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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs

par la Cour européenne des droits de l’homme


Nina Le Bonniec
Dans Revue française de droit constitutionnel 2016/2 (N° 106), pages 335 à 356
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1151-2385
ISBN 9782130734222
DOI 10.3917/rfdc.106.0335
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 24/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 129.0.211.246)

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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs


par la Cour européenne des droits de l’homme1

NINA LE BONNIEC

Le constat d’une « européanisation2 » du droit constitutionnel national


1

ne peut que s’imposer aujourd’hui. Si d’une part, une « rationalisation


par le bas » peut être constatée, d’autre part, une « rationalisation par le
haut »3 a bien été opérée et le juge constitutionnel est désormais tenu de
respecter et d’appliquer les standards conventionnels. Domaine a priori
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exclu de la compétence ratione materiae de la Cour européenne des droits
de l’homme (Cour EDH)4, le droit constitutionnel n’a toutefois pas résisté
à l’emprise conventionnelle5. Cette occupation du « territoire constitu-
tionnel6 » témoigne sans aucun doute de l’activisme du juge européen7

Nina Le Bonniec, ATER à l’université de Montpellier (IDEDH, EA 3976).


1. Le présent article est issu d’une communication prononcée lors de la IVe journée de la
jeune recherche constitutionnelle le 26 mars 2015 à la Faculté de droit de l’université Paris-
Est Créteil.
2. J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, 2e éd., Paris, LGDJ, Lextenso, 2012,
1297 p., spéc. pp. 58 sq.
3. L. Burgorgue-Larsen, « L’“autonomie constitutionnelle” aux prises avec la Convention
européenne des droits de l’homme », Revue belge de droit constitutionnel, n° 2001-1, pp. 31-64,
spéc. p. 42.
4. En ce sens, voir : R. Abraham, « Les incidences de la CEDH sur le droit constitutionnel
et administratif des États parties », RUDH, 1992, pp. 409 sq., spéc. p. 409.
5. L. Burgorgue-Larsen, « L’“autonomie constitutionnelle” aux prises avec la Convention
européenne des droits de l’homme », op. cit., spéc. p. 31. En ce sens, voir aussi : R. Abraham,
« Les incidences de la CEDH sur le droit constitutionnel et administratif des États parties »,
op. cit. ; J. Andriantsimbazovina, « Les droits de nature politique selon la Cour européenne des
droits de l’homme. Le droit constitutionnel entre droit national et droit européen : retour aux
sources ou renouvellement ? », in Études en l’honneur de J.-C. Gautron, Les dynamiques du droit
européen en début de siècle, éd. Pedone, 2004, 823 p., pp. 3-18 ; J.-F. Flauss, « Droit constitu-
tionnel et Convention européenne des droits de l’homme. Le droit constitutionnel national
devant la Cour européenne des droits de l’homme (Actualité jurisprudentielle 1997-1998-
1999-2000) », RFDC, 2000, pp. 843 sq. ; J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme,
op. cit., pp. 57 sq.
6. L. Burgorgue-Larsen, « Les occupants du “territoire constitutionnel” », Revue belge de droit
constitutionnel, n° 2003-1, pp. 68-91, spéc. p. 83.
7. Sur ce point, voir : B. Delzangles, Activisme et autolimitation de la Cour européenne des droits
de l’homme, LGDJ, coll. des thèses, n° 29, 2009, 565 p.

Revue française de Droit constitutionnel, 106, 2016


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dans le sens d’une extension de son contrôle au-delà du cadre fixé par le
texte même de la Convention. La Cour l’a d’ailleurs clairement souligné :
La Convention « ne fait aucune distinction quant au type de normes
ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la “juridiction”
des États membres à l’empire de la Convention. C’est donc par l’en-
semble de leur “juridiction” – laquelle, souvent, s’exerce d’abord à tra-
vers la Constitution – que lesdits États répondent de leur respect de la
Convention8 ».
La mise en place d’un contrôle de la « justice constitutionnelle9 »
semble cohérente dans une « logique internationaliste10 » reposant sur
l’unité de l’État. En revanche, l’emprise du juge européen sur certains
principes constitutionnels à la base de l’organisation institutionnelle et
constitutionnelle des États membres du Conseil de l’Europe paraît, quant
à elle, beaucoup plus surprenante. Pourtant, la Cour européenne n’a pas
entendu laisser ces principes, et en particulier le principe de la séparation
des pouvoirs11, en dehors du champ conventionnel. Bien que ce prin-
cipe ne soit contenu dans aucun article de la CEDH, la Cour mentionne
expressément en 2002 « la notion de séparation des pouvoirs exécutif et
judiciaire » et estime même que c’est une « notion qui a pris une impor-
tance grandissante dans la jurisprudence de la Cour »12.
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Ce principe, tel que formulé par J.  Locke13 et théorisé par Montesquieu14,
et ayant abouti à une séparation organique et fonctionnelle des pouvoirs15,
est pourtant fortement ancré dans la tradition française. Élevé au rang de
principe constitutionnel en 197916, il est étroitement lié à l’organisa-

8. Cour EDH, Grande Chambre, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres
c. Turquie, req. n° 19392/92, § 29 (GACEDH n° 6).
9. J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, op. cit., spéc. p. 60.
10. J.-F. Flauss, « Droit constitutionnel et Convention européenne des droits de l’homme.
Le droit constitutionnel national devant la Cour européenne des droits de l’homme (Actualité
jurisprudentielle 1997-1998-1999-2000) », op. cit., spéc. p. 843.
11. Sur la base de l’article 16 de la DDHC, le Conseil constitutionnel français qualifie
la séparation des pouvoirs de « principe constitutionnel » (A. Roblot-Troizier, « Un concept
moderne : séparation des pouvoirs et contrôle de la loi », Pouvoirs, 2012/4, n° 143, pp. 89-103,
spéc. p. 90).
12. Cour EDH, Grande Chambre, 28 mai 2002, Stafford c. Royaume-Uni, req. n° 46295/99,
§ 78 (JCP G, 2002, I, 157, n° 7, chron. F. Sudre).
13. J. Locke, Traité du Gouvernement civil, traduction de D. Mazel, Paris, Garnier-Flammarion,
1992, 2e éd., 381 p.
14. Montesquieu (C.-L. de Secondat), L’esprit des lois, Paris, Classiques Garnier, 2011, 753 p.
15. S. Goyard-Fabre, L’État : figure moderne de la politique, Armand Colin, 1999, 186 p. La
théorie de Montesquieu aboutit à une séparation organique des pouvoirs mais laisse la place à
une collaboration fonctionnelle des pouvoirs, en effet, « les différents organes ne peuvent pas
fonctionner indépendamment les uns des autres, de sorte que leur complémentarité fonction-
nelle est le corollaire indispensable de leur distinction organique » (spéc. pp. 56 sq.). Voir aussi :
M. Barberis, « Le futur passé de la séparation des pouvoirs », Pouvoirs, 2012/4, n° 143, pp. 5-15.
16. CC, décis. n° 79-104 DC, du 23 mai 1979, Loi modifiant les modes d’élection de l’Assemblée
parlementaire territoriale et du Conseil de gouvernement du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépen-
dances et définissant les règles générales de l’aide technique et financière contractuelle de l’État, JO du
25 mai 1979, Rec. p. 27, cons. 9.
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tion interne du pouvoir et semble ainsi a priori intouchable par un juge


extérieur à l’ordre national, dont la compétence est par ailleurs limitée
aux droits de l’homme. C’est certainement parce que la séparation des
pouvoirs « apparaît consubstantielle » à la garantie des droits, « aucun
droit ne [pouvant] être garanti si la séparation des pouvoirs n’est pas
effective »17, que le juge européen a été conduit à étendre son contrôle à
un tel « soubassement constitutionnel national18 ».
Si les rapports entre droit constitutionnel et droit conventionnel ont
été largement étudiés19, l’entrée du principe de la séparation des pou-
voirs au sein du Conseil de l’Europe n’a pourtant fait l’objet que de peu
d’analyses20.
Il ne s’agira pas ici de revenir sur les controverses doctrinales relatives
à l’interprétation du principe de la séparation des pouvoirs mais de tenter
d’expliquer quelle est la place actuelle de ce principe dans la jurispru-
dence de la juridiction strasbourgeoise, le droit de la Convention étant
avant tout un droit de nature jurisprudentielle21. En effet, si les droits de
l’homme et le droit constitutionnel ont une « proximité irréfutable22 »,
la spécificité de l’office du juge européen – limité par définition à la
protection des droits fondamentaux – semble exclure par principe de son
prétoire toutes les questions purement constitutionnelles. Du constat de
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l’apparition de ce principe de la séparation des pouvoirs dans la juris-
prudence européenne découlent ainsi plusieurs interrogations : comment
la Cour EDH a-t-elle réussi à connaître d’un tel principe qui a priori

17. A. Roblot-Troizier, « Un concept moderne : séparation des pouvoirs et contrôle de la


loi », op. cit., pp. 89-103.
18. L. Burgorgue-Larsen, « L’“autonomie constitutionnelle” aux prises avec la Convention
européenne des droits de l’homme », op. cit., spéc. p. 55.
19. À ce sujet, voir : R. Abraham, « Les incidences de la CEDH sur le droit constitutionnel
et administratif des États parties », op. cit. ; B. Beignier et S. Mouton, « La Constitution et la
Convention européenne des droits de l’homme, Rang et fonction », D., 2001, pp. 1635 sq. ;
L. Burgorgue-Larsen, « L’“autonomie constitutionnelle” aux prises avec la Convention euro-
péenne des droits de l’homme », op. cit. ; « Les occupants du “territoire constitutionnel” »,
op. cit. ; J.-F. Flauss, « La contribution de la jurisprudence des organes de la Convention euro-
péenne des droits de l’homme à la formation d’un droit constitutionnel européen », RUDH,
1995, pp. 373 sq. ; J.-F. Flauss, « Droit constitutionnel et Convention européenne des
droits de l’homme. Le droit constitutionnel national devant la Cour européenne des droits
de l’homme (Actualité jurisprudentielle 1997-1998-1999-2000) », op. cit., pp. 843 sq. ;
M. Levinet, « La Convention européenne des droits de l’homme, socle de la protection des
droits de l’homme dans le droit constitutionnel européen », RFDC, 2011, pp. 227 sq.
20. Sur ce point, voir : L. Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne
des droits de l'homme, Dalloz, coll. « Nouvelles bibliothèques de Thèses », 2006, 674 p., spéc.
pp. 404 sq. ; X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des
droits de l’homme, Bruylant, coll. « droit de la Convention européenne des droits de l’homme »,
2012, 574 p., pp. 348 sq. ; D. Szymczak, La Convention européenne des droits de l’homme et le juge
constitutionnel national, Bruxelles, Bruylant, 2006, 849 p., pp. 636 sq.
21. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, Puf, coll. Droit fondamental,
12e éd., 2015, 967 p., spéc. p. 134.
22. Y. Ben Achour, « Au service du droit démocratique et du droit constitutionnel interna-
tional. Une Cour constitutionnelle internationale », RDP, n° 2, 2014, pp. 419 sq.
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ne relève aucunement du champ conventionnel ? Ce principe bénéficie-


t-il d’une garantie conventionnelle ? Et si oui, de quelle façon cette
garantie se manifeste-t-elle ?
Il conviendra alors de revenir sur l’apparition de ce principe dans la
jurisprudence européenne et de se demander si la Cour n’excède pas ici
les compétences qui lui sont reconnues par le traité en se saisissant de la
séparation des pouvoirs.
L’analyse de la jurisprudence européenne révèle que c’est par une
interprétation extensive du texte conventionnel que la juridiction stras-
bourgeoise a pu s’emparer d’un tel principe, initialement par la garantie
de l’un de ses éléments constitutifs : l’indépendance du pouvoir judiciaire
(I). Si la jurisprudence européenne se caractérise par une appréciation
casuistique, il est toutefois possible de constater que loin de se limiter à
cet aspect particulier de la séparation des pouvoirs, le juge européen a peu
à peu élaboré et diffusé auprès des États membres une vision spécifique-
ment européenne de la séparation des pouvoirs qui a pu, parfois, entrer en
confrontation directe avec les conceptions nationales (II).
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I – L’INTRODUCTION MANIFESTE DE LA COUR EDH
DANS LES RELATIONS ENTRE LES POUVOIRS CONSTITUÉS

La jurisprudence strasbourgeoise démontre que c’est l’activisme inter-


prétatif du juge européen qui lui a permis de se saisir du principe de la
séparation des pouvoirs, malgré les différents éléments plaidant à l’in-
verse pour l’extériorité de ce principe du champ conventionnel. Bien que
la mention explicite au principe ne se retrouve qu’en 2002, la référence
implicite à la séparation des pouvoirs se décèle en réalité bien plus tôt
dans la jurisprudence européenne (A). Refusant de se contenter d’une
simple mention accessoire et superflue de la séparation des pouvoirs, le
juge européen a, au contraire, intégré ce principe en tant que paramètre
de son contrôle et sanctionne en conséquence son non-respect par les
autorités nationales (B).

A – LA SÉPARATION DES POUVOIRS, UN PRINCIPE CONSTITUTIONNEL


SAISI PAR LA COUR EDH

Si la présence du principe de la séparation des pouvoirs dans la


jurisprudence européenne peut surprendre, elle ne fait cependant plus
aucun doute. Les traces de ce principe se décèlent même, de façon tacite,
assez tôt dans la jurisprudence strasbourgeoise en raison de l’exigence
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d’indépendance du pouvoir judiciaire23 (1). Malgré cette présence


ancienne en filigrane, ce n’est qu’au début des années 2000 que le juge
européen franchit le pas au moyen d’une mention expresse de la notion de
la séparation des pouvoirs à l’occasion justement d’une affaire relative au
pays qui a vu l’apparition de ce principe : le Royaume-Uni (2).

1 – Une présence d’abord implicite : le principe d’indépendance


du pouvoir judiciaire
L’ancrage du principe de la séparation des pouvoirs dans la jurispru-
dence européenne s’est réalisé initialement par le biais de l’une de ses
composantes fondamentales : l’indépendance du pouvoir judiciaire24. Dès
le début de sa jurisprudence, la Cour a fait effectivement preuve d’une
« défense accrue de l’autonomie de la fonction juridictionnelle25 ». S’il
était possible de penser, de prime abord, que cet élément serait appré-
hendé sous l’angle des droits conventionnels de nature procédurale, et
notamment de l’article 6 de la Convention relatif au procès équitable,
c’est en réalité aussi en lien avec l’article 8 garantissant le droit au res-
pect de la vie privée et familiale, que la formulation parcellaire du prin-
cipe apparaît. Dans une affaire Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre
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1978 relative à des mesures de surveillance, la Cour considère par exemple
que :
La prééminence du droit « implique, entre autres, qu’une ingérence de
l’exécutif dans les droits d’un individu soit soumise à un contrôle efficace
que doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir
judiciaire car il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartia-
lité et de procédure régulière26 ».
Au début des années 1970, c’est sous l’angle de l’article 5 relatif au
droit à la liberté et à la sûreté27 et de l’article 6 § 1 de la Convention 28
que la Cour souligne la nécessité d’une « indépendance institutionnelle

23. En France, l’indépendance des juridictions est garantie à l’article 64 de la Constitution


pour ce qui est de l’autorité judiciaire, et par un principe fondamental reconnu par les lois
de la République pour ce qui est des juridictions administratives « depuis la loi du 24 mai
1872 » (CC, décis. n° 80-119 DC, du 22 juillet 1980, Loi portant validations d’actes administra-
tifs, Rec. p. 46, cons. 6), bien que le Conseil constitutionnel ne semble plus se référer à ce prin-
cipe depuis 2006 au profit d’une référence plus générale à « l’impartialité et à l’indépendance
de la juridiction » (CC, décis. n° 2006-545 DC, du 28 décembre 2006, Loi sur le développement
de la participation, Rec. p. 138, cons. 24, voir sur ce point : T. S. Renoux et M. De Villiers (dir.),
Code constitutionnel, LexisNexis, 2013, 6e éd., 1771 p., spéc. p. 261).
24. En ce sens, X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des
droits de l’homme, op. cit., spéc. p. 350.
25. D. Szymczak, La Convention européenne des droits de l’homme et le juge constitutionnel national,
op. cit., spéc. p. 636.
26. Cour EDH, Cour plénière, 6 septembre 1978, Klass et autres c. Allemagne, A. 28, § 55.
27. Cour EDH, Cour plénière, 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, A. 12, § 78
(JT, 1971, p. 341, obs. J. Velu ; AFDI, 1972, p. 443, obs. R. Pelloux ; GACEDH n° 19).
28. Cour EDH, 16 juillet 1971, Ringeisen c. Autriche, A. 13, § 95.
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et organique des tribunaux », exigence qu’elle inclut d’ailleurs dans la


notion de « tribunal » présente au sein de ces articles29.
Par ailleurs, la juridiction strasbourgeoise est aussi – et surtout –
sensible à la problématique de « l’indépendance fonctionnelle30 » et
condamne à ce titre « toute ingérence du pouvoir législatif dans l’admi-
nistration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire
d’un litige31 ». Excluant les possibles ingérences du pouvoir législatif, et
donc du Parlement, dans le cadre de la procédure judiciaire, la Cour se
dresse également contre les immixtions du pouvoir exécutif dans l’admi-
nistration de la justice32.
C’est dire à quel point « sans employer le mot, la Cour consacre
la chose33 ». C’est sans doute avec l’arrivée des pays de l’ancien bloc
soviétique et des premiers contentieux sensibles pour le maintien d’un
« régime authentiquement démocratique34 » que la Cour finit par sortir
de sa réserve et va être conduite à une affirmation plus catégorique du
principe.

2 – Une consécration explicite récente : la mention expresse


du principe
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Au début des années 2000, l’occupation du « domaine constitu-
tionnel » dans sa dimension institutionnelle devient davantage percep-
tible avec l’apparition formelle du principe dans la jurisprudence de la
Cour européenne35. À l’occasion de l’affaire Stafford c. Royaume-Uni jugée
en formation solennelle le 28 mai 2002, la Cour de Strasbourg fait expli-
citement référence à « la notion de séparation des pouvoirs exécutif et
judiciaire36 ». Dans cette affaire concernant le Royaume-Uni – pays de
naissance de la séparation des pouvoirs avec l’apparition pragmatique du
régime parlementaire – la juridiction strasbourgeoise conclut pourtant

29. X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits de
l’homme, op. cit., spéc. p. 351.
30. Idem.
31. Cour EDH, 9 décembre 1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce,
A. 301B, § 49.
32. Voir infra le I, B, 2.
33. X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits de
l’homme, op. cit., spéc. p. 352.
34. M. Levinet, « Vers un infléchissement de l’autolimitation du juge européen des droits
de l’homme en matière d’exercice des droits politiques », RTDH, 2000, n° 41, pp. 54 sq.,
spéc. p. 57.
35. En ce sens, X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des
droits de l’homme, op. cit., spéc. pp. 352-353.
36. Cour EDH, Grande Chambre, 28 mai 2002, Stafford c. Royaume-Uni, préc., § 78. Pour
un exemple plus récent : Cour EDH, Grande Chambre, 18 juillet 2013, Maktouf et Damjanovic
c. Bosnie-Herzégovine, req. n° 2312/08, 34179/08, § 49.
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à une violation de l’article 5 § 1 de la Convention37. Cet arrêt, relatif


au maintien en détention du requérant en raison de la peine perpétuelle
obligatoire qui lui avait été infligée pour meurtre, conduit la Cour à sou-
ligner la difficulté du « rôle que le ministre continue de jouer dans la
fixation de la période punitive et dans la décision de libérer un détenu au
terme de cette période38 » à l’égard de la séparation des pouvoirs. En effet,
dans un contexte national de perte de la confiance accordée au législateur,
de « déclin du culte des libertés » et de « restauration de l’autorité de
l’État »39, le ministre avait mis en place une pratique consistant à fixer
une période punitive (le tariff) difficilement conciliable avec la nécessité
de mettre en place « des procédures judiciaires fondées sur des critères
d'indépendance, d'équité et de publicité40 ». Il n’est d’ailleurs pas anodin
que ce soit à partir de ce même arrêt41 que la méthode d’interprétation
évolutive employée par la Cour est « affichée » de manière systéma-
tique42. C’est effectivement cette directive d’interprétation qui permet au
juge d’affirmer qu’il ne doit pas s’écarter « sans motif valable des précé-
dents », mais qu’il est tout de même « d'une importance cruciale que la
Convention soit interprétée et appliquée d'une manière qui en rende les
droits pratiques et effectifs, et non théoriques et illusoires »43.
Loin de restreindre cette mention à un événement simplement ponc-
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tuel, la Cour récidive, la même année, dans une affaire concernant à
nouveau le Royaume-Uni44. Cependant, cette fois-ci, ce n’est pas lors de
l’examen de la proportionnalité de la mesure que la référence apparaît
mais à un stade antérieur de son contrôle qui est celui de l’évocation des
buts légitimes45. Dans cet arrêt où la requérante entendait dénoncer le

37. Dans deux affaires datant du 16 décembre 1999, la Cour européenne des droits de
l’homme avait déjà constaté une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans la mesure
où le ministre de l’Intérieur, qui avait fixé la période punitive n’était pas indépendant de
l’exécutif (CEDH, Grande Chambre, 16 décembre 1999, T. c. Royaume-Uni, req. n° 24724/94,
§ 113 ; CEDH, Grande Chambre, 16 décembre 1999, V. c. Royaume-Uni, req. n° 24888/94,
§ 114). Voir sur ce point, J.-P. Costa, « Concepts juridiques dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme : de l’influence de différentes traditions nationales »,
RTDH, 57/2004, pp. 101-110, spéc. p. 105.
38. Ibidem, § 78.
39. A. Duffy, La protection des droits et libertés au Royaume-Uni, LGDJ, Fondation Varenne,
coll. Des Thèses, 2007, 636 p., spéc. p. 11.
40. CEDH, Grande Chambre, 28 mai 2002, Stafford c. Royaume-Uni, préc., § 78.
41. Ibidem, § 68.
42. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, op. cit., spec. p. 233.
43. CEDH, Grande Chambre, 28 mai 2002, Stafford c. Royaume-Uni, préc., §§. 68-69.
44. CEDH, 17 décembre 2002, A. c. Royaume-Uni, req. n° 35373/97, § 77.
45. En ce sens, X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des
droits de l’homme, op. cit., spéc. p. 352. En effet, selon la clause d’ordre public présente au § 2 des
articles 8 à 11 de la Convention, pour être reconnue comme conventionnelle, l’ingérence doit
respecter trois conditions : elle doit être « prévue par la loi », « viser un but légitime » et être
« nécessaire dans une société démocratique » (F. Sudre, Droit européen et international des droits de
l’homme, op. cit., spéc. pp. 203 sq.). Concernant la notion de « but légitime », si la Convention
semble prévoir une liste exhaustive, en réalité, les notions employées sont particulièrement
larges et laissent place à une grande interprétation.
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342 Nina Le Bonniec

caractère absolu de l’immunité parlementaire qui l’empêchait de pouvoir


se plaindre de propos tenus à son encontre par un député, la Cour admet
que cette immunité parlementaire « vise les buts légitimes que consti-
tuent la protection de la liberté d’expression au Parlement et le main-
tien de la séparation des pouvoirs entre le législatif et le judiciaire46 ».
N’hésitant pas à sortir de ce cadre circonstanciel, le juge européen a ainsi
peu à peu élaboré un corpus jurisprudentiel particulièrement protecteur
de l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis tant du pouvoir légis-
latif que du pouvoir exécutif.

B – LA SÉPARATION DES POUVOIRS, UN PRINCIPE CONSTITUTIONNEL


GARANTI PAR LA COUR EDH

L’indépendance du pouvoir judiciaire est le premier aspect de la sépa-


ration des pouvoirs dont la Cour s’est emparée47. Assurément, elle ne s’est
pas limitée à une simple référence au principe de la séparation des pou-
voirs, et a, au contraire, développé une jurisprudence particulièrement
fournie sur cette question. La juridiction strasbourgeoise a véritablement
intégré ce principe au sein du contrôle européen et sanctionne en consé-
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quence son non-respect par les autorités nationales, que l’atteinte à l’in-
dépendance de la justice ait été exercée par le pouvoir législatif (1) ou par
le pouvoir exécutif (2).

1 – Une protection effective du pouvoir judiciaire face au pouvoir


législatif
Le droit à un tribunal indépendant a conduit la Cour européenne à rap-
peler la nécessité de l’indépendance des autorités judiciaires du pouvoir
législatif48. Ce droit à un tribunal – supposant le respect du principe de
la sécurité juridique afin que « la solution donnée de manière définitive à
tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause49 » – a permis à
la Cour de connaître du contentieux relatif aux validations législatives et
de sanctionner sous certaines conditions l’ingérence du législateur dans

46. CEDH, 17 décembre 2002, A. c. Royaume-Uni, préc., § 77. En ce sens également :
CEDH, Grande Chambre, 3 décembre 2009, Kart c. Turquie, req. 8917/05, § 81 ; CEDH,
24 mai 2011, Onorato c. Italie, req. n° 26218/06, § 48. En France, cette liberté d’expression au
Parlement est expressément protégée par l’article 26 de la Constitution.
47. Le Conseil constitutionnel français garantit l’indépendance de la justice contre les
immixtions du législateur ou du gouvernement depuis sa décision du 22 juillet 1980 (CC,
décis. n° 80-119 DC, du 22 juillet 1980, Loi portant validation d’actes administratifs, Rec. p. 46,
cons. 6 ; voir aussi CC, décis. n° 89-271 DC, du 11 janvier 1990, Loi relative à la limitation
des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, Rec. p. 21, cons. 6).
48. CEDH, 26 août 2003, Filippini c. Saint-Martin, req. n° 10256/02.
49. CEDH, Grande Chambre, 28 octobre 1999, Brumarescu c. Roumanie, req. n° 28342/95,
§ 61.
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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs 343

le cours de la justice50, que l’État soit ou non partie au litige51. La juri-


diction strasbourgeoise a ainsi affirmé de manière catégorique, dès 1994,
que :
Le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consa-
crés par l’article 6 (art. 6) s’opposent à toute ingérence du pouvoir législatif dans
l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire
du litige52.

Toutefois, la Cour n’interdit pas par « principe toute ingérence des


pouvoirs publics dans une procédure judiciaire pendante à laquelle ils
sont parties53 », et suite à une jurisprudence particulièrement détaillée en
la matière, elle a mis au jour des critères afin d’apprécier la conventionna-
lité de l’ingérence du pouvoir législatif dans le domaine judiciaire54. Par
exemple, la conformité d’une loi de validation avec l’article 6 § 1 s’ap-
précie au regard de la « triple condition du caractère non définitif de la
procédure juridictionnelle, de la proportionnalité de l’atteinte et de l’exis-
tence d’un “motif d’intérêt général impérieux”55 ». Ayant eu à connaître
de diverses interventions du législateur dans le cours de la justice dans le
domaine, par exemple, de la santé56, d’offres de prêt57 ou encore à propos
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d’accords salariaux58, le juge européen a clairement souligné qu’« un
motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une telle intervention

50. Il doit néanmoins être précisé que la base juridique dans le cadre du contentieux des
lois de validation peut varier d’une affaire à l’autre, la Cour pouvant se placer sous l’angle
du droit d’accès à un tribunal (CEDH, 23 octobre 1997, National & Provincial Building
Society et a. c. Royaume-Uni, Rec. 1997-VIII), sous l’angle de l’équité de la procédure de façon
plus générale (CEDH, Grande Chambre, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal & Gonzalez et
autres c. France, Rec. 1999-VII, § 57 (GACEDH n° 28)), sous l’angle de l’égalité des armes
(CEDH, 9 décembre 1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, préc.) ou encore
sous l’angle de l’article 1 du Protocole 1 garantissant le droit de propriété (CEDH, Grande
Chambre, 6 octobre 2005, Draon c. France, req. n° 1513/03). Voir sur ce point, F. Sudre, Droit
européen et international des droits de l’homme, op. cit., pp. 556 sq.
51. Voir par exemple l’affaire CEDH, 9 décembre 1994, Raffineries grecques Stran et Stratis
Andreadis c. Grèce, préc.
52. Ibidem, § 49.
53. CEDH, 23 octobre 1997, National & Provincial Building Society et a. c. Royaume-Uni,
préc., § 112.
54. Voir infra le I, B, 2 : le juge utilise les mêmes critères pour juger de l’indépendance du
pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif (voir par exemple,
CEDH, déc., 26 août 2003, Filippini c. Saint-Martin, req. n° 10256/02 : « pour établir si un
tribunal peut passer pour “indépendant” il faut prendre en compte, notamment, le mode de
désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les
pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance »).
55. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, op. cit., pp. 556 sq.
56. CEDH, Grande Chambre, 6 octobre 2005, Draon c. France, préc. et Maurice c. France, req.
n° 11810/03 (JCP G, 2006, 109, n° 16, chron. F. Sudre).
57. CEDH, 14 février 2006, Lecarpentier c. France, req. n° 67847/01 (violation de l’ar-
ticle 1 du Protocole 1) ; CEDH, 11 avril 2006, Cabourdin c. France, req. n° 60796/00 (violation
de l’article 6 § 1).
58. CEDH, Grande Chambre, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c.
France, prec. § 57.
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344 Nina Le Bonniec

législative59 ». La célèbre affaire Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c.


France60 avait ainsi conduit la Cour à remettre en cause une loi de valida-
tion pourtant jugée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel61, ce
dernier ayant alors été contraint de renforcer son contrôle relativement
auxdites lois62. Dans cet arrêt où le législateur était intervenu afin de
fixer le montant de la prime dite de difficultés particulières, instituée
par le protocole d’accord du 28 mars 1953 au bénéfice des personnels
des organismes de sécurité sociale du régime général et de leurs établis-
sements des départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle,
la Cour conclut à une violation de l’article 6 § 1 puisqu’elle constate
notamment que « l’intervention du législateur en l’espèce eut lieu à un
moment où des instances judiciaires auxquelles l’État était partie se trou-
vaient pendantes63 ».
La juridiction strasbourgeoise fait donc preuve d’une vigilance par-
ticulière en ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire, une
attention qui se retrouve également à l’égard des possibles ingérences du
pouvoir exécutif.

2 – Une protection efficiente du pouvoir judiciaire face au pouvoir


exécutif
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Dès 1971, la Cour a rappelé aux États parties qu’un des principaux
éléments constitutifs de la notion de « tribunal » est son indépendance
par rapport à l’exécutif64. En incorporant la séparation des pouvoirs dans
la notion de « tribunal » des articles 5 § 4 et 6 § 1 de la Convention65,
la juridiction strasbourgeoise dispose alors des moyens de sanctionner le
non-respect par les autorités étatiques de l’indépendance organique des
tribunaux qui est exigée. L’indépendance fonctionnelle se trouve aussi
garantie, généralement à travers le droit d’accès à un tribunal protégé

59. CEDH, 11 avril 2006, Cabourdin c. France, req. n° 60796/00, § 37.


60. CEDH, Grande Chambre, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c.
France, préc.
61. CC, décis. n° 94-43 DC, du 13 janvier 1994, Loi relative à la santé et à la protection sociale,
J. O. du 18 janvier 1994, p. 925, Rec. p. 21.
62. Par exemple : CC, décis. n° 99-422 DC, du 21 décembre 1999, Loi de financement de
la Sécurité sociale pour 2000 (JCP G, 2000, I, 261, chron. B. Mathieu et M. Verpaux). Sur ce
point, voir : B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg », RFDA,
2000, p. 289 sq.
63. CEDH, Grande Chambre, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c.
France, préc., § 60.
64. CEDH, Cour plénière, 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp (« vagabondage »)
c. Belgique, préc., § 78.
65. X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits
de l’homme, op. cit., spéc. p. 351. Voir par exemple : CEDH, 28 novembre 2002, Lavents
c. Lettonie, req. n° 58442/00, § 81 ; CEDH, 22 juin 2004, Pabla Ky c. Finlande, req.
n° 47221/99, § 26.
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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs 345

par l’article 6 § 1 de la Convention66. La Cour européenne a ainsi déployé


un corpus jurisprudentiel relativement développé et en ce sens, afin de
juger de l’indépendance d’une juridiction, le juge prend en compte divers
éléments tels que « le mode de désignation et la durée du mandat de ses
membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et
le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance67 », sachant
que la Cour admet que certaines lacunes puissent être compensées par un
contrôle ultérieur68.
À ce titre, si la juridiction strasbourgeoise ne condamne pas par prin-
cipe la nomination des juges par l’exécutif tant que des garanties contre
les pressions extérieures sont assurées69, en revanche, tel n’est pas le cas
lorsque les magistrats exercent tous leurs fonctions sous l’autorité du pro-
cureur général qui est lui-même sous le contrôle du ministre de la justice70.
De même, la Cour remet en cause l’indépendance du tribunal lorsque les
garanties législatives et/ou financières s’avèrent insuffisantes pour éviter
les pressions extérieures71. Quant à la durée du mandat, la Cour a précisé
qu’« on doit assurément considérer l'inamovibilité des juges en cours de
mandat comme un corollaire de leur indépendance » précisant toutefois
que « l'absence de consécration expresse en droit de cette inamovibilité
n'implique pas en soi un défaut d'indépendance du moment qu'il y a
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reconnaissance de fait et que les autres conditions nécessaires se trouvent
réunies »72. Enfin, pour ce qui est de l’impartialité du tribunal73, le juge
européen estime qu’elle peut « “s’apprécier de diverses manières” : il y
a lieu de distinguer “entre une démarche subjective, essayant de déter-
miner ce que tel juge pensait dans son for intérieur” en telle occasion,
“et une démarche objective amenant à rechercher s’il offrait des garan-
ties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime”74 ». Ainsi,
pour la Cour, « la confusion des rôles entre le procureur et le juge [peut]
donner lieu à des doutes objectivement justifiés quant à l'impartialité

66. Idem.
67. Par exemple : CEDH, 1 octobre 1982, Piersack c. Belgique, A. 53, § 27 ; CEDH, Grande
Chambre, 18 juillet 2013, Maktouf et Damjanovic c. Bosnie-Herzégovine, préc., § 49.
68. CEDH, 25 février 1997, Findlay c. Royaume-Uni, req. n° 22107/93, § 79.
69. CEDH, Cour plénière, 22 octobre 1984, Sramek c. Autriche, A. 84, § 38 : « Si la nomi-
nation des membres – sauf le magistrat – incombe au gouvernement du Land, cela ne suffit
pas non plus pour jeter un doute sur leur indépendance et leur impartialité : ils sont dési-
gnés pour siéger à titre individuel et la loi interdit aux pouvoirs publics de leur donner des
instructions ».
70. CEDH, 22 mai 1998, Vasilescu c. Roumanie, req. n° 27053/95, §§ 40-41.
71. CEDH, 6 septembre 2005, Salov c. Ukraine, req. n° 65518/01, § 86.
72. CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, A. 80, § 80 ; CEDH, 26 février
2006, Morris c. Royaume-Uni, req. n° 38784/97, § 68.
73. Le Conseil constitutionnel français protège également ce principe d’impartialité, voir
par exemple : CC, décis. n° 2002-461 DC, du 29 août 2002, Loi d’orientation et de programma-
tion pour la justice, Rec. p. 204, cons. 15).
74. CEDH, 1 octobre 1982, Piersack c. Belgique, préc., § 30.
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346 Nina Le Bonniec

des personnes concernées75 ». La jurisprudence européenne a alors pu


conduire à la remise en question de l’indépendance des membres de la
Cour martiale au Royaume-Uni dans la mesure où ils sont subordonnés et
sous les ordres d’un officier76, ou encore à la remise en cause des Cours de
sûreté turques en raison de leur composition qui comprenait un officier
de carrière qui continuait d’appartenir à l’armée77.
Si l’analyse de la jurisprudence ne laisse aucun doute sur le fait que la
Cour européenne des droits de l’homme s’est saisie du principe de la sépa-
ration des pouvoirs et le garantit, il est également possible de constater
que la juridiction strasbourgeoise en fait également un usage particulier.
À travers une jurisprudence florissante sur les questions d’indépendance
entre les pouvoirs, c’est en réalité une certaine conception de la séparation
des pouvoirs que la Cour européenne entend faire prévaloir.

II – LA PROMOTION D’UNE CONCEPTION SPÉCIFIQUEMENT


EUROPÉENNE DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
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En se saisissant de la séparation des pouvoirs et en garantissant sa
substance, la Cour européenne dépasse inévitablement son rôle de juge
protecteur des droits de l’homme. En effet, la « confusion entretenue
entre la matière des droits de l’homme et celle du droit constitutionnel »
lui permet de réaliser une certaine « uniformisation des standards de la
culture juridique constitutionnelle »78. Elle entre alors sur un terrain plus
politique qui lui permet de véhiculer une vision particulière de la sépara-
tion des pouvoirs (A). En agissant de la sorte, le juge européen s’immisce
indéniablement dans l’organisation institutionnelle et constitutionnelle
des États membres, allant jusqu’à outrepasser son office en s’attribuant,
partiellement mais sûrement, un rôle de « juge constitutionnel » (B).

75. CEDH, Grande Chambre, 15 décembre 2005, Kyprianou c. Grèce, req. n° 73797/01,
§ 126 (partialité de la cour d’assises).
76. CEDH, 25 février 1997, Findlay c. Royaume-Uni, préc. Le Royaume-Uni avait ainsi
adopté une nouvelle législation en 1996 dont la Cour avait souligné les insuffisances (CEDH,
26 février 2002, Morris c. Royaume-Uni, req. n° 38784/97) avant de conclure à une non viola-
tion dans la mesure où l’État avait précisé que les membres de la Cour martiale ne pouvaient
pas faire l’objet d’un rapport quant à leurs décisions judiciaires (CEDH, Grande Chambre,
16 décembre 2003, Cooper c. Royaume-Uni, req. n° 48843/99). Sur ce point, voir L. Milano, Le
droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, op. cit., spéc. p. 399 sq.
77. Par exemple, CEDH, 12 mars 2003, Ocalan c. Turquie, req. n° 46221/99 (constat de
violation de l’article 6 § 1 de la CEDH).
78. Y. Ben Achour, « Au service du droit démocratique et du droit constitutionnel inter-
national. Une Cour constitutionnelle internationale », op. cit. (à propos plus généralement des
relations entre les droits de l’homme et le droit constitutionnel).
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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs 347

A – UNE PORTÉE INDÉNIABLE DE LA VISION EUROPÉENNE


DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS SUR L’ORGANISATION
CONSTITUTIONNELLE DES ÉTATS MEMBRES

Si le contrôle du respect des droits fondamentaux a essentiellement


amené la Cour européenne à protéger très largement l’indépendance du
pouvoir judiciaire face aux risques d’arbitraire tout en propageant sa vision
de la séparation des pouvoirs (1), la juridiction strasbourgeoise ne s’est
pourtant pas limitée à ce seul domaine. De façon plus inattendue, l’in-
terprétation extensive de son office lui a également permis de contrôler
la répartition des compétences entre les pouvoirs exécutif et législatif (2).

1 – Une intrusion bienvenue dans les rapports entre le pouvoir


judiciaire et les pouvoirs exécutif et législatif
La garantie de l’indépendance du pouvoir judiciaire au service de la
protection des droits fondamentaux a pu conduire le juge européen à
défendre le domaine de ce pouvoir contre les empiétements éventuels du
pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif mais aussi à étendre le champ
d’application de ce pouvoir lorsque le standard conventionnel l’exigeait
afin de garantir l’effectivité des droits. Comme évoqué précédemment,
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la juridiction strasbourgeoise n’a effectivement pas hésité à déployer une
jurisprudence particulièrement détaillée avec la mise en place de critères
jurisprudentiels précis afin de juger de la conventionnalité d’une ingé-
rence du pouvoir législatif dans le domaine de la justice, ou d’une immix-
tion du pouvoir exécutif dans l’organisation et le fonctionnement du
pouvoir judiciaire. Par ailleurs, le contrôle européen de ces critères a
aussi mené in fine à étendre le champ du pouvoir judiciaire à des compé-
tences appartenant antérieurement au pouvoir exécutif, comme l’illustre
par exemple le contentieux français relatif à l’obligation qui était faite
aux juridictions de solliciter l’avis conforme du ministre des Affaires
étrangères sur le sens d’une disposition d’une convention internationale.
Dans l’affaire Beaumartin c. France du 24 novembre 199479, la Cour euro-
péenne condamne comme étant contraire à l’exigence d’indépendance du
tribunal la pratique consistant à obliger le juge administratif, lorsqu’il
est face à une difficulté d’interprétation d’une convention internationale,
à demander au ministre des Affaires étrangères d’indiquer le sens de la
disposition litigieuse pour ensuite s’y conformer80, permettant alors aux
juridictions du fond d’interpréter elles-mêmes ces dispositions81.
79. CEDH, 24 novembre 1994, Beaumartin c. France, A. 296 B.
80. Ibidem, §§ 38-39.
81. Le Conseil d’État avait reconnu cette compétence des juges du fond avant l’arrêt de la
CEDH (CE, 29 juin 1990, Gisti, req. n° 78519, Rec. Lebon 171, GAJA n° 104), la Cour de
cassation s’est alignée sur cette jurisprudence (Cass., Civ. 1re, 19 décembre 1995, Banque afri-
caine de développement, req. n° 93-20424).
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De même, dans l’affaire Chevrol c. France du 13 février 200382 relative


aux accords d’Évian, la Cour conclut que la pratique du Conseil d’État
consistant à refuser de se prononcer sur la condition de réciprocité pré-
sente à l’article 55 de la Constitution et à s’en remettre au ministre com-
pétent viole l’article 6 § 1 de la Convention. En effet, selon la Cour, par
ce refus, « l'interposition de l'autorité ministérielle, qui fut déterminante
pour l'issue du contentieux juridictionnel, ne se prêtait en effet à aucun
recours de la part de la requérante […] » et le Conseil d’État « s'est ainsi
privé volontairement de la compétence lui permettant d'examiner et de
prendre en compte des éléments de fait qui pouvaient être cruciaux pour
le règlement in concreto du litige qui lui était soumis »83. Ce qui amena
le Conseil d’État à reconnaître la compétence du juge administratif pour
apprécier cette condition de réciprocité84.
La juridiction strasbourgeoise, à travers la protection du droit à un
tribunal indépendant, n’a donc pas hésité à redéfinir le champ d’appli-
cation du pouvoir judiciaire au niveau interne. Toutefois, la Convention
n’a pas seulement amené le juge européen à garantir l’indépendance de
la justice, puisque sous l’angle des articles 11 (liberté d’association) et
3 du Protocole 1 (droit à des élections libres), il a également pu étendre
sa vision de la séparation des pouvoirs jusque dans les relations entre les
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pouvoirs exécutif et législatif.

2 – Une intrusion surprenante dans les rapports entre les pouvoirs


exécutif et législatif
Si la Cour se défend de prescrire aux États membres de quelconques
directives d’organisation, il n’en reste pas moins qu’elle s’introduit direc-
tement dans l’organisation interne du pouvoir et glisse parfois vers un
domaine moins attendu car a priori en dehors de l’office du juge euro-
péen : le terrain politique. Après avoir clairement exprimé « l’exclusivité
du modèle politique de la démocratie85 » en 1998 dans l’affaire Parti com-
muniste unifié de Turquie et autres c. Turquie86, la Cour a même été, concer-
nant la séparation des pouvoirs, jusqu’à « érig[er] sur la prééminence du
droit, le principe du contrôle parlementaire du gouvernement87 ». Cette
82. CEDH, 13 février 2003, Chevrol c. France, req. n° 49636/99 (Rec. Dalloz, n° 14, p. 931,
H. Moutouh ; AJDA, 2003, p. 1984, T. Rambaud ; JCP A, 2003, 1456, note B. Tabaka).
83. Ibidem, § 82.
84. CE, Ass., 9 juillet 2010, Mme Souad Cheriet-Benseghir, req. n° 317747 (AJDA, 2010.
1396 ; D. 2010, 2868, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et
K. Parrot ; Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2011, p. 206, A. Roblot-Troizier).
85. J.-F. Flauss, « Droit constitutionnel et Convention européenne des droits de l’homme.
Le droit constitutionnel national devant la Cour européenne des droits de l’homme (Actualité
jurisprudentielle 1997-1998-1999-2000) », op. cit., spéc. p. 844.
86. CEDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, préc., § 45.
87. X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits de
l’homme, op. cit., spéc. p. 353.
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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs 349

reconnaissance se perçoit d’abord lorsqu’elle affirme sous l’angle de la


liberté d’association (article 11 de la Convention), dans une affaire rela-
tive à la dissolution d’un parti politique turc accusé d’être un groupe
armé procédant à des actes de violence, que :
Dans un système démocratique, les actions et les omissions du gouvernement
doivent se trouver placées sous le contrôle attentif des pouvoirs législatif et judi-
ciaire, de la presse et de l’opinion publique88.

Toutefois, l’expression de ce principe se retrouve surtout dans un


dictum inséré dans une affaire concernant la Moldavie, sous l’angle cette
fois de l’article 3 du Protocole 1 garantissant le droit à des élections
libres89. Dans cet arrêt de Grande chambre du 27 avril 2010, le requérant
s’était vu dans l’obligation d’engager une procédure de renonciation à
sa nationalité roumaine afin de faire valider son mandat de député. La
formation solennelle de la Cour prend alors le soin de préciser que « le
rôle même des députés » est « de représenter les électeurs en garantissant
l’obligation pour le gouvernement en place de rendre des comptes et en
évaluant les politiques de celui-ci » et ajoute que l’objectif de protec-
tion des opinions et de la liberté de les exprimer présent à l’article 11 de
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la Convention est un principe « d’autant plus important s’agissant des
députés, eu égard au rôle essentiel qu’ils jouent dans le maintien du
pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie »90. Quelle autre
manifestation plus éclatante de l’intrusion de la Cour dans la gestion des
interactions entre les pouvoirs étatiques sinon celle-ci ?
Que ce soit par rapport à l’un ou l’autre des pouvoirs constitués, la
Cour s’immisce donc bien dans la répartition des compétences entre les
pouvoirs, réactivant de ce fait la délicate problématique de la définition
de l’office de ce juge des droits de l’homme.

B – UNE PORTÉE PROBLÉMATIQUE DE LA VISION EUROPÉENNE


DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS SUR LES RAPPORTS ENTRE
LA COUR EDH ET L’ORDRE INTERNE

Le développement d’une conception européenne de la séparation des


pouvoirs et sa diffusion dans les ordres internes ne se sont pas toujours réa-
lisés de façon pacifique. Les juges constitutionnels internes, « rouage91 »
88. CEDH, 9 avril 2002, Yazar et autres c. Turquie, req. n° 22723/93, 22724/93, 22725/93,
§ 59.
89. X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits de
l’homme, op. cit., spéc. p. 353.
90. CEDH, Grande Chambre, 27 avril 2010, Tanase c. Moldova, req. n° 7/08, § 166.
91. A. Pariente, « Le Conseil constitutionnel et la théorie de la séparation des pouvoirs »,
in A. Pariente (dir.), La séparation des pouvoirs. Théorie contestée et pratique renouvelée, Dalloz,
coll. « Thèmes & commentaires », 2007, 153 p., pp. 65-76, spéc. p. 66.
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350 Nina Le Bonniec

incontournable de la théorie de la séparation des pouvoirs par l’exercice


du contrôle de la constitutionnalité des lois, ont alors pu se retrouver
confrontés à cette conception européenne dont ils ne partagent pas forcé-
ment tous les aspects (1). Cependant, ne souhaitant pas rester en retrait,
la Cour « s’aventur[e] clairement sur le terrain de l’architecture institu-
tionnelle et constitutionnelle92 » et excède en conséquence son office de
juridiction internationale, pour rejoindre ce qui ressemblerait davantage
à des missions relevant de l’office d’un juge constitutionnel (2).

1 – Une concurrence potentiellement conflictuelle entre conceptions


nationales et européenne de la séparation des pouvoirs
L’existence d’un « “constitutionnalisme” européen93 » ne fait aucun
doute mais cette influence européenne sur la séparation des pouvoirs ne
s’est pas toujours faite sans heurts avec les autorités étatiques, comme
peut en témoigner l’exemple français. En France, la mention de la sépara-
tion des pouvoirs ne se retrouve pas dans le texte de la Constitution mais
à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen94, le
Conseil constitutionnel ayant toutefois dégagé de cette disposition les
exigences d’indépendance et d’impartialité du juge95, évoquant cepen-
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dant explicitement la présence d’une « conception française de la sépara-
tion des pouvoirs96 ». Si initialement, « le rôle du Conseil se limitait à la
répartition des compétences entre l’exécutif et le législatif », son action l’a
peu à peu amené à une « redéfinition de la théorie »97. Le Conseil consti-
tutionnel, « utilisateur » mais aussi « acteur »98 du principe de la sépa-
ration des pouvoirs, fut d’abord pensé comme une institution essentielle

92. X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention européenne des droits de
l’homme, op. cit., spéc. p. 353.
93. G. Cohen-Jonathan, « La fonction quasi constitutionnelle de la Cour européenne des
droits de l’homme », in Mélanges en l’honneur de L. Favoreu, Renouveau du droit constitutionnel,
Paris, Dalloz, 2007, 1783 p., pp. 1127-1153, spéc. p. 1135.
94. Le Conseil constitutionnel a élargi le bloc de constitutionnalité par les décisions n° 71-44
DC du 16 juillet 1971, Liberté d’association (Rec. p. 29) et n° 73-51 DC, du 27 décembre 1973,
Loi de finances pour 1974 (Rec. p. 25).
95. CC, décis. n° 2003-466 DC, du 20 février 2003, Loi organique relative aux juges de proxi-
mité, Rec. p. 156, cons. 23. Sur ce point, voir : R. Fraisse, « L’article 16 de la Déclaration, clef
de voûte des droits et libertés », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2014/3, n° 44,
pp. 9-21 ; A. Roblot-Troizier, « Un concept moderne : séparation des pouvoirs et contrôle de
la loi », op. cit., spéc. p. 100.
96. CC, décis. n° 89-260 DC, du 28 juillet 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence
du marché financier. Sur ce point : J.-P. Feldman, « La séparation des pouvoirs et le constitu-
tionnalisme. Mythes et réalités d’une doctrine et de ses critiques », RFDC, 2010/3, n° 83,
pp. 483-496 ; A. Roblot-Troizier, « Un concept moderne : séparation des pouvoirs et contrôle
de la loi », op. cit., spéc. pp. 92 sq.
97. A. Pariente, « Le Conseil constitutionnel et la théorie de la séparation des pouvoirs »,
op. cit., spéc. pp. 72-73.
98. Ibidem, spéc. p. 66.
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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs 351

de « régulation de l’activité normative des pouvoirs publics99 » dans un


contexte, à l’origine, de primauté du législatif et dans une situation de
« montée en puissance de l’exécutif » aujourd’hui100. Le principe de la
séparation des pouvoirs recoupe alors deux aspects pour le juge consti-
tutionnel : il peut soit être utilisé dans une logique « institutionnelle »,
soit dans le but de protéger les droits fondamentaux des citoyens101. Cette
différence d’office entre la Cour européenne des droits de l’homme et le
Conseil constitutionnel explique certainement leurs divergences d’appré-
ciation quant à la séparation des pouvoirs. Si les deux juges partagent
une « conception ternaire » des pouvoirs en y intégrant le pouvoir judi-
ciaire102, sa fonction politique d’arbitrage semble avoir conduit le Conseil
constitutionnel à adopter une conception moins « rigide » que celle véhi-
culée par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette appréciation
discordante s’explique aisément par l’emploi de logiques de raisonnement
différentes : tandis que le juge européen adopte « une logique tournée
vers la protection des droits », le juge constitutionnel « s’attache d’abord
aux rapports entre les différents pouvoirs publics et non à ceux entre les
particuliers et les pouvoirs publics »103.
Outre le célèbre litige relatif aux lois de validations, l’opposition entre
le juge constitutionnel et le juge européen quant à la qualité « d’autorité
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judiciaire » du parquet français ne fait d’ailleurs que renforcer ce senti-
ment104. La juridiction strasbourgeoise a en effet considéré que le pro-
cureur adjoint, « membre du ministère public », ne remplissait pas, au
regard de l'article 5 § 3 de la Convention, les garanties d'indépendance
exigées par la jurisprudence pour être qualifié, au sens de cette disposi-

99. Ibidem, spéc. p. 72.


100. J. Chevallier, Institutions politiques, LGDJ, coll. « Systèmes », 1996, 208 p., spéc.
p. 70. Voir aussi : P. Jan, « Les séparations du Pouvoir », in Constitutions et pouvoirs. Mélanges en
l’honneur de J. Gicquel, Paris, Montchrestien, 2008, 630 p., pp. 255-264, spéc. pp. 257-261 ;
D. Rousseau, « La Ve République : l’équilibre inachevé des pouvoirs », in B. Mathieu (dir.),
1958-2008 : Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Paris, Dalloz, 2008, 802 p.,
pp. 787-795, spéc. pp.792-793.
101. A. Roblot-Troizier, « Un concept moderne : séparation des pouvoirs et contrôle de la
loi », op. cit., spéc. p. 101.
102. T. S. Renoux, « L’apport du Conseil constitutionnel à l’application de la théorie de la
séparation des pouvoirs en France », Rec. Dalloz, 1991, p. 169. Cette conception « ternaire »
se retrouve d’ailleurs dans une majorité de pays, voir A. Le Divellec, « L’articulation des
pouvoirs dans les démocraties parlementaires européennes : fusion et mitigation », Pouvoirs,
2012/4, n° 143, pp. 123-140, spéc. pp. 136-137.
103. L. Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l'homme,
op. cit., spéc. p. 420.
104. Sur ce point, voir notamment : P. Cassia, « Qu’est-ce qu’une “autorité judi-
ciaire” ? », AJDA, 2010, p. 753 ; Y. Charpenel, D. Rousseau et D. Soulez-Larivière, « Le
statut du Parquet », Constitutions, 2011, p. 295 ; A. Maron et M. Haas, « Le parquet au
tapis ! », Droit pénal, n° 2, février 2011, comm. 26 ; Y. Muller, « La réforme de la garde à
vue ou la figure brisée de la procédure pénale française », Droit pénal, n° 2, février 2011,
étude 2 ; F. Sudre, « Le rôle du parquet en question », JCP G, n° 16, 19 avril 2010, doctr.
454 ; D. Terré, « Une justice indépendante ? De qui ? Comment ? Pour quoi ? », JCP G,
2012, doctr. 470.
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352 Nina Le Bonniec

tion, de « juge ou […] autre magistrat habilité par la loi à exercer des
fonctions judiciaires »105 en raison tant de sa subordination hiérarchique
à l’exécutif106 que de son absence d’impartialité fonctionnelle107, alors
que le Conseil constitutionnel avait qualifié108 et continue de qualifier le
magistrat du parquet d’« autorité judiciaire » au sens de l’article 66 de
la Constitution109, même après cette condamnation européenne110. Si la
loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue et le Conseil
constitutionnel semblent prévoir davantage de garanties au profit des
justiciables111 et que des réflexions sur le statut du parquet ont été enga-
gées112, la question n’est toutefois pas réglée. Dans deux affaires récentes
datant du 4 décembre 2014, la Cour européenne est venue, à nouveau,
souligner l’impossibilité de qualifier le procureur de la République de
« magistrat » au sens de l’article 5 § 3 dans deux arrêts relatifs à des
arrestations d’auteurs d’actes de piraterie en Haute mer113.
Le parquet français n’est d’ailleurs pas le seul à s’être vu refuser le
statut de « magistrat » par la juridiction strasbourgeoise, cette dernière

105. CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France, req. n° 37104/06, § 59 (JCP G, 2010,
act. 1206, F. Sudre ; D. 2011, 277, note J.-F. Renucci). Dans le même sens : CEDH, Grande
Chambre, 29 mars 2010, Medvedyev et autres c. France, req. n° 3394/03, § 124 (D. 2010,
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p. 1390, note P. Henion-Jacquet ; D. 2010, p. 898, obs. S. Lavric ; Rev. sc. crim., 2010, p. 685,
obs. J.-P. Marguénaud ; D. 2010, p. 1386, note J.-F. Renucci ; JCP G, 2010, doctr. 454,
F. Sudre ; Droit pénal, n° 6, juin 2010, étude 12 par J.-B. Thierry), et l’affaire CEDH, 27 juin
2013, Vassis c. France, req. n° 62736/09 (D. 2013, p. 1687, note O. Bachelet ; Rev. sc. crim.,
2013, p. 656, obs. J.-P. Marguénaud ; JCP G, 2013, n° 29, 843, L. Milano) dans laquelle la
Cour fait référence à l’affaire Moulin même si le statut du parquet n’est pas directement en
cause.
106. CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France, préc., § 56.
107. Ibidem, § 58.
108. CC, décis. n° 2002-461 DC, du 29 août 2002, Loi d’orientation et de programmation pour
la justice, Rec. p. 204, cons. 74.
109. CC, décis. n° 2010-80 QPC, du 17 décembre 2010, M. Michel F. [Mise à la disposition
de la justice], Rec. p. 408, cons. 11.
110. La Cour de cassation s’est, elle, alignée sur la jurisprudence européenne : Cass., Crim.,
15 décembre 2010, n° 10-83674 (D. 2011, 338, obs. S. Lavric, note J. Pradel).
111. En vertu de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 certains pouvoirs ont ainsi été transfé-
rés aux magistrats du siège, par exemple, selon l’article 127 du code de procédure pénale, « Si
la personne recherchée en vertu d’un mandat d’amener est trouvée à plus de 200km du siège
du juge d’instruction qui a délivré le mandat, et qu’il n’est pas possible de la conduire dans le
délai de vingt-quatre heures devant ce magistrat, elle est conduite devant le juge des liberté
et de la détention du lieu de l’arrestation » et non plus devant le Procureur de la République
(Sur ce point, voir S. Guinchard, « Procès équitable », Répertoire de procédure civile, mars 2013,
pp. 224-225). De même, le Conseil constitutionnel a pu estimer que « l’intervention d’un
magistrat du siège est requise pour la prolongation de la garde à vue au-delà de quarante-huit
heures » (CC, décis. n° 2010-80 QPC, du 17 décembre 2010, M. Michel F. [Mise à la disposi-
tion de la justice], Rec. p. 408, cons.11).
112. Voir par exemple le Rapport Refonder le ministère public qui a été remis le 21 novembre
2013 à Mme Le garde des Sceaux par la Commission de « modernisation de l’action publique »
présidée par J.-L. Nadal.
113. CEDH, 4 décembre 2014, Ali Samatar et a. c. France, req. n° 17110/10 et 17301/10,
§ 44 (JCP G, n° 5, 2 février 2015, 134, J. Pradel) ; CEDH, 4 décembre 2014, Hassan et a. c.
France, req. n° 46695/10 et 54588/10, § 88 (JCP G, n° 5, 2 février 2015, 134, J. Pradel ; JCP
G, 2014, act. 1348, obs. F. Sudre).
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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs 353

ayant aussi pu mettre en cause l’indépendance d’autres membres du


ministère public114 tels que le procureur en Pologne115, en Suisse116, ou
encore en Roumanie117. D’ailleurs, dans une recommandation datant de
2000 et relative au rôle du ministère public dans le système de justice
pénale118, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe ne semble envi-
sager que deux solutions possibles quant aux rapports entre le ministère
public et le pouvoir exécutif : les États dans lesquels « le ministère public
dépend du gouvernement où se trouve subordonné à celui-ci » et les États
dans lesquels « le ministère public est indépendant du gouvernement »,
sans mentionner de solution intermédiaire.
En se saisissant de cette question de la répartition des compétences,
la juridiction strasbourgeoise, dont l’office ne s’étend pas à une fonction
politique, en vient pourtant à exercer certaines des missions spécifiques
de la justice constitutionnelle.

2 – Une concurrence révélatrice de l’auto-attribution par la Cour


EDH de missions de nature constitutionnelle
Désirant certainement se prémunir d’éventuelles critiques relatives
à l’ingérence de la Cour dans l’organisation institutionnelle des États
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membres, le juge a pris le soin de spécifier que :
Si la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire tend
à acquérir une importance croissante dans la jurisprudence de la Cour […] ni
l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les États à se
conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les
limites admissibles à l’interaction entre l’un et l’autre119.

Or, loin de dissiper les soupçons sur sa démarche, cette affirmation de


la juridiction strasbourgeoise ne fait en réalité que renforcer l’impression
de décalage entre le dialogue et la pratique juridictionnelle. Bien entendu,
si l’analogie de la Cour européenne avec la justice constitutionnelle a pu

114. F. Sudre, « Le rôle du parquet en question », JCP G, n° 16, 19 avril 2010, doctr. 454.
115. CEDH, 4 juillet 2000, Niedbala c. Pologne, req. n° 27915/95, § 52.
116. CEDH, 5 avril 2001, H. B. c. Suisse, req. n° 26899/95, §§ 63-64.
117. CEDH, 3 juin 2003, Pantea c. Roumanie, req. n° 33343/96, § 238 (Rec. Dalloz, 2003,
n° 33, p. 2268, J.-F. Renucci).
118. Recommandation 2000 (19) du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux
États membres sur le rôle du ministère public dans le système de justice pénale, adoptée le
6 octobre 2000.
119. CEDH, Grande Chambre, 6 mai 2003, Kleyn et autres c. Pays-Bas, req. n° 39343/98,
§ 193 (RTDH, 2004, 365, obs. G. Gonzalez) ; CEDH, 22 juin 2004, Pabla Ky c. Finlande, req.
n° 47221/99, § 29 ; CEDH, 9 novembre 2006, Sacilor Lormines c. France, req. n° 65411/01, § 71
(JCP G, n° 4, 24 janvier 2007, I, 106, chron F. Sudre ; RFDA, 2007, 342, obs. J.-L. Autin et
F. Sudre) ; CEDH, 9 janvier 2013, Oleksandr Volkov c. Ukraine, req. n° 21722/11, § 103.
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354 Nina Le Bonniec

être soulignée de nombreuses fois par la doctrine120, il n’en reste pas moins
qu’à l’heure actuelle le juge européen n’est pas un juge constitutionnel121.
Néanmoins, la présence et la garantie du principe de la séparation des pou-
voirs dans la jurisprudence européenne relancent le débat sur le devenir de
cette Cour et sur l’orientation future de son office au vu notamment des
missions de nature constitutionnelle qu’elle a tendance à s’attribuer.
À ce titre, le constat de la participation du juge européen à la « reconfi-
guration des fonctions dans l’ordre interne122 » par l’intermédiaire du
contrôle de la séparation des pouvoirs ne peut que s’imposer, renforçant
l’impression d’une possible confusion des rôles. Ce sentiment est encore
confirmé par l’observation qu’outre la participation à la réorganisation
des fonctions étatiques, la Cour n’hésite pas à empiéter sur certains de
ces pouvoirs. Ceci est particulièrement visible à propos du pouvoir légis-
latif où, dans plusieurs affaires, la Cour semble se substituer à ce der-
nier. Se comportant tantôt comme un juge « aiguilleur123 » en indiquant
aux autorités étatiques quelle est la nature de la législation qui doit être
adoptée au regard des droits conventionnels concernés124, tantôt comme

120. Sur ce point, voir : I. Cameron, « Protocol 11 to the European Convention on Human
Rights – The European Court of Human Rights as a constitutional court ? », Yearbook of European
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Law, 15, 1995, pp. 219-262 ; G. Cohen-Jonathan, « La fonction quasi constitutionnelle de la
Cour européenne des droits de l’homme », op. cit. ; J.-P. Costa, « La Cour européenne des droits
de l’homme : un juge qui gouverne ? », in Études en l’honneur de Gérard Timsit, Bruylant, 2004,
pp. 67 sq. ; « La Cour européenne des droits de l’homme est-elle une Cour constitutionnelle ? »,
in Constitutions et pouvoirs. Mélanges en l’honneur de J. Gicquel, Paris, Montchrestien, 2008, 630 p.,
pp. 145-156 ; J.-F. Flauss, « La Cour européenne des droits de l’Homme est-elle une cour consti-
tutionnelle ? », RFDC, 1998, n° 36, pp. 711-728 ; « Faut-il transformer la Cour européenne
des droits de l’Homme en juridiction constitutionnelle ? », D., n° 25, 26 juin 2003, pp. 1638-
1644 ; P.-A. Fernandez Sanchez, « Toward a European constitutional court ? », RDISDP, 1995,
pp. 71-97 ; A. Stone Sweet, « Sur la constitutionnalisation de la Convention européenne des droits
de l’homme : cinquante ans après son installation, la Cour européenne des droits de l’homme
conçue comme une cour constitutionnelle », RTDH, n° 80/2009, pp. 923-944.
121. Pour une analyse plus complète et approfondie de cette question, voir : J.-F. Flauss,
« La Cour européenne des droits de l’homme est-elle une cour constitutionnelle ? », op. cit.,
spéc. p. 73 et « Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’Homme en juridiction
constitutionnelle ? », op. cit. ; D. Szymczak, La Convention européenne des droits de l’homme et le
juge constitutionnel national, op. cit., pp. 638 sq.
122. D. Szymczak, La Convention européenne des droits de l’homme et le juge constitutionnel natio-
nal, op. cit., spéc. p. 638.
123. Cet adjectif fait ici référence au « juge aiguilleur », expression employée par le Doyen
Louis Favoreu. Selon la « théorie de l’aiguilleur », lorsque le juge constitutionnel déclare une
loi inconstitutionnelle il ne se prononce en réalité pas sur le fond mais sur la forme que doit
prendre cette loi : « le Conseil constitutionnel, placé au carrefour crucial, est en quelque sorte
un aiguilleur ou un régulateur indiquant quelle voie (...) doit suivre la réforme pour être
adoptée » (L. Favoreu, « Les décisions du Conseil constitutionnel dans l’affaire des nationalisa-
tions », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1982, pp. 419-420).
124. Ainsi, dans certains cas, notamment lorsque l’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique
est volontaire, la Cour exige clairement une législation de nature pénale (Voir par exemple,
CEDH, 26 mars 1985, X. et Y. c. Pays-Bas, req. n° 8978/80, § 27, JDI, 1986, 1086, obs.
P. Rolland ; CEDH, 4 décembre 2003, M. C. c. Bulgarie, req. n° 39272/98, § 150, RDP,
2004, 803, obs. H. Surrel). En revanche, si cette atteinte n’est pas volontaire, un recours de
nature pénale ne sera pas forcément exigé (CEDH, 18 juin 2013, Nencheva et autres c. Bulgarie,
req. n° 48609/06, § 110, JPC G, n° 29, 2013, doctr. 855, chron. F. Sudre).
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L’appréhension du principe de la séparation des pouvoirs 355

un juge qui vient combler les carences législatives par sa participation


à l’élaboration de la loi125 ou souligner « la nécessité d’intervention du
pouvoir législatif126 ». Le constat d’une concurrence avec le législateur
national se manifeste clairement.
Cet encadrement de la séparation des pouvoirs peut sembler à certains
égards opportun dans le cas où il est ramené au principe d’effectivité
des droits, en revanche, dans d’autres circonstances127, il paraît beaucoup
plus gênant en ouvrant la voie à une acceptation toujours plus large du
contrôle européen et pose la question des limites de la fonction juridic-
tionnelle de ce juge européen.
Certes, cet activisme de la Cour de Strasbourg n’est pas nouveau128,
mais, rapporté au principe de la séparation des pouvoirs il met en évi-
dence le délicat constat que le juge européen appréhende des éléments
touchant au cœur même de l’identité nationale des États membres.

125. À ce titre, comme a pu le relever le Professeur E. Dubout, dans une affaire Hirst
c. Royaume-Uni (n° 2) (CEDH, Grande Chambre, 6 octobre 2005, Hirst c. Royaume-Uni
(n° 2), req. n° 74025/01, AJDA, 2006, 475, chron. J.-F. Flauss), la Cour « s’intéresse aux
modalités d’édiction d’une législation nationale et souligne les faiblesses des débats, notam-
ment parlementaires » (E. Dubout, « Procéduralisation et subsidiarité du contrôle de la
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Cour européenne des droits de l’homme », in F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens
du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Nemesis, Anthemis, coll. « Droit
& Justice », n° 108, 2014, 412 p., spéc. p. 289). Dans d’autres affaires, la Cour met non
seulement en évidence les défaillances de la législation concernée, mais indique également
aux autorités étatiques quelles mesures doivent être mises en place. En ce sens, le juge a, par
exemple, pu souligner les insuffisances de la loi polonaise relative à l’accès à l’avortement
légal et indiquer au législateur les corrections qui devaient être apportées à cette législation
(CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c. Pologne, req. n° 5410/03, §§ 122-124, RDSS, 2007, 643,
note D. Roman).
126. E. Dubout, « Procéduralisation et subsidiarité du contrôle de la Cour européenne des
droits de l’homme », op. cit., spéc. p. 288 : comme cela a pu être mis en évidence, cette der-
nière hypothèse se rapproche d’ailleurs de manière significative du « grief d’incompétence
négative du contentieux constitutionnel interne ». Voir à ce titre l’affaire CEDH, 14 mai
2013, Gross c. Suisse, req. n° 67810/10, JCP G, 2013, act. 650, obs. G. Gonzalez ; JCP G,
n° 29, 2013, doctr. 855, chron. F. Sudre (un renvoi en Grande Chambre de cette affaire
avait été demandé mais cette dernière a retenu l’exception préliminaire du Gouvernement
et a conclu à un abus du droit de recours individuel en vertu de l’article 35 § 3 a) de la
Convention).
127. Voir par exemple la critique faite par le Professeur J. Pradel des affaires de la
CEDH du 4 décembre 2012, Ali Samatar et a. c. France et Hassan et a. c. France (CEDH,
4 décembre 2014, Ali Samatar et a. c. France, préc. ; CEDH, 4 décembre 2014, Hassan et
a. c. France, préc.) dans lesquelles la Cour avait conclu à une violation de l’article 5 § 3 de
la Convention EDH et où il estime que « sur le plan pratique, la rigueur de la Cour est
difficilement compréhensible » puisque « le procureur de la République n’est pas une
simple partie accusatrice, mais le défenseur en première ligne des libertés individuelles »
et que « les juges de Strasbourg font fi de cette réalité française » (J. Pradel, « Une lecture
préoccupante de l’article 5 § 3 de la Convention EDH par la Cour EDH », JCP G n° 5,
2 février 2015, p. 134).
128. Sur cette question, voir notamment : J.-P. Costa, « La Cour européenne des droits de
l’homme : un juge qui gouverne ? », in Études en l’honneur de Gérard Timsit, Bruylant, 2004,
622 p., pp. 67 sq. ; B. Delzangles, Activisme et autolimitation de la Cour européenne des droits
de l’homme, op. cit. ; F. Sudre, « Au-delà du texte… le juge européen », in Études offertes au
Professeur M. Miaille, vol. n° 2, université Montpellier-I, 2008, 600 p., pp. 143 sq.
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356 Nina Le Bonniec

Cette problématique suscite alors plusieurs interrogations relatives à la


place de ce juge des droits de l’homme dans les ordres juridiques internes
au regard notamment de la souveraineté du peuple, ce contrôle européen
participant déjà, de toute évidence, à la construction des régimes démo-
cratiques en Europe.
 
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