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VIII.

La philosophie japonaise
Vincent Citot
Dans Hors collection 2022, pages 425 à 474
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130835899
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 13/05/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 191.99.151.235)

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VIII

La philosophie japonaise
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• Philosophie au Japon et philosophie japonaise
La philosophie japonaise est rarement prise en compte dans les
grands tableaux d’« Histoire de la philosophie ». Même les histo‑
riens qui ouvrent leur récit à l’Orient se contentent le plus souvent
de l’Inde et de la Chine, considérant le Japon comme un dérivé
de l’une et de l’autre. En effet, la pensée japonaise semble toute
d’importation, qu’il s’agisse de la pensée bouddhiste, confucéenne,
néoconfucéenne ou encore européenne. La culture shintoïste (reli‑
gieuse et mythologique) est propre au Japon, mais elle ne donne
pas vraiment lieu à une philosophie. De plus, les penseurs japonais
antérieurs à la fin du xixe siècle ne sont pas des professionnels de la
philosophie, et ne se revendiquent pas d’une discipline telle que la
« philosophie ». Leurs identités sociales sont très variables : moines
bouddhistes, lettrés confucéens, philologues shintoïstes, érudits,
médecins, écrivains, marchands, voire hommes politiques. Ainsi,
l’idée de philosophie japonaise se heurte à une double difficulté :
celle du caractère japonais de philosophies originairement impor‑
tées ; celle du caractère philosophique de pensées qui ne prennent
pas place dans un cadre disciplinaire tel que « la philosophie ».
Voyons le premier point. Le Japon n’importe pas de religions
ni de visions-du-monde sans les transformer, sans les accommo‑
der. De même que les Grecs hellénisent la pensée égyptienne, les

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Histoire mondiale de la philosophie

Romains romanisent la pensée grecque, les Arabes arabisent Aristote


et Plotin, les Chinois sinisent la pensée indienne, les Japonais nip-
ponisent leurs influences étrangères. Comme ils le font à un degré
moindre que les autres peuples mentionnés, on a l’impression que
la philosophie japonaise n’a pas d’identité propre. En réalité, son
identité est seulement plus difficilement repérable, moins affirmée,
plus discrète. Nombre de philosophes japonais déploient une pensée
originale et innovante. Faut-il lui assigner une identité culturelle – la
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dire japonaise ? Ce serait aussi réducteur que de dire que la pensée
de Hobbes est anglaise, celle de Pascal française et celle de Leibniz
allemande. Elles sont cela en partie, oui, mais davantage encore. Les
plus grands auteurs japonais produisent une œuvre « japonaise »
au sens où celle de Voltaire est « française » : l’esprit critique et la
construction doctrinale prennent racine dans un contexte, mais s’en
affranchissent partiellement. Nous parlerons de philosophie japo‑
naise pour désigner, non pas une façon « typiquement japonaise »
de poser les problèmes, mais un réseau de relations entre auteurs
au sein d’un même espace de pensée. Cette philosophie au Japon est
néanmoins une philosophie japonaise dans la mesure où le contexte
culturel et linguistique lui donne une coloration propre.
Quant au fait que les philosophes japonais aient des statuts
sociaux hétérogènes et ne soient pas rattachés – jusqu’à la fin du
xixe siècle – à une discipline unique, ce n’est pas un problème très
redoutable pour l’historiographe. S’il fallait, pour faire de la phi‑
losophie, que la discipline « philosophie » soit nommée, instituée
et officialisée, alors l’histoire de la philosophie serait amputée de
presque tous les penseurs grecs antérieurs à Platon, de tous les pen‑
seurs arabes et/ou musulmans antérieurs à Al-Kindî, d’une grande
partie de la philosophie européenne et de la quasi-totalité des philo‑
sophies indienne et chinoise. Les Japonais ont fait de la philosophie
avant d’instituer et de nommer une telle discipline.

• Spécificités du cycle japonais


Même en admettant (à tort) qu’il n’y ait pas de philosophie
japonaise, mais seulement des penseurs ayant vécu au Japon, le

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devenir historique de cette pensée n’en serait pas moins digne


d’étude. L’évolution d’une vie intellectuelle est intéressante en tant
que telle – même si elle concerne peu de philosophes ; même si
ceux-ci sont peu originaux. Or l’histoire de la pensée japonaise
ressemble à celle des autres civilisations ; on y trouve la même cycli‑
cité. Le cycle intellectuel est adossé, au Japon comme ailleurs, à un
cycle socio-économico-démographico-politique – les idées évoluent
parallèlement aux conditions générales de leur milieu.
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Depuis qu’il est sorti de la préhistoire, vers le milieu du iiie siècle
apr. J.-C., le Japon a connu un premier cycle civilisationnel, que
l’on peut appeler le cycle antique. Sa phase préclassique correspond
à un développement économique, culturel, commercial et démo‑
graphique ; un processus d’étatisation, de centralisation, d’institu‑
tionnalisation ; la construction d’une vision-du-monde cohérente,
d’une sensibilité artistique et littéraire. Un équilibre – phase clas‑
sique – est atteint à l’époque de Nara, au viiie siècle, ou au début
de l’époque Heian, au ixe siècle. Mais dès le xe siècle, la structure
du pouvoir se fige et le pays se reféodalise graduellement, tandis
que les conflits se multiplient entre des autorités politiques de plus
en plus régionales. La pensée religieuse bouddhique prend alors
son essor, au sein d’une population en demande de sens et de Salut
individuel. À l’époque Kamakura (à partir de 1185) commence un
long Moyen Âge ; les guerriers féodaux (samouraïs) mettent en place
un régime dit bakufu. L’empereur n’a plus qu’un pouvoir symbo‑
lique ; le pouvoir réel revenant à un chef militaire (le shôgun) et aux
potentats locaux – le régime du bakufu peut donc aussi bien être dit
shôgunat1. Ce premier cycle historique voit fleurir une riche pensée
religieuse (dont les auteurs sont moines ou dignitaires bouddhistes2),
mais pas de philosophie à proprement parler. Il n’en sera donc pas
question dans la suite.

1. Il ne prend fin qu’avec la Restauration impériale de 1868. Les institutions du


pouvoir sont formellement inchangées pendant des siècles, quoique les époques à consi‑
dérer soient tout à fait distinctes.
2. Ainsi Saichô (767‑822), Kûkai (774‑835), Hônen (1133‑1212), Shinran (1173‑1262),
Dôgen (1200‑1253) et Nichiren (1222‑1282).

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Un second cycle historique commence vers les xve-xvie siècles,


que l’on peut appeler le cycle moderne. Comme le précédent,
son essor se caractérise par un développement économique, com‑
mercial, urbain, culturel et un processus (non linéaire, certes) de
centralisation-étatisation. Ce cycle est comparable à celui que
connaît l’Europe à peu près à la même période. La culture antique
est retrouvée, revivifiée et rénovée à la faveur d’une sorte de Renais‑
sance japonaise qui voit émerger une pensée de type philosophique.
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Cette phase préclassique débouche sur un « siècle des Lumières »
(le xviiie siècle) qui éclaire de tous ses feux le monde de la culture.
Parallèlement apparaît une pensée de type scientifique, qui devient
dominante au cours du xixe siècle, tandis que la philosophie se
dégrade en philosophie religieuse et/ou académique. La philosophie
cesse alors d’être à l’avant-garde de la production intellectuelle. Elle
demeure riche et variée, mais c’est désormais la science qui ouvre
de nouveaux horizons.
Si le cycle moderne est globalement analogue à ceux des autres
civilisations, il connaît certaines spécificités qui tiennent à la grande
perméabilité de la culture japonaise. Le Japon puise la plupart de
ses idées dans le bouddhisme et le confucianisme chinois, d’une
part ; la science puis la philosophie européennes, d’autre part.
Cette ouverture intellectuelle propre au Japon se traduit, à partir
du milieu du xixe siècle, par une adoption très rapide de la pensée,
des institutions et des modes de vie occidentaux. Alors que l’Inde
et la Chine résistent durablement à l’Occident avant d’être colo‑
nisés, le Japon s’occidentalise rapidement pour mieux repousser
l’impérialisme euro-américain – et devenir à son tour puissance
impérialiste (avant la défaite de 1945). Cette réceptivité et souplesse
intellectuelles permettent à la philosophie japonaise, alors en pleine
décadence, de retrouver pour un temps (au début de l’ère Meiji) un
équilibre rappelant celui du xviiie siècle. Ce rebond est comparable à
celui que connaît l’Europe durant les années 1850‑1875. Il ne permet
pas, toutefois, d’infléchir durablement l’orientation postclassique.

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La philosophie japonaise

I. Philosophie japonaise préclassique


(1603 à ~1700)

À partir des xve-xvie siècles, le développement économique,


commercial et urbain semble indiquer que le Japon s’engage dans
une nouvelle phase de son histoire. De grands centres régionaux
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(commerciaux et politiques) se constituent et se font concurrence.
Comme au temps des « Royaumes Combattants » chinois, cette
période des « Provinces en guerre » (~1477 à ~1573) est favorable
à la mobilité sociale et au renouvellement des idées. Les échanges
avec la Chine et la Corée se renforcent et cette ouverture se traduit,
sur le plan intellectuel, par l’arrivée au Japon de la pensée néo‑
confucéenne. Dans un milieu culturel dominé par le bouddhisme
religieux, la rationalité néoconfucéenne insuffle un esprit séculier
qui impulsera ensuite un type nouveau de réflexion1. Quand les
missionnaires jésuites portugais introduisent le christianisme à partir
de 1549, le brassage des idées est tel que les conditions d’émergence
d’une pensée de type philosophique sont réunies. Le christianisme
se répand si rapidement que le pouvoir shôgunal interdit les mis‑
sions chrétiennes en 1587, craignant qu’une politique colonisatrice
ne fasse suite à celle d’évangélisation. La concurrence entre sectes
religieuses est, au Japon comme ailleurs, le prélude à la confronta‑
tion d’arguments entre écoles philosophiques.
Celles-ci n’émergent véritablement qu’au xviie siècle, une fois
le pays unifié sous l’action successive de trois grands shôguns :
Oda Nobunaga (1534‑1582), Toyotomi Hideyoshi (1536‑1598) et
Tokugawa Ieyasu (1543‑1616). Ce dernier met fin aux guerres qui

1. « À l’époque Momoyama (1573‑1603) s’affirme l’évolution vers le confucia‑


nisme et l’esprit séculier qui triompheront par la suite » (Lavelle, 1997, p. 36). Dès le
xve siècle, le confucianisme « devint pour certains intellectuels une alternative laïque
au point de vue religieux du bouddhisme et du shintoïsme » (Sugimoto Masayoshi
et Swain, 1978, p. 187). L’importation de la philosophie de Zhu Xi rend possible le
tournant rationaliste et critique de la pensée japonaise (Oshima Hitoshi, 1989, p. 52).

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Histoire mondiale de la philosophie

divisaient le pays et fonde en 1603 la dynastie Tokugawa1, qui


règne jusqu’en 1868. S’ouvre alors une longue période de paix et
de stabilité.

1) Sécularisation de la pensée et philosophie religieuse


(1603 à ~1660)
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Que la philosophie naisse au cœur de la culture religieuse,
selon un processus de rationalisation et de sécularisation, l’his‑
toire intellectuelle du Japon l’illustre on ne peut plus clairement.
Sur un fond religieux (bouddhisme en partie shintoïsé), le néo‑
confucianisme instaure une pensée du monde, de la nature et de
l’homme qui tranche avec celle des sectes bouddhistes – expli‑
citement détournées de ces réalités. La « logique de négation »
propre au bouddhisme du Grand Véhicule est remplacée par une
« logique affirmative », dit Ienaga Saburô2, en même temps que
le pouvoir temporel Tokugawa s’impose face au pouvoir spirituel
des moines (jusqu’alors prépondérant). En effet, les samouraïs,
qui adossaient leur pouvoir sur le bouddhisme, commencent à
privilégier le néoconfucianisme (correspondant davantage à l’air
du temps). On peut parler de « Renaissance » de la culture confu‑
céenne antique – introduite au Japon au viie siècle – sous l’aspect
nouveau du rationalisme de Zhu Xi (l’un des principaux initiateurs
du néoconfucianisme en Chine).
Les commencements de la philosophie japonaise sont à la fois
peu philosophiques (puisqu’ils font corps avec l’orthodoxie néo‑
confucéenne) et peu japonais (puisque la philosophie est importée
sans être encore véritablement accommodée). La première moitié
du xviie siècle est donc une phase transitoire, que l’on peut faire
commencer par la conversion de Fujiwara Seika (1561‑1619) du

1. On parle aussi bien de l’époque Edo (1603‑1868), du nom de la capitale du


shôgunat Tokugawa.
2. Ienaga Saburô, 1938, p. 159.

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La philosophie japonaise

bouddhisme au néoconfucianisme – qui doit correspondre à peu près


à l’instauration des Tokugawa en 1603. Il abandonne sa foi pour
fonder l’école néoconfucéenne, et par là même la pensée sécula­
risée. On voit encore la pensée religieuse muer en argumentation
philosophique chez un autre converti, Fukan Fabian (1565‑1621).
Après avoir critiqué point à point le confucianisme, le bouddhisme
et le shintoïsme au nom du christianisme (en 1605), il finit par
réfuter ce dernier avec tout autant d’application dans son Ha Daïus/
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Anti-Christ (1620). Autre grand critique du christianisme, Suzuki
Shôsan (1579‑1655) publie une Réfutation du christianisme/Ha-
kirishitan en 1642. Les missionnaires portugais, espagnols et italiens
ne parviennent pas à évangéliser durablement le Japon1, mais ils
contribuent à stimuler le champ intellectuel japonais et ainsi à faire
émerger la philosophie. Quand le pays se ferme aux étrangers en
16402, la dynamique est déjà engagée.
Élève de Fujiwara Seika et conseiller du shôgun, Hayashi
Razan (1583‑1657) élabore une synthèse du néoconfucianisme (de
Zhu Xi) et du shintoïsme qui fera autorité sur toute une géné‑
ration de penseurs. Matsunaga Sekigo (1592‑1657), Hoshina
Masayuki (1611‑1673), Hayashi Gahô (1618‑1688), Kinoshita
Jun’an (1621‑1698) et surtout Yamazaki Ansai (1619‑1682) sont
de la même inspiration. Ce dernier – un converti du bouddhisme –
élabore une doctrine syncrétique néoconfucianiste-shintoïste par‑
ticulièrement influente. Dès la première moitié du xviie siècle, le
pluralisme s’instaure au sein du néoconfucianisme sous l’impulsion
de Nakae Tôju (1608‑1648), qui passe de l’école de Zhu Xi à celle
de Wang Yangming. Cet auteur prolixe élabore une philosophie
religieuse associant des éléments confucéens, bouddhistes, taoïstes et
shintoïstes. L’autre grand adepte de la pensée de Wang Yangming

1. Puisque le shôgunat répond à leurs premiers succès par une sévère répression
anti-chrétienne à partir de 1617, puis par une interdiction stricte de contact avec les
chrétiens à partir de 1640. Sur la politique religieuse des Tokugawa au xviie siècle,
voir Kouamé, 2007.
2. À l’exception des commerçants chinois et hollandais, autorisés à débarquer dans
la presqu’île de Dejima.

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Histoire mondiale de la philosophie

au milieu du siècle, Kumazawa Banzan (1619‑1691), n’est pas seu‑


lement métaphysicien, mais encore penseur politique original qui,
inquiet de la montée en puissance d’une nouvelle classe sociale
(la bourgeoisie marchande), cherche à promouvoir des valeurs tra‑
ditionnelles et le retour à la terre. Il le fait en homme de terrain
sachant mettre à profit ses observations empiriques1.
Au total, on peut dire que dans sa phase de formation, la philo‑
sophie japonaise demeure fondamentalement adossée à la religion
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et largement dépendante de doctrines étrangères. Ceci étant, il ne
s’agit pas d’une importation brute, mais d’une interprétation et
d’une adaptation à la culture shintoïste indigène. Le Japon est à
l’école de la Chine, mais comme un élève actif 2.

2) Premières philosophies originales


dans un cadre néoconfucéen (~1660 à ~1700)

À partir de 1660, le syncrétisme fait place au pluralisme et aux


innovations intellectuelles3. Les philosophes ne se contentent plus de
combiner divers éléments néoconfucéens, bouddhistes et shintoïstes ;
ils forgent désormais des doctrines cohérentes irréductibles à leurs
influences. Cette créativité philosophique correspond à la créativité
artistique et culturelle de l’époque Genroku (1688‑1704), marquée
par la montée en puissance d’une nouvelle classe aux idées révo‑
lutionnaires – la bourgeoisie urbaine (les chônin). À Edo, Osaka
et Kyôto fleurit un nouvel esprit, caractéristique de cette évolution
économique, démographique, sociale et culturelle.

1. Voir J.-F. Soum, « Kumazawa Banzan (1619‑1691) : réformiste et homme de


terrain », in Girard, Horiuchi et Macé, 2002.
2. Après avoir minimisé l’originalité du néoconfucianisme japonais de cette période,
Masao Maruyama revient sur cette question dans son introduction de 1974 (in Masao
Maruyama, 1944).
3. Pour Masao Maruyama également, les années 1660 marquent un « grand tour‑
nant » (ibid., p. 72). Sur la richesse intellectuelle du xviie siècle, impulsée par la diffusion
de la culture chinoise, voir Sugimoto Masayoshi et Swain, 1978, chap. 4.

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La philosophie japonaise

À la veille du Genroku, le premier philosophe d’importance est


Yamaga Sokô (1622‑1685). Inspiré par la doctrine de Zhu Xi, il
élabore une philosophie de la nature et une métaphysique des cor‑
respondances cosmiques, tout en cherchant à dépasser le néoconfu‑
cianisme pour retrouver la pensée originaire de Kongzi (Confucius)
et de Mengzi (Mencius). Ce faisant, il inaugure la grande tradition
philologique Kogaku (« Études anciennes ») de retour aux sources
antiques du confucianisme, et marque ainsi son indépendance d’es‑
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prit par rapport à un néoconfucianisme devenu doctrine d’État. Sur
cette base, il développe une philosophie morale qui se veut un code
de conduite pour les samouraïs – doctrine appelée ultérieurement
bushidô, ou voie du guerrier.
Prolongeant la critique du néoconfucianisme au profit d’un
confucianisme jugé plus authentique, Itô Jinsai (1627‑1705) est
le premier penseur d’importance issu de la nouvelle classe bour‑
geoise. À la fois moderne et ancien, humaniste et néoconfucéen
malgré lui, il élabore une métaphysique de la Nature qui se dis‑
tingue par un début d’autonomisation de la « voie de l’homme »
par rapport à la « voie du Ciel »1. Autrement dit, au sein d’une
pensée qui reste marquée par le cosmologisme et le vitalisme uni‑
versel2 émerge l’idée que la société humaine ne répond pas aux
mêmes lois que la Nature, et donc que la morale et la politique
doivent être pensées indépendamment de celle-ci. À tous égards,
sa perspective Kogaku prolonge celle de Yamaga Sokô et annonce
celle de Ogyû Sorai.
Le troisième grand auteur de la période, Kaibara Ekken/Kaibara
Ekiken (1630‑1714), est plus original encore par l’étendue de ses
compétences et de son œuvre, qui va de la métaphysique de la
Nature à la botanique, en passant par la morale, la médecine et la
pensée de la condition féminine. Comme ses deux célèbres contem‑
porains, c’est en néoconfucéen qu’il cherche une philosophie capable

1. Masao Maruyama y insiste particulièrement (Masao Maruyama, 1944, partie I,


2). Pour un point de vue plus nuancé, voir Ansart, 2014.
2. Rocher, 2015, p. 85‑87.

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Histoire mondiale de la philosophie

de surmonter les limites du néoconfucianisme. Tout en conservant


quelque chose du fonds religieux de son époque1, il s’oriente vers
un monisme matérialiste ; et sans s’éloigner du cadre néoconfucéen,
il s’intéresse aux phénomènes naturels2. C’est en philosophe qu’il
se porte vers la nature, mais c’est en botaniste, médecin et hygié‑
niste qu’il corrige, complète et réoriente la philosophie confucéenne
dont il hérite. Malgré les critiques qui lui sont adressées, le néo­
confucianisme reste, pour les hommes du xviie siècle, le cadre de la
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réflexion. Hayashi Hôkô, Satô Naokata et Asami Keisai représentent
la continuation, à la fin du siècle, des pensées de Hayashi Razan et
de Yamazaki Ansai. Les idées bouddhistes conservent une certaine
vitalité avec le penseur religieux Bankei Yôtaku – théoricien du
« Zen immuable » – et le moine Keichû – fondateur du Kokugaku
(« Études nationales »), dont nous reparlerons.
À la fin du xviie siècle, certains auteurs se tournent plus particu‑
lièrement vers l’étude du ciel, en associant à la philosophie néoconfu‑
céenne des représentations astronomico-astrologiques importées de
Chine. C’est le cas de Shibukawa Harumi, qui fonde le Bureau astro‑
nomique du shôgunat et réforme le calendrier officiel en 1684. Outre
ses travaux d’astronome-astrologue, il est l’auteur du premier planis‑
phère céleste. Également versé dans l’astrologie chinoise, Nishikawa
Joken publie en outre des ouvrages de géographie qui font date :

1. « L’humilité religieuse et la révérence restent centrales dans la personnalité de


Kaibara Ekken » (Tetsuo Najita, 1975, p. 943). « Pour lui, le Ciel, en tant que système
des raisons qui font les choses et les êtres ce qu’ils sont ou devraient être, est un modèle
[…] cette notion commune d’un ordre englobant tout prend une dimension mystique qui
l’amène à prôner l’unité spirituelle entre les humains et la nature » (Ansart, 2014, p. 60).
2. « Son investissement dans l’observation du monde naturel représentait pour lui
une mise en pratique du confucianisme […]. L’étude du principe des choses resta donc
pour lui secondaire par rapport à celle des Classiques du confucianisme et de l’histoire.
Son cadre de réflexion demeura jusqu’à la fin de sa vie celui du confucianisme » (Macé,
2013, p. 135). Ainsi, « Kaibara Ekken ne se rapproche guère du schéma positiviste »
(Ansart, 2014, p. 60). Ceci dit, il est l’« un des premiers savants confucéens à ouvrir le
passage vers les sciences naturelles modernes […] [L]a démarche de l’auteur ouvrit la
voie à une approche scientifique des phénomènes naturels » (Macé, 2013, p. 135). Sur
l’importance des travaux de botanique et de médecine de Kaibara Ekken (par rapport
à la tradition héritée de Chine), voir aussi Métailié, 2006.

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La philosophie japonaise

le Ka’i tsûshôkô (Réflexions sur les échanges commerciaux avec la


Chine et les pays étrangers, 1695), le Shijûnikoku jinbutsu zusetsu
(Illustrations commentées des habitants de quarante-deux pays) et le
Nihon suido kô (Réflexions sur le sol japonais, 1720). Sa production
est toutefois teintée d’idéologie et parfois de récits fantastiques1.
Mentionnons encore Seki Takakazu, le premier mathématicien japo‑
nais d’importance2. Qu’il s’agisse de médecine, d’astronomie ou de
mathématique, ces recherches sont strictement dépendantes de la
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philosophie et/ou de la culture chinoise.

II. Philosophie japonaise classique


(~1700 à ~1800)

Le xviiie siècle est d’abord la conséquence culturelle de la pros‑


périté de l’ère Genroku. Avec l’essor de la bourgeoisie marchande
se fait jour une nouvelle façon de penser. Les vieilles habitudes
intellectuelles de la classe guerrière sont bousculées par l’esprit
libéral et libéré des chônin3. Les samouraïs eux-mêmes, portés par
leur époque, participent aux innovations philosophiques. En 1720,
le shôgun Yoshimune (souverain éclairé, défenseur des sciences4)
autorise officiellement l’étude des livres chinois et hollandais. C’est
le début d’un intérêt boulimique pour les savoirs européens. Ceux-ci
ne pénètrent pas de force au Japon ; ce sont les Japonais qui, curieux
de tout à cette époque, veulent importer les sciences étrangères5.

1. Horiuchi, 2012 (en particulier p. 119 et 126‑129).


2. Il a plusieurs prédécesseurs durant la première moitié du xviie siècle, comme
Yoshida Mitsuyoshi (1598‑1672). Pour plus de précisions : Horiuchi, 1994, partie I.
3. Sur cette question, voir Tetsuo Najita, 1987.
4. « Dirigeant pragmatique et intelligent, recherchant la compagnie des savants et
s’intéressant lui-même de très près à la science calendérique » ; « Son intérêt pour les
sciences semble avoir été réel et profond » (Horiuchi, 1994, p. 234 et 235).
5. Dans les termes d’O. Ansart, on peut dire que leur modernité est « indigène »
(Ansart, 2014 : Une modernité indigène).

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Histoire mondiale de la philosophie

Pour ce faire, ils créent des écoles spécialisées dans l’étude et la


traduction de livres hollandais1 (les « Études hollandaises », ou
Rangaku), dont la plus connue et la plus active est l’école Kaitokudô
d’Osaka. De cette école, fondée et fréquentée par des marchands,
sortira une grande partie des esprits forts du xviiie siècle2. D’une
façon générale, l’accès à l’éducation se démocratise de plus en plus
et, à partir de 1750, les écoles privées pour chônin se multiplient.
Les samouraïs ne jouissent plus du privilège exclusif de l’éducation,
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donc, indirectement, de celui de participer à la vie philosophique
et littéraire.
Avec l’influence croissante de la mentalité bourgeoise sur la vie
des idées, la culture traditionnelle chinoise commence à être décrédi‑
bilisée. Phénomène renforcé par la concurrence que les conceptions
européennes font aux Classiques confucéens. Entre un xviie siècle
dominé par le néoconfucianisme chinois et un xixe siècle dominé
par la culture occidentale, le xviiie siècle est le classicisme japo-
nais. C’est l’ère de la créativité philosophique, des libres-penseurs,
des esprits sceptiques et savants ; bref, le siècle des Lumières3. Les
philosophes se désintéressent de la religion et s’engagent dans des
recherches positives. Quand ils ne sont pas eux-mêmes savants, ils
se tiennent au courant de l’avancée des connaissances et nourrissent
leur philosophie de cet apport. Les nombreuses exceptions à cette
règle la relativisent sans l’invalider.

1. Par leur biais, le Japon accède progressivement à toute la science européenne.


2. Tetsuo Najita, 1987.
3. « À partir du xviiie siècle se succèdent au Japon des penseurs à l’esprit critique
qui ne sont pas forcément des confucéens. Libres penseurs, ils ont développé une pensée
rationaliste basée sur un esprit critique moderne véritable » (Oshima Hitoshi, 1989,
p. 61). Sur la pertinence de la comparaison entre les Lumières européennes et japo‑
naises, voir Proust, 1997, p. 229, et Hisayasu Nakagawa, 2015 (en particulier partie II,
chap. 1, « Le Japon du xviiie siècle », et chap. 4, « Japonais et Hollandais : rencontres
de deux cultures au xviiie siècle »).

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La philosophie japonaise

1) Philosophes-savants, esprits libres et émergence


d’une culture scientifique (~1700 à ~1770)

Le néoconfucianisme est critiqué, amendé, réformé, mais continue


d’inspirer la plupart des hommes du xviiie siècle. Premier confu‑
céen de l’âge classique, Arai Hakuseki (1657‑1725) illustre en tout
point l’esprit du temps et occupe une position centrale dans la vie
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intellectuelle et politique. Homme d’État et conseiller du shôgun,
il est conservateur sur le plan politique comme nombre d’intellec‑
tuels issus de la classe des guerriers ; mais pas sur le plan intellec‑
tuel puisqu’il ouvre la voie à ce que l’on appellera plus tard les
sciences humaines1. Philosophe, historien, philologue, sinologue,
mais aussi auteur de travaux qui intéressent la géographie, l’éco‑
nomie, l’ethnologie et l’art militaire, ce polygraphe se distingue par
son érudition, son réalisme, son respect des faits et sa recherche
d’une causalité authentique2. Ses études de socio-linguistique et de
linguistique comparées sont tout à fait novatrices, comme son traité
de géographie mondiale (le Sairan igen, 1709), ses Renseignements
sur l’Occident (Seiyô kibun, 1715) et ses recherches sur les Ainus
(Ezoshi, 1720) et les peuples d’Okinawa (Nantôshi, 1719). Mais
il est avant tout un philosophe qui utilise les catégories néoconfu‑
céennes pour expliquer l’Univers, la vie et l’homme (dans Kishiron/
Des démons et des dieux).
Après lui, Ogyû Sorai (1666‑1728) rompt avec le néoconfucia‑
nisme pour retrouver « la Voie des anciens Sages » – c’est-à-dire le
confucianisme originel. Pour ce faire, il met en œuvre des techniques
d’analyse philologiques révolutionnaires qui hissent le Kogaku (l’étude
du confucianisme antique) à son sommet. Conséquence de son rejet
du néoconfucianisme et des spéculations associées sur les correspon‑
dances micro-macro-cosmiques : la séparation stricte de l’ordre naturel

1. « Avec Arai Hakuseki, le confucianisme ouvre la voie à ce qu’on appelle


aujourd’hui les sciences humaines » (Lavelle, 1997, p. 58).
2. Tous les commentateurs contemporains en conviennent. Pour une synthèse, voir
par exemple Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 2, p. 95‑99.

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Histoire mondiale de la philosophie

et de l’ordre humain. Les lois sont donc des inventions humaines. En


outre, les lois politiques sont distinctes des lois morales – distinction
qui lui vaut d’être comparé à Machiavel1. Malgré ses innovations
et audaces, Sorai ne représente pas tout à fait l’esprit de son siècle,
car son travail aboutit à vénérer « la Voie des Anciens » et rétablir
un esprit religieux dont ses contemporains tentaient de s’affranchir2.
Son élève Dazai Shundai (1680‑1747) profite de son enseigne‑
ment tout en mettant de côté l’élément religieux3. S’il rejette le
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néoconfucianisme, c’est au profit d’un confucianisme travaillé par
une tendance moniste, matérialiste, empiriste et respectueuse des
faits positifs4. Sa philosophie politique s’appuie sur des données his‑
toriques et sociales plutôt que sur des spéculations métaphysiques,
ce qui lui fait prendre conscience de la relativité des contextes5.
À l’inverse de son maître, il est ouvert à la vie marchande moderne
et ne rêve pas de revenir aux temps des « anciens Sages ». Il est
aussi le premier à isoler clairement des facteurs économiques liés
aux échanges, au marché et à la monnaie6.
D’autres confucéens moins célèbres semblent partager cet esprit
ouvert, tels Nakai Shûan (1693‑1758, co-fondateur de l’école Kai‑
tokudô en 1726) et Aoki Kon’yô (1698‑1769), formé au Kogaku,
érudit Rangaku, fondateur d’une école d’études confucéennes, archi‑
viste et libraire auprès du shôgun, connu pour ses œuvres d’agro‑
nomie et d’économie7.

1. « Chez Sorai, la pensée politique se trouve débarrassée des contraintes morales »


(Masao Maruyama, 1944, p. 121). Voir aussi Ansart, 1993, p. 46.
2. Les Saints confucéens sont élevés « au rang d’absolus religieux […] le Ciel était
devenu, chez Sorai, l’objet d’une foi en un Au-delà » (Masao Maruyama, 1944, p. 135).
Même Masao Maruyama, qui veut faire de Sorai un « moderne », admet ses ambiguïtés.
Reprenant l’ensemble du dossier, O. Ansart établit que Sorai n’est « moderne » qu’en
apparence (Ansart, 1998, p. 231‑233). Voir aussi Ogino Fumitaka, 1995, p. 30‑34.
3. Et même en le critiquant explicitement (Tetsuo Najita, 1972, p. 823).
4. Tetsuo Najita, 1975, p. 942.
5. Tetsuo Najita, 1972, p. 827.
6. Dans son Keizairoku/Discussion de l’économie, en 1729 (ibid., p. 839).
7. Banshokô (De la culture de la pomme de terre, 1735), Soro zatsudan (étude
sur la production, l’économie, la finance et l’administration de l’agriculture) et Oranda
kaheikô (Notes sur la monnaie hollandaise, 1745).

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La philosophie japonaise

Les auteurs les plus remarquables de la période sont Tomi‑


naga Nakamoto (1715‑1746) et Miura Baien (1723‑1789). Le
premier est l’un des grands représentants de la libre pensée au
Japon, critiquant toutes les religions (bouddhisme, confucianisme,
shintoïsme), les métaphysiques, les traditions et les institutions1.
Sa pensée n’est pas que négative ou sceptique ; elle est aussi
constructive, car il s’emploie à prolonger le travail historique
d’Arai Hakuseki en fondant l’histoire comme science sociale2.
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Il applique à toute doctrine un principe de relativisme socio-
historique : bouddhisme, shintoïsme et confucianisme sont ren‑
voyés à leurs contextes3 (respectivement l’Inde, le Japon antique,
la Chine). Plus encore, il élabore une historiographie générale
qui se présente comme une réflexion sur les conditions épisté‑
mologiques de toute histoire intellectuelle4. En somme, il porte
esprit critique et esprit positif aussi haut qu’il le peut – sans aide
étrangère, puisqu’il ignorait les études Rangaku qui commençaient
à se diffuser à son époque.
Miura Baien, autre esprit indépendant, s’attaque à toutes les
superstitions et préjugés. Il refuse expressément de s’affilier à une
tradition ou à une école de pensée et lutte toute sa vie contre les
systèmes qui ne trouvent que ce qu’ils présupposent a priori5. Cela
ne l’empêche pas d’élaborer une ambitieuse philosophie de la nature

1. « Plus que tout autre penseur de l’époque Edo, il remit en question la pensée
traditionnelle » (Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 2, p. 156). Cet esprit hétérodoxe et rationa‑
liste affirmant qu’il n’y a « ni dieux, ni démons » est comparé à Voltaire (Katô Shûichi,
1967, p. 179 et 191 ; Proust, 1997, p. 232).
2. Katô Shûichi, 1967, p. 178.
3. Et même la pensée de Kongzi (ibid., p. 186). « On pourrait définir la pensée de
Tominaga Nakamoto comme un relativisme historiciste […] il ne pense pas comme
Arai Hakuseki que l’histoire est une manifestation de la Loi du Ciel ; il considère plutôt
qu’elle est une accumulation de faits déterminés par le temps et le lieu. L’historicisme
de Tominaga Nakamoto est beaucoup plus relativiste que celui d’Arai Hakuseki ; et
si l’on considère qu’Arai Hakuseki a critiqué les mythes grâce à sa vision historique,
Tominaga Nakamoto, lui, a englobé dans sa critique, outre les mythes, toutes les
métaphysiques » (Oshima Hitoshi, 1989, p. 61).
4. Katô Shûichi, 1967, p. 185.
5. Piovesana, 1965, p. 398 et 402 ; Proust, 1997, p. 233.

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Histoire mondiale de la philosophie

inspirée du néoconfucianisme, qu’il recompose à sa façon dans un


sens moniste et matérialiste1. Il distingue la philosophie (qui théorise
la nature intime des choses) de la science (celle qui vient d’Europe
et s’occupe de leur aspect extérieur offert à l’expérience)2. Comme
les philosophes de son temps, il étudie la réalité humaine – notam‑
ment en publiant un « important essai d’économie3 ». Médecin de
profession, il écrit également un traité de médecine (Shinseiyotan/
Sur la vie naturelle, suite, 1764). L’œuvre philosophique de Miura
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Baien baigne dans la culture scientifique et, inversement, encourage
l’esprit scientifique4.
Ce dernier ne fait que se développer à partir de la levée de
l’interdiction de circulation des livres hollandais en 1720. L’inté‑
rêt pour les savoirs occidentaux croît – les études Rangaku et les
traductions d’ouvrages européens se multiplient ; et, parallèlement,
les recherches japonaises se diversifient et se spécialisent. Parmi
les auteurs qui préparent l’avènement d’une science japonaise,
on peut mentionner Inô Jakusui (médecin, herboriste, fondateur
de la pharmacopée, auteur d’une encyclopédie naturaliste – le
Shobutsu ruisan), Gotô Konzan (médecin confucéen connu pour
avoir rompu avec la tradition médicale de se raser la tête à la façon
des moines), Takebe Katahiro (mathématicien et cartographe),
Yamawaki Tôyô (médecin, auteur de la première dissection de
cadavre en 1754, il publie ses observations en 1759 dans Zôshi/
Description des entrailles) et Nagakubo Sekisui (géographe auteur

1. En outre, sur la question de la vie après la mort, il se déclare agnostique (Piove‑


sana, 1965, p. 408).
2. Ibid., p. 405 ; Proust, 1997, p. 233. La distinction science-philosophie n’est
toutefois pas encore établie clairement à l’époque (Mercer, 1998, p. 496).
3. Kagen/Sur l’origine de la valeur, en 1773 (Piovesana, 1965, p. 419). Il « a
formulé une théorie, similaire à celle de son contemporain A. Smith sur l’origine des
prix (Kagen), et pour avoir établi une sorte de loi de Gresham sur la circulation de
l’argent sale » (Piovesana, 1962, p. 3).
4. Mercer, 1998, p. 480 et 496‑497. Tout en pensant les limites de l’investigation
scientifique, il « est souvent présenté comme le meilleur représentant du rationalisme
quasi-scientifique de l’époque Tokugawa », car « son acharnement à rendre compte
du monde naturel de manière rigoureuse et exhaustive est admirable » (Ansart, 2014,
p. 131 et 132).

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La philosophie japonaise

de la première carte du Japon utilisant le système occidental des


latitudes et longitudes)1.
La période qui nous occupe n’est toutefois pas homogène
et bien des penseurs demeurent fermés aux nouveaux horizons
intellectuels. Certains, comme Muro Kyûsô (1658‑1734), se
chargent de défendre l’orthodoxie néoconfucéenne contre les hété‑
rodoxies ; d’autres, comme Miwa Shissai (1669‑1744) et Ishida
Baigan (1685‑1744), s’affilient à la tradition idéaliste de Wang
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Yangming ; enfin, Kamo no Mabuchi (1697‑1769), philologue
davantage que philosophe, se propose de revenir au shintoïsme
antique (selon la tradition Kokugaku). Si l’on met Ogyû Sorai
de côté, le plus original des philosophes conservateurs est Andô
Shôeki (1703‑1762). Il tient de son époque une remarquable indé‑
pendance d’esprit, qu’il exerce aussi bien vis-à-vis du gouvernement
qu’à l’endroit des traditions confucéenne, bouddhiste et shintoïste.
Mais il élabore une cosmologie très spéculative inspirée du vita‑
lisme néoconfucianiste, et met son esprit critique au service d’un
projet anti-intellectualiste de retour à la nature, à la vie agricole,
à un monde sans livre, ni commerce, ni science. Il passe pour le
Rousseau du Japon2.

2 Philosophes-savants, esprits libres


et autonomisation scientifique (~1770 à ~1800)

À partir des années 1770‑1780, les conditions politiques et


sociales commencent à se dégrader ; nous entrons dans une nou‑
velle époque. Le pouvoir shôgunal (exercé par Matsudaira Sada‑
nobu) cherche à contrôler la production intellectuelle par la censure
et tente d’imposer l’orthodoxie néoconfucéenne. De 1782 à 1788,
de grandes famines provoquent des émeutes sans précédent et la

1. Pour compléter ces brèves indications, voir Nakayama Shigeru, 1969 ; Horiuchi,
1994 ; Macé, 2013 ; Métailié, 1983 et 2006.
2. Sur la pertinence de cette comparaison, voir Joly, 1991, chap. 6 ; et Oshima
Hitoshi, 1989, p. 72. Pour une vue synthétique de la pensée d’Andô Shôeki : Joly, 1996.

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Histoire mondiale de la philosophie

situation économique se détériore. À cela s’ajoute une menace géopo‑


litique croissante à partir de la fin du siècle : les Russes commencent
à faire pression pour imposer au Japon des relations commerciales.
S’agissant de l’histoire intellectuelle, le dernier quart du xviiie siècle
est marqué par la prise de conscience de la supériorité de la science
occidentale sur la science chinoise classique et par la diffusion tous
azimuts de la culture scientifique. La philosophie ne pourra bientôt
plus être à l’avant-garde de l’innovation intellectuelle – du moins,
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pas de la façon qui a été la sienne jusqu’à présent – et déjà elle ne
brille plus qu’à travers quelques individualités isolées.
L’école Kaitokudô est le centre de formation et le repère des
esprits libres. Nakai Chikuzan (1730‑1804), qui en est un per‑
sonnage central, est plus un lettré confucéen qu’un philosophe. Il
mérite néanmoins d’être mentionné pour ses réflexions sur l’éduca‑
tion, sur l’égalité d’accès au savoir, sur l’ethos et les valeurs de la
classe marchande, et pour sa dénonciation de l’élitisme samouraï.
Érudit Rangaku, il défend la connaissance pratique et technique
(enseignée au Kaitokudô), vante la sagesse marchande et critique
les superstitions religieuses archaïques. Bref, c’est un « Moderne »
et un humaniste comme son maître Goi Ranshû (1697‑1762) à la
génération précédente – et comme ce dernier, il critique le traditio‑
nalisme d’Ogyû Sorai.
Élève de Nakai Chikuzan au Kaitokudô, Yamagata
Bantô (1748‑1821) est le penseur classique par excellence, associant
libre pensée et critique de toute spéculation religieuse1 à un esprit
positif et une érudition savante. Il prolonge l’œuvre de Yominaga
Nakamoto2 – qu’il admire et dont il s’inspire – et, comme lui, inscrit
sa philosophie dans le cadre du néoconfucianisme. Leur principale
différence tient au contexte intellectuel : l’époque de Yamagata
Bantô est celle d’une explosion des savoirs Rangaku, sur lesquels

1. « C’est dans son œuvre qu’on trouve le rejet le plus rigoureusement argumenté
de toutes les superstitions et de toutes les supputations métaphysiques infondées, et
l’exposé le plus conséquent de l’agnosticisme vis-à-vis des dieux et des esprits » (Ansart,
2014, p. 146).
2. Katô Shûichi, 1967, p. 192.

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La philosophie japonaise

il assoit un anti-cléricalisme proche du « matérialisme1 ». Ayant


étudié l’astronomie auprès d’Asada Gôryû et Asada Kôritsu, et
rencontré Ôtsuki Gentaku, on peut dire qu’il est en contact étroit
avec les plus grands savants de l’époque2. De là un vif intérêt pour
les sciences occidentales, qu’il mêle à sa philosophie et dont il se
fait le fervent avocat3. Son œuvre associe intimement philosophie de
la nature (néoconfucéenne) et connaissances scientifiques de pointe
(occidentales). De même que la Terre n’est pas au centre de l’uni‑
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vers, dit-il, le Japon n’est pas au centre du monde – décentrement
et relativité valent en anthropologie comme en astronomie. Ses
réflexions sur les religions, les cultures et les sociétés l’amènent
ainsi à une dénonciation de l’ethnocentrisme4. Comme les autres
philosophes-savants de l’époque, il prépare les recherches anthro‑
pologiques et sociologiques.
Également lié au Kaitokudô, Kaiho Seiryô (1755‑1817) est
un libre penseur radical, critiquant le confucianisme de sa classe
(samouraï) au profit des valeurs libérales de la classe marchande5.
Son « éloge de la compétition », qui « culmine dans l’affirmation

1. Ibid. Il « élabore un matérialisme athée » (Lavelle, 1997, p. 70) et a une « attitude


matérialiste à l’égard du monde » (Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 2, p. 192).
2. Du coup, ses écrits « embrass[aient] pratiquement tout ce qui avait été appris
par les intellectuels japonais de la fin du xviiie siècle » (Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 2,
p. 209).
3. Ses Rêveries (Yume no shiro, 1802‑1820) contiennent par exemple une défense de
l’héliocentrisme. Il s’agit d’une œuvre à la fois savante et philosophique, « un mélange de
philosophie, d’économie politique, de géographie culturelle et d’astronomie » (A. Craig,
« Science and Confucianism in Tokugawa Japan », in Jansen, 1965, p. 135). Ainsi,
« il explora plus complètement que d’autres – qui étaient de simples traducteurs –
certaines implications de l’union de la métaphysique néoconfucianiste et de la science
occidentale » (ibid.).
4. Cherchant à rompre avec le nippocentrisme nationaliste, il est « conduit à la rela‑
tivisation de toutes les cultures. Il considérait que toutes les religions étaient particulières
à certaines régions […]. De même que chaque pays possède son système juridique, il
n’y a pas de loi [positive] universelle ou naturelle » ; d’où l’idée d’une « entière relati‑
vité des cultures, y compris celle du Japon » (Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 2, p. 209).
5. Il y a « dans la théorie de Kaiho Seiryô […] les notions embryonnaires de liberté,
d’égalité, de la vie privée et de l’intimité et d’un droit à ces choses, ainsi que les idées
de risque, d’échec, de responsabilité et de volonté individuelle » (Ansart, 2014, p. 185).

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Histoire mondiale de la philosophie

de la responsabilité et de la volonté individuelles », lui fait conce‑


voir « un système économique et social qui implique la disparition
de facto de la classe des guerriers » – ces parasites paresseux1. Il
faut donc « supprimer ces improductifs que sont les prêtres et les
lettrés, et instaurer un État régi par la loi2 ». Il a une vision uti‑
litariste des rapports humains et contractualiste du lien social, ou
peu s’en faut3. « Il voyage […] il est au fait des évolutions sociales,
économiques et techniques. Il possède de vastes connaissances et est
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curieux de tout4 » et applique à tout son esprit questionneur. Nous
avons affaire à l’un des penseurs les plus audacieux de l’histoire
intellectuelle japonaise, à la fois philosophe (dans la mesure où il
fait l’éloge de la pensée critique et argumente rationnellement en
faveur des valeurs qu’il promeut5), essayiste, penseur politique et
précurseur de la science économique6.
Honda Toshiaki (1743‑1820) peut lui être aisément comparé. Lui
non plus ne ménage pas les idéologies traditionnelles : il fait une
« critique très générale des idéologies, de la religion, du bouddhisme,
mais aussi du shintoïsme, voire du confucianisme7 ». Il est aussi
connu comme spécialiste des questions économiques et réforma‑
teur politique8. Sa pensée est marquée par les grandes famines des
années 1780, auxquelles il cherche une solution qui rappelle celle de

1. Ibid., p. 196 et 207.


2. Lavelle, 1997, p. 68.
3. « Il affirme, contre deux millénaires de traditions confucianistes, le caractère
résolument contractuel des relations sociales » (Ansart, 2007, p. 73 ; voir aussi le résumé
de l’article). Toutefois, il veut « un despotisme éclairé, pour le peuple, sans doute, mais
certainement pas par le peuple » (Ansart, 2014, p. 191).
4. Ansart, 2007, p. 73.
5. Il semble aussi qu’il ait réutilisé des concepts philosophiques néoconfucéens
(comme le li) au service d’une philosophie matérialiste : « Dans le style des penseurs
radicaux des Lumières européennes, Kaiho Seiryô rejeta la métaphysique en faveur d’un
monisme matérialiste » (Collins, 1998, p. 363).
6. « Ce qui importe avant tout à cet économiste, ce sont les questions financières,
les avantages, les biens et les profits » (Ansart, 2007, p. 81). Il est parfois comparé à
A. Smith (Collins, 1998, p. 363).
7. Ansart, 2014, p. 149.
8. Il voudrait importer au Japon le modèle d’État européen (tel qu’il se le représente,
c’est-à-dire parfait) (voir A. Horiuchi, in Girard, Horiuchi et Macé, 2002, chap. 11).

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La philosophie japonaise

Malthus1. Mais il est avant tout un mathématicien calendériste et un


érudit Rangaku, également spécialiste des techniques de navigation,
explorateur et géographe (il étudie spécialement l’île d’Hokkaidô)
– l’un des derniers penseurs d’une telle polyvalence. Dans le camp
des anti-modernes ou des non-modernes, nous trouvons Motoori
Norinaga (le plus grand philologue de son époque2), Ueda Akinari
(écrivain, philologue Kokugaku, penseur religieux), Minagawa Kien
(confucéen éclectique) et Entsû (penseur bouddhiste3).
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Durant les années 1770, la science fait des progrès specta­culaires
sous l’impulsion des études Rangaku. L’événement le plus sym‑
bolique est la publication en 1774 de la traduction du Nouveau
traité d’anatomie (le fameux Kaitai Shinsho) du savant allemand
Kulmus, par une équipe de traducteurs dirigée par le médecin Sugita
Genpaku. Les médecins japonais, qui commencent à pratiquer des
dissections sur le corps humain4, se rendent compte de l’exactitude
des traités occidentaux d’anatomie. C’est également en 1774 que
l’astronome Motoki Ryôei traduit la Théorie des deux globes du
Ciel et de la Terre (Tenchi nikyû yôhô), qui constitue la première
adaptation japonaise de l’héliocentrisme. Enfin, la venue au Japon
du botaniste C. P. Thunberg en 1775 marque également un tour‑
nant, car il forme toute une génération de médecins aux savoirs

1. « Honda Toshiaki, spécialiste japonais d’économie politique, représentatif de


l’opinion mercantiliste », pense qu’« il existe une règle selon laquelle la population
augmente de 19,75 % en trente-trois ans cependant que, les surfaces cultivables et
la production agricole étant limitées, il se produit un déséquilibre inévitable entre la
population et la quantité de vivres nécessaires à son entretien. On pourrait dire qu’il
s’agit d’une théorie malthusienne à la japonaise ; il est intéressant de noter que Seiiki-
Monogatari, où cette théorie est développée, a été écrit en 1798, c’est-à-dire l’année
même de la parution de l’Essai sur le principe de population de T. R. Malthus » (Kurauti
Kazuta, 1974, p. 207).
2. Il n’est pas philosophe stricto sensu, mais érudit Kokugaku d’une part et penseur
religieux d’autre part. Il a pour projet intellectuel de restaurer le shintoïsme archaïque,
dont il se fait à la fois le savant et l’adepte (Masao Maruyama, 1944, partie IV ; Ansart,
1994 ; Mori Kazuya, 1997).
3. Il tente de restaurer la cosmologie bouddhiste classique contre l’astronomie scien‑
tifique occidentale (Nakayama Shigeru, 1969, chap. 15).
4. Comme le fait Sugita Genpaku lui-même en 1771.

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occidentaux1. L’idée que la vérité vient d’Occident se répand, aux


dépens de la culture chinoise classique, qui perd une partie de sa
crédibilité2. Les savants japonais desserrent le carcan néoconfucéen
et établissent une frontière de plus en plus nette entre croyance
et science, spéculation et expérience3. Ce processus débouche sur
l’autonomisation des sciences au xixe siècle. Le Rangaku joue un
rôle majeur dans cette évolution, mais, répétons-le, ce sont les Japo‑
nais qui se montrent avides de science et non les Hollandais qui
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chercheraient à les convertir, comme les Portugais avaient tenté de
le faire avec le christianisme.
Outre Sugita Genpaku (l’auteur de la révolution épistémologique
de 1774), Motoki Ryôei (astronome et traducteur Rangaku déjà
cité) et Honda Toshiaki (polygraphe déjà cité également), les prin‑
cipaux savants de la période sont Hiraga Gennai (pharmacologue,
botaniste, médecin, inventeur, ingénieur, entrepreneur, auteur d’un
traité de classification naturelle en 1763), Ono Ranzan (botaniste,
pharmacologue et médecin, dont la Classification botanique lui vaut
de passer pour le « Linné japonais »), Asada Gôryû (introducteur
de l’astronomie moderne mathématisée, médecin et anatomiste) et
Inô Tadataka (fondateur de la géographie moderne, cartographe
et voyageur)4.

1. Métailié, 1983.
2. Sur l’importance du tournant épistémologique du milieu des années 1770, voir
Van Sant, 2012 ; Togo Tsukahara, 2014 ; Macé, 2013, chap. 4 ; Lukacs, 2008 ; Proust,
1997, chap. 7. Sur le passage du paradigme confucéen au paradigme occidental au
xviiie siècle, voir « Eighteenth-Century Science : Japan » (2002), in Nakayama Shigeru,
1959‑2007.
3. Et ce, depuis un siècle : « De nombreux savants japonais de la fin du xviie siècle
et du début du xviiie siècle semblent partager le souci de faire reculer les croyances et
les superstitions » (Horiuchi, 1994, p. 252).
4. Pour compléter cette liste et pour plus de détails, voir Macé, 2013 ; Métailié,
1983 et 2006 ; Roberts, 2009 ; Ogawa, 1997 ; Sugimoto Masayoshi et Swain, 1978.

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La philosophie japonaise

III. Philosophie japonaise postclassique


(depuis ~1800)

Les troubles du dernier quart du xviiie siècle se prolongent au


siècle suivant. Les famines de 1833‑1838 provoquent de nouveaux
soulèvements paysans et un exode rural, qui génère à son tour des
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troubles urbains – comme à Osaka en 1837. Surtout, les menaces
d’intrusion étrangère se précisent1. Devant le spectacle d’une Chine
qui tombe aux mains des Occidentaux, le Japon met tout en œuvre
pour résister à l’impérialisme euro-américain. Cela passe par l’as‑
similation de la technologie moderne, selon la fameuse formule
« wakon yôsai » (âme japonaise, savoir-faire occidental). La puis‑
sance militaire de l’Occident étant associée à ses compétences scien‑
tifiques, le Japon en prend acte et hausse rapidement son niveau
scientifique. À l’inverse, la philosophie dégénère brutalement en
idéologie religieuse et scolastique traditionaliste. Puisqu’il s’agit de
conserver « l’âme japonaise » (tout en assimilant les techniques occi‑
dentales), les penseurs se replient sur la tradition – encouragés en
cela par le durcissement de la censure shôgunale. Dans un second
temps, au début de l’ère Meiji, la philosophie connaît un sursaut
remarquable, avant de sombrer dans l’académisme et/ou la religiosité
à partir de la fin du xixe siècle.

1) Philosophie religieuse et routinisation scolastique


(~1800 à 1862)

Deux caractères définissent la philosophie de cette période : fin


de la créativité philosophique et attrait du religieux. Les auteurs,
qui n’ont plus l’idée d’inventer de nouvelles visions-du-monde, se

1. Attaques russes en 1804‑1807, intrusions anglaises à partir de 1808, pression


américaine à partir de 1837.

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Histoire mondiale de la philosophie

contentent le plus souvent de puiser dans celles que le passé a


produites – en particulier le néoconfucianisme et le shintoïsme1.
Chacun s’affilie à une tradition et pense dans le cadre d’une école
– la philosophie devient donc une scolastique2. Les tendances qui ont
le plus de succès sont les plus religieuses, comme l’école néoconfu‑
céenne de Wang Yangming3, l’école shintoïste Kokugaku4 ou encore
le traditionalisme syncrétique de l’école du Mito. Cette dernière est
un courant politique, moral, religieux et philosophique traditiona‑
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liste et nationaliste, qui émerge au début du xixe siècle et adopte
pour slogan « Révérer l’empereur et expulser les barbares ». Sur le
plan philosophique, elle fait sienne la Voie du Ciel pour reconsti‑
tuer l’unité Ciel-homme, l’harmonie et l’uniformité sociales, la piété
filiale et la loyauté – tout cela en s’inspirant des mythes shintoïstes
antiques et du néoconfucianisme5. Les affinités entre le Kokugaku
et le Mito sont évidentes, de même que celles qui lient l’école de
Wang Yangming à « l’école du Cœur » (Shingaku) – philosophie
religieuse et mystique initiée par Ishida Baigan.
Face aux succès de la science, trois attitudes se distinguent6 :
certains bouddhistes entreprennent de la critiquer frontalement
pour lui substituer leur représentation religieuse du monde ; les
néoconfucéens lui sont indifférents ou entretiennent le mythe d’une

1. Après Motoori Norinaga, dit O. Ansart, « on est tenté de considérer que se


termine l’ère des plus grands. Un reflux est manifeste, où les disciples répugnent aux
audaces de leurs maîtres » (O. Ansart, « Le chemin de la justification », in Girard,
Horiuchi et Macé, 2002, p. 43).
2. Mais sans conflit entre écoles instituées, car le champ intellectuel reste souple
et tous les syncrétismes sont permis.
3. École qui fait son retour en force : « À partir de 1970 […] l’influence de Wang
Yangming et de ses interprétations activistes se renforça » (Lavelle, 1997, p. 75). Prin‑
cipal représentant : Ôshio Heihachirô (1793‑1837).
4. Parmi ses représentants : Motoori Ôhira (1756‑1833), Motoori Haru‑
niwa (1763‑1828), Hirata Atsutane (1776‑1843), Tsurumine Shigenobu (1786‑1859),
Ôkuni Takamasa (1792‑1871), Date Munehiro (1802‑1877) et Hagiwara Hiromichi
(1815‑1863).
5. Koschmann, 1987, p. 13‑27. Parmi ses représentants : Fujita Yûkoku (1774‑1826),
Aizawa Seishisai (1782‑1863), Ôkuni Takamasa et Fujita Tôko (1806‑1855).
6. Nous résumons ici Nakayama Shigeru, 1969, chap. 15.

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La philosophie japonaise

origine chinoise de la science moderne occidentale ; les shintoïstes


tentent de combiner tant bien que mal leur mythologie avec l’astro‑
nomie moderne. Ce curieux attelage de science occidentale et de
cosmologie mythologique caractériserait, selon l’interprétation de
Nakayama Shigeru, les systèmes de Satô Nobuhiro, d’Hirata Atsu‑
tane et de Tsurumine Shigenobu. La doctrine du premier est en effet
un théocosmisme vitaliste et religieux appuyé sur des connaissances
Rangaku1. La cosmologie du second – un théologien voulant revenir
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au shintoïsme primitif – lui est très proche2. Sur le plan politique,
les deux hommes sont nationalistes et préparent l’idéologie ten‑
nôcentriste – qui fait de l’empereur (le tennô) le principe politique
et religieux fondamental.
La recherche savante, de son côté, poursuit son cours ascen‑
sionnel. Le cadre intellectuel néoconfucéen passe davantage encore
à l’arrière-plan, avant de s’effacer à partir du milieu du siècle. Le
processus d’autonomisation s’accélère avec la création d’institutions
spécialement dédiées au travail scientifique : une Académie offi‑
cielle de médecine en 1791, un Office pour la traduction des livres
hollandais en 1811, un Institut d’études de sciences occidentales
en 1856, une Académie de médecine occidentale (Seiyô Igakusho)
en 1858, un Bureau d’études mathématiques en 1863 et un Insti‑
tut de recherches expérimentales en physique et chimie en 18643.
L’installation à Nagasaki d’éminents savants occidentaux à partir
des années 1820 (comme le physicien allemand von Siebold) joue
un rôle déterminant dans la formation des scientifiques locaux4.

1. La comparaison avec un auteur classique est édifiante : « Pour se convaincre que


son rationalisme [celui de Satô Nobuhiro] s’adosse bien à une pensée religieuse, il suffit
de confronter sa cosmologie à celle d’un Miura Baien qui théorise et mathématise le
processus naturel […] là où Satô Nobuhiro glorifie le pouvoir d’expansion de l’énergie
théo-cosmique » (Rocher, 2015, p. 80).
2. On y trouve notamment la même inspiration vitaliste (Rocher, 2015).
3. Bartholomew, 1989, p. 29 sq. (l’auteur s’appuie sur Yoshio Kanamaru, The
Development of a Scientific Community in Pre-modern Japan, 1980) ; Itakura Kiyonobu
et Yagi Eri, in Nakayama Shigeru, Swain et Yagi Eri, 1974.
4. Leur influence est telle que les pouvoirs publics finissent par adopter le procédé
de la vaccination – pourtant totalement étranger à la médecine traditionnelle – au milieu

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Histoire mondiale de la philosophie

Les principaux savants de l’époque sont Ôtsuki Gentaku (médecin,


astronome, géographe, érudit Rangaku), Shizuki Tadao (astronome,
physicien, géographe, traducteur et adaptateur de Newton et Kepler
au contexte culturel japonais), Hanaoka Seishû (premier médecin
à pratiquer une anesthésie générale en 1805), Hashimoto Sôkichi
(médecin, physiologiste, physicien), Takahashi Yoshitoki (astro‑
nome), Hoashi Banri (médecin, érudit Rangaku, auteur d’une syn‑
thèse sur les connaissances en physique moderne en 1836), Iinuma
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Yokusai (botaniste, auteur d’une encyclopédie botanique en 1855),
Shibukawa Kagesuke (astronome), Udagawa Yôan (père de la bota‑
nique et de la chimie moderne), Takano Chôei (érudit encyclopé‑
dique), Ogata Kôan (médecin, physiologiste) et Sakuma Shôzan
(physicien et ingénieur militaire). L’étude de la réalité humaine se
développe également, avec les ancêtres de l’économie1, la sociologie2,
l’histoire3 et l’anthropologie4.

2) Rebond au début de l’ère Meiji (1862 à 1889)

À partir du début des années 1860, le Japon engage une grande


réforme intellectuelle. Celle-ci est foncièrement ambiguë, puisqu’il

du xixe siècle (Van Sant, 2012). Sur les conséquences de la venue au Japon de savants
occidentaux, voir aussi Togo Tsukahara, 2014.
1. « L’économie émergeait en tant que discipline dans la génération du début des
années 1800 – sous le nom de keizai » (Collins, 1998, p. 979, note 38). Le keizai
comprend, outre ce que l’on appelle aujourd’hui l’économie, des questions relatives à
l’éthique politique, l’art d’administrer et de gérer le monde social en général (Tetsuo
Najita, 1987, p. 8).
2. Avec Banri Hoashi, dont le « Kyûritsû, en tant qu’ouvrage systématique de la
science moderne, est le Cours de philosophie positive du Japon ; si Banri Hoashi n’a
pas fondé la sociologie, il l’a du moins pressentie » (Kurauti Kazuta, 1974, p. 212), et
Rai San’yo, dont les connaissances « représentent le caractère scientifique du traitement
de la société dans cette période » (p. 205). Voir aussi les auteurs cités par Kurauti
Kazuta p. 210.
3. Avec Rai San’yo (auteur d’un Histoire populaire du Japon), Ban Nobutomo et
d’autres (ibid., p. 210).
4. L’indianiste Yamamura Saisuke écrit sur la géographie, la religion et le système
des castes en Inde.

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La philosophie japonaise

s’agit d’adopter la modernité occidentale pour mieux préserver la


souveraineté nationale japonaise. De puissants mouvements libéraux
et démocrates réclament la constitution d’un État de droit moderne,
mais c’est une restauration impériale qui a lieu en 1868 ; et quand le
Japon se dote enfin d’une Constitution en 1889, c’est pour s’engager
aussitôt dans une politique autoritaire. L’ère Meiji (1868‑1912) est
celle des grandes entreprises de modernisation, de décléricalisation
(suppression des écoles confucéennes) et de fondation des universi‑
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tés ; mais, tout aussi bien, de la constitution d’un shintoïsme d’État
autour d’un empereur censé être issu de la lignée des dieux (kami) de
la mythologie antique. D’un côté, l’ouverture à la science occidentale
est totale à partir de 1860 ; de l’autre, les idéologies nationalistes
et religieuses pullulent1. L’élite intellectuelle, qui aspire à la liberté
politique, à l’égalité des droits et à l’émancipation par la science,
doit composer avec un mouvement de fond qui cherche au contraire
à vénérer le tennô et renouer avec la tradition shintoïste. Les deux
tendances ne se rejoignent que dans leur volonté commune d’en
finir avec le régime Tokugawa.
Pour l’histoire politique, la Restauration de 1868 marque la
frontière entre deux époques ; mais s’agissant de l’histoire intel‑
lectuelle, la rupture se fait au début des années 1860, quand le
Japon s’ouvre totalement à la science occidentale. Entre 1860 et
1880, la science japonaise s’émancipe complètement du néocon‑
fucianisme. Après plus d’un siècle et demi d’études Rangaku, les
érudits japonais deviennent des savants modernes, apprenant l’an‑
glais plutôt que le néerlandais et nouant des collaborations avec
leurs collègues internationaux. Ils vont désormais à la source du
savoir et cessent de dépendre des traducteurs de Nagasaki ; c’est
la fin du Rangaku. L’adoption officielle de la science moderne se
fait au cours de l’ère Meiji : la mathématique occidentale rem‑
place le wasan (mathématique japonaise traditionnelle) en 1872,

1. Sur le retour en force des mouvements religieux et traditionalistes à partir du


milieu du xixe siècle, voir Smith, 1958, partie II ; F. Macé, 2002 ; F. Duteil-Ogata, « Le
fait religieux : rupture et continuité 1854‑2004 », in Sabouret, 2005 ; Benod, 2015.

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Histoire mondiale de la philosophie

l’occidentalisation de la médecine est officielle à partir de 1874,


l’enseignement des sciences modernes est imposé dans le Secondaire
et le Supérieur et des chaires universitaires de science moderne sont
créées1. La situation est différente en philosophie, car les Japonais
ignorent presque tout de la philosophie occidentale jusqu’en 1862,
quand le gouvernement du bakufu envoie une quinzaine d’étudiants
en Europe. Comme ce voyage d’étude influence considérablement
la philosophie japonaise ultérieure, nous retenons 1862 comme
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date clef.
La génération de philosophes qui publie entre 1860 et 1890 se
distingue nettement de la précédente. Stimulée par le contexte révo‑
lutionnaire, les réformes politiques, les promesses de la modernité
scientifique et l’étude des philosophes occidentaux, elle délaisse les
spéculations néoconfucéennes et shintoïstes2, embrasse les Lumières
de la Modernité et fonde dans cette optique la société intellectuelle
Meirokusha en 1874 – les grands philosophes de la période en
sont membres. Comme en Europe à la même époque, le matéria‑
lisme, le positivisme et l’évolutionnisme remplacent la philosophie
religieuse antérieure. Les philosophies anglaise (Mill, Spencer) et
française (Comte, Rousseau) sont alors particulièrement en vogue.
Les intellectuels du début de l’ère Meiji marquent une parenthèse
dans le Postclassique, comparable à celle de l’Europe scientiste de
1848 à 1875. Mais ils ne reflètent qu’à moitié l’esprit de leur temps,
lequel est partagé et ambigu. À ce titre, les hésitations d’un penseur
comme Nishimura Shigeki (1828‑1902) sont plus représentatives.
D’abord engagé dans le modernisme et cofondateur de la Meiro‑
kusha, il change complètement de bord pour embrasser la cause

1. Sur la fondation de la science moderne universitaire et la professionnalisation


des savants, voir « The Role Played by Universities in Scientific and Technological
Development in Japan » (1965) et « Problems of the Professionalization of Science in
Late-Nineteenth-Century Japan » (1974, avec Terasaki Masao), in Nakayama Shigeru,
1959‑2007. Vers 1870, dit Nakayama Shigeru, « l’éducation scientifique était complè‑
tement institutionnalisée » (p. 115).
2. « La vague anti-occidentale et anti-rationaliste fut masquée par l’ombre de l’occi‑
dentalisation triomphante et fut réduite au silence quelque temps » (Oshima Hitoshi,
1989, p. 85).

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La philosophie japonaise

traditionaliste des anti-Lumières1. Cette attitude préfigure celle de


la fin du siècle, quand l’ensemble du monde intellectuel bascule vers
la tradition, la religion et le nationalisme2.
Premier des philosophes-savants de l’ère Meiji, Nishi Amane
(1829‑1897), qui était du voyage de 1862, est le grand introducteur
de la philosophie occidentale – il adopte lui-même la philosophie
de Comte. Curieux de tout, il rédige des sortes d’encyclopédies du
savoir occidental : le Hyakugaku renkan (Lien des cent savoirs) et
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le Hyakuichi shinron (Nouvelle théorie de l’unité des cent savoirs).
Itô Jinsai puis Ogyû Sorai avaient distingué la loi des hommes de
celle des choses pour mieux embrasser la Voie des anciens Sages ;
Nishi Amane, au contraire, établit cette distinction aussi bien pour
libérer la morale de la loi naturelle que pour libérer les sciences de
la morale (confucéenne)3. Plutôt que de faire de toute recherche une
étude (gaku) appliquée à un objet particulier (Kogaku, Kokugaku,
Rangaku, Yôgaku, etc.), il comprend l’utilité d’une nouvelle struc‑
turation du champ intellectuel et établit des distinctions théoriques
et conceptuelles entre science, philosophie et morale4. On lui doit
le néologisme de Tetsugaku (étude de la sagesse) pour désigner la
philosophie. Il transcrit nombre de catégories philosophiques occi‑
dentales et édite un Dictionnaire des termes philosophiques. Autre
pionnier dans l’assimilation de la philosophie occidentale, Tsuda

1. « Bien que Nishimura Shigeki ait été un pionnier du mouvement des Lumières
de 1873, nous le retrouvons de plus en plus associé avec les mouvements conser‑
vateurs et même réactionnaires » (D. H. Shively : « Nishimura Shigeki : A Confu‑
cian View of Modernization », in Jansen, 1965, p. 201). La pensée de Nakamura
Masanao (1832‑1891) est également significative : ce membre de la société Meirokusha,
traducteur de Mill, est aussi un converti au christianisme qui cherche une synthèse de
confucianisme et de pensée européenne.
2. Sur les ambiguïtés de l’ère Meiji, manifestes dans le retournement de 1889, voir
Miura Nobutaka, 2006 ; Ogino Fumitaka, 1995.
3. A. Craig : « Science and Confucianism in Tokugawa Japan », in Jansen, 1965,
p. 155‑159.
4. « À la veille de l’ouverture du pays au milieu du xixe siècle, le terme de “science
scrutant les principes” (kyûrigaku) servait à désigner aussi bien les études confucéennes
que les sciences physiques et la philosophie. C’est Nishi Amane qui s’est alors appliqué
à les distinguer » (Girard, 1992, p. 598).

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Histoire mondiale de la philosophie

Mamichi (1829‑1903) est proche de Comte, des encyclopédistes


français des Lumières, du naturalisme et du matérialisme1 ; mais
l’histoire retient surtout son nom comme juriste et spécialiste du
droit occidental.
Le plus grand esprit de l’époque est incontestablement Fukuzawa
Yukichi (1835‑1901) – écrivain, philosophe, traducteur, penseur
politique, théoricien de l’éducation, journaliste, savant et fonda‑
teur de l’Université Keio. Il apprécie dans la civilisation européenne
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aussi bien son système politique et son esprit libéral que sa profon‑
deur scientifique. Transmettre au Japon cette liberté et ces vérités
est sa vocation fondamentale ; non en importateur passif, mais en
penseur critique et rationnel2. Philosophe désireux de se construire
une large culture scientifique, il contribue également à l’avancement
des sciences humaines3.
Katô Hiroyuki (1836‑1916) – philosophe, politologue, homme
politique, éducateur et président d’Université – cherche à réfuter ce
qui lui apparaît comme des chimères4 au nom d’une philosophie
matérialiste, et plus précisément d’un évolutionnisme et d’un darwi‑
nisme social inspiré de Spencer, Haeckel et Buckle. En insistant
sur l’opposition entre religion et science, il prolonge le travail de

1. Comme le suggèrent les titres de ses œuvres Matérialisme et Sur la nature des
choses (Piovesana, 1962, partie I, 2).
2. « De toute l’histoire de la pensée japonaise, il n’est pas de personnage qui ait
autant que Fukuzawa Yukichi réuni des caractéristiques modernes […] [A]ucun n’a
pu se former au monde plus que lui une identité propre et indépendante de son envi‑
ronnement. Son esprit critique, son rationalisme et son esprit empiriste sont tous des
grâces accordées par son “indépendance” » (Oshima Hitoshi, 1989, p. 90). Voir aussi
la présentation qu’en donne Katô Shûichi (Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 3, partie I, 8).
3. Il est notamment l’auteur de La Promotion des sciences, Ébauche d’une théorie
de la civilisation, Sur la division du droit et Renouvellement de l’esprit du peuple. Sur
la valeur sociologique de ses travaux, voir Kurauti Kazuta, 1974, p. 213‑214. Sur le
lien philosophie-science chez Fukuzawa Yukichi et la valeur scientifique des ses analyses,
voir Masao Maruyama, 2012.
4. Il applique son sévère esprit critique aux religions chrétienne et bouddhiste
comme aux idéologies socialiste, communiste et droit-de-l’hommiste (Principes du vrai
gouvernement, 1870 ; Nouvelle théorie des droits de l’homme, 1882 ; La Vision-du-
monde superstitieuse, 1908).

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La philosophie japonaise

distinction conceptuelle de Nishi Amane1. Également partisan du


matérialisme évolutionniste et engagé dans la critique des supers‑
titions religieuses, Nakae Chômin (1847‑1901) est avant tout un
militant de la culture scientifique (il n’est donc pas le « Rousseau
de l’Orient », bien qu’ayant traduit cet auteur et étant un franc
démocrate). Il est en outre un grand philosophe de la liberté, auteur
d’œuvres majeures telles que Un an et demi, suite et Dialogues
politiques entre trois ivrognes2.
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Quoiqu’il ne soit pas philosophe, mais homme d’État et diplo‑
mate, Mori Arinori (1847‑1889) représente aussi les « Lumières » de
l’ère Meiji. Cofondateur de la Meirokusha, défenseur de la laïcité,
il est surtout l’initiateur du système éducatif moderne en tant que
ministre de l’Éducation. Il faudrait encore citer les noms de Toyama
Masakazu (1848‑1900, philosophe, éducateur, sociologue spencé‑
rien) et Ono Azusa (1852‑1886, économiste, juriste et homme poli‑
tique disciple de Bentham).

3) Retour à la religiosité et philosophie universitaire


(1889 à 1945)

À partir de l’adoption de la Constitution de Meiji en 1889, le


Japon s’éloigne de l’inspiration libérale anglo-saxonne et se rap‑
proche du modèle autoritaire allemand. Il ne s’agit plus de s’ouvrir à
l’Occident pour assimiler ce qu’il a produit de meilleur (aux niveaux
politique, juridique, éducatif, scientifique et philosophique), mais
d’affirmer l’irréductibilité de l’essence nationale japonaise (Kokutai)
et d’en promouvoir le rayonnement international. Désormais assuré
de sa valeur, le Japon se pose en modèle pour le monde et s’en‑
gage dans la voie de l’impérialisme. Un véritable empire japonais se
constitue, dont les étapes sont bien connues : annexion de Taïwan

1. Clinton Godart, 2008, p. 83‑85.


2. Pour davantage de précisions sur Nakae Chômin, voir Dufourmont, 2011 ;
E. Dufourmont, in Dalissier, Nagai Shin et Sugimura Yasuhiko, 2013 ; Lavelle, 1990,
partie II, 4 ; Souyri, 2012.

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Histoire mondiale de la philosophie

en 1895, guerre victorieuse contre la Russie en 1905, annexion de la


Corée en 1910, invasion de la Mandchourie en 1931, guerre contre
la Chine à partir de 1937, invasion de l’Indochine française en 1940
et constitution d’une zone d’influence sur toute l’Asie du Sud-Est
entre 1940 et 1945 (la « Sphère de coprospérité de la Grande Asie
orientale »). L’empire du Japon est comparable aux autres empires
postclassiques – l’empire hellénistique, l’Empire romain, l’empire
Maurya, l’empire Qin et Han, ou encore l’empire colonial européen
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du xixe siècle.
À la situation politique nouvelle correspond une idéologie nou‑
velle : nationalisme, tennôcentrisme et shintoïsme d’État1. En même
temps qu’il regarde en avant vers sa vocation dominatrice, le Japon
regarde en arrière pour chercher dans sa tradition la garantie de son
excellence « ontologique ». Ainsi, le progressisme fascisant s’allie
au traditionalisme, du sommet de l’État aux couches populaires,
en passant par les élites philosophiques2. Tel est le contexte général
de la période 1889‑1945, auquel l’ère Taishô (1912‑1926) apporte
une nuance démocrate et libérale.

• Philosophie religieuse, idéaliste et pseudo-scientifique


En philosophie, on retrouve les caractères de la période 1800‑1862 :
religiosité et routinisation scolastique. Commençons par le premier
point. Les philosophes sont attirés par le religieux, qu’il soit d’inspi‑
ration bouddhiste, shintoïste, confucéenne ou chrétienne. Le boudd‑
hisme Mahâyâna en particulier fait son grand retour sur la scène
intellectuelle. Le « néant pur » et la « vacuité » sont des valeurs
montantes, au détriment du monde, des hommes, des sciences de
la nature et des sciences humaines. Presque aucun philosophe n’a
désormais de culture scientifique. En effet, celle-ci semble inutile

1. Sur l’importance croissante des idéologies religieuses à partir de l’ère Meiji, voir
Smith, 1958 (pour le conservatisme confucéen) ; F. Macé, 2002 (pour le shintoïsme) ;
Duteil-Ogata, 2005 (pour les « Nouvelles religions » et le shintoïsme d’État) ; Lavelle,
2005 (pour le bouddhisme ultranationaliste) ; Benod, 2015 (sur le retour du religieux
dans toutes ses dimensions).
2. Sur cette question, voir Lavelle, 1990, chap. 3‑5 ; et Lavelle, 1992.

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La philosophie japonaise

dès lors que la pensée se tourne exclusivement vers des préoccu‑


pations qui relèvent de la métaphysique ou de la phénoménologie
transcendantale (« l’expérience pure », la « conscience pure », la
Phénoménalité, « Dieu »).
Quand les philosophes ne revendiquent pas une inspiration
religieuse, ils embrassent un idéalisme théorique qui traduit une
disposition d’esprit apparentée. De 1862 à 1889, la philosophie
anglo-française matérialiste, positiviste et évolutionniste domine ; à
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partir de 1889, la philosophie allemande idéaliste prend le dessus1
– le néo-kantisme devient la philosophie universitaire prépondé‑
rante. À partir de l’ère Taishô se greffent de nouvelles influences,
comme celles des phénoménologies husserlienne et heideggérienne2.
Vers 1930, Hegel remplace Kant comme référence fondamentale ;
la « dialectique » triomphe3.
À partir de 1922, la référence à Marx prend de l’importance.
Kant, Husserl, Heidegger, Marx – nous sommes toujours en Alle‑
magne ; mais sommes-nous encore dans la philosophie idéaliste ? En
un sens, oui, car le marxisme qui prospère à partir des années 1920
se présente le plus souvent comme une idéologie déconnectée de
la culture scientifique4 – à la différence du matérialisme de la

1. Sur la périodisation de la philosophie depuis la Restauration Meiji, voir Yamazaki


Masakazu et Saito Sumie, 1974 ; Ebersolt, 2012 ; Piovesana, 1962 (qui situe les princi‑
pales ruptures en 1862, 1886, 1901, 1926 et 1945). Si les références aux philosophes
anglo-saxons passent largement en arrière-plan au bénéfice des Allemands, la philosophie
française parvient plus ou moins à se maintenir. Mais ce n’est plus la même : on ne
s’intéresse plus au positivisme de Comte, mais au spiritualisme d’un Bergson – très en
vogue durant les années 1910 –, d’un Maine de Biran, d’un Ravaisson ou d’un Bou‑
troux – « Il y a ainsi passage d’un intérêt pour la pensée politique et sociale française
à un intérêt pour le spiritualisme français » (Ebersolt, 2012, p. 376).
2. Hamauzu Shinji, 2007, chap. 1.
3. Alors qu’il porte un jugement d’ensemble sur la pensée japonaise depuis 1862,
G. Piovesana déclare à ce sujet : « Un trait caractéristique des penseurs japonais récents
est leur usage et leur abus de la méthode dialectique » (Piovesana, 1962, p. 249). En
effet, ce « maniérisme dialectique » peut dégrader la pensée philosophique en idéalisme
verbeux (p. 250). Ainsi, « Le Japon occidentalisé créa un nouveau type d’être humain,
les hommes “logiques” » (Oshima Hitoshi, 1989, p. 96).
4. Bien des marxistes « adoptèrent le marxisme dogmatiquement comme une idéo‑
logie » et une « métaphysique » (Takeuchi Yoshitomo, 1974, p. 60 et 59). Ils idéalisent

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Histoire mondiale de la philosophie

période 1862‑1889. La métaphysique marxiste étant une idéologie


parmi d’autres, beaucoup passent de l’idéalisme (hégélien, boudd‑
histe ou transcendantal) au marxisme sans réformer leur mentalité1.
On change de dialectique, mais on conserve l’esprit dialecticien qui
se plaît à contempler l’engendrement abstrait des idées. Les philo‑
sophes sont aussi marxistes dans la mesure où ils sont poussés par
des idéaux socialistes ou communistes – mais cela ne constitue pas
une garantie de réalisme. L’idéalisme contamine le marxisme dans
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toutes ses dimensions. On ne trouve pas chez les marxistes plus de
culture scientifique que chez les partisans de Kant, de Hegel ou de
Husserl ; l’ensemble du monde philosophique est désormais coupé
des savoirs positifs.
Les philosophes qui éprouvent une certaine mauvaise conscience
vis-à-vis de cette situation élaborent des pseudo-sciences philoso‑
phiques. La « dialectique » marxiste en est un exemple typique2.
Le « matérialisme historique » en est un autre – histoire idéo­
logiquement déterminée en lieu et place d’une histoire savante.

le prolétariat comme celui-ci idéalise l’empereur : « Le marxisme japonais était soutenu


par une pure fidélité morale envers une classe prolétarienne idéalisée (une fidélité de
même nature que celle du peuple envers l’empereur) » (p. 68). Ce marxisme, qui n’est
pas exempt de religiosité, rappelle la populâtrie russe de la seconde moitié du xixe siècle.
1. Kawakami Hajime s’enflamma pour la Bible dans sa jeunesse, dit Piovesana,
puis « tenta de combiner le matérialisme scientifique et l’expérience religieuse boudd‑
histe » (Piovesana, 1962, p. 174). Miki Kiyoshi, d’abord très influencé par la pensée
religieuse de ses maîtres, passe au marxisme, puis s’en éloigne à nouveau. Yanagida
Kenjûrô raconte dans L’Errance de ma pensée comment il est passé de l’idéalisme au
matérialisme militant (p. 275) ; exactement comme s’en explique pour son compte
Funayama Shin’ichi dans De l’idéalisme au matérialisme. Ide Takashi passe, lui, du
christianisme au communisme (p. 212), et Kûki Shûzô de la phénoménologie heideg‑
gérienne et de la spiritualité nishidienne au marxisme – comme Mutai Risaku. Quant
à Hiromatsu Wataru, il interprète Marx et Engels à la lumière de la phénoménologie
et du Mâdhyamika (Lavelle, 1997, chap. 8‑4).
2. Désireux de rehausser leur doctrine, les philosophes marxistes « se sont effor‑
cés d’établir un “matérialisme dialectique”, avec Matérialisme et empirio-criticisme de
Lénine et La dialectique de la nature d’Engels comme principales autorités. Cependant,
dans ce processus, la philosophie marxiste devint un étrange mélange de matérialisme
métaphysique et de dialectique hégélienne […] ce “matérialisme dialectique” n’était
rien d’autre qu’un matérialisme métaphysique » (Takeuchi Yoshitomo, 1974, p. 59).

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La philosophie japonaise

On trouve également chez des philosophes comme Hatano Seiichi


une volonté d’écrire une histoire (en l’occurrence une histoire des
religions) déterminée par des conceptions religieuses1. L’Histoire
de la pensée éthique japonaise (1952) de Watsuji Tetsurô n’est
guère plus objective2. Dans Climat (1929), le même auteur fait
une doctrine du conditionnement climatique des cultures qui prend
la forme d’une pseudo-anthropologie philosophique3. L’anthropo‑
logie marxisante de Miki Kiyoshi pourrait bien être également
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une pseudo-anthropologie, comme sa théorie de l’imagination une
pseudo-psychologie. D’autres encore théorisent des pseudo-médecines
philosophiques (inspirées de la médecine chinoise traditionnelle), des
psychopathologies et des psychiatries phénoménologiques, et autres
curiosités doctrinales4.

• La philosophie académique
L’autre grande caractéristique de la philosophie depuis la fin
du xixe siècle est son devenir universitaire5. Pour se moderniser, le

1. Son problème n’était pas de restituer la vérité historique de la religion, mais


« d’entrer en contact avec la vérité elle-même, qui était Dieu » (Piovesana, 1962, p. 127).
2. L’historien Ienaga Saburô, rapporte G. Piovesana, « établit que le travail de
Watsuji manque d’objectivité. Cela peut être accordé si par objectivité on entend la
tendance de l’historiographie sociale d’après-guerre » (ibid., p. 137). « Cependant,
ajoute-t-il, les études de Watsuji étaient plutôt un accomplissement si on les compare
avec les travaux d’Inoue Tesujirô, qui fréquemment méprise les faits historiques » (ibid.)
– façon de dire que les philosophes rivalisent ici dans le manque de rigueur.
3. Quoique ce travail se prétende être « une étude anthropologique du climat […],
l’approche de Watsuji se veut philosophique » (Piovesana, 1962, p. 138). Au lieu de se
tenir au courant des avancées dans son domaine de recherche, Watsuji utilise Herder,
Hegel et Heidegger : « Malheureusement, Watsuji n’était pas familiarisé avec le plus
récent développement de l’école française de Vidal de la Blache, qui aurait pu lui donner
des indices utiles sur la “géographie humaine” » (p. 139).
4. Enfin, certains s’attachent à brouiller les catégories de science, de philosophie et
de religion, croyant ainsi cumuler leurs différents mérites intellectuels (voir les analyses
de G. Clinton Godart à propos d’Inoue Enryô et de Kiyozawa Manshi – Clinton Godart,
2008, en particulier p. 80‑82 et 88).
5. « La philosophie devient synonyme de philosophie à l’Université, elle-même
synonyme de philosophie allemande » (Ebersolt, 2012, p. 372‑373). Sur le devenir
universitaire de la philosophie au xxe siècle (en Inde, en Chine, au Japon et en Occi‑
dent), voir Thoraval, 2007.

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Histoire mondiale de la philosophie

Japon rompt avec le système éducatif classique et importe le modèle


universitaire allemand. La philosophie est enseignée à l’Université de
Tokyo dès sa fondation en 1877, tandis que la première chaire de
philosophie date de 1886. Jusqu’alors, les philosophes avaient des
conditions sociales, des métiers et des compétences variés : lettré-
fonctionnaire, médecin, traducteur, philologue, marchand, savant,
enseignant, directeur d’école, écrivain, poète, banquier, etc. Désor‑
mais, et de plus en plus, ils sont seulement des professeurs d’Univer‑
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sité dotés des mêmes compétences et travaillant de la même façon.
Les philosophes japonais deviennent ainsi collègues de tous les
universitaires du monde, car tous travaillent à peu près dans le
même esprit – celui de l’érudition académique et du commentarisme
technicien1. Un spécialiste de Hegel japonais ne se distingue guère
de ses collègues allemands ou américains ; de même qu’un spécia‑
liste français ou anglais de Nishida Kitarô (1870‑1945) écrit à peu
près les mêmes choses que ses collègues japonais. S’il s’agit de dire
des choses exactes, c’est heureux. Mais le travail philosophique
consiste-t-il à dire des choses exactes sur des sujets circonscrits, à
la façon des scientifiques, ou bien à formuler et à traiter des pro‑
blèmes proprement philosophiques ? La philosophie universitaire,
c’est l’adoption par la philosophie du mode de travail scientifique,
sans les méthodes de la science. Les philosophes universitaires ont
l’ethos du savant sans ses procédures de décentration (vérification,
formalisation, modélisation, quantification, etc.) – ils sont donc,
pour beaucoup d’entre eux, para-scientifiques.
La professionnalisation et la fonctionnarisation des philosophes
ont aussi comme conséquence possible de les couper des effets de
leur propre discours, d’assécher ou de dévitaliser celui-ci. Car après
tout, les théories que l’on professe dans une salle de cours, à heures

1. Avec le passage de l’influence anglo-française à l’influence allemande, « les études


de philosophie devinrent académiques et techniques vers la fin de l’ère Meiji […]. C’est
l’époque où la philosophie occidentale commença à être étudiée d’une façon technique
et académique, prise en charge comme un sujet d’étude purement académique dans
les séminaires philosophiques à travers tout le pays » (Yamazaki Masakazu et Saito
Sumie, 1974, p. 39‑40).

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La philosophie japonaise

dites, n’engagent pas véritablement. Ce sont des mots, des doctrines,


des idées. Une fois le cours terminé, on rentre chez soi et qu’en
reste-t-il ? Les philosophes préclassiques et classiques avaient un
rapport vivant à leur pensée parce qu’elle était liée à une pratique
et un mode de vie. Un médecin-philosophe qui élabore une doc‑
trine du souffle vital est tenu par sa pratique de la médecine ; et
inversement, il éclaire celle-ci par ses hypothèses théoriques. Un
marchand-philosophe qui réfléchit à la nature du lien social ne
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parle pas « en l’air ». Ce rapport direct avec la vie et le monde était,
pour la philosophie, un puissant vecteur de renouvellement. Quand
on est seulement un philosophe de bureau ou d’amphithéâtre, un
enseignant-chercheur dont les conditions sont à peu près celles de
tous les autres enseignants-chercheurs du monde, c’est beaucoup
plus difficile. Pas impossible, mais difficile. Or ce qui est difficile
est rare. L’académisme tend ainsi à homogénéiser les doctrines en
même temps qu’il suscite le regroupement par affiliation – néo‑
kantiens, hégéliens, marxistes, heideggériens, existentialistes, etc.
Il semble que les penseurs politiques (en particulier les marxistes)
soient plus facilement exempts des défauts de l’académisme, étant
donné leur activité militante. En réalité, ils n’échappent pas à la
logique scolastique, qui consiste à penser dans un cadre et selon
une routine1.
Ce besoin d’orthodoxie n’existait pas au même degré chez les
philosophes engagés politiquement durant la période classique, ni
même pendant ce que nous avons appelé le rebond du début de l’ère
Meiji. Certes, il conviendrait d’apporter mille nuances au tableau
d’ensemble, qui ne représente pas à parts égales tous les penseurs.
C’est surtout à partir de l’ère Taishô que l’académisme se généralise2.

1. « Les jeunes philosophes marxistes acceptèrent tous la philosophie soviétique


comme la philosophie marxiste orthodoxe » ; « Quand l’ouvrage de Staline Dialectique
et matérialisme historique fut introduit, les “matérialistes dialectiques” en firent leur
autorité théorique, et renforcèrent l’attitude dogmatique » (Takeuchi Yoshitomo, 1974,
p. 59 et 63).
2. « La période Taishô vit l’extension de la philosophie japonaise académique et
érudite » (Piovesana, 1962, p. 84 – même affirmation dans Piovesana, 1964, p. 201).

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Histoire mondiale de la philosophie

De plus, certains écrivains, journalistes ou penseurs religieux parti‑


cipent à la vie philosophique hors du cadre universitaire.

• Principaux auteurs de la période 1889‑1945


Nous mentionnons les principaux auteurs en insistant sur les
aspects de leur œuvre qui illustrent notre diagnostic général, laissant
de côté les dimensions plus particulières de leur travail. Le premier
philosophe universitaire, Inoue Tetsujirô, présente tous les caractères
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de la période qu’il inaugure : idéalisme, traditionalisme et nationa‑
lisme. On lui doit d’affiner le travail terminologique entrepris par
Nishi Amane. Inoue Enryô est l’un des premiers à remettre la religion
bouddhiste au cœur de la philosophie – il cherche une synthèse entre
philosophies orientales (bouddhiste et confucéenne) et occidentales. Il
crée en 1886 la « Grande union pour la vénération de l’Empereur et
la dévotion au Bouddha », ainsi qu’un institut de philosophie boudd‑
hique. Autres rénovateurs de la pensée bouddhiste : Tanaka Chigaku
(fondateur du nichirénisme contemporain), Kawatsura Bonji (proche
du shintoïsme comme du bouddhisme), Ishikawa Shundai (auteur
d’une Introduction à la vision bouddhiste de la société), Kiyozawa
Manshi (rénovateur du bouddhisme de la Vraie Terre Pure, auquel
il donne une base philosophique), Takayama Chogyû (écrivain et
critique littéraire adepte de la religion de Nichiren) et Miyake Set‑
surei (auteur d’un très nationaliste Les Japonais, hommes du vrai,
du bien et du beau). D’autres sont plus attirés par le christianisme,
tel l’écrivain Uchimura Kanzô, vénérateur des deux « J » (Japon et
Jésus). La plus forte tête au tournant du siècle semble être Ônishi
Hajime – spécialiste de Kant et très bon connaisseur de la philosophie
occidentale, célèbre pour son indépendance d’esprit.
L’ère Taishô (1912‑1926) est marquée par la figure de Nishida
Kitarô, le fondateur de ce qu’il est convenu d’appeler « l’École de
Kyôto ». Celle-ci rassemble des penseurs très divers, dont le point
commun est une certaine aspiration à la religiosité1. Son originalité

1. J. Heisig consacre un article sur ce point : « The Religious Philosophy of the Kyoto
School » (Heisig, 1990). Voir aussi Taitetsu Unno, 1989 ; Taitetsu Unno et Heisig, 1989.

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La philosophie japonaise

est de combiner des sources religieuses bouddhistes1 avec des éléments


tirés de la philosophie occidentale contemporaine – ce qui ne manque
pas de brouiller la distinction religion-philosophie2. Comme Nishida
est le premier Japonais à faire un usage croisé du bouddhisme et
de la philosophie occidentale, beaucoup le considèrent comme le
fondateur de la philosophie japonaise (ce qui suppose d’identifier
« philosophie » avec « conceptualisation occidentale »). Sa pensée
est novatrice, conceptualisée, argumentée selon les exigences de la
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rationalité discursive et puissamment inspirée. Mais son orientation
est claire : « La religion est l’alpha et l’omega de son philosopher3 »
– son horizon indépassable, du moins. Il ne se contente pas de
montrer l’impossibilité structurelle de la science à saisir « l’expérience
pure » (ce qu’on ne saurait lui reprocher), il tend à inféoder la science
en général à la philosophie phénoménologique – reproduisant en cela
le geste de Husserl4. Il a pour « ambition de redonner à la philoso‑
phie un rôle fondateur par rapport aux sciences » et à la religion un
rôle fondateur par rapport à la philosophie et à la science réunies5.
Pour toutes ces raisons, Ienaga Saburô voit dans la philosophie de
Nishida le retour de la « logique de négation » dont le Japon s’était
débarrassé depuis les grands siècles Tokugawa6.

1. « L’École de Kyôto est issue en grande partie de la tradition spirituelle du Zen »,


avec également des influences du bouddhisme Amida et de la doctrine Hongaku de
l’« éveil originel » (Stevens, 1993, p. 11).
2. Il y a chez Nishida, Tanabe Hajime et Nishitani Keiji – le « noyau dur » de l’École
– « absence d’une démarcation entre philosophie et religion » (Heisig, 2001, p. 334 – voir
aussi p. 28). « Quel que soit le problème philosophique qu’ils examinent, les philosophes
de Kyôto en reviennent toujours à cette “passion pour l’intériorité” » (ibid., p. 29).
3. Piovesana, 1962, p. 122. La religion est au fondement et à la fin : la « dimension
religieuse […] était depuis le début la finalité ultime de tout l’effort nishidien » (Stevens,
2003, p. 38). Même affirmation in Stevens, 1993, p. 35.
4. Voir Noe Keiichi, « Nishida Kitarô as Philosopher of Science » ; et Stevens,
2003, p. 38‑39.
5. Stevens, 2003, p. 39. « Nishida n’entendait pas tant s’inspirer des sciences que
de tenter de leur apporter un fondement philosophique » (M. Dalissier, in Tremblay,
2010, p. 116). « Nishida voulait faire valoir la priorité du religieux sur l’idéalisme et
l’empirisme, sur le psychologique et le scientifique » (Kasulis, 1995, p. 237).
6. « Cette nouvelle philosophie de la négation » manifesterait le déclin intellectuel
irrémédiable qui affecte le Japon depuis le xixe siècle, que les Lumières de l’ère Meiji

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Histoire mondiale de la philosophie

Les contemporains et successeurs de Nishida sont presque tous


influencés par sa philosophie, qu’ils soient ou non reconnus comme
membres de « l’École de Kyôto ». Ami de Nishida, Suzuki Daisetzu
est un philosophe bouddhiste travaillant sur l’expérience ineffable du
Zen, professeur d’Université et religieux pratiquant. Dans la mou‑
vance nishidienne, on peut encore citer Tomonaga Sanjûrô et Kuwaki
Gen’yoku (néo-kantiens), Nishi Shin’ichirô (hégélien) et Hatano
Seiichi (philosophe des religions et penseur chrétien) et le juriste
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Kakei Katsuhiko. Du début de l’ère Shôwa (1926‑1989) à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la philosophie japonaise est portée par la
vague nationaliste, impérialiste et traditionaliste s’abattant sur toute
la société1. La pensée marxiste – qui prend une ampleur considé‑
rable – et l’érudition universitaire représentent les seules alternatives.
Les grands auteurs de la période sont Tanabe Hajime (philosophe
du « néant » qui combine influences bouddhiste et occidentale dans
la ligne nishidienne2), Kûki Shûzô (existentialiste heideggérien, dis‑
ciple marxiste de Nishida), Watsuji Tetsurô (proche de Nishida et
de Heidegger déjà cité, il élabore une cosmologie vitaliste mêlant
de multiples traditions religieuses et philosophiques3), Mutai Risaku
(qui combine les influences phénoménologiques, existentialistes et

avaient réussi à différer quelque peu (Ienaga Saburô, 1938, p. 165‑166). Sur le plan de la
pensée politique, « Nishida Kitarô fut adepte de la version ultra-nationaliste du courant
principal et officiel de la doctrine impériale japonaise, c’est-à-dire d’un traditionalisme
religieux imprégné de millénarisme » (Lavelle, 1994, p. 453). Ce traditionalisme natio‑
naliste est la pensée politique commune des principaux disciples de Nishida, comme le
montre P. Lavelle dans cet article.
1. « Dans les années 1930, la doctrine officielle [le shintoïsme d’État et le tennôcen‑
trisme] devint ultra-nationaliste. Ses dogmes restèrent les mêmes, mais elle renforça
ses aspects autoritaires, expansionnistes et, chez certains, anticapitalistes. Sous le nom
de “Voie impériale”, elle acquit un caractère religieux plus marqué » (Lavelle, 1994,
p. 431). L’École de Kyôto, sur laquelle porte l’article de P. Lavelle, participe à cette
évolution.
2. Après avoir critiqué chez Nishida une confusion entre philosophie et religion, il
finit par fonder la philosophie dans la religion, à la faveur d’une « conversion religieuse »
(Sugimura Yasuhiko, in Dalissier, Nagai Shin et Sugimura Yasuhiko, p. 288). « Plus
que Nishida, Tanabe plongea dans la philosophie religieuse comme dans le mysticisme »
(Piovesana, 1962, p. 157). Voir aussi Heisig, 2001, partie III.
3. Suzuki Sadami, 2008.

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La philosophie japonaise

marxistes), Yamanouchi Tokuryû (phénoménologue heideggérien


influencé par les mystiques d’Orient et d’Occident), Miki Kiyoshi
(disciple marxiste de Nishida dont nous avons déjà parlé), Tosaka
Jun (chef de file du matérialisme dialectique orthodoxe et militant
communiste) et Nishitani Keiji (maître Zen, philosophe proche du
bouddhisme de Dôgen et de la mystique chrétienne d’Eckhart, élève
de Nishida et de Heidegger).
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4) La philosophie depuis 1945

La défaite de 1945 marque une discontinuité dans la vie poli‑


tique, économique et culturelle nippone. L’ultra-nationalisme impé‑
rialiste et autoritaire fait place à un élan libéral qui dure jusque
dans les années 1960. Sous contrôle américain, le Japon engage des
réformes démocratiques et se dote d’une nouvelle Constitution en
1946. C’est le début d’une croissance vertigineuse qui hisse le pays
au rang de deuxième puissance économique mondiale dès 1968.
Sur le plan philosophique, toutefois, peu de choses changent. Ren‑
forcé par l’échec du fascisme, le marxisme devient prédominant1 ;
tandis que la religiosité continue, globalement, de colorer le paysage
intellectuel. Marqués par la défaite de 1945, beaucoup de penseurs
se replient sur l’intériorité bouddhique ou phénoménologique2. Le
cadre des réflexions (avec un bémol pour le marxisme) demeure
essentiellement universitaire. La philosophie japonaise devient une
philosophie de techniciens érudits, semblable à toutes les autres3.

1. « Le marxisme a été depuis 1945 la pensée la plus influente hors du milieu


philosophique professionnel » (Lavelle, 1997, p. 122). « La tendance philosophique la
plus populaire dans le Japon de l’après-guerre a été, de loin, le marxisme » (Piovesana,
1962, p. 207).
2. « Dans un esprit rappelant les penseurs bouddhistes Kamakura, de nombreux
philosophes d’après-guerre se sont tournés vers l’intériorité pour réexaminer la nature
de l’existence humaine » (Kasulis, 1998, p. 79).
3. « Dans beaucoup d’Universités japonaises il y a des départements de philosophie
dont la plupart des travaux sont indistincts de ceux qu’on pourrait trouver dans un
département de philosophie en Europe ou en Amérique du Nord » (ibid.).

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Histoire mondiale de la philosophie

Au-delà de ces aspects, qui montrent la continuité des philo‑


sophies d’avant-guerre et d’après-guerre, quelques changements
sont à noter. De nouveaux courants sont importés d’Occident,
comme l’existentialisme (particulièrement en vogue de 1941 à
19691), la philosophie analytique (à partir de 19532), puis la
pensée « postmoderne » et poststructuraliste (qui culmine durant
les années 19803). L’existentialisme étant celui de Heidegger plutôt
que Sartre, il n’éloigne guère les philosophes du religieux. La
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philosophie analytique, au Japon comme ailleurs, entretient l’illu‑
sion d’une philosophie fondée scientifiquement, d’une philoso‑
phie scientifique et d’une science philosophique4. Enfin, la pensée
« postmoderne » ouvre la voie au retour du traditionalisme5.
Parallèlement fleurissent de « nouvelles nouvelles religions » qui
« prennent leur source dans une insatisfaction générale et un dis‑
crédit du rationalisme scientifique moderne »6. Ce contexte ne
fait que creuser l’appétit des philosophes pour la religion et le
para-scientifique.

1. Hamauzu Shinji, 2007, p. 4‑5.


2. Ibid., p. 6 sq.
3. Lavelle, 1990, p. 115.
4. Comme l’indiquent la série d’ouvrages La Philosophie à l’époque scientifique
et la fondation d’une « Société pour la philosophie scientifique du Japon » (Hamauzu
Shinji, 2007, p. 7).
5. « La décennie 1965‑1975 fut dominée par le thème du “changement de para‑
digme”, de la “réorganisation du savoir” c’est-à-dire de la “fin du rationalisme
moderne, du progressisme”, du technicisme et d’un certain humanisme. La pensée
sauvage, les mythes, l’émotion furent considérés comme des composantes de la société
actuelle et non plus comme des vestiges. Venant désormais d’Occident même, la
remise en question du sujet moderne […] [et] sa jonction avec la redécouverte de la
tradition japonaise, du bouddhisme et de la philosophie de Nishida, n’est pas seule‑
ment le fait de conservateurs, mais aussi et surtout de rénovateurs » (Lavelle, 1990,
p. 91). Parallèlement, on observe un « retour du nationalisme dans les années 1960 »
(Rieu, 1995, p. 57).
6. I. Reader, Religious Violence in Contemporary Japan, 2000, cité in Benod, 2015,
p. 62. On parle de « nouvelles nouvelles religions » pour désigner les mouvements qui
émergent à la fin des années 1970. Ils font suite à ceux de l’après-guerre, laquelle « se
caractérise surtout et avant tout par le boom des nouvelles religions » (Duteil-Ogata,
2005, p. 301). Voir aussi Calvet, 2003, chap. 22.3 : « L’envers du miracle ».

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La philosophie japonaise

Pendant ce temps, la science japonaise poursuit son ascension, au


point de rivaliser avec les meilleurs centres de recherche d’Occident1.
Des savants de niveau international travaillent d’égal à égal avec leurs
collègues européens et américains. Ils sont de plus en plus récompen‑
sés par des distinctions honorifiques et des prix Nobel – ainsi Yama‑
giwa Katsusaburô (médecin oncologue, nobélisable en 1926 pour ses
travaux sur les tumeurs), Hisashi Kimura (astronome, médaille d’or de
la Royal Astronomical Society britannique en 1936), Yukawa Hideki
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(Nobel de physique en 1949), Kodaira Kunihiko (médaille Fields en
1954), Tomonaga Shin’ichirô (co-Nobel de physique en 1965), Leo
Esaki (co-Nobel de physique en 1973) et Tonegawa Susumu (Nobel
de médecine en 1987). Le contraste est saisissant entre cette science
conquérante et la philosophie contemporaine, repliée sur l’intériorité
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