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ÉTATS-UNIS – CHINE : UN JOUR LA GUERRE ?

Pierre Mélandri

Gallimard | « Le Débat »

2018/5 n° 202 | pages 16 à 35


ISSN 0246-2346
ISBN 9782072827198
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Pierre Melandri

États-Unis – Chine: un jour la guerre?

«Nous irons à la guerre dans la mer de avait osé se prévaloir de ce titre, l’un d’eux doit
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Chine méridionale d’ici cinq à dix ans. […] Il être détruit  2.»
n’y a aucun doute là-dessus», a lancé en mars Toujours plus prégnant à partir du regain
2016 Steve Bannon, alors patron du média d’activisme de la Chine dans la dernière décennie,
­politique ultraconservateur Breitbart, durant le risque de voir la relation entre les deux pays
une émission radiophonique qu’il animait  1. déboucher sur un conflit a bientôt été concep-
­Provocateur, à l’instar de son auteur, le propos tualisé par Graham Allison, un professeur de
n’en reflétait pas moins, sur le mode paroxys- Harvard, en une formule: «le piège de Thucy-
tique, un état d’esprit latent en Amérique: dide». L’expression, qui a connu un réel succès,
dans l’inquiétude de l’establishment de politique évoque la dynamique que, dans La Guerre du
­étrangère devant la prodigieuse montée en Péloponnèse, l’historien grec a ainsi résumée:
­puissance d’une Chine toujours plus perçue «Ce furent l’ascension d’Athènes et la peur que
comme un adversaire; dans le ressentiment celle-ci instilla à Sparte qui ont rendu la guerre
plus général de l’opinion à l’endroit d’un pays inévitable.»
accusé d’avoir nui, par ses pratiques prédatrices, Le danger inhérent à toute transition entre
à l’économie des États-Unis; mais aussi dans deux puissances impériales, avertit Allison, doit
la conviction de certains experts que l’Asie d’autant moins être ignoré que l’histoire atteste
orientale ne s’est jamais révélée assez grande
pour tolérer la coexistence de deux superpuis- 1. «We Are Going to War in the South China Sea…»,
sances. «Quand deux empereurs apparaissent The Guardian, 1er février 2017.
2. Howard G. French, Everything Under the Heavens:
simultanément, avait répliqué un empereur de la How the Past Helps Shape China’s Push for Global Power,
dynastie Han à un souverain vietnamien qui ­Melbourne, Scribe, 2017, p. 6.

Pierre Melandri est historien. Spécialiste des relations


internationales et des États-Unis, il a récemment publié
Le Siècle américain, une histoire (Perrin, 2016).

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États-Unis – Chine:
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son acuité. Une recherche qu’il a dirigée révèle FMI. Il l’a élevée au rang de superpuissance dont
en effet que sur seize cas où, au cours des cinq l’influence se fait chaque jour plus sentir dans le
cents dernières années, une puissance ascen- monde entier. Et il a permis à un «rêve chinois»
dante a défié une puissance dominante, douze d’émerger face à un «rêve américain» désen-
ont débouché sur une guerre  3. Dans un tel chanté. En 1973, à la fin de son best-seller,
contexte, explique-t-il, «non seulement des évé- Quand la Chine s’éveillera…, Alain Peyrefitte se
nements inattendus, extraordinaires, mais des demandait si la Chine serait «un modèle» ou un
points d’ignition ordinaires […] peuvent déclen- «miracle»  8. En réalité, en faisant figure de
cher un conflit de grande ampleur  4». Et s’il «miracle», sa croissance fulgurante a bien fait
insiste sans doute sur l’idée que la guerre n’est d’elle, aux yeux de certains, un «modèle».
pas une fatalité et multiplie même les conseils Après avoir longtemps espéré voir la Chine
susceptibles d’aider les leaders des deux pays à s’intégrer dans l’ordre international que, depuis
l’éviter, c’est bien le tocsin que l’auteur entend 1945, elle a dirigé, l’Amérique se retrouve
faire sonner: «Sur la trajectoire actuelle, une dans une situation proche de celle de l’Angle-
guerre entre les États-Unis et la Chine dans les terre face à l’Allemagne au début du XXe siècle:
décennies à venir n’est pas seulement possible, une situation où, comme Paul Kennedy l’a
mais beaucoup plus probable qu’on ne le reconnaît remarqué, «l’ancienne puissance souhaitait pré-
aujourd’hui.» Autrement dit, «éviter le piège de server le statu quo existant alors que la nouvelle,
Thucydide ne requerra rien de moins que faire pour toute une série de considérations offen-
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plier l’arc de l’histoire»  5. sives et défensives, prenait des mesures pour le
Dans quelle mesure cet alarmisme est-il transformer  9». Les Américains ont d’autant plus
justifié? D’un côté, nul doute que la formidable de mal à le supporter qu’à leurs yeux la Chine
ascension de la Chine au cours des dernières a, plus que tout autre pays, profité de la stabi-
décennies l’ait érigée en principale rivale des lité que la Pax Americana a assurée. Aussi ne
États-Unis. Elle a précipité le glissement de la faut-il pas trop s’étonner si leur exaspération a
puissance de l’Occident vers l’Orient que, dès le récemment débouché sur un regain de combati-
printemps 1996, un article de la revue Foreign vité et une guerre commerciale qui semblent
Policy annonça  6, pulvérisé l’idée d’une «ère uni- avoir laissé les dirigeants chinois quelque peu
polaire» où les États-Unis seraient les seuls à désarçonnés.
compter et, plus encore, remis en question
­l’universalité du modèle qu’ils se faisaient fort 3. Graham Allison, Destined for War: Can America and
d’incarner. Quand, en 1991, après la chute de China Escape Thucydides’s Trap?, Boston, Houghton, Mifflin,
Harcourt, 2017. Voir les tableaux récapitulatifs des seize cas
l’URSS, Francis Fukuyama annonçait la «fin de ainsi que leur analyse pp. 42, 244 et 245-286.
l’histoire» et l’inéluctable triomphe de la démo- 4. Ibid., p. 29.
5. Ibid., pp. XVII et XX. Première citation en italique
cratie libérale, qui aurait parié sur le succès du dans le texte.
«marchisme-léninisme  7», cet étrange hybride 6. Richard Halloran, «The Rising East», Foreign Policy,
n° 102, printemps 1996, pp. 3-21.
d’économie de marché et d’autoritarisme inventé 7. Nicholas Kristof, «China Sees “Market-Leninism”
par la Chine? Pourtant, ce dernier a fait d’elle un as Way to Future», New York Times, 6 septembre 1993.
8. Alain Peyrefitte, Quand la Chine s’éveillera…,
leader dans les technologies avancées et du ren- Arthème Fayard, 1973, p. 435.
minbi une monnaie de réserve reconnue par le 9. G. Allison, Destined for War, op. cit., p. 83.

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États-Unis – Chine:
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La confrontation économique dans laquelle des relations diplomatiques, le vote, en 1979, du


les deux pays sont en train de s’engager laisse- Taiwan Relations Act témoigne d’une dichotomie
t‑elle pour autant augurer d’un conflit armé? qui va persister entre l’attitude ouverte de l’exé-
Dans le contexte du centenaire de la Grande cutif et la méfiance affichée du Congrès  12, la
Guerre, nombre d’universitaires, militaires, jour­­ relation tend plutôt, dans les années suivantes, à
nalistes et politiques se sont, à l’instar d’Allison, encore s’améliorer: séduit par le pragmatisme
demandé si, à terme, un conflit n’était pas, d’une de Deng Xiaoping et sa conversion aux méca-
certaine façon, «programmé» entre une Amé- nismes du marché, Reagan ira jusqu’à parler en
rique qui a fait un temps figure de nouvel «empire 1984 de «la Chine soi-disant communiste» (the
du Milieu  10» et une Chine qui, des millénaires so-called communist China)  13.
durant, a dominé «tout ce qui était sous les La fin de la guerre froide semble un temps
cieux» (le tian xia)  11. Pourtant, si les occasions tout changer. Alors qu’elle ne règle aucun des
d’affrontement risquent de se multiplier et si le grands problèmes – tels Taiwan, la division de
passé n’est pas de nature à rassurer, on peut la Corée – sur lesquels Washington et Pékin
espérer que les leaders des deux pays cherche- tendent à s’affronter, la chute de l’URSS sup-
ront à s’épargner le coût d’un conflit dans lequel prime la menace commune qui les avait rap­
tous deux auraient beaucoup plus à perdre qu’à prochés. Pire! Le massacre de Tienanmen
gagner. pulvérise, au moins provisoirement, les espoirs
de démocratisation que la rhétorique reaga-
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nienne avait suscités et renforce la méfiance,
Engagement ou endiguement? sinon l’hostilité, des groupes de pression anti­
chinois et, plus généralement, du Congrès.

Dans la relation entre la Chine et les États- 10. Pierre Melandri et Justin Vaïsse, L’Empire du
Milieu: les États-Unis et le monde depuis la fin de la guerre froide,
Unis depuis le début des années 1970, l’accent Odile Jacob, 2001.
glisse inexorablement du rapprochement vers 11. Parmi les livres américains s’interrogeant au cours
des dernières années sur cette relation, citons: Martin
l’affrontement sous l’effet du renversement stu­ Jacques, When China Rules the World: The End of the Western
péfiant du rapport de puissance entre un pays World and the Birth of a New Global Order, New York,
Penguin, 2009; Aaron L. Friedberg, A Contest for Supre-
jusqu’ici dominant et un autre qui paraît peu à macy: China, America, and the Struggle for Mastery in Asia,
peu revêtir les habits d’un géant. Mais si, jusqu’à New York, Norton, 2011; Andrew J. Nathan et Andrew
Scobell, China’s Search for Security, New York, Columbia
la crise financière de 2007-2008, compétition et U. Press, 2012; David Shambough, China Goes Global: The
coopération coexistent, c’est la seconde qui Partial Power, Oxford University Press, 2013; Stephen
Roach, Unbalanced: The Co-Dependency of America and China,
domine. New Haven (Conn.), Yale University Press, 2014; Geoff
Quand, au début des années 1970, les deux Dyer, The Contest of the Century: The New Era of Competition
with China – and How America Can Win, New York, Knopf,
pays commencent à se rapprocher, en dépit de 2014; H. French, Everything Under the Heavens, op. cit.
leur opposition idéologique et de leurs diver- 12. Voir, par exemple, sur cette question, Juliette
Bourdin, Entre porte ouverte et «porte fermée». La politique
gences sur nombre de dossiers, leur relation est chinoise des États-Unis du XIXe au XXIe siècle, Presses de la
avant tout le reflet de la communauté d’intérêts Sorbonne Nouvelle, 2013.
13. James Mann, About Face: A History of America’s
que l’hostilité partagée envers le même ennemi, Curious Relationship with China, from Nixon to Clinton,
l’URSS, crée. Si, au lendemain du rétablissement New York, Alfred A. Knopf, 1999, p. 147.

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Pourtant, l’ascension prévisible de la Chine sur États-Unis et la Chine partagent un intérêt


la scène mondiale fait de la préservation du dia- impératif dans une Asie stable et sûre et une
logue une nécessité. Surtout, sa croissance déjà péninsule coréenne sans armes nucléaires… La
stupéfiante – de l’ordre de 4 % en 1990, son taux Chine est la troisième puissance économique
annuel de croissance est de 12 % en 1994 – lui du monde, et une économie qui connaît la crois-
vaut de nouveaux et puissants alliés sur lesquels sance la plus rapide  16.»
elle va pouvoir compter: les grandes sociétés Aussi, conjuguant méfiance et pragmatisme  17,
américaines anxieuses d’accéder à son marché. la politique de l’Amérique apparaît-elle de temps
Bref, d’emblée, la relation sino-américaine à autre schizophrénique: «Parfois, ironise Jiang
repose sur une inévitable ambiguïté que diverses Zemin en 1995, j’entends parler d’endigue-
formules – «Ni amis, ni ennemis», «Frenemies» – ment; parfois j’entends parler d’engagement;
vont refléter. Les Américains vont traiter la parfois j’entends parler d’engagement mâtiné
Chine comme une grande puissance dictatoriale d’endiguement. Puis je découvre que c’est cela
avec laquelle ils n’ont d’autre choix que de que l’on appelle la démocratie américaine  18…»
­coopérer et les Chinois les États-Unis comme un Écartelée entre ceux pour qui la Chine repré-
pays qui ne se résoudra jamais à reconnaître la sente, après la chute de l’URSS, le principal
légitimité de leur régime, mais qui est prêt à danger et ceux qui, sans ignorer ce dernier, esti-
nouer le dialogue avec lui et à laisser ses entre- ment qu’il est possible de le gérer, voire de le
prises contribuer à la croissance de leur éco- transcender, la diplomatie américaine ne cesse
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nomie. La politique américaine repose dès lors d’osciller entre le rapprochement et la suspicion,
sur deux piliers: l’«engagement» (le dialogue) et le dialogue et la confrontation, la coopération et
l’endiguement («engage and hedge»). Ce dernier la compétition.
veille à ce que l’ascension de la Chine ne mette Divers incidents et même affrontements
jamais en danger la position hégémonique où la attestent la force des divergences et, plus géné-
fin de la guerre froide a propulsé l’Amérique, ralement, de la méfiance. Si George H. W. Bush
un impératif rappelé dès 1992 par la fameuse et Bill Clinton se voient, entre autres, reprocher
«doctrine Wolfowitz». Alors que les centaines de leur passivité face aux violations dont, en
bases et d’armes nucléaires américaines en Asie Chine, les droits de l’homme font l’objet, le
constituent un «nœud coulant parfait» autour premier n’hésite pas à vendre en 1992 des armes
de Pékin  14, Clinton s’attache à resserrer ses liens à Taiwan et le second à s’opposer en 1995-
avec les Japonais, les Coréens et les Australiens. 1996 aux efforts des Chinois pour empêcher la
Il renoue même avec les Vietnamiens  15. L’en­
gagement souvent qualifié de «constructif» 14. Voir à ce propos le film de John Pilger, The Coming
résulte, lui, de la volonté d’orienter l’évolution War with China, 2016.
15. Voir, sur cette politique, Laurent Cesari, «Les
de la Chine dans le sens le plus conforme aux États-Unis et l’Asie, 1989-2001», Revue d’histoire diploma-
intérêts américains: «La Chine, rappelle Warren tique, 2018 / 1, pp. 25-46.
16. Warren Christopher, In the Stream of History:
Christopher, le secrétaire d’État de Bill Clinton Shaping Foreign Policy for a New Era, Stanford University
en 1994, possède la plus grande armée du monde, Press, 1998, p. 160.
17. Voir François Godement, Chine-États-Unis, entre
un arsenal nucléaire et, ce qui n’est pas négli- méfiance et pragmatisme, La Documentation française, 2001.
geable, un veto au Conseil de sécurité. Les 18. International Herald Tribune, 16 octobre 1995.

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démocratisation de l’île. Il le fait même avec une Surtout, bientôt convaincu par les attentats du
telle fermeté que, humiliés, les dirigeants du PCC 11 Septembre que c’est d’ailleurs que vient le
­entament un réarmement naval dont l’ampleur vrai danger, le nouveau Président redonne, dans
va laisser le monde stupéfait. En 1999, surtout, la relation avec Pékin, la priorité à la coopération
le bombardement de l’ambassade chinoise à comme son prédécesseur l’avait fait. Pour gérer
­Belgrade conforte ceux qui, à Pékin, sont per- l’ascension de la Chine, c’est, en effet, l’enga­
suadés que certains, aux États-Unis, veulent en gement et même l’«intégration» que Clinton a
découdre avec la Chine et y provoque des mani- privilégiés. Jugeant le leadership communiste
festations qui en disent long sur l’animosité divisé, comme celui du Japon des années 1930,
latente entre les deux nations. Une animosité entre une faction «militaire» d’humeur nationa-
qui trouve un écho, de l’autre côté du Paci­ liste, sinon guerrière, et une faction «écono-
fique, dans la publication du rapport Cox: accu- mique», pour laquelle la croissance du pays est
sant Pékin d’avoir volé des secrets nucléaires, prioritaire, il entend tout faire pour aider cette
ce dernier accrédite l’image d’une Chine ne dernière. Elle est, estime-t-il, le meilleur espoir
reculant devant aucun moyen pour exploiter des États-Unis: ses projets pour son pays – le
cyniquement la politique d’engagement des développement d’une importante classe moyenne
Américains. et la diffusion des nouvelles technologies –
Le rapport s’inscrit, en réalité, dans la lignée convertiront inéluctablement la Chine à la
de toute une série d’avertissements largement démocratie. «Les ordinateurs et Internet, les
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repris par les lobbies proches des firmes d’arme- photocopieurs et les scanners, les modems et les
ment et les soutiens de Taiwan. En 1998, deux satellites, explique-t-il en octobre 1997, tous
chercheurs, Richard Bernstein et Roos H. Munro, augmentent l’exposition [de la Chine] aux gens,
publient ainsi un livre, The Coming Conflict With aux idées et au monde au-delà de ses fron-
China  19, dans lequel la Chine est présentée en tières  20.» Aussi, à partir de 1998, va-t-il se consa-
hégémon asiatique montant qui finira par défier crer, avec l’aide des milieux d’affaires, à convertir
les États-Unis en Extrême-Orient. Surtout, ras- un Congrès a priori réfractaire à l’entrée de la
semblé dans une Blue Team, un petit groupe Chine dans l’Organisation mondiale du com-
d’universitaires, journalistes, lobbyistes pro- merce (OMC).
Taiwan n’a de cesse d’alerter les parlementaires Dès l’automne 2001, la relation reprend le
sur la menace que la Chine représente pour la cours que Clinton lui avait imprimé: la convic-
pérennité de l’«ère unipolaire». Aussi ne doit-on tion prévaut aux États-Unis que, même si la
guère s’étonner si l’une des premières mesures Chine représente potentiellement un danger,
de l’administration George W. Bush est de la elle est aussi une formidable chance à exploiter
rétrograder du rang de «partenaire», auquel pour peu que l’on parvienne à la métamor-
Clinton l’avait élevée, à celui de «compétiteur phoser, comme l’explique Robert Zoellick en
stratégique» et si, en avril 2001, un incident – la
collision entre un chasseur chinois dont le pilote 19. New York, Knopf, 1998 (Chine-États-Unis: danger,
est tué et un avion-espion américain – sème briè- trad. fr., Bleu de Chine, 1998).
20. Remarks by the President in Address on China and the
vement l’anxiété. National Interest, The White House, Office of the Press
Pourtant, la crise est rapidement surmontée. Secretary, 24 octobre 1997.

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2005, en une «partie prenante responsable» (res- anglo-­germanique  22?» L’interrogation prend


ponsible stakeholder) du système international. toujours plus d’acuité au cours des années 2010
Autrement dit, tout en poursuivant la politique où la puissance chinoise continue de se ren-
d’encerclement (il entame un rapprochement forcer. En 2011, Paul Kennedy peut encore
historique avec New Delhi), George W. Bush noter que «les perceptions américaines de la
cherche à privilégier une «coopération franche et Chine oscillent entre un enthousiasme aveugle
constructive» destinée, entre autres, à dissuader et des appels au renforcement immédiat de la
la Chine de trop se rapprocher de la Russie avec marine  23». Mais, au fil des années, ce sont ces
laquelle elle a signé, en 2001, un traité de derniers qui dominent tandis que la Chine paraît
­coopération et d’amitié: il convainc Chen Shui- chaque jour un peu plus disputer la suprématie
bian, le Président taiwanais, de s’abstenir de aux États-Unis.
toute initiative susceptible de provoquer Pékin et Une première raison du renversement en
cherche l’aide de ce dernier face au programme train de s’esquisser est évidemment la prise de
nucléaire nord-coréen. Surtout, l’engagement conscience par les Américains de la fin de l’hégé-
connaît un formidable élan sur un autre plan: si, monie dont, après la chute de l’URSS, ils avaient
sous Clinton, le «partenariat» sino-américain se joui. De longues années de guerre contre le ter-
voulait «stratégique», il s’affirme, avec George rorisme et un fiasco financier ont durement
W. Bush, fiévreusement «économique». Tandis entamé leur moral et leur budget, érodé l’aura
que les États-Unis deviennent le plus grand qu’ils avaient pu irradier et sapé leur conviction
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marché de la Chine et celle-ci le premier créan- d’être un modèle pour le reste de l’humanité.
cier des États-Unis, les deux nations paraissent «Notre nation, concède Bill Clinton en 2008, est
se fondre en un pays unique baptisé en 2007 en difficulté sur deux fronts. Le rêve américain
par Niall Ferguson et Moritz Schularick la est assiégé chez nous et le leadership de l’Amé-
«Chimérique». rique dans le monde a été affaibli  24.»
Par contrecoup, la montée en puissance de la
Chine fait figure de défi qui laisse les Américains
Obama: le pivot vers le Pacifique aussi inquiets que surpris. Accaparés par les
guerres d’Irak et d’Afghanistan, ils ont d’autant
moins vu venir le danger que les Chinois ont
Pourtant quand, deux ans après, ces deux suivi le conseil que Deng Xiaoping leur avait
auteurs expliquent que cette relation ne pourra donné. Persuadé que les États-Unis étaient
pas se pérenniser  21, leur pessimisme s’inscrit voués au déclin et que la Chine devrait éviter
dans une réévaluation beaucoup plus globale
et critique de l’ascension de la Chine. Cette
21. Niall Ferguson et Moritz Schularick, The End of
­dernière s’est tellement accélérée, il est vrai, Chimerica, Working Paper 10 037, Harvard Business School,
qu’une question commence à toujours plus se 2009.
22. Niall Ferguson, «Turning Points», New York Times,
poser: «L’Amérique et la Chine seront-elles 30 novembre 2012.
à même de préserver ce que Kissinger a 23. Paul Kennedy, «America Adrift», New York Times,
6 septembre 2011.
qualifié de “co‑évolution” ou seront-elles, 24. «Bill Clinton’s Convention Speech», New York
au contraire, conduites à rejouer l’antagonisme Times, 27 août 2008.

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toute confrontation prématurée, il les avait ans après, la Chine est perçue comme la pre-
invités à «dissimuler leurs capacités et attendre mière puissance économique par 44 % des Amé-
leur heure». Quand, aux yeux des dirigeants du ricains (et les États-Unis par 27 % seulement)  27.
PCC, celle-ci semble être arrivée, les Américains Sa croissance a, il est vrai, de quoi impressionner.
découvrent à quel point le scénario lénifiant En 2003, son PIB était huit fois inférieur à celui
(soothing scenario)  25 sur lequel leur politique des États-Unis. En 2012, il ne l’est plus que trois
avait largement reposé – l’idée que la Chine fois. Dès 2010, il a dépassé celui du Japon. En
allait fatalement se libéraliser – était peu fondé. 2014, s’il est encore (avec 13,43 % du total
En réalité, la «démocratisation» du régime mondial) loin d’atteindre le PIB américain et
que Clinton avait espéré impulser était, après reste même très en deçà quand on le calcule sur
Tienanmen, le cauchemar que le PCC voulait à une base per capita, il l’a inversement dépassé
tout prix éviter. Aux États-Unis, l’amertume est en parité de pouvoir d’achat (16,32 % contre
d’autant plus prononcée que Pékin semble avoir 16,14 %)  28. Les jours de l’Amérique comme
démontré qu’autoritarisme et marché pouvaient superpuissance globale sont comptés, avertit
être efficacement conjugués: en janvier 2010, The Telegraph, le 14 septembre de la même
un éditorial du New York Times va même jusqu’à année.
se demander si le «consensus de Washington» C’est là une première source de tension avec
n’est pas en train d’être remplacé par le Washington. L’accès de la Chine au rang de pre-
«consensus de Pékin», bref, si une autocratie à mière puissance commerciale en 2012, son statut
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parti unique comme la Chine n’est pas plus à de première puissance détentrice de réserves de
même de prendre des mesures difficiles mais change et de bons du Trésor américains comme
nécessaires que la démocratie américaine  26. les formidables avancées qu’elle accomplit dans
Dès lors, l’hégémonie des États-Unis appa- les nouvelles technologies sont d’autant plus res-
raît en danger. Dans les années 1990, elle avait sentis que l’impression commence à prévaloir,
reposé sur trois piliers: une suprématie écono- avec la montée du chômage dans la foulée de la
mique renforcée, en dépit des déséquilibres crise de 2008, que tous ces progrès se sont faits
qu’elle pouvait présenter, par leur rôle de pion- au détriment des États-Unis. Depuis l’entrée de
nier dans l’ère cybernétique; une supériorité la Chine dans l’OMC, leur déficit commercial
militaire assise sur une capacité sans égale à pro- avec elle s’est, en effet, envolé (entre 2000 et
jeter leurs forces armées dans des lieux éloignés 2008, il a triplé de 80 à 268 milliards de dollars)
et sur le recours aux technologies les plus avan-
cées; l’influence découlant de leur aura idéolo-
25. James Mann, The China Fantasy: How Our Leaders
gique, de l’attrait de leur culture populaire et du Explain Away Chinese Repression, New York, Viking, 2007.
rayonnement de leurs grandes sociétés. Ce sont 26. Thomas Friedman, «Never Heard That Before»,
New York Times, 20 janvier 2010.
tous ces piliers qu’au tournant des années 2000 27. Pew Research Center, «US Seen as Less Important,
la montée en puissance de la Chine menace China as More Powerful», 3 décembre 2009.
28. Selon l’INSEE, la parité de pouvoir d’achat (PPA) est
d’effriter. un taux de conversion monétaire qui permet d’exprimer
Le temps paraît loin, en effet, où, en 1999, dans une unité commune les pouvoirs d’achat des différentes
monnaies. Ce taux exprime le rapport entre la quantité
Larry Summers pouvait qualifier l’Amérique d’unités monétaires nécessaire dans des pays différents pour
d’«unique superpuissance économique». Dix se procurer le même «panier» de biens et de services.

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un jour la guerre?

et nombreux sont ceux qui imputent les pertes parce qu’à la différence de celui de l’Amérique
d’emplois industriels que, depuis 2000, les l’effort militaire de la Chine se concentre avant
États-Unis ont enregistrées  29 à des exportations tout sur la région Pacifique. Ensuite, parce qu’il
chinoises boostées par un renminbi artificielle­ met, à partir de 2000, l’accent sur des capacités
ment déprécié. L’idée s’accrédite que la Chine de guerre asymétrique (l’anti-access / area denial
recourt à des pratiques prédatrices pour gagner ou A2AD), spécifiquement conçues pour lui
la compétition économique: la manipulation de ­permettre d’exploiter sa situation géographique
sa devise pour rendre ses exportations plus com- et lui assurer, au moindre prix, l’avantage sur
pétitives; l’octroi de prêts bonifiés et de subven- l’Amérique: la Chine procède ainsi, à partir de
tions étatiques à ses entreprises; le refus de 2010, au déploiement de missiles balistiques
renoncer aux protections qui lui ont été concé- anti-navires (les Dong Feng) à même de tenir à
dées, à son entrée dans l’OMC, en tant que «pays une distance toujours plus grande les porte-
en développement» alors qu’elle est désormais la avions qui assuraient la domination de l’Amé-
seconde économie derrière les États-Unis; l’uti- rique, de menacer ses bases dans le Pacifique et
lisation des profits que ses firmes peuvent ainsi de mettre fin à l’identification de ce dernier à un
accumuler pour investir hors de ses frontières; «lac américain». Elle est désormais en mesure de
l’obligation imposée aux firmes étrangères qui défier les États-Unis dans les zones cruciales à
souhaitent produire sur son marché de partager ses yeux: les eaux autour de Taiwan et la mer de
leurs secrets; enfin, le recours, bientôt réputé Chine méridionale.
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systématique, à l’espionnage industriel et au Ce n’est pourtant pas tant grâce à ses capa-
piratage informatique. «Il n’y a que deux types cités militaires qu’à sa puissance commerciale et
de grandes sociétés en Amérique, remarque en financière que la Chine étend son influence hors
2014 le directeur du FBI, James Comey. Celles de ses frontières. Grâce à l’ampleur de ses impor-
qui ont été piratées par les Chinois et celles qui tations, mais aussi de ses prêts (d’autant plus
ne savent pas qu’elles ont été piratées par les appréciés qu’aucune condition politique ne leur
Chinois  30.» est attachée), elle s’érige en partenaire toujours
L’inquiétude que cette politique suscite est plus important de l’Afrique (où l’on compte
d’autant plus élevée que, si elle vise à accroître jusqu’à un million de Chinois dans ces années),
le pouvoir d’achat de la population, elle sert des Caraïbes, de l’Amérique latine (où elle devient
tout autant une autre ambition: restaurer la le premier partenaire commercial de pays comme
­prééminence de la Chine sur toute la région et, l’Argentine, le Brésil, le Pérou et le Chili) et de
ce faisant, effacer ce qui a été, entre 1842 (sa l’Asie, où elle prend peu à peu la place des États-
défaite dans la première guerre de l’Opium) et Unis. Déjà, lors de la crise de 1997-1998, elle a
1949 (la victoire du parti communiste), un su se poser en protectrice de la région face au
«siècle d’humiliation». L’envol de l’économie
s’accompagne, en effet, de celui du budget des
29. On évalue jusqu’à 2,4 millions le nombre d’emplois
armées: entre 1990 et 2017, ce dernier croît détruits entre 1990 et 2011 par les importations chinoises
de 900 %, de 17 milliards à 152 milliards de aux États-Unis.
30. G. Allison, Destined for War, op. cit., pp. 17-18.
dollars  31. Même s’il reste très inférieur à celui de 31. Andrew J. Nathan, «The Chinese World Order»,
Washington, il y suscite l’appréhension. D’abord, New York Review of Books, 12 octobre 2017.

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FMI. Elle saisit surtout la chance historique que défier les Américains, quitte à surestimer leur
lui offre la «guerre contre le terrorisme» où s’em- main. Dès 2009, ils affirment leur «souveraineté
bourbe l’Amérique: en opposant aux pulsions absolue» sur la quasi-totalité de la mer de Chine
guerrières de cette dernière ce qu’elle appelle méridionale, y compris sur des récifs et îlots des
alors son «ascension pacifique»; et en exploitant Spratly et des Paracel revendiqués par les Phi­
la distraction de Washington pour devenir, entre lippines, le Brunei, le Vietnam ou la Malaisie.
2000 et 2010, le premier partenaire commercial Un an après, ils la réclament sur les Senkaku que
de la Corée du Sud, de l’ASEAN et même du le Japon a administrées jusqu’ici.
Japon qu’elle commence d’ailleurs à remplacer Il est, dès lors, toujours plus difficile à
comme moteur de la régionalisation  32. Alors Washington de ne pas répondre à ces provoca-
qu’en 1990 elle n’importait que 5 % des expor- tions: à la différence, il est vrai, des deux pays qui
tations des pays voisins, elle en absorbe 22 % en les ont défiés jusqu’ici, l’Union soviétique obérée
2013. Elle a alors largement renforcé son influence par l’inefficacité de son économie ou le Japon
politique à Singapour, en Malaisie et en Thaï- dont la taille même limitait les ambitions, l’ancien
lande  33. Les États-Unis, révèlent les documents «empire du Milieu» a, lui, les moyens de faire un
publiés par Wikileaks, commencent d’ailleurs à jour jeu égal avec Washington. Dès 2011, tandis
s’inquiéter des avancées de la Chine auprès de que sa secrétaire d’État, Hillary Clinton, évoque
leurs partenaires et alliés  34. Leur influence s’est, dans un article de Foreign Policy un nouveau
il est vrai, effritée. En 2000, leurs exportations «siècle Pacifique américain  38», Barack Obama
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représentent 12,3 % des importations asiatiques, affirme la détermination de son pays à reprendre
en 2014, 6,6 % seulement  35. Encore à la fin du la main dans une Asie où l’avenir du monde, selon
XXe siècle, note un expert en 2009, quand une lui, se joue: «Après une décennie où nous avons
crise ou un dossier surgissait, la première ques- conduit deux guerres qui nous ont imposé un
tion que les leaders asiatiques posaient était tou- lourd coût, en sang et en argent, explique-t-il en
jours: «Qu’en pense Washington?» Aujourd’hui, novembre 2011 au Parlement australien, les
quand quelque chose se produit, ils demandent États-Unis tournent leur attention vers le vaste
d’abord: «Qu’en pense Pékin  36?» potentiel de la région Asie-Pacifique  39.»
Aussi, autour de 2007-2008, les États-Unis
prennent-ils toujours plus conscience des retom- 32. Philip Golub, Une autre histoire de la puissance amé-
bées de cette montée en puissance. Estimant ricaine, Éd. du Seuil, 2010, p. 248.
33. Sur ce dernier pays, voir Benjamin Zawacki, Thai-
que la relation sino-américaine «définira le land: Shifting Ground Between the US and a Rising China,
XXIe siècle», Barack Obama cherche dans un Zed, 2018.
34. The WikiLeaks Files: The World According to US
premier temps à relancer la politique d’enga­ Empire, Introduction de Julian Assange, Londres, Verso,
gement. Sans grand succès: les deux Présidents, 2015, p. 395 sq.
35. Sophie Boisseau du Rocher, «Obama et l’Asie: un
note le New York Times à l’occasion de la visite bilan mitigé», Politique internationale, n° 152, septembre 2016.
que lui rend Hu Jintao en janvier 2010, «ont 36. G. Allison, Destined for War, op. cit., p. 24.
37. David Sanger, «Superpower and Upstarts: Some-
paru désespérés d’éviter ce que Graham Allison times It Ends Well», New York Times, 22 janvier 2011.
[…] a qualifié de “piège de Thucydide”  37». Per- 38. Hillary Clinton, «America’s Pacific Century»,
Foreign Policy, 11 octobre 2011.
suadés, en effet, que les États-Unis sont sur le 39. Remarks by President Obama to the Australian
déclin, les dirigeants de Pékin n’hésitent plus à ­Parliament, 17 novembre 2011.

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Le «rééquilibrage» que ce «pivot» est censé menacé par l’opposition montante qu’il rencontre
réaliser concerne à la fois l’économie et la sécu- au Congrès. Ensuite, le doute persiste sur la
rité. Son premier volet est la négociation d’un capacité comme sur la détermination des États-
TransPacific Partnership (TPP), un accord com- Unis à relever les défis que la Chine multiplie.
mercial rassemblant une douzaine de pays asia- En dépit de la volonté du Président de voir
tiques et nord- et latino-américains. Son objectif, l’Amérique s’en éloigner, le Moyen-Orient
expliquera Obama en 2015, est d’assurer «que continue de l’aspirer. De plus, le «pivot» se
ce sont les États-Unis – et non des pays comme heurte aux contraintes économiques résultant de
la Chine – qui écriront les règles de ce siècle l’envol de la dette publique  42. Évoquant, en
pour l’économie mondiale  40». Mais l’ambition juillet 2012, la crainte de Pékin de voir le «pivot»
du «pivot» est avant tout stratégique: empêcher cacher une politique d’endiguement, le journa-
la Chine d’imposer son hégémonie sur l’Asie- liste Thomas Friedman ironise: «La Chine s’in-
Pacifique. Aussi le Président américain se fixe- quiète à tort. Le problème n’est pas que nous
t-il deux priorités: renforcer la présence et la allons dépêcher nos marines du Moyen-Orient
crédibilité de ses forces armées dans la région vers l’Asie; il est que nous allons les transférer
(60 % de la flotte américaine devront y être du Moyen-Orient vers San Diego – parce que
déployés d’ici à 2020), mais aussi étendre et res- nous ne pouvons plus supporter d’être le gen-
serrer le réseau de bases et d’alliés sur lequel darme du monde et la Chine aura à remplir une
les États-Unis ont toujours compté. Il y est partie du vide  43.»
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­d’ailleurs aidé par l’agacement que le comporte- Enfin et surtout, la crédibilité du «pivot»
ment de Pékin suscite chez ses voisins. En 2010, souffre de l’impression générale de désengage-
lors du forum régional de l’ASEAN, en réplique à ment que la politique américaine projette dans
une prise de position de Singapour qui l’a irrité, ces années. «Le même thème, observe le journa-
son ministre des Affaires étrangères n’a-t-il pas liste Roger Cohen, se retrouve partout, hors de
lancé: «La Chine est un grand pays et les autres la Chine, en Asie. C’est la crainte de voir une
pays sont de petits pays. Et c’est tout simple- puissance, une crédibilité et un engagement
ment un fait  41»? Obama n’éprouve guère de américains en déclin laisser la voie ouverte à
difficulté, du coup, à promouvoir le volet «sécu- l’exercice d’une domination  44» de Pékin. La las-
rité» de son projet: il se rapproche de l’ASEAN situde de l’opinion américaine est, il est vrai,
et son leader, l’Indonésie, renforce sa coopéra- difficile à ignorer et la politique de ses dirigeants
tion avec la Corée du Sud et le Japon, déploie en est le reflet. Les formules que l’Admi­nistration
une base de marines à Darwin en Australie, a popularisées – «leading from behind» (diriger de
obtient l’octroi de cinq bases des Philippins,
effectue une percée auprès du Myanmar et de la
40. H. French, Everything Under the Heavens, op. cit.,
Malaisie et approfondit sa relation avec Hanoï et p. 188.
New Delhi. 41. Ibid., p. 126.
42. Celle-ci a doublé à 10 000 milliards de dollars entre
Pourtant, si le «pivot» n’est pas sans effet, 2001 et 2008 et atteint les 20 000 début 2017.
son succès reste limité. D’abord, il entame d’au- 43. Thomas Friedman, «Coming Soon: The Big Trade
Off», New York Times, 28 juillet 2012.
tant moins l’influence économique que la Chine 44. Roger Cohen, «Asia’s American Angst», New York
s’est assurée que peu à peu l’avenir du TPP paraît Times, 16 octobre 2014.

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l’arrière), «light footprint» (empreinte légère) et, tions martiales pour rassurer leurs alliés: «Les
plus encore peut-être, «no stupid stuff» (pas de États-Unis, proclame leur secrétaire à la Défense
décision stupide) – reflètent toutes la même en 2015, survoleront, navigueront et opéreront
priorité: éviter tout engagement militaire sus- partout où la loi internationale le permet, comme
ceptible d’aspirer les États-Unis dans un nou­ nous le faisons dans le monde entier. Nous res-
veau bourbier et reposer davantage (l’«offshore terons la première puissance militaire de l’Asie-
balancing») sur des alliés. Pacifique pour les décennies à venir  45.» Dès
Aussi, loin de se laisser impressionner, Pékin 2013, des fuites ont indiqué que le Pentagone
multiplie-t-il les provocations et les avancées, préparait des plans de guerre au cas où un affron-
poussant ses voisins à douter de la détermination tement ne pourrait être évité. En avril 2014, tout
de Washington à lui résister tout en cherchant à en refusant de prendre parti sur le fond du
renforcer son emprise économique sur ces der- dossier, Obama déclare les îles Senkaku cou-
niers. Un temps, il est vrai, les dirigeants chinois vertes par le traité de coopération et d’amitié
ont paru partagés entre les partisans d’une ligne qu’en 1952 son pays et le Japon ont signé. D’un
dure et les avocats d’une approche modérée. autre côté, déterminé à endiguer la Chine, le
Mais, début 2013, l’arrivée de Xi Jinping aux Président ne veut surtout pas la provoquer, au
responsabilités élève en priorité la réalisation risque de se retrouver aspiré dans un conflit pour
d’un «rêve chinois» identifié à une «grande quelques rochers inhabités. Aussi s’empresse-t-il
renaissance nationale» qui verra la Chine res- de rappeler aux Japonais à quel point il est
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taurer l’ordre qu’elle avait traditionnellement important «de résoudre ce conflit pacifiquement
dominé. – de ne pas procéder à une escalade de la situa-
Quelques mois après, la Chine décrète ainsi tion, de garder une rhétorique à profil bas, de ne
autour des Senkaku une «zone d’identification pas prendre de mesures provocantes  46».
aérienne» bientôt défiée par l’aviation améri- Dans ces conditions, l’heure est toujours
caine. Elle construit aussi, à une vitesse jamais plus à la compétition entre Washington et Pékin.
vue dans le passé, des îles artificielles dans les En 2013, Xi propose sans doute à Obama d’éta-
Spratly et les Paracel. Les stations-radar avan- blir entre leurs deux pays un «nouveau type de
cées, les pistes d’atterrissage et les ports en relations entre grandes puissances» qui leur
eaux profondes qu’elle s’empresse d’y installer évitera de se retrouver entraînés dans des situa-
donnent à son emprise territoriale la force d’un tions menaçantes et où toutes deux seront
fait accompli. Elle lui permet d’ignorer le verdict gagnantes (win-win). Deux ans après, pourtant,
de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye l’idée est abandonnée: les responsables améri-
qui juge en 2016 les «droits historiques» dont cains ont préféré rejeter une formule qui les
elle se réclame sans «fondement juridique». Ses aurait engagés à entériner les visées de Pékin sur
forces n’hésitent plus, d’ailleurs, à s’opposer aux Taiwan, sur la mer de Chine méridionale et sur
opérations de «liberté de navigation» que les le Tibet. Le risque est trop grand, à leurs yeux,
Américains conduisent dans la région.
Toutes ces provocations embarrassent
Washington. D’un côté, elles menacent de saper 45. H. French, Everything Under the Heavens, op. cit.,
p. 264.
sa crédibilité et le contraignent à des déclara- 46. Ibid., p. 230.

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de voir le «win-win» signifier que les Chinois sur la Chine qui débordera le TPP et permettre
«gagnent deux fois». Si elle reste forte entre à celle-ci d’étendre son influence sur l’Asie,
chercheurs scientifiques et dans les universités l’Afrique, l’Europe orientale et le Moyen-Orient  48.
américaines que des centaines de milliers d’étu- La même ambition inspire le projet que Pékin
diants chinois fréquentent chaque année, la coo- annonce un an après: celui d’une Banque asia-
pération ne survit plus entre les gouvernements tique d’investissement dans l’infrastructure
que pour certains dossiers, sur lesquels les inté- (AIIB) à laquelle, indice de l’influence dont la
rêts des deux pays finissent par se recouper: les Chine commence à disposer, les États-Unis ne
deux Présidents s’entendent en 2014 pour lutter peuvent empêcher certains de leurs plus proches
contre le réchauffement climatique et se rallient alliés d’adhérer.
en 2015 à l’accord sur le nucléaire iranien. C’est pourtant sans doute l’annonce, en
Pourtant, force est aux Américains de 2015, du programme «Made in China 2025» qui
consta­ter bientôt que les deux pays font toujours provoque à Washington la plus grande anxiété.
plus figure de leaders de deux camps opposés. Il cible dix industries de haute technologie
La signature, en mai 2014, entre Xi Jinping et comme la robotique, les voitures autonomes, les
Vladimir Poutine d’un gigantesque contrat véhicules électriques, l’intelligence artificielle,
gazier juste après l’invasion russe de l’Ukraine, a l’aérospatiale. À écouter Pékin, le projet n’est
paru sanctionner l’émergence d’un «club des que la suite logique de sa nouvelle politique éco-
autocraties» décidées à s’attaquer au système nomique qui privilégie le développement des
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libéral dirigé par les États-Unis. Le même mois, services et la substitution d’une nouvelle généra-
le Président chinois n’hésite plus, d’ailleurs, à tion de sociétés privées aux vieilles entreprises
inviter indirectement ces derniers à se retirer de étatiques. Mais ce que les Chinois présentent
l’Asie: «Il appartient, a-t-il dit, aux peuples de comme une priorité pour la croissance de leur
l’Asie de gérer les affaires de l’Asie, de résoudre pays et sa stabilité fait figure, aux yeux des Amé-
les problèmes de l’Asie et de préserver la sécurité ricains, de terrible danger. D’abord parce que
de l’Asie  47.» certains des secteurs concernés ont d’immenses
Aux États-Unis, l’avertissement est sans retombées stratégiques susceptibles de renforcer
doute d’autant plus ressenti que, pour contrer la posture militaire de la Chine face à l’Amé-
leur politique d’encerclement, les dirigeants rique. Ensuite et surtout, parce qu’en réalité, en
de Pékin amplifient et accélèrent l’utilisation de dépit du nom qui lui a été donné, le programme
leur puissance financière pour s’attacher leurs vise à transformer le «Made in China» en «Created
voisins. Lancé à l’automne 2013 et intitulé «One in China», bref à assurer à la Chine la suprématie
Road, One Belt» (Obor), leur projet de «nouvelle sur la technologie, qui a longtemps permis à
route de la soie» prévoit la construction sur plu- l’Occident d’imposer son hégémonie. La situa-
sieurs décennies d’un réseau d’infrastructures tion n’est pas sans ironie: les Américains sont
reliant quelque soixante-cinq pays. Si les fonds d’autant plus inquiets qu’ils redoutent de voir
énormes qu’il entend lui consacrer visent, entre la Chine déployer à cet effet des pratiques
autres, à assurer de juteux marchés à ses sociétés,
c’est surtout une autre ambition que Pékin pour- 47. Ibid., p. 172.
suit: créer un nouvel ordre asiatique centré 48. Ibid., p. 257.

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– ­l’espionnage industriel en particulier – dont ils geants avec Pékin. Dès 2015, les accusations de
avaient eux-mêmes usé, au XIXe siècle, face aux piratage se combinent avec la crainte suscitée
Britanniques  49! En 2016, en tout cas, un repor- par ses revendications territoriales pour ériger
tage de «60 Minutes», l’émission de CBS, estime la Chine en menace pour la sécurité nationale.
à plusieurs centaines de milliards de dollars les La presse commence même à s’inquiéter de
pertes que l’espionnage industriel et le hacking l’influence culturelle que la Chine cherche à
chinois leur ont coûtées. Aussi les grandes s’assurer, à travers les instituts Confucius, dans
sociétés américaines commencent-elles elles- divers établissements américains comme les uni-
mêmes à s’inquiéter. Il est vrai que l’on compte versités. En 2016, les Américains sont 26 % de
déjà neuf entités chinoises (et onze américaines) plus que dix ans auparavant à entretenir une
parmi les vingt plus grandes sociétés Internet et vision négative de la Chine  51. Elle est, évidem-
que Pékin ne cache pas sa volonté de faire de ment, un «chiffon rouge» qu’agitent les préten-
Shenzhen une place plus innovante que la Silicon dants à la Maison Blanche. «Les Chinois, accuse
Valley. Hillary Clinton en juillet 2015, tentent de pirater
Dès lors, la Chine est toujours plus perçue au tout ce qui ne bouge pas en Amérique.» Mais
mieux comme une rivale, au pire comme une c’est évidemment Donald Trump qui pousse
ennemie. «Tant dans l’Ukraine orientale que l’exploitation du China Bashing à son paroxysme:
dans la mer de Chine du Sud, déclare le secré- «Nous ne pouvons continuer à permettre à la
taire d’État adjoint Anthony Blinken le 26 juin Chine de violer notre pays et c’est ce qu’elle est
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2015, nous assistons à des efforts pour modifier en train de faire. C’est le plus grand vol de l’his-
unilatéralement et par la force le statu quo – des toire du monde», lance-t-il le 2 mai 2016 dans
transgressions auxquelles s’opposent les États- l’Indiana.
Unis et leurs alliés  50.» La politique d’encercle-
ment est évidemment renforcée: en 2016, Obama
érige New Delhi «en partenaire militaire majeur» Trump: la riposte commerciale
des États-Unis. La patience de l’Administration
est mise à rude épreuve, il est vrai: en dépit de
la promesse que Xi avait contractée, la Chine Aussi, une fois élu, le nouveau Président ne
continue de militariser les îles artificielles qu’elle cache-t-il pas sa volonté de donner un coup
a créées et elle n’aide guère Washington à freiner d’arrêt à la montée en puissance de la Chine  52.
l’effort nucléaire où Pyongyang s’est lancé.
Surtout, le sentiment commence à s’ancrer que
49. Charles R. Morris, «We Were Pirates, Too: Why
la Chine joue désormais dans la même ligue que America Was the China of the 19th Century», Foreign Policy,
les États-Unis: elle renforce sa présence dans 6 décembre 2012.
50. H. French, Everything Under the Heavens, op. cit.,
l’océan Indien et exerce une influence sans égale p. 264.
auprès des Africains et des Latino-Américains. 51. Dorothy Manevich, «Americans Have Grown More
Negative Toward China over the Past Decade», Pew Research
Aussi, tout au long de ces années, le China Center, 10 février 2017.
bashing ne cesse-t-il de monter. Déjà, en 2012, 52. Sur la politique de Trump, voir, par exemple, le
numéro du printemps 2018 d’Asia Trends: Key Insights
les candidats républicains à la présidence pro- & Analyses – L’Asie à la source, «The US and the Indo-Pacific
mettent, s’ils sont élus, de se montrer intransi- Under Trump», Asia Center.

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Les retombées de sa politique «America First» et moins provisoirement, convaincu ces deux pays
la nécessité où il est d’obtenir l’aide de Pékin sur d’y participer.
le dossier nord-coréen semblent un temps faire Deux documents institutionnalisent peu
obstacle à son dessein. Au point que les experts après le renversement. En décembre 2017, la
chinois semblent se demander si sa présidence nouvelle National Security Strategy des États-
constitue une menace pour leur pays ou, tout au Unis affirme leur détermination à endiguer une
contraire, une chance à exploiter  53. Après tout, Chine et une Russie qui les défient et à s’op-
sa défiance affichée à l’endroit des traités sème poser aux efforts de Pékin pour asseoir son hégé-
l’appréhension chez ses alliés. Son retrait du TPP monie en Asie: «La Chine cherche à écarter les
pulvérise un pilier essentiel du «pivot» qu’Obama États-Unis de la zone indopacifique, à étendre
avait tenté d’opérer. Ses attaques contre les l’influence de son modèle économique étatisé et
traités commerciaux multilatéraux et son rejet à remodeler l’ordre de la région en sa faveur  54.»
de l’accord de Paris permettent à Xi Jinping de Dans la National Defense Strategy publiée deux
se poser, à peu de frais, en champion de la mon- mois après, non seulement la Chine est érigée,
dialisation économique et de la lutte contre le comme un temps, début 2001, elle l’avait déjà
réchauffement climatique. Sa dénonciation de été, en «compétiteur stratégique», mais le type
l’accord nucléaire iranien menace de pousser de défi où, du coup, elle s’inscrit, «la compé­
Téhéran dans les bras de Pékin. À Singapour, il tition stratégique interétatique», est décrit
semble même se rallier, lors de son sommet avec comme la menace la plus grave, devant même
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le leader nord-coréen, à la solution même que les le terrorisme, à laquelle sont confrontés les
Chinois n’ont cessé de prôner: «Un gel [du pro- États-Unis  55.
gramme nucléaire de Pyongyang] contre un gel C’est pourtant sur un autre terrain que
[des manœuvres militaires que Washington et concrètement la «guerre» est lancée tandis qu’au
Séoul conduisent ensemble depuis de longues sein de l’Administration les partisans d’une ligne
années]». «dure» envers Pékin semblent l’emporter. Les
Son arrivée n’en correspond pas moins à la rafales de tarifs que Trump impose ou menace
culmination d’une évolution en gestation depuis d’imposer cherchent sans doute à réduire le
quelques années. Son soutien, à l’automne 2017, déficit commercial américain. Mais la lutte
à l’idée d’une «zone indopacifique ouverte et qu’il ne tarde pas à engager vise surtout à faire
libre» réunissant les quatre grandes démocraties pièce à ce qui est, aux yeux de la Maison
de la région – les États-Unis, l’Australie, l’Inde Blanche, «l’objectif ultime de Pékin»: «voir ses
et le Japon – vient, en effet, confirmer ce que, sociétés nationales remplacer les sociétés étran-
déjà, aux yeux de certains, ses efforts pour se gères comme conceptrices et fabricantes des
rapprocher du Kremlin suggéraient: une volonté
d’isoler Pékin. Avancée dès 2006 par le Japonais 53. Voir François Godement (sous la dir. de), The
Shinzo Abe, la mise en place de ce «quad» s’était Trump Opportunity: Chinese Perceptions of the US Administra-
tion, European Council on Foreign Relations, 20 juin 2018.
longtemps heurtée aux réticences des Indiens, 54. The President of the US, «National Security Stra-
peu désireux de s’aligner sur les Américains et tegy of the US of America», décembre 2017, p. 25.
55. Summary of the 2018 National Defense Strategy of
des Australiens, soucieux de ne pas provoquer the US of America: Sharpening the American Military’s
Pékin. Mais l’expansionnisme de ce dernier a, au Competitive Edge, p. 1.

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États-Unis – Chine:
un jour la guerre?

techno­logies et produits clés d’abord sur place, compétition pour les marchés, les ressources
puis à l’étranger  56». et l’influence des Caraïbes à l’Asie centrale et la
Alarmée par les efforts de la Chine pour Chine est devenue toujours plus prête à traduire
racheter diverses firmes de la Silicon Valley, sa force économique en puissance militaire  59.»
l’Administration utilise tous les moyens que la De façon plus générale, l’Asie orientale rappelle
législation lui offre pour s’opposer à des achats l’Europe d’avant 1914. L’Amérique, la Chine
jugés dangereux pour sa sécurité  57. Un temps et le Japon y tiennent, d’une certaine façon, la
même, estimant les contrôles exercés par le place occupée, au début du XXe siècle, par la
«Committee on Foreign Investment in the US» Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France: une
(CFIUS) dépassés, elle envisage d’invoquer une puissance dominante, une puissance montante
loi lui permettant d’exercer des pouvoirs d’ur- et une puissance en déclin  60. Elle est le théâtre
gence à cet effet. Avant d’au moins provisoi­ du même type de disputes territoriales et de pul-
rement se ranger à la solution retenue par le sions nationalistes qui ont par deux fois embrasé
Congrès: une extension des moyens et de la le continent européen.
juridiction dont le CFIUS sera doté. Une autre comparaison historique laisse
Les États-Unis semblent alors associer la ­présager le même danger. L’ascension de la
Chine à deux périls: une menace pour la Chine, remarquait dès 2004 le politologue John
­prééminence économique et technologique qui Mearsheimer, ne pouvait en aucun cas être
a toujours été le socle de leur puissance géo­ «pacifique». Pékin allait, en effet, inéluctable-
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politique; une puissance révisionniste hostile à ment chercher à s’affirmer en Asie en hégémon
l’ordre qu’ils ont longtemps dominé et déter- régional face aux États-Unis, exactement comme
miné, comme la Russie, à offrir un modèle alter- ceux-ci l’avaient fait, au début du XXe siècle,
natif aux populations que cet ordre a laissées dans l’hémisphère occidental, face aux vieux
frustrées. Autrement dit, à une menace sans pays. Mais si, confrontés sur leurs frontières à
égale pour leur suprématie, un peu comme de graves dangers, ces derniers avaient alors
­l’Allemagne l’avait, à une époque, été pour le choisi de s’incliner, les États-Unis, eux, allaient
Royaume-Uni. résister  61. D’abord, sans doute, parce qu’une
«doctrine de Monroe» chinoise menacerait direc­
tement leurs intérêts dans une région où ceux-ci
«Un risque considérable de guerre?» sont particulièrement élevés: «Ne vous y trompez

56. White House Office of Trade and Manufacturing


Policy, «How China’s Economic Aggression Threatens the
«L’histoire va-t-elle se répéter  58?», se deman- Technologies and Intellectual Property of the United States
dait déjà Henry Kissinger en 2011. «Il est and the World», juin 2018.
57. En 2017, les investissements chinois aux États-Unis
tentant, notait Margaret MacMillan deux ans sont déjà dix fois moins importants qu’un an auparavant.
après, […] de comparer la relation actuelle entre 58. Henry Kissinger, De la Chine, Fayard, 2011, p. 498.
59. Margaret MacMillan, «The Great War’s Ominous
la Chine et l’Amérique à celle entre l’Allemagne Echoes», New York Times, 13 décembre 2013.
et l’Angleterre il y a un siècle. En dépit de l’appa- 60. Norihiro Kato, «Japan’s Break With Peace»,
New York Times, 16 juillet 2014.
rente interdépendance économique et commer- 61. John Mearsheimer, «Why China’s Rise Will Not Be
ciale entre les deux pays en 2013, ils sont en Peaceful», 17 septembre 2004.

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États-Unis – Chine:
un jour la guerre?

pas, a averti James Mattis, leur secrétaire à la surréagir pour répondre à la colère de sa popu-
Défense, le 2 juin 2018, l’Amérique est dans lation, soit à surinterpréter la menace repré-
l’Indopacifique pour y rester, c’est notre théâtre sentée par les réactions que ses propres initiatives
prioritaire, nos intérêts et la région sont inextri- auraient engendrées.
cablement entremêlés.» Mais aussi parce que Le danger est encore aggravé par les straté-
leur politique a toujours été d’empêcher tout gies que les deux pays ont adoptées comme par
autre hégémon régional – l’Allemagne, le Japon les armements modernes dont ils sont dotés.
et l’Union soviétique – d’émerger et de menacer L’AirSea Battle qu’autour de 2010 le Pentagone
ainsi leur suprématie. Les États-Unis, explique a développée pour éliminer la menace des mis-
John Mearsheimer, «iront très loin pour empê- siles anti-navires des Chinois implique des frappes
cher la Chine de s’assurer une hégémonie régio- sur le territoire de ces derniers, avec le risque
nale. La plupart des voisins de Pékin […] d’escalade vertigineuse que l’on peut imaginer.
s’associeront aux États-Unis pour endiguer la De même, la modernisation des deux arsenaux
puissance chinoise. Le résultat sera une compé- pourrait avoir un effet opposé à celui escompté.
tition militaire intense avec un risque considé- «Les cyberattaques, les armes de haute préci-
rable de guerre  62». sion, les systèmes robotisés et les drones de
Bref, l’Extrême-Orient fait aujourd’hui figure combat» permettent sans doute de limiter les
de zone de tous les dangers. Les Américains se dommages et pertes qu’une confrontation clas-
disent déterminés à ne pas reculer et Xi Jinping sique entraînerait. Mais ils abaissent, du coup,
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a averti que l’Armée populaire de libération le seuil du recours à la force armée et, avec
devrait se tenir «prête pour la guerre». Toutes lui, de l’amorce d’une dynamique susceptible
sortes de développements – «une collision entre d’échapper au contrôle des politiques.
navires de guerre américains et chinois dans la Bref, le risque est très réel de voir un jour
mer de Chine méridionale, une marche à l’indé- un conflit éclater. En 2015, George Soros l’a
pendance nationale de Taiwan, des disputes jugé assez élevé pour adjurer ses concitoyens
entre la Chine et le Japon sur des îles sur les- de tout faire pour l’éviter  64. Comme une étude
quelles personne n’a envie de vivre, l’instabilité de la Rand en 2016 l’a rappelé: «La guerre entre
en Corée du Nord ou même l’emballement les États-Unis et la Chine pourrait être si rui-
d’une querelle économique  63» ou une escalade à neuse pour les deux pays, pour l’Asie orientale
la suite d’une attaque informatique – pourraient et pour le monde qu’elle pourrait paraître
y aspirer la Chine et l’Amérique dans un conflit ­impensable. Elle ne l’est pourtant pas: la Chine
sans qu’aucune des deux ne l’ait souhaité. Le et les États-Unis sont en désaccord total sur plu-
risque est particulièrement prononcé dans la sieurs disputes régionales susceptibles de débou-
mer de Chine méridionale, une zone cruciale cher sur une confrontation militaire […]. Les
pour l’activité commerciale, où les avions et deux pays ont d’importantes concentrations de
navires de guerre des deux pays ne cessent de se
défier. Un incident entraînant, à la suite d’une 62. Cité in Roger Cohen, «China’s Monroe Doctrine»,
décision prise par un officier sur le terrain, la New York Times, 8 mai 2014.
mort d’un nombre important de marins pour- 63. G. Allison, Destined for War, op. cit., p. 155.
64. George Soros, «A Partnership with China to Avoid
rait, par exemple, pousser chaque partie soit à World War», New York Review of Books, 9 juillet 2015.

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États-Unis – Chine:
un jour la guerre?

forces opérant à une étroite proximité l’une de l’étranger; un endettement qui a bondi entre
l’autre  65.» 2008 et la mi-2017 de 141 % à 256 % du PIB et
Pourtant, la réalité du danger n’implique pas conduit Moody’s à dégrader en mai 2017 la note
sa fatalité. Graham Allison est le premier à le de sa dette souveraine; la pollution qui tuait
concéder: «Le destin a distribué les cartes, mais peut-être jusqu’à quatre mille personnes chaque
ce sont les hommes qui les jouent  66.» Pour com- jour encore en 2015; la corruption qui provoque
mencer, les dirigeants actuels peuvent tirer les la colère populaire et freine l’innovation et la
leçons du passé. Avoir conscience du «piège compétitivité; enfin, et surtout, la démographie
de Thucydide» renforce les chances de l’éviter. d’une population qui vieillit rapidement et va
Ensuite, séduisante, l’analogie avec la rivalité qui contraindre un pool toujours plus étroit de
a pu opposer l’Allemagne au Royaume-Uni Chinois jeunes à soutenir un nombre croissant
ne rend qu’un compte partiel de la situation de personnes âgées  68. En sorte que beaucoup
actuelle. Le parallèle tend à minimiser les obs- redoutent de voir la Chine prise au «piège du
tacles – tant extérieurs qu’intérieurs – que revenu moyen» – une situation où le développe-
­l’ascension de la Chine risque de rencontrer. ment d’un pays commence à stagner avant
Certains experts, tel Howard French, voient d’avoir atteint un stade avancé – et «vieillir avant
même dans la montée prochaine de ces dernières d’avoir pu s’enrichir».
l’explication du durcissement de sa politique Le risque existe, évidemment, de voir le PCC
étrangère: Xi Jinping aurait estimé que la puis- tenté de détourner la colère suscitée par ces
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sance relative de son pays serait à son apogée difficultés contre l’étranger, au risque de se
dans les deux décennies suivant son arrivée aux retrou­ver, en cas d’incident grave, prisonnier des
responsabilités  67. pulsions nationalistes qu’il galvanise depuis
La Chine devra, il est vrai, gérer les pro- ­plusieurs années. En 2014, Xi a ainsi commé-
blèmes résultant de la complexité de sa situation moré le soixante-dix-septième anniversaire de
géographique: plus de 22 000 kilomètres de la guerre de résistance contre le Japon devant
frontières terrestres avec vingt pays voisins dont des foules de jeunes Chinois en train de chanter:
sept font partie des vingt-cinq États disposant «N’oublions jamais l’humiliation nationale. Réa­­
des plus grandes armées du monde; et près de lisons le rêve chinois  69.» Pourtant, si ses efforts
15 000 kilomètres de frontières maritimes où pour renverser l’équilibre militaire en Asie sug-
elle est confrontée, entre autres, à un Japon lour- gèrent qu’elle a pour but ultime de s’affirmer
dement armé. Sa tâche s’annonce d’autant plus en puissance mondiale authentique, la poli-
délicate que sa montée en puissance inquiète ses tique étrangère de la Chine semble avoir dans
voisins et les incite à se rapprocher un peu plus
encore des Américains. 65. David C. Gompert, Astrid Stuth Cevallos, Cristina
L. Garafola, War with China: Thinking Through the Unthin-
Son expansion risque aussi d’être freinée par kable, Rand, 2016.
les défis intérieurs qu’il va lui falloir relever: la 66. G. Allison, Destined for War, op. cit., p. 233.
67. H. French, Everything Under the Heavens, op. cit.,
transition vers une économie de services alors p. 282.
même que le maintien d’un taux de croissance 68. Ian Buruma, «Are the US and China Headed for
War?», The New Yorker, 17 juin 2017.
élevé demeure essentiel tant pour la légitimité du 69. H. French, Everything Under the Heavens, op. cit.,
régime que pour l’expansion de son influence à pp. 19-20.

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États-Unis – Chine:
un jour la guerre?

l’immédiat pour priorité la préservation de la Dépendant plus que les États-Unis des
stabilité chez elle et l’accès aux possibilités échanges avec l’étranger, la Chine serait évidem-
­d’expansion économique à l’étranger. La renta- ment la plus affectée. Dans trois des quatre scé-
bilité des énormes investissements en infra­ narios de ce type  73 qu’en 2016 la Rand a analysés,
structures qu’elle y a déversés comme la c’est elle qui subirait les pertes économiques et
préservation des échanges sur lesquels sa crois- humaines les plus élevées sans jamais pouvoir
sance reste encore fondée supposent le maintien espérer l’emporter. Bref, un conflit avec les
de la paix  70. États-Unis serait probablement pour elle une
Autre différence, plus essentielle encore, folie: la laissant potentiellement isolée face à
avec le contexte où Angleterre et Allemagne une Amérique comptant dans la région de nom-
s’opposaient, l’entrée dans l’ère nucléaire est breux et puissants alliés, un tel affrontement
venue tout changer. «L’existence d’armes de pourrait mettre son régime en péril et détruire en
destruction massive et de technologies modernes quelques mois ce qu’elle a construit sur plusieurs
dont il est impossible de connaître les consé- décennies.
quences ultimes marque une différence capitale Toute sa politique étrangère suggère qu’elle
avec la période ayant précédé la Première Guerre est consciente du danger. Même si, on l’a vu,
mondiale  71.» Au point que l’on peut se demander elle n’a cessé de gonfler ses forces armées et les
si ce n’est pas à un autre modèle que la rivalité utilise pour faire prévaloir ses vues dans des
Chine – États-Unis doit être comparée: celui de zones disputées, c’est, on l’a noté, le soft power,
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la guerre froide où, en dépit de la profondeur des sa puissance économique et financière, qu’elle a
oppositions idéologiques entre les États-Unis et jusqu’ici toujours privilégié. Au point de paraître,
l’Union soviétique, la «dissuasion atomique» a non sans ironie, avoir fait sienne la formule de
prévenu une conflagration apocalyptique. Même John Adams, le second président des États-
s’il ne doutait pas que l’objectif de ses adver- Unis: «Il existe deux moyens de conquérir ou
saires fût la domination planétaire, Eisenhower d’asservir une nation. L’un est l’épée. L’autre est
se disait persuadé qu’ils ne «s’engageraient pas la dette.» Pénétrée de la pensée de Sun Tzu pour
dans une guerre globale parce que personne ne lequel «l’excellence suprême consiste à briser
la gagnerait  72». l’ennemi sans combattre», elle a affiché nettement
L’analogie doit, là encore, être nuancée. Il sa préférence pour la patience et la prudence.
est peu probable, en effet, quoique non impos-
sible, qu’une crise autour du Pacifique dégénère 70. Andrew J. Nathan, «The Chinese World Order»,
en conflit atomique: en dépit de leur réelle New York Review of Books, 16 octobre 2017. Voir, en parti-
culier, à ce sujet Oliver Stuenkel, Post-Western World: How
importance stratégique, les enjeux ne sont pas Emerging Powers Are Remaking Global Order, Polity, 2017.
aussi vitaux aux yeux des Américains que l’était 71. H. Kissinger, De la Chine, op. cit., p. 505.
72. Richard H. Immerman, «Confessions of an Eisen-
la domination de l’Europe par le Kremlin. La hower Revisionist: An Agonizing Reappraisal», Diplomatic
réflexion d’Eisenhower reste d’actualité, néan- History, 14(3), juin 2007, p. 334.
73. D. C. Gompert, A. Stuth Cevallos, C. L. Garafola,
moins: au regard de leur interdépendance, ni la War with China, op. cit. L’étude porte sur deux périodes:
Chine ni les États-Unis ne peuvent ignorer le 2015 et 2025. Elle envisage quatre types de conflit à chacune
de ces dates: bref et sévère, long et sévère, bref et modéré,
coût désastreux qu’un conflit, même conven- long et modéré. Seul le troisième n’infligerait probablement
tionnel, imposerait à leur économie. que des pertes limitées.

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États-Unis – Chine:
un jour la guerre?

Elle ne souhaite probablement pas, avance piège  76.» Il n’est pas interdit d’espérer que la
Richard McGregor, voir les États-Unis partir guerre entre la Chine et les États-Unis reste celle
rapidement, préférant les voir connaître un «déclin qui a déjà été lancée, une guerre commerciale et,
bourgeois» qui serait, pour la région, beaucoup plus encore, technologique, qui reflète les prin-
moins déstabilisant  74. cipales sources de hantise de l’Amérique: les
Même s’ils devaient en sortir moins affaiblis, pertes d’emplois, le déficit des échanges et les
les États-Unis auraient, eux aussi, beaucoup attaques cybernétiques  77.
à perdre dans un tel conflit. Certes, si celui-ci Comprenant, comme le rappelait Churchill,
devait éclater dans les toutes prochaines années, que «l’homme d’État qui succombe à la fièvre de
ils auraient de fortes chances de l’emporter (ce la guerre […] n’est plus le maître de la politique
qui explique pourquoi les Chinois veilleront pro- mais l’esclave d’événements imprévisibles et
bablement à ne pas s’y laisser entraîner). Mais incontrôlables», les leaders des deux pays
leur éventuelle victoire aura un prix économique sauront peut-être éviter un affrontement dont la
et humain élevé qui viendra encore éroder un maîtrise ne tarderait pas à leur échapper et se
leadership déjà ébranlé. De plus, dans quelques résigner à une coexistence dictée par la redistri-
années, l’équation aura encore changé. D’ici bution de la puissance en cours depuis de
à 2025, la Chine «aura probablement davan- longues années. Celle-ci ne pourra qu’éroder la
tage de missiles balistiques et missiles de croi- domination sans pareille qui a longtemps été
sière meilleurs et de plus longue portée, des celle des États-Unis. Mais, même si c’est dans
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défenses aériennes avancées, des avions de la les mers proches de la Chine que leur préémi-
dernière génération, des sous-marins plus silen- nence tendra d’abord à se dissiper, Pékin ne sera
cieux, des senseurs plus nombreux et efficaces probablement pas à même, dans un monde aussi
ainsi que les communications numériques, la interdépendant que fragmenté, de prendre le
puissance de traitement des données et le relais de l’hégémonie globale que les États-Unis
système de commandement et de contrôle ont pu exercer: «Je puis dire sans hésitation,
nécessaires pour opérer une chaîne tueuse inté- avait averti George Kennan dès la fin du
grée  75». S’ils ne seront probablement pas défaits, XXe siècle, que cette planète ne sera jamais
les États-Unis risquent alors d’essuyer de très dirigée par un seul centre politique, quelle que
lourdes pertes économiques et humaines sans soit sa puissance militaire  78.»
pouvoir l’emporter. Après tout, la CIA voit peut-être juste quand

G 74. «Asia’s Reckoning: China, Japan, and the Fate of


US Power in the Pacific Century», Asia Society, 17 sep-
tembre 2017.
Bref, le pire n’est pas toujours assuré, même 75. D. C. Gompert, A. Stuth Cevallos, C. L. Garafola,
si l’on se doit de l’envisager. Comme Xi Jinping War with China, op. cit., p. 38.
76. Full Text of Xi Jinping’s Speech or China-US rela-
l’a lui-même dit en 2015: «Il n’existe rien qui tions in Seattle, 23 septembre 2016.
ressemble au piège de Thucydide dans le monde. 77. Richard Wike et Kat Devlin, «Trade Tensions Rise,
Fewer Americans See China Favorably», Pew Research
Mais si de grandes puissances devaient à nouveau Center, 1er septembre 2018.
se fourvoyer dans des erreurs de calcul straté- 78. Richard Ullman, «The US and the World: An
Interview with George Kennan», New York Review of Books,
gique, elles pourraient se créer elles-mêmes ce 12 août 1999.

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États-Unis – Chine:
un jour la guerre?

elle prophétise que la diplomatie musclée, l’empire du Milieu  80.» Seul l’avenir nous dira si
la manipulation médiatique, les négociations les dirigeants des deux pays sauront conjurer le
secrètes mais aussi les campagnes de désinfor- passé en cantonnant leur rivalité au commerce et
mation et les attaques cybernétiques pourraient à la technologie, en inventant chaque fois que
déboucher sur «une compétition économique, nécessaire de nouveaux modus vivendi et en
politique et sécuritaire de longue haleine» restant ­coopérant à la solution des grands défis – la lutte
«sous le seuil de la guerre totale» et «dans la zone contre le changement climatique, la montée du
grise entre guerre et paix»  79. La vieille formule terrorisme et la prolifération des armes de des-
de Raymond Aron, «paix impossible, guerre truction massive – que le monde ne pourra sur-
improbable» s’appliquerait dès lors au nouveau monter s’ils ne sont pas unis. Ou si, voulant
système international en train d’émerger, un bloquer la transition ou la précipiter et sous-­
système où, conscientes du coût d’un affronte- estimant les conséquences de leur intransigeance
ment armé, les deux superpuissances se résigne- ou de leur impétuosité, ils commettront les
raient à poursuivre par d’autres moyens leur mêmes erreurs que leurs prédécesseurs et plon-
quête de la primauté. geront leurs peuples et, avec eux, le monde dans
Une telle coexistence risque d’être frustrante, de nouveaux malheurs.
il est vrai, en sorte que la menace d’un conflit
sera toujours latente: «Jamais, rappelle Henry Pierre Melandri.
Kissinger, depuis qu’ils sont devenus une super-
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puissance dans la foulée de la Seconde Guerre
mondiale, les États-Unis n’ont eu à faire face à
un égal géopolitique. Jamais, dans l’histoire 79. Le Monde en 2035 vu par la CIA: le paradoxe du
séculaire de la Chine, elle n’a perçu une nation progrès, préface d’Adrien Jaulmes, Équateurs, 2017, p. 70.
80. Jeffrey Goldberg, «The Lessons of Kissinger», The
étrangère autrement que comme un vassal de Atlantic, décembre 2016.

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