Delannoi Gil, de L'utilité de La Notion de Post-Vérité

DE L’UTILITÉ DE LA NOTION DE POST-VÉRITÉ
Gil Delannoi
Gallimard | « Le Débat »
2017/5 n° 197 | pages 4 à 12

ISSN 0246-2346
ISBN 9782072755804
DOI 10.3917/deba.197.0004
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Gil Delannoi
De l’utilité de la notion
de post-vérité
La fulgurante apparition du mot «post- la politique et le langage. Défions-nous de la ten-

vérité» nous interroge sur la nouveauté de ce dance à appeler propagande seulement la propa-
qui est désigné. Simple habillage new look de gande qui nous déplaît. Partons de ces leçons
l’habituel mensonge? Sorte de manipulation classiques:
auparavant inconnue? Intox et approximation
«Chacun tourne en réalités,
empruntant à ces deux hypothèses? La discus-
Autant qu’il peut, ses propres songes
sion s’inscrit dans le contexte politique très par-
L’homme est de glace aux vérités,
ticulier des années 2016-2017, généralement
Il est de feu pour les mensonges.»
qualifié de «populiste».
(Le Statuaire et la Statue de Jupiter, IX, 6.)
Post-vérité traduit post-truth, en référence à
«des circonstances dans lesquelles les faits objec- Et encore:
tifs ont moins d’influence pour modeler l’opi-
«Ne nous moquons point, nous nous laissons
nion publique que les appels à l’émotion et aux
séduire
opinions personnelles», selon l’Oxford Dictionary
Sur aussi peu de fondement,
de 2016. Le néologisme date des années 2000. Il
Et chacun croit aisément
y accompagna la montée en puissance d’Internet
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.»
et des nouveaux médias internautiques. Il ne
(Le Loup et le Renard, XI, 6.)
s’est vraiment répandu qu’après le Brexit au
Royaume-Uni et l’élection de Trump aux États- La fabuliste a raison. Le moraliste confirme:
Unis. Oui, les médias sont nouveaux, mais le «Il n’y a rien que la crainte et l’espérance ne per-
procédé ne l’est pas pour autant: vérité et men- suadent aux hommes» (Vauvenargues). Crainte
songe et l’ombre qui les séparent sont nés avec et espoir sont les deux émotions, les deux
Gil Delannoi est chercheur au Centre de recherches

politiques (Cevipof) et professeur de théorie politique à
Sciences-Po. Il est notamment l’auteur de La Nation (Le
Cavalier bleu, 2010) et Le Procès de Machiavel (Berg, 2014).
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de post-vérité
assions, les deux raisons politiques inévitables,

p Il flotte dans l’air du temps comme une redé-
indispensables. Périclès le disait, selon Thucy- couverte de la leçon de Machiavel: la compéti-
dide; on l’a répété, depuis Aristote jusqu’à tion pour le pouvoir, pour les biens et même
Hobbes, de Montesquieu jusqu’à Weber dans pour la vérité engendre du conflit, de la mau-
Le Savant et le Politique. Elles sont aussi, comme vaise foi, de la méchanceté. Ce retour imprévu,
on le sait depuis Épicure, «maîtresses d’erreur et au moins par les naïfs et les demi-habiles, admet
de fausseté». néanmoins l’hypothèse de la résurgence de l’an-
cien: avant de songer à la post-vérité, doit-on en
Contexte et situation conclure que le fascisme est de retour?
Trump est-il fasciste? S’il l’est, en quoi
La question de la post-vérité fait son appari- comparé à Poutine, Erdogan, Xi Jinping, l’est-il
tion après les attentats du 11 septembre 2001. Le davantage? Sa verve peu inspirée, sa communi-
siècle commence par une violence innovante et cation erratique, son égocentrisme apolitique
verse dans le complotisme. L’idée de post-vérité sont un choc dans une démocratie polie, codée
n’a pas tant de succès pour autant. C’est l’année et «politiquement correcte». Mais par compa-
2016 qui popularise le mot. Après le vote du raison avec les autres dirigeants?
Brexit par une majorité courte mais nette, l’accu- Au sens strict, le fascisme se manifeste par
sation de démagogie vise le référendum, procé- quelques composantes: un guide, chef suprême.
dure se prêtant par nature, dit-on, au triomphe Un parti de masse, parti unique et stratifié. Une
de la post-vérité. Mais l’argument s’affaiblit dès milice paramilitaire destinée à brutaliser, terro-
l’élection de Trump, dans un processus électoral riser, tuer. Le contrôle de l’armée, de la police et
fédéral, indirect et présidentiel, tout le contraire de la presse. La propagande sans contrepartie.
d’un référendum. L’inattendu Brexit et l’irrup- La disparition de l’opposition légale.
tion de Trump ont des points communs et des Le fascisme ne repose pas sur les camps, les
différences profondes. Sur le moment, la notion bagnes et l’esclavage d’État. L’extermination
de post-vérité leur met un lien, ficèle le paquet. administrée après faux procès, les coups d’État
Les critiques à l’égard de Donald Trump se opaques au sommet de l’appareil, la réécriture
multiplient, la vigilance s’exerce. Trump ne doit-il complète de l’histoire caractérisent un régime
éveiller de positif qu’une curiosité tératologique? plus rare et plus terrible que le fascisme et pour
Il est trop tôt pour le dire. Il convient tout autant lequel on inventa le mot de totalitarisme.
de s’interroger sur les causes sociales et poli- En concurrence avec la Russie de Poutine, la
tiques de sa victoire et sur l’effet symptomatique Chine si moderne de Xi Jinping est aujourd’hui
que son irritante irruption à la présidence pro- la plus proche d’un modèle fasciste ordinaire
voque. La critique serait ici superflue puisque ayant gardé plusieurs aspects totalitaires, appa-
presque tous les médias du monde se sont attelés remment résiduels et néanmoins structurels. La
à la tâche. Le monstre Trump, par son exemple place centrale de ce régime dans le système
repoussant, illustre à l’envers le rêve médiatico- mercantiliste mondial le protège si bien que le
politique contemporain: un monde de démons Président chinois peut venir faire la leçon au
gouverné par des saints. Tous les coups sont nouveau Président américain au forum de Davos
permis, mais dans le respect du speech code. pendant que des millions de prisonniers chinois

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travaillent servilement dans des camps de réédu- l’économie, le Brexit est souvent perçu comme
cation très compétitifs sur le marché mondial. le retour d’un refoulé politique, allant contre la
La rééducation politique y est dispensée tendance des récentes décennies. On peut en
gratuitement. discuter. Chez Trump s’ajoute plus frontale-
Depuis l’élection, les États-Unis de Trump ment l’attaque contre le politiquement correct
vivent dans une stupéfiante agitation politique et admis par tous les autres dans l’arène politique.
médiatique. On n’y rencontre pas, néanmoins, Dans les deux cas mentionnés, assiste-t-on à
de terreur organisée, de parti unique, de culte du un certain type de politique n’hésitant pas à
chef, de contrôle des médias et de la police. passer à la post-vérité pour contrecarrer la post-
Intellectuels et journalistes ne sont pas en prison. politique? La victoire de Trump fut-elle acquise
La gesticulation du Président étonne, emprun- malgré sa grossièreté, ses transgressions ou grâce
tant ici et là quelques tics mussoliniens. Pour à elles? Les limites du programme de Trump
l’instant, les critères du fascisme classique résident beaucoup plus dans l’infrastructure du
s’appliquent beaucoup mieux à divers régimes monde actuel que dans les règles du discours
situés au nord et à l’est de l’Europe qu’aux bienséant. Le système de production globalisé,
États-Unis. fait d’allers et retours, d’assemblages, de déloca-
Reste l’intention de Donald. Est-elle person- lisations en chaîne, échappe en partie et pour
nelle ou idéologique? Le système politique amé- longtemps à tout contrôle politique renforcé,
ricain est fondé sur des procédures démocratiques démocratique ou non. Le vernis diplomatique
imparfaites mais solides. D’un autre point de étalé sur le mercantilisme ambiant n’est pas
vue, plus polémique, dans la rhétorique démo- purement décoratif. Trump l’a mesuré à ses
cratique, fascisme signifie «travail, famille, dépens en osant avouer qu’il acceptait au télé-
patrie», autorité, réaction, préférence ethnocul- phone les félicitations de la présidente de Taïwan.
turelle majoritaire. Ce fascisme-là, quoi qu’on Le courroux menaçant du gouvernement chinois
pense du choix du terme, n’est pas nouveau et la l’a poussé à céder aux injonctions de Pékin et à
notion de post-vérité n’est pas nécessaire pour le renier en partie ses propos. Il n’en reste pas
caractériser. moins que cette question diplomatique sino-
Le désir d’un nouveau terme tel que post- taïwanaise touche plus profond que la simple
vérité réside peut-être dans l’inquiétude d’un politesse entre puissances.
monde postpolitique, désormais bien plus anti- S’il est possible de nier l’importance de la
ou contre-politique qu’il ne le fut jamais. Ce politique, c’est en pure perte, car elle ne dispa-
n’est pas une question d’orientation idéologique. raîtra pas des sociétés humaines. L’ennui, toute-
L’existence de la politique est primordiale. La fois, c’est que rien n’empêche d’essayer de la
réalité vitale de la politique est un principe faire disparaître. Ce mauvais coup aura pour
d’intelligibilité et de maîtrise du monde commun prétextes la croissance, la production, la consom-
à des auteurs aussi différents que Dewey, mation, le libre-échange, la gouvernance, la
Schmitt, Arendt, Castoriadis, Aron, Berlin. coopération, la morale, l’ouverture, la tolérance,
Toute anthropologie comporte une dimension la survie de l’espèce humaine et l’avenir plané-
politique fondamentale. taire de la Terre dans le système solaire. Cer-
Dans un monde voué à la suprématie de taines de ces raisons sont bonnes et défendables.

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Les moyens postpolitiques envisagés sont impos- réseaux sociaux et aux données numériques. La
sibles. Cet essai d’anti-politique, caressé depuis face la plus visible, ce sont les e-mails, tweets,
que productivistes, marxistes ou libéraux en blogs, sites alimentant un spectacle politique
parlent, n’avait jamais atteint un tel point culmi- dans lequel l’agitation se confond avec rapidité,
nant. Dans un monde postmoderne accompli, partialité et manipulation. La face cachée consiste
la politique est réduite au rôle d’humble servante en algorithmes, réseaux plus ou moins conscients,
de l’économique, du technique, du juridique enregistrement des données et des profils par des
et de l’idéologique. Il lui appartient encore serveurs tentaculaires. L’emmaillotage des utili-
d’adapter les mœurs et d’ajuster les lois à l’éco- sateurs est aussi serré qu’indolore. La violence
nomie en mutation. Mieux même: il faudrait latente des réseaux se déchaîne parfois en cyber-
en accélérer le tempo. Le marché global sera attaques. Ces réalités sont indéniables. Candidat
l’armature d’une maison commune peinte aux puis Président, Obama a utilisé ces techniques.
couleurs d’un multiculturalisme festif. Trump les pousse jusqu’à l’addiction person-
La post-vérité dérive-t-elle de cette vision du nelle et la tentation de la manipulation instan-
monde? En tant que telle ou seulement en réac- tanée. Le président Trump est tweetanesque.
tion contre lui? Et partagée entre qui et qui? Condamner la technique en tant que telle est
Ce débat tourne désormais au combat. Il a été aussi inefficace que dérisoire. Mais comment
préparé intellectuellement de longue date par définir le bon usage qui nécessiterait un contrôle
quelques décennies d’invention de concepts du flot d’informations sans tomber dans la
en post. Postmoderne et postnational en furent censure et la répression? Et comme toujours, on
l’avant-garde. ne sait qui contrôlera les contrôleurs. La ques-
tion est souvent contournée par un appel au
Évaluations et définitions consensus salvateur par interconnexion des
usagers curieux, vigilants et de bonne volonté.
La notion de post-vérité doit-elle être prise On peut craindre que certaines passions collec-
au sérieux? Qu’apporte ou que dérange ce tives n’emportent de temps en temps un tel
nouveau post qui vient couronner les dernières consensus loin de la vérité qu’il est supposé
décennies fertiles en différents post et phobe? véhiculer.
Est-ce la déconstruction finale ou, en retour 2. Au-delà des données factuelles, le terme
de bâton, un refus de la déconstruction? L’éti- de post-vérité, autant que la chose évoquée,
quette post se retournerait-elle contre elle-même, paraît insaisissable, irréfléchi, superficiel. Il existe,
devenue elle-même «postvéritable»? Voici trois par exemple, une confusion récurrente entre la
approches plausibles: l’une prenant au sérieux notion de post-vérité et le monde implacable-
le nouveau terme, la suivante le rejetant comme ment oppressif décrit par Orwell dans les années
confus, la troisième le considérant comme 1930 et 1940. Contrairement à ce qui est souvent
symptôme. affirmé, la post-vérité (définie comme inatten-
1. L’intérêt du terme est factuel. Concrète- tion aux faits, cf. Oxford Dictionary supra) n’est
ment, la post-vérité résulte de tous les flux pas la disparition définitive du vrai ni le contrôle
d’information très et trop approximatifs, tron- totalitaire du discours public.
qués, mensongers, propagandistes, propres aux Le «fait alternatif» n’est pas orwellien. Je dis:

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ceci est un téléphone. On réplique: c’est un por- feuille, même quand il peut servir de moyen de
tefeuille. Très inquiétant. Mais ce n’est pas le paiement ou pour stocker des documents. Cela
monde décrit par Orwell quand il extrapolait les a peu de rapport avec le monde orwellien. Dans
pratiques de la propagande communiste dans un un monde orwellien il n’y a précisément aucune
monde où elles seules auraient fini par régner alternative. Les fameux slogans qui inversent
sans rivales. paix et guerre, amour et haine en leur contraire
Le fait alternatif est quelquefois défendable, aboutissent à leurs disparitions conjointes. La
souvent fallacieux, mais facilement repérable. Il vérité, loin d’être amoindrie par une alternative
propose une alternative. Défendable parfois: la étrange, est assenée comme une et indiscutable.
bouteille est à moitié vide ou à moitié pleine. Une vérité unique remplace l’autre sans aucune
Dans ce cas, la relativité de l’énoncé tient à une comparaison possible. Ce monde sans alterna-
vérité composée, non à l’erreur des deux percep- tive n’offre à voir qu’une succession de pseudo-
tions, qui ne peuvent être énoncées, au mieux, vérités. Le dirigeant disgracié a disparu de la
que successivement. photographie officielle. L’ancienne photo n’est
Le premier fait alternatif mentionné par plus visible par quiconque. Peut-être même
l’administration Trump voulait claironner le n’existe-t-elle plus. L’histoire réécrite efface
triomphe populaire de la cérémonie d’investi- toute trace du passé. La destruction du passé
ture. Il était assez aisément réfuté par compa- projette l’image d’un avenir sans option. «Qui
raison avec l’investiture précédente. Rien de très contrôle le passé contrôle le futur, qui contrôle
neuf: les disputes sur les nombres dans les mani- le présent contrôle le passé.» Cet anéantissement
festations sont monnaie courante. L’événement fut esquissé dans certains régimes communistes.
consista dans l’usage de l’adjectif «alternatif» par Le monde orwellien parfait n’a heureusement
la Maison Blanche. jamais existé. À terme, la propagande officielle
Dans les controverses sur la post-vérité, il est attira ce genre de commentaire désabusé: «La
visible que Trump ajoute une note personnelle. seule chose vraie dans Le Quotidien du peuple,
La question: «A-t-il été élu en dépit de sa per- c’est la date de publication.» Même les partisans
sonnalité ou grâce à elle?» est intéressante mais du système devaient déchiffrer le discours codé
ne doit pas se borner à cela. Trump est agressif du journal. Le prendre à la lettre n’avait plus
envers certains journalistes qu’il accuse d’être aucun sens pour personne.
menteurs autant ou plus qu’il ne l’est selon eux. Cet exemple de manipulation non alterna-
Ce faisant, Trump obsède les médias du monde tive, qui fut longtemps étrangère à toute qualifi
entier. On peut même se demander si leur oppo- cation par un post, n’a nullement disparu de nos
sition ne fait pas son jeu. Ce spectacle pénible, sociétés libérales. Dans la version soft, c’est la
cependant, a peu de rapport avec la post-vérité cigarette qui est retirée de la photo d’origine. Ou
sinon quand il touche au complotisme supposé la photo du top-modèle est d’autant plus top
par les uns et les autres, tant celui des médias qu’elle est retouchée en faveur du modèle.
contre Trump que celui de Trump contre l’Amé- L’hygiéniquement correct fait partie du politi-
rique politiquement correcte. quement correct. D’une part, la post-vérité
Un fait alternatif est le plus souvent non apparaît comme une dangereuse forme d’oppo-
conciliable: un téléphone n’est pas un porte- sition à ce politiquement correct. L’un peut et

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veut voir la photo avec la cigarette, l’autre la nées. Il n’est pas oppressif au point de supprimer
préfère plus édifiante, hygiéniquement repo- toutes les archives ou de condamner ceux qui
sante. Tel est l’usage du fait alternatif et ce qui rappellent que le personnage avait une cigarette
le distingue de la pseudo-vérité officielle fasciste au bec. Avec ou sans cigarette devient donc un
ou totalitaire. D’un autre côté, nous vivons dans fait alternatif.
un monde dans lequel ces deux formes d’irres- La même ambiguïté règne dans le traitement
pect de la vérité, héritées de passés différents, corrigé de l’histoire. On n’y remplace pas le passé
coexistent, se répondent, se contredisent et, mais on le rectifie. Il va de la liberté de l’esprit
finalement, se mélangent. que l’histoire puisse être révisée à chaque géné-
Le détour par Orwell nous évite une confu- ration. Mais, en accordant trop à la rectitude du
sion due au contexte. Trump n’est pas Hitler, ni présent, le risque de produire des faits alternatifs
Farage Staline. Theresa May pas Mme Mao. passés surgit là aussi. Dire qu’un même acte de
Le monde des années 2000-2020 ressemble à harcèlement ou de viol est un crime dans certains
celui de Huxley. On peut mentir pour le pouvoir, cas et un acte politique dans d’autres est typique
l’argent, la célébrité, le plaisir, mais on ment tout du fait alternatif. La suggestion de renommer le
autant pour la bonne cause, la croyance, le bien, nom des rues d’une ville pour arriver à la parité
le bon projet. Décrit il y a presque cent ans, des genres relève également du fait alternatif. Le
Le Meilleur des mondes est déjà en œuvre et tou- souci de parité des sexes est aussi légitime au
jours au programme. présent que douteux s’il pousse à tout réécrire.
3. Dans un troisième âge de la démocratie, si Faire plus de place aux femmes dans l’histoire du
les hypothèses précédentes sont plausibles, nous passé ne peut aboutir à leur donner une impor-
assistons au combat entre le politiquement correct tance aussi grande dans le poids du passé. Ce
et la post-vérité. Le premier, quand il dégénère, serait d’ailleurs une contradiction dans les termes
retrouve la vérité unique sans cesse réélaborée pour le mouvement féministe. Il est bon de
dans le sens du progrès (plus jamais de cigarette, connaître Olympe de Gouges, mais si cela revient
s’il vous plaît) et la seconde consiste à casser ce à substituer son existence à celle de Mirabeau,
consensus à coups de faits alternatifs. Les termes auteur du préambule de la Déclaration de 1789,
parlent en faveur du premier: «correct», dont Olympe s’inspira, voilà un fait alternatif. Au
quoiqu’un peu froid, est beaucoup moins polé- fil des ans, parmi les étudiants, j’ai constaté que
mique que l’autre, par définition connoté négati- la notoriété d’Olympe de Gouges croît en pro-
vement. Le point de vue hypercorrect devient portion inverse de celle de Mirabeau. Comme
polémique quand il suggère que seules les cri- dans la vérité complémentaire de la bouteille à
tiques du politiquement correct peuvent être moitié vide et à moitié pleine, la vérité historique
soupçonnées de manipulation et de mensonge. consiste à voir ces deux personnes dans la Révo-
La post-vérité ne serait toujours que d’un côté. lution et non l’une au détriment de l’autre.
Un tel combat est confus, mais les choses se
compliquent encore un peu plus si l’on observe Jugements et anticipations
que l’usage de faits alternatifs n’est pas un mono-
pole. Le politiquement correct, en héritier soft Le destin de Trump, ses pitreries, mais avant
du monde orwellien, produit des données alter- tout l’aventure néoconservatrice qui le soutient,

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en dépit de ses écarts de langage, seront un bon trialisation occidentale, une campagne réduite à
test des développements pensables et possibles une coalition des minorités par Hillary, tout cela
de cette nouvelle donne, que le mot post-vérité explique Trump. Il suffit donc de réparer ces
tente d’étiqueter. Que signifie l’étonnante irrup- erreurs et Trump (le populisme en général) dis-
tion de Trump? 1. Une inutile manœuvre de paraîtra aussi vite qu’il est apparu. Sauver
retardement. 2. Un accident sans conséquence. l’essentiel suppose un peu d’autocritique et de
3. Un révélateur incertain. 4. Une rupture déci- remise en question chez les dirigeants et pen-
sive. 5. Le pire… seurs des trois dernières décennies.
Une inutile manœuvre de retardement. L’idéo- Un révélateur incertain. Ces secousses (ici le
logie supérieure «sans frontière», «sans limite» et Brexit s’ajoute à Trump) signalent la fin de la
sans critère universel autre que l’uniformité tentative postpolitique et, plus largement, la fin
mondiale programmée au nom de la diversité du cycle entamé en 1989. D’importants éléments
pour tous rencontre un obstacle inattendu, mais demeureront, mais l’odyssée postpolitique va
pas davantage. La présidence Obama a indiqué probablement s’arrêter. La fragilité du monde
le sens de l’histoire, l’épisode Trump ne sera engendré par les années postcommunistes et
qu’une désagréable péripétie. La force des choses libérales de 1989-1991 n’est guère curable. La
pousse vers un monde meilleur autant pour les liberté ne découle pas toujours de la dérégula-
GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon et tion, l’ouverture des frontières n’est pas leur
leurs équivalents) que pour les États-Unis eux- abolition, la religion de l’humanité se heurte à
mêmes. L’abolition des frontières se poursuivra, des résistances multiples, réactionnaires ou pro-
car les frontières sont «la pire erreur politique gressistes, de droite ou de gauche, occidentales
moderne», selon Jean-Claude Juncker. Si cette ou orientales. Cette fin de cycle ne sera pas un
disparition va moins vite que prévu, c’est moins retour à la politique des années 1950-1970, mais
à cause de Trump que parce que M. Juncker est une reconfiguration s’impose. Gouvernance
contre les frontières, sauf celles du Luxembourg. postpolitique et déconstruction académique
La nécessité prévaudra. La mauvaise humeur reculent devant des échéances concrètes redou-
passera. Vigilance et scandale sont bons à entre- tables: pollution, climat, surpopulation, reloca-
tenir en attendant. L’épisode Trump est pitoyable lisation, décomposition sociale, affaiblissement
et clownesque. de la démocratie effective (post-démocratie),
Un accident sans conséquence. Cette fois, nécessité d’agir à plus long terme. Un com-
l’accident n’est pas vu comme purement super promis, sorte de synthèse positive entre les ten-
ficiel. Les causes de son succès dépassent la per- dances des cycles précédents, reste toutefois
sonnalité du vainqueur et la singularité de sa possible.
rhétorique. Les tensions, négligences, inégalités Une rupture décisive. Ce scénario entraîne, au
nées des effets sociaux et démographiques de la contraire des précédents, une destruction par-
mondialisation sont réelles. Il est possible et tielle du politiquement correct. C’est l’heure du
même nécessaire de reconnaître quelques échecs: réalisme rétrospectif. Il importe assez peu que
Bill Clinton et sa «troisième voie» peu déchif- Trump échoue ou réussisse. D’autres feront à sa
frable, W. Bush et son désastre au Moyen-Orient place un peu la même chose, peut-être mieux,
(maintenu autrement par Obama), la désindus- voire pis. Le «gagnant-gagnant» est l’exception.

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Les pays vainqueurs dans la mondialisation ne toute contingence, il faut remarquer que la grille
sont pas les plus ouverts. Ce sont ceux qui restent rhétorique si clairement élucidée et critiquée par
fermés autant que possible, tout en maximisant Orwell, la grille des pro et des anti, a été com-
la compétition mercantiliste (tour à tour, les plétée par une nouvelle grille, celle des post et des
États-Unis, le Japon, la Chine désormais). La phobe, grille qui déforme la précédente en s’y
coalition des minorités ne fait pas une majorité. superposant.
L’antiracisme se nie lui-même quand il devient Les pro ont diminué en nombre et en inten-
identitaire, obsédé par l’ethnique ou accueillant sité. Si les anti demeurent, c’est que parmi eux
envers le fondamentalisme. Dans ce cas, la cause les plus critiquables sont transformés en phobes,
de l’apparition de Trump n’est pas Trump, mais tandis que les meilleurs, pour la plupart, restent
ceux qui lui ont préparé le terrain, notamment les des anti (antiracisme, anticolonialisme). Postna-
plus intransigeants partisans d’un politiquement tional est la manière intelligente d’être antina-
correct sans cesse renouvelé. Une telle inversion tional. Islamophobe est la manière atroce d’être
de cycle risque de «fuir un vice pour son extrême anti-islamique, la seule possible selon certains.
opposé» (Horace, Satire, II), mais elle est inévi- Dans le monde du phobe, il n’est pas permis
table. C’est à elle qu’il faut s’adapter. La post- d’être anti-islamique comme on fut ou demeure
vérité n’est que le pire aspect d’une adaptation de anticlérical. Les bons anti s’opposent désormais
toutes les propagandes à des nouvelles tech- à des phobes plutôt qu’à d’autres anti ou pro. Anti-
niques. On ne sait ce qu’il en sortira, sinon que raciste, anticolonialiste sont revisités et remaniés
c’est la fin de l’idéologie supérieure depuis les dans la nouvelle grille. Autant que la critique du
années 1990. Le politiquement correct restera racisme et du colonialisme, ils désignent des
intransigeant au nom du progrès égalitaire qu’il soupçons contre des idées et des personnes qui
estime apporter, même si sa part de relativisme ne se déclarent, pour la plupart, ni racistes ni
ne croit plus au Progrès universel monolithique. colonialistes. Les nouveaux phobes servent à
Sa persévérance multipliera les mêmes réactions nommer les intolérables résistances au bon et
qu’en 2016. D’autres Trump apparaîtront. unique discours. Phobe est très mauvais, voire
Peut-on imposer la post-démocratie à une popu- parfois plus mauvais que ne l’était un mauvais
lation récalcitrante sans réaction populiste post anti, car il a un penchant plus pathologique
véritable? La question vaut pour toute démocratie, qu’idéologique. Antisémite serait l’exception,
y compris en dehors de l’Occident. mais alors que dire d’antisioniste? Il est interdit
Le pire. On trouve cette hypothèse extrême d’avoir peur (phobe) et dangereux d’être enthou-
présente en filigrane dans quelques analyses de la siaste (pro). Le seul enthousiasme est celui qui
post-vérité: guerre civile généralisée, troisième s’oppose aux phobies. Crainte et espoir étant
guerre mondiale en préparation, destruction dévalués, la politique devient faible et le monde
accélérée de la planète. L’apocalypse approche. se porterait mieux s’il était davantage postpoli-
tique. L’usage du post, brouillant le vocabulaire
Un post atypique en ajoutant un mot sans rien définir sinon le
déclin du précédent (augmenté d’un préfixe),
Je conclus en m’éloignant des exemples poli- désigne de bonnes choses mais avec un peu de
tiques. Pour situer la post-vérité en dehors de déflation. Parfois, post signifie qu’on ne peut en

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dire davantage. On sait que le passé n’était pas c’est que dans la galaxie des post, la post-vérité est
bon, vive l’avenir, quel qu’il soit. Parfois post est un post franchement mauvais, pour une fois.
timide: c’est une manière de ne pas proclamer Reste à savoir si le prix ultime de l’addition des
la philie à l’encontre de la phobie. post de plus en plus nombreux, si ce caractère
Dans cette nouvelle chimie idéologique, la néfaste est le résultat d’une accumulation durant
plupart des post sont des anti positifs ou des pro plusieurs décennies. Dans le combat entre le
atténués, au moins pour ceux qui les créent et les Correct et le Phobe, il se pourrait que la malignité
répandent, et les suffixes phobe des anti négatifs. de la post-vérité soit mieux partagée entre rivaux
Quand on considère ces deux grilles, l’apparition qu’il ne leur semble à tous. Politiquement correct
de la notion de post-vérité est un signe des ou incorrect, chaque camp propose sa post-vérité
combats idéologiques contemporains plus précis alternative. Le mensonge totalitaire organisé a
que la référence au mensonge généralisé décrit mué en propagande en réseau. Cette importante
par Orwell, un auteur du temps des anti et pro, question devrait être traitée, si possible, sans
et un auteur toujours aussi vital sur le mensonge recourir aux envahissants post, anti et autre phobe.
et la partialité idéologiques.
Mais le prix à payer pour cette innovation, Gil Delannoi.

Delannoi Gil, de L'utilité de La Notion de Post-Vérité

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DE L’UTILITÉ DE LA NOTION DE POST-VÉRITÉ

2017/5 n° 197 | pages 4 à 12

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

La fulgurante apparition du mot «post- la politique et le langage. Déﬁons-nous de la ten-

Gil Delannoi est chercheur au Centre de recherches

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assions, les deux raisons politiques inévitables,

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Gil Delannoi est chercheur au Centre de recherches

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­ assions, les deux raisons politiques inévitables,

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