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Walter Benjamin et le « marxisme occidental »

Enzo Traverso, Traduction de l’anglais par Jean-Marc Durand-Gasselin


Dans Cités 2018/2 (N° 74), pages 19 à 32
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130801924
DOI 10.3917/cite.074.0019
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Walter Benjamin et le « marxisme occidental »


Enzo Traverso
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Dans l’histoire intellectuelle contemporaine, Walter Benjamin est géné-
ralement associé à la tradition du « marxisme occidental », dont les traits
généraux ont été décrits par Perry Anderson il y a quarante ans dans un essai
resté célèbre : une polarisation sur la philosophie et l’esthétique davantage
que sur l’économie, l’histoire et la politique, et un « repli » dans la théorie
qui remettait en cause le lien organique de la génération antérieure des 19
marxistes « classiques » avec le mouvement ouvrier et la gauche politique
organisée1. Au sein de l’École de Francfort en exil, à laquelle il a appartenu Walter Benjamin
comme un membre marginal, la position de Benjamin était certainement et le « marxisme
la plus radicale. Comme Herbert Marcuse, il ne partageait pas la résigna- occidental »
tion politique des directeurs de l’Institut, Max Horkheimer et Theodor Enzo Traverso

W. Adorno qui, dès la fin des années 1930, considéraient comme inéluc- 
tables la réification universelle et l’avènement d’une « société administrée »
ou totalitaire. Au lieu de nourrir un scepticisme généralisé à propos de la
lutte des classes, sa critique de la raison instrumentale portait des attentes
révolutionnaires dont la source première se trouve dans le messianisme juif.
Benjamin n’était certainement pas le seul marxiste à reconnaître les poten-
tialités révolutionnaire de la religion, mais il élabora une théologie politi-
que fondée sur une symbiose complète entre marxisme et messianisme juif
(en préfigurant ainsi de quelques décennies la synthèse entre marxisme et

1. Perry Anderson, Sur le marxisme occidental (1976), trad. fr. D. Lettelier et S. Niémetz, Paris,
Maspero, 1977. Sur la place de Benjamin dans l’École de Francfort, voir surtout Susan Buck-Morss,
The Origin of Negative Dialectics: Theodor W. Adorno, Walter Benjamin and the Frankfurt Institute,
New York, Free Press, 1977.
cités 74, Paris, puf, 2018
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chiliasme chrétien proposée par la théologie de la libération en Amérique


latine). Si l’adhésion de Benjamin au marxisme n’a rien d’exceptionnel
dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres, particulièrement pour les parias
qu’étaient les intellectuels juifs exclus du monde académique weimarien (il
suffit de penser à Ernst Bloch), la trajectoire de cette adhésion est tout à
fait singulière. C’est la forme de cette appropriation originale, à l’intérieur
des coordonnées du marxisme occidental, que nous allons suivre, du point
de vue de l’histoire des idées, en suivant les thèmes les plus originaux de la
pensée politique de Benjamin.

l a rencon t re avec l a m a r x isme


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Durant la première guerre mondiale, Benjamin rompit avec le natio-
nalisme de la plupart des mouvements de jeunesse, et fuit même en Suisse
pour éviter d’être mobilisé. Mais il resta indifférent aux révolutions alle-
mande et hongroise, qu’il décrivait comme des « aberrations infantiles ». Il
ne vint au marxisme qu’en 1924 grâce à Asja Lacis, une communiste lettone
qu’il rencontra à Capri, laquelle l’introduisit à la théorie communiste et lui
20 fit rencontrer Bertolt Brecht. Plus que les écrits de Marx qu’il avait assimilé
partiellement et superficiellement, les travaux qui ont le plus influencé sa
Dossier réception du marxisme ont très probablement été Histoire et conscience de
Walter Benjamin politique classe (1923) de Georg Lukács, Marxisme et Philosophie (1923) de Karl

 Korsch, et Histoire de la Révolution Russe (1930-32) de Léon Trotsky.
 Mais il faut dire que la découverte par Benjamin du marxisme ne pro-
duisit pas de coupure significative dans son itinéraire intellectuel. Il l’avait
intégré à sa propre pensée comme une nouvelle sensibilité théorique et
politique qui rejoignait sans conflit deux autres piliers : le romantisme
anticapitaliste et le messianisme juif2. Partagé par plusieurs intellectuels de
sa génération, le romantisme anticapitaliste exprimait un rejet de la moder-
nité comme civilisation mécanique fondée sur des valeurs quantitatives,
bâtie sur la rationalité instrumentale, ennemie de toute forme de spiritua-
lité et finalement emprisonnant la vie humaine dans un dispositif froid et
oppressant (un diagnostic résumé par la célèbre image wébérienne de la
« cage d’acier »). Cependant, à la différence des versions les plus répandues

2. Cf. Michael Löwy, Rédemption et Utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, Puf,
1988.
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de la Kulturkritik, d’Oswald Spengler à la Révolution conservatrice, orien-


tées vers le « pessimisme culturel », le nationalisme et le conservatisme, le
romantisme anticapitaliste de Benjamin se mêlait au messianisme juif et
s’orientait vers des espérances de rédemption. Profondément influencé par
les travaux de son ami Gershom Scholem, un historien de la Cabale qui
avait émigré en Palestine au milieu des années 1920, ce courant religieux
prenait une tournure anarchiste et poussait Benjamin vers une forme de
radicalisme politique marxiste qui, préservant ses racines religieuses, le
distinguait à la fois des courants dominants du judaïsme, assimilés et
poli­tiquement conformistes, et du marxisme, rigoureusement athée. En
1929, il mentionnait l’Étoile de la rédemption (1921) de Franz Rosenzweig
et Histoire et conscience de classe de Lukács comme deux livres complé-
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mentaires qui « rest[ai]ent vivants », le second offrant « le travail le plus
cohérent et le plus complet de la théorie marxiste ». En d’autres mots,
Benjamin fut d’abord indifférent, puis de plus en plus hostile à l’idée du
marxisme comme théorie « scientifique » de l’économie, de l’histoire et
de la société. À ses yeux, il s’agissait davantage d’accomplir un espoir de
libération dont les buts étaient essentiellement éthiques et spirituels – un
idéal de justice, de communauté et de fraternité – et transcendaient des
préoccupations d’ordre purement économique : le socialisme n’était pas 21
une nécessité économique mais répondait à une recherche originelle d’éga-
lité. Ce qu’il trouva dans le marxisme fut en même temps « une pratique Walter Benjamin
politique » et une « attitude contraignante »3. et le « marxisme
Beaucoup de commentateurs ont insisté sur le fait que le communisme occidental »
ne remplaçait pas l’anarchisme romantique et messianique dans la pensée Enzo Traverso

de Benjamin ; il faudrait plutôt dire qu’ils se mêlaient ensemble, engen- 
drant une configuration nouvelle et originale dans laquelle la théologie
juive et le marxisme séculier coexistaient, dialectiquement combinés. Dans
une lettre à Scholem de 1926, il assumait son syncrétisme hautement hété-
rodoxe, expliquant qu’à ses yeux, la politique radicale » travaillait « aux
côté de la judaïté ». Scholem définissait cette identité double comme le
« visage de Janus » de Benjamin4. En résumant leur conversation sur la
relation entre le marxisme et le judaisme, il synthétisa la position de son
ami de la manière suivante : « Il m’expliqua que son marxisme n’était pas

3. Walter Benjamin, Correspondance I (1966), trad. fr. G. Petitdemange, Paris, Aubier


Montaigne, 1979, p. 388.
4. G. Scholem, Walter Benjamin, Histoire d’une amitié (1975), trad. fr. P. Kessler, Paris,
Calmann-Lévy, coll. « Pluriel », 1981, p. 220.
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de nature dogmatique, mais heuristique et expérimentale ; et que la trans-


position dans des perspectives marxistes des idées métaphysiques, voire
théologiques, développées au cours des [précédentes] années […] était un
authentique progrès, parce qu’elles pourraient mieux s’épanouir dans ces
perspectives5. » Le lien le plus fécond et le plus achevé entre ces deux par-
ties de sa pensée, concluait Benjamin, se réalisait dans la révolution elle-
même.
La théologie juive donnait en effet à son interprétation du marxisme
une dimension apocalyptique et eschatologique : l’émancipation politique
et sociale à travers la lutte des classes et la révolution coïncidaient avec la
rédemption messianique. Au lieu d’accomplir un long processus histori-
que, le chemin de la civilisation de l’âge de pierre à une société émancipée,
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le socialisme signifiait l’avènement cataclysmique d’un âge post-historique,
d’un temps messianique qui rompait radicalement avec l’histoire et la civi-
lisation elles-mêmes. En 1921, probablement influencé par Rosenzweig
et Sorel, Benjamin avait écrit un texte énigmatique sur la violence clai-
re­ment orienté vers l’anarchisme nihiliste. Décrivant le passé comme un
déploiement continu de violence oppressive, il imaginait l’irruption dans le
domaine de l’histoire d’une « violence divine » qui aurait détruit tout ordre
22 politique fondé sur la loi et créé sa propre légitimité6. Quelques années
plus tard, cette vision de la violence messianique – une vision aussi radi-
Dossier
cale qu’abstraite, pour ne pas dire métaphysique – trouvait une nouvelle
Walter Benjamin politique formulation dans le langage du marxisme. La « violence divine » devenait
 la révolution prolétarienne, enracinée dans un sujet historique et social. En
 1929, Benjamin défendait un communisme marxiste qui devait équiper la

révolte esthétique et spirituelle du surréalisme d’une « préparation discipli-
née et méthodique pour la révolution ». Le communisme était une forme
de « pessimisme organisé », c’est-à-dire le rejet complet de l’ordre capita-
liste, qui offrait donc à la politique un débouché pour une « conception
radicale de la liberté », d’abord élaborée par Bakounine puis redécouverte
par le surréalisme au xxe siècle7. La révolution répondait à des aspirations
spirituelles mais son accomplissement n’avait rien de métaphysique ; c’était
un processus social et politique incarné par des êtres humains réels. Un de

5. Ibid., p. 230.
6. Walter Benjamin, « Critique de la violence », trad. fr. M. de Gandillac, in Œuvres I, Paris,
Gallimard, 2000, p. 210-243.
7. Walter Benjamin, « Le Surréalisme », trad. fr. M. de Gandillac, in Œuvres II, Paris, Gallimard,
2000, p. 129.
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ses textes les plus marxistes, son adresse à l’Institut de Paris pour l’étude
du fascisme (1934), analysait le rôle des intellectuels et des artistes dans la
lutte des classes en soulignant que, avant même de clarifier leur attitude
à l’égard des conditions de production d’une société donnée, ils devaient
préciser plutôt leur position à l’intérieur de ces mêmes conditions. Plutôt
que d’exprimer leur solidarité avec le prolétariat, ils devaient s’engager eux-
mêmes dans les conflits en tant que producteurs, devenant partie prenante
de la lutte des classes. Toute attitude contemplative et distante, comme
celle des écrivains de la Nouvelle Objectivité pendant la République de
Weimar, ne dépassant pas l’horizon bourgeois et perpétuait une « fonction
contre-révolutionnaire ». Sa conclusion résonnait comme un slogan : « La
lutte révolutionnaire n’est pas entre le capitalisme et l’esprit ; elle est entre
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le capitalisme et le prolétariat8. »

t ensions

La synthèse entre messianisme juif et marxisme créait bien sûr des ten-
sions et un mouvement permanent de l’un à l’autre style de pensée. Malgré
son romantisme, Benjamin n’était ni indifférent ni hostile à la technologie 23
moderne. Dans un de ses plus célèbres essais, L’œuvre d’art à l’époque de
sa reproductibilité technique (1936), il mettait en exergue les potentialités Walter Benjamin
émancipatrices de la production industrielle. D’un côté, les créations esthé- et le « marxisme
tiques de la société de masse (notamment la photographie et le cinéma) occidental »
avaient perdu de manière irréversible « l’aura » de l’art classique, qui était Enzo Traverso

irréductiblement singulier et ne pouvait être produit en série ; d’un autre 
côté, cependant, elles possédaient un caractère intrinsèquement « démo-
cratique » et contenaient les prémisses d’un art émancipé, qui n’était plus
réservé à une classe dominante ou à une élite privilégiée9. Contrairement
aux illusions de tous les apologistes du progrès, la technologie n’était pas
la garantie d’un futur radieux et pouvait même, selon la logique de la rai-
son instrumentale, devenir l’outil d’une régression humaine et sociale.
Mais cela ne justifiait pas son rejet obscurantiste : contre le fascisme, qui
avait transformé la technologie en « fétiche de la décadence », le socialisme
devait utiliser le savoir scientifique comme « une clef du bonheur ». Ceci

8. SW 2/2, p. 770, p. 772, p. 780.


9. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », trad. fr. Rainer
Rochlitz, in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 67-113.
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impliquait bien entendu la construction de relations harmonieuses entre la


technologie et la nature, qu’il appelait « la mère généreuse », citant Johann
Jakob Bachofen. Dans un fragment de Sens unique (1928), il écrivait que
la modernité avait détruit « l’expérience cosmique » de l’humanité, la
séparant de la nature par des moyens techniques. Le capitalisme avait brisé
leur relation harmonieuse et « transformé leur couche nuptiale en un bain
de sang »10. La Grande Guerre avait clairement montré que la science et la
technologie étaient devenues des moyens de destruction et ce diagnostic le
menait à une conclusion politique :
Si le renversement de la bourgeoisie n’est pas accompli avant un moment presque
calculable de l’évolution technique et scientifique (indiqué par l’inflation et la guerre
chimique), tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle
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n’atteigne la dynamite11.

Douze ans plus tard dans ses Thèses sur le concept d’histoire (1940), il
décrivait le « progrès » par la fameuse allégorie de l’Ange de l’histoire, qui,
irrésistiblement poussé par une tempête qui souffle vers le ciel, observe
effrayé et impuissant un paysage de ruines qui s’accumulent continuelle-
ment sous ses yeux. Le progrès n’était en réalité qu’une catastrophe célébrée
par le cortège incessant des vainqueurs12.
24
C’est précisément dans ses « Thèses », un texte hautement cryptique,
que la tentative de trouver une synthèse entre le messianisme juif et le
Dossier marxisme séculier atteint sa forme la plus accomplie. Utilisant deux figures
Walter Benjamin politique
 allégoriques de la littérature romantique, un « automate » déguisé en pou-
 pée turque et un « nain bossu » caché, il suggérait que le socialisme ne
 pouvait gagner que si le matérialisme historique (l’automate) était capable
de se revitaliser lui-même avec les ressources spirituelles de la théologie
(le nain bossu). Seuls, ils étaient tous les deux impuissants, l’un comme
mécanisme vide et l’autre comme fuite illusoire et mystique loin du monde
profane. Dans les prolégomènes de ce texte, il soulignait que Marx avait
« sécularisé l’idée du temps messianique (messianische Zeit) » dans sa vision
de « la société sans classes »13.

10. Walter Benjamin, Sens unique (1928), trad. fr. J. Lacoste, Paris, Maurice Nadeau, 2007,
p. 228.
11. Ibid., p. 193.
12. Walter Benjamin, « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), trad. fr. R. Rochlitz, in Œuvres
III, Paris, Gallimard, 2000, p. 432.
13. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, éd. R. Tiedemann, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1977, vol. I. 3, p. 1231.
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À la différence des formes les plus répandues du nationalisme roman-


tique et du conservatisme religieux, dont la nostalgie rêvait de hiérarchies
sociales supposément organiques et d’institutions politiques autoritaires, la
critique benjaminienne de la modernité n’avait pas pour but de restaurer le
passé. Sa mélancolie à l’égard des époques révolues était plutôt un détour
par le passé pour regarder vers le futur. Loin de réhabiliter l’absolutisme
et le féodalisme, sa vision romantisme anticapitaliste était utopique et
visait à dépasser l’ordre bourgeois vers le socialisme. Dans son essai « Paris,
capitale du xixe siècle » (1935), il décrivait une tension dialectique entre
l’image de la communauté sans classes d’un passé oublié et le futur d’une
société émancipée. Le passé le plus ancien survit dans des « images de
rêves » (Wunschbilder) des êtres humains, lorsqu’elles rejoignent des attentes
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utopiques :
À la forme du nouveau moyen de production, qui reste d’abord dominée par la
forme ancienne (Marx), correspondent dans la conscience collective des images où
s’entremêlent le neuf et l’ancien. Ces images cristallisent des désirs […]. Dans le rêve
ou chaque époque se dépeint la suivante, celle-ci apparaît mêlée d’éléments venus de
l’histoire primitive (Urgeschichte), c’est-à-dire d’une société sans classes. Déposées dans
l’inconscient collectif, les expériences de cette société se conjuguent aux réalités nou-
velles pour donner naissance à l’utopie, dont on retrouve la trace en mille figures de la
vie, dans les édifices durables comme dans les modes passagères14. 25

Walter Benjamin
con t re l’ his toricisme et le « marxisme
occidental »
Enzo Traverso
Cette conception de l’histoire était radicalement opposée à ce que 
Benjamin appelait l’historicisme (c’est-à-dire, dans son lexique, une forme 
de positivisme incarnée par des savants comme Leopold Ranke ou Numa
Fustel de Coulanges). Pour l’historicisme, le passé était un continent clos
et un processus définitivement achevé ; il signifiait simplement l’accumu-
lation de choses mortes prêtes à être ordonnées de manière chronologique,
archivées et conservées dans un musée. Benjamin lui opposait une vision
différente de l’histoire comme temporalité ouverte. Pour lui, le passé était
à la fois menacé de manière permanente et jamais complètement perdu ; il
hantait le présent et pouvait être réactivé.

14. Walter Benjamin, « Paris, capitale du xixe siècle » (1935), in Œuvres III, op. cit., p. 47-48.
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L’historicisme était une forme d’« empathie avec les vainqueurs » fondé
sur une « paresse du cœur »15. Contre cette approche qui acceptait la victoire
inéluctable des dominants, il défendait une relation dialectique et rédem-
ptrice avec le passé. Benjamin appelait « remémoration » (Eingedenken) ce
processus de réactivation d’un passé inachevé. Bien sûr, sauver l’histoire ne
signifiait pas revenir en arrière et refaire ce qui était advenu ; sauver l’his-
toire signifiait plutôt changer le présent. En d’autres termes, pour sauver
le passé, les êtres humaines devaient reprendre en les réalisant les espoirs
des vaincus, donner une nouvelles vie à leur désirs et à leurs attentes. Alors
que l’historicisme défendait une vision purement linéaire et chronologique
de l’histoire comme khronos, « un temps homogène et vide », quantitatif,
le matérialisme historique défendait une conception dialectique de l’his-
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toire comme kairos, c’est-à-dire une temporalité qualitative, ouverte et
changeante.
Benjamin décrivait la social-démocratie comme l’équivalent politique
de l’historicisme. Son inanité reposait sur une vision de l’histoire comme
accumulation quantitative des forces productives grâce à laquelle la crois-
sance économique conduisait au progrès social et l’avènement du socia-
lisme apparaissait comme le produit inéluctable de la civilisation. Dans
26 la culture et la pratique de la social-démocratie, le progrès n’était pas une
potentialité de la science ou de la technologie, c’était en fait un résultat
Dossier
inéluctable et irréversible, « quelque chose qui suit automatiquement sa
Walter Benjamin politique trajectoire droite ou en spirale ». « Rien, observait-il, n’a plus corrompu le
 mouvement ouvrier allemand que la conviction de nager dans le sens du
 courant »16. Aux yeux de Benjamin, cette conception était aux antipodes de

la théorie de Marx, car celui-ci ne voyait pas la « classe opprimée » comme
le porte-drapeau du progrès matériel mais plutôt comme « la classe venge-
resse, qui au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre
de libération »17. En 1937, il consacra un long texte à Eduard Fuchs, un
historien et un collectionneur d’art de gauche, qui était en fait un cri-
tique radical du marxisme de la Seconde Internationale. Depuis la fin du
xixe siècle, la social-démocratie allemande avait réinterprété le marxisme
à la lumière du social-darwinisme et de l’évolutionnisme, en arrivant à la
conclusion que ses principes et même ses stratégies correspondaient à des
« lois naturelles ». « L’histoire prit des traits déterministes : la victoire du

15. Œuvres III, op. cit., p. 432.


16. Ibid., p. 435.
17. Ibid., p. 437.
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parti était “inéluctable” » et donc le parti lui-même devenait de plus en plus


raisonnable, poli, incapable de prendre le moindre risque : il était paralysé
par son propre « solide optimisme »18. Contre les effets soporifiques de
ces principes et de ces pratiques, Benjamin faisait ressortir les vertus de la
tradition révolutionnaire du xixe siècle français : « La France, terre de trois
grandes révolutions, pays des exilés, origine du socialisme utopique, patrie
de Quinet et de Michelet qui haïssaient les tyrans, et terre où reposent les
Communards19. »
Sauver le passé signifiait le saisir lorsqu’il affleurait dans ce que Benjamin
appelait « à-présent » ou « actualisation » (Jetzt-Zeit), la dialectique du
lien entre le temps révolu et le futur utopique : « L’Autrefois (Gewesene)
rencontre le Maintenant (Jetzt) dans un éclair pour former une constel-
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lation20. » Cette rencontre entre le passé et le présent se condense dans des
images éphémères mais intenses. Aussi le concept d’« à-présent » désigne
le moment de rupture dans lequel le continuum chronologique se brise
en laissant le passé émerger de manière soudaine dans le présent. Dans
le manuscrit des Passages, il comparait cette irruption « au processus de
fission de l’atome » qui libérait les « forces énormes qui étaient prison-
nières du “il était une fois” de l’historiographie classique »21. Les concepts
d’« à-présent » et de « remémoration » suggèrent une relation symbiotique 27
entre l’histoire et la mémoire. En ce sens, selon Benjamin, l’histoire n’était
pas seulement une « science » mais aussi, et peut-être au-dessus de tout, Walter Benjamin
« une forme de remémoration » (Eingedenken). Elle résultait ainsi d’un et le « marxisme
montage d’« images dialectiques » (Denkbilder) plutôt que d’une narration occidental »
linéaire, typique de l’historicisme. Enzo Traverso

Dans la quatorzième thèse de 1940, Benjamin définissait la révolu- 
tion comme « le saut du tigre dans le passé » qui prenait place dans
une société donnée avec ses relations sociales antagonistes et ses conflits
politiques : « Le même saut, effectué sous le ciel libre de l’histoire, est
le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx »22. Et la
révolution était une potentialité, pas le résultat automatique d’un déve-
loppement historique. L’alternative était le fascisme, qui menaçait à la

18.  Walter Benjamin, « Edouard Fuchs, collectionneur et historien », trad. fr. R. Rochlitz, in


Œuvres III, op. cit., p. 200-201.
19. Ibid., p. 203.
20. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des Passages, éd. Tiedemann,
trad. fr. J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 478.
21. Ibid., p. 480.
22. Œuvres III, op. cit., p. 439.
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fois le présent et le passé, les êtres humains vivants et leurs ancêtres.


Dans un passage qui évoquait implicitement le dilemme esquissé par
Rosa Luxembourg entre « socialisme ou barbarie », il soulignait que, loin
d’être condamné par de supposées lois historiques, le fascisme « n’avait
cessé d’être victorieux ».

l a révo lu t ion comme rup t ure messi a nique

Dans Les Luttes de classes en France (1850), Marx définissait les révo-
lutions comme les « locomotives de l’histoire ». Cette métaphore suggérait
une vision téléologique de l’histoire comme accélération linéaire, comme
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un mouvement allant de l’avant sur des rails, ce que Karl Kautsky codifia
à la fin du xixe siècle en interprétant le marxisme comme une doctrine du
progrès social. L’histoire allait de l’avant grâce au conflit entre les forces pro-
ductives et les rapports de propriété, une contradiction que les révolutions
résolvaient en permettant le passage à une étape supérieure de l’histoire,
selon une séquence linéaire qui s’achevait dans le socialisme. Dans les pro-
légomènes de ses « Thèses », Benjamin suggérait une idée complètement
28 différente de la révolution : « Marx avait dit que les révolutions sont les
locomotives de l’histoire. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout
Dossier
autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, pour l’humanité qui
Walter Benjamin politique voyage dans ce train, de tirer le frein d’urgence23. » Plutôt que de pousser
 l’histoire vers le « progrès », elles en arrêteraient le mouvement en brisant sa
 chaîne de violence ininterrompue. Dans un de ses fragments sur Baudelaire

(Zentralpark), il écrivait que l’action révolutionnaire, comme celle incarnée
par Blanqui au xixe siècle, ne « suppos[ait] nullement la foi dans le pro-
grès » mais plutôt la « résolution d’éliminer l’injustice présente »24.
Ces perspectives mettaient Benjamin dans une position très particulière
aussi bien au sein du marxisme que dans la tradition juive. D’un côté,
il rejetait simultanément les interprétations téléologiques du matéria-
lisme historique et reformulait l’idée de Marx selon laquelle le commu-
nisme était la fin de la préhistoire de l’humanité et le début de l’histoire
authentique (Geschichte), ce qui impliquait une société émancipée d’êtres

23. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, I. 3, op. cit., p. 1232.


24. Walter Benjamin, Zentralpark (1955), trad. fr. J. Lacoste, in Charles Baudelaire. Un poète
lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2002, p. 247.
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humains libres et égaux25. De l’autre, Benjamin se distinguait clairement


de toutes les formes héritées de messianisme théologique qui comprenaient
la rédemption comme une irruption de Dieu dans l’histoire que les hom-
mes devaient attendre et non provoquer ou préparer. Pour Benjamin, au
contraire, l’interruption messianique du cours linéaire de l’histoire était
le résultat de l’action révolutionnaire. Comme Herbert Marcuse l’a perti-
nemment observé, cette perspective essayait de dépasser dialectiquement
le conflit entre le chiliasme religieux et le socialisme athée dans lequel « la
rédemption devint un concept de politique matérialiste : le concept de
révolution26 ». En bref, la révolution était le cœur d’une réinterprétation
du marxisme construite autour de trois thèmes combinés : une critique de
l’historicisme (la temporalité linéaire), une critique de la causalité détermi-
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niste (le changement social automatique) et une critique de l’idéologie du
progrès (à la fois une philosophie téléologique et une politique de l’impuis-
sance). En bref, le marxisme de Benjamin était une théorie de la disconti-
nuité historique et de la rupture messianique. Dans son livre des Passages,
il annonçait un matérialisme historique radicalement anti-positiviste, qui
aurait « annulé en lui-même l’idée de progrès » : son « concept fonda-
teur n’était pas le progrès mais l’actualisation (Jetzt-Zeit) »27. La révolution
était un saut dans le futur par le sauvetage du passé. Au lieu d’accélérer le 29
cours présent de l’histoire, c’était un changement de civilisation, comme
le passage d’une temporalité historique à une temporalité messianique. En Walter Benjamin
termes de théologie politique, on peut le définir comme une rédemption et le « marxisme
messianique : le passage de la cité terrestre à la cité céleste. occidental »
Il n’y a aucun doute sur le fait que le radicalisme de cette proposition Enzo Traverso

philosophique et politique était lié à un contexte historique tragique. 
Benjamin écrivit ses « Thèses » entre fin 1939 et début 1940, juste après
avoir été libéré d’un camp d’internement français où il résidait comme
« ennemi étranger » et quelques mois avant la défaite française, son départ
de Paris et son suicide à Port-bou à la frontière espagnole. Dans cette
conjoncture historique, après la défaite des républicains espagnols, le pacte
germano-soviétique et le début de la guerre, lorsque la victoire du fascisme

25. Cf. Christopher Hering, Die Rekonstruktion der Revolution : Walter Benjamin messianischer
Materialismus in der Thesen « Über den Bregriff der Geschichte », Francfort-sur-le-Main, Peter Lang,
p. 166.
26. Herbert Marcuse, « Revolution und Kritik der Gewalt. Zur Geschichtsphilosophie
Walter Benjamins », in Petr Bulthaup (dir.), Materialen zu Benjamin Thesen « Über den Begriff der
Geschichte », Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975, p. 25.
27. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, op. cit., p. 477.
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semblait inévitable, l’option révolutionnaire apparaissait comme un acte


de foi. Les espoirs messianiques remplissaient le vide laissé par la défaite
de l’antifascisme. En d’autres termes, cette synthèse entre le marxisme et le
messianisme juif était une alternative à la fois à la social-démocratie et
au stalinisme, les forces hégémoniques de la gauche qui avaient donné la
preuve de leur incapacité à arrêter la montée du fascisme. Cette critique
des courants dominants de la gauche était probablement une des raisons de
son attraction intellectuelle pour le radicalisme conservateur et le commu-
nisme hérétique. Son rejet intransigeant pour toutes les formes de politi-
que de droite ne l’empêchait pas de lire passionnément les travaux de Carl
Schmitt, avec qui il essaya de nouer un dialogue pendant la République
de Weimar28. D’une certaine façon, sa posture politique renversait la théo-
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logie politique de Schmitt puisque, dans une sorte de jeu de miroir, ils
portaient tous les deux leur regard sur la confrontation historique entre
la révolution et la contre-révolution. Dans ses « Thèses », Benjamin posait
explicitement un « état d’exception » (Ausnahmezustand), comme la condi-
tion nécessaire à la préparation d’une lutte contre le fascisme, qu’il nom-
mait allégoriquement l’« Antéchrist », une figure de la théologie chrétienne
qui, dans le lexique de Schmitt, signifiait le bolchévisme29. Dans le camp
30 marxiste, ses sympathies allaient à Trostky. Plusieurs amis de Benjamin
soulignaient son admiration pour l’Histoire de la révolution russe, qu’il avait
Dossier
lue voracement, « avec une tension à couper le souffle30 ». Ses conversations
Walter Benjamin politique avec Bertolt Brecht au Danemark montrent que, alors que le dramaturge
 se limitait à exprimer son scepticisme à l’égard de Staline et des procès
 de Moscou, Benjamin défendait Trotsky31. Passant des témoignages aux

études récentes, il faudrait mentionner Terry Eagleton, pour qui la poli-
tique de Trotsky complétait la philosophie de Benjamin : « Ce qui reste
une image pour Benjamin devient une stratégie politique pour Trotky32. »
Le marxisme révolutionnaire lui-même, pourrait-on observer, ne découvrit

28. Cf. Suzanne Heil, Gefährliche Beziehungen : Walter Benjamin und Carl Schmitt, Stuttgart,
Metzler Verlag, 1996 ; Gorgio Agamben, Homo Sacer II, 1, État d’exception, Paris, Seuil, 2003.
29. Œuvres III, op. cit., p. 431, p. 433.
30. Correspondance II, op. cit., p. 68.
31. Erdmut Wizisla, Walter Benjamin and Bertolt Brecht : The Story of a frienship, New Haven,
Yale University Press, 2009, p. 28-29 ; Werner Kraft, « Über Benjamin », in Siegfried Unseld (dir.),
Zur Aktualität Walter Benjamins, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1972, p. 69.
32. Terry Eagleton, Walter Benjamin : Or towards a Revolutionary Criticism, Londres, New Left
Books, 1981, p. 178.
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Benjamin que bien plus tard33, mais il contribua de manière significative


à insister sur la dimension politique d’un penseur dont la réception s’était
concentrée presque exclusivement dans les domaines de l’esthétique et de
la critique littéraire.

conc lusion : l’ inscrip t ion d a ns l e m a r x isme occiden ta l

Oscillant entre le marxisme et le messianisme juif, entre Moscou


et Jérusalem, ou même, pour évoquer ses propres amis, entre Brecht et
Scholem, mais rejetant à la fois le stalinisme et le sionisme, Benjamin
restait un outsider. En 1926, son voyage à Moscou fut un déception
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profonde, il rencontra Asja Lacis dans un hôpital et découvrit un pays
totalement orienté vers la modernisation. Par ailleurs, il n’envisagea jamais
sérieusement de rejoindre Scholem à Jérusalem. Ni Brecht ni Scholem ne
comprirent les Thèses sur le concept d’histoire, qui leur semblait être soit un
texte marxiste enveloppé dans un langage théologique hermétique et inu-
tile soit un texte messianique grandiose corrompu par la référence marxiste
à la lutte des classes. Pour la seconde génération de la Théorie critique
(Habermas), cette tentative de fusionner le radicalisme politique et la reli- 31
gion était dangereux et condamné à un inévitable échec. Mais peut-être
que ces lectures sont assez stériles : la pensée bouillonnante de Benjamin Walter Benjamin
ne désirait pas construire une doctrine. Son ouverture à différentes formes et le « marxisme
de subversion et de rébellion, de l’anarchisme au surréalisme, des théolo- occidental »
gies messianiques au communisme hérétique, était un chemin singulier et Enzo Traverso

personnel. Finalement cette pensée est devenue la prémisse fructueuse du 
renouveau critique du marxisme depuis la fin des années 1970, lorsque
l’héritage de Benjamin a traversé la frontière de la critique littéraire et
esthétique, pour entrer dans le « canon » du marxisme occidental.

Traduction de l’anglais par Jean-Marc Durand-Gasselin,


revue par l’auteur.

33. Cf. Terry Eagleton, op. cit. ; Alex Callinicos, Making History : Agency, Structure and Change
in Social Theory, Cambridge, Polity Press, 1987 ; Daniel Bensaïd, Walter Benjamin. Sentinelle mes-
sianique, Paris, Plon, 1990 ; Esther Leslie, Walter Benjamin : Overpowering Conformism, Londres,
Pluto Press, 2000 ; Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, Paris, Puf, 2001, qui
constitue une des plus fines interprétations de Benjamin, bien au-delà du champ marxiste.
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