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LES PARADOXES ÉDUCATIFS DE ROUSSEAU

Laurent Fedi

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de


l'étranger »

2011/4 Tome 136 | pages 487 à 506


ISSN 0035-3833
ISBN 9782130587576
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Les paradoxes éducatifs de Rousseau

On connaît, et l’on cite souvent, les paradoxes éducatifs de


Rousseau. « La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est
de n’en contracter aucune. »1 « Oserais-je exposer ici la plus grande,
la plus importante, la plus utile règle de l’éducation ? Ce n’est pas
de gagner du temps, c’est d’en perdre. »2 « L’instruction des enfants
est un métier où il faut savoir perdre du temps pour en gagner. »3
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« Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner
sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. »4 « J’enseigne à
mon élève un art très long […], c’est celui d’être ignorant. »5 « Il
faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être
tout à fait artificiel »6, etc.
Au xviiie siècle, le paradoxe désigne un jugement ou une idée
contraire à l’opinion commune (Richelet, l’abbé Garnier). Affirmer
par exemple que les athées sont capables de morale ou que l’impri­
merie est nuisible, c’est soutenir un paradoxe. Rousseau passe auprès
des critiques de son temps pour un « auteur à paradoxes », comme
Linguet à la même époque. Comme le montre Michèle Crogiez, le
terme a une valeur péjorative et son usage est souvent polémique,

1. Rousseau, Émile, livre I, Paris, Flammarion, 1966, coll. « gf » [désormais


gf], p. 71/Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1990, coll. « La Pléiade » [désor-
mais oc], t. IV, p. 282.
2. Émile, livre II, gf, p. 112/oc, t. IV, p. 323.
3. Ibid., gf, p. 180, oc/t. IV, p. 394. Ce paradoxe ressemble beaucoup à celui
qu’on trouve dans un ouvrage de Fénelon que Rousseau appréciait particulière-
ment : « Le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner
et de savoir perdre à propos » (Les Aventures de Télémaque [1699], Édition Garnier-
Flammarion, 1968, p. 111).
4. Émile, livre II, gf p. 149/oc, t. IV, p. 362.
5. Ibid., gf p. 158/oc, t. IV, p. 370.
6. Rousseau, Émile, livre IV, gf p. 425/oc, t. IV, p. 640.
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même s’il peut également désigner « une opinion nouvelle ou


incroyable » ou « une idée qui, en dépit des apparences, est vraie » ;
Rousseau, contrairement à tant d’autres, n’utilise pas le paradoxe
pour « faire passer une idée en force »1. Il est rare qu’il ne prépare
pas le paradoxe par des arguments et des démonstrations afin de le
rendre tout à fait plausible, voire indiscutable et, quoi que l’on ait
pu dire de son éloquence captieuse et entraînante, il ne procède
pas en « illusionniste ». Le critère d’efficacité ne permet donc pas
à lui seul de justifier la récurrence de cette figure. Notre hypothèse
est que la tentation du paradoxe chez l’auteur de l’Émile découle du
caractère lui-même paradoxal de son programme qui est de natura-
liser l’éducation (1) afin d’éduquer selon la nature un être destiné
à vivre en société (2).

Naturaliser l’éducation

Puisque « tout dégénère dans les mains de l’homme », on pour-


rait croire, à première vue, que la solution serait de laisser faire la
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nature, ce qui n’entraînerait bien sûr aucun paradoxe. Mais suivre
partout la voie que trace la nature, ce n’est pas la même chose que
laisser faire la nature. « Naturel » qualifie chez Rousseau le fonds
authentique de l’homme, même quand cette essence est altérée :
d’où l’hypothèse de « l’état de nature » qui implique un second
sens de « naturel », celui d’« originel » ou de « primitif ». La
nature, que l’on peut décrire dans ses mécanismes (physiologie,
instincts, etc.), est surtout une norme à laquelle on doit se réfé-
rer : c’est un maître, un guide, une intention, un ordre finalisé qui
portent la marque de l’Auteur des choses, d’une volonté providen-
tielle. S’il faut, selon les recommandations de Rousseau, laisser la
nature effectuer ses opérations avant de se mêler d’agir à sa place,
l’espèce humaine est malgré tout ainsi faite que nous ne pouvons
nous contenter de cela. En effet, nous naissons faibles et, dans les
premières années de la vie, nous ne pouvons pas nous suffire à
nous-mêmes. L’enfant qui vient au monde est faible dans la mesure
où ses besoins dépassent ses forces, et l’on peut suivre Yves Vargas
pour qui ce rapport entre force et besoin, variable selon les âges,
n’est rien de moins que « le rapport fondateur de l’anthropologie

1. Michèle Crogiez, Rousseau et le paradoxe, Paris-Genève, Champion-


Slatkine, 1997, p. 378, p. 12 et p. 432.
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rousseauiste1 ». Mais la nature résout les problèmes qu’elle pose


et, si l’enfant doit être protégé, la providence naturelle y pourvoit
par l’affection des pères et mères. Dans les premières années de sa
vie, il dépend d’eux ou d’un autre adulte, il vit sous leur dépen-
dance. Cette dépendance n’est pas un esclavage, pas plus que les
liens du couple2. Elle ne le devient que si les parents suscitent
chez l’enfant des besoins qu’il n’avait pas et qu’il ne pourra pas
satisfaire lui-même3. S’ils le laissent au contraire faire librement
ses propres expériences, il ne deviendra pas capricieux, il s’ac-
coutumera à limiter ses désirs à ce qu’il est capable d’atteindre
et à moins exiger d’autrui. C’est la raison pour laquelle il ne doit
rien obtenir parce qu’il le demande (en criant fort, comme disait
Locke4), mais parce qu’il en a besoin. Le père ou le précepteur
est donc maître de l’enfant « aussi longtemps que son secours
lui est nécessaire »5. Mais diriger n’est pas contraindre. En laissant
l’enfant libre, on lui apprend à ne compter que sur lui-même, à
mesurer « le rayon de sa sphère », à mettre ses désirs en adéqua-
tion avec ses forces.
L’éducation ne donne pas essentiellement plus de force, elle
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conduit surtout à se contenter de celle que l’on a. Donner plus de
force, c’est le rôle de la croissance naturelle, mais celle-ci est éga-
lement, dans son genre, une forme d’éducation. En effet, Rousseau
donne à ce concept un maximum d’extension en posant que ce que
nous n’avons pas à la naissance « nous est donné par l’éducation ».
L’homme commence son éducation dès la naissance, c’est-à-dire
avant même cette première ébauche de relation sociale que consti-
tue l’intervention de la nourrice. Pour Rousseau, il y a en effet trois
éducations : celle qui vient de la nature (« le développement interne
de nos facultés et de nos organes »), celle qui vient des hommes
et celle qui vient des choses (« l’acquis de notre propre expérience

1. Yves Vargas, Introduction à l’Émile de Rousseau, Paris, puf, 1995, p. 106.


Sur les variations de ce rapport selon Rousseau, voir p. 48-49, 60, 82, 85-87, 107,
283 et 297.
2. Il existe chez Rousseau des liens de dépendance légitimes, parce que
naturels (c’est-à-dire conforme à un ordre nécessaire). Ainsi, dans le couple,
l’homme et la femme dépendent l’un de l’autre, mais leurs fonctions étant complé­
mentaires, « chacun obéit et tous deux sont les maîtres » (livre V, gf p. 492/oc,
t. IV, p. 720).
3. Émile, livre II, gf p. 99/oc, t. IV, p. 310.
4. Locke, Quelques pensées sur l’éducation, tr. fr. G. Compayré, Paris, Vrin,
1966, § 38.
5. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, oc, t. III, p. 82. Voir
aussi Discours sur l’économie politique, oc, t. III, p. 241.
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sur les objets »). Seul est bien éduqué celui chez qui ces trois édu-
cations convergent. Mais ces trois éducations n’ont pas le même
statut : l’éducation qui vient de la nature ne dépend pas de nous,
celle qui vient des choses n’en dépend que partiellement, et il n’y
a que celle des hommes qui soit pleinement en notre pouvoir et que
nous puissions par conséquent organiser nous-mêmes. Or, Rousseau
constate que c’est par cette éducation que l’homme dégénère, parce
que celle-ci, faite par et pour la société, le pervertit, le déprave,
altère ses penchants naturels. En effet, au lieu d’élever l’individu
« pour lui-même » on l’élève « pour les autres ». Et puisque « tout
n’est que folie et contradiction dans les institutions humaines1 », il
n’y a rien à attendre de l’usage établi.
Rousseau trouve la solution dans une véritable subversion du
concept. L’éducation, qui était censée assurer le passage de la nature
à la culture, est détournée de sa dimension institutionnelle et rame-
née du côté de la nature sans cesser d’être une technique, c’est-
à-dire une production ou une pratique humaine, c’est-à-dire encore,
au sens premier, un artifice. Rousseau produit le concept assez
étrange d’un artifice qui serait une technique naturelle. Artificielle,
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l’éducation l’est en tant que moyen humain (dans l’une de ses trois
acceptions) ; mais dans l’Émile, l’éducation est en même temps
naturelle par sa « méthode » puisqu’elle s’inspire des règles de la
nature et des réactions de l’instinct qui sont aussi une espèce de
technique. Contrairement à l’usage classique, Rousseau n’oppose
pas l’art à la nature, mais oppose l’« art de la nature » ou les pro-
cédés qui lui sont homogènes, à l’art dévoyé de la civilisation, tel
« cet art mensonger » qu’est selon lui la médecine. Il n’y aurait pas
d’inconvénient, en principe, à exprimer l’idée d’éducation naturelle
dans la langue de l’activité humaine. Mais précisément parce que
l’éducation a fini historiquement par se confondre avec un vecteur de
transmission culturelle, Rousseau ne peut s’exprimer que sous une
forme paradoxale en continuant à utiliser le langage de la civilisation
pour désigner un processus radicalement inverse à la marche de
celle-ci. La véritable manière d’éduquer un enfant est de renoncer à
ce qu’on met traditionnellement sous le terme d’éducation, de sorte
que tout en continuant à s’exprimer dans le vocabulaire de l’édu-
cation, Rousseau devra faire entendre tout le contraire des signi-
fications que celui-ci véhicule habituellement. La difficulté qu’il
rencontre dans son mode d’exposition est celle de tout régénérateur

1. Émile, livre II, gf, p. 96/oc, t. IV, p. 306.


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de société contraint de couler dans des mots faits pour l’ancien


l’idée d’une réalité radicalement nouvelle.
Ainsi Rousseau utilise-t-il l’idée traditionnelle d’éducation
comme inculcation d’habitudes1 pour la retourner contre elle-même :
« La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est de n’en
contracter aucune. » Autrement dit, puisqu’il n’y a pas d’éducation
qui ne soit une inculcation d’habitude, donnons à l’enfant l’habitude
de ne pas avoir d’habitude. Mais le lecteur attentif s’aperçoit que
Rousseau n’est pas prêt à renoncer aux habitudes. Loin s’en faut.
En conformité avec une longue tradition pédagogique2, il file la
métaphore du matériau souple et malléable qui peut prendre le bon
pli pourvu que l’on ne tarde pas trop car bientôt la matière durcit et
devient rebelle au changement3. Il évoque les « bonnes habitudes de
l’enfance »4 qu’on doit chercher à conserver durant la jeunesse. En
fait, « n’en contracter aucune » signifie que l’enfant ne doit contrac-
ter aucune habitude particulière, exclusive, qui ferait prévaloir telle
tendance sur telle autre. Ce ne sont pas les habitudes en général qui
sont critiquées, mais les mauvaises habitudes, celles qui viennent
de l’opinion ou de la société, celles qui créent de faux besoins ou
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qui atrophient l’individu (de sorte par exemple qu’un homme qui
aura appris à n’utiliser que sa main droite se trouvera incapable,
en cas de nécessité, de se servir de l’autre main). Non seulement
Rousseau ne renonce pas aux habitudes, mais il recommande de
les multiplier : le très jeune enfant doit s’habituer à rester dans
l’obscurité, à voir des araignées, à toucher des crapauds (comme le
préconisait Locke5), à entendre le bruit de tonnerre, à dormir quand
il est fatigué ; bref, l’enfant doit s’habituer à tout. Mais s’habituer
à tout, c’est ne s’habituer à rien. Rousseau annule l’exclusivisme
social par l’universalité naturelle. Cette identification du tout au
rien (de particulier) est un schéma que Rousseau affectionne : se
donner à tous = ne se donner à personne, être propre à toutes les
conditions = ne s’enfermer dans aucun état, tout voir = ne rien voir
(à fond), etc.

1. Voir Locke, par exemple : « La grande affaire dans l’éducation est de
considérer quelles habitudes vous faites prendre à l’enfant […] » (Quelques pensées
sur l’éducation, § 18).
2. Voir, entre autres, Érasme, De pueris, tr. fr. Pierre Saliat, Paris, Klincksieck,
1990, p. 58-59 ; Locke, Quelques pensées sur l’éducation, § 34 ; Fénelon, Les
Aventures de Télémaque, p. 104.
3. Émile, livre I, gf p. 50, oc, t. IV, p. 260.
4. Émile, livre V, gf p. 566, oc, t. IV, p. 799.
5. Quelques pensées sur l’éducation, § 115.
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La contradiction n’est qu’apparente. Dans un contexte éducatif,


l’« habitude » s’entend généralement comme la répétition d’une expé-
rience socialement pertinente, qui, dans le cas où cette expérience
serait pure contrainte, peut confiner au dressage. Pour montrer que
rien n’est impossible à l’éducation, Helvétius donne l’exemple des
ours qui ont appris à danser ; mais pour lui, précisément, tout appren-
tissage est un conditionnement. En l’homme, tout est acquis, rien
n’est inné, à peu de chose près. Toute habitude est construite et
peut, à la longue, être défaite par une habitude contraire1. Il n’en va
pas de même pour Rousseau qui forge le concept, atypique et para-
doxal, d’habitude naturelle, c’est-à-dire d’une habitude qui ne serait
pas « seconde nature », mais développement de toutes les rencontres
naturelles. On pourrait appliquer la même analyse à tous ses para-
doxes éducatifs. À chaque fois, il opère la naturalisation des notions
et modifie l’usage institué, considéré comme un usage dégénéré qu’il
faut entièrement réformer.
Cette subversion du langage, Rousseau l’assume dans une note
où il explique, pour sa propre justification, que s’il lui arrive de se
contredire, la contradiction est toujours dans les termes, jamais dans
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les idées : « Je suis persuadé qu’on peut être clair, même dans la
pauvreté de notre langue, non pas en donnant toujours les mêmes
acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois
qu’on emploie chaque mot, que l’acception qu’on lui donne soit suf-
fisamment déterminée […]. »2 Cette explication nous éclaire sur le
fonctionnement subversif de son discours et fait ressortir la nécessité
de distinguer « contradiction » et « paradoxe » : Rousseau accepte à
la rigueur d’être considéré comme un auteur à paradoxes, mais rejette
l’accusation de contradiction et la retourne contre ses accusateurs.
Si l’éducation par les hommes ne disparaît pas, Rousseau s’em-
ploie, partout où c’est possible, à donner sa place (c’est-à-dire à
redonner sa juste place) à l’éducation par les choses. Il veut main-
tenir l’enfant « dans la seule dépendance des choses »3. Les péda-
gogues modernes ont accueilli cette idée d’une éducation qui ne soit
pas transmission mais développement. Si Émile pose des questions
qui appellent des réponses qu’il n’est pas en mesure de comprendre,
le gouverneur préfère « rester court »4. On ne peut pas être plus

1. Helvétius, De l’homme [1773], Édition Fayard, collection « Corpus », t. I,


p. 334.
2. Émile, livre II, gf p. 133, oc, t. IV, p. 345, note.
3. Émile, livre II, gf p. 101/oc, t. IV, p. 311.
4. Émile, livre III, gf p. 231/oc, t. IV, p. 446.
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éloigné d’une pédagogie « transmissive ». C’est là ce qui permet de


rapprocher Rousseau des méthodes actives prônées par le construc-
tivisme. Pour Piaget, « toute assimilation est une restructuration ou
une réinvention »1. Chez Rousseau déjà, l’action de l’élève est au
cœur de l’apprentissage et se substitue à l’enseignement verbal qui
n’a plus qu’un rôle de complément nécessaire : « Il faut parler tant
qu’on peut par les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire. »2
Rousseau remplace la leçon qui est un acte de transmission, c’est-
à-dire une transposition (un changement de place), par l’expérience
qui est contact direct (sans intermédiaire) avec le réel. Il veut que
l’élève se confronte à la réalité et se mesure aux choses. Aux choses et
non aux autres. La différence est capitale, car dépendre des choses
et dépendre des hommes sont en complète opposition. Rousseau
condamne la société comme le lieu d’une aliénation généralisée.
L’homme social ne sait plus vivre convenablement pour soi. Le riche a
besoin du pauvre pour ses services, et le pauvre, contraint de ­vendre
son travail, a besoin du riche pour gagner son pain. L’homme social
fait son profit aux dépens d’autrui et se concentre moins sur les
objets susceptibles de satisfaire ses désirs que sur le rival qui fait
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obstacle à sa jouissance. Plus il se compare, plus il devient esclave
des autres en même temps qu’il cherche à les dominer. La solution
politique est connue : le Contrat social va remplacer l’assujettis­
sement à des volontés individuelles par un système qui place chacun
sous la dépendance d’une force générale, impersonnelle. Dans les
relations d’homme à homme, le pire qui puisse arriver à l’un est de
se voir « à la discrétion de l’autre »3, mais comme « en se donnant
à tous, on ne se donne à personne » (identification du tout à rien de
« particulier »), le citoyen du contrat social ne cesse pas d’être aussi
libre qu’auparavant. Les hommes obéiront aux lois qui sont aussi fixes
et inflexibles que la nature, au lieu de dépendre d’autres hommes.
Ainsi, l’homme civil, tout en différant de l’homme naturel, soutient
avec la société le même rapport que l’homme naturel avec la nature
physique. Le rapport à la loi (politique), tout comme le rapport aux
choses (éducatif), court-circuite les relations interindividuelles (de
sorte que Rousseau est aux antipodes d’un modèle républicain orienté
vers le « vivre ensemble »). Il y a donc une analogie entre la philo-
sophie politique de Rousseau et sa philosophie de l’éducation. Elles
s’éclairent mutuellement parce qu’elles relèvent d’un même principe,

1. J. Piaget, Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël, 1969, p. 65.


2. Émile, livre III, gf p. 235/oc, t. IV, p. 451.
3. Discours sur l’origine de l’inégalité, oc, t. III, p. 181.
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qui consiste, une fois l’état de nature devenu impossible, à retrouver


dans l’état social les avantages de l’état naturel1.
Cependant, comme le suggère Olivier Reboul, ce monde « phy­
sique » dans lequel évolue Émile est un monde truqué : « non pas
la nature sauvage mais un jardin à l’anglaise, où tout est disposé
pour qu’il tire la leçon de tout »2. Si l’enfant se perd en forêt, c’est
que le gouverneur l’a voulu et il sait précisément où il le retrou-
vera. Si le jardinier saccage son petit potager, c’est de connivence
avec le gouverneur, pour qu’Émile découvre le mien et le tien. Le
gouverneur est constamment présent, à l’arrière-plan, pour épier son
élève, prévoir tous ses faits et gestes, prévenir les sentiments qu’il
ne doit pas avoir, mettre en évidence les objets que son élève peut
connaître, lui cacher ceux qu’il doit ignorer et organiser à son insu
ces mises en scène qui nous font penser à des « situations pro­
blèmes »3. Il dessine en prenant soin de devancer à peine son élève
afin que celui-ci puisse s’élever à son niveau sans trop de peine,
selon un procédé qui fait songer à la « zone proximale de dévelop-
pement » de Vygotsky4. Émile, précise Rousseau, « ne doit faire que
ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il
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fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne
doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire »5.
Le gouverneur de Rousseau est semblable au Dieu de la théologie
chrétienne qui laisse les hommes opter librement pour des actes
néanmoins prévus par Lui de toute éternité. Comme plus tard dans les
écoles Montessori, où la liberté de l’enfant est « prédestinée » par le

1. Émile, livre II, gf p. 101/oc, t. IV, p. 311. Sur cette possibilité de


d­ onner à l’homme devenu social l’équivalent de son indépendance naturelle, cf.
Robert Derathé : Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris,
puf, 1950 (en particulier p. 150 sq.).
2. Olivier Reboul, L’élan humain ou l’éducation selon Alain, Paris, Vrin,
1974 p. 71-72. Sur le « milieu » dans lequel grandit Émile (le choix de la cam-
pagne, l’environnement matériel, etc.), voir Jean Château, Jean-Jacques Rousseau :
sa philosophie de l’éducation, Paris, Vrin, 1962, p. 181-190.
3. Les spécialistes des sciences de l’éducation définissent la situation-
problème comme un artifice didactique consistant à confronter l’élève à un objectif-
­obstacle qui va l’obliger à mobiliser ses connaissances et à remettre en cause
certaines représentations pour élaborer le concept approprié. Il est intéressant de
constater que Jean-Pierre Astolfi retrouve le paradoxe de Rousseau en évoquant
« un artifice calculé pour permettre à l’activité naturelle de l’élève de se déployer »
(Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, 3e édition, Retz,
2005, p. 921-922).
4. L’écart entre les performances de l’enfant laissé à lui-même et celles du
même enfant lorsqu’il travaille en collaboration avec l’adulte est l’indice qui p­ ermet
de mesurer l’intervalle entre deux stades de développement.
5. Émile, livre II, gf p. 150/oc, t. IV, p. 362.
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matériel (Reboul), où l’autorité, invisible mais présente, s’exerce par


l’aménagement du milieu, Émile est libre au sens précis où il n’agit
sous l’effet d’aucune contrainte extérieure (c’est toujours le désir ou
le plaisir qui produit son attention1), mais cette liberté est surtout un
­sentiment de liberté. « Qu’il croie toujours être le maître et que ce
soit toujours vous qui le soyez »2. Comprenons qu’une éducation sans
obligation ni sanction suppose des ruses et des stratagèmes, même
pour l’adversaire des faux-semblants. Hubert Hannoun a montré
toute la différence qui existe entre l’éducation qui consiste à laisser
faire la nature (la pédagogie « spontanéiste ») et celle qui prend la
nature pour modèle : « La vie avec laquelle l’éducation naturelle met
l’élève en contact est une vie de rêve, une vie épurée au préalable par
la vigilance rigoureuse de moralistes éducateurs »3. Effectivement,
rien n’est laissé au hasard. Rousseau n’est pas disposé à sacrifier la
méthode, pas plus que Freinet plus tard, avec son éducation natu-
relle où l’enseignant reste l’organisateur du milieu du travail. Qui
dit méthode dit que, si l’on n’apprend jamais que par soi-même4,
c’est à condition d’être d’abord dans une situation d’apprentissage.
Mais il y a plus : une fois l’état de nature devenu impossible, le
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milieu naturel doit être recréé volontairement. Il le sera en suivant
des rapports de convenances, car, comme le montre Florent Guénard,
« nature signifie convenance » chez Rousseau : la nature est « un
ordre réglé des rapports », « une organisation où chaque partie est
réciproquement fin et moyen »5. Comme l’explique Jean Château,
il faut distinguer la nature originelle et la nature reconstituée.
« La nature sera donc pour Émile non une nature spontanée, mais une
nature conquise ou même reconquise »6. « Il faut employer beaucoup
d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel »7 :
autrement dit, il faut recourir à un bon artifice pour préserver la
bonté originelle au milieu des relations dévastatrices. L’éducation,

1. Le gouverneur s’arrange pour que les exercices soient perçus comme un
jeu (livre II, p. 189). Rousseau recommande de tout quitter avant que l’élève
s’ennuie « car il n’importe jamais autant qu’il apprenne, qu’il importe qu’il ne
fasse rien malgré lui » (livre III, gf p. 221/oc, t. IV, p. 436).
2. Émile, livre II, gf p. 151/oc, t. IV, p. 362.
3. H. Hannoun, L’éducation naturelle, Paris, puf, 1979, p. 139.
4. « Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux
enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes […] » (Émile,
livre II, gf p. 90/oc, t. IV, p. 300).
5. F. Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré Champion,
2004, p. 145, p. 185.
6. J. Château, Jean-Jacques Rousseau…, p. 185.
7. Émile, livre IV, gf p. 415/oc, t. IV, p. 640.
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496 Laurent Fedi

une éducation méthodique, est d’autant plus nécessaire que nous


avons perdu la simplicité de la nature primitive.

Éduquer naturellement à la vie sociale

La naturalisation de l’éducation, déjà paradoxale, se double d’un


autre paradoxe : avec Émile, il s’agit d’éduquer selon des principes
naturels un être destiné à vivre en société. Rousseau ne prétend
pas, comme certains l’ont dit, que l’homme n’est pas fait pour vivre
en société. La société est naturelle à l’homme, explique Rousseau,
comme la vieillesse à l’individu1. Les facultés humaines ne pouvaient
se développer qu’à la faveur d’un commerce, d’une mise en relation
des hommes, d’une possibilité de se comparer. Mais le progrès des
hommes est aussi la source de tous leurs malheurs à cause de l’usage
qu’ils font de leurs qualités naturelles. Rousseau célèbre les avantages
de l’état civil qui « d’un animal stupide et borné fit un être intelli-
gent et un homme »2, mais il montre en même temps la facilité avec
laquelle cet état se corrompt, rejetant l’homme dans une condition
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plus misérable que celle qu’il avait auparavant. Rousseau s’efforce
de montrer comment l’altération des qualités naturelles de l’homme
a produit les vices qu’on tient à tort pour des éléments originels. La
méchanceté dérive de la société par transformation de l’essence intime
de l’homme : l’amour de soi, qui est l’instinct de conservation, s’est
altéré en amour-propre, désir de reconnaissance sur fond de riva-
lité, et même le goût de l’imitation, qui est naturellement bon, s’est
dégradé. Le goût de l’imitation « dégénère en vice dans la société »
parce que l’homme n’imite plus pour s’améliorer mais « par désir
de se transporter “hors de soi” »3. Comme l’explique Henri Gouhier,
« la nature n’apparaît pas tout entière à l’état de nature ; l’homme
a dans sa nature des facultés qui restent en puissance à l’état de
nature »4. Chercher à savoir si l’homme est fait pour vivre en société
n’est donc pas la bonne démarche pour comprendre Rousseau, car
cette problématique n’est pas la sienne. Rousseau se demande plutôt,

1. Rousseau écrit dans la Lettre à Philopolis : « […] n’oubliez pas, je vous


prie, que selon moi la société est naturelle à l’espèce humaine comme la décré-
pitude à l’individu, et qu’il faut les arts, les lois, les gouvernements aux peuples
comme il faut des béquilles aux vieillards » (oc, t. III, p. 232).
2. Contrat social, livre I, chap. VIII, oc, t. III, p. 364.
3. Émile, livre II, gf p. 128, oc, t. IV, p. 340.
4. H. Gouhier, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris,
Vrin, 1970, p. 20.
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Les paradoxes éducatifs de Rousseau 497

par « des raisonnements hypothétiques et conditionnels »1, ce que


l’homme devient quand les circonstances extérieures viennent à chan-
ger. Si l’homme ne cultive pas ses facultés, il est aussi grossier qu’une
bête. Mais s’il les cultive dans le mauvais sens, c’est pire encore. La
question est donc de savoir comment on peut sortir de l’état de nature
sans tomber dans la dépendance, l’oppression, l’envie, la convoitise,
la tromperie, le mensonge, l’hypocrisie et les préjugés.
Rousseau écrit l’Émile pour répondre à cette question qui est une
question philosophique et anthropologique. On peut dire qu’Émile est
la statue de Condillac de Rousseau. En témoigne la manière même
dont il construit étape par étape ce personnage abstrait (dépourvu
d’individualité jusqu’au livre V) : « Après avoir commencé par exer-
cer son corps et ses sens nous avons exercé son esprit et son jugement.
Enfin, nous avons réuni l’usage de ses membres à celui de ses facultés
[…] ; il ne nous reste plus, pour achever l’homme, que de faire un
être aimant et sensible […] »2. Par cette fiction, Rousseau montre
ce que devient l’homme qui apprend à vivre « pour soi », éduqué à
l’écart de ses semblables et sans modèle. Émile est la figure abstraite
de l’homme solitaire heureux, individu sans rival (orphelin sans frère
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ni sœur), émule de lui-même (stimulé par le bilan de ses propres
progrès). Quand il sort de lui-même (parce qu’à l’approche de l’adoles-
cence, ses forces dépassent ses besoins), c’est pour se tourner non pas
vers la société mais vers le monde. Quand il doit concourir, il cherche
moins à paraître meilleur que les autres qu’à mériter l’estime qu’on
lui porte, ou même à jouir « de sa propre estime », pour reprendre
une expression que Rousseau met sous la plume de Julie3.
L’homme solitaire mène une vie heureuse parce qu’il n’a pas l’idée
de se transporter hors de soi : « L’homme sage sait rester à sa place »4.
L’homme social est constamment « hors de lui » parce qu’il a besoin
du regard d’autrui pour exister. Par jalousie, il veut en imposer aux
autres au lieu de chercher à se rendre meilleur et plus sage5. Au
contraire, plus l’homme reste près de sa condition naturelle, plus ses
désirs sont limités, et plus il a de chances d’être heureux. Rousseau
recommande ainsi que nous mesurions « le rayon de notre sphère »

1. Discours sur l’origine de l’inégalité, oc, t. III, p. 133.


2. Émile, livre III, gf p. 264/oc, t. IV, p. 481.
3. La Nouvelle Héloïse, 2e Partie, Lettre XI, oc, t. II, p. 224. Julie rappelle à
Saint-Preux que « les vertus privées sont souvent d’autant plus sublimes qu’elles
n’aspirent point à l’approbation d’autrui, mais seulement au bon témoignage de
soi-même ».
4. Émile, livre II, gf p. 100/oc, t. IV, p. 310.
5. Ibid., gf p. 128/oc, t. IV, p. 340.
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498 Laurent Fedi

et que nous y restions au centre « comme l’insecte au milieu de sa


toile ». Ainsi, « nous nous suffirons toujours à nous-mêmes, et nous
n’aurons point à nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la senti-
rons jamais »1. Cette leçon de stoïcisme vise un idéal d’auto­suffisance
qui, parmi tous les métiers que pourrait exercer Émile, place en bonne
position celui d’artisan. « Abaissez-vous à l’état d’artisan pour être
au-dessus du vôtre »2. Cet état n’est socialement inférieur que pour
une société qui marche sur la tête. Selon l’ordre de la nature, il est
« au-dessus » parce qu’il garantit le maximum d’indépendance : en
effet, l’artisan ne dépend que de son travail. Jean Château parle, à
propos de la philosophie éducative de Rousseau, d’une « pédagogie
de la vocation »3 : être libre, c’est en effet obéir à sa vocation. Le
malheur des hommes vient de ce qu’ils ne savent pas rester à leur
place, à la place que la nature leur assigne. Rousseau condamne
une société dans laquelle il est devenu impossible de satisfaire ses
besoins sans empiéter sur autrui de sorte que « le bien de l’un fait
nécessairement le mal de l’autre »4. La coexistence pose le problème
de l’usurpation et de l’empiétement des places5. Chacun devrait tenir
la place qui lui convient, c’est-à-dire s’en tenir à ce qui est « propre
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à soi », car, comme le soutient M. de Wolmar, « tout homme a sa
place assignée dans le meilleur ordre des choses »6. L’homme sau-
vage n’avait que les sentiments et les lumières propres à son état7.
L’homme civil, lui, sort de son état quand bien même il n’est pas fait
pour celui qu’il veut prendre. En particulier, Rousseau juge insensées
ces femmes qui veulent ressembler aux hommes. « La femme vaut
mieux comme femme et moins comme homme ; partout où elle fait
valoir ses droits elle a l’avantage ; partout où elle veut usurper les
nôtres, elle reste au-dessous de nous »8. Les attitudes qui convien-
nent à une « petite brune vive et piquante » ne peuvent pas être les

1. Ibid., gf p. 95/oc, t. IV, p. 305.


2. Émile, livre III, gf p. 254/oc, t. IV, p. 471.
3. J. Château, Jean-Jacques Rousseau…, p. 136.
4. Émile, livre II, gf p. 129/oc, t. IV, p. 340, note.
5. Sur la question des places, voir Pierre Burgelin, « L’idée de place dans
l’Émile », Revue de littérature comparée, 35e année, 1961, p. 529-537 ; Jean
Château, Jean-Jacques Rousseau…, p. 163 ; Nanine Charbonnel, Philosophie de
Rousseau, Lons-le-Saunier, Aréopage, 2006, t. II, § 15. N. Charbonnel montre que
les petites histoires souvent négligées par les commentateurs (le jardinier Robert,
l’homme au canard aimanté, etc.) sont des histoires de places, de substitution, de
remise-en-place…
6. La Nouvelle Héloïse, 5e partie, Lettre III, oc, t. II, p. 563.
7. Discours sur l’origine de l’inégalité, oc, t. III, p. 160.
8. Émile, livre V, gf p. 474/oc, t. IV, p. 701. Voir aussi La Nouvelle Héloïse,
1re partie, Lettre XLVI, oc, t. II, p. 128.
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Les paradoxes éducatifs de Rousseau 499

mêmes que celles qui vont à « grande belle blonde aux yeux languis-
sants »1. Ce qui vaut pour chaque type vaut pour un seul et même
individu : chaque individu doit recevoir l’éducation qui lui convient,
car « chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a besoin
d’être gouverné »2. Chacun doit exercer le métier qui correspond à
ses inclinations. Fénelon vantait l’artisan qui, dans sa boutique, « voit
tout de ses propres yeux et fait tout de ses propres mains »3. Rousseau
apprécie le métier de menuisier qui est « propre » et « utile » et
peut s’exercer chez soi4 (c’est-à-dire sans qu’on ait à changer de
place). Chaque nation ayant « son caractère propre et spécifique5 »,
Rousseau déplore également le brassage des populations qui efface
les différences nationales et perturbe la distinction des figures et des
tempéraments. Tout rapport, tout mélange est mauvais dès qu’il porte
atteinte au « propre à soi ».
Rousseau se méfie de la confusion : confusion des genres, des
sexes, des âges. C’est cela, et non un quelconque progressisme, qui
produit chez lui la fameuse « découverte de l’enfance » célébrée par
la suite à la faveur d’un bénéfique malentendu. Rousseau remet expli-
citement les choses à leur place. « L’humanité a sa place dans l’ordre
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des choses ; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine ;
il faut considérer l’homme dans l’homme et l’enfant dans l’enfant »6.
Chaque chose doit être saisie dans ce qu’elle a de propre et être
comprise en elle-même, non par rapport à autre chose qui servirait
de point de comparaison. Car comparer, c’est toujours déplacer, trans-
poser. C’est ainsi parce qu’il rejette toute comparaison que Rousseau
est conduit à renverser la représentation traditionnelle de l’enfant
comme adulte miniaturisé. L’auteur de l’Émile veut en effet qu’on
cesse d’envisager l’enfant comme ces pédagogues qui « cherchent
toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant d’être
homme ». Certes, l’enfant deviendra un jour un adulte, mais on ne
peut saisir ce qui est propre à l’enfant (on ne peut se mettre à sa place)
qu’en prenant garde de projeter sur lui des manières de raisonner qui
nous sont propres et qui ne font voir en lui qu’un adulte incomplet.
Rousseau renverse la perspective. L’enfant est complet en lui-même
et, s’il est différent, ses différences doivent être comprises non comme

1. Émile, livre V, gf p. 489/oc, t. IV, p. 717.


2. Émile, livre II, gf p. 113/oc, t. IV, p. 324.
3. Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 467.
4. Émile, livre III, gf p. 261/oc, t. IV, p. 478.
5. Émile, livre V, gf p. 591/oc, t. IV, p. 827. Voir aussi La Nouvelle Héloïse,
2 partie, Lettre XVI, oc, t. II, p. 242.
e

6. Émile, livre II, gf p. 93/oc, t. IV, p. 303.


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500 Laurent Fedi

des lacunes mais comme des spécificités. « L’enfance a des manières


de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n’est moins
sensé que d’y vouloir substituer les nôtres »1. Non ­seulement l’enfance
a ses manières propres, mais « chaque âge, ­chaque état de la vie, a
sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre »2.
Autrement dit : à chaque stade, des structures cohérentes. C’est du
moins ainsi que les psychologues interpréteront Rousseau, pressés
de voir en lui un génial précurseur et de traduire ses théories dans
leur langage scientifique. Pour Édouard Claparède, Rousseau est « le
Copernic de la pédagogie ». Dans la conception traditionnelle, l’en-
fant était supposé posséder les mêmes structures que l’adulte mais un
fonctionnement différent ; Rousseau renverse ce point de vue : c’est
sur le plan fonctionnel qu’il y a similitude (le principe de l’activité
étant toujours le besoin ou l’intérêt) tandis que ce sont les structu-
res mentales qui diffèrent. Plus lucide, Piaget se rend compte que
cette théorie de l’éducation est intimement liée à la métaphysique
rousseauiste, ce qui fait de Jean-Jacques « un précurseur un peu
compromettant »3. Piaget note en particulier que Rousseau fixe la
date d’apparition des principales fonctions (à tel âge l’intérêt, à tel
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âge la raison, etc.), mais ne montre pas « comment les fonctions se
transforment qualitativement au cours du dynamisme continu de leur
élaboration »4. Effectivement, si l’on s’en tient au contexte, il s’agit
essentiellement pour Rousseau de déterminer les propriétés d’espèce,
d’âge ou de genre qui font apparaître sa méthode comme la plus
« appropriée5 », c’est-à-dire la plus adéquate à ce qui est propre à
chaque essence.
Toute la philosophie de l’éducation de Rousseau est déjà un effort
pour rendre à la nature la place usurpée par les institutions. Mais
dans une société où tous les rapports sont détruits et changés, le seul
moyen de remettre les choses à leur place est de les substituer à ce
qui s’est substitué à elles. Rousseau procède ainsi avec le langage :
il détourne le sens des mots pour le retourner dans le bon sens qui
est toujours celui qu’on a perdu. Derrière les masques, il cherche
ce qui n’est pas de l’ordre de la représentation, ce qui n’est pas
travesti : le sens premier et univoque. Il condamne les formules de
politesse qui servent à déguiser l’arrogance pour la rendre acceptable6,

1. Ibid., gf p. 108/oc, t. IV, p. 319.


2. Ibid., gf p. 202-203/oc, t. IV, p. 418.
3. J. Piaget, Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël, 1969, p. 204.
4. Ibid., p. 207.
5. Émile, livre III, gf p. 249/oc, t. IV, p. 466.
6. Émile, livre II, gf p. 102/oc, t. IV, p. 312-313.
Revue philosophique, n° 4/2011, p. 487-506
Les paradoxes éducatifs de Rousseau 501

comme il condamne les mots d’esprit, les doubles sens, les sens figu-
rés. L’éducateur doit, aussi souvent que possible, recourir aux choses­
plutôt qu’aux signes qui désignent les choses et qui sont mis à la
place de celles-ci. On revient toujours au problème des places et du
propre à soi. Rousseau veut limiter l’enseignement du vocabulaire afin
d’éviter les équivoques. Émile doit former les idées qui lui sont utiles
et posséder les mots qui correspondent à ses idées. Ainsi, il aura peu
de vocabulaire, mais il saura utiliser les mots à leur juste place. Il
aura ses propres idées qui ne seront pas des idées d’­emprunt, ses
propres connaissances qui ne seront pas des connaissances impor-
tées, et il agira toujours d’après sa pensée, non d’après celle des
autres. Il vaut mieux savoir peu mais bien savoir ce que l’on sait.
Chez Rousseau, le même principe s’applique à la propriété : M. de
Wolmar cherche moins à accroître ses possessions qu’« à les rendre
véritablement siennes »1 en présidant lui-même à la culture de ses
terres et en se faisant estimer de ses employés. Rousseau préfère un
enfant ignorant à un enfant qui a des idées fausses, ou qui n’a que
les idées des autres. « Souvenez-vous toujours que l’esprit de mon
institution n’est pas d’enseigner à l’enfant beaucoup de choses, mais
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de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées justes et
claires »2. Le mal n’est pas dans ce que l’élève ne comprend pas, mais
dans ce qu’il croit comprendre et qu’il comprend de travers. Passé un
certain âge, vouloir apprendre ce qu’on est désormais hors d’état de
bien savoir ne vaut guère mieux3. Émile ne doit donc apprendre que
ce qui est propre à son âge, que ce qu’il est capable de comprendre,
et il ne doit avoir de connaissances que celles qui lui sont propres.
La transmission est toujours mauvaise pour Rousseau parce que des
savoirs transmis ne sont pas des savoirs propres à soi.
Le but de l’éducation est de permettre à chacun de prendre sa
place. Mais compte tenu de la mobilité des choses humaines, on
ne peut jamais savoir ce que l’avenir réserve au jeune individu4.
C’est ainsi que Rousseau justifie le choix d’éduquer Émile comme
un homme et non comme un citoyen. « Vivre est le métier que
je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en
conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement
homme »5. Pourtant, Rousseau écrit ailleurs que l’éducation publique

1. La Nouvelle Héloïse, 4e partie, Lettre X, oc, t. II, p. 467.


2. Émile, livre III, p. 220, oc, t. IV, p. 435.
3. Rêveries, Troisième promenade, oc, t. I, p. 1023.
4. Émile, livre I, gf p. 42/oc, t. IV, p. 252 ; livre II, gf p. 194/oc, t. IV, p. 409 ;
livre III, gf p. 252/oc, t. IV, p. 468.
5. Émile, livre I, gf p. 42/oc, t. IV, p. 252.
Revue philosophique, n° 4/2011, p. 487-506
502 Laurent Fedi

est « une des maximes fondamentales du gouvernement populaire


ou légitime » : « Comme on participe en naissant aux droits des
citoyens, l’instant de notre naissance doit être le commencement de
l’exercice de nos devoirs »1. Dans ses Considérations…, il estime
qu’un Polonais de vingt ans doit être d’abord « un Polonais » et non
« un autre homme »2. Et dans l’Émile on lit que « les bonnes insti-
tutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme »,
­c’est-à-dire transformer le moi en partie d’un tout (« l’unité com-
mune3 »). Comprenons ceci : il y a les bonnes et les mauvaises
institutions, celles qui dépravent l’homme en désorganisant tous les
rapports, et celles qui mettent de l’ordre en disposant chaque chose
à la place qui lui convient pour ainsi dire naturellement (substitu-
tion d’un ordre politique à l’ordre naturel). Il n’y a donc contradic-
tion qu’en apparence. Dans une autre civilisation, comme à Sparte, on
aurait éduqué en même temps l’homme et le citoyen. De nos jours,
cela n’est plus possible, faute de véritable institution publique. Il faut
donc prendre le problème autrement. Rousseau tentera de restaurer
l’éducation publique antique dans les communautés modernes une
fois celles-ci réparées, mais en attendant, nous devons nous en tenir,
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comme le dit Jean Château, à « la vocation humaine4 ». Entre la
philosophie politique de Rousseau et sa philosophie de l’éducation,
il n’y a pas seulement analogie, mais il y a aussi une articulation,
celle-ci préparant celle-là dans un mouvement qui va de l’homme
vers le citoyen et du foyer vers la cité. Rousseau ne prétend pas
fournir des solutions immédiatement applicables mais imagine des
brèches dans le continuum historique de la destruction. Réalité et
utopie se croisent dans l’imaginaire du bon contrat, de la bonne
nature, du bon citoyen, de la petite société, qui sont des modèles
idéaux projetés soit dans un passé dont on ne sait presque rien, soit
dans un futur complètement indécis.
Émile, qui incarne l’estime des vrais biens, la simplicité, la fru-
galité, le généreux désintéressement, l’amour des choses honnêtes,
le mépris du faste et des richesses, c’est-à-dire toutes les qualités
de l’homme non dénaturé, va vivre au milieu des hommes (qu’il a
appris à connaître dans Thucydide et Plutarque5) sans être affecté par
leurs dérèglements, sans se soucier du regard d’autrui ou de l’opinion.

1. Discours sur l’économie politique, oc, t. III, p. 260.


2. Considérations sur le gouvernement de Pologne, oc, t. III, p. 966.
3. Émile, livre I, gf, p. 39/oc, t. IV, p. 249.
4. J. Château, Jean-Jacques Rousseau…, p. 159.
5. Émile apprend à connaître les hommes à distance, en « spectateur » qui
juge et non en « observateur » qui scrute et qui épie au risque de se compromettre.
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Les paradoxes éducatifs de Rousseau 503

Vivant parmi ses semblables, mais non comme eux (tel Saint-Preux à
Paris1), il n’est pas tributaire des coutumes de son pays, des limites
d’un milieu social, de la mode ou d’un code particulier. Il peut épouser
toutes les conditions parce qu’il n’est d’aucune en particulier (l’uni-
versalité naturelle annule l’exclusivisme social ). Bien qu’il ait grandi
à l’écart des autres, il n’est pas inadapté, il est au contraire capable
de s’adapter à tout, ce qui est le propre d’une éducation réussie. Émile
est l’homme universel. Il ne faut pas dire d’un tel homme qu’il n’est de
nulle part, mais qu’il est partout chez lui. Il surplombe le particulier
et le domine. Comme le souligne Pierre Burgelin, « l’homme de la
nature (même civilisée) se tient au-delà de sa condition et ne laisse
pas définir la place par le rang »2. Ainsi, « la fortune aura beau le
faire changer de place, il sera toujours à la sienne »3. Pour compren-
dre ce paradoxe, il faut restituer la manière dont se pose le problème
des places dans la périodisation rousseauiste (qui est autant logique
que diachronique). À l’état de nature, il y a de la place pour tous :
dans cette vie errante et vagabonde, personne n’a de place propre-
ment dite, mais du même coup personne n’empiète sur la place d’un
autre. À l’état social, c’est l’inverse : chacun occupe une position,
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mais sans être à sa place, car tout y est déplacé et toutes les pla-
ces sont prises. Le paradoxe d’Émile (qui change de place mais est
toujours à la sienne) est celui d’un homme social non dénaturé, qui
doit trouver sa place (comme tout homme civilisé), mais peut être à
sa place partout (comme le sauvage errant) parce qu’il a appris à ne
jamais sortir de soi.
En effet, éduqué selon des principes naturels, Émile a appris à se
suffire à lui-même, et à ne rien convoiter chez autrui, tel l’homme de
l’état de nature. Mais « Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans
les déserts, c’est un sauvage fait pour habiter les villes »4. L’oxymore
exprime tout le paradoxe d’un être à la fois naturel (non dépravé) et
social (capable de vivre au milieu des hommes civilisés). L’homme
ignorant est bon mais nul, ses qualités sont de pures virtualités5.

L’histoire est du bon théâtre : on peut y démêler l’homme selon la nature de


l’homme corrompu, à condition d’écarter ce qui la redouble : l’interprétation.
1. La Nouvelle Héloïse, 2e partie, Lettre XVII, oc, t. II, p. 246-247.
2. P. Burgelin, « L’idée de place dans l’Émile », p. 531.
3. Émile, livre I, gf p. 42/oc, t. IV, p. 252.
4. Émile, livre III, gf p. 267/oc, t. IV, p. 484.
5. R. Derathé a montré le développement de la raison par la socialisation dans
Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Paris, puf, 1948, p. 9-32. Voir aussi
J.-M. Beyssade, « Rousseau et la pensée du développement », dans Entre forme et
histoire (sous la direction de B. Balan, O. Bloch et P. Carrive), Klincksieck, 1988,
p. 195-214.
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L’homme civil est intelligent et savant, mais plus il sait, plus il se


trompe. Émile incarne le type de l’homme qui ne serait ni ignorant
ni fou. Comme le note Pierre Burgelin, « il joint au privilège d’être
l’homme de la nature celui d’avoir reçu de la culture la raison, la
morale et la vraie religion »1. Rester naturel en sortant de l’état de
nature, tel est l’enjeu de cette fiction. Le problème étant ainsi posé,
Rousseau reprend sa « généalogie2 » des qualités corrompues et en
remonte le cours jusqu’à un nouveau point de bifurcation à partir
duquel le devenir de l’homme prendrait une tournure idéale. Les
commentateurs ont souvent souligné que la corruption n’était point
pour Rousseau une fatalité. Robert Derathé : « Il est certain que
tous nos vices naissent de la vie en société mais il ne s’ensuit pas
que la société soit mauvaise en elle-même. C’est seulement la société
mal gouvernée qui nous déprave, puisqu’avec de bonnes institutions
sociales naissent la justice et la vertu »3. Henri Gouhier : « Cette his-
toire est-elle mauvaise ? Puisqu’elle est essentiellement contingente,
rien n’empêche d’en concevoir une autre […] car rien ne prouve que
toute histoire est mauvaise »4. Jean-Marie Beyssade : « L’altération
cesse d’être nécessairement dénaturation et le progrès peut avoir deux
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sens »5. Effectivement, la seconde éducation d’Émile donne à ses qua-
lités naturelles l’occasion de s’actualiser dans la bonne direction, de
passer de la bonté à la vertu et de l’indifférence au désintéressement
(en évitant la funeste transition de l’amour de soi à l’amour-propre).
À la différence du sauvage des déserts qui vit à l’écart des passions,
le sauvage des villes doit être libre « malgré ses passions », selon
Derathé, c’est-à-dire « en sachant les vaincre6 ». La liberté prend
donc dans l’état civil une autre forme que dans l’état de nature. À
l’innocence sans mérite du sauvage des déserts répond la vertu qui
surmonte les travers de cette société corrompue avec laquelle il faut
désormais compter. Ce livre qui annonce une crise devenue inévita-
ble7, mais non un retour en arrière prend place dans une construc-
tion dont il faut saisir le schéma d’ensemble. Rousseau avait dépeint

1. P. Burgelin, « L’idée de place… », p. 537.


2. Rousseau emploie ce mot dans la Lettre à Christophe de Beaumont, oc t. IV,
p. 936.
3. R. Derathé, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, p. 167.
4. H. Gouhier, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris,
Vrin, p. 28.
5. J.-M. Beyssade, « Rousseau et la pensée du développement », p. 196.
6. R. Derathé, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, p. 114. Voir aussi
André Ravier, L’éducation de l’homme nouveau, Issoudun, Spes, 1941, t. II,
ch. IX.
7. Émile, livre III, gf p. 252/oc, t. IV, p. 468.
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Les paradoxes éducatifs de Rousseau 505

l’homme présocial, l’homme naturel. Après la catastrophe, après la


chute, vient l’homme dénaturé, l’homme aux qualités détériorées, inté-
rieurement corrompu. Émile est né avant un nouveau bouleversement.
Cet individu singulier incarne l’homme de la réparation, le nouveau
Messie qui ira porter témoignage de la nature humaine dans l’huma-
nité dégénérée.
On est obligé, quand on lit Rousseau, de replacer chaque énoncé
dans son contexte de pertinence. On évitera ainsi de prendre pour
des contradictions internes ce qui n’est qu’une différenciation dans
l’adéquation aux situations. Si la préparation à la vie de citoyen ne
peut être qu’un conditionnement néfaste dans une société dépravée, il
n’en va pas de même dans une communauté régénérée. Le problème
se pose dans les mêmes termes pour la propriété. Si la terre n’est à
personne à l’état de nature, le premier acte d’appropriation est une
imposture, mais quand toute la terre doit se diviser entre possédants,
le droit de propriété devient « le plus sacré de tous les droits des
citoyens […]1 » parce qu’il est le seul rempart contre l’usurpation et
la spoliation : la propriété devient le fondement du pacte social parce
qu’il importe que chacun soit maintenu dans la paisible jouissance de
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ce qui lui appartient. Et ainsi de suite : Rousseau passe par le langage
pour critiquer le langage, il recourt à la substitution pour remettre
chaque chose à sa place, il résout le problème de l’appropriation
par le droit de propriété. Cette manière de guérir le mal par le mal
correspond aux contraintes imposées par l’existence de l’état social
et par l’impossibilité d’un retour en arrière. Comment renaturaliser
ce qui a été perverti ? Comment reconquérir la nature sans tomber
dans l’illusion d’un impossible état sauvage ? Rousseau trouve la solu-
tion : ce qui est mauvais, mais ne peut disparaître, doit être subverti.
C’est ainsi que nous comprenons ce paradoxe fondamental : « Il faut
employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout
à fait artificiel ». En réemployant l’éducation (artificielle) à des fins
naturelles, Rousseau subvertit la notion même d’éducation. L’opération
consiste comme toujours à détourner de leur sens des institutions ou
des techniques qui marchent à contresens (l’éducation, le langage,
la propriété) et à les retourner dans le bon sens, donc à leur faire
accomplir une « révolution » (retournement qui entraîne le passage
d’un extrême à l’autre). Solution révolutionnaire, au sens premier et
littéral, qui s’opère ici dans la forme elle-même paradoxale d’un livre
écrit par un homme qui hait les livres2 pour un homme qui apprend

1. Discours sur l’économie politique, oc, t. III, p. 263.


2. Rousseau, Émile, livre III, gf p. 238/oc, t. IV, p. 454.
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à s’en passer. Au premier abord, l’idée paraît étrange, et l’on n’est


pas étonné de l’accusation de paradoxe subie par Rousseau de la part
de ses contemporains. Mais il est pourtant évident que la nature ne
reprendra pas le dessus spontanément ; quand bien même cela serait
possible, cela n’aurait guère de sens pour des hommes civilisés. Par
conséquent, de même qu’il faut l’intervention de l’éducateur pour
gommer sa propre présence – et avec lui celle de la société – il
faut encore un livre pour en finir avec les livres. Cette manière qu’a
Rousseau de n’être jamais aussi conséquent que dans le paradoxe
découle de ces renversements salutaires qui impriment à sa pensée
la marque d’une philosophie radicale.
Laurent Fedi
Université de Strasbourg
fedi.laurent@neuf.fr
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