quitte à mettre au second plan la protection des électeurs27.
Toute la question est alors de savoir ce qui permet de garantir cette
sincérité du scrutin. Et il faut bien reconnaître, qu’ici, la réponse n’est pas
aisée tant les cas retenus par la jurisprudence du Conseil constitutionnel
marocain sont nombreux et variés. En réalité, en y regardant de près,
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livre à des analyses de sincérité en se prononçant sur des droits politiques
– ceux des électeurs, des éligibles et des élus — en vue de rétablir à tout
prix la vérité électorale par le biais de la mise en place de l’égalité et
de la liberté qui doivent gouverner toute l’opération électorale. D’autres
principes récemment répertoriés par le juge constitutionnel viennent les
compléter, à savoir, ceux de loyauté, de moralité du scrutin et de dignité
du scrutin.
Quelle est donc la portée de ces principes, leur contenu et finalité.
Celles-ci peuvent être identifiées que par un examen minutieux de la
jurisprudence du Conseil constitutionnel et des situations de fait qui en
sont à l’origine.
1 – Le principe d’égalité
D’une manière générale, le principe d’égalité joue un rôle majeur dans
la conception démocratique de l’État de droit, comme l’atteste la place
que le Conseil constitutionnel marocain lui accorde dans sa jurisprudence.
À ce niveau, le juge constitutionnel resserre les mailles de son contrôle
pour éviter tout arbitraire ou atteinte au principe d’égalité.
L’égalité se traduit donc doublement en matière électorale puisqu’elle
concerne à la fois les acteurs en jeu notamment les électeurs (a) et les
candidats (b). Leur respect doit être de rigueur afin de permettre à ces
derniers de s’organiser pour accomplir leurs droits civiques.
a) L’égalité des candidats
Le principe d’égalité des candidats connaît de nombreuses applications
dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel marocain. Les exemples
étant infinis, autant ne s’en tenir qu’à quelques illustrations.
Ce principe a été mis en valeur par le Conseil à raison du refus de
l’autorité administrative d’inscrire un candidat ayant obtenu gain de cause
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cratie est de taille dans la mesure où le juge constitutionnel ne peut nul-
lement contribuer au renforcement de la démocratie et à la construction
de l’État de droit qu’à partir du moment où il bénéficie de la possibilité
de s’opposer au pouvoir en place notamment le pouvoir judiciaire.
b) L’égalité des électeurs
L’égalité entre les électeurs constitue un autre principe sur lequel le
Conseil constitutionnel marocain insiste dans ses décisions. Ainsi, la pro-
longation dans la même circonscription, le vote dans certains bureaux en
excluant d’autres, porte atteinte au principe d’égalité entre électeurs et de
chance entre candidats. Mais il faut préciser que cela ne peut donner lieu
à annulation du scrutin que si l’écart des voix entre l’élu et son concurrent
est étroit en sorte qu’il a une influence sur les résultats.
Un bon exemple de cette illustration nous est donné par la déci-
sion du Conseil n° 70-95 du 3 avril 1995. Le Conseil constitutionnel
a considéré que l’écart était de 98 voix tandis que la non-prolongation
du scrutin dans les bureaux a révélé la non-participation de 1774 élec-
teurs, ce qui avait une influence décisive sur le scrutin. On constate donc
que l’égalité entre électeurs constitue un revirement jurisprudentiel sans
précédent. Il imprègne le raisonnement du juge constitutionnel dans le
dessein d’assurer une véritable représentativité politique des citoyens.
Des décisions similaires témoignent de son audace en veillant au respect
des règles d’équité, d’égalité des conditions de la compétition électorale
entre candidats30.
Le juge accomplit ici une tâche difficile qui consiste à veiller à ce que
ne se produisent pas de ruptures d’égalité flagrantes entre les candidats.
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sont susceptibles d’entacher la sincérité du scrutin34. De cette manière le
juge se délie des règles écrites pour les réajuster à des situations qu’elles
n’avaient pas prévues. Cette méthode semble donc correspondre à l’un des
critères de création d’un principe général du droit.
31. L. Burdeley in S. Gauthier, Le juge judiciaire, juge électoral, vers une harmonisation du
contentieux de l’élection, PUAM, 2007 p. 505
32. J.‑P. Camby, « L’utilisation des listes électorales à des fins de propagande » op. cit., p. 20
33. J.-C. Masclet, Droit des élections politiques, op. cit., p. 74
34. L. Philip, « Les attributions et le rôle du Conseil Constitutionnel en matière d’élections
et référendums », RDP, 1962, p. 69 : « La loi est souvent incomplète et n’interdit pas cer-
taines pratiques susceptibles d’altérer la liberté ou la sincérité de l’élection ».
35. J.-C. Masclet, Le droit des élections politiques, op. cit., p. 8
36. B. Genevois, « Le nouveau rôle du juge de l’élection », op. cit., p. 77 : « L’office du juge
de l’élection est de vérifier si telle irrégularité a été ou non de nature à altérer la liberté ou la
sincérité du scrutin ».
37. J.-C. Masclet, Droit électoral, op. cit., pp. 268-270
38. J.‑P. Camby, « La liberté ou la sincérité du scrutin » op. cit. p. 25
39. Il convient à cet égard de rappeler que la mise en œuvre du principe de liberté pour les
candidats se confond assez largement avec celui de l’égalité.
soit sincère, il est indispensable que les électeurs pris dans leur ensemble
soient à l’abri de toute pression de l’État et plus généralement de l’auto-
rité publique. Cette garantie de liberté passe par la neutralité et l’objecti-
vité de l’État et le libre choix de la volonté du corps électoral. L’État a une
mission d’organisation des élections, et du bon déroulement du scrutin et
ne doit nullement faire pencher la balance au profit de tel ou tel candidat
ou de telle ou telle formation politique que ce soit de manière directe ou
indirecte.
a) La liberté du suffrage à travers la neutralité de l’État
La libre expression de la volonté des électeurs exige de l’État non
seulement qu’il s’abstienne de faire pression sur les électeurs pour qu’ils
votent d’une manière ou d’une autre, mais surtout qu’ils prennent toutes
les mesures nécessaires au bon déroulement du scrutin.
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Cependant la libre formation de la volonté des électeurs peut être
violée si l’autorité contrevient à son devoir de neutralité40. Une grande
panoplie de dispositions de la loi organique relative à la chambre des
représentants41 et du code électoral42 est destinée à garantir la neutra-
lité de l’administration et à empêcher les corruptions et autres violences
destinées à perturber le déroulement du scrutin ou à fausser son résultat.
Il ressort des textes que le juge dispose d’une marge de manœuvre impor-
tante pour rechercher et sanctionner les atteintes qui pourraient entacher
la validité de l’élection. Le caractère souvent imprécis des dispositions
textuelles lui laisse un large pouvoir d’appréciation pour identifier et
caractériser les irrégularités ; elles reflètent aussi fortement les limites du
rôle du pouvoir législatif en matière électorale. L’inhérente faiblesse des
dispositifs pour contrer certains agissements a eu pour conséquence de
favoriser l’extension des attributions laissées à la haute juridiction. Cette
dernière est venue pallier les involontaires mais également les inévitables
lacunes textuelles43.
Force est de constater que l’intervention de l’administration dans
la propagande électorale et dans le déroulement du scrutin est souvent
déboutée par le Conseil constitutionnel marocain qui considère que les
requêtes des plaignants sont démunies de preuves ou que celles-ci n’ont
pas pu avoir sur les électeurs une influence de nature à porter atteinte à la
liberté et à la sincérité du scrutin.
Plusieurs requêtes font état d’une implication des autorités dans
l’achat des voix44 ou, soudoiement et pression sur les électeurs45, campagne
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griefs. La décision 646/2007 en est une parfaite illustration. En l’espèce,
le Conseil a affirmé que la présence d‘agents de l’administration dans les
bureaux de vote est une « atteinte au principe même de la démocratie ». Cette
décision peut être qualifiée de hardiesse puisqu’elle constitue l’une des
décisions phares où le Conseil avait incombé la responsabilité à l’adminis-
tration dans son emprise sur le libre choix des électeurs.
b) La protection de la liberté de l’électeur : une garantie à la sincérité du scrutin
La sincérité du vote est le corollaire évident de la liberté du vote. On
ne peut attester de la sincérité du scrutin que si l’on est en mesure de
connaître clairement le choix, et donc la volonté, de l’électeur. L’expression
du suffrage ne doit être altérée par aucun facteur quel qu’il soit. Le droit
électoral doit être envisagé comme un droit réaliste51. Le principe qui le
domine est que le juge doit contrôler si l’électeur a clairement et libre-
ment manifesté sa volonté52. La libre expression de la volonté des électeurs
a pour objet de garantir le caractère facultatif du vote et une protection
à l’égard des pressions qu’ils peuvent subir, celles-ci pouvant être autant
morales que physiques.
Le soudoiement est l’un des grands facteurs d’altération de la sincé-
rité du vote. Les exemples sont infinis, il suffit d’en donner ici quelques
illustrations : mobilisation par l’élu dont l’élection est contestée d’un
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par lesquels la volonté du corps électoral peut être faussée voire dénaturée
ou destinée à induire en erreur les électeurs ou à les tromper à quelque
moment que ce soit du processus électoral.
Ces exemples jurisprudentiels permettent d’apprécier clairement
l’étendue de la mise en œuvre du principe de liberté. Tous les domaines
de l’élection peuvent être contrôlés au regard de ce principe qui,
constitue sûrement le rempart essentiel contre les atteintes portées à
la démocratie.
3 – La loyauté et la dignité
Nous sommes ici sur un terrain moins technique et plus subjectif que
les deux principes précédemment cités.
S’agissant tout d’abord du premier principe, il est bon de rappeler
que dans une démocratie, l’élection n’est pas un combat mais plutôt
une compétition où chaque concurrent doit se comporter d’une manière
loyale. Autrement dit, la loyauté semble être une règle fondamentale
qui doit encadrer la propagande électorale et qui interpelle le juge à en
assurer le respect.
Indépendamment des actes de violence qui ne sauraient être admis,
le juge attend des candidats et plus largement de tous les participants
au processus électoral (électeurs, administration, partis politiques…)
qu’ils se comportent loyalement55. En dépit de la passion qui caractérise
la période électorale, il y a des limites que la polémique électorale ne
doit pas dépasser. C’est sur le contenu des tracts que la jurisprudence du
Conseil constitutionnel se prononce le plus.
Les moyens les plus utilisés sont de nature très différente : il peut
ainsi s’agir de tracts qui ont vocation à diffuser les fausses informations à
caractère politique destinées à tromper l’électeur56 : fausses déclarations
de soutien, fausses déclarations du candidat… sont malheureusement des
techniques utilisées en période électorale et dont le caractère déloyal ne
fait pas de doute.
De la même manière, dans sa décision n° 888-2012 rendue le
29 septembre 2012, le Conseil constitutionnel marocain considère que
la communication de fausses informations sur les aptitudes scientifiques
et professionnelles d’un candidat constitue une manœuvre frauduleuse
tendant à induire en erreur les électeurs et qui est incompatible avec le
principe de la liberté, de la loyauté du scrutin appelant ainsi à l’annula-
tion de l’élection de l’intéressé en tant que membre de la Chambre des
représentants.
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La haute juridiction énonce que ces agissements conduits par le can-
didat élu sont incompatibles avec les principes d’honnêteté et la loyauté
du scrutin et ont été de nature à porter atteinte à la liberté des électeurs57.
Cette jurisprudence nous semble être novatrice puisqu’elle évoque un
principe général nouveau non consacré par la Constitution. L’énonciation
du principe de la loyauté peut aussi s’expliquer par la volonté du juge de
clarifier les fondements de ses décisions. Si ce principe se trouve rattaché
à celui de la liberté, il aurait pu directement s’y référer sans donner plus
de détails. Il exprime un nouveau pan du contrôle qu’il réalise sur le fon-
dement du principe de liberté.
Un autre principe « pilier » dans la jurisprudence du Conseil consti-
tutionnel marocain de 2011 est le principe de la dignité du scrutin.
Concept habituellement attaché à la personne humaine, ce principe
n’est explicitement prévu par aucun texte, mais il est consubstantiel au
bon fonctionnement de la démocratie. Aussi le Conseil constitutionnel
s’est-il fondé sur une atteinte à la « dignité du scrutin et à l’honneur du
candidat» pour annuler les résultats du scrutin.
Il s’agit en l’occurrence de la décision 934/2014 rendue le 18 février
2014 à l’occasion du scrutin partiel qui s’est déroulé le 3 octobre
2013 dans la circonscription électorale de « Moulay Yacoub » (province
de Moulay Yacoub). Cette décision peut être qualifiée de prouesse. Elle
constitue l’une des décisions phares où le Conseil fait face à la médiocrité
du contenu du discours politique. Le requérant (PJD58) a obtenu l’annu-
lation de l’élection de l’élu Istiqlalien à Moulay Yaacoub dans le cadre de
l’élection partielle qui a eu lieu le 3 octobre 2013. Le plaignant avance
plusieurs griefs parmi lesquels figurent des actes qui portent atteinte
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Pour les sages, l’esprit de concurrence, propres aux périodes électorales
ne doit en rien outrager les règles de respect et de dignité. Il en va des
principes de la liberté d’expression et de la critique autorisée durant la
campagne.
Par ailleurs, le Conseil relève l’aspect négatif de ce genre d’exercice et
considère que le langage irrévérencieux et les insinuations à connotation
péjorative sont à bannir de la scène politique. Il décide alors de mettre un
terme aux incartades de nos politiciens.
Ces écarts de conduite, aux yeux du Conseil, peuvent compromettre
l’encadrement politique des citoyens et leur participation à la vie poli-
tique. Une mission pourtant attribuée par la Constitution aux partis
politiques. L’article 7 de la loi suprême et l’article 118 de la loi 57-11
relatives aux listes électorales générales proscrivent l’atteinte à la dignité
humaine et à la vie privée ainsi que la mise en danger délibérée de la
personne d’autrui durant les programmes des campagnes électorales. Le
Conseil rappelle, par cette décision, que les règles en vigueur en matière
d’utilisation des médias publics restent de mise au niveau des meetings
politiques.
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Le juge électoral, est très souvent confronté à la délicate question de la
nécessaire conciliation entre les principes du droit électoral notamment
la sincérité du scrutin et la libre expression du corps électoral. Selon le
Professeur Ghevontian, le respect de la liberté d’expression, qui constitue
aux dires répétés comme un leitmotiv de la Cour européenne des droits de
l’homme « est une exigence absolue voire l’un des fondements essentiels
de la société démocratique62. »
Contrairement à son homologue français, le juge constitutionnel
marocain est dispensé de faire toute condamnation morale de certains
comportements. L’examen de la jurisprudence du Conseil constitutionnel
marocain révèle que les candidats ont le droit – de par la loi — d’user
d’une large liberté de propagande électorale sans pour autant transgresser
les normes et la moralité électorale, sinon l’élection est annulée.
Le Conseil précise que le non-respect de ces règles consiste à détourner
les suffrages des électeurs par des moyens contraires à la loi63. Le Conseil
a annulé l’élection lorsque le candidat élu use d’expressions injurieuses et
diffamatoires au cours de la campagne électorale. À ce propos, le Conseil
constitutionnel rappelle « que la loi organique relative à la chambre
des représentants a consacré des règles substantielles dans le domaine des
normes et de la moralité électorale. Elle accorde aux candidats concur-
rents une large liberté de propagande électorale, qu’elle a entourée de
garanties, et qui ne serait enfreinte que par l’abus viciant les élections par
des manœuvres frauduleuses afin d’influencer les électeurs et la liberté du
scrutin ».
60. CC, décis. n° 88-1072 du 21 octobre 2007, AN, Hauts de seine (6e circ.)
61. CC, décis. n° 67-432 du 29 juin 1967, AN, Indre (1re circ.)
62. R. Ghevontian, Dossier : « La liberté d’expression et de communication », Nouveaux
cah. Cons. const. n° 36, juin 2012.
63. Décision n° 393/2000 du 3 mai 2000, RCC, n° 2/2002, p. 240-244.
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des propos excessifs, outrageux et avilissants relatifs aux origines ou à
l’honorabilité d’un candidat ou moyennant des actes de harcèlements et
sévices de la part des partisans de l’élu. Selon le Conseil, ces actes qui sont
destinés à discréditer un candidat auprès de l’électorat constituent des
pratiques contraires à la loyauté et à la crédibilité du scrutin66.
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Le juge électoral se voit donc attribuer deux missions qui peuvent
paraître antagonistes puisqu’il doit garantir la sincérité des résultats du
scrutin tout en limitant ses interventions dans les consultations. Le pre-
mier de ces objectifs est classique car il consiste à savoir « si les person-
nalités dont l’élection est contestée ont bien été librement choisies par le
corps électoral70 ». Quant au second, il est inhérent à la matière électorale
et impose au juge de se montrer moins rigoureux et plus pragmatique.
L’annulation de toutes les élections entachées d’irrégularités risquerait de
faire vaciller l’ensemble du processus électoral. Au regard de la difficulté
de mobiliser le corps électoral et du coût de l’organisation du scrutin,
autant pour les contribuables que pour les candidats, le système, tel qu’il
se présente aujourd’hui, se trouverait en grande difficulté.
De ce fait, le rôle du juge électoral se trouve donc compliqué par
la nature même de la matière qu’il est en charge de contrôler. S’il se
comporte de façon trop complaisante, il risque d’encourager la fraude et
les résultats des consultations peuvent s’en trouver affectés ; s’il effectue
un contrôle trop minutieux, il est conduit à remettre en cause nombre de
scrutins où il a pu constater des anomalies, ce qui nécessitera d’organiser
une nouvelle consultation avec toutes les conséquences qui en découlent
(coût exorbitant, mobilisation des moyens humains et matériels…). Dans
les deux cas, le juge électoral serait la cible de critiques puisqu’il porterait
finalement atteinte au processus démocratique.
68. F. Delpérée, Le contentieux électoral, op. cit., p. 5 : « Le contentieux électoral, n’est cepen-
dant, pas un contentieux comme les autres. Le temps, l’espace, l’action ne se présentent pas
ici comme ailleurs ».
69. Jean-Yves Vincent et Michel de Villiers, Code électoral, Litec, Paris, 7e éd 2004, Introduction,
p. XVIII : « On peut comprendre que le juge hésite à remettre en cause une élection qui parait
acquise malgré les irrégularités, voire les fraudes commises-et le désintérêt de la chose publique
qui transforme l’électeur en abstentionniste ne peut que renforcer sa circonspection ».
70. L. Phillip, Le contentieux des élections aux assemblées politiques françaises, op. cit., p. 135.
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les fraudeurs à faire toujours plus, de manière à créer un grand écart de
voix72 ». Quant à Dominique Rousseau, il pense que « Plus la fraude
est importante, plus elle est productive de voix et plus l’élu se met
à l’abri d’une annulation73 ». Enfin, François Luchaire souligne que
« Toute élection acquise à une faible majorité devient suspecte et le
contrôle du juge paraît dans ce cas plus minutieux. À l’inverse, une
élection acquise avec une confortable majorité est difficilement atta-
quable, sa présomption de sincérité est considérable puisque celle-ci se
mesure à l’importance de celle-là, le contrôle du juge paraît dans ce cas
beaucoup plus lâche74 ».
Certains qualifient de regrettables les décisions du juge électoral
basées sur l’utilisation abusive du principe de l’influence déterminante
et de l’écart des voix. Les recours systématiques à ces techniques altèrent
l’image du juge électoral. D’ailleurs, dans un témoignage récent portant
sur la vie interne du Conseil constitutionnel français, J. Robert exprime
le malaise résultant de l’application de ce principe. Il écrit à cet égard
que : « […] de toutes les missions confiées au Conseil constitutionnel, cette qui
m’a laissé, après neuf années de mandat, une curieuse impression de malaise, pour
ne pas dire un sentiment désagréable d’insatisfaction, est, à n’en point douter, le
contrôle de la régularité des élections législatives et présidentielles75 ».
Ces critiques sont néanmoins à modérer car le juge ne se laisse pas
totalement enfermer dans ces considérations lorsqu’il se trouve face à
une situation qui ne laisse aucun doute sur la réalité de la fraude. Il
71. Voir dans ce sens la décision du CC marocain n° 379/200 en date du 7 mars 2000.
72. B. Maligner, La fraude électorale, Economica, Paris, 1986, p. 50.
73. D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 389-390.
74. F. Luchaire, « Commentaire de l’article 60 de la constitution » in La constitution de la
République française, Economica, Paris, 1979, p. 749-750.
75. J. Robert, La garde de la République. Le Conseil constitutionnel raconté par l’un de ses membres,
Paris, Plon, 2000, p. 154.
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le juge et, par là même, la possibilité de se référer à la technique de
l’influence déterminante. La sincérité du scrutin implique, que le résultat
de l’élection soit l’exact reflet de la volonté, exprimée par la majorité du
corps électoral. Elle est, sans doute, l’une des plus répandues du droit
électoral. Le juge électoral, quel qu’il soit, l’utilise très fréquemment
dans ses décisions et lui fait même jouer un rôle majeur puisque c’est
son respect ou son atteinte qui détermine, le plus souvent, le sort du
contentieux en cours.
Plusieurs irrégularités fondées sur le principe de sincérité avaient
été retenues par le juge électoral. C’est en application du principe de
sincérité du scrutin que le Conseil annule une élection pour fraude.
Et l’on sait que sur ce plan, celle-ci peut couvrir une multitude de
domaines et, bien entendu, tout est question de preuves fournies par
le requérant et convaincantes pour le juge. Cela peut aller de la ferme-
ture prématurée des bureaux de vote78 jusqu’à la signature à blanc des
procès-verbaux que le Conseil a constatée suite à une enquête79, en pas-
sant par l’achat des voix80, la présence des agents de l’administration
dans les bureaux de vote81 et la différence entre les procès-verbaux des
bureaux de vote et ceux établis à la préfecture82. Le Conseil constitu-
tionnel n’a pas hésité à sanctionner ces pratiques qui, en plus de revêtir
un caractère déloyal, avaient pour effet de porter atteinte à la sincérité
de la consultation.
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mais uniquement juge de la régularité de la proclamation de l’élu84 ».
Le contentieux n’a pas la prétention de substituer le verdict au juge
au verdict de l’électeur. Il a des ambitions plus limitées. Il se donne pour
objectif de faire respecter des règles élémentaires de loyauté. De ce point
de vue, il entreprend de rectifier les erreurs, de corriger les irrégularités,
de faire respecter les règles de forme et de fond qui régissent le processus
électoral.
Cette approche oblige cependant le juge électoral à un exercice
délicat : estimer les effets des infractions sur les résultats de l’élection.
Le juge regarde avec attention, dans chaque cas, si le résultat reflète sin-
cèrement la volonté des électeurs. Ce résultat risque donc d’être d’autant
plus facilement altéré que l’écart de voix entre les candidats est faible ».
On constate donc que la subjectivité de la notion de sincérité est ainsi
contrebalancée par le recours à l’arithmétique. Cet état de fait étaye l’idée
du Professeur Ghevontian qui souligne le caractère substantiel de ce cri-
tère : « L’écart de voix est souvent un critère décisif. Un écart important
amortit ainsi considérablement les effets des irrégularités, sauf si celles-ci
sont massives85 ». Dans le même registre, Bruno Genevois relève que :
« L’office du juge de l’élection est de vérifier si telle ou telle irrégula-
rité a été ou non de nature à altérer la liberté ou sincérité du scrutin…
Le Juge dispose d’une marge d’appréciation. Il prend en compte l’ampleur
des irrégularités, les comportements respectifs des candidats en lice et
l’importance des écarts de voix les séparant86. ».
83. O. Henry, « La sincérité du scrutin outre-mer : observations sur les élections dans les
départements français d’Amérique », RFDA, 2002, p. 1054
84. L. Phillip, Le contentieux électoral, op. cit.
85. R. Ghevontian, obs. sous Conseil constitutionnel 97-2113, 20 février 1998, art préc.,
p. 56
86. B. Genevois, « Le nouveau rôle du juge de l’élection », in Revue Pouvoirs, n° 70, sep-
tembre 1994, p. 69-71
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les conséquences des irrégularités sur la sincérité des résultats. Le prin-
cipe de l’influence déterminante émane donc des paramètres antagonistes
qui encadrent l’intervention juridictionnelle en matière d’élections poli-
tiques et c’est pour répondre aux contraintes de sa mission, qui lui impose
de ne s’attacher qu’à sanctionner les atteintes au principe de sincérité du
scrutin, qu’il a élaboré cette technique. Celle-ci peut apparaître comme
une « procédure » lui permettant une meilleure appréhension des faits
qui lui sont soumis sans pour autant lui ôter le large pouvoir d’apprécia-
tion dont il dispose. L’application de cette méthode d’analyse lui permet
de limiter considérablement les sanctions lorsque la volonté des électeurs
n’a pas été remise en cause.
Par l’utilisation du principe de l’influence déterminante, le juge
« paraît avoir défini dans sa jurisprudence une sorte d’équité électorale
faisant donc référence à la fois au fait et au droit88 ».
87. M. Waline affirme : « si l’on voulait annuler toutes les élections ou n’ont pas été scru-
puleusement respectées les prescriptions légales relatives à l’affichage électoral, c’est presque
toutes les élections qu’il faudrait annuler », Préface, in L. Favoreu et L. Phillip, Grandes
décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz 14e éd., 2007, p. XVII.
88. G. de Grandmaison et M.-F. Boulte, p. 58 in S. Gauthier, Le juge judiciaire, juge électoral,
vers une harmonisation du contentieux de l’élection, PUAM, 2007 p. 282.
a) Un juge électoral bénéficiant d’une grande liberté pour juger les conséquences d’une
irrégularité
Le pouvoir d’appréciation dont jouit le juge électoral pour juger les
conséquences d’une irrégularité caractérise son travail et sa liberté d’éva-
luer les faits et les preuves. Il dispose d’une grande marge de manœuvre
pour apprécier les requêtes déférées devant lui. La démarche du Conseil
constitutionnel marocain est caractérisée par une logique finaliste et
s’appuie sur une appréciation réaliste des faits, ce qui le conduit toujours
à un examen des circonstances d’ensemble dans lesquelles s’est déroulée
l’élection. Le juge est notamment libre des moyens de former sa convic-
tion. Cette liberté est le résultat de la démarche adoptée par le juge et de
son raisonnement. Ainsi pour dégager l’impact d’un fait et pour en appré-
cier l’influence sur le cours de l’élection, il l’intègre dans son contexte et
le confronte à plusieurs données. Le résultat qu’il en tire diffère d’une
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élection à une autre ; ainsi l’application qu’il peut faire de la diffusion
d’un tract au cours de la campagne électorale ou d’une intervention de
l’administration diffère d’une affaire à une autre.
Le juge bénéficie surtout d’une grande liberté pour juger des consé-
quences d’une irrégularité constatée. La spécificité du contentieux élec-
toral fait qu’une irrégularité n’entraîne pas pour elle-même et de manière
automatique l’annulation de l’élection. Le juge se pose la question de
savoir si cette irrégularité aussi grave soit-elle a eu une influence sur le
résultat. Pour cela il se demande si les résultats seraient les mêmes dans
l’hypothèse où ces irrégularités n’avaient pas été commises89. Seules les
irrégularités de nature à influencer d’une manière déterminante le résultat
de l’élection sont retenues. Plus l’écart de voix est faible, plus les réper-
cussions de l’irrégularité sont flagrantes aux yeux du juge. Cet élément
n’est naturellement pas le seul : le Conseil doit situer en toute hypothèse,
un grief dans son contexte, ce qui l’amène à dégager des critères précis.
En usant du principe de l’influence déterminante, le juge doit disposer
pour la mettre en œuvre d’un large pouvoir d’appréciation. Son examen
doit s’effectuer en deux phases. La première étape consiste à déterminer
les irrégularités à partir des faits qui lui sont soumis. Pour cela, il va uti-
liser les dispositifs textuels et parfois les principes généraux qu’il a consa-
crés. Une fois qu’il a découvert des irrégularités, il doit procéder, dans la
majorité des cas, à une analyse complémentaire. Cette dernière constitue
la seconde phase, elle a pour objet de mesurer les conséquences des irré-
gularités constatées lors de la première90. Le juge électoral se livre donc
à une double appréciation des éléments litigieux. Après avoir relevé les
irrégularités, il les analysera afin de connaître leurs effets sur le résultat
89. CF. J.-P. Camby, op. cit. et J.-C. Masclet, op. cit.
90. S. Gauthier, op. cit., p. 286.
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lumière des exigences de chacune des requêtes qui lui sont présentées.
Il s’agit là d’une opération juridique du fait qu’elle est liée à la recherche
de la règle juridique applicable. En effet, si les requérants peuvent déposer
devant le juge constitutionnel tous les documents et les griefs lui deman-
dant de statuer à la lumière du contenu des griefs avancés, le juge consti-
tutionnel reste le seul en mesure de décortiquer la relation reliant les faits
du litige électoral à la règle de droit. Le fait est que les codes électoraux
qui se sont succédé n’ont pas fixé, de façon irréfutable, les éventuels cas qui
mènent systématiquement à l’annulation de l’opération électorale objet
de requête. Il s’agit d’un exercice intellectuel où le juge concilie entre les
faits du contentieux électoral et l’esprit de la règle électorale voulue par le
législateur dans une quête « obstinée » d’une issue jurisprudentielle.
Si le juge s’en remet souvent au principe de l’influence déterminante
et à la méthode d’analyse qui le caractérise, il peut tout aussi bien s’en
dispenser quand il considère que son utilisation est superflue. Il dis-
pose donc d’une totale liberté dans les moyens à mettre en œuvre pour
accomplir sa mission.
Ce large pouvoir d’appréciation peut faire l’objet de critiques. La
question soulève plus d’intérêt. Jean-Yves Vincent et Michel De Villiers
relèvent la contradiction entre la fréquence des méconnaissances des pres-
criptions électorales et le pourcentage très minime des annulations qu’elles
entraînent. Sans remettre totalement en cause le système, ils déplorent
le manque de rigueur dont fait parfois preuve le juge électoral92. Quant à
91. En matière de justice constitutionnelle électorale, le fait que la loi organique relative
au Conseil constitutionnel, dans son volet inhérent au contentieux électoral, ne soit qu’une
procédure pour la maîtrise des mesures de forme déterminant la relation entre le juge consti-
tutionnel et le requérant, est problématique. Or, le fond des griefs des requérants s’inscrit dans
le domaine des lois organiques des élections et à propos duquel le législateur avait donné au
juge constitutionnel un pouvoir discrétionnaire particulier.
92. S. Gauthier, op. cit., p. 284.
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sens qu’elle implique que plus la fraude est grande plus le résultat du vote
sera considéré comme sincère94.
Ainsi plusieurs interrogations s’imposent ? Il n’est pas précisé ce qu’il
faut entendre par écart important ? En se fondant sur l’arithmétique,
il n’a jamais précisé ou simplement dit à partir de quel « seuil » un écart
est considéré faible : 100, 200, 300 ? Qu’est-ce qu’un faible écart de
voix ? Faible par rapport à quoi ? À l’importance du corps électoral ? À la
nature de la fraude ? À la fragilité supposée de l’électeur ?
Livré à son propre entendement, le juge électoral dispose donc, quant
au contenu de la décision d’une large gamme de solutions. C’est au gré de
sa jugeote qu’il fixe le seuil de tolérance ou le degré d’incidence intelli-
gent et intelligible à partir duquel il déclenche la sanction. Il peut dès lors
confirmer l’élection s’il estime que les faits allégués ne sont pas établis où
qu’ils ne sont pas de nature à avoir modifié le résultat. De même qu’il peut
l’annuler dans le cas contraire. La particularité du contentieux électoral est
que le juge se voit accorder un pouvoir exorbitant dans sa quête de l’objec-
tivité, de la liberté, de l’impartialité et de la sincérité du scrutin.
b) L’application de la technique de l’influence déterminante par le juge constitutionnel
Au regard de la pratique jurisprudentielle devenue constante, l’office
du juge électoral est particulier car, au-delà de la matérialité de la
fraude, il garde son libre arbitre, celui de déterminer le degré d’inci-
dence de la fraude alléguée sur le résultat final du scrutin ; ce que Henry
Roussillon qualifie de « jurisprudence de l’influence déterminante »95, ou
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En effet, le juge adopte une jurisprudence constante dans le temps et
considère que « même en présence des irrégularités entachant l’opération électo-
rale, on ne peut pas conclure à l’existence d’un impact sur le résultat du scrutin »101.
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de vote, ait fermé quelques minutes avant l’heure réglementaire105, ou que
des bulletins comptabilisés comme blancs ou nuls mais sans être joints
aux procès-verbaux ou sans être signés par les membres des bureaux de
vote106… etc. Ces griefs sont déclarés aux yeux du juge sans influence sur le
résultat du scrutin dès lors que ces omissions n’ont pas revêtu un caractère
systématique.
Il importe de souligner que la grande lacune qu’on a pu soulever
dans la position du Conseil que ce soit pour débouter la requête ou
pour lui faire droit en l’annulant, a pratiquement toujours pris en
considération le critère de l’écart des voix en considérant que cet écart
est non lié à la gravité de l’infraction (le degré de manœuvres frau-
duleuses) mais plutôt au critère arithmétique c’est-à-dire au faible
écart de voix entre le candidat élu et le candidat battu qui s’avère
déterminant107.
Ainsi, le juge recourt à une logique presque comptable : il soustrait à
l’avance du candidat élu le nombre de bulletins hypothétiquement viciés.
Si l’avance du candidat élu est inférieure au nombre de voix soustrait,
le juge est alors en mesure de restituer la volonté réelle de l’électorat en
annulant l’élection.
102. Voir dans ce sens les décisions du CC marocain n° s 847/12 ; 884/12 ; 894/12 ;
888/12…
103. Dans l’ancienne jurisprudence du Conseil constitutionnel (avant la réforme
constitutionnelle de 2011), l’apposition d’affiches de propagandes en dehors des empla-
cements spéciaux réservés à cet effet en méconnaissance de l’article 29 de la loi orga-
nique relative à la chambre des représentants n’est pas un grief justifiant l’invalidation
du scrutin (voir à ce sujet la décision du CC marocain n° 49 en date du 22 novembre
1994).
104. Décision du CC marocain n° 891/12 en date du 04 octobre 2012.
105. Décision du CC marocain n° 847/12 en date du 18 avril 2012.
106. Décision du CC marocain n° 891/12 en date du 04 octobre 2012.
107. Voir dans ce sens les décisions du CC marocain précitées n° s 847/12, 894/12.
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impossibilité pour les délégués d’exercer leur contrôle et de consi-
gner leur réclamation aux procès-verbaux ou encore le cas d’expulsion
du bureau de vote des délégués des candidats113, atteinte au secret de
vote114…
Ainsi il s’avère de l’analyse jurisprudentielle que le juge électoral
fait preuve d’inertie, de plus de timidité en cherchant des échappatoires
moins convaincantes au détriment de la sauvegarde ou de la continuité
des exigences démocratiques. Le constat suivant bien que réaliste demeure
inquiétant : le juge électoral s’est abstenu d’annuler un scrutin alors que
des occasions n’ont pas manqué.
Une telle position du juge électoral est de nature à frustrer les requé-
rants qui voient leurs dénonciations dépourvues d’effet du fait de circons-
tance extérieures à leur requête telles que l’écart de voix entre les candidats.
Cependant, considérant la longue liste d’irrecevabilité, le juge électoral
doit-il rester imperturbable devant des entraves au processus électoral
même si celles-ci ne doivent modifier l’issue du scrutin ? L’utilisation du
principe donne l’impression qu’une élection est une affaire de change : on
peut commettre des irrégularités pourvu qu’on ait la chance de devancer
sérieusement le candidat le plus proche.
Il s’agit d’une démarche intellectuelle parfois méandreuse, que le jus-
ticiable non spécialiste du contentieux électoral, ne saurait comprendre,
d’où le caractère très acerbe des critiques faites parfois au juge électoral115.
Le juge doit alors concilier la rigueur juridique avec d’autres paramètres
propres à cette matière. Les solutions juridictionnelles « réalisent un équi-
libre entre la nécessaire stabilité des institutions et l’exigence de sincérité dans la
désignation des élus116 ». Le principe de l’influence déterminante n’est que
la face émergée du processus de contrôle des élections, il est la résultante
du mode particulier de traitement de ce contentieux qui relève lui-même
de la spécificité du droit régissant les élections politiques.
La jurisprudence relative au contentieux électoral, mérite d’être prise
au sérieux. C’est dans ce cadre que le Professeur Dominique Rousseau,
soutenu par Dominique Chagnollaud, estime que le Conseil constitu-
tionnel devrait exercer un contrôle plus ferme des irrégularités électorales
afin de maintenir la croyance en la vertu de la légitimité démocratique117.
Le juge est appelé dans sa quête incessante de la vérité électorale de
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contrôle à concilier fermeté, pragmatisme et réalisme afin de participer
plus amplement à l’édification de l’État de droit en notre pays.