HABER - Le Naturalisme Accompli de Lhomm - Travail Alieneì Et Nature. PUF - RENAU - 2008 - 01 - 0129

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« Le naturalisme accompli de l’homme » : travail aliéné et

nature
Stéphane Haber
Dans Actuel Marx Confrontations 2008, pages 129 à 145
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info par Federico Puletti via Bibliothèque nationale de France (BnF) (IP: 194.199.3.13)

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Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130568377
DOI 10.3917/puf.renau.2008.01.0129

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/lire-les-manuscrits-de-1844--9782130568377-page-129.htm

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« Le naturalisme accompli de
l’homme » :travail aliéné et nature

Stéphane HABER

Marx n’utilise le terme « naturalisme » qu’à cinq reprises1 dans le texte


des Manuscrits de 1844. Mais il le fait chaque fois à des moments si décisifs
de son argumentation que l’on peut penser que celui-ci exprime
correctement, à ses yeux, sa position philosophique de l’époque. Au moins
peut-on affirmer que Marx propose à ce moment de son évolution un modèle
de « théorie critique » fondé sur le thème de la perte d’une « nature » à
retrouver. Il est naturaliste dans la mesure où il pense que quelque chose
« préexiste » à l’ordre des faits sociaux et culturels, quelque chose dont
continue factuellement de dépendre en partie cet ordre et qui peut aussi
permettre d’en évaluer normativement les manifestations. C’est ce qui
explique le fait que, sous le vocable « naturalisme », Marx puisse désigner
en même temps une position théorique défendable (qui pour lui, à l’époque,
se distingue nettement du « matérialisme » et se veut capable de soutenir
l’analyse économico-sociale qu’il esquisse) et une forme de vie désirable
que la réflexion philosophique est capable d’anticiper (sous le nom de
« communisme ») dans laquelle la perte de la nature serait rachetée.
Cependant, quand bien même on espérerait pouvoir définir précisément
ce que recouvre le terme de « nature », il faudrait s’inquiéter du dogmatisme

1. M44, M3 IV, V, XXVI ; ES 87, 89, 136 ; GF 144, 146, 170 ; Vrin 146, 147, 166 ;
MEW 536, 538, 577 ; MEGA² 389, 391, 408. La formule « le naturalisme accompli de
l’homme » apparaît en M3 V. L’investissement théorique du terme « naturalisme » semble
bien relever de l’initiative de Marx. Avant lui, Kant l’utilise pour désigner une sorte de
confiance naïve dans la valeur de l’observation sans méthode des phénomènes naturels
(voir Critique de la raison pure, GF, Paris, 2006, p. 687) et, par une extension audacieuse,
pour caractériser la position des tenants de la « religion naturelle ». Hegel identifie
« naturalisme » à « matérialisme » (Leçons sur l’histoire de la philosophie, Vrin, Paris, t.
6, 1985, p. 1718). Le terme réapparaît sous la plume de Feuerbach (voir par exemple
L’Essence du christianisme, op. cit., p. 225, à propos de J. Böhme) mais sans faire l’objet
d’une attention particulière.
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130 STEPHANE HABER

inhérent au fait de désigner d’emblée, pour fonder la critique, une instance


supposée fixe, univoque, garante d’une sorte de doctrine exhaustive du Vrai
et du Bien. Le fait que, dans les Manuscrits de 1844, le thème de l’aliénation
procure l’accès à la pensée de la nature permet d’apaiser cette inquiétude.
L’« aliénation » et la « nature » forment bien les deux idées saillantes des
textes de 1844, et Marx espère même fonder sa critique de l’aliénation sur
un naturalisme englobant ; mais c’est en même temps le détour par la
problématique de l’aliénation qui l’autorise à poser de façon nouvelle la
question de la nature. C’est ainsi que le motif naturaliste des Manuscrits de
1844 se fonde d’abord sur une philosophie du corps humain capable de pâtir
– à la fois être passif et souffrir2 – en quoi consiste d’abord, pour Marx,
l’aliénation. En effet, les besoins physiologiques insatisfaits, les conditions
de vie pathogènes, la fatigue excessive et la réduction mécanique de
l’activité humaine qui en est solidaire, tous ces phénomènes caractéristiques
de la misère ouvrière renvoient à fois à la facticité d’une constitution
organique donnée, profondément influencée par le milieu, et à une vitalité
qui se trouve niée socialement, altérée d’une façon qui rend l’individu
étranger à ce qu’il devrait être. Ces phénomènes donnent alors à penser
l’existence d’une première nature réprimée, abaissée, et qui apparaît
normative en cela même. Ainsi la souffrance, par opposition à la douleur qui
résulte normalement de la tension propre au besoin, est-elle d’abord le signe
d’une violence faite aux conditions de possibilité « présociales » d’une vie
digne de ce nom. Du point de vue marxien, c’est en passant par l’expérience
de la passivité radicalisée dans celle du malheur et de la souffrance que l’on
peut donc accéder à un concept tenable de nature.
Il ne semble pas que les commentateurs, même les plus avisés, aient
vraiment cherché à approfondir ce point. Ainsi, Alfred Schmidt3, qui
pourtant défendit très tôt une version du marxisme favorable à l’intégration
de la problématique écologiste, comprend la position des écrits de 1844
comme l’expression d’un naturalisme sommaire, trop superficiellement
marqué par le thème de la médiation réciproque de la nature et de l’activité
humaine du travail. Au fond, selon lui, lorsque L’Idéologie allemande
reproche à ses adversaires la façon mièvre dont ils parlent de la nature,
comme si elle n’était que petits oiseaux gazouillants et paysages fleuris4,

2. Le jeu sur les deux sens du verbe leiden, « pâtir » – qui signifie en même temps
« être passivement affecté par quelque chose » (jusque dans la « passion ») et « éprouver
de la douleur, souffrir » –, est caractéristique des Manuscrits. Il trouve son origine chez
Feuerbach (voir par exemple Manifestes philosophiques, Paris, 10/18, 1973, p. 154) chez
qui la douleur est comprise comme une accentuation de la passivité sensible
caractéristique, selon lui, de la vie humaine.
3. A. Schmidt, Le Concept de nature chez Marx [1962], Paris, PUF, 1993.
4. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 480-
481.
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 131

c’est aussi la position des Manuscrits, pourtant vieille seulement de


quelques mois, qui se trouverait atteinte. Pour Schmidt, soucieux de
proposer une alternative tranchante au « matérialisme dialectique » propagé
au XXe siècle par le régime stalinien, la position marxiste la plus
authentique consiste dans la thèse vraiment dialectique selon laquelle la
nature, bien que donnée, est aussi pourtant immédiatement faite pour être
transformée et modelée par le travail humain. C’est pourquoi il accorde une
importance paradigmatique au thème (orchestré avec force chez un auteur
comme Ernst Bloch) selon lequel le travail prolonge une force formatrice
déjà inhérente à la matière. Au fond de sa forêt, le sapin attendrait
secrètement de devenir un buffet, et ce sont les outils de l’artisan qui, loin de
lui faire violence, lui permettraient de s’accomplir…
Cependant, la vision d’une nature naturante qui se fait relayer et
amplifier par la fabrication volontaire est-elle assez robuste pour assurer une
prise en charge philosophique de ce que nous voulons dire quand nous
parlons de la « nature » comme d’une présupposition importante en même
temps que comme un moment constitutif incontournable de l’activité
humaine5 ? Quant à lui, le Marx des Manuscrits, à la suite de Feuerbach,
l’introduisait à partir des expériences du corps gêné, affecté et souffrant ; il
commençait donc par la nature en moi, au cœur du vécu, autrement dit une
nature qui n’est pas qu’un environnement et ne veut pas seulement être
travaillée – une nature qui, dans l’aliénation, me renvoie plutôt, en creux,
aux conditions réelles de ma puissance d’agir et à sa vulnérabilité, mais
aussi à mes appartenances, à mes apparentements et à mes dépendances
positives. Contrairement à ce qui se passe dans L’Idéologie allemande, le
« naturalisme » de 1844 ne se subordonnait donc pas à la philosophie du
travail productif, dont la pertinence n’est d’ailleurs jamais au fond remise en
cause par Schmidt, qui, pour cette raison, se montre excessivement sévère
avec Feuerbach. Portée par l’expérience du corps propre qui me donne une
première idée du naturel, au sens d’un ensemble de données, de tendances et
de puissances primordiales, la reconnaissance de l’altérité et de la primauté
de la nature en général constitue à ce moment, et d’une façon très singulière
dans l’œuvre de Marx, un mouvement autonome de la pensée et de l’action.

5. Dans Le Principe-responsabilité [1979], Paris, Cerf, 1985, H. Jonas s’était déjà


interrogé avec force sur ce point, mais dans une perspective ouvertement métaphysique
qui tourne le dos aux intentions de Marx.
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Travail, aliénation et perte de la nature humaine : les


présuppositions historiques du naturalisme selon le « premier
manuscrit »

En 1844, faute de maîtriser les médiations qu’offrirait une théorie


économique développée, Marx est donc tenté d’argumenter quasi
exclusivement en fonction de l’idée selon laquelle les dégâts et les désordres
induits par l’industrialisation capitaliste commençante des sociétés
européennes devraient être compris comme négateurs de la nature humaine
et de la nature en général. Il propose une systématisation critique qui
cherche à rester au plus près de cette thématique naturaliste gagée sur
l’expérience de la passivité et, surtout, sur celle de la souffrance individuelle
qui la radicalise. Et il développe à partir d’elle une construction audacieuse
organisée autour du thème de l’aliénation comprise comme le principe
central de la perte de la nature.
Marx entend par là une dépossession de ce qui est propre, telle qu’elle
se traduit dans l’expérience de la souffrance subjective et de la diminution
de la puissance d’agir. Il élabore son concept d’aliénation en trois temps.
Dans un premier moment6, il paraît vouloir le faire sous la dépendance
unique de l’image concrète de la perte du produit du travail dans les
processus économiques : je suis aliéné parce que je suis systématiquement
privé du produit de l’activité la plus riche de sens dont je sois capable, le
travail, parce que ce produit, me devenant étranger et alimentant de plus le
système qui permet cette étrangéification, ne peut densifier et stimuler ma
vie comme il le ferait s’il restait immédiatement à ma disposition, en
d’autres termes, s’il demeurait dans mon environnement à titre de ressource
et d’appui de la vie subjective.
Mais dans un second temps7, Marx déplace le point d’application de la
notion d’aliénation. Ce n’est plus un processus d’objectivation manqué du
fait de l’autonomisation du produit et de sa coagulation dans un système
transcendant (le « travail mort » par opposition au travail vivant » dira Le

6. M44 : M1 XXII ; ES 58 ; GF 110 ; Vrin 118 ; MEW 512 ; MEGA² 365 :


« L’aliénation (Entäusserung) du travailleur dans son produit signifie non seulement que
son travail devient un objet, une existence extérieure, mais aussi que son travail existe en
dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui et devient une puissance autonome
par rapport à lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère ».
7. M44 : M1 XXIII ; ES 59-60 ; GF 111-112 ; Vrin 120 ; MEW 514 ; MEGA² 367 :
« L’aliénation (die Entfremdung) ne se manifeste pas seulement dans le résultat, mais
aussi dans l’acte de production, à l’intérieur de l’activité productrice elle-même.
Comment le travailleur pourrait-il affronter en étranger le produit de son activité si, dans
l’acte de production même, il ne s’aliénait pas lui-même (sich selbst entfremdete) ? Le
produit n’est en fait que le résumé de l’activité, de la production ».
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 133

Capital8) qui est visé, mais la condition de possibilité même de ce processus,


à savoir une sorte de détérioration intrinsèque de l’activité considérée en
elle-même. Dès ce moment, le point de vue immanent des conditions
d’exercice de l’activité l’emporte sur celui, transcendant, qui privilégiait ses
effets mondains. Et alors que, quelques lignes auparavant, il semblait
vouloir déduire, de façon presque spéculative, des aspects importants de la
condition ouvrière à partir du fait de l’aliénation du produit du travail, Marx
caractérise désormais la situation du travailleur à la fois par la contrainte
sociale et par l’existence de souffrances morales et physiques. À ce moment,
comme le montre le fait que le vocabulaire de la douleur en tant qu’affection
interne de la vie remplace l’image du système mort parasitant la vie,
l’univers conceptuel éthéré du Jeune-hégélianisme semble s’ouvrir sur la
prise en compte des atteintes physiques et morales à la santé individuelle
telles que Engels les décrit au même moment dans La Situation des classes
laborieuses en Angleterre, à la suite des « enquêteurs » (médecins,
réformateurs, administrateurs, philanthropes…) de la première moitié du
XIXe siècle.
Dans un troisième temps, Marx cherche à approfondir ce qu’il disait du
versant subjectif de l’aliénation, mais en relativisant à son tour le
vocabulaire de la peine et de l’affect. Si la dépossession du produit du
travail ne suffit pas à caractériser le capitalisme tel qu’il est vécu, comment
faut-il raisonner pour en appréhender les effets grâce à des concepts
suffisamment déterminés et consistants ? Pour répondre à cette question,
l’auteur se place désormais à un niveau où l’aliénation se présente sous le
visage de la perte d’une nature dont les conditions de travail dégradées
seraient le principe ; c’est là le butoir de la réflexion du « premier
manuscrit », son moment naturaliste :

« L’être générique de l’homme (das Gattungswesen des Menschen),


aussi bien la nature que ses facultés intellectuelles génériques, sont
transformées en un être qui lui est étranger, en moyen de son existence
individuelle. Il rend l’homme étranger à son propre corps (sie entfremdet
dem Menschen seinen eigenen Leib), comme il aliène la nature en dehors
de lui, comme aussi son essence spirituelle, son essence humaine […].
Une conséquence immédiate du fait que l’homme est devenu étranger
(entfremdet ist) au produit du travail, à son activité vitale, à son être
générique, est celle-ci : l’homme est rendu étranger à l’homme. Lorsque
l’homme est en face de lui-même, c’est l’autre qui lui fait face. Ce qui
est vrai du rapport de l’homme à son travail, au produit de son travail et à
lui-même, est vrai du rapport de l’homme à l’autre et à l’objet du travail
de l’autre. D’une manière générale, la proposition selon laquelle son être

8. K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 475.


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134 STEPHANE HABER

générique est rendu étranger à l’homme signifie qu’un homme est rendu
étranger à l’autre, comme chacun d’eux est rendu étranger (entfremdet
ist) à l’essence humaine »9.

À regarder les arguments en détail, il apparaît que Marx cherche à


amplifier le motif naturaliste selon lequel les besoins et les tendances du
corps propre, compris dans sa naturalité, sont frontalement contrariés dans le
capitalisme : le cœur de l’aliénation, ce ne sont donc pas simplement la
séparation avec soi et la diminution de soi qu’implique la contrainte sociale ;
c’est, plus précisément, le rétrécissement et même la privation d’un certain
rapport vital constituant l’individu, dont le rapport au corps propre constitue
le modèle. Ce rapport vital, l’auteur le décrit comme une libre façon de
satisfaire les besoins élémentaires du corps qui s’intègrerait
harmonieusement à la culture et à la vie sociale : c’est justement l’aptitude à
inventer et à expérimenter pour soi-même une modalité particulière de cette
fusion, aptitude qui définit en quelque sorte la dignité humaine, que la
misère ouvrière détruit. « Manger, boire, procréer, etc., écrivait ainsi Marx
plus haut, sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais,
séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues
ainsi la fin dernière et unique, elles ne sont plus que des fonctions
animales »10.
Un premier moment du raisonnement découlant de ces approches
naturalistes consiste, dans la suite du texte, à montrer que la répression des
corps a historiquement comme corrélat l’instauration d’une relation
instrumentale systématisée à la nature extérieure : la nécessité économique
d’exploiter les ressources naturelles exercerait une pression suffisamment
puissante sur l’ensemble des rapports théoriques et pratiques que les
hommes entretiennent avec leur environnement pour que l’on puisse parler
d’une « perte de la nature ». Mais Marx n’approfondit pas ce point. Une
sorte de synthèse instable entre des intuitions interpersonnalistes et une
philosophie de la réalisation de la nature humaine prend immédiatement le
relais. Marx montre d’abord que l’un des aspects de la misère ouvrière peut
se définir sur une base éthique : elle implique, là encore, l’instauration d’une
relation purement instrumentale à autrui, autrement dit la substitution de la
concurrence à la solidarité. La gravité d’une telle situation n’est cependant
conceptualisée, dans le « premier manuscrit », que sur la base d’une image
normative de la communauté humaine qui enveloppe une conception des
rapports interpersonnels : il s’agirait d’une communauté dans laquelle la
richesse des échanges et de la communication constituerait à la fois l’aliment

9. M44 : M1 XXIV ; ES 64-65 ; GF 116-117 ; Vrin 124 ; MEW 517-518 ; MEGA²


370.
10. M44 : M1 XXIII ; ES 61 ; GF 113 ; Vrin 121 ; MEW 515 ; MEGA² 367-368.
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 135

et le support du développement des aptitudes dont les êtres humains sont


porteurs. Ainsi, l’argumentation naturaliste tourne-t-elle court puisque
l’appréhension de la nature semble se résoudre dans une pensée de la nature
humaine.
En d’autres termes, Marx voudrait décrire ce qu’il y a de plus profond
dans l’aliénation comme une répression de la nature et une séparation avec
la nature, mais il va trop vite, ou du moins ne permet pas au lecteur de saisir
toutes les étapes du raisonnement, quand il croit que le thème de la non-
réalisation de la nature humaine (de « l’essence humaine » selon son
vocabulaire feuerbachien) permettra d’englober sans difficultés le thème de
la relation fausse à la nature interne et externe. Faute d’une conception forte
de l’individualité psychique et existentielle, le jeune philosophe, d’une façon
qui joue trop sur les sens du terme « nature » et apparait surtout assez
clairement substantialiste à ce niveau comme c’était le cas plus haut avec la
prégnance du modèle de la perte objectale, semble concevoir l’expérience de
la « dépossession » comme si elle pouvait parfaitement se penser à la
manière d’une dépossession de la nature propre de l’individualité et, du
coup, de la nature en général. Apparemment, pourrait-on enchaîner en
adoptant le point de vue d’A. Schmidt, seule une anthropologie du travail
permettrait de rétablir la cohérence de la position marxienne en évitant ce
qui ressemble bien à une réduction précipitée.

Le « troisième manuscrit » : l’affirmation et le contenu du


naturalisme

Sans chercher à systématiser plus qu’il ne serait raisonnable le contenu


disparate des fragments qui nous sont parvenus sous le titre de « troisième
manuscrit », on peut dire que beaucoup de leurs éléments centraux sont
marqués par l’intention de fonder théoriquement la pensée de l’aliénation
mobilisée de façon directe dans le « premier manuscrit ». C’est sous les
auspices de ce que Marx nomme lui-même « naturalisme » que va
s’effectuer cette fondation : le raisonnement paraît donc mieux différencié
que dans les textes à tonalité plus économique du premier manuscrit où les
deux niveaux semblaient mélangés. La recherche des passages du
« troisième manuscrit » qui portent la marque d’une tentative pour fonder de
manière naturaliste le propos de la théorie critique de l’aliénation fait
apparaître trois ensembles distincts. Nous les analyserons succinctement.
Au-delà de la critique de Hegel, à laquelle ils se réduisent pour la plupart
des commentateurs, ces textes esquissent clairement une tentative
remarquable pour rattacher la pensée critique de l’aliénation à un
naturalisme philosophique.
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136 STEPHANE HABER

Le communisme comme naturalisme en acte

Marx commence par décrire, dans un paragraphe célèbre, le


communisme comme un état social marqué par l'abolition de la propriété
privée, dont il a montré qu’elle formait la condition de possibilité de
l'aliénation concrète des individus dans le monde industriel. Mais, sans
s'arrêter sur les questions économiques, il place rapidement l'accent sur une
conséquence particulière de cette abolition, à savoir le fait qu'elle entraînera
la disparition de l'institution patriarcale du mariage, instrument d’un
assujettissement des femmes commandé par l’impératif de la transmission de
la propriété11. Il va même jusqu'à présenter cette disparition comme le
symbole et le premier acquis des progrès moraux qui caractériseront le
communisme. Et surtout, il conclut plus largement en suggérant que
l’épanouissement humain dépend de la capacité à investir d’une
signification positive un trait (la sexualité) et une différence (la différence
des sexes) caractéristiques des préconditions biologiques de l’existence
humaine : dans un avenir meilleur, celles-ci apparaîtront ainsi comme
l’occasion de prendre conscience d’une complémentarité enrichissante. Pour
Marx, le mouvement de reconnaissance réciproque qui naît de cet
investissement positif de la différence sexuelle illustrera l’émergence d’un
rapport positif à la nature en général : une nouvelle fois, la pensée du naturel
en général s’enracine dans l’expérience subjective du corps propre ; le
« naturel » est le genre d’être que j’atteins lorsque je prête généreusement,
sympathiquement, à beaucoup d’autres êtres que moi tout ce que m’apprend
le fait que je suis porté par des besoins, par des tendances et par des
possibilités qui ne doivent pas tant que cela à l’ingéniosité humaine, à la
« culture ». Ainsi, notre appartenance à la nature ne constitue pas l’effet
d’une dépendance contrariante que la domination sociale aurait précisément
pour fonction d’écarter de notre champ de vision ; au contraire, la possibilité
historique de la fin du patriarcat montre comment l’être humain ne
s’épanouit que dans le cadre d’un naturel socialisé, autrement dit à la fois
humanisé et civilisé, mais aussi devenu, en tant que naturel préservé et
prolongé, une force vivifiante incorporée aux rapports sociaux12.

11. M44 : M3 IV ; ES 87 ; GF 144 ; Vrin 146, MEW 536; MEGA² 389.


12. M44 : M3 IV ; ES 86-87 ; GF 143 ; Vrin 146, MEW 536; MEGA² 389 : « C’est
dans ce rapport [entre les sexes] que l’on voit à quel point l’attitude naturelle de l’homme
est devenue humaine, à quel point l'essence humaine lui est devenue naturelle (zum
natürliche Wesen), dans quelle mesure sa nature humaine est devenue nature. Dans ce
rapport [des sexes], on voit aussi à quel point le besoin de l’homme est devenu un besoin
humain, à quel point le besoin est devenu celui de l’autre homme en tant qu’homme, à
quel point celui-ci est aussi un être collectif (Gemeinwesen) dans son existence la plus
individuelle ».
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 137

C’est sur cette base que Marx, par une généralisation audacieuse qui
frôle ouvertement le langage rousseauiste, présente le communisme comme
un naturalisme pratique. Dans l’ordre des textes que nous avons l’habitude
de regrouper sous le titre de « Manuscrits de 1844 », il s’agit de la première
mention du terme, et elle est tout à fait spectaculaire :

« Le communisme est, en tant qu'abolition positive de la propriété


privée, entendue comme aliénation de soi de l’homme, appropriation
réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme. C'est le retour
complet de l'homme à lui-même en tant qu'être pour soi, c'est-à-dire en
tant qu'être social, autrement dit humain, retour conscient et qui
s'accomplit en conservant toute la richesse du développement antérieur.
En tant que naturalisme achevé (vollendeter Naturalismus), ce
communisme est humanisme ; en tant qu'humanisme achevé, il est
naturalisme. Il est la véritable solution de l'antagonisme entre l'homme et
la nature, entre l'homme et l'homme, il est la vraie solution du conflit
entre l’existence et l’essence, entre l'objectivation et l’affirmation de
soi »13.

Ainsi Marx – d’une façon assez imprévisible au vu du « premier


manuscrit » – ne décrit-il pas du tout la fin de l’histoire comme le
parachèvement de la formation d’une conscience enfin venue à bout de
l’altérité du monde, d’après le modèle hégélien de la Phénoménologie de
l’esprit qu’il a lui-même en tête. Nouvelle preuve de la complexité d’une
position théorique qui, d’un côté, en commençant par associer l’aliénation à
la perte de l’empire et de l’emprise sur l’objet propre, semble afficher son
rattachement à un subjectivisme entêté de la possession de soi et de la
maitrise du monde, mais qui, de l’autre côté, interprète le dépassement de
l’aliénation comme la réaffirmation de la Nature, et non pas comme le
triomphe du Sujet. Cependant, ce n’est que plusieurs pages après cette
anticipation historique que Marx s’attelle à la question centrale du
« troisième manuscrit », celle qui consiste à se demander pourquoi la fin de
l’aliénation au travail qui caractérise le monde industriel moderne
signifierait une réalisation de la nature humaine et l’instauration d’un
rapport vrai à la nature en général.

Entre naturalisme et industrialisme

« L'essence humaine de la nature n’existe que pour l'homme social,


car c'est seulement dans la société que la nature existe pour lui comme
lien avec l'homme, comme existence de lui-même pour l'autre et de

13. M44 : M3 IV ; ES 87 ; GF 144 ; Vrin 146, MEW 536; MEGA² 389.


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138 STEPHANE HABER

l'autre pour lui, ainsi que comme élément vital (Lebenselement) de la


réalité humaine. Ce n'est qu'ainsi qu'elle est pour lui le fondement de sa
propre existence humaine. C'est seulement ainsi que son existence
naturelle est pour lui son existence humaine et que la nature est devenue
pour lui l'homme. Ainsi, la société est l’existence commune
(Wesenseinheit) de l'essence humaine et de la nature, la véritable
résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’homme (der
durchgeführte Naturalismus des Menschen) et l’humanisme accompli de
la nature »14.

Dans le passage ouvert par ces formulations15, Marx examine les


présuppositions philosophiques de la thèse difficile selon laquelle
l’aliénation sociale induite par les conditions contemporaines du travail
industriel doit se comprendre comme une perte du rapport normal à autrui et
donc de la nature humaine, elle-même appréhendée comme un aspect de la
nature en général. Comment mieux penser, d’une façon non réductrice, ces
différentes articulations illustrées de façon intuitive dans le « premier
manuscrit » ? Aux yeux de l’auteur, la réponse à cette question suppose le
dépassement de l’opposition entre l’individu et le social : l’individu est
d’emblée social dans la mesure où toutes les conditions concrètes
importantes des pratiques qu’il met en œuvre sont des produits de l’activité
sociale antérieure sédimentés dans les institutions et les habitudes. Ainsi,
dans la connaissance scientifique, le premier exemple introduit par Marx, je
fais usage de ce bien commun qu’est le langage et je travaille à partir
d’élaborations et d’hypothèses que je reçois à titre de membre de la
communauté du savoir. C’est à la suite de cette notation très simple que,
dans le texte marxien, se met en place, pour ainsi dire parasitairement, la
fameuse représentation de l’histoire universelle comme du processus dans
lequel les richesses produites par l’humanité, en s’accumulant, en se
cristallisant loin de leurs créateurs, finissent par se constituer en puissances
étrangères, inaccessibles et même menaçantes16. Le corrélat évident de cette

14. M44 : M3 V ; ES 89 ; GF 146 ; Vrin 147 ; MEW 538 ; MEGA² 391.


15. M44 : M3 V ; ES 87-88 ; GF 145-156; Vrin 147 ; MEW 538 ; MEGA² 391.
16. M44 : M3 VI ; ES 90-91 ; GF 148 ; Vrin 149 ; MEW 439 ; MEGA² 392 : « De
même que la propriété privée n'est que l'expression sensible du fait que l'homme devient à
la fois objectif pour lui-même et, en même temps, devient un objet étranger et non-
humain, que l’expression de sa vie (Lebensäusserung) est l'aliénation de sa vie
(Lebensentäusserung), que sa réalisation lui fait perdre sa réalité, la lui rend étrangère
(fremde), de même l'abolition positive de la propriété privée, c'est-à-dire l’appropriation
sensible pour les hommes et par les hommes de la vie et de l'essence humaines, des
hommes objectifs, des œuvres humaines, ne doit pas être comprise seulement dans le sens
de la jouissance immédiate, exclusive, dans le sens de la possession, de l’avoir. L'homme
s'approprie son être universel d'une manière universelle, donc en tant qu'homme total ».
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 139

représentation quelque peu mythique, à savoir une philosophie de l’histoire


orientée vers l’idée de la réappropriation totale et libératrice des expressions
extériorisées de l’activité humaine, semble donc former, aux yeux de Marx,
l’infrastructure probante des analyses économico-philosophiques qu’il
propose. C’est cette philosophie de l’histoire qui a d’ailleurs découragé bien
des commentateurs des Manuscrits – à commencer par Althusser – et a
justifié un scepticisme implacable face à la valeur philosophique de
l’ensemble de ce texte.
Pourtant, ce schéma, attirant par sa simplicité, Marx y fait allusion en
passant dans ces pages plus qu’il ne le développe ou en affirme la validité de
manière catégorique. C’est qu’il demeure encore dans la sphère d’influence
d’une pensée où des hypothèses naturalistes occupent le centre : la mise en
valeur de la « seconde nature » de la culture ne s’effectue nullement dans le
cadre d’une pensée de l’« arrachement » de l’homme aux conditions
naturelles données de son existence ou encore d’une exaltation de la création
artificielle. L’histoire n’est pas première. Plus précisément, Marx identifie
spontanément le naturel au social : le social est l’expression d’une nature
interne qui se déploie, qui se réalise historiquement, et la nature en général
n’acquiert de réalité, au sens fort, que grâce aux médiations que lui procure
l’activité humaine-sociale. Cette présupposition explique pourquoi Marx,
d’une façon qui pourrait surprendre, n’a guère besoin de recourir aux idées
de la Naturphilosophie – autrement dit à la thématique d’une productivité
intrinsèque de la nature, qui serait à la fois une condition de possibilité et
une compagne permanente de l’activité humaine. Au moment où s’exprime
une tentative d’ancrer l’expérience sociale de l’aliénation dans une ontologie
de l’activité objectivante, toute la productivité de la nature semble devoir se
trouver en quelque sorte préemptée par l’espèce humaine, téléologiquement
préinscrite qu’elle est dans les futures opérations du travail. D’où un concept
de nature qui reste ici étonnamment pauvre : elle se réduit en fait à
l’ensemble des objets de la sensibilité et des besoins. D’où aussi le fait que
l’indépendance et l’autonomie de la nature et des êtres qui la composent ne
soient conçues qu’en un sens relativement faible. Ainsi, Marx raisonne-t-il
avec un concept d’objectivité indifférencié, censé être capable de regrouper
le naturel et l’artificiel, la première nature comme la seconde. Et s’il centre
bien à juste titre son propos sur la dialectique du naturel et du social, c’est
d’une façon qui conduit à leur pure et simple identification.
Afin d’illustrer cette position difficile, Marx raisonne ensuite à partir de
l’exemple de la sensibilité. Pour lui, on peut ainsi dire que la « vision » au
sens large (constater et comprendre, être affecté et interpréter), dont les
caractères s’expliquent évidemment par l’histoire naturelle de l’espèce
humaine, s’est aussi développée et raffinée à mesure que les produits de l’art
lui offraient des matériaux nouveaux de plus en plus perfectionnés :
l’histoire de la technique, l’histoire de la peinture, impliquent une histoire de
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140 STEPHANE HABER

la vision et, pour Marx, c’est elle qui est la plus importante – l’immanence
propre à l’autodéploiement du naturel pour et dans un sujet vivant précédant
logiquement le mouvement d’objectivation dont il est pourtant solidaire17.
Comme pour éviter les tensions nées de ce monisme ontologique, la
suite du texte s’engage dans une sorte de fuite en avant artificialiste, voire
industrialiste, qui menace de fragiliser encore l’ensemble. À ce niveau,
l’auteur parvient bien, comme il entendait le faire, à jeter une passerelle
entre le naturalisme philosophique et les analyses économiques concrètes du
« premier manuscrit », mais c’est au prix d’une restriction dont la pertinence
n’est pas vraiment prouvée. En effet, tout d’un coup, sous l’influence d’une
obligation de revenir au plus vite à sa cible critique principale (l’aliénation
dans le travail industriel contemporain), Marx ramène l’objectivation
expressive au modèle du travail productif, alors même que d’autres
modalités que celle-là avaient été signalées par lui (telles que le langage ou
la création artistique)18. L’argument qui a implicitement compté dans ce
recentrage industrialiste, argument qui relaie la philosophie idéaliste de
l’« activité » et que confirmeront certaines pages un peu forcées de
L’Idéologie allemande où les cerisiers deviendront subitement des produits
de l’histoire19, c’est celui qui souligne l’importance du couplage historique
accompli dans la modernité entre les sciences de la nature et l’activité
économique. Car, suivant l’esprit des Lumières, l’auteur accorde
apparemment une valeur émancipatrice aux progrès de la connaissance en
tant que tels ; et c’est le fait que ces progrès aient été stimulés par le
développement des forces productives, ou du moins que ce développement
ait formé l’un de ses effets involontaires, qui l’incite à y voir la
manifestation majeure de l’auto-affirmation humaine. Incarnation de la
puissance créatrice de l’espèce humaine, l’industrie devrait, de plus, être
comprise comme le vecteur principal de cette coproduction du naturel et du
social dont Marx parlait plus abstraitement dans les paragraphes précédents :
il écrit ainsi que « la nature telle que l’industrie la fait est donc – quoique
sous une forme aliénée – la vraie nature anthropologique »20.
Cependant, Marx termine ce passage en attirant l’attention sur le fait
que la valorisation des sciences de la nature n’a pas comme unique fonction

17. M44 : M3 VIII ; ES 93 ; GF 151 ; Vrin 151 ; MEW 542 ; MEGA² 394 : « C'est
seulement grâce à la richesse objectivée de l'essence humaine que se crée et se forme la
richesse de la sensibilité subjective de l'homme, qu'une oreille devient musicienne, qu’un
œil perçoit la beauté de la forme, bref que les sens deviennent capables de jouissance
humaine, deviennent des sens qui s'affirment comme des forces essentielles de l'homme ».
18. M44 : M3 VIII ; ES 94 ; GF 152 ; Vrin 152 ; MEW 542 ; MEGA² 395 : « On voit
comment l'histoire de l'industrie et l’existence devenue objective de l'industrie forment le
livre ouvert des forces essentielles de l'homme, la psychologie humaine étalée au dehors ».
19. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 24.
20. M44 : M3 IX ; ES 96 ; GF 153 ; Vrin 153 ; MEW 543 ; MEGA² 396.
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 141

d’apporter de l’eau au moulin de l’artificialisme et de l’industrialisme. Il


s'agit plutôt de faire de la nature à la fois le point de départ et l'objet de la
connaissance :

« la réalité sociale de la nature, la science de la nature développée


par l’homme (die menschliche Naturwissenschaft) ou encore la science
naturelle de l’homme (die natürliche Wissenschaft vom Menschen), sont
des expressions identiques »21.

L’espèce d’indécision entre naturalisme et industrialisme qui marque la


fin de ce passage du texte, dans l’ensemble assez problématique, c’est une
philosophie du travail, située à un plus haut degré de généralité, qui va
permettre de la dépasser quelques pages plus loin.

La discussion de Hegel : le travail comme médiation entre nature et


histoire

Dans ce passage du « troisième manuscrit »22, plus satisfaisant que le


précédent à bien des égards, s’élabore une position clairement et directement
naturaliste qui s’étaye sur la critique du hégélianisme. Comme chez
Feuerbach, le naturalisme peut alors être présenté comme une alternative
autosuffisante à l’idéalisme hégélien – à cette nuance près que, ici, l’on
attend d’abord de lui qu’il constitue une alternative capable de porter, à titre,
pour ainsi dire, de philosophie première, la critique de l’aliénation sociale.
Reprenant les thèmes d’un des premiers grands textes de Feuerbach, la
Contribution à la critique de Hegel de 183923, Marx fait d’abord de
l’impossibilité d’accorder un statut positif à la nature la preuve de l’échec de
l’idéalisme : « la nature lui [à la pensée abstraite] est extérieure ; elle est ce
en quoi elle se perd. C'est pourquoi elle ne peut saisir la nature
qu'extérieurement »24. Mais rapidement, les choses se compliquent parce que
Marx, afin de corriger l’oubli de l’action chez Feuerbach, semble vouloir en
même temps accorder la validité de deux exigences constitutives du
programme hégélien. Il faut bien d’abord, explique Marx, saisir l’unité du
sujet de l’objet : ce que nous nommons de cette manière, ce ne sont pas deux

21. M44 : M3 X ; ES 97 ; GF 154 ; Vrin 154 ; MEW 544 ; MEGA² 396.


22. M44 : M3 XXIII-XXVII ; ES 132-138 ; GF 165-172 ; Vrin 163-167 ; MEW 574-
579 ; MEGA² 404-409.
23. L. Feuerbach, Manifestes philosophiques, op. cit., p. 19-77.
24. M44 : M3 XIII ; ES 130 ; GF 162; Vrin 160 ; MEW 572 ; MEGA² 402. Voir
Feuerbach, op. cit., p. 56 : « L’idéaliste disait à la nature : ‘tu es mon alter ego, mon autre
moi’ ; mais il ne mettait l’accent que sur moi, si bien que sa formule voulait dire : ‘tu es
ma propre émanation, mon propre reflet, mais tu n’es rien de particulier pour toi-même’ ».
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142 STEPHANE HABER

règnes séparés qui n’entretiendraient que des relations superficielles, mais


deux moments d’une même totalité. Et il faut ensuite que la catégorie
d’aliénation (au sens faible d’une extériorisation objective) joue un rôle
important dans la réflexion : le réel donné l’est par nous, pour nous, il est
« posé » écrit Marx dans le langage de l’Idéalisme allemand ; autrement dit,
il reste à penser sur le mode d’une émanation qui s’objective, qui
« s’aliène » par rapport au sujet. C’est de cette façon que Marx exprime
crûment une espèce de conviction sous-jacente selon laquelle le sens du
monde, c’est de devenir quelque chose du fait de l’activité humaine, de se
révéler grâce à elle et en elle. Plus haut, il avait clairement suggéré que c’est
la valorisation philosophique du travail qui exprimait au mieux cette
conviction : c'est à juste titre, suggérait-il, que Hegel « saisit le sens du
travail et conçoit l'homme objectif, véritable car réel, comme le résultat de
son propre travail »25. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’aliénation au
sens fort (le sens du « premier manuscrit », celui de la perte de soi qui
advient du fait des conditions actuelles du travail industriel) constitue bien
un scandale ontologique, un renversement des conditions normales de
l’affirmation de soi humaine : au lieu que l’objet reflète les pouvoirs du
sujet, il devient un obstacle à leur expression et la cause de leur
dépossession.
Mais au cours de son commentaire de Hegel, Marx est en quelque sorte
amené à se désolidariser de celui-ci plus nettement et plus précisément que
ne le laissait attendre ce qui précède dans le texte, sans pour autant revenir
aux arguments de Feuerbach. On pourrait dire que Marx s’achemine alors, et
pour la première fois d’une façon si nette, vers une solution d’allure
spinoziste – l’existence d’une productivité universelle plus originaire que la
partition entre le « sujet » et l’« objet »26 –, même si la nécessité de fonder
ontologiquement la catégorie d’aliénation qu’il utilise analytiquement dans
le « premier manuscrit » le ramène rapidement dans l’orbite d’une solution
pas si éloignée que cela des schémas idéalistes : il faut que l’activité
humaine ait tout de même le premier mot, que la nature soit essentiellement
objet, qu’elle forme le résultat d’une « position ».

25. M44 : M3 XXII ; ES 132 ; GF 165 ; Vrin 162 ; MEW 574 ; MEGA² 404.
26. M44 : M3 XXVI ; ES 136 ; GF 169-170 ; Vrin 165-166 ; MEW 577 ; MEGA²
407-408 : « Quand l'homme réel, l’homme pourvu d’un corps, installé sur la terre solide et
ronde, l'homme communiquant avec toutes les forces de la nature, pose en s’aliénant ses
forces effectives, objectives, qui deviennent du coup des objets étrangers, ce n'est pas le
fait de poser qui est sujet. Loin d'être le sujet, cet acte de poser n'est ici que le côté
subjectif de forces essentielles objectives dont l'action doit être également objective.
L’être objectif agit d'une manière objective et il n'agirait pas objectivement si l'objectivité
n'était pas incluse dans la détermination de son essence même. Ils ne crée et ne pose
d’objet que parce qu'il est posé lui-même par des objets, parce que, par son origine, il est
nature ».
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 143

Comment apaiser la tension entre philosophie de l’activité et


naturalisme qui se manifeste ici ? Par une philosophie du travail qui soit
autre chose qu’un activisme, suggère désormais notre texte, autrement dit
qui soit capable de donner du sens au fait que la nature objective est
radicalement donnée, extérieure, ce qui implique l’atténuation des
résonances « industrialistes » insistantes dans les pages antérieures. En effet,
l’important dans le travail n’est plus tant qu’il prolonge des tendances
propres aux choses, mais plutôt qu’il soit ce par quoi le sujet exprime sa
nature en incorporant un mouvement de reconnaissance dirigé vers une
nature objective à la fois autre et première – ce qui constitue bien une
position « naturaliste ».
Une anthropologie naturaliste de l’activité peut alors s’esquisser qui
s’associe à l’idée selon laquelle ce qu’il est permis d’appeler la nature
objective constitue le partenaire de l’interaction : à cet être naturel qu’est
l’agent humain (que nous saisissons à travers certaines propriétés de son
corps et, en dernier ressort, grâce à sa propre expérience sensible) doit
répondre un être possédant la même teneur, substantiellement apparenté à ce
qu’il est. Et c’est cela que nous pouvons nommer la nature objective.
L’existence de celle-ci se trouve ainsi « déduite » à partir de l’expérience du
corps propre en action, s’éprouvant lui-même comme mise en œuvre de
puissances naturelles :

« Dire que l'homme est un être corporel, doué de forces naturelles,


vivant, réel, sensible, objectif, c'est dire qu'il a pour objet de son être, de
la manifestation de sa vie, des objets réels, sensibles, et qu’il ne peut
manifester sa vie qu’en des objets réels, sensibles. Être objectif, naturel,
sensible, avoir un objet, une nature, un être sensible, en dehors de soi-
même, être soi-même objet, nature, un être sensible pour quelque autre
être – ces trois phénomènes n’en font qu’un »27.

Comprendre l’activité en général, et en particulier cette activité par


excellence qu’est le travail, c’est comprendre qu’elles répondent à la nature,
qu’elles supposent une altérité et une primauté de la nature dont la
reconnaissance est impliquée dans leur mise en œuvre même : le modèle
idéaliste, celui d’une nature existant d’abord pour nous et par nous ne peut
que s’en trouver affaibli. Pour que cette reconnaissance silencieuse soit
possible, il faut que le travail, avant d’être le vecteur d’un arrachement à la
nature, un arrachement qu’il faudrait lui-même comprendre comme le
préalable à la constitution d’une seconde nature, soit l’affirmation continuée
de la première nature en nous : pour Marx, en cela étranger à toute
inspiration « prométhéenne », ce sont toujours des dispositions et des

27. M44 : M3 XXVI ; ES 136-137 ; GF 170-171; Vrin 166 ; MEW 578 ; MEGA² 408.
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144 STEPHANE HABER

aptitudes naturelles (les forces musculaires et intellectuelles, ainsi que


toutes les dispositions qui en dérivent), au sens où elles sont inhérentes à la
constitution contingente de l’espèce humaine, que nous mettons en œuvre en
travaillant.
Le primat logique de l’activité (autrement dit le fait que nous ne
puissions saisir qu’une nature existant par rapport à nous) n’empêche plus
ici d’affirmer hautement, contrairement à ce qui se passait, peut-être, dans
les pages précédentes, la factualité de notre nature donnée ainsi que
l’existence réelle d’une nature hors de nous. Mieux encore, la catégorie de
« travail » elle-même, dont on aurait pu craindre qu’elle ne prenne une
importance démesurée et alimente une pensée de l’activité créatrice par
laquelle l’homme forge héroïquement un nouveau monde, est désormais
éclipsée par celle, plus large et donc plus souple, d’« histoire ». Une histoire
qui, par bien des côtés, est la continuation par d’autres moyens de la nature,
le processus par lequel la nature peut se réaliser :

« Mais l'homme n'est pas seulement un être naturel (Naturwesen), il


est aussi un être naturel humain, c'est-à-dire un être existant pour soi,
donc un être générique, qui doit se confirmer et agir en tant que tel dans
son être et dans son savoir. […] Et de même que tout ce qui est naturel
doit naître, de même l'homme est le produit d'un processus génératif qui
est l'histoire. […] L’histoire est la véritable histoire naturelle de l'homme
[…] »28.

Sans doute ne faut-t-il pas surestimer la place quasi-conclusive que ces


considérations occupent au sein des considérations « naturalistes » qui
parsèment ces textes non-systématiques qui nous sont parvenus sous le titre
de « manuscrits de 1844 ». Il n'en reste pas moins que, en fin de compte, le
naturalisme de Marx à cette époque, fermement réarticulé dans les dernières
lignes de sa discussion avec Hegel qui viennent d’être citées, paraît bien
consister à la fois dans l’affirmation anti-idéaliste de la primauté et de
l’indépendance de la nature, ainsi que dans l’affirmation du fait que
l’activité humaine en relève pleinement et continûment. La position
qu’adopte ainsi l’auteur des Manuscrits de 1844 voudrait être le reflet
inversé de celle qu’il prête au spiritualisme hégélien : « pour le penseur
abstrait, la nature doit se dépasser elle-même car il l’a déjà posée comme un
être dépassé en puissance »29. Tous les autres aspects du « troisième
manuscrit » (par exemple l’ontologie moniste qui pose l’existence d’un
mode d’être unique pour le naturel et le social) paraissent secondaires par
rapport à ce naturalisme anti-hégélien, qui finit par supplanter la philosophie

28. M44 : M3 XXVII ; ES 138 ; GF 172 ; Vrin 167 ; MEW 579 ; MEGA² 409.
29. M44 : M3 XXXIV ; ES 149 ; GF 184 ; Vrin 176 ; MEW 588 ; MEGA² 418.
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« LE NATURALISME ACCOMPLI DE L’HOMME » 145

de l’activité. Car bien que la philosophie du travail (en fin de compte plus
englobante que l’exaltation de l’« industrie » qui s’annonçait plus haut dans
le texte) occupe une place éminente dans le dispositif théorique qui se met
en place de cette façon, elle n’en constitue pas le cœur, mais reste au
contraire subordonnée à la thèse naturaliste.
L’image d’une nature révélée et réveillée par le travail productif, dans
laquelle A. Schmidt a pu voir le noyau dur de la pensée de Marx et dont,
selon lui, il suffisait de rappeler certains aspects pour qu’elle alimente
l’écologisme contemporain, n’illustre ainsi qu’une dimension possible du
rapport non distordu à la nature30. En suivant les idées de 1844, le « travail »
devrait plutôt être conçu, plus raisonnablement, comme un paradigme
fondamental pour les différentes formes d’activité qui, bien comprises,
conjoignent la réalisation des possibles les plus prometteurs dont l’homme
est capable (du fait de sa nature propre) avec un mouvement de
reconnaissance de la nature extérieure qui se prolonge dans une façon de
s’associer aux diverses manifestations de l’effectivité de celle-ci. Car une
nature qui se découvre d’abord tragiquement dans l’expérience de
l’aliénation vécue, c’est-à-dire dans l’expérience subjective d’un corps
propre diminué et réprimé du fait de la non-satisfaction de ses premiers
besoins, ne saurait se laisser complètement médiatiser par le travail :
première, elle demeure également autonome. Il n’en reste pas moins que ce
que suggèrent les Manuscrits, c’est que, quoiqu’il soit impossible de les
rattacher immédiatement l’une à l’autre ou de les déduire l’une de l’autre, la
pensée de l’aliénation sociale et l’affirmation décidée du naturalisme
forment un ensemble cohérent dont les deux éléments n’ont pas intérêt à
chercher à trop s’isoler l’un de l’autre.

30. A. Schmidt est lui-même revenu sur cette première valorisation dialectique du
travail qui fut la sienne en reconnaissant la primauté de la sensibilité. D’où une
remarquable réévaluation de Feuerbach. Voir Emanzipatorische Sinnlichkeit, Hauser,
Munich, 1973.

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