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LA JUSTICE, COMPOSANTE DE LA LÉGITIMITÉ DÉMOCRATIQUE

Dominique Rousseau

Dalloz | « Les Cahiers de la Justice »

2022/4 N° 4 | pages 573 à 581


ISSN 1958-3702
ISBN 9782996222048
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2022-4-page-573.htm
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[] DOSSIER

I – UNE LÉGITIMITÉ À DÉFENDRE

La justice, composante de la légitimité


démocratique
par Dominique Rousseau

Dominique Rousseau, Professeur émérite de droit public, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Membre honoraire
de l’Institut universitaire de France.

Mots clés | JUSTICE – Légitimité – Démocratie – Séparation des pouvoirs – Contre-pouvoir


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La justice n’est pas un composant du principe libéral qui viendrait « polluer » le principe démocratique.
Elle est une composante même du principe démocratique qui serait incomplet sans elle. Parce qu’elle
est à l’articulation de l’espace civil et de l’espace public et de l’espace public et de l’espace politique
et qu’elle fait le lien entre les trois espaces. Parce que la production du sens d’un énoncé juridique est
le produit d’une chaîne herméneutique dans laquelle le juge s’inscrit par un agir juridictionnel soucieux
du vivant concret et de la qualité du contradictoire argumentatif.
Justice, a component of democratic legitimacy
Justice is not a component of the liberal principle that "pollutes" the democratic principle. It is itself a
component of the democratic principle, which would be incomplete without it. Because it the hinge
between the civil space and the public space and between the public space and the political space and
it ties these three spaces together. Because the production of the meaning of a legal statement is the
product of a hermeneutic process in which the judge takes part by taking judicial actions that take
account of concrete lived experiences and the quality of the adversarial argumentation.

Q
uand la justice est un pou- refusé 1. Tout bascule sous Louis XIV et en
voir refusé, la démocratie particulier en 1667 avec l’affrontement entre
est une forme politique Pussort et Lamoignon au sujet de l’adop-
incomplète. Et en France, tion de l’ordonnance civile. Jusque-là, la
la justice est un pouvoir France s’était constituée comme État de jus-

1. J. Foyer, La Justice, un pouvoir refusé.

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Dossier La justice, composante de la légitimité démocratique

tice 2 mais, soucieux d’affirmer l’État royal, du corps législatif, sanctionnés par le roi, à
Colbert, « Premier ministre » de Louis XIV, peine de forfaiture » ; et, comme en écho,
propose au roi de réunir « en un seul corps l’article 12 pose que les juges « ne pourront
d’ordonnances tout ce qui est nécessaire pour point faire de règlements, mais ils s’adresse-
établir la jurisprudence fixe et certaine ». ront au corps législatif toutes les fois qu’ils
Confiée à son oncle, le doyen Pussort, l’éla- croiront nécessaire, soit d’interpréter une loi,
boration de cette ordonnance à laquelle la soit d’en faire une nouvelle ». Ce qui permet
magistrature ne fut pas associée aboutit à à Robespierre de résumer la philosophie du
un texte qui fait de la justice un moyen de régime judiciaire « moderne » d’une phrase
gouvernement royal, un simple organe d’exé- sans nuance : « Le mot de jurisprudence
cution des lois avec interdiction de modérer doit être banni de notre langue. »
leur application « sous prétexte d’équité » De monarchies en empires et d’empires
(article 6), obligation faite aux juges, en cas en républiques, cette représentation de la
de doutes sur le sens de la loi, d’en référer au justice illégitime à « dire le droit », néces-
roi pour apprendre son intention (article 7) sairement soumise au pouvoir politique et
et sanctions pour les juges qui désobéiraient devant sans cesse être rappelée aux ordres
à ces prescriptions. Les « réflexions géné- sous peine de sanctions, s’est imposée comme
rales » de Lamoignon, premier président le mode évident de l’acte de juger dans un
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du parlement de Paris, n’y pourront rien système politique fondé sur le principe de
et, comme l’écrit Jacques Krynen, cette la séparation des pouvoirs. D’où l’étonne-
ordonnance résout définitivement la ques- ment quand, depuis quelques années, les
tion des rapports entre la loi et la justice juges réapparaissent aussi bien dans l’ordre
« par l’établissement de l’absolue primauté interne que dans l’ordre international. Ainsi,
de la première sur la seconde » 3. Loin judiciaires, administratifs ou constitution-
de rompre avec ce modèle, la Révolution nels, ils décident de la pertinence des plans
de 1789 le continue et avant de couper la sociaux ou des délocalisations d’entreprise, de
tête du roi coupe celle des juges par la loi l’attribution de l’autorité parentale au sein
de 1790 qui reprend presque mot pour mot d’un couple homosexuel, du point de départ
l’ordonnance de 1667 : « Les tribunaux, de la prescription des délits financiers ; ils
prévoit l’article 10, ne pourront prendre s’opposent à la rétention de sûreté et à la taxe
directement ou indirectement aucune part carbone ; ils imposent aux parlementaires de
à l’exercice du pouvoir législatif, ni empê- redéfinir le régime de la garde à vue ou les
cher ou suspendre l’exécution des décrets règles de l’hospitalisation d’office… Et le

2. V. par ex. J. Strayer, L’origine médiévale de la France, Payot, 1979 ; B. Barret-Kriegel, Les chemins de l’État, Calmann-
Lévy, 1986.
3. J. Krynen, Punir les juges ? 1667 : Pussort contre Lamoignon, in À propos de la sanction, (dir. C. Mascala), LGDJ, 2007.

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phénomène n’est pas français. En Europe, de décision. Mais aussi, par habilitation
les ordres juridiques nationaux et l’ordre quand les politiques donnent aux juridic-
européen lui-même ont été principalement tions de nouvelles compétences en matière
construits par la Cour de Luxembourg qui de contrôle des finances locales, des plans
a posé les principes de primauté et d’effet sociaux, des délibérations des collectivités
direct du droit communautaire ainsi que par territoriales ou quand, en 2008, ils ouvrent
la Cour de Strasbourg qui a défini le droit à tout justiciable le droit de contester la
et le pluralisme comme les exigences de constitutionnalité de la disposition législa-
toute société démocratique. Et, dans l’ordre tive qui lui est appliquée.
international, après la Cour internationale Même comprise comme « par défaut »,
de justice et la création en 2002 de la Cour la montée en puissance des juges reste un
pénale internationale, l’idée d’un tribunal fait objectif qui fait problème. Et, pour par-
économique international fait son chemin ler sans détour, un fait présenté comme le
au sein de l’OMC et même celle d’un tribu- passage d’un gouvernement du peuple par ses
nal environnemental international ou d’une élus à un gouvernement de la société par les
Cour constitutionnelle mondiale. juges et donc comme la manifestation d’un
Cette omniprésence des juges est régu- déclin ou d’un recul de la démocratie. Ainsi,
lièrement présentée comme une volonté Marcel Gauchet fait des droits subjectifs
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de puissance sinon de revanche des juges l’une des causes principales de la « crise de
alors qu’elle est une montée en puissance la démocratie » car leur affirmation crois-
par défaut et souvent même par habili- sante rend impossible le gouvernement des
tation express des politiques. Par défaut hommes : « Ce ne sont plus les délires du
quand les instances classiques de contrôle pouvoir qui sont à craindre, écrit-il, mais
– parlement, assemblée générale d’action- les ravages de l’impouvoir. » 4 Le professeur
naires… – ne remplissent plus leur mission Bertrand Mathieu considère qu’en devenant
et conduisent les citoyens à se transformer « presque exclusivement le défenseur du
en justiciables pour que soit établie la res- citoyen contre l’État, la justice est devenue
ponsabilité d’un ministre dans la conduite un pouvoir dans l’État ce qui est un élément
d’une politique publique ou d’un chef d’en- de l’affaiblissement de la démocratie » 5. Et
treprise dans l’utilisation de l’objet social. récemment encore Jean-Eric Schotell sou-
Par défaut encore quand le Parlement tient que l’évolution récente du rôle du juge
légifère a minima ou en des termes si impré- est la principale cause des difficultés que
cis qu’il laisse aux juges un large pouvoir rencontre la démocratie française 6.

4. M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. 1, Gallimard, 2010.


5. B. Mathieu, Le Droit contre la démocratie ?, LGDJ, 2017.
6. J.-E. Schoettl, La démocratie au péril des prétoires – De l’État de droit au gouvernement des juges, coll. Le Débat,
Gallimard, 2022.

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Dossier La justice, composante de la légitimité démocratique

Contre cette pensée dominante et au exécutif les prépare et les fait exécuter et le
risque de fâcher intellectuels et politiques, pouvoir judiciaire contrôle le cas échéant
il est permis à un constitutionnaliste d’avoir leur correcte application. Ainsi fonctionne
une opinion moins « catastrophique » en l’État avec la bénédiction de Montesquieu
présentant ou rappelant à chacun ce que les – qui doit cependant s’interroger sur la lec-
juges apportent à la démocratie : la civilisa- ture dégradée de sa théorie de la séparation
tion, au sens que Norbert Elias donne à ce des pouvoirs – et celle du suffrage universel
mot. L’arrière-plan de tout procès et toute puisque ceux qui font les lois sont élus par
procédure, écrit Paul Ricœur, est la violence le peuple, ceux qui les préparent et les font
et donc l’horizon de tout acte de juger est de exécuter sont contrôlés par les élus du peuple
se présenter comme une alternative à la vio- et ceux qui vérifient leur correcte application
lence sous toutes ses formes et en particulier sont formés et « gérés » par les services d’un
celle qui est la plus destructrice de l’idée ministre chargé au sein du gouvernement de
de société parce qu’elle est simulation de la la justice. L’ensemble dessine l’image d’un
justice, la vengeance. En termes plus directs, État démocratique, puisque reposant sur la
le passage de la barbarie à la civilisation se théorie de la séparation des pouvoirs et le
fait par l’abandon du lynchage au bénéfice suffrage universel, qui « illumine » la société
de la justice. Mais pour qu’il en soit ainsi, et fait du pays, État et société compris, un
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il faut repenser sa situation dans l’État (I), pays démocratique.
comprendre l’exercice de l’acte de juger (II) Cette image s’abime quand les magis-
et interroger ce qui fait la légitimité démo- trats obtiennent un statut qui n’en fait pas
cratique (III). des fonctionnaires « comme les autres » et
garantit leur indépendance, quand leur for-
mation et leur carrière ne sont plus entiè-
I – Une légitimité démocratique rement entre les mains du ministre mais
fondée sur la position de la doivent être partagées, selon des degrés
justice dans l’État différents, avec un Conseil supérieur de
la magistrature. Mais, même abimée cette
Dans le cadre conceptuel hérité de image continue à diriger les esprits comme
Louis XIV et « modernisé » en 1789, la en témoignent les échecs répétés de toutes
justice est pensée comme un pouvoir de les réformes visant à transférer à ce Conseil
l’État. « Il s’agit de donner à l’État une magis- la nomination de tous les magistrats, siège et
trature digne de ce nom », déclare encore parquet. Il est même reproché aux timides
Michel Debré, garde des Sceaux, au moment réformes statutaires et constitutionnelles de
de la création de l’ENM. En termes routi- 1993 et 2008 d’avoir trop distendu les liens
nisés à force d’avoir été répétés, le pouvoir entre les magistrats et l’État et transformé la
législatif discute et vote les lois, le pouvoir justice en contre-pouvoir de l’État.

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Manifestement exagérées, ces conclu- fonction démocratique. C’est parce que le


sions (re)posent la question de la situation juge n’est pas dans l’État mais à l’articula-
« géographique » de la justice au sein d’une tion des pouvoirs qu’il peut remplir cette
configuration politique. À la représenta- fonction démocratique.
tion un peu rustre faite de deux sphères,
« Dans cette configuration, la justice ne se situe

]
la sphère étatique et la sphère civile, il est
pas à l’intérieur d’un de ces trois espaces ; elle
possible, à la suite notamment d’Habermas, est à l’articulation de l’espace civil et de l’espace
de concevoir une configuration constituée public et de l’espace public et de l’espace politique ;
de trois espaces : un espace civil où cha- elle fait le lien entre les trois espaces. »

cun a ses activités professionnelles, person-


nelles, sociales, amicales ; l’espace public qui Conséquence logique : si la justice n’est
regroupe les syndicats, les partis politiques, pas dans l’État mais à l’articulation des espaces,
les réseaux sociaux, là où se mutualisent les il faut supprimer le ministère de la Justice
problèmes rencontrés dans l’espace civil ; et puisque ce ministère est dans l’État. Par la
l’espace politique là où les lois sont prépa- compétition électorale qui le produit, un
rées, conçues, votées. Dans cette configura- gouvernement est naturellement partial,
tion, la justice ne se situe pas à l’intérieur d’un logiquement à l’écoute de « sa » majorité et
de ces trois espaces ; elle est à l’articulation il exprime des choix partisans qui heurtent
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de l’espace civil et de l’espace public et de nécessairement telle ou telle partie de la
l’espace public et de l’espace politique ; elle fait société et sont à l’origine de conflits que,
le lien entre les trois espaces. Le juge est celui précisément, la justice peut être amenée
– pour employer la formule de Bourdieu – à connaître. Et les citoyens ne peuvent
qui reçoit toute la misère du monde, celle croire dans l’impartialité d’une justice qui
qui vient de l’espace civil – le logement, les participe et dépend d’un gouvernement par-
expulsions, les licenciements, les violences tisan donc partial. Les propriétés des deux
conjugales… – et c’est donc lui qui est en instances – justice et gouvernement – sont
capacité de dire si, à un moment donné, incompatibles et elles doivent donc être
ce qui est ressenti par l’espace civil comme séparées pour que la liberté politique des
étant un besoin, une demande, un souhait citoyens soit assurée. Sortie du gouverne-
peut, après avoir été discuté et argumenté ment, la justice sera confiée à une autorité
dans l’espace public, être proposé à l’espace constitutionnelle indépendante, le Conseil
politique pour obtenir la qualité de droit. supérieur de la justice, et non le Conseil de
Parce que le juge est à l’articulation des trois la magistrature. Ce changement de dénomi-
pouvoirs, il est en situation de faire passer nation veut signifier que cette autorité ne
« quelque chose » de l’état prénormatif à doit pas être la chose des magistrats mais
l’état normatif et c’est précisément par cette l’institution de la justice chargée de garantir
situation « géographique » qu’il remplit une son indépendance non seulement à l’égard

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des pouvoirs exécutif et législatif mais aussi leur force normative. La théorie d’un juge
du pouvoir judiciaire et, plus largement, de automate simple répétiteur de la loi a été
tous les pouvoirs qui tentent de peser sur définitivement invalidée par la controverse
le cours de la justice. entre la Cour de cassation et le Conseil consti-
tutionnel sur la compréhension de l’expression
« disposition législative pouvant faire l’objet
II – Une légitimité démocratique d’une QPC ». Pour la Cour, si le requérant
fondée sur la place de la justice contestait non pas la disposition législative
dans la chaîne herméneutique mais son interprétation par les juges, la ques-
tion n’était pas recevable et ne devait pas être
Dans le cadre conceptuel étatiste, juger transmise au Conseil 7 ; en revanche, pour le
se ramène à une opération simple d’applica- Conseil, un justiciable a le droit de contes-
tion de la loi aux cas qui sont déférés aux ter la constitutionnalité d’une interprétation
tribunaux. Le travail du juge s’analyse comme jurisprudentielle de la loi dans l’exacte mesure
le simple rappel à telle ou telle partie qui où c’est cette interprétation qui lui donne sa
l’aurait méconnue de la signification de la « portée effective » 8. Étaient ainsi pleinement
loi ; il n’ajoute rien, ne crée rien, ne dispose reconnues la différence entre le texte et la
d’aucun pouvoir d’appréciation ou d’inter- norme et la part que les juges prennent dans
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prétation puisque le sens de la norme est le passage de l’un à l’autre.
supposé être inscrit dans la norme. Dans ces Cette réalité du travail juridictionnel
conditions, le juge n’exerce aucun pouvoir, il est, aujourd’hui, admise et elle est à l’origine
ne fait qu’appliquer une norme préexistante, du nouveau cadre de représentation de la
son activité est neutre et la question de sa justice résumé par la formule « gouvernement
légitimité ne se pose pas. des juges ». Si le principe démocratique se
Or, ce cadre conceptuel ne permet pas définit par la souveraineté du peuple et si,
de saisir la réalité du travail juridictionnel. pour des raisons de temps, d’instruction, de
Contrairement à une idée trop souvent répé- philosophie ou de géographie, le peuple ne
tée, la loi n’arrive pas finie devant les juges ; peut échapper à sa représentation, la seule
elle n’est pas une norme que le juge n’aurait véritable nécessité démocratique est qu’il
qu’à appliquer aux espèces particulières pen- désigne, par son vote, ceux qui agiront en
dantes devant lui ; elle est un texte inachevé, son nom. Et donc, l’idéal démocratique est
une norme en puissance qui attend pour le atteint en son cœur quand les lois votées par
devenir en acte que le juge attribue aux mots des élus du peuple peuvent être défaites par
de la loi la signification qui leur donnera une institution dépourvue de ce qui donne à

7. C. cass., QPC, 19 mai 2010, Yvan Colona.


8. CC 2010-39 QPC, 6 oct. 2010, JO 7 oct. 2010, p. 18154.

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un pouvoir sa légitimité, le suffrage universel. est de régler le cas particulier qui est posé
La participation des juges à la fabrication des devant lui et par conséquent il doit avoir une
lois est, dans ce registre d’intelligibilité de la approche de proximité pour exercer ce travail
démocratie, une anomalie 9. d’attribution d’un sens aux mots du droit.
Or, cette représentation de la fonction Là se trouve la légitimité démocratique du
de juger peut ne pas emporter la conviction. juge, dans le souci du vivant concret, souci formé
Sans doute, un énoncé juridique a besoin de non dans la répétition mécanique des mots de
la médiation juridictionnelle pour accéder à la la loi ni davantage dans la libre création hermé-
normativité, il ne s’ensuit pas nécessairement neutique mais dans l’échange contradictoire des
que cette médiation s’accomplisse dans le arguments des parties. Ce qui est dire avec les
geste unilatéral, volontaire et discrétionnaire mots d’aujourd’hui ce que disait déjà Portalis :
du juge. Elle se comprend surtout comme une « Il y a une science pour les législateurs,
relation complexe entre tous ceux qui font comme il y en a une pour les magistrats ; et
usage de l’énoncé juridique et, dans cette l’une ne ressemble pas à l’autre. La science
relation, le juge n’est qu’un acteur. Le juge du législateur consiste à trouver dans chaque
est inséré dans une chaîne herméneutique matière, les principes les plus favorables au
dans laquelle interviennent les assemblées bien commun : la science du magistrat est de
parlementaires, les juridictions européennes, mettre ces principes en action, de les ramifier,
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les comités et sociétés savantes, les académies, de les étendre, par une application sage et
la doctrine, les associations, les syndicats… La raisonnée, aux hypothèses privées ; d’étudier
production du sens d’un énoncé juridique est le l’esprit de la loi quand la lettre tue : et de
produit de cette chaîne de sorte que le juge n’est ne pas s’exposer au risque d’être, tour à tour,
pas un pouvoir libre de création de sens ; il est esclave et rebelle, et de désobéir par esprit
l’instance où s’équilibre, se discute, se réfléchit de servitude. » 10
la relation règle de la majorité qui a produit les
mots de la loi et droits fondamentaux. Quand
le juge donne un sens au mot de la loi, il le III – Une légitimité démocratique
fait toujours à partir d’une affaire concrète fondée sur l’agir juridictionnel
avec des personnes réelles ; le législateur, au
contraire, n’a personne devant lui ou seule- L’idée de la démocratie continue n’in-
ment un être abstrait et il pose des mots de vente pas ni ne crée ce pouvoir normatif du
manière générale et abstraite qui font de la loi, juge ; elle le dévoile seulement en soulevant
selon la formule consacrée, un texte général et déchirant le lourd cadre conceptuel enfer-
et impersonnel. À l’inverse, le devoir du juge mant la définition de la démocratie dans un

9. V. infra, p. 580.
10. Portalis, Discours préliminaire du premier projet de code civil, 1801.

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Dossier La justice, composante de la légitimité démocratique

syllogisme simple mais efficace : est démocra- de l’origine du pouvoir vers le mode d’exercice
tique ce qui et seulement ce qui est issu du du pouvoir, de la légitimité électorale vers la
suffrage universel ; or les juges ne sont pas légitimité procédurale. Autrement dit c’est la
élus au suffrage universel ; donc, soit ils sont manière dont une décision a été fabriquée qui
des intrus dans la démocratie, soit le régime la fait reconnaître légitime. Davantage que
dans lequel ils ont un pouvoir normatif ne son origine.
peut être qualifié de « démocratique » 11. Dans S’il en est ainsi, si le juge a un rôle décisif
ce cadre conceptuel, les juges ne peuvent être dans la fabrication de la norme, s’il se situe à
pensés comme des acteurs de la démocratie. l’articulation des espaces civil, public et poli-
tique, son pouvoir doit s’exercer selon un agir

[
« L’élection n’est plus, à tort ou à raison, considérée
juridictionnel qui se décline en quatre règles
comme LE marqueur de la qualité démocratique
d’une institution ou d’une décision. » principales ayant chacune et toutes ensemble
pour objet la recherche de la production d’un
Or, là aussi, ce cadre conceptuel jugement garantie par sa qualité délibérative.
« craque ». Jusqu’à présent, la légitimité Le premier principe est, évidemment,
d’une institution ou d’une décision tenait l’obligation de motiver les jugements. Dès lors,
à l’origine de cette institution ou de cette en effet, que le jugement n’est pas une applica-
décision : Dieu et la légitimité de droit divin, tion syllogistique de la loi mais le résultat d’un
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la Nature et la légitimité de droit naturel, choix entre plusieurs significations possibles
l’Autorité et la légitimité charismatique, le des énoncés de la loi, le juge doit exposer
Peuple et la légitimité électorale qui, dans ce le processus argumentatif qui l’a conduit à
dernier cas, était immédiatement transformée retenir telle interprétation plutôt que telle
en légitimité « démocratique ». Ce critère de autre. Tout magistrat construit la qualifica-
l’origine est, aujourd’hui, discuté. L’élection tion juridique des faits à partir d’un certain
n’est plus, à tort ou à raison, considérée nombre d’éléments qu’il doit exposer et argu-
comme LE marqueur de la qualité démo- menter. Dans cette logique, il serait opportun
cratique d’une institution ou d’une décision. que la France reconnaisse enfin la pratique des
Un glissement des croyances collectives s’opère opinons séparées 12 car elles « fonctionnent »

11. Ainsi, J.-M. Denquin doute qu’il soit possible d’appeler « démocratie » un système dans lequel un juge non élu et irres-
ponsable décide arbitrairement à la place des élus (L’essence, la démocratie et le droit, Juspoliticum, 2009, no 2) ; S. Rials
dénonce un retour du théologico-politique avec le droit comme religion et les juges comme grands prêtres (Entre artificialisme
et idolâtrie, Le Débat, 1991, no 64, p. 163) ; P. Brunet stigmatise une conception libérale et aristocratique du pouvoir mettant
le peuple hors du jeu politique (Le juge constitutionnel est-il un juge comme un autre ?, in La notion de juge constitutionnel,
Dalloz, 2005, p. 115) ; et B. François décèle dans cette République des juges une volonté de pouvoir des professeurs de droit
au service d’un mécanisme sophistiqué de dépossession du pouvoir des citoyens au profit des juges (Critique du discours
constitutionnaliste contemporain, in Jacques Chevallier, Droit et Politique, PUF, 1993).
12. V. sur cette proposition, le rapport de la commission de réflexion sur la Cour de cassation 2030 : www.courdecassation.
fr/la-cour-de-cassation/demain/cour-de-cassation-2030, p. 44 et 45, ainsi que la note détaillée figurant au point 1.5 des
annexes à ce rapport.

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comme un moyen procédural qui oblige les la sphère de production du jugement soit
juges à motiver davantage et mieux leurs constitutionnellement garantie, la sphère
décisions : quand les juges majoritaires savent de la justice peut et surtout doit s’ouvrir et
que leurs collègues minoritaires peuvent expo- communiquer avec les autres sphères.
ser, après le jugement et publiquement, leur Enfin, dernier principe, le principe de
désaccord soit avec la solution retenue soit la collégialité. Toute décision de justice est
avec la motivation, ils sont conduits à être – ou devrait être – « délibérée », selon
plus attentifs à la qualité juridique de leur la formule classique, c’est-à-dire que son
argumentation ; et, réciproquement, les juges contenu est discuté, que le jugement est le
« dissidents » doivent motiver avec sérieux résultat d’une confrontation entre les magis-
leur opinion pour espérer faire évoluer la trats ; cette collégialité fonctionne comme
jurisprudence lors de prochaines affaires. La un mécanisme de « formation permanente »,
rationalité d’une décision de justice repose comme un processus de contrôle réciproque
en effet sur la capacité qu’a cette décision à qui garantit la qualité du jugement.
envisager l’hypothèse qu’elle aurait pu être
autre ; sinon, elle n’est pas rationnelle, elle
est « folle ». ***
Le deuxième principe est, bien sûr, le
© Dalloz | Téléchargé le 06/12/2022 sur www.cairn.info via Université de Poitiers (IP: 195.220.223.38)

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principe du contradictoire. Une décision de La justice a toujours été un « mar-
justice se construit par un échange d’argu- queur » de la démocratie. Les sociétés
ments entre les parties et chacune d’elles sont sorties de la barbarie lorsqu’elles ont
doit avoir le droit de les exposer et de les abandonné le lynchage pour la justice ;
défendre avec une égalité des armes. En ce les sociétés sont entrées dans l’ère démo-
sens, l’avocat est plus qu’un « auxiliaire de la cratique lorsqu’elles ont posé les règles du
justice » selon une formule condescendante ; procès équitable et du tribunal neutre et
il n’est pas davantage l’ennemi du magistrat, impartial. La justice n’est pas un composant
celui qui veut conduire le juge à commettre du principe libéral qui viendrait « polluer »
une « faute » en interprétant l’article du le principe démocratique. Elle est une com-
Code de telle manière plutôt que de telle posante même du principe démocratique qui
autre ; l’avocat est celui qui participe à la serait incomplet sans elle. Dans la configura-
construction du jugement judiciaire par la tion démocratique moderne où le suffrage
discussion serrée des arguments. Et ce prin- universel n’est pas ou n’est plus la seule
cipe du contradictoire vit de la reconnais- source de légitimité, la justice, sous réserve
sance et du respect des droits de la défense. que soit menée sa refondation institution-
Le troisième principe est le principe nelle et éthique, peut être encore l’institu-
de la publicité des débats judiciaires. Dès tion par laquelle se continuera la légitimité
lors que, et à condition que l’autonomie de démocratique.

Les Cahiers de la justice - # 2022/4 581 []

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