Vous êtes sur la page 1sur 64

Foucault, le droit et les dispositifs de pouvoir

Bertrand Mazabraud
Dans Cités 2010/2 (n° 42), pages 127 à 189
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130580591
DOI 10.3917/cite.042.0127
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-cites-2010-2-page-127.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Foucault, le droit et les dispositifs de pouvoir
Bertrand Mazabraud

Il peut paraître de prime abord surprenant de consacrer une étude à


la question du droit chez Foucault, tant sa pensée est réputée empreinte
« d’anti-juridisme »1. Cependant, cet anti-juridisme offre, comme une ma-
nière de contraste, des analyses fécondes pour cerner les enjeux stratégiques
du droit. Non seulement il dessine la place que ce dernier occupe et a oc-
cupé dans les dispositifs de pouvoir – ce qui, de surcroît, invite à se départir 127
de la doxa juridique qui tend à reconduire systématiquement le pouvoir
dans le lexique juridique sous une visée autoréférentielle –, mais aussi, il Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
amène à examiner pour eux-mêmes divers thèmes juridiques, notamment de pouvoir
celui de la peine, de la preuve, de la police, etc.
Dans la vie inlassablement pensante et agissante de Foucault2, la ques-
tion du droit fut très tôt affrontée. Dès l’Histoire de la folie à l’âge classique, il
s’est livré à une analyse du régime juridique de l’interdiction et des lettres de
cachet afin de saisir la généralisation du procédé de l’internement des fous
et des miséreux3. Toutefois, le droit n’est devenu une pratique discursive
constamment interrogée qu’à partir des travaux et des ouvrages publiés à la
suite de son entrée au Collège de France4.
Trois temps ont scandé cette période et, à chaque fois, Foucault a rééla-
boré ses analyses. D’abord, du cours intitulé Théorie des institutions pénales
jusqu’à Les Anormaux, qui ont sous-tendu la rédaction de Surveiller et pu-

1. F. Gros, Michel Foucault, éd. PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996, pp. 3-14.
2. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, 1961, rééd. Gallimard, 2001, pp.169 -177.
3. M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, t.2, éd. Gallimard, 2001, p. 1041. Ces
années ont marqué une réorientation de sa pensée : il a cherché à saisir les rapports de pouvoir, la
production des savoirs qui y sont liés, et par conséquent les modes de subjectivations auxquels sont
soumis les individus.
4. M. Foucault, Surveiller et punir, éd. Gallimard, 1975.

Cités 42, Paris, puf, 2010

cites_42_propre6b.indd 127 31/05/10 07:27


nir1, Foucault, à travers la notion de « dispositifs de pouvoir », a mis en
place et a fait fonctionner une grille de décodage des rapports de pouvoir2.
Il a esquissé ainsi un pas de côté par rapport aux interprétations tradition-
nelles du droit, et a cherché concrètement à décrire le « comment » du
pouvoir. Ensuite – Surveiller et punir étant à peine publié –, Foucault a
rectifié ses analyses en les inscrivant dans la problématique du biopouvoir,
puis de la biopolitique, c’est-à-dire d’une économie du pouvoir orientée
vers la gestion de la vie. Ce fut La Volonté de savoir, ce furent aussi les cours
« Il faut défendre la société », Sécurité, Territoire, Population, et Naissance de
la biopolitique. Toutefois, en même temps qu’il réorientait ses analyses sous
l’angle de la biopolitique, il réinscrivait la problématique des dispositifs
de pouvoir dans celle de la « gouvernementalité ». Autrement dit, afin de
diriger la conduite des vivants en déterminant le champ de leurs actions
possibles, chaque type de gouvernementalité s’appuie sur des dispositifs de
pouvoir3– ce qui laisse à ces derniers leur pertinence instrumentale pour
128 expliquer les effets et les captations de pouvoir.
En ce qui concerne plus spécifiquement la mécanique du droit, l’ana-
Foucault, le droit
lytique du pouvoir, qui mobilise la notion de « dispositif », s’avère être un
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir outil précieux. Il ne s’agit pas tant d’interroger « l’épistémè » du discours

1. C’est principalement dans les cours La Société punitive et Le Pouvoir psychiatrique (M.
Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France, 1973-1974, éd. Gallimard/Seuil, 2003)
que Foucault a élaboré le concept de « dispositif de pouvoir ». Les analyses seront prolongées dans
Les Anormaux (M. Foucault, Les Anormaux, cours au Collège de France, 1974-1975, éd. Gallimard/
Seuil, 1999). Ces cours ont accordé une place prépondérante au droit pénal à côté de la psychiatrie
et des procédures de normalisation. Foucault a tenté de déceler comment le régime pénal fut doublé
par les instances de la médecine psychiatrique, repliant le criminel – qui transgresse par son acte la
volonté du souverain –, sur la figure du délinquant : personnage aux instincts déviants dont toute la
biographie atteste de sa perversité et qu’il convient non pas tant de juger que de redresser. (Cf. aussi
M. Foucault, « L’extension sociale de la norme », Dits et écrits, t. 2, n°173, p. 75).
2. Il s’agissait pour Foucault, dans l’analyse généalogique des dispositifs de pouvoir, de montrer
« comment les relations de pouvoir, historiquement déterminées, jouaient comme des matrices de formes de
savoirs et des formes de subjectivités. » (F. Gros, op. cit., p. 84). Lorsqu’il a réinscrit les problématiques
des dispositifs de pouvoir dans celle de la gouvernementalité, un déplacement s’est opéré. Il s’agissait
désormais d’expliciter l’articulation entre « des formes de savoir, des relations de pouvoir et des processus
de subjectivation, comme autant de plans distincts. On établit un gouvernement sur des sujets, et avec
l’aide de savoir ». (Ibid., p. 84).
3. F. Ewald, « Pour un positivisme critique : Michel Foucault et la philosophie du droit », Droits,
PUF, 1986, pp. 137-142. Un tel projet supposerait de chercher quels sont les a priori historiques à
partir desquels s’ouvrent pour le droit une certaine manière de se dire.

cites_42_propre6b.indd 128 31/05/10 07:27


juridique1 que d’expliciter le « comment » du droit en rapportant ses dis-
cours et ses pratiques aux dispositifs de pouvoir dans lequel il fonctionne.
En décentrant le droit de sa production institutionnelle, l’approche foucal-
dienne désempêtre la doctrine juridique de l’illusion que lui procure son
champ disciplinaire : celle d’un caractère « autopoiéïtique » du droit. Si le
droit ne se manifeste invariablement qu’à travers des lois, des contrats et
des jugements, le sens de ceux-ci ne s’éclaire que dans leur place stratégique
au sein de rapports de forces2. Autrement dit, le droit n’est qu’une sorte de
signifiant impur se trouvant investi et agencé par des dispositifs de pouvoir.
Encore faut-il s’entendre sur les notions de « dispositif » et de « pouvoir ».
Par dispositif, il convient d’entendre un « dispositif-architecture » comme
un ensemble connecté d’opérateurs de pouvoir3. Foucault, dans un entre-
tien célèbre, le définit ainsi : « un ensemble résolument hétérogène comportant
des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions
réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques,
des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi 129

Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


1. M. Foucault, « La Vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, t. 1, n°139, p. 1406. Cf. G. et les dispositifs
Deleuze, éd. Minuit, 1986, p. 89. de pouvoir
2. G. Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », in Michel Foucault philosophe, éd. Seuil, 1989, pp.
185-195 ; Cf. aussi Abécédaire de Michel Foucault, sous la direction de St. Leclerc, éd. Vrin, 2004,
p. 38.
3. G. Angamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, éd. Payot, 2007, trad. M. Rueff. L’auteur insiste sur
la continuité entre la notion de « dispositif » et celle de « positivité » telle qu’elle est dégagée dans
L’archéologie du savoir. Il replie les deux sous la notion d’économie entendue comme « un ensemble
de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions, dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et
d’orienter – en un sens qui se veut utile – les comportements, les gestes et les pensées des hommes »
(p. 28). Il semble toutefois que si la notion de « positivité » fait suite à celle d’épistémè dégagée
dans Les Mots et les choses, la notion de dispositif ne reprend qu’en partie celle de positivité. Bien que
dans L’Archéologie du savoir pointe déjà l’idée d’une reconduction des constitutions historiques des
énoncés discursifs et des positivités à des enjeux de pouvoirs, les positivités ne répondent en tant que
telles ni à des effets de pouvoir ni, en retour, à des bornes de ce dernier. Face à l’illusion d’unification
rétrospective de la mise en intrigue historienne, Foucault a tenté de dés-emboiter des séries histo-
riques asynchrones, de trouver pour chaque champ étudié les points de rupture ou de retournement
constitutifs. A cet égard, une positivité rend compte d’une sorte de règle de production des règles
dans de tels champs constitués. Avec la notion de dispositif, l’angle d’attaque pivote quelque peu. Il
s’agit de cerner les points d’émergence de rapports de pouvoir qui ont pour effets des positivités et
des modes de subjectivation. C’est bien ainsi du moins que Foucault dans le cours Le Pouvoir psy-
chiatrique mobilise la notion de dispositif pour la différencier de celles proposées dans L’Archéologie
du savoir. « Le dispositif de pouvoir comme instance productrice de la pratique discursive. C’est en ceci
que l’analyse discursive du pouvoir serait, par rapport à ce que j’appelle l’archéologie, à un niveau – le
mot « fondamental » ne me plaît pas beaucoup –, disons à un niveau qui permettrait de saisir la pratique
discursive au point précisément où elle se forme. » (Op. cit., p. 15).

cites_42_propre6b.indd 129 31/05/10 07:27


bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même,
c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments (…). Le dispositif a donc une
fonction stratégique dominante (…), ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine
manipulation de rapports de force (…). C’est ça le dispositif : des stratégies de
rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux »1. Il est
possible d’insister sur les divers moments d’un dispositif : 1) tout dispositif
est une formation historique spécifique ; 2) il met en réseau des éléments
hétérogènes ; 3) il a une fonction stratégique dans des relations de pouvoir ;
4) il ouvre corrélativement des champs de savoirs qui codent ou décodent
les rapports de pouvoir2 ; 5) le dispositif est remobilisé pour gérer les effets
qu’il a lui-même produit, que ce soient des résistances, des détournements,
ou d’autres phénomènes de marges.
Autrement dit, un dispositif aposte historiquement un ensemble
construit de relais, d’appareils, d’institutions, de techniques et de savoirs
qui font circuler un type de pouvoir. Corollairement, il agence les divers
130 niveaux polymorphes de pouvoir à une manière d’assujettir les individus.
Mais la notion de dispositif ne saurait être séparée de celle de pouvoir. Il
Foucault, le droit
s’agit même à chaque fois d’un dispositif de savoir-pouvoir.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir Par pouvoir, il convient d’entendre l’incessante combinaison des rap-
ports de force.3 « Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la
multiplicité des rapports de force qui sont immanents à un domaine (…) les
stratégies dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cris-
tallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la

1. G. Deleuze, op. cit., p. 35 : « Le pouvoir n’a pas d’essence, il est opératoire. Il n’est pas attribut mais
rapport : la relation de pouvoir est l’ensemble des rapports de force, qui ne passe pas moins par les forces
dominées que par les dominantes, les deux constituant des singularités ».
2. M. Foucault, Histoire de la sexualité 1. La Volonté de savoir, éd. Gallimard. 1976, p. 122.
3. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 16 : « Pris dans ses ramifications dernières,
à son niveau capillaire, là où il touche l’individu lui-même, le pouvoir est physique, et, par là même, il
est violent, au sens où il est parfaitement irrégulier, non pas au sens où il est déchaîné, mais au sens, au
contraire, où il obéit à toutes les dispositions d’une espèce de microphysique des corps ».

cites_42_propre6b.indd 130 31/05/10 07:27


formulation de la loi, dans les hégémonies sociales. »1
Néanmoins, cette approche foucaldienne du pouvoir n’a pas procédé
sans quelques hésitations.
D’un côté, Foucault a semblé défendre une occurrence quasi-ontolo-
gique du pouvoir, ce dernier s’exerçant toujours sur les corps, se ramifiant
selon une microphysique, s’entendant comme des relations de violence2.
Ce fut notamment le cas lorsque Foucault usa stratégiquement des théories
de Boulainvilliers, reconnaissant en celui-ci l’un des premiers à saisir la
réalité capillaire des rapports de domination, leurs aspects polymorphes et
relationnels3. Ce fut également le cas lorsque Foucault analysa le pouvoir
disciplinaire, pouvoir discret, à déceler derrière les idéologies juridiques4.
D’un autre côté, Foucault a référé le pouvoir à des types d’exercices hé-
térogènes : la souveraineté, les disciplines, les sécurités. Or, cette notion de
type d’exercice de pouvoir renvoie in fine à celle de dispositif. Nul exercice
du pouvoir qui ne passe par des dispositifs ; les rapports de pouvoir ne
sont jamais des relations de forces naturelles. Mais tout rapport de pouvoir 131

Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


1. M. Foucault, « Il faut défendre la société », cours au Collège de France 1976, éd. Seuil/Gal- et les dispositifs
limard, 1997, p. 172 et s. Dans ce cours, Foucault non seulement commente, mais fait sienne la de pouvoir
conception de l’histoire telle qu’elle fut développée par Boulainvilliers. Pour ce dernier, l’histoire est
celle des luttes et des dominations qui ne cessent de gronder même sous les cristallisations juridiques.
Cela n’est pas sans importance pour la théorie juridique. Toute l’économie du dispositif de souverai-
neté est alors repensée. En effet, si la guerre est le droit naturel, alors le droit naturel devient irréel et
fictif (Ibid., p. 138). Il s’avère donc impossible de découvrir un droit naturel dans une quelconque
société. Mieux, à supposer qu’il existât, il serait faible face à l’histoire comme fondement du droit.
Autrement dit, le droit ne renvoie plus à lui-même comme justification d’exercice du pouvoir, mais
se retrouve décentré, second, enregistrant les rapports de forces qui ont lieu dans l’histoire. « La loi
égalitaire de la nature est faible en face de la loi inégalitaire de l’histoire » (ibid., p. 139). Par ailleurs,
cette conception du pouvoir, Foucault la tire de Nietzsche : cf. M. Foucault, « Nietzsche, la généalo-
gie, l’histoire », Dits et écrits, t. 1, n°84, p. 1007 et s.
2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 109.
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 27 : « Le pouvoir, ça s’exerce, ça circule, ça
forme réseau (…). L’individu est un effet du pouvoir et il est en même temps, dans la mesure même où
il est un effet, le relais : le pouvoir transite par l’individu qu’il a constitué ». Cela explique du reste que
les individus soient à la fois assujettis à une forme de vérité, mais qu’eux-mêmes reconduisent cette
forme de vérité, puisque c’est à partir d’elle que le pouvoir circule, s’exerce sur des cibles et suscite
alors des résistances au niveau des points d’applications.
4. G. Deleuze, op. cit., p. 33: « Postulat de la localisation, le pouvoir serait pouvoir d’État, il serait
lui-même localisé dans un appareil d’État, au point que même les pouvoirs privés n’auraient qu’une
apparente dispersion et seraient encore des appareils d’États spéciaux. Foucault montre au contraire que
l’État apparaît lui-même comme un effet d’ensemble ou une résultante d’une multiplicité de rouages et
de foyers qui se situent à un niveau tout différent et qui constituent pour leur compte une microphysique
du pouvoir. »

cites_42_propre6b.indd 131 31/05/10 07:27


n’existe que dans un dispositif historique qui articule tant les savoirs, dans
lesquels ce pouvoir se code et se décode, que les appareils par lesquels ce
pouvoir circule, s’appuie, et touche les corps. Cela implique que si le pou-
voir s’exerce sur des unités somatiques, il ne le fait pas de la même manière
selon le dispositif en cause, de sorte également qu’il n’induit pas les mêmes
effets de subjectivation1.
Or, si Foucault a élaboré et réélaboré la notion de dispositif de pouvoir,
c’est afin de se départir, d’une façon polémique, de la conception juridique
du pouvoir. Le droit – du moins la doctrine juridique de la souveraineté –
fonctionne comme une idéologie falsifiant la réalité capillaire du pouvoir.
Et c’est contre ce grand épouvantail que Foucault a aiguisé ses scalpels2.
L’inconvénient majeur de la théorie juridique réside dans le fait qu’elle part
correctement d’une multiplicité de puissances (les libertés de nature dans
l’école moderne du droit naturel), mais qu’elle les reconduit toutes à une
unité : l’État (monarque, etc.)3. Au contraire, les dispositifs de pouvoir of-
132 frent une grille d’intelligibilité affranchie du retour des rapports de pouvoir
à une unité juridique d’imputation et d’exercice, et laissent filtrer l’hété-
Foucault, le droit
rogénéité des niveaux de pouvoir, ses intensités, ses combinaisons et ses
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir retournements. Le droit se dévoile alors comme frappé d’une dissymétrie
fondamentale : éléments de relance et de cristallisation de rapports de force
ininterrompus4. Il en découle notamment que, contre les vues juridiques,
la guerre n’est pas l’interruption du droit, mais la continuation des luttes
de dominations5. La démarche anti-juridique de Foucault prend alors une
tournure programmatique : « Plutôt que d’orienter la recherche sur le pouvoir
du côté de l’édifice juridique de la souveraineté, du côté de l’appareil d’État,
du côté des idéologies qui l’accompagnent, je crois qu’il faut orienter l’analyse
du côté de la domination, du côté des opérateurs matériels, du côté des formes

1. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 38.


2. Ibid., p. 48 : « Il s’agit de retrouver le sang qui a séché dans les codes et par conséquent non pas,
sous la fugacité de l’histoire, l’absolu du droit : non pas référer la relativité de l’histoire à l’absolu de la loi
ou de la vérité, mais sous la stabilité du droit retrouver l’infini de l’histoire, sous la formule de la loi les cris
de guerre, sous l’équilibre de la justice la dissymétrie des forces. »
3. Ibid., p. 43.
4. Et, inversement, cela place le Prince dans un rapport juridique envers ses sujets qui l’oblige à
protéger ceux-ci contre les ennemis intérieurs et extérieurs. Cf. M. Foucault, Naissance de la biopoli-
tique, cours au Collège de France 1978-1979, op. cit. p. 67.
5. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, cours au Collège de France. 1977-1978, éd. Gal-
limard/ Seuil, 2004, p. 93.

cites_42_propre6b.indd 132 31/05/10 07:27


d’assujettissement et du côté enfin des dispositifs de savoir.1 »
Il reste que le droit noue avec les dispositifs de pouvoir des rapports à
chaque fois spécifiques. Foucault, conformément à son nominalisme épis-
témologique, n’a jamais abordé une ontologie du droit. Il a cependant ana-
lysé comment tel appareil juridique (judiciaire, législatif, réglementaire) et
tel savoir juridique (doctrine de la souveraineté) furent agencés ou mobili-
sés dans un dispositif de pouvoir, les surdéterminant et les faisant fonction-
ner à son profit. Or, le droit présente la particularité d’avoir constitué à lui
seul un dispositif de pouvoir – mode d’exercice et mode de compréhension
des monarchies occidentales –, avant qu’il n’ait été intégré dans d’autres dis-
positifs de pouvoir, disciplinaire, puis sécuritaire. Dans ces derniers, le dis-
positif juridique de savoir-pouvoir fut démantelé et détourné. Les appareils
juridiques (juridiction, législation) furent alors branchés sur les appareils
d’autres dispositifs, et instrumentalisés à leurs fins. La doctrine juridique de
la souveraineté, quant à elle, fut maintenue, afin de voiler les modalités ef-
fectives du pouvoir et d’offrir de fausses justifications à de nouveaux modes 133
d’assujettissement.
C’est donc en suivant les traces de la pensée foucaldienne, avec ce qu’elle Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
contient d’analepses et de prolepses, d’hypothèses libres et de rectifications, de pouvoir
qu’il conviendra d’abord d’analyser la manière selon laquelle le droit fut
constitué en un dispositif de pouvoir idiosyncrasique, celui dit de la sou-
veraineté (I). Ensuite, il conviendra d’examiner comment ce dispositif s’est
défait, et comment ses appareils et sa doctrine furent réintégrés et agencés
au profit du dispositif disciplinaire (II). Enfin, il conviendra de cerner le
rôle qu’occupe le droit dans les dispositifs sécuritaires contemporains, ce
type de dispositif étant lui-même repensé par Foucault à travers une nou-
velle problématique, celle de la gouvernementalité (III).

I ) L a souveraineté comme dispositif juridique de pouvoir

Foucault a insisté, à maintes reprises, sur le fait que le modèle juridique


du pouvoir correspond à un dispositif en tant que tel, circonscrit histori-
quement, désormais dépassé, mais qui peut donc être décrit dans ses élé-
ments constitutifs (A). Ce dispositif a non seulement organisé l’exercice
d’un pouvoir, mais il a aussi codé des pratiques discursives, avec ce trait

1. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 65.

cites_42_propre6b.indd 133 31/05/10 07:27


idoine que la doctrine de la souveraineté fut constamment relayée par les
nouveaux dispositifs afin de mieux en masquer les modes opératoires (B).

A ) L es éléments constitutifs
du dispositif juridique de pouvoir

En dévoilant l’aspect contingent du dispositif de souveraineté – contre


une tradition juridique séculaire qui a tendance à substantialiser le pouvoir
et à le penser uniquement en termes de légitimité –, Foucault a décelé les
éléments caractéristiques de ce dispositif. Outre le codage sous le schème
de la légitimité, la conception juridique du pouvoir comprend ce dernier
comme un bien appropriable, se réfère au personnage central du Prince, est
orientée vers la mort et s’exerce sur des sujets.

134
1 ) U n pouvoir du P rince opposé
Foucault, le droit
à des ennemis intérieurs et extérieurs
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir
Le dispositif de souveraineté repose de prime abord sur la figure du
Prince. Un Prince, qui selon la lecture foucaldienne de Machiavel, se trouve
placé dans un double rapport d’opposition – à l’égard d’ennemis extérieurs
susceptibles de s’emparer de la principauté et à l’égard d’ennemis intérieurs
susceptibles d’enfreindre les commandements princiers1. La théorie juri-
dique de la souveraineté implique donc un rapport d’extériorité du Prince à
sa principauté (il la reçoit par héritage, par acquisition ou par conquête). Le
lien qui l’unit à ses sujets se révélant fragile (violence, tradition ou traité), il
est constamment menacé du fait qu’il n’existe aucune raison a priori pour
les sujets d’accepter l’autorité princière2. De ces considérations machiavé-
liennes, il découle que l’exercice juridique du pouvoir tend à la conserva-

1. Ibid., p. 58 : « L’infraction, selon le droit de l’âge classique, au-delà du dommage qu’elle peut
éventuellement produire, au-delà même de la règle qu’elle enfreint, porte tort au droit de celui qui fait
valoir la loi (…). Le crime, outre sa victime immédiate, attaque le souverain ; il l’attaque personnellement
puisque la loi vaut comme volonté du souverain ; il l’attaque physiquement puisque la force de la loi, c’est
la force du prince. »
2. Ibid., p. 59 : « Le supplice a donc une fonction juridico-politique. Il s’agit d’un cérémoniel pour
reconstituer la souveraineté un instant blessée. » Cf. aussi M. Foucault, « Il faut défendre la société », op.
cit., p. 17.

cites_42_propre6b.indd 134 31/05/10 07:27


tion et au renforcement de la principauté1.
Toutefois, c’est dans la victoire du Prince sur ses ennemis intérieurs que
se manifeste le plus clairement la signification juridique de l’exercice du
pouvoir. En effet, l’infraction à la loi du souverain ne se comprend pas
uniquement comme la simple violation d’une règle de droit, mais comme
un acte portant atteinte au droit du souverain lui-même. « Dans toute in-
fraction, il y a un crimen majestis, et dans le moindre des criminels un petit
régicide en puissance »2. Il s’agit d’une attaque frontale contre la volonté du
souverain, qui exerce son pouvoir dans la forme de la loi3. Une certaine
économie du châtiment en découle : la peine est non seulement une expres-
sion du droit du souverain de faire la guerre à tous ses ennemis (intérieurs
comme extérieurs), mais aussi celle de sa vindicte contre le mépris infligé à
l’autorité publique incarnée4.
Par ailleurs, le dispositif de souveraineté implique une manière particu-
lière d’exercer le pouvoir : il est principalement orienté vers la mort.
135

Foucault, le droit
2 ) U n pouvoir orienté vers la mort
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir
L’orientation létale du pouvoir souverain constitue un des éléments les
plus remarquables de ce dispositif, si bien que Foucault a consacré le der-
nier chapitre de La Volonté de savoir à tenter de démontrer que l’on est passé
d’un pouvoir orienté vers la mort à un pouvoir tourné vers la gestion de la
vie. Ce prisme mortifère du pouvoir serait issu de la réactivation au plan
monarchique de l’ancienne patria potestas du Pater familias romain sur les
membres de sa maisonnée5.
Donc, dans le dispositif juridique, l’un des attributs fondamentaux du

1. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 177 : « Longtemps, un des privilèges caractéristiques
du pouvoir souverain avait été le droit de vie et de mort. Sans doute dérivait-il formellement de la vieille
patria potestas qui donnait au père de famille romain le droit de disposer de la vie de ses enfants comme
de celle des esclaves ». Il reste que ce pouvoir connait des bornes : « Le droit de vie et de mort n’est pas
un privilège absolu : il est conditionné par la défense du souverain, et sa propre vie. » (Ibid., p. 178).
2. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit.,p. 214 : « Dans la théorie classique de la sou-
veraineté, vous savez que le droit de vie et de mort était un de ses attributs fondamentaux. »
3. Ibid., p. 214 : « Vis-à-vis du pouvoir, le sujet n’est, de plein droit, ni vivant ni mort. Il est, du
point de vue de la vie et de la mort, neutre, et c’est simplement du fait du souverain que le sujet a droit à
être vivant ou a droit, éventuellement à être mort. »
4. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 214.
5. Ibid., p. 39.

cites_42_propre6b.indd 135 31/05/10 07:27


souverain consiste dans le droit de vie et de mort sur ses sujets1. Ces der-
niers ne sont en quelque sorte ni vivants ni morts, leur sort étant suspendu
à la volonté royale2. Un trait essentiel de ce droit de mort réside dans le
déséquilibre entre les deux points d’application du pouvoir. Il s’agit d’un
droit de tuer et de laisser vivre, mais aucunement de faire vivre et de laisser
mourir3.
Par ailleurs, si le pouvoir en sa forme juridique tend à prélever – et ce
jusqu’à ôter la vie –, il s’ensuit également que l’individu sur lequel se dirige
le pouvoir – sa cible donc –, est thématisé comme étant assujetti au souve-
rain.

3 ) U n pouvoir du souverain exercé sur des sujets

Le pouvoir du souverain s’exerce sur une figure spécifique de l’individu :


136 le sujet – entendu tant comme celui qui est assujetti au pouvoir que comme
sujet de droit, une certaine coalescence allant d’un terme à l’autre. Lorsque
Foucault, le droit
le droit est devenu un modèle prégnant de pouvoir, un régime de vérité
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir est apparu corollairement pour dire la cible du pouvoir. « La théorie de la
souveraineté présuppose le sujet ; elle vise à fonder l’unité essentielle du pouvoir
et elle se déploie toujours de l’élément préalable de la loi. Triple primitivité
donc : celle du sujet à assujettir, celle de l’unité du pouvoir à fonder, et celle
de la légitimité à respecter.4 » Ce cycle du sujet au sujet a permis à la fois de
fonder le pouvoir du souverain et de lui donner une cible, de sorte que se
manifeste déjà sous les monarchies occidentales l’aspect autoréférentiel de

1. Ibid., p. 37 : « Un sujet – entendu comme naturellement doté, naturellement de droits, de capa-


cités, etc. – peut et doit devenir sujet, mais entendu cette fois comme élément assujetti dans un rapport de
pouvoir. »
2. M. Foucault, Histoire de la sexualité 2. L’Usage des plaisirs, éd. Gallimard. 1984, pp. 36-37.
3. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 112.
4. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 46 : « Le rapport de souveraineté ne s’applique
pas à une singularité somatique, mais à des multiplicités qui sont en quelque sorte au-dessus de l’indivi-
dualité corporelle : à des familles, des usagers, ou, au contraire, à des fragments, des aspects de l’indivi-
dualité, de la singularité somatique. C’est dans la mesure où l’on est fils de X, bourgeois de telle ville, etc.,
que l’on va être pris dans un rapport de souveraineté, que l’on soit souverain ou, au contraire, que l’on soit
sujet, et l’on peut être à la fois sujet et souverain sous différents aspects, et d’une manière telle que jamais la
planification totale de tous ces rapports ne puisse se déployer selon un tableau unique. »

cites_42_propre6b.indd 136 31/05/10 07:27


tout modèle juridique du pouvoir1.
Par ailleurs, cette figure du sujet implique une attitude singulière au re-
gard du respect des lois édictées par la volonté souveraine. Cette attitude,
bien différente des subjectivations de type antique et qui doit beaucoup à
la pastorale chrétienne2, repose sur l’idée d’obéissance. « De toute façon on
schématise le pouvoir sous une forme juridique ; et on définit ses effets comme
obéissance. En face d’un pouvoir qui est loi, le sujet qui est constitué comme
sujet – qui est assujetti – est celui qui obéit. »3 Et ce schéma de l’attitude
obéissante se retrouve dans tous les rapports juridiques de pouvoir, que ce
soit sujet/monarque, suzerain/vassal, prêtre/laïc, État/citoyen, enfant/pa-
rent ou encore disciple/maître.
Mais il y a plus. Dans le dispositif de souveraineté, s’enchevêtrent divers
rapports de souveraineté hétérotopiques. Par conséquent, les corps ne sont
pas individualisés pour être entièrement assujettis à un pouvoir normali-
sant, au contraire, ils sont pris dans de multiples jeux d’assujettissements
partiels4. « Le vassal de mon vassal n’est pas mon vassal », dirait le droit 137
féodal. Un même individu se trouvera sous certains aspects soumis à des
rapports de souveraineté quand, sous certains autres, il sera lui-même sou- Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
verain. Dans ces conditions, les souverainetés s’exercent chacune d’une fa- de pouvoir
çon discontinue sur un individu, sans jamais appréhender la totalité de son
être. Ce n’est que par exception que l’individualité est marquée5.
En revanche, si, au regard des corps – vers le bas en quelque sorte –, au-

1. Ibid., p. 46 : « L’épinglage de la fonction-sujet à un corps déterminé ne peut se faire que d’une


façon discontinue, incidente, par instant, par exemple dans des cérémonies ; à ce moment-là, le corps de
l’individu est marqué par un insigne, par le geste qu’il fait. » C’est par exemple le cas de l’hommage.
2. Ibid., p. 47 : « Il faut bien qu’il y ait un point unique, individuel qui soit le sommet de tout cet
ensemble de rapports hétérotopiques les uns par rapport aux autres et absolument non planifiables en un
seul et même tableau. (…) L’individualité du souverain est impliquée par la non-individualisation des
éléments sur lesquels s’applique le rapport de souveraineté. »
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 14.
4. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 46 : « Le rapport de souveraineté ne s’applique
pas à une singularité somatique, mais à des multiplicités qui sont en quelque sorte au-dessus de l’indivi-
dualité corporelle : à des familles, des usagers, ou, au contraire, à des fragments, des aspects de l’indivi-
dualité, de la singularité somatique. C’est dans la mesure où l’on est fils de X, bourgeois de telle ville, etc.,
que l’on va être pris dans un rapport de souveraineté, que l’on soit souverain ou, au contraire, que l’on soit
sujet, et l’on peut être à la fois sujet et souverain sous différents aspects, et d’une manière telle que jamais la
planification totale de tous ces rapports ne puisse se déployer selon un tableau unique. »
5. Ibid., p. 46 : « L’épinglage de la fonction-sujet à un corps déterminé ne peut se faire que d’une
façon discontinue, incidente, par instant, par exemple dans des cérémonies ; à ce moment-là, le corps de
l’individu est marqué par un insigne, par le geste qu’il fait. » C’est par exemple le cas de l’hommage.

cites_42_propre6b.indd 137 31/05/10 07:27


cune unité somatique n’est prise dans un pouvoir individualisant, au regard
des dispositifs de souveraineté – vers le haut en quelque sorte –, ils tendent
asymptotiquement vers l’individualité du roi (dont le corps est dédoublé,
voire démultiplié)1.
En bref, les divers lieux de souveraineté ne sont pas homogènes, mais se
rassemblent tendanciellement sous un dispositif de souveraineté englobant
celui du monarque.
Il reste une quatrième caractéristique du dispositif juridique : le droit
conçoit le pouvoir comme un bien, il est en quelque sorte « dans le com-
merce ».

4 ) U n pouvoir thématisé comme


un bien susceptible d ’ appropriation

138 Si le pouvoir circule, dans le dispositif de souveraineté, du Prince vers


les sujets obéissants, le savoir juridique finit aussi par thématiser le pouvoir
Foucault, le droit
lui-même en termes de droit. La fluidité du pouvoir se trouve ainsi cris-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir tallisée dans la forme juridique. Or, les droits eux-mêmes dans ce modèle
sont conçus comme des biens susceptibles de transferts, de délégations ou,
selon de multiples acceptions, d’appropriations. « Dans le cadre de la théorie
classique du pouvoir, le pouvoir est considéré comme un droit dont on serait
possesseur comme d’un bien, et que l’on pourrait par conséquent transférer ou
aliéner, d’une façon totale ou partielle, par un acte juridique ou un acte fonda-
teur de droit. »2 Il s’ensuit un certain nombre de conséquences importantes.
D’abord, comme on l’a vu, le pouvoir est orienté vers la mort plus que vers
la vie parce qu’il est pensé comme prélèvement. Donc, il appartient au sou-
verain de soustraire au sujet sa vie, vie entendue comme bien appropriable.
Ensuite, si le pouvoir est un droit et que ce droit est aliénable, alors le pou-
voir est transférable de sujet à sujet et in fine au souverain, fondant ainsi
un exercice légitime du pouvoir princier. Enfin, et c’est un élément remar-
quable, ce type de pouvoir ne s’exerce pas en priorité sur les corps vivants.
Au contraire, il vise a priori les terres, les richesses, le temps de services plus

1. Ibid., p. 47 : « Il faut bien qu’il y ait un point unique, individuel qui soit le sommet de tout cet
ensemble de rapports hétérotopiques les uns par rapport aux autres et absolument non planifiables en un
seul et même tableau. (…) L’individualité du souverain est impliquée par la non-individualisation des
éléments sur lesquels s’applique le rapport de souveraineté. »
2. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 14.

cites_42_propre6b.indd 138 31/05/10 07:27


que le corps. Le Prince, par son pouvoir, s’approprie davantage les richesses
que le travail des sujets. Et c’est d’ailleurs cette richesse « qui permet de
transcrire en termes juridiques des obligations discontinues et chroniques de
redevances, et non pas de coder une surveillance continue »1.
Au dispositif de souveraineté correspond donc un savoir et un exercice
du pouvoir dans le lexique du droit. Circonscrites historiquement et depuis
longtemps dépassées, les rémanences de l’effectivité juridique et du codage
épistémique de ce type de pouvoir ne sont plus que des spectres, servant les
enjeux tactiques des dispositifs disciplinaires et sécuritaires. Il reste qu’en
suivant la pensée foucaldienne, il est possible de ressaisir les points de rup-
tures où le dispositif de souveraineté a émergé, de rendre compte des posi-
tivités juridiques et de leur devenir spectral2.

B ) L e dispositif de souveraineté :
histoire d ’ un pouvoir , histoire d ’ un savoir 139

Comme tout dispositif, la souveraineté articule des pratiques de pouvoir Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
et des champs de savoir, avec un effet de codétermination. Le savoir ouvre de pouvoir
et borne des tactiques de pouvoir, quand les pratiques de pouvoir ouvrent
et bornent des champs épistémiques (1). Sous cet angle d’analyse, les doc-
trines juridiques modernes n’ont fait que reconduire le dispositif de souve-
raineté monarchique, en le réaménageant à la marge – même si ces marges
ne sont pas négligeables (2).

1. Ibid., p. 32. Cf. aussi : Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., pp. 44-45 : « Il me semble que c’est
un rapport de pouvoir qui lie souverain et sujet selon un couple de relations asymétriques : d’un côté, le
prélèvement, et de l’autre la dépense. Dans le rapport de souveraineté, le souverain prélève des produits,
des récoltes, des objets fabriqués, des armes, de la force de travail, du courage ; il prélève aussi du temps,
des services, et il va, non pas rendre ce qu’il a prélevé, car il n’a pas à rendre, mais en opération de retour
symétrique, il va y avoir la dépense du souverain, qui peut prendre la forme soit du don, qui peut se faire
lors des cérémonies rituelles, soit celle d’un service. »
2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., pp. 117-118 : « Penser le pouvoir à partir de ces
problèmes (violence, loi, volonté, liberté, État, souveraineté) c’est le penser à partir d’une forme historique
bien particulière à nos sociétés : la monarchie juridique. Bien particulière et malgré tout transitoire. Car
si beaucoup de ses formes ont subsisté et subsistent encore, des mécanismes de pouvoir très nouveaux l’ont
peu à peu pénétré, qui sont probablement irréductibles à la représentation du droit.»

cites_42_propre6b.indd 139 31/05/10 07:27


1 ) U n dispositif de pouvoir codant les pratiques
et les savoirs des monarchies occidentales

Le droit s’est constitué historiquement comme dispositif de pouvoir


dans les monarchies occidentales à partir du bas Moyen-âge. Cela ne si-
gnifie nullement que le droit et ses divers appareils (lois, jurisprudences,
administrations, tribunaux, etc.) ne participaient pas au fonctionnement
du pouvoir avant ou après cette période, mais ceci qu’à cette période il a
été érigé en modèle de pouvoir et fut le mode principal de son exercice1.
Autrement dit, la théorie de la souveraineté s’est constituée dans le passage
– l’assomption – du droit, donné comme un ensemble de rouages parmi
d’autres dans lesquels circulait le pouvoir, à un droit devenu dispositif prin-
cipal du pouvoir2.
Cette expression du pouvoir selon le modèle juridique n’est pas neutre.
Tout au contraire : elle donne au pouvoir un régime de vérité qui s’énonce
140 dans le registre de la légitimité. « La théorie du droit a essentiellement pour
rôle, depuis le Moyen-âge, de fixer la légitimité du pouvoir. »3 Il s’ensuit le dia-
Foucault, le droit
gramme suivant : légitimité du pouvoir royal et risque d’abus ; illégitimité
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir de toute forme de pouvoir hétérogène au droit.
Le droit, s’il code les pratiques du pouvoir monarchique, en dit donc
également la vérité. En ce sens, il constitue une positivité surdéterminant les
autres champs du savoir. Foucault a décelé à cet endroit un trait caractéris-
tique du modèle juridique : celui-ci reconduit toute forme de pouvoir dans
le lexique du droit. Même lorsque l’analyse juridique tente de se décentrer
vers les ramifications complexes du pouvoir, elle ne peut, intrinsèquement,
que re-territorialiser le pouvoir dans le champ juridique. Il en découle une
illusion fondamentale du droit, s’appliquant au dispositif de souveraineté
lui-même : le droit pour le droit prend un aspect autoréférentiel, s’auto-

1. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 23.


2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 115 : « C’est oublier ce trait historique fondamental
que les monarchies occidentales se sont édifiées comme des systèmes de droit, se sont réfléchies à travers des
théories du droit et ont fait fonctionner leurs mécanismes de pouvoir dans la forme du droit (…). Le droit
n’a pas été simplement une arme habilement maniée par les monarques ; il a été pour les systèmes monar-
chiques son mode de manifestation et la forme de son acceptabilité. »
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., pp. 23-24.

cites_42_propre6b.indd 140 31/05/10 07:27


légitimant, alors que le pouvoir est constamment un lien de domination1.
Il en ressort aussi que le discours juridique rend acceptable la domination,
lénifiant en quelque sorte la violence sous la rhétorique de la légitimité. Cet
aspect présente un intérêt tactique non négligeable, qui sera réutilisé par les
autres dispositifs de pouvoir (disciplinaire, sécuritaire). Cela explique aussi
le maintien de ce type de discours malgré la disparition du fonctionnement
juridique du pouvoir2.
Par ailleurs, sous le dispositif de souveraineté, si le droit constituait une
positivité, les autres discours lui étaient donc épistémologiquement ordon-
nés, devant le servir et l’accréditer. Il en fut ainsi notamment du discours
littéraire3 et du discours historique, qui dans leur dimension légendaire
offraient une véritable leçon de droit public. Pour preuve, les trois axes
(généalogique, de mémorisation, et hagiographique) autour desquels s’ar-
ticulaient le discours historique servaient tous la production d’une vérité :

141

Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir

1. Ibid. p. 24 : « Dire que le problème de la souveraineté est le problème central du droit dans les
sociétés occidentales, cela signifie que les discours et les techniques du droit ont eu essentiellement pour
fonction de dissoudre, à l’intérieur du pouvoir, le fait de la domination, pour faire apparaître à la place
de cette domination, que l’on voulait réduire ou masquer, deux choses : d’une part, les droits légitimes de
la souveraineté et, d’autre part, l’obligation légale de l’obéissance. »
2. S. Legrand, Les Normes chez Foucault, éd. PUF, 2007, p. 40.
3. C’est ainsi, par exemple, que Foucault analyse le genre tragique. Dès l’origine, la tragédie
grecque se présente comme une tragédie du droit. (Cf. notamment Les Oresties). C’est une question
de droit qui se trouve à chaque fois au centre de la tragédie. Mise en scène de la transgression d’une
règle (Œdipe), d’un conflit de règles (Antigone), d’un effondrement du roi, de la manière dont le
pouvoir se réunifie. C’est en ce sens alors que Foucault voit dans les tragédies raciniennes des leçons
de droit public : « En tout cas, la tragédie en France au XVIIe siècle est une sorte de représentation du
droit public » (M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 156). Si au dispositif juridique
correspondent la tragédie et le discours légendaire, alors aux dispositifs disciplinaire et sécuritaire
correspond une autre forme littéraire : le roman. A la loi, le discours tragique, à la norme le discours
romanesque (racontant la vie d’un personnage). (Ibid., p. 156).

cites_42_propre6b.indd 141 31/05/10 07:27


celle de la légitimité juridique du pouvoir royal1.
Toutefois, il convient de remarquer que Foucault, en constante réélabo-
ration de ses analyses, les a nuancées sur plusieurs points.
D’abord, un dispositif dominant laisse prospérer dans ses marges des
lieux soumis à d’autres dispositifs. En ce sens, si le dispositif de souveraineté
a constitué le discours et l’exercice du pouvoir monarchique, il existait déjà
des îlots disciplinaires, notamment dans les couvents religieux2.
Ensuite, Foucault a observé que le pouvoir royal s’était doté très tôt
d’un appareil de police, pour prélever les impôts et déjouer les complots, de
sorte que les systèmes disciplinaire et de surveillance se montraient présents
dès les débuts des monarchies occidentales, bien qu’encore sur un mode
inchoatif3.
Enfin, le dispositif sécuritaire a connu ses prémices dans une nouvelle
manière de gouverner, émergeant sous les monarchies, avec l’avènement

142 1. Ibid., pp. 58-60. Le premier axe, celui dit généalogique, vise à travers l’histoire d’une lignée
à établir l’ancienneté du droit du souverain. Le deuxième axe, celui de la mémorisation (à travers
Foucault, le droit les annales et les chroniques) tend à rappeler que c’est le roi qui fait le droit. Enfin, le troisième axe,
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs celui de la mise en circulation d’exemples (hagiographies) vise à ériger la vie du roi, ses faits et gestes,
de pouvoir comme une loi vivante. La fonction juridique de l’histoire se comprend donc dans un dispositif
de souveraineté qui cherche à lier et à éblouir. Eblouir pour mieux lier. Corollairement, puisque le
discours historique ne se développe que selon une positivité donnée par un dispositif de pouvoir,
lorsque le dispositif de souveraineté fut intégré aux nouveaux dispositifs disciplinaires et sécuritaires,
le champ du discours historique lui-même s’en est trouvé modifié. C’est pourquoi, au XVIIe siècle
apparaît une nouvelle manière de faire de l’histoire, résolument tournée contre le dispositif de sou-
veraineté. Ce fut l’histoire polymorphe des luttes « sous les lois » (M. Foucault, « Il faut défendre la
société », op. cit., p. 61) « Principe d’hétérogénéité, l’histoire des uns n’est pas l’histoire des autres (…). Ce
qui est droit, loi, obligation, si l’on regarde du côté du pouvoir, le nouveau discours le fera apparaître
comme abus, comme violence, comme exaction (…). On voit apparaître au contraire la loi comme réalité
à double face : triomphe des uns, soumission des autres. » Le discours historique, au lieu d’être subor-
donné au droit, subordonne tout droit à une lutte de races ou de nations. « Il s’agit de revendiquer des
droits méconnus, c’est-à-dire déclarer la guerre en déclarants des droits » (ibid., p. 64). Cette manière du
discours historique comme une arme qui décode tout droit, empêche ce dernier de s’auto-légitimer.
Si, d’un côté, le droit continue à penser le pouvoir selon le principe de souveraineté, d’un autre côté,
notamment sous la loupe des sciences sociales, le discours juridique est entré dans l’ère du soupçon,
suspecté par une histoire polémique : pas de droit conquis sans faire couler du sang.
2. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 42 : « Il s’est formé à l’intérieur des com-
munautés religieuses ; de ces communautés religieuses, il s’est transporté, et en se transformant, vers les
communautés laïques qui se sont développées et multipliées dans cette période de la pré-Réforme, disons,
aux XIV-XVème siècles. »
3. M. Foucault, Surveiller et punir, op.cit., p. 265 : « La procédure d’enquête, vielle technique
fiscale et administrative, s’était surtout développée avec la réorganisation de l’Eglise et l’accroissement des
États princiers aux XIIème et XIIIème siècles. (…) L’enquête c’était le pouvoir souverain s’arrogeant le droit
d’établir le vrai par un certain nombre de techniques réglées. »

cites_42_propre6b.indd 142 31/05/10 07:27


de la théorie de la raison d’État – détournant l’exercice du pouvoir d’une
logique juridique vers une logique économique. Sous cette optique, le droit
ne servait plus à justifier le pouvoir, mais apparaissait davantage comme
une limitation externe de ce dernier. « La théorie du droit et des institutions
judiciaires va servir maintenant, non plus de multiplicateur, mais au contraire
de soustracteur au pouvoir royal »1. Face à la théorie des droits naturels oppo-
sables au souverain, a été pensé l’exercice du pouvoir selon la raison imma-
nente de l’État2. En bref, le dispositif juridique des monarchies occidentales
fut très vite investi de l’intérieur par une autre rationalité gouvernementale.
Si le dispositif de souveraineté a ouvert à une compréhension du pouvoir
en termes juridiques, cette positivité a été reconduite par les doctrines po-
litiques modernes, avec certains effets de discordance. D’un côté, elles ont
contribué à voiler le fonctionnement concret du pouvoir disciplinaire, d’un
autre, elles ont opéré des décalages, œuvrant contre le dispositif de souve-
raineté dans le langage de la souveraineté.
143

Foucault, le droit
2 ) U ne positivité reconduite
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
par les doctrines jusnaturalistes modernes de pouvoir

Selon Foucault, l’école moderne du droit naturel n’a fait que reprendre
dans les grandes lignes, avec cependant des inflexions d’importance, le mo-
dèle juridique du pouvoir tel qu’il fut élaboré au profit de la royauté depuis
le XIIIe siècle. Les inventions théoriques hobbesiennes par exemple – et
notamment celle de la représentation –, sont démonétisées et considérées
comme déjà en germe dans le dispositif de souveraineté.
Néanmoins, Foucault a découvert également, par un mouvement de re-
lecture, les ruptures notables que ces théories ont provoquées, et surtout le
retournement du dispositif de souveraineté contre lui-même.
Dans une première lecture, Foucault a insisté sur la continuité du dispo-
sitif juridique de pouvoir des monarchies du XIIIème siècle aux théories dites
« contractualistes » des XVIIème et XVIIIème siècles. Il a identifié un même
diagramme de savoir-pouvoir : celui d’un rapport de domination exercé

1. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France 1978-1979, éd. Galli-


mard/Seuil, 2004, p. 10.
2. Ibid., p. 11.

cites_42_propre6b.indd 143 31/05/10 07:27


par un souverain sur des sujets1, principalement orienté vers la mort2. Par
ailleurs, il a retenu de cette conception du pouvoir que le sujet de droit,
lorsqu’il s’opposait au souverain, s’y opposait dans le registre du droit, de
sorte que l’action était encore mesurée en termes de légitimité. Autrement
dit, comme dans le modèle du Prince, la loi dans les doctrines juridiques
modernes sépare le domaine du permis de celui de l’interdit. Il en découle
aussi une certaine congruence des deux modèles du droit : « Lorsque cet édi-
fice juridique dans les siècles suivants aura échappé au contrôle royal, lorsqu’il
sera retourné contre le pouvoir royal, ce qui sera en question, ce sera toujours les
limites de ce pouvoir, et la question concernant ses prérogatives »3.
En résumé, Foucault est parvenu à extraire des points saillants autour
desquels les théories de la souveraineté n’ont fait que varier4. Le dispositif
juridique de pouvoir repose encore, dans les diverses théories de la repré-
sentation politique, sur une même figure du sujet. Il s’agit, à chaque fois,
d’un sujet qui a des droits de nature (entendu comme des puissances), qu’il
144 cède, auxquels il renonce en tout ou partie, au profit d’un souverain ins-
titué par ce transfert, mais qu’il retrouve sous forme de droits civiques. Le
Foucault, le droit
sujet de droit est donc irrémédiablement un sujet clivé.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir Néanmoins, dans une deuxième lecture, tout en insistant encore sur la
continuité entre le système des monarchies et celui du contrat social, Fou-
cault a entraperçu également la torsion que les doctrines « contractualistes »
ont accompli dans le dispositif de souveraineté. De justification et de mo-
dalité d’exercice du pouvoir royal, le droit est devenu un principe de limita-
tion, un objet de revendications et un instrument de contestation.
L’analyse est la suivante : selon la doctrine du droit naturel, les hommes
conservent une part inaliénable, ou tout le moins indisponible, de droits
opposables au souverain – souverain qui ne tire plus sa puissance légitime
que de la part de droit cédé. Le contrat social comporte donc des clauses
limitatives qui lient le souverain5. Il en résulte que le droit n’est plus seule-
ment une instance de justification du pouvoir, mais aussi un facteur de sa

1. Ibid., p. 31 : « Au XVIIIème siècle, c’est toujours la même théorie de la souveraineté, réactivée du


droit romain, que vous allez trouver chez Rousseau et ses contemporains, avec un autre rôle : il s’agit à
ce moment-là de construire, contre les monarchies administratives, autoritaires ou absolues, un modèle
alternatif, celui des démocraties parlementaires. »
2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 178.
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 23.
4. Cf. Y. Ch. Zarka, « Foucault et le concept non juridique du pouvoir », in Cités, 2002, n°2,
p. 41 et s.
5. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 10.

cites_42_propre6b.indd 144 31/05/10 07:27


limitation. Or, ce retournement de la théorie du droit contre le dispositif
de souveraineté s’avère symptomatique d’une réaction contre la nouvelle
manière disciplinaire de gouverner qui s’est peu à peu implantée. Les dis-
positifs disciplinaires et sécuritaires fonctionnent à la base selon les rouages
de la police – non du droit – et selon le discours utilitaire de la raison d’État
– et là encore, non pas selon le discours de légitimité du droit1. Autrement
dit, le droit est devenu un facteur de résistance au pouvoir et non plus un
mode d’exercice du pouvoir, au moment précisément où ce pouvoir s’est
métabolisé sous la forme disciplinaire, puis sécuritaire, avec cet effet que
le droit s’est trouvé incapable de mordre sur des types de pouvoirs qui le
débordaient et le doublaient de part en part.
Pire, si le discours juridique a continué à coder le pouvoir, ce n’était plus
qu’afin d’en masquer le fonctionnement concret2, le discours de la souve-
raineté n’étant alors qu’un écran de fumée tactique à l’ombre duquel les
dispositifs disciplinaires, puis sécuritaires, ont pu s’organiser et se propager.
Enfin, dans une troisième relecture, Foucault a insisté sur les déblocages 145
épistémologiques opérés par les doctrines « contractualistes » comme fac-
teurs propices à la prolifération des dispositifs sécuritaire et disciplinaire – Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
ces deux faces du biopouvoir. Sous cette optique, si chacun accepte d’entrer de pouvoir
dans le pacte de sujétion, c’est parce qu’il se trouve ontologiquement en
danger. C’est donc pour protéger sa vie que tout un chacun contracte. Il
s’ensuit une nouvelle orientation du pouvoir : du faire mourir au faire vivre.
« C’est pour vivre qu’ils constituent une souveraineté (…). Est-ce que ce n’est pas
la vie qui est fondatrice du droit du souverain, et est-ce que le souverain peut
réclamer effectivement à ses sujets le droit d’exercer sur eux le pouvoir de vie et
de mort.3 » Autrement dit, la souveraineté, à travers les doctrines modernes
du droit naturel, se trouve fondée sur la vie, de sorte qu’elle est limitée par
le principe de la conservation ou de la gestion de celle-ci. Cette orientation
nouvelle du pouvoir, non plus négative mais positive, s’épanouira dans les
dispositifs disciplinaires et sécuritaires. En ce sens, les doctrines « contrac-
tualistes », si elles s’expriment encore dans le lexique du droit, furent coales-
centes d’une nouvelle orientation du pouvoir, radicalement anti-juridique.

1. Ibid., p. 11.
2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., pp. 113 : « Raison générale et tactique qui semble aller
de soi : c’est à la condition de masquer une part importante de lui-même que le pouvoir est tolérable. »
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 215.

cites_42_propre6b.indd 145 31/05/10 07:27


Il ressort de ce qui précède que si, historiquement, sous les monarchies
occidentales, le droit fut constitué comme dispositif de pouvoir – celui de
la souveraineté –, il a cessé de fonctionner comme tel depuis que la biopo-
litique, appuyée sur les dispositifs disciplinaires et sécuritaires, a organisé
de nouvelles modalités d’exercice et de discours du pouvoir. Intégré à ces
derniers dispositifs, le droit y a trouvé cependant une place considérable.
D’une part, le discours juridique a légitimé le pouvoir et en a masqué la réa-
lité ; d’autre part, les appareils juridiques (lois, tribunaux) furent des relais
de pouvoir asservis aux objectifs disciplinaires et sécuritaires.
Il convient cependant de faire quelques remarques sur les linéaments
de la pensée foucaldienne du droit. Dans un premier temps, Foucault s’est
livré à une analyse anti-juridique du pouvoir, et ce jusqu’à Surveiller et pu-
nir, en opposant à la représentation juridique le fonctionnement capillaire
du pouvoir dans les dispositifs disciplinaires. Toutefois, dans un second
temps, Foucault a rectifié son approche. Dès La Volonté de savoir, il a re-
146 placé les dispositifs disciplinaires sous la problématique du biopouvoir, et
l’a doublée du dispositif sécuritaire. Il a semblé hésiter entre l’idée d’une
Foucault, le droit
succession de ces deux dispositifs (ce serait le point de vue deleuzien) ou
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir une congruence de ces deux dispositifs à des plans différents. Enfin, dans
un troisième temps, Foucault a réinscrit chaque dispositif dans la problé-
matique de la « gouvernementalité ». Sous cette optique, le dispositif sécu-
ritaire succède au disciplinaire, mais les appareils juridiques et la doctrine
juridique sont également et paradoxalement réactivés.
Cela étant dit, Foucault a montré à chaque fois comment les dispositifs
s’intriquaient, ouvrant des champs épistémiques nouveaux, se recodant, se
démantelant, mais fonctionnant selon la finalité du dispositif qui surcode
les autres. C’est dans cette voie qu’il convient de rendre compte d’un mo-
ment fort de la pensée foucaldienne : l’analyse de la place du droit dans les
dispositifs disciplinaires.

I I ) L e droit comme ensemble d ’ opérateurs


intégrés aux dispositifs disciplinaires

Le dispositif juridique s’est progressivement délité, se maintenant de fa-


çon spectrale au regard des discours – notamment ceux de la souveraineté
– afin de masquer les manifestations concrètes du pouvoir, et au regard de
l’exercice de ce pouvoir, en tant qu’ensemble d’appareils juridiques inté-

cites_42_propre6b.indd 146 31/05/10 07:27


grés au dispositif disciplinaire. Autrement dit, un certain nombre de relais
sont apparus, d’abord inféodés au dispositif de souveraineté (administra-
tion fiscale, police, caserne militaire, atelier, couvent, etc.) mais porteurs
d’un nouveau complexe de savoir-pouvoir anti-juridique, celui des disci-
plines (A). Ce dispositif, devenu dominant vers le XVIIIème siècle1, a alors
ré-agencé les savoirs et les appareils du dispositif juridique à son profit, en
le doublant de part en part (B).

A ) L e dispositif disciplinaire :
un dispositif de pouvoir anti - juridique

Le dispositif disciplinaire comme nouveau dispositif de pouvoir a puisé


ses racines dans l’organisation des couvents religieux, et dans la récupé-
ration de leurs procédures au sein des premiers appareils administratifs
royaux : les casernes militaires, le fisc et la police. Devenues dispositifs de 147
pouvoir, les disciplines ont ouvert non seulement un nouveau un champ
de savoir, mais aussi et corrélativement, une manière différente d’assujettir Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
les individus à un régime de vérité. Afin de comprendre l’aspect anti-juri- de pouvoir
dique de ce nouveau dispositif de pouvoir, Foucault en a analysé les traits
spécifiques et les a mis systématiquement en contraste avec ceux du modèle
juridique. Cette analyse étant un des aspects les mieux connus de la pensée
foucaldienne, un bref rappel suffira (1). En revanche, la mise en relief des
différences se montre particulièrement intéressante pour saisir les rapports
de la loi à ce que Foucault dénomma « la norme » (2).

1 ) L es traits idiosyncrasiques
du dispositif disciplinaire

Le dispositif disciplinaire fonctionne selon quatre traits caractéristiques,


agencés à une finalité économique, ce qui en dévoile l’aspect hétérogène au
dispositif juridique.
La cible du pouvoir disciplinaire est le corps individuel. L’assujettissement

1. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 161 : « Beaucoup de procédés disciplinaires existaient
depuis longtemps – dans les couvents, dans les armées, dans les ateliers aussi. Mais les disciplines sont de-
venues au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles des formules générales de domination. »

cites_42_propre6b.indd 147 31/05/10 07:27


ainsi opéré par les disciplines tend à domestiquer et à produire l’individu,
par le réglage minutieux et serré du moindre de ses faits et gestes. Chaque
individu devient ainsi une sorte de rouage bien huilé, reconduisant de lui-
même les effets des disciplines. Sous cette optique – ce panoptique pour-
rait-on dire –, les disciplines s’accompagnent d’appareils de surveillance
continue, assurant ainsi un dressage permanent, référé à des normes d’uti-
lité. Les disciplines s’exercent donc sur les corps afin de les rendre dociles,
en les quadrillant spatialement1. Il en découle la production d’une indivi-
dualité2 assujettie à un régime de vérité spécifique : « On peut dire que la
discipline fabrique à partir des corps qu’elle contrôle (…) une individualité
qui est dotée de quatre caractères : elle est cellulaire (par le jeu de la réparation
spatiale), elle est organique (par le codage des activités), elle est génétique (par
le cumul du temps), elle est combinatoire (par la combinaison des forces).3 » .
L’individu produit est inséré dans une place où tous ses agissements sont
codés, agencés à une finalité instrumentale qu’il doit accomplir de façon
148 mécanique. Ce dressage à une obéissance servile et automatique suppose la
mise en place d’une distribution efficace des corps dans la machine, selon
Foucault, le droit
leurs capacités respectives, ou plutôt leurs utilités respectives4. C’est pour-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir quoi : « Le pouvoir disciplinaire c’est quatre choses : sélection, normalisation,
hiérarchisation et centralisation.5 »
Sélection : il convient de sélectionner durant le dressage ceux qui sont
aptes à exercer telle ou telle fonction de façon optimale (école, caserne,
atelier).
Normalisation : il convient de dresser les corps en fonction de segments
normatifs : c’est-à-dire d’assujettir l’individu dans sa conduite à tel ou tel
comportement de façon quasi automatique (et non pas autonome). Les

1. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 173 : « Les disciplines en organisant les cellules, les
places, et les rangs fabriquent des espaces complexes : à la fois architecturaux, fonctionnels et hiérarchiques.
Ce sont des espaces qui assurent la fixation et permettent la circulation ; ils découpent des segments indivi-
duels et établissent des liaisons opératoires ; ils marquent des places et indiquent des valeurs ; ils garantis-
sent l’obéissance des individus, mais aussi une meilleure économie du temps et des gestes. »
2. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 57 : « Dans le pouvoir disciplinaire, la fonc-
tion-sujet vient s’ajuster exactement à la singularité somatique : le corps, ses gestes, sa place, ses dépla-
cements, sa force, le temps de sa vie, ses discours, c’est tout cela sur quoi vient s’appliquer et s’exercer la
fonction-sujet du pouvoir disciplinaire. (…) On peut dire d’un mot que le pouvoir disciplinaire, et c’est
là sans doute sa propriété fondamentale, fabrique des corps assujettis, épingle exactement la fonction-sujet
sur des corps. »
3. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 196.
4. S. Legrand, op. cit., pp.47-49.
5. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 162.

cites_42_propre6b.indd 148 31/05/10 07:27


normes s’entendant comme des optima de comportement à réaliser à une
place donnée, ce qui assure l’homogénéisation nécessaire des comporte-
ments. Il s’ensuit également que les corps disciplinés reconduisent d’eux-
mêmes la surveillance disciplinaire : « Chacun surveille que l’autre et le corps
de l’autre sont adéquats à un modèle qu’il s’efforce d’exhiber pour les autres et
qu’en même temps tous les autres s’efforcent d’exhiber1 ».
Hiérarchisation : chaque corps docile occupe une place située sur une
échelle de valeur sociale permettant de faire circuler le pouvoir selon sa
réalité capillaire, à des niveaux différents, polymorphes, et d’intensités va-
riables, mais faisant de chaque individu, traversé par ce maillage de pouvoir,
un relais reconduisant ce pouvoir.
Enfin, centralisation : entendue comme centralisation autour d’une
axiomatique de fait, c’est-à-dire que les diverses places ne sont pas distri-
buées arbitrairement, mais elles-mêmes agencées autour d’un pôle central
de fonctionnement, point à partir duquel se développe la hiérarchisation.
Si les disciplines assurent un quadrillage méticuleux des corps, c’est afin 149
de produire l’individu utile2. Autrement dit, ce qui anime les dispositifs
disciplinaires est une rationalité de type économique, cherchant à compo- Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
ser des forces en termes d’utilité, de bilan coûts/avantages3. Il en découle de pouvoir
une composition spécifique des rapports de pouvoir dans le dispositif dis-
ciplinaire. Certes, le pouvoir se présente toujours comme exercice d’une
domination. Mais à la différence du dispositif de souveraineté – opposant
le droit légitime du souverain au sujet lui devant de lui-même obéissance –,
les disciplines tendent à utiliser toutes les forces des individus, en épuisant
celles-ci sous l’angle politique, et en obtenant alors une obéissance servile :
« La discipline fabrique des corps soumis et exercés, des corps dociles. La disci-
pline majore les forces du corps (en termes économiques d’utilité) et diminue ces
mêmes forces (en termes politiques d’obéissance)4. »
Foucault a montré clairement l’aspect hétérogène du dispositif discipli-
naire au regard du dispositif juridique qu’il a démantelé, ré-agencé et fait

1. S. Legrand, Les Normes chez Foucault, op. cit., p. 60.


2. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 246.
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 215 : « C’était aussi des techniques par les-
quelles on prenait en charge ces corps, on essayait de majorer leur force utile par l’exercice, le dressage, etc.
C’était également des techniques de rationalisation et l’économie stricte d’un pouvoir qui devait s’exercer,
de la manière la moins coûteuse possible. »
4. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 162.

cites_42_propre6b.indd 149 31/05/10 07:27


fonctionner à son profit1. Ce qui se dévoile comme hétérogène au dispo-
sitif disciplinaire, ce n’est pas le droit, ou plutôt les instances juridiques
en tant que telles, mais c’est le modèle juridique du pouvoir. Alors que les
disciplines s’exercent sur les corps par une surveillance continue tendant à
un dressage utilitaire, le modèle juridique définit un pouvoir s’exerçant de
façon discontinue, non pas tant sur les corps que sur les richesses des indi-
vidus. Bref, le dispositif disciplinaire « fonctionne non pas selon le droit mais
à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment
mais au contrôle, et s’exerce à des niveaux et des formes qui débordent l’État et
ses appareils2 ».
Les disciplines présentent une figure du pouvoir sans visage, elles se rami-
fient et débordent les appareils traditionnels que sont la loi et les tribunaux.
Elles s’exercent à un niveau infra-juridique et fonctionnent même contre
la rationalité juridique du pouvoir : « Elles ont le rôle précis d’introduire
des dissymétries insurmontables et d’exclure des réciprocités3. » Au lieu donc
150 de reconduire le pouvoir du sujet au sujet, selon le cycle de la réciprocité
qui est au cœur des théories politiques de la représentation, les disciplines
Foucault, le droit
s’exercent à des niveaux multiples, segmentant et combinant des forces, va-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir riant en intensité selon l’individu et, par conséquent, empêchant de coder
les rapports sous la forme du contrat. Si la théorie juridique de la souve-
raineté a néanmoins continué à occuper, à cette période, le devant de la
scène, c’est principalement parce que sous l’angle stratégique elle masquait
la réalité disciplinaire du pouvoir, qui a besoin de discrétion pour s’exercer
pleinement.
Le passage du dispositif de souveraineté au dispositif disciplinaire s’est
accompagné d’une réélaboration du rapport de l’individu aux modèles de
conduite. Foucault a décrit l’apparition d’un phénomène d’inter-normati-
vité remarquable : la continuation d’un commandement légitime selon la
loi, mais re-agencé au profit d’une nouvelle production de normes, celles
du dispositif disciplinaire.

1. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 32 : « Une nouvelle mécanique du pouvoir
(…) absolument incompatible avec le rapport de souveraineté (…). C’est un type de pouvoir qui s’exerce
continûment par surveillance et non de façon discontinue par des systèmes de redevances et d’obligations
chroniques. C’est un type de pouvoir qui suppose un quadrillage serré des coercitions matérielles plutôt que
l’existence physique du souverain, et définit une nouvelle économie du pouvoir dont le principe est que l’on
doit à la fois faire croître les forces assujetties et la force et l’efficacité de ce qui les assujettit. »
2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 118.
3. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 259.

cites_42_propre6b.indd 150 31/05/10 07:27


2 ) D e la L oi à la N orme

L’un des angles vifs de l’analyse foucaldienne sur le dispositif discipli-


naire concerne la norme, ou encore le processus de normalisation1. A la
différence du dispositif juridique qui fonctionne selon la loi, le dispositif
disciplinaire fonctionne selon la norme (a). Cette différence de fonction-
nement est notamment illustrée par le nouveau régime de la pénalité (b).

a ) Passage d ’ une loi ( articulation du permis à l’ interdit )


à la norme ( production de ce qui doit être )

De la loi à la norme, on aurait pu croire qu’il y avait comme une synony-


mie. Qu’est-ce qu’une loi si ce n’est un énoncé linguistique qui prescrit des
normes, celles-ci entendues comme directives de comportements, selon les
trois axes du permis, de l’interdit et de l’obligatoire ? Foucault a néanmoins 151
usé du vocable « norme » de façon précisément antinomique avec la loi.
Déterminer les conduites selon la loi et déterminer les conduites selon la Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
norme sont deux procédés différents d’exercer le pouvoir. Cela ne signifie de pouvoir
pas que la loi n’ait pas un contenu normatif, mais que, dans le dispositif
disciplinaire, la loi est en quelque sorte l’ancillaire de la norme. Non seu-
lement son contenu normatif risque d’être défini selon la normalisation
disciplinaire, mais surtout – parce que la loi est jusqu’à un certain point
hétérogène à la norme – elle se trouve intégrée dans un processus plus gé-
néral de normalisation2, comme une pièce dans une machine à produire des
individus utiles.
La discipline, en tant que dispositif de pouvoir, est l’une des caractéris-
tiques du biopouvoir. En ce sens, la Norme est structurellement opposée

1. M. Foucault, Les Anormaux, cours au Collège de France. 1976-1975. éd. Gallimard/Seuil,


1999, p. 46.
2. Ibid., p. 48 : « Ce que le XVIIIe siècle a mis en place par le système discipline à effet de norma-
lisation, par le système discipline-normalisation, il me semble que c’est un pouvoir qui, en fait, n’est pas
répressif, mais productif – la répression n’y figurant qu’à titre d’effet latéral et secondaire, par rapport à des
mécanismes qui, eux, sont centraux par rapport à ce pouvoir, des mécanismes qui fabriquent, des méca-
nismes qui créent, des mécanismes qui produisent. »

cites_42_propre6b.indd 151 31/05/10 07:27


à la Loi1. Les deux systèmes juridique et disciplinaire fonctionnent tous
deux par code séparant le permis et le défendu. Mais alors que le code légal
est surtout orienté vers l’acte interdit, le disciplinaire est tout orienté vers
le comportement obligatoire. Il s’ensuit une segmentation des fonctions
normatives radicalement différente d’un dispositif à l’autre : « Dans le sys-
tème de la loi, ce qui est indéterminé, c’est ce qui est permis ; dans le système
du règlement disciplinaire, ce qui est déterminé, c’est ce qu’on doit faire, et
par conséquent tout le reste étant indéterminé, se trouve interdit. »2 Il s’en-
suit qu’en prescrivant au moindre fait et geste la norme de conduite, et en
construisant un ordre par rapport à ce qui doit être produit plus que par
retranchement de ce qui est interdit, le règne discret de la norme ne laisse
presque aucune liberté.
Ainsi procède la discipline : elle dessine un champ dans lequel on tente
de rabattre les individus vers la norme, de les dresser en ce sens, tout en
mesurant leur aptitude à la suivre. Mais, corrélativement, on mesure le
152 moindre écart à la norme et, en deçà d’un seuil minimum, l’individu est
inséré dans le champ de l’anormal. Est alors exclu et redressé indéfiniment
Foucault, le droit
celui qui n’entre pas dans l’alentour tolérable de la norme. « Alors que les
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir systèmes juridiques qualifient les sujets de droit, selon des normes universelles, les
disciplines caractérisent, classifient, spécialisent ; elles distribuent le long d’une
échelle, répartissent autour d’une norme, hiérarchisent les individus les uns par
rapport aux autres, et à la limite disqualifient et invalident3. » Il en découle
que la norme permet le fonctionnement utilitaire de chaque corps dans la
société. Non seulement il existe une homogénéisation autour de la norme
d’utilité, mais aussi une évaluation incessante des écarts entre les conduites
et la parfaite adéquation à la norme d’utilité, de sorte que les individus sont

1. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., pp. 47-48 : « Le système de légalité, le sys-
tème de la loi a essentiellement pour fonction de déterminer les choses d’autant plus qu’elles sont interdites
(…). Le mouvement de spécification et de détermination dans un système de légalité porte toujours et
avec d’autant plus de précision qu’il s’agit de ce qui est à empêcher, de ce qui est à interdire. Autrement
dit, c’est en prenant le point de vue du désordre que l’on analyse de plus en plus finement, que l’on va
établir l’ordre – c’est-à-dire ce qui reste. L’ordre c’est ce qui reste lorsqu’on aura empêché en effet tout ce qui
est interdit. (…) Le mécanisme disciplinaire, lui aussi, il code perpétuellement en permis et défendu, ou
plutôt en obligatoire et en défendu, c’est-à-dire que le point sur lequel un mécanisme disciplinaire porte,
ce n’est pas tellement les choses à ne pas faire que les choses à faire. Une bonne discipline, c’est ce qui vous
dit, à chaque instant, ce que vous devez faire. »
2. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 259.
3. Ibid., p. 216.

cites_42_propre6b.indd 152 31/05/10 07:27


hiérarchisés et insérés dans la place où ils se montreront le plus productifs1.
Autrement dit, dans le dispositif disciplinaire, l’individu est constam-
ment surveillé, soumis à l’examen permanent de son aptitude à suivre la
norme. Ce n’est pas un acte qui est référé à une loi sous le signe de la trans-
gression, mais une vie qui est référée jusque dans ses virtualités à une norme
sous le signe du redressement2.
Cet assujettissement de l’individu, non plus tant à des lois qu’à des
normes, se traduit très visiblement dans le nouveau régime de la pénalité.

b ) U ne manifestation de ce passage de la loi à la norme :


la pénalité disciplinaire

Foucault a montré l’émergence de la rationalité économique qui a ani-


mé le dispositif disciplinaire, à travers notamment les modifications ayant
affecté le système punitif. A partir du XVIIIème siècle déjà, mais surtout au 153
début du XIXème siècle, toutes les justifications de la peine et sa pratique
ont été bouleversées. De supplice manifestant la vindicte royale, la peine ne Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
s’entendait plus désormais que comme un outil de correction. Elle consti- de pouvoir
tuait un rouage de premier choix dans cette biopolitique naissante : pour
que les individus deviennent utiles, il fallait que les corps soient à la fois
productifs et assujettis. Ce glissement sémantique de la peine se traduisit
concrètement au regard de la mesure de la peine – celle-ci devant être me-
surée à son utilité sociale3 –, ainsi qu’au regard des types de peines infligées
(apparition de la prison) qui devaient rendre dociles les corps, être écono-
miquement rentables, et participer, par leur visibilité, à la domestication
générale en dissuadant les délinquants potentiels4.

1. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 57 : « Le pouvoir disciplinaire est individua-


lisant parce qu’il ajuste la fonction-sujet à la singularité somatique par l’intermédiaire d’un système de
surveillance-écriture ou par un système de panoptisme pangraphique qui projette derrière la singularité
somatique, comme son prolongement ou comme son commencement, un noyau de virtualités, une psyché,
et qui établit de plus la norme comme principe de partage et la normalisation comme prescription univer-
selle pour tous ces individus ainsi constitués. »
2. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 109.
3. Ibid., p. 131 : « Ce recodage rituel il faut le répéter aussi souvent que possible ; que les châtiments
soient une école plutôt qu’une fête ; un livre toujours ouvert plutôt qu’une cérémonie. »
4. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 111 : « Calculer une peine en fonction non du crime,
mais de ses répétitions possibles. Ne pas viser l’offense passée mais le désordre futur. Faire en sorte que le
malfaiteur ne puisse avoir ni l’envie de recommencer, ni la possibilité d’avoir des imitateurs. »

cites_42_propre6b.indd 153 31/05/10 07:27


Sous la dominance du dispositif disciplinaire, l’appareil de justice ne fut
plus orienté vers la répression d’un coupable, mais vers le redressement
d’un délinquant, afin de le normaliser. « A partir du moment où effectivement
il (le juge) va faire porter son jugement, c’est-à-dire sa décision de punition, non
pas tellement sur le sujet juridique d’une infraction définie comme telle par la
loi, mais sur un individu qui est porteur de tous ces traits de caractère, à partir
du moment où il va avoir affaire à ce doublet éthico-moral du sujet juridique,
le juge en punissant, ne punira pas l’infraction. Il pourra se donner le luxe,
l’élégance ou l’excuse d’imposer à un individu une série de mesures correctives,
de mesures de réadaptation, de mesures de réinsertion. Le vilain métier de punir
se trouve retourné dans le beau métier de guérir1. » En d’autres termes, la lettre
du texte juridique avait perdu toute sa force. L’illégalité se trouvait diluée
et retranscrite dans le champ plus vaste de l’anormalité, et les jugements
prescrivaient davantage une technique de normalisation qu’une sanction
154 juridique2.
La logique de la sanction disciplinaire se révèle donc radicalement diffé-
Foucault, le droit
rente de celle de la sanction juridictionnelle. Elle scrute derrière les inob-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir servations à la règle les écarts à la norme. Pour elle, il ne s’agit pas de coder
l’écart de conduite dans le registre de la faute à effacer symboliquement,
mais dans celui de l’anomalie à redresser continuellement . Ou, pour le dire
autrement, les disciplines fonctionnent autour d’une gradation impercep-
tible allant du désordre jusqu’à l’infraction, donc autour de seuils de nor-
malité bien davantage qu’au regard de la transgression. « Le châtiment dis-
ciplinaire a pour fonction de réduire les écarts. Il doit donc être essentiellement
correctif. A côté des punitions empruntées directement au modèle judiciaire, les
systèmes disciplinaires donnent un privilège aux punitions qui sont de l’ordre de
l’exercice – de l’apprentissage intensifié, multiplié…3 »
Cette hétérogénéité des disciplines au dispositif juridique se manifeste
nettement au regard des discours et des modalités de la sanction pénale.
La pénalité disciplinaire s’oppose donc structurellement à la pénalité disci-
plinaire. La peine judiciaire a pour fonction : 1) non de se référer à un en-
semble de phénomènes observables, mais à un corpus de lois et de textes ;
2) non de différencier des individus mais des actes ; 3) non de hiérarchiser

1. Ibid., p. 215.
2. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 216.
3. St. Legrand, Les Normes chez Foucault, op. cit., p. 63 et s.

cites_42_propre6b.indd 154 31/05/10 07:27


les individus, mais de jouer l’opposition binaire du permis et du défendu ;
4) non pas d’homogénéiser les individus au regard d’une norme, mais de
faire un partage entre les coupables et les innocents. Bref : « Les dispositifs
disciplinaires ont secrété une pénalité de la norme, qui est irréductible dans ses
principes et son fonctionnement à la pénalité traditionnelle de la loi.1 »
En résumé, si le dispositif disciplinaire démantela l’ancien dispositif de
souveraineté, c’était pour mieux en agencer les instances à son profit. Les
appareils du droit furent branchés sur ceux des disciplines, et asservis à leur
finalité. Sous la légitimité formelle de la loi s’étendit l’empire prégnant et
discret de la norme ; sous la sanction pénale régnèrent les affres continues
de la pénalité disciplinaire.

B ) U n dispositif disciplinaire de pouvoir


doublant le droit
155

Le dispositif disciplinaire n’a pas fait que remplacer le dispositif de sou- Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
veraineté, il l’a aussi intégré, en le réinscrivant dans la logique disciplinaire de pouvoir
(1). Pire encore, il a tellement doublé les appareils juridiques qu’il est par-
venu à les faire fonctionner contre eux-mêmes (2).

1 ) U n dispositif disciplinaire détournant


les appareils juridiques

Les disciplines ont leurs propres appareils de pouvoir (usines, ateliers, ca-
sernes militaires, écoles, prisons, police, familles, asiles, etc.) et leurs propres
logiques de normalisation des conduites selon un quadrillage des compor-
tements quotidiens2. Elles prennent donc leurs différents points d’appui et
de relais à un niveau infra-juridique.
Il convient toutefois d’accorder une place spécifique à la police, tant

1. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 246 : « L’on peut dire que l’on assiste depuis la
fin du Moyen-âge à la mise en enquête généralisée de toute la surface de la terre, et jusqu’au grain le plus
fin des choses, des corps et des gestes : une sorte de grand parasitage inquisitorial. »
2. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 249.

cites_42_propre6b.indd 155 31/05/10 07:27


cette dernière constitue l’instrument privilégié de la normalisation1. A tra-
vers la police, s’est opérée une progressive étatisation des disciplines2. L’État
policier doubla l’État souverain, selon un modèle radicalement différent.
« C’est un appareil qui doit être co-extensif au corps social tout entier (…).
On est, avec la police, dans l’indéfini d’un contrôle qui cherche idéalement à
rejoindre le grain le plus élémentaire, le phénomène le plus passager du corps
social3.» Notons néanmoins que la police (originellement entendue comme
bonne intendance d’un territoire urbain) a également constitué les pré-
mices du dispositif sécuritaire (police de la circulation des personnes et des
biens, etc.)
Au demeurant, le dispositif disciplinaire ne fut pas coextensif de la po-
lice ; les disciplines se ramifiant en deçà des structures étatiques4. Cela est
un trait diacritique : alors que le dispositif juridique s’incarnait uniquement
dans les appareils étatiques (législateur et juridictions), le dispositif discipli-
naire s’est manifesté totalement décloisonné de l’État.
156 Surtout, ce dispositif ne reposa pas seulement sur une machinerie idoine,
mais utilisa à son profit les appareils juridiques : les familles (a), la législa-
Foucault, le droit
tion (b) les juridictions (c).
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir

a ) L a famille , point d ’ appui des disciplines

La famille est un exemple significatif de cette réinscription d’un dispo-


sitif de souveraineté au profit d’une logique disciplinaire. « La famille, en
tant qu’elle obéit à un schéma non disciplinaire, à un dispositif de souveraineté,
est la charnière, le point d’enclenchement absolument indispensable au fonc-
tionnement même de tous les systèmes disciplinaires. Je veux dire que la famille
est l’instance de contrainte qui va fixer en permanence les individus sur les

1. Ibid., p. 250 : « La fonction disciplinaire est assurée par la police, mais elle existe aussi en dehors
d’un appareil d’État. »
2. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 82.
3. Ibid., p. 83 : « [La famille] est le point zéro, en quelque sorte, où les différents systèmes discipli-
naires vont s’accrocher les uns aux autres. Elle est l’échangeur, le point de jonction qui assure le passage d’un
système disciplinaire à l’autre, d’un dispositif à l’autre. La meilleure preuve, c’est que, lorsqu’un individu se
trouve rejeté hors d’un système disciplinaire comme anormal, où est-il renvoyé ? A sa famille. (…) Et c’est
la famille qui, à ce moment-là, a pour rôle de le rejeter à son tour comme incapable de se fixer à chacun
des systèmes disciplinaires, et de l’éliminer, soit sous forme de rejet dans la pathologie, soit sous forme de
rejet dans la délinquance. »
4. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 58.

cites_42_propre6b.indd 156 31/05/10 07:27


appareils disciplinaires, qui va les injecter, en quelque sorte, dans les appareils
disciplinaires.1 » Sous la dominance du dispositif de souveraineté, la famille
constituait l’un de ces dispositifs. Mais, sous la dominance disciplinaire, la
famille, qui continuait à fonctionner selon les caractéristiques juridiques,
fut détournée de sa logique pour servir les systèmes de normalisation. Non
seulement c’est à partir de la famille que les individus furent épinglés à des
appareils de dressage (école, ateliers, etc.), mais encore, c’est elle qui assura
la circulation des individus d’un appareil à un autre, qui servit d’échangeur
entre eux2.
Pire encore, le dispositif de souveraineté familial lui-même a fini par
obéir à une logique disciplinaire. Les parents sont devenus les premiers
relais d’un pouvoir de normalisation et de surveillance continue de leur
enfant. La chasse à l’onanisme – en tant qu’il aurait été un facteur de dé-
viance sexuelle ultérieure et d’une possible criminalité –, a par exemple
permis la capture des parents et des éducateurs sous la visée de la norma-
lisation : « On a semé chez eux le soupçon que les enfants étaient coupables, 157
et la peur d’être eux-mêmes coupables s’ils ne les soupçonnaient pas assez.3 » La
famille, sous l’égide de la norme médicale4, a alors soumis les enfants, et Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
par un effet réflexe les parents, à toute une discipline admise et drastique5. de pouvoir
Les disciplines se sont donc répandues, et ont trouvé des relais à chaque
niveau et lieu de la société. Il a existé comme une sorte d’essaimage des
mécanismes disciplinaires : désinstitutionalisation et multiplication, mais
surtout décomposition en procédés souples de contrôle, transférables et
adaptables. Par ailleurs, la normalisation médicale s’est manifestée comme
coalescente d’une normalisation utilitaire. Le corps, docile et en bonne san-
té, non seulement n’était pas susceptible de crime, mais encore était gage
d’une bonne productivité.

1. M. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 239.


2. Ibid., p. 231 : « En fait, l’espace de la famille doit être un espace de surveillance continue. A leur
toilette, à leur coucher, à leur lever, pendant le sommeil, les enfants doivent être surveillés. Tout autour des
enfants, sur leurs vêtements, sur leurs corps, les parents doivent être en chasse. Le corps de l’enfant doit être
l’objet de leur attention permanente. »
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 33.
4. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 258 : « La fonction juridique générale qui garantit
un système de droits en principe égalitaire était sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et
physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que consti-
tuent les disciplines (…) Les disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et
juridiques (…). Les lumières qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines. »
5. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 22.

cites_42_propre6b.indd 157 31/05/10 07:27


b ) L a législation , relais des disciplines

Le dispositif disciplinaire usa avec profit des appareils juridiques. En ce


sens, la loi s’est montrée un relais efficace de la normalisation, sous deux
angles de vue. D’abord, les théories du contrat social ont servi à cacher
les techniques disciplinaires ; ensuite, la forme de la loi a pu accueillir un
contenu normatif disciplinaire.
Si les théories juridiques du pouvoir, malgré l’émergence du dispositif
disciplinaire, ont pu prospérer, ce ne fut pas seulement parce qu’elles mas-
quaient ce dispositif (pourtant hétérogène), mais plutôt parce qu’elles ont
entraîné un déblocage, la levée de l’obstacle du modèle monarchique, pour
laisser pénétrer toujours plus en profondeur les ramifications du dispositif
disciplinaire. « Autrement dit, les systèmes juridiques, que ce soient les théories
juridiques ou que ce soit les codes, ont permis une démocratisation de la souve-
raineté, la mise en place d’un droit public articulé à la souveraineté collective,
158 au moment même, dans la mesure et parce que cette démocratisation de la
souveraineté se trouvait lestée en profondeur par les mécanismes de la coercition
Foucault, le droit
disciplinaire.1 » Dans cette optique, la théorie du contrat social, le paravent
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir égalitaire et libertaire des Droits de l’Homme, le régime représentatif n’ont
été que des rideaux de fumée, alimentés par la bourgeoisie du XVIIIème et
du XIXème siècle, pour diffuser à travers le corps social une domination plus
insidieuse2.
En d’autres termes, le pouvoir, même lorsqu’il ne fonctionne pas selon le
dispositif juridique, en emprunte opportunément la forme. Certes, les ap-
pareils juridiques et la logique juridique sont débordés et agencés au profit
d’un autre dispositif. Néanmoins, la loi garde une place de premier plan
dans le fonctionnement du pouvoir, offrant le discours de la légitimité.
Foucault a insisté à plusieurs reprises sur ce point, de sorte qu’il a décrit sa
démarche heuristique sur le pouvoir comme située entre deux extrémités :
« D’un côté, les règles de droit qui délimitent formellement le pouvoir, et d’un
autre côté, l’autre extrémité, ce serait les effets de vérité que ce pouvoir pro-
duit, que ce pouvoir conduit, et qui, à leur tour, reconduisent ce pouvoir. Donc
triangle : pouvoir, droit, vérité 3. »

1. Ibid., p. 35.
2. Ibid., p. 25 : « Il s’agit de saisir le pouvoir dans ses formes les plus régionales, là surtout où ce pou-
voir, débordant les règles de droit qui l’organisent et le délimitent, se prolonge par conséquent au-delà de
ces règles, s’investit dans des institutions, prend corps dans des techniques. »
3. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 26.

cites_42_propre6b.indd 158 31/05/10 07:27


Le droit constitue donc au minimum, quel que soit le dispositif domi-
nant, un aspect formel du pouvoir. La forme législative, réglementaire, etc.,
est un relais à travers lequel circule le pouvoir. La loi prescrit ; son contenu
normatif peut être dicté par les disciplines. « Les techniques de la discipline et
les discours nés de la discipline envahissent le droit (…) les procédés de norma-
lisation colonisent de plus en plus les procédures de la loi.1 »
Il reste cependant que le dispositif disciplinaire a débordé largement les
instances du droit. Les disciplines ont leurs appareils et leurs relais propres,
dans lesquels furent imbriqués les appareils juridiques. De plus, il leur ap-
partient de fonctionner en deçà du droit, et d’œuvrer dans les vides de ce
dernier (celui-ci étant d’exercice discontinu et général, alors que les disci-
plines s’exercent continûment et dans le détail)2.

c ) L a justice , relais des disciplines


159
Les disciplines sont également venues se greffer sur l’appareil juridiction-
nel, et en détourner le sens. A l’ancien système loi-infraction-châtiment s’est Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
superposé en amont et en aval le dispositif disciplinaire. « A l’intérieur même de pouvoir
de la modalité judiciaire du jugement, d’autres types d’estimation sont venus
se glisser modifiant pour l’essentiel ses règles d’élaboration.3 » Cela s’est traduit
concrètement par de nouveaux points d’application de la peine, par une
nouvelle anthropologie de l’infracteur, par un nouvel agencement des me-
sures répressives prononcées par le juge. « Tout un ensemble de jugements
appréciatifs, normatifs, diagnostiques concernant le criminel sont venus se loger
dans l’armature du jugement pénal4. »
L’appareil juridictionnel s’est trouvé branché sur les dispositifs discipli-
naires via le recours à l’expertise psychiatrique. La psychiatrie naissante,
comme instance de normalisation, a parasité le processus de décision juri-

1. Ibid., p. 27.
2. M. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p.20 : « Ce n’est plus un sujet juridique que les magistrats,
les jurés ont devant eux, mais c’est un objet : l’objet d’une technologie et d’un savoir de réparation, de
réadaptation, de réinsertion, de correction. En bref, l’expertise a pour fonction de doubler l’auteur, respon-
sable ou non, du crime, d’un sujet délinquant qui sera l’objet d’une technologie spécifique. »
3. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.
4. Ibid., p. 27.

cites_42_propre6b.indd 159 31/05/10 07:27


dictionnelle jusqu’en devenir sa rationalité1. On assista alors au passage du
criminel sanctionné en tant que sujet de droit au criminel sanctionné en tant
qu’individu dangereux. « Les normalisations disciplinaires viennent buter de
plus en plus contre le système juridique de la souveraineté (…). C’est précisément
du côté de la médecine que l’on voit (…) se réduire l’écart ou s’échanger ou s’af-
fronter perpétuellement la mécanique de la discipline et le principe du droit.2 »
Or, ce fut ce couplage droit-médecine (et sciences sociales) qui engendra
la figure du délinquant3. En réalité, le délinquant est le déviant spécifique-
ment fabriqué par le système carcéral (cf. infra). Mais la déviance, qui est sus-
ceptible de donner lieu à une socialisation délinquante, est issue du pouvoir
que la psychiatrie a conquis sur le dispositif juridique.
Sous cet angle, c’était moins l’acte délictueux qui était pertinent que
les virtualités qu’il recélait. Le délinquant devint alors un objet clinique
d’études : sa biographie sociale, sa psychologie, son éducation, etc., furent
autant de paramètres à prendre en compte. « Derrière l’infracteur auquel l’en-
160 quête des faits peut attribuer la responsabilité d’un délit, se profile le caractère
délinquant dont une investigation biographique montre la lente formation4. »
Foucault, le droit
La figure du délinquant fut alors le point d’application de la peine, entendue
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir comme outil de redressement de l’individu déviant. En bref, le dispositif
disciplinaire a fait fonctionner l’équation suivante : le délinquant est un in-
dividu déviant, en tant que tel il est dangereux5, ce qui s’explique par les mi-
cro-irrégularités de ses instincts, qui ont prospéré depuis sa tendre enfance
jusqu’à son passage à l’acte.
Il s’en est suivi un détournement considérable de l’acte de juger. Le ju-
gement ne concernait plus tant une personne juridique (l’infracteur) qu’un
personnage fictif (le délinquant), produit coalescent de la psychiatrie et du

1. M. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p.20 : « Ce n’est plus un sujet juridique que les magistrats,
les jurés ont devant eux, mais c’est un objet : l’objet d’une technologie et d’un savoir de réparation, de
réadaptation, de réinsertion, de correction. En bref, l’expertise a pour fonction de doubler l’auteur, respon-
sable ou non, du crime, d’un sujet délinquant qui sera l’objet d’une technologie spécifique. »
2. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.
3. M. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p.18 : « La deuxième fonction de l’expertise psychiatrique
(la première était de doubler le délit par la criminalité), c’est de doubler l’auteur du délit par ce person-
nage, nouveau au XVIIIe siècle, qui est le délinquant. »
4. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 293. Cf. aussi de façon significative le glissement
sémantique concernant l’homosexualité : M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 59.
5. M. Foucault, Dits et écrits, t. 1, « La vérité et les formes juridiques », n°139, p. 1461 : « La
notion de dangerosité signifie que l’individu doit être considéré par la société au niveau de ses virtualités,
et non pas au niveau de ses actes. »

cites_42_propre6b.indd 160 31/05/10 07:27


système pénitentiaire qui ont épinglé sur la personne les possibles dangers
du personnage. S’est mise en place une série : déviant-délinquant-individu
dangereux. D’abord, la déviance, comme on l’a déjà dit, fut l’effet de la
normalisation psychiatrique. Cette dernière, prenant en charge les enfants
idiots, a découvert en eux la racine de toute anomalie : l’instinct. Ce fut
l’instinct, comme instance anarchique et naturelle, qu’il convenait de do-
mestiquer, afin de produire l’enfant puis l’adulte normal1. Mais, pour peu
que cet instinct ne soit pas correctement bridé ou que des atavismes fami-
liaux n’amènent à la dégénérescence, l’anormalité s’installait, ouvrant sur
une déviance dangereuse, receleuse de crime et de folie. Grâce à cette idée
– selon laquelle dans tout crime il existe une folie ou un instinct mal dressé –
le pouvoir psychiatrique s’est branché sur l’appareil juridictionnel2.
Ensuite, le système carcéral lui-même a recodé les déviants sous l’étique-
tage du délinquant, afin de produire une unique délinquance comme un
milieu social et, par cette délimitation, non seulement la contrôler mais aussi
l’instrumentaliser. 161
Corrélativement, l’objet du jugement s’est déplacé : il ne s’agissait plus de
juger un acte transgressant une loi pénale, mais d’évaluer un délinquant3. En Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
d’autres termes, le jugement pénal ne fut plus qu’un moment dans un dis- de pouvoir
positif disciplinaire plus vaste qui commençait en amont avec le dressage des
instincts enfantins4, et qui se terminait en aval avec l’application de la peine
de prison, servie par une administration pénitentiaire dévouée à la pénitence
laïcisée de la réinsertion5. Dans un tel cadre, l’instance judiciaire n’avait plus
pour fonction que de déclarer une culpabilité prise en charge par tous les
appareils de dressage alentour.

1. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 218.


2. Ibid., p. 250 : « Et la détermination, l’épinglage d’une folie sur un crime, à la limite de la folie sur
tout crime, était le moyen de fonder le pouvoir psychiatrique, non pas en termes de vérité, puisque préci-
sément ce n’est pas de vérité qu’il s’agit, mais en termes de danger. » Or, dans L’Histoire de la folie à l’âge
classique (op cit., pp. 169-175) Foucault montrait comment les juridictions se déclaraient souvent
compétentes pour savoir si un individu était fou ou non, et par là devait être déclaré responsable ou
au contraire enfermé. C’est que, dans le dispositif de souveraineté, le fou était encore conçu comme
un sujet de droit, et non pas comme un individu anormal.
3. M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, t. 1, n°139, p. 1461 : « Toute
la pénalité du XIXème siècle devient un contrôle, non pas tant sur les individus – est-ce conforme ou non à
la loi ? – mais sur ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils sont capables de faire. »
4. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 58.
5. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit.,p. 150 : « On ne punit pas pour effacer un crime mais
pour transformer un coupable (actuel ou virtuel) ; le châtiment doit porter avec lui une certaine technique
corrective. »

cites_42_propre6b.indd 161 31/05/10 07:27


La critique foucaldienne de l’inféodation de la peine juridique à la pé-
nalité disciplinaire invite encore aujourd’hui à éviter que l’anthropologie
du criminel n’efface complètement le sujet juridique, que la justice n’ap-
préhende des actes que comme symptômes de virtualités dangereuses1. En
ce sens, Foucault n’était pas hostile à tout système de peine2. Il suggérait
notamment une ouverture de la peine à d’autres modalités que celle de la
prison : « Service d’utilité collective, supplément de travail, privation de certains
droits. La contrainte elle-même pourrait être modulée par des systèmes d’enga-
gement ou de contrat qui lieraient la volonté de l’individu, autrement qu’en
l’enfermant3. »
En résumé, l’analyse de Foucault a montré comment les appareils juri-
diques (familles, loi, tribunaux) ont été réinscrits dans des dispositifs disci-
plinaires plus larges, travaillant à leurs profits. Mais son analyse ne s’est pas
arrêtée sur ce point. Elle a également dévoilé comment les disciplines ont
été capables de faire jouer les appareils juridiques contre eux-mêmes : les
162 dispositifs disciplinaires ont utilisé le légal autant que l’illégal pour contrôler
et surveiller les individus.
Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir
2) Le dispositif disciplinaire contre le droit :
une nouvelle manière de différencier les illégalismes

Le dispositif disciplinaire a intégré le domaine du droit pour le faire fonc-


tionner contre lui-même, afin de produire des illégalismes, et cela de deux
façons. D’abord, afin de découper stratégiquement et à nouveaux frais le
champ du licite et de l’illicite, selon une rationalité économique (a). Ensuite,
afin de pouvoir gérer l’illégalisme en le créant. Autrement dit, le contrôle
disciplinaire se joue de la frontière légalité-illégalité, il produit les illégalités
pour mieux les contrôler (b).

1. M. Foucault, « L’évolution de la notion d’individu dangereux dans la psychiatrie légale du


XIXème siècle », Dits et écrits, t. 2, n°220, p. 443 et « Punir est la chose la plus difficile qui soit »,
n°301, p. 1027 : « Aucune société comme la nôtre n’accepterait un retour au juridique pur (qui sanc-
tionne un acte sans tenir compte de son auteur) ; ni un glissement à l’anthropologie pur, où seul serait pris
en considération le criminel (même en puissance) et indépendamment de son acte (…). Pour l’instant, il
faut éviter les dérapages. Le dérapage vers le juridique pur : la sanction aveugle, le dérapage vers l’anthro-
pologique pur : la sanction indéterminée. »
2. J.-C Monod, Foucault. La Police des conduites, éd. Michalon, 1997, p. 93.
3. M. Foucault, « Punir est la chose la plus difficile qui soit », Dits et écrits, n°301, p. 1028.

cites_42_propre6b.indd 162 31/05/10 07:27


a ) U n nouveau différentiel d ’ illégalisme au profit de la
domination exercée par la classe bourgeoise

Le passage du dispositif juridique de pouvoir à celui des disciplines fut


intrinsèquement lié à l’émergence de la rationalité économique du pouvoir,
de type capitaliste. Il s’en est suivi toute une réélaboration des différentiels
d’illégalismes, de leurs tolérances dans la société1.
Avec cette notion de différentiel d’illégalisme, Foucault s’est livré non à
une généalogie de la morale, mais à une généalogie du droit. Son soupçon
dirigé sur le droit a découvert ce dernier comme un appareil de gestion des
différentiels d’illégalismes.
Pour faire fonctionner ce soupçon, il convient de neutraliser toute di-
mension axiologique du droit2. Pas d’infraction qui ne se révèle en soi plus
grave qu’une autre. Cette neutralisation effectuée, il est possible de com-
prendre que les illégalismes sont premiers (parce que toujours déjà existants
sur le fond d’une législation donnée historiquement), et que la légalité est 163
seconde. Sous cette optique, ce qui est pertinent n’est pas le couple loi/
transgression, mais le champ virtuel d’illégalismes variables, en appui ou en Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
rivalité, à l’intérieur duquel s’insère la loi comme instance d’arbitrage des de pouvoir
illégalismes. L’État a donc moins la charge d’appliquer la loi que celle de
réguler des antagonismes d’illégalismes3.

Sous l’Ancien Régime, les diverses couches de la société avaient, de fait,


certaines marges de tolérance à l’illégalité. Marges essentielles puisqu’elles

1. F. Boullant, Michel Foucault et les prisons, éd. PUF, 2003, p. 86 : « Parler d’illégalismes, c’est
mettre à plat l’ensemble des actes délinquants en refusant de considérer leur gravité intrinsèque. »
2. G. Deleuze, op. cit., p. 37 : « Un des thèmes les plus profonds du livre de Foucault consiste à
substituer à cette opposition trop Grosse loi-illégalité une corrélation plus fine illégalismes-lois. La loi est
toujours une composition d’illégalismes qu’elle différencie en les formalisant (…). La loi est une gestion des
illégalismes, les uns qu’elle permet, rend possibles ou invente comme privilège de la classe dominante, les
autres qu’elle tolère comme compensation des classes dominées ou même qu’elle fait servir à la dominante,
les autres enfin qu’elle interdit, isole et prend comme objet, mais aussi comme moyen de domination. »
3. Ibid., p. 99 : « De sorte que la criminalité se fondait dans un illégalisme plus large, auquel les
couches populaires étaient attachées comme à des conditions d’existence ; et inversement, cet illégalisme
était un facteur perpétuel d’augmentation de la criminalité. »

cites_42_propre6b.indd 163 31/05/10 07:27


conditionnaient jusqu’au bon fonctionnement de la société1. Que ce soit
des illégalités dissimulées sous la forme légale de l’exemption ou du privi-
lège, ou celles résultantes de l’inapplication d’ordonnances pourtant non
désuètes, ou encore l’impossibilité pratique de donner efficacité à une légis-
lation : un espace d’illégalisme s’ouvrait, rassemblant des fraudes diverses,
assurant une perméabilité entre les illégalismes populaires et la crimina-
lité moins ordinaire – celle du soldat déserteur, du domestique fuyant son
maître, etc.2 Il s’agissait d’un domaine paradoxal où se mélangeaient l’in-
fraction à la limite de l’état de nécessité et l’infraction injustifiable3. Cer-
tains illégalismes étaient systématiques, d’autres oscillants et donnaient lieu
à des alliances stratégiques et circonstancielles. Sur le plan économique,
notamment, la bourgeoisie et les classes populaires s’entendaient pour dé-
jouer les prélèvements fiscaux. Mieux, les illégalismes jouaient les uns par
rapports aux autres comme autant de revendications de droits4.
Or, avec les modifications démographiques et l’augmentation des ri-
164 chesses au cours du XVIIIème siècle, la bourgeoisie a cherché à éliminer les il-
légalismes touchant aux biens5, c’est-à-dire ceux qui assuraient la survie des
Foucault, le droit
couches populaires, pour se réserver et élargir une tolérance aux illégalismes
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir concernant les droits (fraudes fiscales, du droit des sociétés, etc.) « L’illéga-
lisme des droits qui assurait souvent la survie des plus démunis tend, avec le
nouveau statut de la propriété, à devenir un illégalisme de biens. Il faudra alors
le punir.6 » La conquête bourgeoise du pouvoir a abouti à une recodification

1. Ibid., p. 99 : « De là une ambiguïté dans les attitudes populaires : d’un côté le criminel – surtout
lorsqu’il s’agissait d’un contrebandier ou d’un paysan chassé par les exactions d’un maître – bénéficiait
d’une valorisation spontanée (…) ; mais d’autre part celui qui, à l’abri d’un illégalisme accepté par la po-
pulation, commettait des crimes aux dépens de celle-ci, le mendiant vagabond, par exemple, qui volait et
assassinait, devenait facilement l’objet d’une haine particulière : il avait retourné contre les plus défavorisés
un illégalisme qui était intégré à leurs conditions d’existence. »
2. F. Boullant, Michel Foucault et les prisons, op. cit., p. 89.
3. M. Foucault, « La société punitive », Dits et écrits, t. 1, n°131, p. 1335 : « Le machinisme,
l’organisation des grandes usines, avec des stocks importants de matière première, la mondialisation du
marché et l’apparition des grands centres de redistribution de marchandises mettent les richesses à portée
d’attaques incessantes. »
4. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit.,p. 101.
5. Ibid., p. 103 : « L’économie des illégalismes s’est restructurée avec le développement de la société
capitaliste. L’illégalisme des biens a été séparé de celui des droits. Partage qui recouvre une opposition de
classes, puisque, d’un côté, l’illégalisme qui sera le plus accessible aux classes populaires sera celui des biens
– transfert violent des propriétés ; tandis que d’un autre la bourgeoisie se réservera, elle, l’illégalisme des
droits : la possibilité de tourner ses propres règlements et ses propres lois. »
6. S. Legrand, op. cit., p. 95.

cites_42_propre6b.indd 164 31/05/10 07:27


des pratiques illicites. Elle confisqua à son profit l’ancien espace des illéga-
lismes tolérés, celui des droits – prévoyant des dispositions dérogatoires, des
juridictions spécialisées, ou encore une douceur dans les sanctions, voire
une certaine complaisance. A l’inverse, toute infraction qui aurait menacé
les biens fut l’objet d’une vigilance accrue, dénuée de mansuétude1.
Par ailleurs, les champs d’illégalismes ont tendu à s’unifier autour de la
notion de délinquant. La délinquance sera la découpe intentionnelle de
certains illégalismes dans l’épaisseur globale des illégalismes. La lutte bour-
geoise contre l’illégalisme populaire « s’opère par la jonction de la définition
de l’infracteur comme ennemi social et de la définition morale du délinquant
comme individu à transformer2 ». La boucle est bouclée : tout illégalisme est
le fait d’un individu ennemi de la société, dont le vice réside dans la dé-
viance de ses instincts, qu’il convient de redresser, mais dont l’amendement
a pour effet de le produire comme délinquant.
Il découle de cela que la manière dont le droit a découpé le pan des
activités licites et illicites s’est trouvé totalement bouleversé par la rationa- 165
lité économique qui anime les dispositifs disciplinaires. Il ne s’est plus agi
d’opposer le souverain à ses opposants et de laisser ouvert un champ d’illé- Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
galisme permettant à la société de fonctionner, mais il s’est agi de créer des de pouvoir
différentiels d’illégalismes pour mieux les gérer.

b ) L e droit piégé par le contre - droit du syst è me carcéral

Dès le XIXème siècle, les peines ont vu leur cruauté considérablement


diminuer. En face de chaque infraction, un tarif d’emprisonnement fut
édicté. La prison présentait une sorte d’avantage idéologique : elle touche à
la liberté3 et elle est justifiée par sa finalité de réhabilitation. Mais, très vite,
les effets néfastes du système carcéral sont apparus : la prison ne faisait pas
diminuer le taux de la criminalité, mais au contraire favorisait la récidive ;
au lieu de corriger, elle rendait plus dangereux ; elle provoquait indirec-
tement la misère des proches du détenu. Dans ces conditions, pourquoi
la peine d’emprisonnement fut-elle maintenue comme peine principale ?
Parce que ses échecs masquaient en réalités ses succès. « On dit depuis deux

1. M. Foucault, Dits et écrits, t. 2, n°151, p. 717.


2. S. Legrand, op. cit., p. 136.
3. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit.,p. 323.

cites_42_propre6b.indd 165 31/05/10 07:27


siècles : “la prison échoue, puisqu’elle fabrique des délinquants”. Je dirais plu-
tôt : “Elle réussit, parce que c’est ce qu’on lui demande” 1. »
La prison s’est manifestée comme l’appareil disciplinaire à l’état chimi-
quement pur. A la différence de l’école (qui, par la discipline, tend à en-
seigner) ou de l’asile (qui, par la discipline, vise à soigner), les prisons ne
visaient que la discipline pour elle-même. Même le travail carcéral ne ser-
vait à rien, si ce n’est à l’apprentissage de la vertu du travail. « S’opère avec la
prison (…) une auto-finalisation de la norme disciplinaire.2 »
Cependant, la prison ne fut pas seulement un appareil de dressage de
corps utiles. Elle fut et est encore l’instrument principal d’aménagement
des illégalismes. Elle les différencie, les segmente, en neutralise certains,
en tolère d’autres, et rend d’autres encore utiles. C’est donc une machine
à gérer des illégalismes et à en produire, mais codés d’une façon particu-
lière. Elle oppose le délinquant – susceptible de prison, qui gravite d’un
côté ou de l’autre des murs du pénitencier –, et celui qui commet des illé-
166 galismes tolérés, qui lui n’a aucun étiquetage. « Elle contribue à mettre en
place un illégalisme voyant ; elle dessine, isole et souligne une forme d’illéga-
Foucault, le droit
lisme qui semble résumer symboliquement toutes les autres, mais qui permet de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir laisser dans l’ombre celles qu’on veut ou qu’on doit tolérer. Cette forme, c’est la
délinquance proprement dite (…). En bref, si l’opposition juridique passe bien
entre la légalité et la pratique illégale, l’opposition stratégique passe entre les
illégalismes et la délinquance (…). Au constat que la prison échoue à réduire
les crimes il faut peut-être substituer l’hypothèse que la prison a fort bien réussi à
produire la délinquance, type spécifié, forme politiquement ou économiquement
moins dangereuse – mais centralement contrôlée ; à produire le délinquant
comme sujet pathologisé.3 » La prison trace donc des contours entre les illé-
galismes et la délinquance et permet, dans la figure de ce dernier, de rendre
coalescent le déviant morbide et le criminel, la norme médicale et la règle
juridique. Mieux, elle infère un effet réflexe : le délinquant ainsi produit
devient à son tour un relais du pouvoir disciplinaire. La surveillance s’en
trouve généralisée, des délinquants indicateurs offrant des renseignements
sur les autres délinquants. De part et d’autre de l’univers carcéral, et dès
son origine, la prison s’est donc manifestée comme un monde clos sur lui-

1. G. Deleuze, op. cit., p. 50 : « L’enfermement renvoie à un dehors, et ce qui est enfermé, c’est le de-
hors. C’est au dehors, ou par exclusion, que les agencements enferment, et il en est de l’intériorité psychique
comme de l’enfermement physique. »
2. F. Boullant, Michel Foucault et les prisons, op. cit., p. 90.
3. Ibid., p. 92.

cites_42_propre6b.indd 166 31/05/10 07:27


même1.
Le système carcéral mis en place à l’orée du XIXème siècle et qui conti-
nue à fonctionner encore aujourd’hui, bien qu’à bout de souffle, repose sur
quatre faux paradoxes constitutifs.
D’abord, la prison crée la délinquance parce qu’en uniformisant les il-
légalismes non tolérés, elle peut mieux les contrôler. Non seulement elle
entretient un conflit idéologique avec le reste de la population, mais aussi
elle favorise la surveillance policière sur l’ensemble de la société2.
Corrélativement, et c’est le second faux paradoxe de la prison, elle natu-
ralise a posteriori son invention. « Fiction nécessaire et d’autant plus opératoire
qu’elle va jouer un rôle rétrospectif, la délinquance apparaissant, en amont de
la prison, comme si toutes les deux avaient existé de toute éternité. On fait alors
coup double : voici la prison justifiée et le délinquant naturalisé 3. »
Troisième faux paradoxe de la prison : elle est un contre-droit qui
se présente sous les auspices de la peine juridique ; elle use de l’appareil
judiciaire comme de sa justification et couvre de légitimité tous les autres 167
appareils disciplinaires4.
Enfin, quatrième faux paradoxe, la prison est une aporie efficace Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
puisqu’elle tend, pour adapter le délinquant à la société, à le discipliner de pouvoir
à des normes carcérales. Une fois que le délinquant s’est adapté à ces der-
nières, l’appareil carcéral l’estime non-adapté à elle et le réinjecte dans la
société. La prison vise donc à rendre inadaptés à elle les délinquants qu’elle
discipline à suivre ses propres normes. « Elle doit constituer pour les délin-
quants un milieu qui soit un non milieu.5 » Par là même, elle fabrique les
délinquants.
Dès lors, toute l’histoire de la prison ne sera que la réitération de l’échec
des réformes impossibles, puisque c’est précisément cet échec qui est re-
cherché : la production d’une délinquance. Et, sous cet angle, le dévelop-
pement des mesures alternatives ou d’aménagement à la prison, si elles at-

1. S. Legrand, Les Normes chez Foucault, op. cit., p. 74 : « Aberrante et dialectique, la prison trans-
fère à toutes les institutions disciplinaires, qui ne sont que sa forme atténuée, la légitimité qu’elle tire de
son lien interne au droit, dont elle est la négation déterminée. »
2. Ibid., p. 158.
3. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit,. p. 50.
4. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 216
5. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 36 : « Les gouvernants s’aperçoivent qu’ils n’ont
pas affaire simplement à des sujets, ni même à un peuple, mais à une population, avec ses phénomènes
spécifiques et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des
maladies, forme d’aliénation et d’habitation. »

cites_42_propre6b.indd 167 31/05/10 07:27


testent de son déclin, manifestent aussi un transfert de la fonction carcérale
selon une dissémination sociale, qui assure une prise extensive au niveau
des virtualités de chacun. Tel est, semble-t-il, un des aspects des dispositifs
sécuritaires contemporains.
Il ressort de ce qui précède que le dispositif de souveraineté fut déman-
telé par celui des disciplines. Les divers appareils juridiques furent intégrés
à ceux spécifiquement disciplinaires. De la sorte, l’ancien discours de la
légitimité et de l’illégitimité a fonctionné au profit des disciplines, mas-
quant leur réalité capillaire, et les justifiant. La loi, maintenue formellement
comme instance de commandement, a été agencée dans un but de norma-
lisation. Les juridictions ont été insérées comme un rouage dans la chaîne
de production des délinquants.
Cette normalisation des corps en termes d’utilité est un des aspects du
biopouvoir. Foucault a complété cette hypothèse en analysant les disposi-
tifs sécuritaires, avant de réinscrire ces derniers sous la problématique de la
168 « gouvernementalité » libérale et néolibérale auxquels ils servent d’appuis.
Dans le dispositif sécuritaire, le biopouvoir fonctionne à une échelle plus
Foucault, le droit
large : celle des masses d’individus (des populations). Et, dans ce dispositif,
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir si le droit est souvent l’ancillaire des sécurités, il est aussi parfois la condi-
tion de possibilité de celles-ci.

I I I ) L e droit comme opérateur dans les dispositifs


de sécurité ou de « gouvernementalité » contemporaine

Foucault, constamment en train de réélaborer ses propres analyses, a


complété celles menées dans Surveiller et punir, à partir du cours au Col-
lège de France de 1976 « Il faut défendre la société ». Non seulement il les
a affinées, ajoutant et superposant au dispositif juridique et disciplinaire le
dispositif sécuritaire, mais il les a ensuite réinscrites sous un nouvel angle
d’approche, celui de la « gouvernementalité ».
Dans cette double reprise successive de ses analyses du pouvoir, la place
du droit se trouve modifiée. Certes, le dispositif juridique de souveraineté
reste défait et ses appareils ne constituent plus que des rouages au profit
des disciplines. Mais Foucault a montré comment le dispositif sécuritaire
a lui-même fait fonctionner les disciplines et les appareils juridiques à son
profit (A). Le droit se révèle alors hétérogène à la rationalité économique
qui anime les gouvernementalités libérale et néolibérale contemporaines.

cites_42_propre6b.indd 168 31/05/10 07:27


Néanmoins, cette hétérogénéité peut être réduite et utilisée comme un ins-
trument pour une gouvernementalité économique ou, au contraire, elle
peut être accentuée pour la freiner ou y résister (B).

A ) U n dispositif sécuritaire réorganisant les appareils


juridiques et disciplinaires

A l’image de la manière dont les disciplines ont réélaboré la place du


droit, Foucault a complexifié encore son analyse du pouvoir et a décelé
la manière dont à la fois les disciplines et les appareils juridiques se sont
trouvés intégrés au service de la biopolitique, soutenue par le dispositif
sécuritaire (1). Ce re-agencement du droit et des disciplines au profit de la
sécurité s’est traduit par une nouvelle économie de la norme prescrite (2).

169
1 ) L e dispositif sécuritaire au service de la biopolitique
Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
Le dispositif sécuritaire a doublé le dispositif disciplinaire et les appareils de pouvoir
juridiques dès la fin XVIIIème et le début du XIXème siècle1. Le pouvoir sécu-
ritaire a constitué une nouvelle manière pour le pouvoir de s’exercer.

a ) L es nouvelles cibles du dispositif disciplinaire : dan -


ger , population , milieu

Si à chaque dispositif correspond une forme d’assujettissement, alors cela


doit se vérifier également pour le dispositif sécuritaire. Dans cette optique,
ce dernier s’exerce sur une nouvelle cible : la population, à travers son mi-
lieu, selon une variable de risque (danger).
En premier lieu, le dispositif sécuritaire tend à produire, pour la gérer,
une population. A la différence du « peuple de sujets » soumis au souverain
(dispositif juridique), la sécurité s’adresse à une « population », c’est-à-dire
à une masse organique. Il s’agit donc d’une composante du biopouvoir,
pendant des techniques disciplinaires, mais s’exerçant à un plan macro-
physique, là où les disciplines s’exerçaient de façon microphysique. Ainsi,

1. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit, p. 50.

cites_42_propre6b.indd 169 31/05/10 07:27


au XVIIIème siècle sont apparues de nouvelles techniques de pouvoir qui,
loin d’exclure les disciplines, les ont intégrées et complétées. « Cette nouvelle
technique de pouvoir elle ne s’adresse pas à l’homme-corps, mais à l’homme-
vivant (…) à la limite : l’homme-espèce (…). Après une première prise sur le
corps qui s’est faite sur le mode de l’individualisation, on a une seconde prise de
pouvoir qui, elle, n’est pas individualisante mais qui est massifiante (…). Une
bio-politique de l’espèce humaine1. » Pour gérer une population, le pouvoir
sécuritaire s’est doté de nouveaux outils (statistiques, taux de morbidité,
taux de natalité, épidémiologie, démographie, etc.2)
En second lieu, afin de gérer une population, le pouvoir sécuritaire agit
sur le milieu de celle-ci, prenant en compte toutes les variables environne-
mentales (géographique, climatologique, urbanistique, morale, juridique,
etc.). Il travaille donc sur des données qui ne sont jamais totalement ré-
ductibles, mais sur des probabilités. Il s’agit d’une gestion de séries (cir-
culation des bateaux, des hommes, des marchandises, des informations,
170 etc.3), par une mise en relation de certains segments ou par composition de
variables afin d’optimiser les utilités globales. Dans cette optique, la famille
Foucault, le droit
ne constituait plus un modèle juridique de gouvernement. Le pouvoir royal
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir ne pouvait plus se définir sur le modèle des prérogatives du pater familias
romain. En revanche, la famille est devenue un segment pertinent d’une
population, de sorte qu’il puisse y avoir une politique de la famille, utilisant
cette dernière comme relais de disciplines et comme variable environne-
mentale4.
En troisième lieu, le dispositif sécuritaire s’exerce sur une population à
travers son milieu selon une rationalité assurancielle : « Une technologie qui
vise l’équilibre global (…) la sécurité de l’ensemble par rapport à ses dangers
internes (…). Une technologie assurancielle et régulatrice5. » Cette rationalité,
qui cherche à minimiser les risques tout en les acceptant, est purement éco-
nomique (bilan coût/avantage)6. En d’autres termes, le dispositif de sécu-
rité insère les phénomènes (vols, maladies, natalité, etc.) à l’intérieur d’une

1. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 216


2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 36 : « Les gouvernants s’aperçoivent qu’ils n’ont
pas affaire simplement à des sujets, ni même à un peuple, mais à une population, avec ses phénomènes
spécifiques et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des
maladies, forme d’aliénation et d’habitation. »
3. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 22.
4. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 107.
5. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 222.
6. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 67.

cites_42_propre6b.indd 170 31/05/10 07:27


série d’événements probables, tolère ceux-ci selon une logique de coût et
non plus selon une logique du permis/interdit1. Ce nouveau dispositif vise
donc à « installer des mécanismes de sécurité autour de cet aléatoire qui est
inhérent à une population d’êtres vivants2. »
Les trois caractéristiques susmentionnées délimitent le versant macro-
physique du biopouvoir. Le but est de faire vivre, d’intervenir sur le com-
ment du faire vivre. Cependant, à la différence des disciplines, la cible n’est
pas le corps individuel mais la population. Changement radical donc par
rapport au dispositif de souveraineté entièrement tourné vers la mort : dé-
sormais, le pouvoir ne prélève plus, mais il multiplie les forces3.

b ) L’ intrication des dispositifs juridique et disciplinaire


au service de la biopolitique

Le dispositif sécuritaire n’est pas venu se subroger aux dispositifs disci- 171
plinaire et juridique il est venu se surajouter à ceux-ci. « La sécurité est une
certaine manière d’ajouter, de faire fonctionner, en plus des mécanismes propre- Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
ment sécuritaire, les vieilles armatures de la loi et de la discipline.4 » de pouvoir
Cependant, s’il a intégré les dispositifs précédents, c’est en utilisant à
son profit leurs appareils et relais. En ce sens, si la souveraineté s’exerce sur
un territoire, la discipline sur les corps et la sécurité sur une population,
les trois dispositifs se sont recoupés et combinés au profit du dernier. Ce
qui a changé donc avec le dispositif sécuritaire, « c’est la dominante ou plus
exactement la corrélation entre les mécanismes juridico-légaux, les mécanismes
disciplinaires et les mécanismes sécuritaires.5 »
Ce changement de paradigme dominant dans l’exercice du pouvoir est
visible notamment dans les modifications du régime de la peine publique.
Alors que la peine consistait, sous le dispositif de souveraineté, en un châti-
ment exprimant la vindicte personnelle du souverain, alors que dans le dis-
positif disciplinaire, la peine fut une étape dans un processus de dressage de

1. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 8.


2. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 19.
3. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 180 : « C’est sur la vie maintenant et tout au long
de son déroulement que le pouvoir établit ses prises ; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ;
elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus privé. »
4. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 12.
5. Ibid., p. 9.

cites_42_propre6b.indd 171 31/05/10 07:27


l’individu dangereux (le délinquant), dans le dispositif sécuritaire, la peine
est un élément dans une gestion économique globale de la criminalité. Il ne
s’agit pas tant de rendre utile le délinquant en le réinsérant que de calculer
les seuils en deçà desquels une peine a un effet économique significatif et
ceux où elle a un coût trop élevé par rapport au taux de criminalité1.
Toutefois, si le dispositif sécuritaire a intégré les deux dispositifs précé-
dents, cela ne fut pas accompli avec la même facilité. Alors que les disci-
plines et la surveillance furent les alliés privilégiés de la sécurité, le droit
s’est montré irréductiblement hétérogène. Cela se comprend aisément sous
l’angle du biopouvoir. Dans cette perspective, le dispositif sécuritaire n’a
pas fait que succéder au dispositif disciplinaire mais l’a aussi complété. Le
pouvoir sur le « comment » de la vie s’est développé à partir du XVIIe siècle
sous deux formes principales : 1) Les disciplines ciblaient les corps comme
des machines à dresser, dont il convenait de majorer les aptitudes : « Les
disciplines : anatomo-politique du corps humain2 » ; 2) La sécurité ciblait le
172 corps-espèce par un contrôle régulateur de la population : « L’assujettisse-
ment des corps et le contrôle des populations. S’ouvre ainsi l’ère d’un bio-pou-
Foucault, le droit
voir3. » Il en ressort que les disciplines et la sécurité furent les deux faces du
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir biopouvoir émergeant4. Elles s’opposent donc structurellement au disposi-
tif juridique – davantage orienté vers le prélèvement que vers la croissance
des forces, donc vers la mort plutôt que vers la gestion de la vie.
Par ailleurs, au lieu de coder les comportements selon le schème du per-
mis/interdit (juridique), ou encore de l’obligatoire/interdit (discipline), le
dispositif sécuritaire a déjoué ces deux couples en fonction d’une logique
du risque économique : tolérable/intolérable.

2 ) L a L oi , la N ormalisation , la « N ormation »

Foucault est revenu à plusieurs reprises sur le rapport à la normativité


qu’entretiennent les trois dispositifs de pouvoir. S’il a reconnu, suivant en

1. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 183.


2. Ibid., p. 184.
3. G. Deleuze, op. cit., p. 79 : « La Volonté de savoir considère une autre fonction qui émerge en
même temps : gérer et contrôler la vie dans une multiplicité quelconque, à condition que la multiplicité
soit nombreuse (population) et l’espace étendu et ouvert. C’est là que rendre probable prend son sens,
parmi les catégories de pouvoir, et que s’introduisent les méthodes probabilistes. »
4. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 58.

cites_42_propre6b.indd 172 31/05/10 07:27


cela la Théorie générale des normes de Kelsen1, le rapport intrinsèque entre
la loi et la norme (toute loi articulant un certain nombre de normes), il a
tenté d’expliciter son changement de perspective à l’égard de la normativité
juridique, afin de comprendre comment cette dernière s’est retrouvée tota-
lement empêtrée dans d’autres dispositifs normatifs. « Cette normativité de
la loi, fondatrice peut-être de la loi, ne peut en aucun cas être confondue avec ce
qu’on essaie de repérer sous le nom de procédures, techniques de normalisation
(…). Si la loi se réfère à une norme, la loi a donc pour rôle et fonction de codi-
fier une norme (…), j’essaie de repérer comment, en dessous, dans les marges et
peut-être même à contresens d’un système de la loi se développent des techniques
de normalisation.2 » Autrement dit, le système juridique ne fait que donner
la forme légitime de la loi à des normes qui ne sont pas forcément issues
du dispositif de souveraineté lui-même, mais possiblement d’un autre dis-
positif de pouvoir. Or – et c’est là l’essentiel –, les modèles de normativité
n’obéissent pas au même schème de production de la norme. Foucault a
opéré sur ce point une distinction entre la loi (qu’il a réservé au droit), la 173
« normation » (qu’il a réservé aux disciplines) et la normalisation (qu’il a
réservé aux sécurités). Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
La « normation » disciplinaire consiste à fixer un modèle optimal, puis de pouvoir
à développer des techniques de dressage et de contrôle afin de rendre les
conduites humaines conformes à ce modèle (le normal). Ce qui est posé
en premier est la norme, le comportement étant évalué secondairement en
fonction de celle-ci3. Dans le dispositif sécuritaire, la normalisation ne suit
pas le même schème d’élaboration. Un élément diacritique fondamental
est celui du calcul des risques. Or, les risques ne sont pas identiques selon
les âges, les sexes, les professions, etc. Il s’ensuit un calcul différentiel des
risques, qui procède par exemple comme ceci : on établit une morbidité
normale statistique, puis on segmente en déboîtant des normalités les unes
des autres, avant de rabattre ces normalités périphériques sur la moyenne
statistique4. Il convient ensuite de tirer les normalités périphériques vers la
normalité dégagée de la moyenne statistique. Autrement dit, il s’agit d’un
système inverse par rapport à celui des disciplines. Au lieu de poser la norme

1. Ibid., p. 58.
2. Ibid., p. 59.
3. Ibid., p. 64 : « On va donc avoir la courbe normale, globale, les différentes courbes considérées
comme normales, et la technique va consister à rabattre les normalités les plus défavorables par rapport à
la courbe normale générale »
4. Ibid., p. 65.

cites_42_propre6b.indd 173 31/05/10 07:27


et de dresser en fonction d’elle, on prend une moyenne statistique à laquelle
on fait jouer le rôle de norme au regard des normalités différentielles1.
Néanmoins, si entre le dispositif disciplinaire et sécuritaire le schème
d’élaboration de la norme est inverse, il existe une certaine congruence des
deux dispositifs. Ce qui circule de l’un à l’autre est toujours la norme. Et le
relais entre les deux niveaux de la biopolitique (celui des corps-individuels,
celui des corps-espèces) réside dans le savoir-pouvoir médical. L’appareil
des sciences médicales porte à la fois sur les corps et la population, il double
par l’expertise psychiatrique l’appareil juridictionnel, et par l’épidémiologie
le système de la loi2. De plus, dans la « normation » disciplinaire et dans
la normalisation sécuritaire, c’est toujours une rationalité économique qui
joue. Il s’agit, d’un côté, de produire des corps utiles et, d’un autre, de
combiner les facteurs du milieu afin de faire croître économiquement le
potentiel d’une population.
Dans ces configurations normatives, le droit n’a que peu de prises. La
174 norme s’impose et règne en marge du droit dans les appareils extra-juri-
diques, mais aussi dans les appareils juridiques eux-mêmes3. Le droit n’est
Foucault, le droit
plus la manière dont s’exerce le pouvoir, ni le schéma de savoir selon le-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir quel s’établit la norme. Il n’est alors qu’une forme légitime dans laquelle
se coule la norme sécrétée par d’autres dispositifs. La rationalité même du
droit tend à se modifier. S’il reste en principe hétérogène aux modèles de
la « normation » ou de la normalisation, le biopouvoir a un effet réflexe
sur le droit lui-même, ce qui explique la prolifération des droits subjectifs,
des revendications croissantes de droits dont l’objet est la vie. « C’est la vie
beaucoup plus que le droit qui est devenue alors l’enjeu des luttes politiques,
même si celles-ci se formulent à travers des affirmations de droits. Le droit à la
vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins, (…) ce droit si

1. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 225.


2. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., pp. 189-190 : « Une autre conséquence de ce déve-
loppement du bio-pouvoir, c’est l’importance croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système
juridique de la loi. (…) Un tel pouvoir n’a pas à tracer la ligne qui sépare, des sujets obéissants, les ennemis
du souverain ; il opère des distributions autour de la norme. Je ne veux pas dire que la loi s’efface ou que
les institutions de justice tendent à disparaître ; mais que la loi fonctionne toujours davantage comme
une norme, et que l’institution judiciaire s’intègre de plus en plus au continuum d’appareils (médicaux,
administratifs, etc.) dont les fonctions sont surtout régulatrices. (…) Nous sommes entrés dans une phase
de régression du juridique ; les Constitutions écrites dans le monde entier depuis la Révolution française,
les Codes rédigés et remaniés, toute une activité législative permanente et bruyante ne doivent pas faire
illusion : ce sont là des formes qui rendent acceptable un pouvoir essentiellement normalisateur. »
3. Ibid., p. 191.

cites_42_propre6b.indd 174 31/05/10 07:27


incompréhensible pour le système juridique classique, a été la réplique politique
à toutes ces procédures nouvelles de pouvoir1. » Déterritorialisation du droit
par les dispositifs disciplinaire et sécuritaire, reterritorialisation pulvérisée
du droit sous le prisme de la biopolitique en de nombreux droits subjectifs.
Il résulte de ce qui précède que le dispositif sécuritaire de pouvoir a agen-
cé les dispositifs juridique et disciplinaire à son profit. Ce pouvoir s’exerce
désormais sur le vivant, tendant à en faire croître les puissances. Alors
que les disciplines s’occupaient de dresser des corps individuels afin de les
rendre productifs, les sécurités ciblent des populations, à travers les ressorts
de leurs milieux, autour d’un axe qui est la gestion des risques. Dans ce dis-
positif, le droit occupe la place seconde, mais tout de même non marginale,
d’un instrument. Non seulement il constitue une variable du milieu d’une
population, mais il est aussi la forme selon laquelle une population est sus-
ceptible d’être gérée économiquement. Autrement dit, toute action sur le
milieu, même si elle n’est pas juridique (aménagement des villes, des routes,
campagne de vaccinations, etc.) passera par la forme légale. 175
Ce réagencement des systèmes de normativité se traduit également par
une modification de la manière dont le pouvoir se régule. Cela, Foucault l’a Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
analysé en réinscrivant les dispositifs de pouvoir dans la problématique de de pouvoir
la gouvernementalité2.

B ) L a réinscription des dispositifs juridiques dans la lo -


gique de la gouvernementalité

L’approche par la gouvernementalité dessine une nouvelle manière de


comprendre les enjeux de pouvoir. Il s’agit de cerner les techniques de
« conduction des conduites », ceci entendu comme les manières de déli-
miter le champ des actions possibles des gouvernés. Il reste que l’approche
par les dispositifs de pouvoir n’est pas démonétisée pour autant. Les modes
de gouvernementalités s’appuient à chaque fois sur des dispositifs de pou-
voir afin de s’exercer. En ce sens, le dispositif sécuritaire correspond à une
nouvelle manière de gouverner dans laquelle les appareils juridiques eux-
mêmes sont réinscrits. Sous cet angle, le passage d’une gouvernementalité
appuyée sur le dispositif juridique à une gouvernementalité appuyée au

1. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 262.


2. Ibid., p. 303.

cites_42_propre6b.indd 175 31/05/10 07:27


dispositif sécuritaire (1) permet de mieux comprendre le fonctionnement
du droit dans les modalités libérales (2), puis néolibérales de la gouverne-
mentalité (3).

1 ) G énéalogie de la gouvernementalité économique et


du dispositif sécuritaire

Le dispositif de souveraineté et celui de sécurité s’opposent dans la ma-


nière qu’ils ont de réguler l’exercice du pouvoir. Alors que le modèle juri-
dique code le pouvoir en termes de légitimité/illégitimité, et fixe un cadre
que le pouvoir doit respecter pour être légitime selon un rapport d’extério-
rité ; les dispositifs disciplinaire et surtout sécuritaire régulent le pouvoir se-
lon un schéma économique de type utilité/inutilité, évaluant la pertinence
de l’action gouvernementale, donc selon un rapport d’intériorité.
176 Afin de saisir cette hétérogénéité des deux modèles de régulation du
pouvoir, il convient d’abord de retracer la généalogie du passage de l’un à
Foucault, le droit
l’autre.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir

a ) L a régulation externe et juridique du pouvoir

La rationalité économique du pouvoir s’est imposée en deux temps face


à la rationalité juridique. Tout d’abord, par le passage d’une régulation ex-
terne à une régulation interne du pouvoir, mais toujours sous couvert du
modèle juridique, avant que cette régulation interne du pouvoir ne pros-
père sous la grille d’intelligibilité économique de l’action gouvernementale.
Le cheminement d’une régulation externe du pouvoir (en termes de légi-
timité) à une régulation interne du pouvoir (en termes d’efficacité) s’est opé-
ré par une incorporation de la raison gouvernementale à l’État lui-même.
Ce fut la raison d’État – sa théorie comme son exercice –, qui constitua
l’élément de savoir-pouvoir permettant ce déplacement. Si l’État fut dé-
finit comme l’ensemble territoire-juridiction-stabilité, la raison d’État fut
comprise alors comme les diverses tactiques visant à conserver la stabilité
de ce rapport. Autrement dit, avec la raison d’État, le pouvoir ne s’est plus
référé qu’à lui-même. Aucun principe transcendant ou juridique ne venait
déterminer l’action légitime, seule la conservation des rapports constitutifs

cites_42_propre6b.indd 176 31/05/10 07:27


de l’État déterminait de façon autoréférentielle l’exercice du pouvoir1.
Cette théorie de la raison d’État fut donc presque consubstantielle à celle
de la souveraineté – même si elle lui a succédé –, en ce qu’elle a autonomisé
le modèle juridique du pouvoir. Alors que l’Empire contenait l’idée d’une
fusion de toutes les particularités dans une visée eschatologique, c’est-à-
dire un pouvoir orienté vers la réalisation d’une finalité externe théologico-
juridique, avec l’avènement de l’État apparut un nouveau mode de gou-
vernement, indéfini, constamment à réinventer2. Là-dessus s’est greffé le
mode de gouvernementalité selon la raison d’État, mode non-homogène au
système de légalité ou de légitimité3. La raison d’État, dans son économie
même, dérogeait potentiellement à toutes les lois. Elle devait commander,
non pas en suivant les lois mais, si nécessaire, aux lois elles-mêmes. La rai-
son d’État, acmé du dispositif de souveraineté, portait donc les germes de
disparition de ce dernier.

177
b ) L a régulation interne et économique du pouvoir
Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
Or, dès le XVIII siècle, la raison d’État fut repensée sous l’angle d’une
ème
de pouvoir
rationalité économique. La raison économique a supplanté le droit naturel
jusque dans sa naturalité, selon un argument circulaire : elle seule suit le
cours naturel des choses, elle seule sert donc de fondement à un exercice
du pouvoir efficace qui, s’il est efficace, révèle sa naturalité, et par suite sa
légitimité. L’économie devint la science dévoilant ce qu’il ne faut surtout
pas modifier dans la nature, au risque de perturber le cours normal des
choses, et de faire décroître les forces de l’État4. L’exercice du pouvoir com-
mença alors à être régulé selon un principe interne de type économique.
L’évaluation de l’action gouvernementale ne se fit plus désormais en termes
de légitimité mais d’efficacité ou d’utilité5.

1. Ibid., p. 267.
2. Ibid., p. 354.
3. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 18 : « Ce que l’économie politique découvre,
ce n’est pas des droits naturels antérieurs à l’exercice de la gouvernementalité, ce qu’elle découvre c’est une
certaine naturalité propre à la pratique même du gouvernement. »
4. Ibid., p. 15.
5. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 33 : « [Le marché,] c’est son rôle de
véridication qui va désormais, et d’une façon simplement seconde, commander, dicter, prescrire les méca-
nismes juridictionnels ou l’observationnel de mécanismes juridictionnels sur lesquels il devra s’articuler. »

cites_42_propre6b.indd 177 31/05/10 07:27


Il s’ensuivit tout un réagencement des appareils juridiques. L’utilité so-
ciale servit de critère à l’élaboration du droit administratif et de la limita-
tion de la puissance publique. L’esprit des lois, la loi des lois, devint l’écono-
mie. « Ce n’est plus l’abus de la souveraineté que l’on va objecter, c’est l’excès de
gouvernement.1 » Dans cette optique, il ne s’agira plus de savoir si l’exercice
du pouvoir du souverain était a priori légitime, mais de mesurer en fonc-
tion du résultat - sur l’enrichissement et la croissance de la population -, si
a posteriori son action s’est révélée utile, donc légitime. Le couple réussite/
échec se substitua au couple légitime/illégitime pour évaluer l’action gou-
vernementale.
Ce passage du modèle juridique du pouvoir au modèle économique a
laissé cependant subsister le premier dans son hétérogénéité par rapport au
second, même s’il fut intégré au dispositif sécuritaire.

178 2 ) L a place du droit dans la gouvernementalité


économique de type libérale
Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir Jusqu’à un certain point, les deux modèles – juridique et économique –,
de régulation du pouvoir s’opposent structurellement. Cela s’illustre tant
au regard de la place de la loi par rapport au concept de nature, qu’au regard
de leurs anthropologies respectives.
Alors que, jusqu’au XVIIIème siècle, le marché, les foires et autres lieux
d’échanges commerciaux étaient conçus comme des lieux de justice soumis
à une réglementation proliférante (le prix devait être juste, lutte contre les
fraudes, juridiction foraine), ces places commerciales se sont ensuite affran-
chies du modèle juridique pour ne plus obéir qu’à des mécanismes natu-
rels, dont celui de l’offre et de la demande. On chemina d’une économie
soumise à la souveraineté vers une souveraineté soumise à l’économie2. Il
en découla deux conséquences importantes. D’abord, le droit ne comman-
dait plus à l’économie, c’était la nature – ses mécanismes économiques
décryptés –, qui devait dicter la législation. Ensuite et corrélativement, un

1. Ibid., p. 102 : « Loi et souveraineté faisaient donc absolument corps l’une avec l’autre. Au contraire,
là, il ne s’agit pas d’imposer une loi aux hommes, il s’agit de disposer des choses, c’est-à-dire d’utiliser plutôt
des tactiques que des lois, ou d’utiliser au maximum des lois comme des tactiques. »
2. Ibid., p. 103 : « Régression par conséquent de la loi, ou plutôt, dans la perspective de ce que doit
être le gouvernement, la loi n’est certainement pas l’instrument majeure. »

cites_42_propre6b.indd 178 31/05/10 07:27


nouveau principe d’exercice du pouvoir s’est mis en place1.
Cette double torsion dans la rationalité gouvernementale est attestée de
façon remarquable chez les physiocrates. Alors que le mercantilisme était
une doctrine économique encore ajustée à la figure du sujet de droit et
soumise à la volonté du souverain (c’est l’économie soumise à la loi), avec
les physiocrates l’économie est devenue un processus naturel à gérer. Il s’en
est suivi le passage du peuple (sujet collectif juridique) à la population (en-
tité naturelle). Les lois ne furent plus qu’un outil parmi d’autres de gestion
d’une population, dépendant d’un grand nombre de variables environne-
mentales2.
De cette conception de la nature – érigée en véritable législateur écono-
mique –, une nouvelle manière de gouverner fut déduite : l’économie en
tant que processus naturel contient des mécanismes spontanés auxquels
tout gouvernement se doit d’obéir ; il lui faut seulement les connaître pour
mieux les respecter. Ce fut donc plus un naturalisme qu’un libéralisme qui
apparut au milieu du XVIIIème siècle. 179
Par ailleurs, avec cette nouvelle raison gouvernementale, appuyée sur le
dispositif sécuritaire, un nouvel assujettissement de l’individu à un régime Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de vérité a pris visage, celui de l’homme libre, libre en termes de puissances de pouvoir
économiques. « Le libéralisme formule ceci, simplement : je vais te produire de
quoi être libre.3 » Or, selon cette doctrine, pour libérer cette liberté naturelle,
il est nécessaire de neutraliser les artifices humains. Cependant, cette neu-
tralisation n’est envisageable que par l’instauration d’autres artifices, afin
qu’ils se contrebalancent les uns les autres. Par conséquent, l’intensification
de la liberté (économique et naturelle) s’accompagne inexorablement d’une
inflation législative. C’est ainsi, par exemple, qu’il convient d’élaborer une
législation anti-monopolistique et de l’amender sans cesse, afin d’éviter que
le marché ne soit faussé. Avec cette liberté commerciale produite « on a
une sorte d’appel d’air pour une formidable législation4. » Autrement dit, la
gouvernementalité libérale repose sur ce postulat, en apparence paradoxal,
selon lequel on contrôle d’autant mieux les individus qu’on les rend da-
vantage libres. Sous cette approche, les appareils juridiques retrouvent une
place prépondérante, comme moyens de production d’une liberté commer-

1. Ibid., p. 65.
2. Ibid., p. 65.
3. Ibid., p. 65.
4. Ibid., p. 65.

cites_42_propre6b.indd 179 31/05/10 07:27


ciale, et comme moyens sans cesse relancés pour en contrôler les déviances.
Mais pour comprendre comment l’individu est susceptible d’être « assu-
jetti à la liberté », il convient de saisir de quelle liberté il s’agit. Cette liberté
ne désigne aucunement le libre-arbitre d’un sujet de droit, mais recouvre la
notion d’intérêt telle qu’elle a pu être dérivée des anthropologies lockéenne
et humienne. L’homme, dans cette conception, est libre en tant qu’il fait
des choix référés ultimement à l’axe plaisir/peine.1 Il s’ensuit une hétérogé-
néité des subjectivités juridiques et économiques. Le sujet de droit accepte
une renonciation à ses droits naturels, il les transfère et se trouve scindé
entre ses droits naturels et ses droits civiques2. Inversement, le souverain ne
doit pas empiéter sur la sphère d’activité des sujets d’intérêt parce qu’il est
fondamentalement ignorant des subtilités des lois naturelles du marché. Si
le sujet de droit limite le souverain, le sujet d’intérêt déchoit le souverain
en faisant apparaître son incapacité essentielle à dominer la totalité du do-
maine économique3.
180 Comme on le voit, sous l’angle de la gouvernementalité libérale, le droit
retrouve une place qui n’est pas seulement celle d’appareils législatifs et
Foucault, le droit
juridictionnels intégrés au dispositif sécuritaire. Certes, la gouvernance
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir contemporaine est largement placée sous le paradigme sécuritaire, dans le
sens où elle vise surtout à gérer des risques selon des normes économiques.
Toutefois, s’il existe deux modèles de la liberté – juridique et économique –
qui sont hétérogènes, l’un reconduisant la problématique de la souveraineté
quand l’autre ouvre à la raison économique, cela n’exclut pas qu’il puisse y
avoir entre eux des jonctions ou des disjonctions. C’est ce qu’attestent les
analyses foucaldiennes des modes contemporains de gouvernementalité.

3 ) L a place du droit dans la gouvernementalité


économique de type néolibérale

Sous la problématique de la gouvernementalité, le droit ne se dévoile


plus comme l’ancillaire de la raison économique, mais comme un élément
collaborant pleinement à la gouvernance économique, et par suite une
pièce maîtresse du dispositif sécuritaire. Foucault a étayé ses analyses par

1. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 277.


2. Ibid., p. 279.
3. Ibid., p. 296.

cites_42_propre6b.indd 180 31/05/10 07:27


deux séries d’exemples. Le premier est celui des ordo-libéraux allemands
(a), le second celui de l’utilitarisme anglo-américain (allant jusqu’à la Law-
and-economic school) (b). Dans les deux cas les appareils juridiques ont une
place considérable. A la loi, il appartient de dessiner le cadre formel du jeu
économique. Aux tribunaux, il appartient d’arbitrer les frictions croissantes
entre agents concurrents. En aval et en amont, le droit devient donc condi-
tion formelle du jeu économique.

a ) L a place du droit dans le mod è le économique


des ordo - libéraux allemands

Dans le modèle ordo-libéral, si l’économie est créatrice de droit public,


le droit public se révèle condition sine qua non de l’économie. L’État tire
sa légitimité gouvernementale du processus économique, sous l’occurrence
suivante : la liberté économique produit la légitimation par un consensus 181
permanent de tous ceux qui participent en tant qu’agents au processus éco-
nomique. La croissance suscite l’adhésion de fait des agents au système de Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
droit. Ou dit autrement : comme le droit crée la condition de la liberté éco- de pouvoir
nomique, l’exercice de cette liberté vient légitimer en retour l’État. « L’État
retrouve sa loi, retrouve sa loi juridique et retrouve son fondement réel dans
l’existence et la pratique de cette liberté économique. L’histoire avait dit non
à l’État allemand, c’est désormais l’économie qui va pouvoir lui permettre de
s’affirmer 1. »
Cette gouvernance économique se distingue de celle proposée par les
libéraux classiques. Pour ces derniers, le problème principal concernait les
conditions d’instauration, au sein d’un État historiquement donné, d’un
espace de liberté qui serait le marché. Pour les néo-libéraux allemands, il
en va différemment. Il s’agit de cerner comment régler l’exercice global du
pouvoir sur les principes de l’économie de marché. Dans cette optique,
la concurrence est un objet à construire. Plutôt que le « laisser-faire », il
convient de mesurer une intervention vigilante afin qu’une structure

1. Ibid., p. 87.

cites_42_propre6b.indd 181 31/05/10 07:27


concurrentielle pure soit à la fois créée et pérenne1.
D’un côté, il en découle une lutte contre le droit. Les brevets d’inven-
tions, les statuts et privilèges, les corporations, le droit successoral (legs,
donations) sont autant de facteurs qui faussent le marché et autant de ca-
talyseurs à situation monopolistique. D’un autre côté, le droit, notamment
par la loi, devient le moyen pour le marché de fonctionner, c’est-à-dire son
cadre formel.
Par ailleurs, l’aspect juridictionnel est aussi réévalué : le cadre concur-
rentiel entre les entreprises augmente les possibilités de litiges. De sorte
que l’appareil juridictionnel devient en aval un instrument nécessaire de
règlement des conflits2.
Sous cet angle, le droit n’est donc pas qu’une simple superstructure et un
instrument pour l’économie. Pour les ordo-libéraux, « le juridique informe
l’économique, lequel économique ne serait pas ce qu’il est sans le juridique.3 »
Mieux encore, dans cet ordre économico-juridique, l’action de l’État n’est
182 tolérée que sous sa forme juridique et non sa forme économique. L’État
n’a le droit d’agir que sur le cadre formel du jeu, non sur les joueurs. « Ne
Foucault, le droit
touchons pas à ces lois de marché, mais faisons en sorte que les institutions soient
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir telles que ce soit bien ces lois de marché, et elles seules, qui soient le principe
de régulation économique générale, et par voie de conséquence, le principe de
régulation sociale. Par conséquent, aucun interventionnisme économique ou
le minimum d’interventionnisme économique et le maximum d’intervention-
nisme juridique.4 »
Cette intervention juridique se fonde sur la théorie de l’État de droit
(l’État n’est légitime à agir que dans le cadre fixé a priori par la loi). Cela
étant dit, l’intervention de l’État ne pourra se faire que sous conditions.
1) La loi doit rester formelle (permis/interdit), donc aucune action n’est
fondée sur les revenus, la consommation, etc. 2) La loi définit le cadre dans
lequel les agents économiques décident en liberté. 3) La loi lie l’État lui-

1. Ibid., p. 120 : « Puisqu’il s’avère que l’État de toute façon est porteur de défectuosités intrinsèques,
demandons à l’économie de marché d’être en elle-même non plus le principe de limitation de l’État, mais
le principe de régulation interne de l’État (…). Au lieu d’accepter une liberté de marché, définie par l’État
et maintenue sous surveillance étatique – ce qui était la formule de départ du libéralisme (établissons un
espace de liberté économique) – pour les ordolibéraux il faut entièrement retourner la formule et se donner
la liberté du marché comme principe organisateur et régulateur de l’État (…). Autrement dit l’État sous
surveillance de marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État. »
2. Ibid., p. 167.
3. Ibid., p. 168.
4. Ibid., p. 172.

cites_42_propre6b.indd 182 31/05/10 07:27


même afin de garantir aux agents économiques une sécurité juridique.
Bref, la loi fixe les règles du jeu, l’économie est le jeu, les acteurs en le
jouant légitiment tacitement l’État, et appellent un rôle accru des juridic-
tions pour trancher leurs litiges. Il n’en demeure pas moins que les appareils
juridiques sont entièrement finalisés par la rationalité économique du mar-
ché. Un tel agencement des appareils juridiques à une finalité économique
est encore plus visible dans le modèle utilitariste anglo-américain.

b ) L a place du droit dans le mod è le


utilitariste anglo - américain

Dans le modèle américain, la liberté économique joua mutatis mutandis


après la guerre d’indépendance le rôle qu’elle occupa chez les ordo-libéraux
allemands après la défaite de l’Allemagne dans la Seconde Guerre mon-
diale. « Ce n’est pas l’État qui s’auto-limite par le libéralisme, c’est l’exigence 183
d’un libéralisme qui devient fondateur d’État.1 »
Néanmoins, ce modèle s’avère plus radical encore que le modèle alle- Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
mand, et notamment au regard de la subordination du droit à l’économie. de pouvoir
Il ne s’agit plus tant de faire de la loi et des juridictions des conditions de
fonctionnement du marché, de créer un ordre économico-juridique, mais
de comprendre le droit entièrement sous le prisme de l’intelligibilité écono-
mique pour des fins elles-mêmes économiques2.
Par ailleurs, l’homo oeconomicus (sujet d’intérêt) – qui pour les libéraux
s’entendait d’un libre partenaire dans un jeu d’échanges –, prend pour les
néolibéraux les traits de l’entrepreneur3. Tout individu se trouve alors pensé
sous cette figure ; aucune relation sociale n’échappe à la grille d’intelligibilité
économique. Celle-ci sert d’analyseur autant pour le mariage, la criminalité,
que la consommation, etc.4 Mieux encore, cette grille d’intelligibilité sert
d’analyseur pour évaluer la pertinence de l’action gouvernementale. « C’est
une sorte de tribunal économique permanent face au gouvernement (…). Alors
que le XIXème avait cherché à établir, en face et contre la démesure de l’action

1. Ibid., p. 223.
2. Ibid., p. 256 : « L’utilité prenant forme dans le droit et le droit se bâtissant entièrement à partir
d’un calcul d’utilité. »
3. Ibid., p. 231.
4. Ibid., p. 249 : « La généralisation de la forme économique du marché, fonctionne comme principe
d’intelligibilité, principe de déchiffrement des rapports sociaux et des comportements individuels. »

cites_42_propre6b.indd 183 31/05/10 07:27


gouvernementale, une sorte de juridiction administrative qui permettrait de
jauger l’action de la puissance publique en termes de droit, on a là une sorte de
tribunal économique qui prétend jauger l’action du gouvernement en termes
strictement d’économie de marché 1. »
Il s’ensuit que le droit lui-même n’est considéré que comme un opérateur
économique. La légitimité de son action est soumise au critère de l’utile et
de l’efficace. C’est ce qu’illustre la théorie de l’enforcement of law, c’est-à-
dire des moyens par lesquels la loi devient effective : « c’est l’ensemble des
instruments d’actions sur le marché du crime qui oppose à l’offre du crime une
demande négative.2 »
Il en découle aussi un nouveau rapport à la légalité. Dans le modèle
économique, la société a besoin d’un certain niveau de conformisme, mais
d’un certain niveau seulement. Elle peut donc admettre des seuils d’illéga-
lismes : le taux incompressible ou plutôt difficilement compressible parce
qu’il est trop coûteux d’agir pour le réduire en dessous de ce taux. De telle
184 sorte que même la question de la punition se trouve modifiée. Il ne s’agit
pas tant de se demander comment punir, mais quels sont les crimes à tolé-
Foucault, le droit
rer et dans quelle proportion. L’exemple du traitement du trafic de drogue
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir se révèle sur ce point particulièrement parlant. L’action ne vise pas le sujet
de droit dans son acte criminel, ni la personne dans sa biographie de délin-
quant, mais l’environnement criminel lui-même3.
Ce type de gouvernance néolibérale (que ce soit celui du modèle al-
lemand ou américain) s’éloigne donc du dispositif disciplinaire. Au lieu
d’insérer l’individu dans un réseau légal relayé par des mécanismes de « nor-
mation », se met en place une société de tolérance où des pratiques mino-
ritaires peuvent se développer à condition qu’elles restent minoritaires, en
dessous d’un seuil. Il ne s’agit plus d’agir sur le joueur mais sur les règles
du jeu. L’intervention « ne serait pas du type de l’assujettissement interne des
individus, mais une intervention environnementale4 ». Et l’on décèle une cer-
taine complaisance de Foucault envers ces modes de gouvernementalité.
En revanche, cette gouvernance économique s’appuie nécessairement sur
des dispositifs sécuritaires de pouvoir. L’État se voit attribuer la fonction de
sécuriser les processus économiques. Dans ce dispositif, le droit assure d’un

1. Ibid., p. 253.
2. Ibid., p. 260.
3. Ibid., p. 264 : « L’action pénale est une action environnementale. »
4. Ibid., p. 265.

cites_42_propre6b.indd 184 31/05/10 07:27


côté le cadre environnemental, même s’il n’en donne pas la finalité qui est
entièrement économique, et, d’un autre côté, il se comprend comme un
ensemble d’outils permettant parmi d’autres d’intervenir sur le milieu. Le
rôle du droit se trouve donc considérablement déplacé. Alors qu’il ne se
manifestait sous la dominance disciplinaire que comme un discours idéo-
logique, il occupe désormais une place de premier-plan. Le dispositif sécu-
ritaire dans la gouvernementalité libérale et néolibérale ne peut se passer
du droit, même s’il n’est qu’un outil. Cette place stratégique est donc sus-
ceptible d’être investie par les rapports de pouvoirs, soit pour accentuer la
logique économique, soit, peut-être pour la freiner.

***

Lors de leurs constantes réélaborations, les analyses foucaldiennes du


droit ont en quelque sorte pivoté. Si le droit fut d’abord considéré comme
un obstacle à la saisie explicative de la réalité du pouvoir, il fut ensuite 185
presque réhabilité dans les problématiques de la gouvernementalité.
Sous l’approche des rapports du droit aux disciplines, Foucault a mené Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
une véritable charge anti-juridique afin de dévoiler le fonctionnement ca- de pouvoir
pillaire du pouvoir disciplinaire. La conception juridique du pouvoir, si elle
a répondu aux dispositifs de souveraineté effectifs sous les monarchies occi-
dentales, a permis de masquer le développement insidieux des mécanismes
de « normation ». Dès la fin du XVIIIème siècle, les appareils juridiques fu-
rent démantelés et intégrés au dispositif disciplinaire, alors que le discours
de la souveraineté fut maintenu de façon tactique. Derrière le paravent
des droits de l’Homme, chaque corps fut épinglé à une individualité pro-
duite et réglée à des fins de rentabilité économique et de docilité politique.
Mais, si les critiques foucaldiennes des disciplines se montraient vivement
anti-juridiques, elles esquissaient déjà, certes en négatif, la possibilité de
réactiver le droit contre les disciplines : « Pour lutter contre les disciplines,
ou plutôt contre le pouvoir disciplinaire, dans la recherche d’un pouvoir non
disciplinaire, ce vers quoi il faudrait aller ce n’est pas l’ancien droit de la souve-
raineté ; ce serait dans la direction d’un nouveau droit qui serait anti-discipli-
naire mais qui serait en même temps affranchi du principe de souveraineté1. »
Cependant, Foucault, afin de saisir la réalité du pouvoir, tentait davantage

1. M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.

cites_42_propre6b.indd 185 31/05/10 07:27


d’éviter les écueils des droits de l’Homme et de la souveraineté1 que de
penser ce nouveau droit annoncé. Du reste, le fonctionnement même du
dispositif disciplinaire offrait peu de prises au droit. En effet, la logique de
« normation » disciplinaire définit des seuils en deçà desquels un individu
n’est plus adapté à un appareil donné (école, usine, caserne, prison, asile,
etc.), ce qui conduit à le placer dans un autre appareil disciplinaire, qui
lui-même connait des seuils d’adaptation, et cela potentiellement de façon
indéfinie2. Autrement dit, à chaque fois, la norme optimale délimite éga-
lement un champ résiduel indiscipliné, et ce jusque dans l’asile. Sous un
tel dispositif, le droit est donc constamment utilisé afin de légitimer des
appareils à redresser les individus non insérés dans un autre appareil. Il est
alors lui-même perdu dans une course folle3. Penser un nouveau droit sous
un registre disciplinaire aurait été peine perdue.
En revanche, le dispositif disciplinaire, s’il a constitué une face du bio-
pouvoir, a été ensuite utilisé par le dispositif sécuritaire, avant d’être mar-
186 ginalisé. Sous la gouvernementalité néolibérale, il n’existe plus que des îlots
disciplinaires, des instances tactiques de discipline afin d’obtenir un effet
Foucault, le droit
sur un milieu. Les appareils juridiques se trouvent alors désempêtrés des
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir mécanismes de « normation », pour être ordonnés à la rationalité écono-
mique des dispositifs sécuritaires. L’aspect massifiant de ces dispositifs of-
frent davantage de liberté — mieux il la crée, puisqu’il suscite des seuils
en deçà desquels le pouvoir n’intervient pas, à la différence des disciplines.
Dans le dispositif sécuritaire contemporain, le droit, asservi à la logique
économique, occupe néanmoins une place considérable. Certes, le dispo-
sitif sécuritaire porte en lui-même une force entropique que le droit ne
peut que retarder, mais non stabiliser. Puisque pour sécuriser un milieu, il
convient d’agir sur les variables de celui-ci, l’action interventionniste dé-
coupe une nouvelle segmentation du milieu ciblé, obéissant à de nouvelles
variables, qu’il faudra par conséquent sécuriser, et ainsi de suite. Chaque
intervention sécuritaire crée donc des effets perturbateurs eux-mêmes à sé-

1. M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 56 : « On a là un caractère propre à cette isoto-


pie des systèmes disciplinaires, c’est l’existence nécessaire des résidus, qui va entraîner bien sûr l’apparition
de systèmes disciplinaires supplémentaires pour pouvoir récupérer ces individus, et ceci à l’infini. »
2. Ibid., p. 56 : « Le Pouvoir disciplinaire a cette double propriété d’être anomisant, c’est-à-dire de
mettre toujours à l’écart un certain nombre d’individus, de faire apparaître de l’anomie, de l’irréductible,
et d’être toujours normalisant, d’inventer toujours de nouveaux systèmes récupérateurs, de toujours rétablir
la règle. C’est le perpétuel travail de la norme dans l’anomie qui caractérise le système disciplinaire. »
3. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 23.

cites_42_propre6b.indd 186 31/05/10 07:27


curiser. Dans cette optique, le droit est une sorte de pharmakon (à la fois
mal et remède), mais n’a aucune prise sur la logique sécuritaire. Et, dans
cette entropie, l’homo juridicus se voit toujours plus replié sous la figure
hétérogène de l’homo oeconomicus.
Face à la gouvernance économique, le droit comme élément de résistance
n’a pu emprunter que deux voies : soit celle d’un résidu inatteignable de
droits (c’est une manière des droits de l’Homme, dans la ligne de la pensée
libérale de Locke), soit celle d’une soumission de l’économie au droit, c’est-
à-dire la position révolutionnaire1. Or, Foucault a cherché à cheminer en
marge de ces deux voies. D’un côté, s’il ne refusait pas complètement l’idée
d’un droit comme résidu incompressible, il restait sceptique au regard de
son fondement dans la nature humaine. D’un autre côté, il se méfiait de
l’attitude révolutionnaire, de la revendication massive dictée par des doc-
trines eschatologiques. De ce point de vue, prenant acte du phénomène
totalitaire, il suggéra, dans la mondialisation naissante (celle des communi-
cations, des transports, des médias, de l’arme atomique, etc.) une place stra- 187
tégique pour un « droit des gouvernés ». Il s’agirait d’un droit trans-étatique
qui s’opposerait aux abus des gouvernements et leurs excès de pouvoirs. Il Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
se définirait comme le « droit à vivre, à être libre, à partir, à n’être pas persé- de pouvoir
cuté – bref (…) la légitime défense à l’égard des gouvernements2. » Autrement
dit, c’est le schéma lockéen mais exhaussé au plan mondial, et détournant
la société civile de son acception purement économique.
Il se pourrait aussi que la gouvernementalité néolibérale s’appuie sur un
dispositif sécuritaire qui serait lui-même en passe d’échapper à sa logique
originaire, ou d’être intégré à un nouveau dispositif encore non décelable.
Cela impliquerait, d’une part, le maintien des techniques sécuritaires tra-

1. M. Foucault, « Face aux gouvernants, les droits de l’homme », Dits et écrits, t. 2, n°355, p.
1526. Ce droit trouverait des relais dans les ONG naissantes (Amnesty international, Terre des
hommes, etc.) et par conséquent sortirait du cadre de la souveraineté étatique exercée sur un ter-
ritoire. Autrement dit, au lieu de la société civile inventée par les économistes libéraux au XVIIIe
siècle (Smith, Fergusson) c’est-à-dire une société civile conçue comme une population composée
d’hommes d’intérêts, gérée par l’État selon la grille d’intelligibilité de l’économie, il serait envisa-
geable de retourner la société civile contre l’État non plus dans un rapport d’intériorité mais d’exté-
riorité, en la projetant sur la scène internationale et la dotant de droits supra-étatiques opposables
aux États (ibid., p. 1527 : « Amnesty International, Terre des hommes, Médecins du monde sont des
initiatives qui ont créé un droit nouveau, celui des individus privés à intervenir effectivement dans une
réalité dont les gouvernants ont voulu se réserver le monopole, ce monopole qu’il faut arracher peu à peu
et chaque jour. »)
2. G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, éd. Minuit, 2003, pp.
240-247.

cites_42_propre6b.indd 187 31/05/10 07:27


ditionnelles, et, d’autre part, leur réorganisation au profit de nouvelles
techniques tendant à surdéterminer les autres dispositifs (donc aussi ceux
juridique et disciplinaire). En ce sens, les dispositifs sécuritaires contempo-
rains pourraient être analysés comme des dispositifs de « contrôle ». Cette
idée fut déjà développée par G. Deleuze, entrevoyant une torsion dans les
dispositifs sécuritaires eux-mêmes1. Le contrôle consisterait en « une modu-
lation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un
instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point
à l’autre ». Sous cet aspect, l’individu serait replié sous le paradigme de l’in-
formatique et de l’ordinateur connecté. Chaque individu ne serait plus que
la constellation de ses points de branchements à des réseaux.
De ce nouveau dispositif de contrôle, quatre traits sont peut-être déjà
identifiables.
1. — L’individu connecté est assujetti aux réseaux qui possèdent des
entrées ou des voies d’accès2. Le jeu de domination passe alors par l’inféo-
188 dation des réseaux entre eux. Et la participation de l’individu à certains
réseaux plutôt qu’à d’autres le situe au regard de ses virtualités. On retrouve
Foucault, le droit
quelque chose des souverainetés, puisqu’avec ces dernières on pouvait sous
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
de pouvoir certains rapports être souverain et sous d’autres sujet. Cependant, les ré-
seaux ne sont pas hétérotopiques, de sorte que le contrôle s’exerce de façon
continue et non de façon discontinue comme les souverainetés.
2. — Une nouvelle économie de la norme fonctionne dans les disposi-
tifs de contrôle. Alors que sous les disciplines il s’agissait de dresser l’indi-
vidu vers une norme d’utilité optimale, que sous les sécurités classiques il
s’agissait de maintenir en dessous d’un seuil les écarts à une norme conçue
comme moyenne statistique, on assiste sous le dispositif de contrôle à un
repli du devoir-être sur le pouvoir-être. Il n’est plus d’écart possible avec
la norme, et ce parce que le dispositif de contrôle intervient en amont de
toute conduite, en organisant les capacités des individus. Les clefs d’accès
à un réseau permettent de connaître les points d’insertion d’un individu,
et par là même ses virtualités de comportement, en ce sens que les divers
réseaux définissent des champs d’action possibles. Chaque programme,
chaque mode d’accès à un réseau définit des capacités et des incapacités, si
bien que l’individu inséré se trouve incapable de transgresser la norme, mais

1. F. Gros, États de violence, éd. Gallimard, 2006, pp. 218-238.


2. M. Foessel et A. Garapon, « Biométrie : les nouvelles formes d’identité », in revue Esprit.,
sept-oct. 2006, p. 165 et s.

cites_42_propre6b.indd 188 31/05/10 07:27


seulement capable d’agir dans le champ de possible ouvert sur tel réseau.
3. — A cela correspond tout un nouvel outillage ou machinerie. Même
s’il est un peu hasardeux de les rassembler en vrac, n’existe-t-il pas une
certaine syntonie entre les mesures législatives qui imposent aux logiciels
informatiques de bloquer les capacités d’un ordinateur à accomplir telle ou
telle tâche, ou de se connecter à tel ou tel réseau, les mesures plus ou moins
contraignantes de castration chimique destinées à empêcher toute infrac-
tion de type sexuel, les bracelets de surveillance électroniques qui sont sortis
du champ de l’application des peines pour devenir des outils de contrôle
des moindres aspects de la vie privée (avec la fameuse puce RFID, encore
dénommée radio-étiquette), ou encore, de manière plus générale, les di-
verses techniques de biométrie1 ? Et si à tout dispositif de pouvoir est lié un
savoir, ne serait-ce pas celui du principe de précaution, cette heuristique de
la peur qui justifie les techniques organisant des incapacités ?
4. — Enfin, à l’instar des autres dispositifs de pouvoir, le dispositif de
contrôle suscite de nouveaux foyers de résistance2. Ceux-ci se cristallisent 189
d’abord sur les points de branchements aux réseaux, de sorte qu’apparais-
sent deux nouvelles figures du délinquant : le pirate et le parasite. Le pre- Foucault, le droit
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.159.1.82)


et les dispositifs
mier débloque les incapacités organisées ; le second falsifie son identité afin de pouvoir
d’accéder à un réseau. Ensuite, les résistances s’organisent dans la lutte entre
les réseaux, de sorte qu’apparaissent des contre-réseaux (terrorisme), usant
des techniques de brouillage ou de virus désorganisant les réseaux adverses
et par là même leurs capacités.
Et tout cela dans l’intrication toujours plus poussée entre les plans locaux
et internationaux…

1. M. Foessel et A. Garapon, « Biométrie : les nouvelles formes d’identité », in revue Esprit,


sept-oct. 2006, pp. 165 et s.
2. G. Deleuze, art. préc., p. 244 : « Les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce,
machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l’actif, le piratage et l’in-
troduction de virus. »

cites_42_propre6b.indd 189 31/05/10 07:27

Vous aimerez peut-être aussi