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Vingt-cinq ans de constitutionnalisme vus par un jeune

chercheur
Marc Guerrini
Dans Revue française de droit constitutionnel 2014/4 (n° 100), pages 981 à 989
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1151-2385
ISBN 9782130629320
DOI 10.3917/rfdc.100.0981
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Vingt-cinq ans de constitutionnalisme vus par un jeune chercheur

marc guerrini

Il y a maintenant vingt-cinq ans, fut créée la Revue française de droit


constitutionnel. Son objectif était d’accompagner pas à pas les évolutions
contemporaines du constitutionnalisme à travers l’analyse de ses muta-
tions institutionnelles, normatives et substantielles. La création d’une
telle revue spécialisée témoignait du large succès de la « constitution-
norme1 », reflet de l’avènement d’un droit ayant vocation à contraindre
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la puissance de l’État, imposant une limitation du pouvoir politique en
faveur de la démocratie et du respect des droits fondamentaux. Cette
révolution a trouvé ses armes dans la garantie de l’effectivité de la norme
fondamentale, laissant parfois l’impression d’une « métamorphose du
constitutionnalisme » en « technique constitutionnelle »2.
En France, les grandes lignes du développement du constitutionna-
lisme sous la Ve République sont bien connues. La Constitution de 1958
a donné vie au principe de constitutionnalité en offrant à la norme fonda-
mentale un juge chargé d’assurer son respect : le Conseil constitutionnel.
Ce dernier fut le propre artisan de sa transformation en élargissant ses
normes de référence dans sa célèbre décision Liberté d’association3, avant
que le Constituant n’étende ses autorités de saisine en 19744. Ainsi, le
Doyen Favoreu ouvrait le premier numéro de la Revue française de droit
constitutionnel en évoquant la fin du politico-centrisme et l’étude d’une

Marc Guerrini, docteur au droit public, ATER à l’univeristé d’Aix-Marseille, ILF GERJC
CNRS UMR 7318
1. P. Raynaud, S. Rials, Dictionnaire de philosophie politique, Puf, Paris, 2003, p. 134.
2. J.-M. Denquin, « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur
l’idée de démocratie par le droit », Jus Politicum - Revue internationale de droit public, n° 1,
p. 4, disponible en édition numérique : http://www.juspoliticum.com/Jean-Marie-Denquin-
Situation.html.
3. CC, décis. n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5
et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, Rec. p. 29.
4. Loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 portant révision de l’article 61 de
la Constitution, JORF du 30 octobre 1974, p. 11035.

Revue française de Droit constitutionnel, 100, 2014


982 Marc Guerrini

Constitution qui a « cessé d’être seulement une idée pour devenir une
norme5 ». Avant 1990, le constitutionnalisme a ainsi connu des heures
de gloire. Glorieuses car elles furent ses premières. Glorieuses également
car elles témoignaient d’un véritable bouleversement « qui touche aux
bases mêmes de notre droit public6 ». S’appuyant sur une telle tendance,
la doctrine pouvait désormais s’attacher à l’étude et à l’analyse d’un véri-
table droit de la Constitution, elle avait « enfin trouvé ses tables de la loi
et de surcroît un juge constitutionnel dont elle a, à l’instar des doctrines
civilistes ou administrativistes, à commenter la jurisprudence7 ».
Plus de deux décennies après ces premiers constats, il nous est
demandé de porter un regard de jeunesse sur l’évolution du constitution-
nalisme durant cette période. Il ne s’agit pas ici d’incarner le tranchant
qu’impliquerait une jeunesse sans mémoire. Bien au contraire, nous nous
efforcerons d’exprimer la vision d’une jeunesse nourrie par un riche legs
scientifique mais conservant aussi « une certaine liberté face à un héri-
tage qui peut être accepté, refusé, transformé, mais une liberté toute rela-
tive, l’héritage ayant un pouvoir constituant et dans une certaine mesure
ineffaçable8 ». Ainsi, le jeune chercheur devrait être conduit à explorer
des perspectives nouvelles et, sans pour autant perdre son esprit critique,
respecter et tirer les enseignements des débats et controverses passés.
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L’examen de vingt-cinq ans de constitutionnalisme à travers ce prisme
nous conduit à établir un triple constat : celui d’un constitutionnalisme
significativement développé (I), singulièrement dépolarisé (II) et, enfin,
paradoxalement recentré (III).

I – Un constitutionnalisme significativement
développé

Le constitutionnalisme en France s’est développé de manière signi-


ficative au cours de ces vingt-cinq dernières années. Un tel dévelop-
pement s’est d’abord traduit par une extension du champ d’application
du droit constitutionnel. En constitue un exemple l’ouverture de la sai-
sine du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs en 1992,
s’agissant du contrôle de constitutionnalité des engagements interna-

5. L. Favoreu, « Le droit constitutionnel, droit de la Constitution et constitution du


droit », RFDC, 1990, n° 1, p. 71.
6. L. Favoreu, « L’apport du Conseil constitutionnel au droit public », Pouvoirs,
juillet 1991, p. 17.
7. Y. Poirmeur, D. Rosenberg, « La doctrine constitutionnelle et le constitutionnalisme
français », in D. Lochak (dir.), Les usages sociaux du droit, Puf, 1989, p. 231.
8. C. Attias-Donfut, « Jeunesse et conjugaison des temps », Sociologie et sociétés, 1996,
n° 1, p. 17.
Vingt-cinq ans de constitutionnalisme vus par un jeune chercheur 983

tionaux9. L’extension la plus remarquable réside sans aucun doute dans


la mise en place d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi
à travers la question prioritaire de constitutionnalité. Ce mécanisme
a noué un contact direct entre les citoyens et la norme fondamentale
française tout en contribuant à la poursuite de la constitutionnalisation
du droit, observable à l’occasion de chaque censure du juge constitu-
tionnel provoquant une modification du droit en vigueur « sous l’effet
de l’application des normes constitutionnelles10 ». Cette évolution ren-
force une forme de « néo-constitutionnalisme positiviste », voyant dans
la Constitution une norme non pas destinée à régir exclusivement l’acti-
vité politique mais à « irriguer toutes les activités sociales juridique-
ment réglées »11. Par ailleurs, le développement du constitutionnalisme
a pu emprunter des voies non juridictionnelles. Tel est le cas de la mise
en place du Défenseur des droits par la réforme constitutionnelle du
23 juillet 2008, chargé de veiller au respect des droits fondamentaux
des administrés dans leurs rapports avec l’administration.
Le constitutionnalisme français s’est également enrichi par une exten-
sion substantielle des droits et libertés. L’exemple emblématique d’un
tel enrichissement réside dans l’introduction d’une Charte de l’envi-
ronnement en 2005 au sein du bloc de constitutionnalité12, ancrant les
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problématiques environnementales au sein de la Constitution. La norme
fondamentale se présente largement comme un instrument vivant, désor-
mais adaptée à un contexte nouveau invitant à repenser les rapports entre
gouvernants et gouvernés « à la lumière de nouveaux paradigmes conçus
à partir d’anciens (patrimoine commun, générations futures, développe-
ment durable)13 ». Il en va de même de l’émergence de nouveaux droits
tenant compte des évolutions technologiques et techniques tels que la
liberté d’accès à internet14. Le débat récent sur l’introduction au sein
de la Constitution de la « règle d’or » constitue également un témoin de
l’adaptation de la norme fondamentale à son contexte, esquissant les traits
de ce que d’aucuns qualifièrent de « constitutionnalisme économique15 ».
9. Loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992 ajoutant à la Constitution un titre
« Des Communautés européennes et de l’Union européenne », JORF n° 147 du 26 juin 1992
p. 8406.
10. L. Favoreu, « Le droit constitutionnel, droit de la Constitution et constitution du
droit », op. cit., p. 25.
11. B. François, « Le Conseil constitutionnel et la Cinquième République. Réflexions sur
l’émergence et les effets du contrôle de constitutionnalité en France », Revue française de science
politique, 1997, n° 3-4, p. 380.
12. Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environ-
nement, JORF n° 51 du 2 mars 2005, p. 3697.
13. Présentation de recherche de l’équipe du projet ANR « Néo ou Rétro-
Constitutionnalismes » sous la direction scientifique d’Olivier Cayla et Jean-Louis Halperin,
disponible en édition numérique : http://www.neoretro-anr.fr/p-equipe_fr.htm.
14. CC, décis. n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection
de la création sur internet, Rec. p. 107, considérant 12.
15. F. Benaroya, « Les critères de Maastricht et le renouveau du constitutionnalisme
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Ce développement du constitutionnalisme français, tant du point de


vue des mécanismes de contrôle que des normes contrôlées, a logique-
ment conduit à un enrichissement épistémologique de son étude. Si
nous devions retenir une question fondamentale en la matière, cette der-
nière serait certainement celle de l’interprétation. En effet, le droit de
la Constitution est « de plus en plus un droit jurisprudentiel, un droit
vivant, un droit qui est formé au fur et à mesure par les juges constitu-
tionnels16 ». De ce fait, les rapports entre le texte et son interprète furent
mis en pleine lumière afin de réfléchir et d’appréhender ce qui constitue
cet « agir juridictionnel » c’est-à-dire « ce quelque chose qui produit du
sens constitutionnel en mettant en relation un énoncé constitutionnel et
ses différents lecteurs »17.
Le constitutionnalisme français s’est donc incontestablement déve-
loppé. Or, le développement va souvent de pair avec la recherche de
l’équilibre car, quel que soit l’objet qui entreprend sa croissance, celle-ci
nécessitera toujours un effort permanent d’adaptation. Le droit constitu-
tionnel n’échappe pas à cette règle et une vision d’ensemble couvrant ces
vingt-cinq dernières années illustre, de manière parfois problématique,
une telle recherche. C’est d’abord au niveau institutionnel que se mani-
feste le plus clairement la volonté de parvenir à un équilibre. Tirant les
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conséquences de l’avènement du fait majoritaire sous la Ve République et
de la rationalisation devenue excessive du parlementarisme, le Constituant
a entrepris en 2008 de revaloriser le Parlement pour équilibrer ses rap-
ports avec le pouvoir exécutif18. La recherche de l’équilibre va concerner
également le droit constitutionnel substantiel. Le développement des
droits fondamentaux a placé l’individu au cœur de sa protection, don-
nant parfois naissance à des courants contestataires dénonçant un certain
activisme ou une posture « droit-de-l’hommiste » des cours nationales
ou supranationales. Mais, dans le même temps, la notion d’ordre public
s’enrichit et conduit à légitimer de plus en plus de restrictions aux droits
fondamentaux19, venant ainsi rééquilibrer le développement exponentiel
de la garantie des droits subjectifs. De plus, surgissent de manière crois-
sante certaines problématiques liées à la renonciation aux droits et donc
à la « vision patrimoniale20 » des droits fondamentaux, telles que celle
économique », Après-demain - Journal trimestriel de documentation politique, septembre 1997,
n° 397, p. 17.
16. S. Gambino, « Tendances du constitutionnalisme contemporain en France et en Europe »,
Politeïa, automne 2012, n° 22, p. 509.
17. D. Rousseau, « Questions de constitution », Politique et sociétés, 2000, n° 2-3, p. 20.
18. V. sur ce point, J. Gicquel, « La reparlementarisation : une perspective d’évolution »,
Pouvoirs, 2008/3, n° 126, p. 47.
19. V. en ce sens, P. Gervier, La limitation des droits fondamentaux constitutionnels par l’ordre
public, Thèse de doctorat soutenue publiquement le 5 décembre 2013, Université Montesquieu
- Bordeaux IV.
20. P. Lowenthal, « Ambiguïtés des droits de l’Homme », Droits fondamentaux, janvier 2008,
n° 7, p. 20.
Vingt-cinq ans de constitutionnalisme vus par un jeune chercheur 985

du renoncement à la vie s’agissant de l’euthanasie, du renoncement à la


non patrimonialité du corps humain s’agissant de la question des mères
porteuses ou encore du renoncement au respect de la dignité humaine. La
quête de l’équilibre reste une tâche éminemment délicate et les résultats
qu’elle génère demeurent d’une extrême fragilité car ils sont toujours
soumis à des évolutions tendant à une déstabilisation. Ainsi, l’introduc-
tion de la QPC en droit français interroge de manière nouvelle les rapports
entre le juge de la Constitution et le législateur dans la mesure où ces
derniers sont désormais conduits à agir de concert. Cette donnée conduit
à s’interroger sur l’équilibre entre « politisation du contrôle de consti-
tutionnalité » et « juridicisation du processus législatif »21. De même,
la pratique institutionnelle défie de manière inédite les institutions de
la République qui ont vu récemment émerger une majorité parlemen-
taire, non pas seulement « pluraliste », mais « frondeuse » à l’égard du
pouvoir exécutif. Un tel phénomène appelle inévitablement un regard
différent sur les rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir légis-
latif à l’aune des évolutions du fait majoritaire et du nouveau « roman »
dont les premières pages furent esquissées sous le présent quinquennat,
donnant suite à un « roman épique du Général » et à un « roman réaliste
de la cohabitation »22. Les institutions se voient, par ailleurs, confrontées
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aux scandales politiques amenant, de manière de plus en plus apparente,
à repenser les rapports entre l’homme et la fonction qu’il occupe. Il nous
semble que, sur ce point, la théorie de la séparation des pouvoirs, fondée
sur « une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté
à en abuser23 », tend à être complétée par une réflexion récente sur les exi-
gences morales, éthiques ou déontologiques qui devraient accompagner
tout homme appelé à exercer des fonctions au sein de l’État. On assiste,
dans le prolongement, à une certaine « désaffection » du citoyen à l’égard
du politique, une crise de confiance ébranlant la démocratie représen-
tative et invitant, à son tour, à examiner son impact sur la Constitution
qui voit les institutions qu’elle établit frappées d’une forme de discrédit.
Cette désaffection du politique conduit à observer en Europe le déve-
loppement d’un binôme bien étrange et de plus en plus présent dans le
champ des échiquiers politiques nationaux : celui du populisme et du
constitutionnalisme24, confirmant le fait que « la capacité de chaque nation
à gagner la bataille de l’avenir dépend de son aptitude à comprendre le
changement25 ».

21. B. François, « Le Conseil constitutionnel et la Cinquième République. Réflexions sur


l’émergence et les effets du contrôle de constitutionnalité en France », op. cit., p. 399.
22. B. Cubertafond, « Le roman de la Ve République à l’aube du démo-despotisme »,
Pouvoirs, 2003/1, n° 103, p. 159.
23. Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI chapitre IV.
24. M. Rouyer, « Les promesses du constitutionnalisme », op. cit., p. 11.
25. P. Bernard, L’État républicain au service de la France, Economica, Paris, 1988, p. 41.
986 Marc Guerrini

II – Un constitutionnalisme singulièrement dépolarisé

L’idée selon laquelle la Constitution nationale représente le pôle


exclusif de la limitation du pouvoir politique de l’État et de la garantie
des droits fondamentaux a été singulièrement remise en cause ces vingt-
cinq dernières années en Europe. Le droit de la Convention européenne
des droits de l’Homme ainsi que le développement de l’intégration euro-
péenne depuis 1992 ont révélé « la formation, l’existence d’un droit cons-
titutionnel européen, pour le moins à un niveau de statu nascenti26 ». Si
l’utilisation d’un tel vocabulaire a pu heurter27, celle-ci se justifie dans la
mesure où la « constitutionnalisation » du droit supranational doit être
entendue comme une reprise de l’esprit du constitutionnalisme, c’est-à-
dire la volonté d’imposer à l’État, dans un cadre régional ou international,
le respect de principes supérieurs, assurant alors « la même fonction que
leur reconnaissance au niveau constitutionnel : dans un cas comme dans
l’autre, des principes essentiels étaient érigés en règles supérieures, de
façon à les protéger contre les errements de majorités occasionnelles28 ».
Ainsi, la consécration et l’approfondissement de catalogues complets de
droits fondamentaux dont les juges assurent l’effectivité ont contribué
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à l’élargissement des « horizons spatiaux du constitutionnalisme29 » et à
la mise en œuvre d’une « justice constitutionnelle transnationale30 ». La
disposition certainement la plus marquante en ce domaine fut l’article F
§ 2 du traité de Maastricht qui, consacrant textuellement la jurisprudence
de la Cour de justice, affirma que l’Union européenne « respecte les droits
fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne
des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le
4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles
communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit
communautaire ». Cette formule, aujourd’hui présente à l’article 6 § 3
du TUE et prolongée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne, tend à « projeter, sur une structure encore incertaine […]
des attributs de l’État31 ».

26. S. Gambino, « Tendances du constitutionnalisme contemporain en France et en


Europe », op. cit., p. 509.
27. V. en ce sens, L. Favoreu, Rapport de synthèse : l’euroscepticisme du droit constitu-
tionnel, Revue des affaires européennes, 2001-2002, pp. 699-702.
28. R. Dehousse, « Naissance d’un constitutionalisme transnational », Pouvoirs, 2001/1,
n° 96, p. 21.
29. S. Gambino, « Tendances du constitutionnalisme contemporain en France et en
Europe », op. cit., p. 509.
30. M. Cappelletti, « Nécessité et légitimité de la justice constitutionnelle », Revue inter-
nationale de droit comparé, avril-juin 1981, n° 2, pp. 648.
31. V. Constantinesco, « L’intégration des principes constitutionnels nationaux dans les
traités », in H. Gaudin (dir.), Droit constitutionnel – Droit communautaire. Vers un respect réciproque
mutuel ?, Economica, Paris, 2001, p. 301.
Vingt-cinq ans de constitutionnalisme vus par un jeune chercheur 987

Ainsi, les constructions régionales en matière de protection des droits


fondamentaux réalisées dans le cadre de l’Union européenne et du Conseil
de l’Europe ont forgé un véritable « droit constitutionnel substantiel euro-
péen », fondé sur l’idée d’un patrimoine constitutionnel communément
partagé par les États. L’étude de la jurisprudence constitutionnelle fran-
çaise dévoile la très grande influence qu’exercent ces normes suprana-
tionales sur l’appréhension des droits et libertés constitutionnellement
garantis, à tel point que l’on peut parfois se demander si le prétoire du
juge interne n’est pas devenu un véritable théâtre d’ombres tant l’utili-
sation de la méthode de l’interprétation conforme des normes fondamen-
tales nationales est frappante. Si, incontestablement, un tel phénomène
tend vers une amélioration louable du niveau de protection des droits,
celui-ci génère toutefois des questionnements nouveaux, notamment sur
la légitimité des cours européennes. En effet, si le Doyen Favoreu jus-
tifiait la légitimité du Conseil constitutionnel par le fait que ce dernier
ne dispose pas du dernier mot32, et dès lors que l’on considère que les
cours européennes assument un contentieux substantiellement constitu-
tionnel, la question du « lit de justice supranational » apparaît en pre-
mière ligne dans l’appréciation de la légitimité des juges strasbourgeois
et luxembourgeois. Les liens étroits tissés entre le constitutionnalisme
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national et le constitutionnalisme supranational ont également provoqué
la promotion d’approches doctrinales visant à considérer les différents
systèmes en présence sous l’angle du pluralisme juridique33. Il est vrai que
l’européanisation de la protection des droits fondamentaux et l’influence
qu’en retour cette dernière exerce sur le droit constitutionnel national,
donnent parfois l’impression que le constitutionnalisme moderne est
passé « de la pureté à l’hybridation34 ». Ainsi, d’un tableau où « les cou-
leurs sont pures, les contours nets, la perspective unique35 », le paysage
juridique que l’on observe aujourd’hui apparaît davantage comme une
œuvre complexe où « les couleurs ont perdu de leur pureté : elles sont
nuancées, mélangées. Les contours des figures sont flous ; la perspective
est multiple, comme dans les tableaux de Cézanne et des cubistes. La
scène du droit est animée par une pluralité d’acteurs qui participent acti-
vement à la production d’un récit juridique qui a définitivement perdu
son “narrateur omniscient”, son garant de l’unité et de la cohérence de la
narration36 ». Cependant, alors même que le constitutionnalisme a été en
32. L. Favoreu, « La légitimité du juge constitutionnel », Revue internationale de droit
comparé, avril-juin 1994, p. 557.
33. V. not., M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit (t. 2). Le pluralisme ordonné,
Seuil, Paris, 2007, 300 p ; F. Ost, M. De Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une dialec-
tique du droit, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002, 596 p.
34. M. Vogliotti, « De la pureté à l’hybridation : pour un dépassement de la modernité
juridique », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2009/1, p. 107.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 110.
988 Marc Guerrini

partie dépolarisé et que la promotion des droits fondamentaux à l’échelle


internationale et régionale a jeté un certain trouble sur une lecture mono-
focale du droit constitutionnel substantiel, le constitutionnalisme appa-
raît aussi, paradoxalement, recentré sur certains de ses aspects les plus
fondamentaux.

III – Un constitutionnalisme paradoxalement recentré

Si les évolutions contemporaines du constitutionnalisme ont troublé


les contours du paysage juridique qui le représente, trois éléments ont,
selon nous, contribué à recentrer la réflexion sur les « fondamentaux du
constitutionnalisme ».
Ce sont d’abord les liens entre Constitution et constitutionnalisme qui
furent ramenés à une approche originelle relative à leur teneur. En effet,
la juridiciarisation croissante de la Constitution conduit, bien souvent, à
faire de l’effectivité de cette dernière l’alpha et l’oméga du constitution-
nalisme. Or, l’évolution de certains régimes en Europe nous rappelle que
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le constitutionnalisme possède, non seulement une méthode, mais éga-
lement un sens qui tend vers le respect de la démocratie et des droits fon-
damentaux. Le cas récent de la Hongrie s’avère révélateur dans la mesure
où la nouvelle Constitution adoptée en 2011 est porteuse de graves
atteintes à la séparation des pouvoirs et à la garantie des droits, de telle
sorte que l’on assiste à une utilisation de la technique constitutionnelle
contre l’esprit du constitutionnalisme, illustrant ainsi les défauts de la
démocratie par le droit ou de la « démocratie constitutionnaliste37 ». De
telles dérives remettent en lumière le fait que le constitutionnalisme ne
se résume pas à une ingénierie constitutionnelle, mais possède également
une substance, un esprit, qui participe de sa définition même.
Par ailleurs, la question des éléments existentiels d’une Constitution a
également ressurgi avec force au cours de ces vingt-cinq dernières années.
Le débat sur l’adoption d’une Constitution européenne a invité la doc-
trine à appréhender, de nouveau, la problématique de l’existence d’une
Constitution et de ses caractéristiques irréductibles. En effet, l’image
d’un ordre constitutionnel supranational que véhiculait ce texte a nourri
la question de savoir si une telle organisation était théoriquement possible
au regard des éléments fondamentaux d’une constitution et des caracté-
ristiques essentielles d’un État. Dans le prolongement, l’étude du droit
comparé a alimenté une telle réflexion en se focalisant sur les normes

37. M. Rouyer, « Les promesses du constitutionnalisme », Raisons politiques, 2003/2,


n° 10, p. 7.
Vingt-cinq ans de constitutionnalisme vus par un jeune chercheur 989

constitutionnelles indérogeables. Tel est le cas de la très remarquée


prise de position de la Cour suprême indienne tranchant la question de
« la structure basique de la Constitution38 ». Toute recherche portant sur la
« part d’éternité » contenue dans une norme fondamentale renvoie iné-
vitablement à la portée de telles dispositions et à l’importance qu’elles
revêtent au sein d’un ordre juridique, tant d’un point de vue substantiel
qu’institutionnel, ramenant alors à un ordre de valeurs promu par l’État
et la communauté nationale qui le compose. De même, procèdent de
la même logique les jurisprudences du Conseil constitutionnel39 et de la
Cour constitutionnelle allemande40 consacrant une protection de « l’iden-
tité constitutionnelle » face à l’intégration européenne. L’apparition de
contre-limites recentrées sur une approche en termes d’identité ramène
aux éléments spécifiques et fondamentaux des constitutions nationales
et encourage à repenser « les bases » de la norme fondamentale, ce
qui fait qu’une constitution est ce qu’elle est, en tant que « structure
identitaire »41.
Enfin, la période qui nous concerne a rappelé de manière criante la
vocation première de la Constitution, conçue comme une norme intégra-
tive fondée sur l’existence d’une unité politique. Les révolutions arabes,
entamées en décembre 2010 par la Tunisie, ont remis en pleine lumière la
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vocation politique de la Constitution, exposant au monde l’idéal consti-
tutionnel, celui d’une norme fondamentale exprimant « le système qui
saisit l’homme dans toutes ses activités sociales, qui apporte les réponses à
toutes les questions qu’il se pose, y compris celle du sens de son existence
individuelle et collective en tant que peuple42 ». De tels événements
eurent pour effet de recentrer le débat constitutionnel sur la finalité pre-
mière de la norme fondamentale qu’évoquait Carl Schmitt dans la Théorie
de la Constitution, à savoir la détermination constituante « par une décision
unique [de] la globalité de l’unité politique du point de vue de sa forme
particulière d’existence43 », unité politique qui recherchera à protéger
« son existence, son intégrité, sa sécurité et sa constitution, c’est-à-dire
uniquement des valeurs existentielles44 ».

38. J.-L. Halpérin, « La doctrine indienne de la structure basique de la Constitution. Un


socle indérogeable et flexible ? », Cah. Cons. const., n° 27, janvier 2010, disponible en édition
numérique sur le site officiel du Conseil constitutionnel.
39. CC, décis. n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits
voisins dans la société de l’information, Rec. p. 88, considérant 19.
40. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 30 juin 2009, Lisbonne, BVerfGE 123,
267.
41. M.-C. Ponthoreau, « La Constitution comme structure identitaire », in 1958-2008.
Les 50 ans de la Constitution, Litec, Paris, 2008, p. 31.
42. D. Rousseau, « Questions de constitution », op. cit., p. 17.
43. C. Schmitt, Théorie de la Constitution, Puf, Paris, 2008, p. 152.
44. Ibid., p. 153.

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