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droits de la communauté ?
Les apports d’Auguste Walras
Arnaud Diemer1
En jetant les bases d’une véritable démarche scientifique pour l’économie politique et
le Droit naturel, Auguste Walras entend établir une distinction entre ce qui relève de la
sphère étatique et de la sphère privée à partir d’une reformulation de la théorie de la
propriété et de l’impôt. C’est au nom de la raison et de la justice qu’il convient de
trouver les moyens qui légitimeront les droits de la société. La question sociale consiste
à tracer une ligne de démarcation entre le domaine de la propriété et le domaine de la
communauté. Deux principes, universels et permanents, sont introduits : la nécessité
d’attribuer à l’État la propriété de tous les fonds de terre ; le souci de consacrer le loyer
des terres aux dépenses publiques. La question de l’impôt souligne quant à elle la
difficulté d’établir la ligne de partage entre propriété privée et propriété collective. D’un
côté, l’impôt sert à financer les dépenses publiques qui intéressent la communauté. De
l’autre, la manière dont il est établi porte atteinte au respect de la propriété privée.
In laying the foundations for a scientific approach to Political Economy and Natural
Law, Auguste Walras proposes to study the idea of justice from a theory of property
and a theory of tax. The social issue is to draw a demarcation line between the field of
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1. Introduction
2. « J’ai vu, hier, M. Frédéric Passy… Je me suis efforcé de lui faire bien comprendre que
tout mon système était suspendu à ce double fait de la limite dans le nombre et de la limite
dans la durée, à cette double opposition de la valeur échangeable et de l’utilité, du revenu et
du capital. J’espère bien qu’on finira par y mordre, et qu’on renoncera à nous parler de la
division introduite par J.-B. Say, de la Production, de la Distribution et de la Consommation
de la richesse. Cette division a fait son temps » (lettre à Léon Walras, le 7 janvier 1860).
3. « Les économistes proprement dits n’ont pas eu l’air de s’apercevoir qu’entre la ques-
tion de la production et la question de la distribution, il y avait place pour une théorie de la
propriété, d’où devait découler la théorie de la distribution. Et puisque la théorie de la
propriété se rattache à la morale et au droit naturel, il semble résulter de là que l’économie
politique proprement dite devrait se borner à analyser la richesse dans sa nature, dans son
origine, dans ses différentes espèces, à signaler le but, le caractère, le résultat final de la
production, et livrer ensuite le résultat de ses recherches à la morale et au droit naturel »
(lettre à Léon Walras, du 25 mars 1864).
élevées qui vous servent à éclairer tous les détails d’une discussion, et à
poursuivre, de retraite en retraite, l’adversaire qui cherche à vous échapper.
Cela vous donne une force irrésistible, et inspire au lecteur une grande
confiance en votre compétence et en votre capacité » (lettre du 25 février
1859). L’exposition des idées économiques doit permettre de présenter une
théorie de la justice à la fois originale et digne d’intérêt. Aux yeux d’Auguste
Walras, ce projet est ambitieux. Il s’agit, ni plus ni moins, de concilier les
deux formes de justice – la justice commutative et la justice distributive –
inspirées par Platon et Aristote. Léon Walras a défini ces deux notions en
s’appuyant sur l’image d’une course dont le résultat serait équitable si les
conditions de départ étaient les mêmes pour tous : « La justice commutative
est celle qui préside aux échanges et qu’on représente tenant une balance ;
c’est elle qui veut que, dans une course, il soit assigné à tous les coureurs un
même point de départ ; la justice distributive est celle qui préside aux
concours et qu’on représente une couronne à la main ; c’est elle qui veut
que les coureurs soient récompensés en raison de leur agilité, c’est-à-dire
dans l’ordre suivant lequel ils ont atteint le but » (Walras, 1867-1868, [1990,
p. 139]). Alors que toutes les écoles qui se sont érigées sur ces bases philo-
sophiques, ont cherché à adopter exclusivement les principes de la justice
commutative ou ceux de la justice distributive (Cousin [1828]), Auguste
Walras entend rapprocher ces différents points de vue en rattachant la jus-
tice aux débats sur la propriété et l’impôt. C’est sur ce terrain qu’il sera
amené à discuter les thèses de Thiers [1848] et Proudhon [1841], reprochant
à l’un, sa méconnaissance des principes de l’économie politique (critiques
des balances de Proudhon) et à l’autre, son incapacité à saisir le véritable
lien qui existe entre l’impôt et la propriété.
Or ce lien occupe une place centrale lorsqu’il s’agit de répondre à la
question sociale. L’impôt touche à la fois à la production de la richesse (il
limite la propriété individuelle de la renté foncière, des profits et des salai-
res) et à la distribution de la richesse (il définit les sources du revenu de
l’État). Articuler propriété et impôt à une époque où les économistes conti-
nuaient à dissocier ces deux notions, constitue à nos yeux, une contribution
importante d’Auguste Walras à la théorie de justice. Cependant, se limiter à
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Dans son Traité d’économie politique (1826) et son Cours complet d’éco-
nomie politique (1840), Jean-Baptiste Say avait précisé que l’économiste
n’avait pas à s’occuper de ce qui fonde ou garantit la propriété, que c’était
au philosophe de chercher les vrais fondements du droit de propriété (Chez
Locke, c’est le travail, ancré dans la loi de nature, qui soustrait les biens à
l’indivision et qui établit le droit de propriété) et au jurisconsulte d’établir les
règles qui président à la transmission des choses possédées (le droit romain
définit la propriété comme le droit d’user et d’abuser de la chose : « jus
6. Pierre Dockès précise que chez Auguste Walras, « l’égalité des conditions sociales géné-
rées par l’action de l’État assure la conformité à la justice commutative, et l’inégalité des
positions des individus par leur action particulière la conformité à la justice distributive »
(1996, p. 106).
utendi et abutendi re sua, quatenus juris ratio patitur » ; l’article 544 du Code
civil précise que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses
de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé
par les lois et les règlements », la propriété est ancrée dans le droit naturel).
Du point de vue de l’économie politique, la propriété est un fait antérieur7
à la loi (cette dernière n’aurait pour objet que de la garantir) et une consé-
quence nécessaire à la constitution de l’homme : « dans la force du mot,
l’homme naît propriétaire, parce qu’il naît avec des besoins dont la satisfac-
tion est indispensable à la vie »(Bastiat [1848, p. 178]). La propriété est défi-
nie comme « la faculté exclusive garantie à un homme, à une association
d’hommes, de disposer à leur fantaisie de ce qui lui appartient » (Say [1840,
p. 238]) ou encore « le droit qu’a le travailleur sur la valeur qu’il a créé par
son travail » (Bastiat [1848, p. 177]). Les économistes se rapprochent ainsi de
la définition de Locke (Bastiat oppose le principe des juristes, reposant sur la
loi au principe des économistes, remontant au travail8) tout en rappelant
que la propriété constitue « le plus puissant encouragement à la multiplica-
tion des richesses » (Say [1826, p. 164]), sans propriété, point de richesses
(Diemer [2011]).
La réflexion qui conduit Auguste Walras à s’intéresser à la théorie de la
propriété, s’inscrit dans un contexte troublé à la fois par (i) les évènements
politiques (les périodes révolutionnaires associées à la proclamation de la
Monarchie de Juillet, le 9 août 1830 et la proclamation de la IIe République,
le 27 février 1848, encadrent les trois essais – « De l’abolition de l’impôt et
l’établissement de la loi agraire » [1831b] ; « La vérité sociale » [1848a] et
« la théorie de la propriété » [1848b] – rédigés par Auguste Walras) ; (ii) la
scission qui est en train de s’opérer au sein du mouvement saint-simonien
(entre le père Bazard et le père Enfantin) dans les années 1830 (dans une
lettre adressée à Louis Léon Gadebled, le 12 décembre 1831, Auguste
Walras s’inquiète de cette situation : « Que devient la science, et qui en sera
maintenant le représentant ? … Quel sera alors le fil conducteur propre à
diriger les élèves de la doctrine ? Où sera le signe de l’orthodoxie ? ») ; (iii) la
montée des idées socialistes de Louis Blanc et de Pierre Joseph Proudhon
(dans son ouvrage Qu’est ce que la propriété, ce dernier associe la propriété
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7. Dans un discours prononcé contre le projet de rachat des chemins de fer, Charles de
Montalembert précise que « la propriété est antérieure et supérieure à toutes les lois et
toutes les constitutions » (1848, p. 403).
8. Ambroise Clément, membre de la Société d’économie politique et collaborateur au
Journal des économistes, rappelle que « la Propriété est le but et le fruit du Travail, elle est
composé de toutes les utilités de la création… C’est le travail qui fonde toutes les propriétés,
même celle du sol » (1848, p. 363).
9. « M. Garnier, me dis-tu, a voulu, lui aussi, dénoncer le but auquel aboutissait ton
argumentation, et te compromettre par une couleur de socialisme. Il a déclaré que ton
système aboutissait à l’appropriation des terres par l’État. Si tu réponds à M. Garnier, il faut
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12. Les dépenses publiques se trouvant couvertes par le produit annuel de la terre, il serait
en effet possible d’abolir toutes espèces d’impôts. Auguste Walras précise que cette conclu-
sion ne serait pas le fruit du hasard. Au siècle précédent, François Quesnay et de l’Ecole des
Physiocrates avaient défendu le principe de l’impôt unique fondé sur le produit net.
13. En proposant de faire disparaître de « la nomenclature sociale » la classe des proprié-
taires, Auguste Walras s’appuie sur le fait que l’impôt ne serait pas seulement un dommage
matériel, mais également un « mal moral », une injustice. L’impôt annuel est en effet prélevé
sur le revenu général, or ce revenu est entièrement dû aux efforts des classes industrielles.
14. Cette suppression se justifie également par le fait que la classe des propriétaires
terriens est consommatrice de revenu public.
15. « Les Saint-Simoniens ont distingué, il est vrai, les travailleurs des oisifs, et ils ont
rendu ainsi un véritable service à la science. Mais ils n’ont pas poussé leur analyse assez
loin, et ils n’ont pas su voir qu’il y avait oisifs et oisifs, et qu’il fallait distinguer l’oisiveté du
propriétaire foncier de l’oisiveté du capitaliste. Le propriétaire foncier est un parasite, un oisif
illégitime ; le capitaliste est un oisif qui a conquis son oisiveté, qui a acquis le droit de se
reposer. Par suite de cette lacune, ils n’ont pas su distinguer ce qui revenait à l’État, et ce qui
revenait aux individus et aux familles » (lettre à Léon Walras, le 1er avril 1860).
16. La loi économique précise que le capital (placé ou engagé) et le revenu qui lui est
associé sont sujets à des pertes. La concurrence entre capitalistes engendre une diminution
de l’intérêt de l’argent et donc une baisse du revenu (il faut ainsi un capital plus élevé pour
produire le même revenu).
17. Auguste Walras introduit une certaine forme d’arbitrage entre le travail et les loisirs.
18. Le cens est la quotité d’imposition nécessaire pour avoir le droit d’être électeur ou
éligible dans certains systèmes électoraux.
19. Dans un essai intitulé « Mais laissons là toutes ces misères » (1850), Auguste Walras
rappelle que la question sociale porte sur les fondements du droit civil, et principalement sur
le droit de propriété. Si depuis février 1848, le suffrage universel a rendu les citoyens français
égaux devant la loi politique. Ces derniers ne le sont pas encore devant la loi économique.
Tout simplement parce que cette loi est ignorée. Il y a donc dans la société, un élément
d’inégalité. Cette inégalité consiste « en ce que les uns peuvent s’enrichir plus facilement que
les autres » (1850, [1997, p. 610]).
20. L’agriculture ne doit pas être confondue avec la propriété individuelle et l’idée de
l’oisiveté.
Il serait possible de confisquer tous les biens et les déclarer biens publics.
Compte tenu de la législation existante, Walras précise qu’une telle mesure
est injuste. On ne peut ôter aux propriétaires des biens qu’ils ont légitime-
ment acquis : « Notre système mène… à la possession d’une certaine éten-
due de terres par l’État ; mais comme la possession des terres peut se
fonder et se fonde en réalité sur des bases légitimes, telles que l’acquisition
par vente ou par donation, l’échange, l’hérédité, il est impossible de soutenir
que les terres ne puissent pas être possédées par l’État aussi légitimement
que par les particuliers. Et de fait, l’État ne peut pas être déclaré voleur,
spoliateur, socialiste, par le seul fait qu’il possède des terres. Toute la ques-
tion est de savoir comment il les a acquises. Or, à notre connaissance, nous
n’avons jamais donné à l’État le coupable et pernicieux conseil de s’appro-
prier des terres par la voie de la violence, de l’usurpation, de la spoliation »
(lettre à Léon Walras, le 9 septembre 1860). L’État pourrait s’emparer des
fonds de terre en indemnisant les propriétaires. Cette mesure, moins injuste
que la première, serait toutefois irréalisable. L’État n’aura jamais les moyens
financiers pour lancer un tel programme.
L’État pourrait consacrer tous les ans une part de son budget à l’acquisi-
tion des fonds de terre. En achetant régulièrement des terres, l’État s’octroie-
rait un revenu qui diminuerait d’autant la pression fiscale. Toutes les contri-
butions publiques cesseraient dès lors que l’État serait rentré dans la
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21. Auguste Walras s’interrogera longuement sur la pertinence des idées saint-
simoniennes en Economie politique, « leurs idées à ce sujet ne dépassent guère celles de
leurs devanciers. Ils ne sont pas sortis de la doctrine d’Adam Smith et de Ricardo qui placent
la richesse dans le travail, qui font venir toute richesse du travail » (1831b, [1990, p. 16]). Leur
méconnaissance de la valeur rareté ne leur aurait pas permis de cerner la véritable signifi-
société, la création des capitaux est étroitement liée aux efforts individuels.
Ce sont en effet les individus qui, par l’économie et l’accumulation, créent
des capitaux destinés (en partie) à assurer leur bien-être futur. La remise en
cause de l’héritage est susceptible de réduire une telle motivation (les indi-
vidus feront-ils autant d’efforts pour léguer ce capital à la Nation ?). Par
ailleurs, une telle proposition ne risque-t-elle pas de détruire l’institution de
la famille ? L’attachement d’un père pour son enfant est d’autant plus impor-
tant, qu’il peut faire davantage pour lui.
L’État a également la possibilité de racheter les créances hypothécaires sur
les fonds de terre. Un grand nombre de propriétaires terriens ont en effet
financé leurs achats par emprunts et donc hypothéqué leurs biens. Il y aurait
un avantage pour l’État à se substituer aux créanciers en rachetant les hypo-
thèques. Il pourrait ainsi obliger les propriétaires à rembourser une partie de
leur emprunt sous la forme d’une portion du sol.
cation du loyer du sol. Associant le fermage à un mal, ils ont préconisé sa suppression. Or
aussi longtemps que la terre est utile et rare, elle a de la valeur et produit un revenu. En tant
que fait naturel, le fermage ne peut donc être détruit.
22. Un tel système prouverait son efficacité au regard des revenus perçus par les indivi-
dus. La hausse de la valeur de la terre profiterait à tous. La rente foncière serait consacrée
aux dépenses publiques, chacun profiterait de l’emploi de cette ressource. Les classes labo-
rieuses ne supporteraient plus le poids de la fiscalité. Le travail serait affranchi de tout impôt.
Plus libre, il permettrait la constitution d’un capital. L’oisiveté ne serait plus un vice, mais la
récompense d’un arbitrage entre travail en loisir.
3. La théorie de l’impôt
23. Bien des projets de loi chercheront à imposer un véritable impôt sur le revenu (Passy,
1849), il faudra cependant attendre juillet 1914 (après sept années de débats) pour que le
Parlement procède au vote et à la création d’un véritable impôt sur le revenu.
24. Dans son ouvrage, Système financier de la France, Charles Audiffret note cependant
que la péréquation de l’impôt financier n’a jamais vu le jour et que le cadastre s’est révélé
être un véritable gouffre financier pour l’État : « nous pensons que l’administration doit
abandonner la route tortueuse et sans issue dans laquelle elle s’est égaré depuis trente deux
ans et sortir de ce labyrinthe cadastral où elle a mal dépensé son travail et 130 millions de
centimes additionnels auxquels s’ajouterait encore pour l’avenir un sacrifice perpétuel de 5 à
6 millions par année » (1840, p. 44).
la paie réellement, sans pouvoir rejeter ce fardeau sur une autre personne. Il
note cependant un détail important : le propriétaire doit être considéré
moins comme étant privé d’une portion de son revenu annuel que comme
ayant perdu la partie de son capital qui produirait cette portion de revenu au
taux courant de l’intérêt. Cette observation singulière l’amène à la conclu-
sion suivante : « quand on met un impôt sur le revenu des terres, on enlève
à l’instant à ceux qui les possèdent actuellement une valeur égale au capital
de cet impôt ; et quand elles ont toutes changé de mains depuis qu’il est
établi, il n’est plus réellement payé par personne » (1823, p. 280).
Pour Pellegrino Rossi, l’impôt foncier est celui qui trouble le moins la
production. Il convient cependant de ne pas l’assimiler à une rente consti-
tuée par l’État sur la propriété foncière, en effet, on pourrait être tenté « de
le pousser jusqu’aux limites de la spoliation » (1854, p. 293). Léon Faucher
[1849] et Emile de Girardin [1849] considèrent pour leur part qu’il est faux de
penser que la contribution foncière est toujours à la charge du propriétaire
et que le fermier ne la supporte jamais. Lorsque le propriétaire n’exploite
pas la terre par lui-même, le rapport entre l’offre et la demande de produits
agricoles joue un rôle déterminant : « Si les fermiers se font concurrence par
l’exploitation des terres, le fermage s’élève souvent jusqu’à faire bénéficier
le possesseur de l’équivalent de la taxe, il n’en reste tributaire que dans les
contrées et aux époques où l’on a quelque peine à trouver des capitalistes
qui aiment mieux être gros fermiers que petits propriétaires » (Faucher
[1849, p. 84]). Le fermier ou le locataire pourrait ainsi la payer indirectement.
Au moment où Auguste Walras aborde la question de la taxe foncière. Sa
théorie de la valeur rareté et ce qu’il appelle les lois particulières de l’éco-
nomie politique (Diemer [2006b], voir également schéma en fin de texte)
n’ont plus de secrets pour lui. Il a également pris connaissance de la thèse
soutenue par les physiocrates, des positions défendues par Pellegrino Rossi
dans son cours d’économie politique (cours qu’Auguste Walras a suivi au
Collège de France durant la période 1832-1833), des travaux de Destutt de
Tracy et d’Emile de Girardin, des débats au sein de l’école libérale française.
A la perte de capital mentionnée par Destutt de Tracy, Auguste Walras asso-
cie une observation émanant de la première loi de l’économie politique (lois
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25. Contrairement à ce que suggère le Ministre des Finances Passy (1849) dans son projet
d’imposition, Auguste Walras montre (d’après la théorie de Tracy) qu’il est possible d’aug-
menter l’impôt foncier sans nuire aux contribuables. Cette augmentation viendrait alimenter
les caisses du Trésor public, ce qui serait un bienfait pour la société. Auguste Walras pous-
sera son raisonnement à l’extrême limite, des hausses successives de l’impôt pourraient
absorber le montant total des fermages. Dès lors, l’État deviendra l’unique propriétaire de
toutes les terres. Les rentes foncières serviront à couvrir ses dépenses publiques. Il sera
possible de supprimer tous les impôts qui pèsent sur les travailleurs et les capitalistes. La
disparition des propriétaires fonciers serait donc inéluctable.
26. Léon Faucher (1849, p. 87) s’interroge sur cette réelle sincérité : « Ce qui permet à
l’administration britannique d’asseoir l’income tax presque invariablement sur la déclaration
des contribuables, c’est que … L’Angleterre est une nation aristocratique qui met son hon-
neur à dire vrai : ce peuple donne et tient religieusement sa parole… En France, le système
des déclarations aurait des résultats tout différents. D’abord, on ne se fait pas scrupule, chez
nous, de tromper le fisc : la fraude, en pareil cas, est un tour d’adresse ou un usage reçu, et
que nos mœurs sont loin de flétrir… Le français dissimule sa fortune, pendant que l’anglais
expose la sienne et la drape, tant qu’il peut, au soleil. Un impôt assis uniquement sur la
déclaration du contribuable produirait donc chez nous bien peu de choses ».
27. Deux solutions sont évoquées par Walras : 1° s’appuyer sur la déclaration des parties
intéressées en les supposant de bonne foi (ceci exige des citoyens, qu’ils soient parfaitement
au courant des principes de l’économie politique) ; 2° confier au fisc la mission de dresser
l’actif et le passif de chaque citoyen.
28. « Il n’y a que trois espèces de revenus. La rente foncière, le profit et le salaire. J’ai
essayé de démontrer que le profit, ou le revenu du capital artificiel, était inattaquable à
l’impôt, que cette espèce de revenu se dérobait à tous les stratagèmes du fisc, et que la
charge qu’on essayait de lui faire supporter, retombait, en définitive, sur le revenu du travail.
J’ai conclu de là que les dépenses publiques ne pouvaient être prélevées, d’une manière
durable et permanente, que sur la rente foncière et sur les salaires. Qu’on prenne plus ou
moins sur chacun de ces deux revenus, qu’on prenne tout sur l’un et rien sur l’autre, ou
réciproquement, on ne peut pas puiser ailleurs » (lettre à Léon Walras, le 11 septembre
1860).
hausse des salaires, qui ne s’arrêtera que lorsqu’ils seront devenus suffi-
sants pour indemniser complètement le travailleur de la charge qui lui est
imposée » [1848, p. 388]. Dans la revue des deux mondes, Léon Faucher
[1849a] condamne un projet de loi destiné à ne rapporter que 60 millions de
francs à l’État. Si l’impôt doit se proportionner aux facultés des contri-
buables, il doit nécessairement être unique et remplacer tous les autres
impôts. Or dans la plupart des pays où il est appliqué, ce système d’impo-
sition n’est jamais exclusif (il est toujours associé à des taxes indirectes sur
les ressources individuelles) et mène inexorablement vers l’impôt progres-
sif, un impôt qui attaque le capital et absorbe le revenu (« Oui, l’impôt
progressif est au bout de l’impôt sur le revenu. Il en représente la fatalité.
Aveugle qui ne la voit pas, et insensé qui la dissimule » [1849a, p. 94]).
Auguste Walras n’est pas favorable à l’impôt proportionnel et entend bien
contester ce système d’imposition sur le terrain de l’économie politique. Il
note que lorsqu’une entreprise de messagerie transporte des voyageurs,
« elle ne demande pas à chaque voyageur quelle est sa fortune personnelle,
dans l’intention de le faire payer suivant ses moyens, plutôt que suivant la
somme des services qu’elle doit lui rendre » (1849c, [1997, p. 484]). La jus-
tice et l’équité ne peuvent donc se trouver ailleurs que dans l’égalité de
l’impôt. L’impôt est une dépense qui incombe à chaque citoyen pour une
portion égale, « Là est la justice. Là est la vérité » (1850, [1997, p. 603]). Afin
de donner encore plus de poids à son argumentation, Walras précise qu’il
paraît difficile d’associer le principe de l’impôt proportionnel à l’expression
de la justice absolue. En effet, l’impôt foncier est une appropriation d’une
portion du capital foncier des propriétaires terriens. L’impôt sur les profits
est un impôt « artificiel » qui frappe en apparence les capitalistes, mais
touche en réalité les travailleurs. L’impôt direct sur les salaires est quant à lui
matériellement irréalisable, les services du ministère des finances ne pou-
vant pas atteindre directement les salaires, ont mis en place un système de
taxes indirectes (l’impôt sur la consommation). Auguste Walras note que
même si l’on parvenait « par miracle » à imposer un tel impôt aux proprié-
taires fonciers ou aux capitalistes, ceci ne résoudrait pas le problème de la
justice sociale. En effet, il ne suffit pas d’évaluer la fortune d’un citoyen,
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4. Conclusion
29. « L’appropriabilité et la permutabilité des choses proviennent d’un même fait : la limi-
tation dans la quantité » (1850, [1997, p. 612])
PROGRAMME SCIENTIFIQUE
Théorie du fait général (observation et induction)
Classification des faits généraux (naturels, moraux, progressifs
Tableau des connaissances communes
ECONOMIE POLITIQUE
DROIT NATUREL
Sciences des richesses
Système de propriété
Lois générales Lois particulières - Richesse, propriété privée
Capitaux et - Terre (rente foncière) - Richesse, propriété publique
revenus - Capitaux (intérêt) - Capital, travail : famille, individu
- Travail (salaires) - Terres : Etat
THEORIE DE LA JUSTICE
Question sociale : tracer une ligne de démarcation entre la propriété privée et la propriété collective
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Système libéral : affranchir les salariés de l’impôt, frapper les rentes foncières et les profits
Références bibliographiques