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La philosophie japonaise
Vincent Citot
Dans Hors collection 2022, pages 425 à 474
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130835899
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 13/05/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 191.99.151.235)
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• Philosophie au Japon et philosophie japonaise
La philosophie japonaise est rarement prise en compte dans les
grands tableaux d’« Histoire de la philosophie ». Même les histo‑
riens qui ouvrent leur récit à l’Orient se contentent le plus souvent
de l’Inde et de la Chine, considérant le Japon comme un dérivé
de l’une et de l’autre. En effet, la pensée japonaise semble toute
d’importation, qu’il s’agisse de la pensée bouddhiste, confucéenne,
néoconfucéenne ou encore européenne. La culture shintoïste (reli‑
gieuse et mythologique) est propre au Japon, mais elle ne donne
pas vraiment lieu à une philosophie. De plus, les penseurs japonais
antérieurs à la fin du xixe siècle ne sont pas des professionnels de la
philosophie, et ne se revendiquent pas d’une discipline telle que la
« philosophie ». Leurs identités sociales sont très variables : moines
bouddhistes, lettrés confucéens, philologues shintoïstes, érudits,
médecins, écrivains, marchands, voire hommes politiques. Ainsi,
l’idée de philosophie japonaise se heurte à une double difficulté :
celle du caractère japonais de philosophies originairement impor‑
tées ; celle du caractère philosophique de pensées qui ne prennent
pas place dans un cadre disciplinaire tel que « la philosophie ».
Voyons le premier point. Le Japon n’importe pas de religions
ni de visions-du-monde sans les transformer, sans les accommo‑
der. De même que les Grecs hellénisent la pensée égyptienne, les
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dire japonaise ? Ce serait aussi réducteur que de dire que la pensée
de Hobbes est anglaise, celle de Pascal française et celle de Leibniz
allemande. Elles sont cela en partie, oui, mais davantage encore. Les
plus grands auteurs japonais produisent une œuvre « japonaise »
au sens où celle de Voltaire est « française » : l’esprit critique et la
construction doctrinale prennent racine dans un contexte, mais s’en
affranchissent partiellement. Nous parlerons de philosophie japo‑
naise pour désigner, non pas une façon « typiquement japonaise »
de poser les problèmes, mais un réseau de relations entre auteurs
au sein d’un même espace de pensée. Cette philosophie au Japon est
néanmoins une philosophie japonaise dans la mesure où le contexte
culturel et linguistique lui donne une coloration propre.
Quant au fait que les philosophes japonais aient des statuts
sociaux hétérogènes et ne soient pas rattachés – jusqu’à la fin du
xixe siècle – à une discipline unique, ce n’est pas un problème très
redoutable pour l’historiographe. S’il fallait, pour faire de la phi‑
losophie, que la discipline « philosophie » soit nommée, instituée
et officialisée, alors l’histoire de la philosophie serait amputée de
presque tous les penseurs grecs antérieurs à Platon, de tous les pen‑
seurs arabes et/ou musulmans antérieurs à Al-Kindî, d’une grande
partie de la philosophie européenne et de la quasi-totalité des philo‑
sophies indienne et chinoise. Les Japonais ont fait de la philosophie
avant d’instituer et de nommer une telle discipline.
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Depuis qu’il est sorti de la préhistoire, vers le milieu du iiie siècle
apr. J.-C., le Japon a connu un premier cycle civilisationnel, que
l’on peut appeler le cycle antique. Sa phase préclassique correspond
à un développement économique, culturel, commercial et démo‑
graphique ; un processus d’étatisation, de centralisation, d’institu‑
tionnalisation ; la construction d’une vision-du-monde cohérente,
d’une sensibilité artistique et littéraire. Un équilibre – phase clas‑
sique – est atteint à l’époque de Nara, au viiie siècle, ou au début
de l’époque Heian, au ixe siècle. Mais dès le xe siècle, la structure
du pouvoir se fige et le pays se reféodalise graduellement, tandis
que les conflits se multiplient entre des autorités politiques de plus
en plus régionales. La pensée religieuse bouddhique prend alors
son essor, au sein d’une population en demande de sens et de Salut
individuel. À l’époque Kamakura (à partir de 1185) commence un
long Moyen Âge ; les guerriers féodaux (samouraïs) mettent en place
un régime dit bakufu. L’empereur n’a plus qu’un pouvoir symbo‑
lique ; le pouvoir réel revenant à un chef militaire (le shôgun) et aux
potentats locaux – le régime du bakufu peut donc aussi bien être dit
shôgunat1. Ce premier cycle historique voit fleurir une riche pensée
religieuse (dont les auteurs sont moines ou dignitaires bouddhistes2),
mais pas de philosophie à proprement parler. Il n’en sera donc pas
question dans la suite.
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Cette phase préclassique débouche sur un « siècle des Lumières »
(le xviiie siècle) qui éclaire de tous ses feux le monde de la culture.
Parallèlement apparaît une pensée de type scientifique, qui devient
dominante au cours du xixe siècle, tandis que la philosophie se
dégrade en philosophie religieuse et/ou académique. La philosophie
cesse alors d’être à l’avant-garde de la production intellectuelle. Elle
demeure riche et variée, mais c’est désormais la science qui ouvre
de nouveaux horizons.
Si le cycle moderne est globalement analogue à ceux des autres
civilisations, il connaît certaines spécificités qui tiennent à la grande
perméabilité de la culture japonaise. Le Japon puise la plupart de
ses idées dans le bouddhisme et le confucianisme chinois, d’une
part ; la science puis la philosophie européennes, d’autre part.
Cette ouverture intellectuelle propre au Japon se traduit, à partir
du milieu du xixe siècle, par une adoption très rapide de la pensée,
des institutions et des modes de vie occidentaux. Alors que l’Inde
et la Chine résistent durablement à l’Occident avant d’être colo‑
nisés, le Japon s’occidentalise rapidement pour mieux repousser
l’impérialisme euro-américain – et devenir à son tour puissance
impérialiste (avant la défaite de 1945). Cette réceptivité et souplesse
intellectuelles permettent à la philosophie japonaise, alors en pleine
décadence, de retrouver pour un temps (au début de l’ère Meiji) un
équilibre rappelant celui du xviiie siècle. Ce rebond est comparable à
celui que connaît l’Europe durant les années 1850‑1875. Il ne permet
pas, toutefois, d’infléchir durablement l’orientation postclassique.
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(commerciaux et politiques) se constituent et se font concurrence.
Comme au temps des « Royaumes Combattants » chinois, cette
période des « Provinces en guerre » (~1477 à ~1573) est favorable
à la mobilité sociale et au renouvellement des idées. Les échanges
avec la Chine et la Corée se renforcent et cette ouverture se traduit,
sur le plan intellectuel, par l’arrivée au Japon de la pensée néo‑
confucéenne. Dans un milieu culturel dominé par le bouddhisme
religieux, la rationalité néoconfucéenne insuffle un esprit séculier
qui impulsera ensuite un type nouveau de réflexion1. Quand les
missionnaires jésuites portugais introduisent le christianisme à partir
de 1549, le brassage des idées est tel que les conditions d’émergence
d’une pensée de type philosophique sont réunies. Le christianisme
se répand si rapidement que le pouvoir shôgunal interdit les mis‑
sions chrétiennes en 1587, craignant qu’une politique colonisatrice
ne fasse suite à celle d’évangélisation. La concurrence entre sectes
religieuses est, au Japon comme ailleurs, le prélude à la confronta‑
tion d’arguments entre écoles philosophiques.
Celles-ci n’émergent véritablement qu’au xviie siècle, une fois
le pays unifié sous l’action successive de trois grands shôguns :
Oda Nobunaga (1534‑1582), Toyotomi Hideyoshi (1536‑1598) et
Tokugawa Ieyasu (1543‑1616). Ce dernier met fin aux guerres qui
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Que la philosophie naisse au cœur de la culture religieuse,
selon un processus de rationalisation et de sécularisation, l’his‑
toire intellectuelle du Japon l’illustre on ne peut plus clairement.
Sur un fond religieux (bouddhisme en partie shintoïsé), le néo‑
confucianisme instaure une pensée du monde, de la nature et de
l’homme qui tranche avec celle des sectes bouddhistes – expli‑
citement détournées de ces réalités. La « logique de négation »
propre au bouddhisme du Grand Véhicule est remplacée par une
« logique affirmative », dit Ienaga Saburô2, en même temps que
le pouvoir temporel Tokugawa s’impose face au pouvoir spirituel
des moines (jusqu’alors prépondérant). En effet, les samouraïs,
qui adossaient leur pouvoir sur le bouddhisme, commencent à
privilégier le néoconfucianisme (correspondant davantage à l’air
du temps). On peut parler de « Renaissance » de la culture confu‑
céenne antique – introduite au Japon au viie siècle – sous l’aspect
nouveau du rationalisme de Zhu Xi (l’un des principaux initiateurs
du néoconfucianisme en Chine).
Les commencements de la philosophie japonaise sont à la fois
peu philosophiques (puisqu’ils font corps avec l’orthodoxie néo‑
confucéenne) et peu japonais (puisque la philosophie est importée
sans être encore véritablement accommodée). La première moitié
du xviie siècle est donc une phase transitoire, que l’on peut faire
commencer par la conversion de Fujiwara Seika (1561‑1619) du
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Anti-Christ (1620). Autre grand critique du christianisme, Suzuki
Shôsan (1579‑1655) publie une Réfutation du christianisme/Ha-
kirishitan en 1642. Les missionnaires portugais, espagnols et italiens
ne parviennent pas à évangéliser durablement le Japon1, mais ils
contribuent à stimuler le champ intellectuel japonais et ainsi à faire
émerger la philosophie. Quand le pays se ferme aux étrangers en
16402, la dynamique est déjà engagée.
Élève de Fujiwara Seika et conseiller du shôgun, Hayashi
Razan (1583‑1657) élabore une synthèse du néoconfucianisme (de
Zhu Xi) et du shintoïsme qui fera autorité sur toute une géné‑
ration de penseurs. Matsunaga Sekigo (1592‑1657), Hoshina
Masayuki (1611‑1673), Hayashi Gahô (1618‑1688), Kinoshita
Jun’an (1621‑1698) et surtout Yamazaki Ansai (1619‑1682) sont
de la même inspiration. Ce dernier – un converti du bouddhisme –
élabore une doctrine syncrétique néoconfucianiste-shintoïste par‑
ticulièrement influente. Dès la première moitié du xviie siècle, le
pluralisme s’instaure au sein du néoconfucianisme sous l’impulsion
de Nakae Tôju (1608‑1648), qui passe de l’école de Zhu Xi à celle
de Wang Yangming. Cet auteur prolixe élabore une philosophie
religieuse associant des éléments confucéens, bouddhistes, taoïstes et
shintoïstes. L’autre grand adepte de la pensée de Wang Yangming
1. Puisque le shôgunat répond à leurs premiers succès par une sévère répression
anti-chrétienne à partir de 1617, puis par une interdiction stricte de contact avec les
chrétiens à partir de 1640. Sur la politique religieuse des Tokugawa au xviie siècle,
voir Kouamé, 2007.
2. À l’exception des commerçants chinois et hollandais, autorisés à débarquer dans
la presqu’île de Dejima.
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et largement dépendante de doctrines étrangères. Ceci étant, il ne
s’agit pas d’une importation brute, mais d’une interprétation et
d’une adaptation à la culture shintoïste indigène. Le Japon est à
l’école de la Chine, mais comme un élève actif 2.
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prit par rapport à un néoconfucianisme devenu doctrine d’État. Sur
cette base, il développe une philosophie morale qui se veut un code
de conduite pour les samouraïs – doctrine appelée ultérieurement
bushidô, ou voie du guerrier.
Prolongeant la critique du néoconfucianisme au profit d’un
confucianisme jugé plus authentique, Itô Jinsai (1627‑1705) est
le premier penseur d’importance issu de la nouvelle classe bour‑
geoise. À la fois moderne et ancien, humaniste et néoconfucéen
malgré lui, il élabore une métaphysique de la Nature qui se dis‑
tingue par un début d’autonomisation de la « voie de l’homme »
par rapport à la « voie du Ciel »1. Autrement dit, au sein d’une
pensée qui reste marquée par le cosmologisme et le vitalisme uni‑
versel2 émerge l’idée que la société humaine ne répond pas aux
mêmes lois que la Nature, et donc que la morale et la politique
doivent être pensées indépendamment de celle-ci. À tous égards,
sa perspective Kogaku prolonge celle de Yamaga Sokô et annonce
celle de Ogyû Sorai.
Le troisième grand auteur de la période, Kaibara Ekken/Kaibara
Ekiken (1630‑1714), est plus original encore par l’étendue de ses
compétences et de son œuvre, qui va de la métaphysique de la
Nature à la botanique, en passant par la morale, la médecine et la
pensée de la condition féminine. Comme ses deux célèbres contem‑
porains, c’est en néoconfucéen qu’il cherche une philosophie capable
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réflexion. Hayashi Hôkô, Satô Naokata et Asami Keisai représentent
la continuation, à la fin du siècle, des pensées de Hayashi Razan et
de Yamazaki Ansai. Les idées bouddhistes conservent une certaine
vitalité avec le penseur religieux Bankei Yôtaku – théoricien du
« Zen immuable » – et le moine Keichû – fondateur du Kokugaku
(« Études nationales »), dont nous reparlerons.
À la fin du xviie siècle, certains auteurs se tournent plus particu‑
lièrement vers l’étude du ciel, en associant à la philosophie néoconfu‑
céenne des représentations astronomico-astrologiques importées de
Chine. C’est le cas de Shibukawa Harumi, qui fonde le Bureau astro‑
nomique du shôgunat et réforme le calendrier officiel en 1684. Outre
ses travaux d’astronome-astrologue, il est l’auteur du premier planis‑
phère céleste. Également versé dans l’astrologie chinoise, Nishikawa
Joken publie en outre des ouvrages de géographie qui font date :
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philosophie et/ou de la culture chinoise.
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donc, indirectement, de celui de participer à la vie philosophique
et littéraire.
Avec l’influence croissante de la mentalité bourgeoise sur la vie
des idées, la culture traditionnelle chinoise commence à être décrédi‑
bilisée. Phénomène renforcé par la concurrence que les conceptions
européennes font aux Classiques confucéens. Entre un xviie siècle
dominé par le néoconfucianisme chinois et un xixe siècle dominé
par la culture occidentale, le xviiie siècle est le classicisme japo-
nais. C’est l’ère de la créativité philosophique, des libres-penseurs,
des esprits sceptiques et savants ; bref, le siècle des Lumières3. Les
philosophes se désintéressent de la religion et s’engagent dans des
recherches positives. Quand ils ne sont pas eux-mêmes savants, ils
se tiennent au courant de l’avancée des connaissances et nourrissent
leur philosophie de cet apport. Les nombreuses exceptions à cette
règle la relativisent sans l’invalider.
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intellectuelle et politique. Homme d’État et conseiller du shôgun,
il est conservateur sur le plan politique comme nombre d’intellec‑
tuels issus de la classe des guerriers ; mais pas sur le plan intellec‑
tuel puisqu’il ouvre la voie à ce que l’on appellera plus tard les
sciences humaines1. Philosophe, historien, philologue, sinologue,
mais aussi auteur de travaux qui intéressent la géographie, l’éco‑
nomie, l’ethnologie et l’art militaire, ce polygraphe se distingue par
son érudition, son réalisme, son respect des faits et sa recherche
d’une causalité authentique2. Ses études de socio-linguistique et de
linguistique comparées sont tout à fait novatrices, comme son traité
de géographie mondiale (le Sairan igen, 1709), ses Renseignements
sur l’Occident (Seiyô kibun, 1715) et ses recherches sur les Ainus
(Ezoshi, 1720) et les peuples d’Okinawa (Nantôshi, 1719). Mais
il est avant tout un philosophe qui utilise les catégories néoconfu‑
céennes pour expliquer l’Univers, la vie et l’homme (dans Kishiron/
Des démons et des dieux).
Après lui, Ogyû Sorai (1666‑1728) rompt avec le néoconfucia‑
nisme pour retrouver « la Voie des anciens Sages » – c’est-à-dire le
confucianisme originel. Pour ce faire, il met en œuvre des techniques
d’analyse philologiques révolutionnaires qui hissent le Kogaku (l’étude
du confucianisme antique) à son sommet. Conséquence de son rejet
du néoconfucianisme et des spéculations associées sur les correspon‑
dances micro-macro-cosmiques : la séparation stricte de l’ordre naturel
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néoconfucianisme, c’est au profit d’un confucianisme travaillé par
une tendance moniste, matérialiste, empiriste et respectueuse des
faits positifs4. Sa philosophie politique s’appuie sur des données his‑
toriques et sociales plutôt que sur des spéculations métaphysiques,
ce qui lui fait prendre conscience de la relativité des contextes5.
À l’inverse de son maître, il est ouvert à la vie marchande moderne
et ne rêve pas de revenir aux temps des « anciens Sages ». Il est
aussi le premier à isoler clairement des facteurs économiques liés
aux échanges, au marché et à la monnaie6.
D’autres confucéens moins célèbres semblent partager cet esprit
ouvert, tels Nakai Shûan (1693‑1758, co-fondateur de l’école Kai‑
tokudô en 1726) et Aoki Kon’yô (1698‑1769), formé au Kogaku,
érudit Rangaku, fondateur d’une école d’études confucéennes, archi‑
viste et libraire auprès du shôgun, connu pour ses œuvres d’agro‑
nomie et d’économie7.
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Il applique à toute doctrine un principe de relativisme socio-
historique : bouddhisme, shintoïsme et confucianisme sont ren‑
voyés à leurs contextes3 (respectivement l’Inde, le Japon antique,
la Chine). Plus encore, il élabore une historiographie générale
qui se présente comme une réflexion sur les conditions épisté‑
mologiques de toute histoire intellectuelle4. En somme, il porte
esprit critique et esprit positif aussi haut qu’il le peut – sans aide
étrangère, puisqu’il ignorait les études Rangaku qui commençaient
à se diffuser à son époque.
Miura Baien, autre esprit indépendant, s’attaque à toutes les
superstitions et préjugés. Il refuse expressément de s’affilier à une
tradition ou à une école de pensée et lutte toute sa vie contre les
systèmes qui ne trouvent que ce qu’ils présupposent a priori5. Cela
ne l’empêche pas d’élaborer une ambitieuse philosophie de la nature
1. « Plus que tout autre penseur de l’époque Edo, il remit en question la pensée
traditionnelle » (Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 2, p. 156). Cet esprit hétérodoxe et rationa‑
liste affirmant qu’il n’y a « ni dieux, ni démons » est comparé à Voltaire (Katô Shûichi,
1967, p. 179 et 191 ; Proust, 1997, p. 232).
2. Katô Shûichi, 1967, p. 178.
3. Et même la pensée de Kongzi (ibid., p. 186). « On pourrait définir la pensée de
Tominaga Nakamoto comme un relativisme historiciste […] il ne pense pas comme
Arai Hakuseki que l’histoire est une manifestation de la Loi du Ciel ; il considère plutôt
qu’elle est une accumulation de faits déterminés par le temps et le lieu. L’historicisme
de Tominaga Nakamoto est beaucoup plus relativiste que celui d’Arai Hakuseki ; et
si l’on considère qu’Arai Hakuseki a critiqué les mythes grâce à sa vision historique,
Tominaga Nakamoto, lui, a englobé dans sa critique, outre les mythes, toutes les
métaphysiques » (Oshima Hitoshi, 1989, p. 61).
4. Katô Shûichi, 1967, p. 185.
5. Piovesana, 1965, p. 398 et 402 ; Proust, 1997, p. 233.
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Baien baigne dans la culture scientifique et, inversement, encourage
l’esprit scientifique4.
Ce dernier ne fait que se développer à partir de la levée de
l’interdiction de circulation des livres hollandais en 1720. L’inté‑
rêt pour les savoirs occidentaux croît – les études Rangaku et les
traductions d’ouvrages européens se multiplient ; et, parallèlement,
les recherches japonaises se diversifient et se spécialisent. Parmi
les auteurs qui préparent l’avènement d’une science japonaise,
on peut mentionner Inô Jakusui (médecin, herboriste, fondateur
de la pharmacopée, auteur d’une encyclopédie naturaliste – le
Shobutsu ruisan), Gotô Konzan (médecin confucéen connu pour
avoir rompu avec la tradition médicale de se raser la tête à la façon
des moines), Takebe Katahiro (mathématicien et cartographe),
Yamawaki Tôyô (médecin, auteur de la première dissection de
cadavre en 1754, il publie ses observations en 1759 dans Zôshi/
Description des entrailles) et Nagakubo Sekisui (géographe auteur
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Yangming ; enfin, Kamo no Mabuchi (1697‑1769), philologue
davantage que philosophe, se propose de revenir au shintoïsme
antique (selon la tradition Kokugaku). Si l’on met Ogyû Sorai
de côté, le plus original des philosophes conservateurs est Andô
Shôeki (1703‑1762). Il tient de son époque une remarquable indé‑
pendance d’esprit, qu’il exerce aussi bien vis-à-vis du gouvernement
qu’à l’endroit des traditions confucéenne, bouddhiste et shintoïste.
Mais il élabore une cosmologie très spéculative inspirée du vita‑
lisme néoconfucianiste, et met son esprit critique au service d’un
projet anti-intellectualiste de retour à la nature, à la vie agricole,
à un monde sans livre, ni commerce, ni science. Il passe pour le
Rousseau du Japon2.
1. Pour compléter ces brèves indications, voir Nakayama Shigeru, 1969 ; Horiuchi,
1994 ; Macé, 2013 ; Métailié, 1983 et 2006.
2. Sur la pertinence de cette comparaison, voir Joly, 1991, chap. 6 ; et Oshima
Hitoshi, 1989, p. 72. Pour une vue synthétique de la pensée d’Andô Shôeki : Joly, 1996.
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pas de la façon qui a été la sienne jusqu’à présent – et déjà elle ne
brille plus qu’à travers quelques individualités isolées.
L’école Kaitokudô est le centre de formation et le repère des
esprits libres. Nakai Chikuzan (1730‑1804), qui en est un per‑
sonnage central, est plus un lettré confucéen qu’un philosophe. Il
mérite néanmoins d’être mentionné pour ses réflexions sur l’éduca‑
tion, sur l’égalité d’accès au savoir, sur l’ethos et les valeurs de la
classe marchande, et pour sa dénonciation de l’élitisme samouraï.
Érudit Rangaku, il défend la connaissance pratique et technique
(enseignée au Kaitokudô), vante la sagesse marchande et critique
les superstitions religieuses archaïques. Bref, c’est un « Moderne »
et un humaniste comme son maître Goi Ranshû (1697‑1762) à la
génération précédente – et comme ce dernier, il critique le traditio‑
nalisme d’Ogyû Sorai.
Élève de Nakai Chikuzan au Kaitokudô, Yamagata
Bantô (1748‑1821) est le penseur classique par excellence, associant
libre pensée et critique de toute spéculation religieuse1 à un esprit
positif et une érudition savante. Il prolonge l’œuvre de Yominaga
Nakamoto2 – qu’il admire et dont il s’inspire – et, comme lui, inscrit
sa philosophie dans le cadre du néoconfucianisme. Leur principale
différence tient au contexte intellectuel : l’époque de Yamagata
Bantô est celle d’une explosion des savoirs Rangaku, sur lesquels
1. « C’est dans son œuvre qu’on trouve le rejet le plus rigoureusement argumenté
de toutes les superstitions et de toutes les supputations métaphysiques infondées, et
l’exposé le plus conséquent de l’agnosticisme vis-à-vis des dieux et des esprits » (Ansart,
2014, p. 146).
2. Katô Shûichi, 1967, p. 192.
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vers, dit-il, le Japon n’est pas au centre du monde – décentrement
et relativité valent en anthropologie comme en astronomie. Ses
réflexions sur les religions, les cultures et les sociétés l’amènent
ainsi à une dénonciation de l’ethnocentrisme4. Comme les autres
philosophes-savants de l’époque, il prépare les recherches anthro‑
pologiques et sociologiques.
Également lié au Kaitokudô, Kaiho Seiryô (1755‑1817) est
un libre penseur radical, critiquant le confucianisme de sa classe
(samouraï) au profit des valeurs libérales de la classe marchande5.
Son « éloge de la compétition », qui « culmine dans l’affirmation
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curieux de tout4 » et applique à tout son esprit questionneur. Nous
avons affaire à l’un des penseurs les plus audacieux de l’histoire
intellectuelle japonaise, à la fois philosophe (dans la mesure où il
fait l’éloge de la pensée critique et argumente rationnellement en
faveur des valeurs qu’il promeut5), essayiste, penseur politique et
précurseur de la science économique6.
Honda Toshiaki (1743‑1820) peut lui être aisément comparé. Lui
non plus ne ménage pas les idéologies traditionnelles : il fait une
« critique très générale des idéologies, de la religion, du bouddhisme,
mais aussi du shintoïsme, voire du confucianisme7 ». Il est aussi
connu comme spécialiste des questions économiques et réforma‑
teur politique8. Sa pensée est marquée par les grandes famines des
années 1780, auxquelles il cherche une solution qui rappelle celle de
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Durant les années 1770, la science fait des progrès spectaculaires
sous l’impulsion des études Rangaku. L’événement le plus sym‑
bolique est la publication en 1774 de la traduction du Nouveau
traité d’anatomie (le fameux Kaitai Shinsho) du savant allemand
Kulmus, par une équipe de traducteurs dirigée par le médecin Sugita
Genpaku. Les médecins japonais, qui commencent à pratiquer des
dissections sur le corps humain4, se rendent compte de l’exactitude
des traités occidentaux d’anatomie. C’est également en 1774 que
l’astronome Motoki Ryôei traduit la Théorie des deux globes du
Ciel et de la Terre (Tenchi nikyû yôhô), qui constitue la première
adaptation japonaise de l’héliocentrisme. Enfin, la venue au Japon
du botaniste C. P. Thunberg en 1775 marque également un tour‑
nant, car il forme toute une génération de médecins aux savoirs
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chercheraient à les convertir, comme les Portugais avaient tenté de
le faire avec le christianisme.
Outre Sugita Genpaku (l’auteur de la révolution épistémologique
de 1774), Motoki Ryôei (astronome et traducteur Rangaku déjà
cité) et Honda Toshiaki (polygraphe déjà cité également), les prin‑
cipaux savants de la période sont Hiraga Gennai (pharmacologue,
botaniste, médecin, inventeur, ingénieur, entrepreneur, auteur d’un
traité de classification naturelle en 1763), Ono Ranzan (botaniste,
pharmacologue et médecin, dont la Classification botanique lui vaut
de passer pour le « Linné japonais »), Asada Gôryû (introducteur
de l’astronomie moderne mathématisée, médecin et anatomiste) et
Inô Tadataka (fondateur de la géographie moderne, cartographe
et voyageur)4.
1. Métailié, 1983.
2. Sur l’importance du tournant épistémologique du milieu des années 1770, voir
Van Sant, 2012 ; Togo Tsukahara, 2014 ; Macé, 2013, chap. 4 ; Lukacs, 2008 ; Proust,
1997, chap. 7. Sur le passage du paradigme confucéen au paradigme occidental au
xviiie siècle, voir « Eighteenth-Century Science : Japan » (2002), in Nakayama Shigeru,
1959‑2007.
3. Et ce, depuis un siècle : « De nombreux savants japonais de la fin du xviie siècle
et du début du xviiie siècle semblent partager le souci de faire reculer les croyances et
les superstitions » (Horiuchi, 1994, p. 252).
4. Pour compléter cette liste et pour plus de détails, voir Macé, 2013 ; Métailié,
1983 et 2006 ; Roberts, 2009 ; Ogawa, 1997 ; Sugimoto Masayoshi et Swain, 1978.
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troubles urbains – comme à Osaka en 1837. Surtout, les menaces
d’intrusion étrangère se précisent1. Devant le spectacle d’une Chine
qui tombe aux mains des Occidentaux, le Japon met tout en œuvre
pour résister à l’impérialisme euro-américain. Cela passe par l’as‑
similation de la technologie moderne, selon la fameuse formule
« wakon yôsai » (âme japonaise, savoir-faire occidental). La puis‑
sance militaire de l’Occident étant associée à ses compétences scien‑
tifiques, le Japon en prend acte et hausse rapidement son niveau
scientifique. À l’inverse, la philosophie dégénère brutalement en
idéologie religieuse et scolastique traditionaliste. Puisqu’il s’agit de
conserver « l’âme japonaise » (tout en assimilant les techniques occi‑
dentales), les penseurs se replient sur la tradition – encouragés en
cela par le durcissement de la censure shôgunale. Dans un second
temps, au début de l’ère Meiji, la philosophie connaît un sursaut
remarquable, avant de sombrer dans l’académisme et/ou la religiosité
à partir de la fin du xixe siècle.
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liste et nationaliste, qui émerge au début du xixe siècle et adopte
pour slogan « Révérer l’empereur et expulser les barbares ». Sur le
plan philosophique, elle fait sienne la Voie du Ciel pour reconsti‑
tuer l’unité Ciel-homme, l’harmonie et l’uniformité sociales, la piété
filiale et la loyauté – tout cela en s’inspirant des mythes shintoïstes
antiques et du néoconfucianisme5. Les affinités entre le Kokugaku
et le Mito sont évidentes, de même que celles qui lient l’école de
Wang Yangming à « l’école du Cœur » (Shingaku) – philosophie
religieuse et mystique initiée par Ishida Baigan.
Face aux succès de la science, trois attitudes se distinguent6 :
certains bouddhistes entreprennent de la critiquer frontalement
pour lui substituer leur représentation religieuse du monde ; les
néoconfucéens lui sont indifférents ou entretiennent le mythe d’une
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au shintoïsme primitif – lui est très proche2. Sur le plan politique,
les deux hommes sont nationalistes et préparent l’idéologie ten‑
nôcentriste – qui fait de l’empereur (le tennô) le principe politique
et religieux fondamental.
La recherche savante, de son côté, poursuit son cours ascen‑
sionnel. Le cadre intellectuel néoconfucéen passe davantage encore
à l’arrière-plan, avant de s’effacer à partir du milieu du siècle. Le
processus d’autonomisation s’accélère avec la création d’institutions
spécialement dédiées au travail scientifique : une Académie offi‑
cielle de médecine en 1791, un Office pour la traduction des livres
hollandais en 1811, un Institut d’études de sciences occidentales
en 1856, une Académie de médecine occidentale (Seiyô Igakusho)
en 1858, un Bureau d’études mathématiques en 1863 et un Insti‑
tut de recherches expérimentales en physique et chimie en 18643.
L’installation à Nagasaki d’éminents savants occidentaux à partir
des années 1820 (comme le physicien allemand von Siebold) joue
un rôle déterminant dans la formation des scientifiques locaux4.
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Yokusai (botaniste, auteur d’une encyclopédie botanique en 1855),
Shibukawa Kagesuke (astronome), Udagawa Yôan (père de la bota‑
nique et de la chimie moderne), Takano Chôei (érudit encyclopé‑
dique), Ogata Kôan (médecin, physiologiste) et Sakuma Shôzan
(physicien et ingénieur militaire). L’étude de la réalité humaine se
développe également, avec les ancêtres de l’économie1, la sociologie2,
l’histoire3 et l’anthropologie4.
du xixe siècle (Van Sant, 2012). Sur les conséquences de la venue au Japon de savants
occidentaux, voir aussi Togo Tsukahara, 2014.
1. « L’économie émergeait en tant que discipline dans la génération du début des
années 1800 – sous le nom de keizai » (Collins, 1998, p. 979, note 38). Le keizai
comprend, outre ce que l’on appelle aujourd’hui l’économie, des questions relatives à
l’éthique politique, l’art d’administrer et de gérer le monde social en général (Tetsuo
Najita, 1987, p. 8).
2. Avec Banri Hoashi, dont le « Kyûritsû, en tant qu’ouvrage systématique de la
science moderne, est le Cours de philosophie positive du Japon ; si Banri Hoashi n’a
pas fondé la sociologie, il l’a du moins pressentie » (Kurauti Kazuta, 1974, p. 212), et
Rai San’yo, dont les connaissances « représentent le caractère scientifique du traitement
de la société dans cette période » (p. 205). Voir aussi les auteurs cités par Kurauti
Kazuta p. 210.
3. Avec Rai San’yo (auteur d’un Histoire populaire du Japon), Ban Nobutomo et
d’autres (ibid., p. 210).
4. L’indianiste Yamamura Saisuke écrit sur la géographie, la religion et le système
des castes en Inde.
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tés ; mais, tout aussi bien, de la constitution d’un shintoïsme d’État
autour d’un empereur censé être issu de la lignée des dieux (kami) de
la mythologie antique. D’un côté, l’ouverture à la science occidentale
est totale à partir de 1860 ; de l’autre, les idéologies nationalistes
et religieuses pullulent1. L’élite intellectuelle, qui aspire à la liberté
politique, à l’égalité des droits et à l’émancipation par la science,
doit composer avec un mouvement de fond qui cherche au contraire
à vénérer le tennô et renouer avec la tradition shintoïste. Les deux
tendances ne se rejoignent que dans leur volonté commune d’en
finir avec le régime Tokugawa.
Pour l’histoire politique, la Restauration de 1868 marque la
frontière entre deux époques ; mais s’agissant de l’histoire intel‑
lectuelle, la rupture se fait au début des années 1860, quand le
Japon s’ouvre totalement à la science occidentale. Entre 1860 et
1880, la science japonaise s’émancipe complètement du néocon‑
fucianisme. Après plus d’un siècle et demi d’études Rangaku, les
érudits japonais deviennent des savants modernes, apprenant l’an‑
glais plutôt que le néerlandais et nouant des collaborations avec
leurs collègues internationaux. Ils vont désormais à la source du
savoir et cessent de dépendre des traducteurs de Nagasaki ; c’est
la fin du Rangaku. L’adoption officielle de la science moderne se
fait au cours de l’ère Meiji : la mathématique occidentale rem‑
place le wasan (mathématique japonaise traditionnelle) en 1872,
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date clef.
La génération de philosophes qui publie entre 1860 et 1890 se
distingue nettement de la précédente. Stimulée par le contexte révo‑
lutionnaire, les réformes politiques, les promesses de la modernité
scientifique et l’étude des philosophes occidentaux, elle délaisse les
spéculations néoconfucéennes et shintoïstes2, embrasse les Lumières
de la Modernité et fonde dans cette optique la société intellectuelle
Meirokusha en 1874 – les grands philosophes de la période en
sont membres. Comme en Europe à la même époque, le matéria‑
lisme, le positivisme et l’évolutionnisme remplacent la philosophie
religieuse antérieure. Les philosophies anglaise (Mill, Spencer) et
française (Comte, Rousseau) sont alors particulièrement en vogue.
Les intellectuels du début de l’ère Meiji marquent une parenthèse
dans le Postclassique, comparable à celle de l’Europe scientiste de
1848 à 1875. Mais ils ne reflètent qu’à moitié l’esprit de leur temps,
lequel est partagé et ambigu. À ce titre, les hésitations d’un penseur
comme Nishimura Shigeki (1828‑1902) sont plus représentatives.
D’abord engagé dans le modernisme et cofondateur de la Meiro‑
kusha, il change complètement de bord pour embrasser la cause
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le Hyakuichi shinron (Nouvelle théorie de l’unité des cent savoirs).
Itô Jinsai puis Ogyû Sorai avaient distingué la loi des hommes de
celle des choses pour mieux embrasser la Voie des anciens Sages ;
Nishi Amane, au contraire, établit cette distinction aussi bien pour
libérer la morale de la loi naturelle que pour libérer les sciences de
la morale (confucéenne)3. Plutôt que de faire de toute recherche une
étude (gaku) appliquée à un objet particulier (Kogaku, Kokugaku,
Rangaku, Yôgaku, etc.), il comprend l’utilité d’une nouvelle struc‑
turation du champ intellectuel et établit des distinctions théoriques
et conceptuelles entre science, philosophie et morale4. On lui doit
le néologisme de Tetsugaku (étude de la sagesse) pour désigner la
philosophie. Il transcrit nombre de catégories philosophiques occi‑
dentales et édite un Dictionnaire des termes philosophiques. Autre
pionnier dans l’assimilation de la philosophie occidentale, Tsuda
1. « Bien que Nishimura Shigeki ait été un pionnier du mouvement des Lumières
de 1873, nous le retrouvons de plus en plus associé avec les mouvements conser‑
vateurs et même réactionnaires » (D. H. Shively : « Nishimura Shigeki : A Confu‑
cian View of Modernization », in Jansen, 1965, p. 201). La pensée de Nakamura
Masanao (1832‑1891) est également significative : ce membre de la société Meirokusha,
traducteur de Mill, est aussi un converti au christianisme qui cherche une synthèse de
confucianisme et de pensée européenne.
2. Sur les ambiguïtés de l’ère Meiji, manifestes dans le retournement de 1889, voir
Miura Nobutaka, 2006 ; Ogino Fumitaka, 1995.
3. A. Craig : « Science and Confucianism in Tokugawa Japan », in Jansen, 1965,
p. 155‑159.
4. « À la veille de l’ouverture du pays au milieu du xixe siècle, le terme de “science
scrutant les principes” (kyûrigaku) servait à désigner aussi bien les études confucéennes
que les sciences physiques et la philosophie. C’est Nishi Amane qui s’est alors appliqué
à les distinguer » (Girard, 1992, p. 598).
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aussi bien son système politique et son esprit libéral que sa profon‑
deur scientifique. Transmettre au Japon cette liberté et ces vérités
est sa vocation fondamentale ; non en importateur passif, mais en
penseur critique et rationnel2. Philosophe désireux de se construire
une large culture scientifique, il contribue également à l’avancement
des sciences humaines3.
Katô Hiroyuki (1836‑1916) – philosophe, politologue, homme
politique, éducateur et président d’Université – cherche à réfuter ce
qui lui apparaît comme des chimères4 au nom d’une philosophie
matérialiste, et plus précisément d’un évolutionnisme et d’un darwi‑
nisme social inspiré de Spencer, Haeckel et Buckle. En insistant
sur l’opposition entre religion et science, il prolonge le travail de
1. Comme le suggèrent les titres de ses œuvres Matérialisme et Sur la nature des
choses (Piovesana, 1962, partie I, 2).
2. « De toute l’histoire de la pensée japonaise, il n’est pas de personnage qui ait
autant que Fukuzawa Yukichi réuni des caractéristiques modernes […] [A]ucun n’a
pu se former au monde plus que lui une identité propre et indépendante de son envi‑
ronnement. Son esprit critique, son rationalisme et son esprit empiriste sont tous des
grâces accordées par son “indépendance” » (Oshima Hitoshi, 1989, p. 90). Voir aussi
la présentation qu’en donne Katô Shûichi (Katô Shûichi, 1974‑1979, t. 3, partie I, 8).
3. Il est notamment l’auteur de La Promotion des sciences, Ébauche d’une théorie
de la civilisation, Sur la division du droit et Renouvellement de l’esprit du peuple. Sur
la valeur sociologique de ses travaux, voir Kurauti Kazuta, 1974, p. 213‑214. Sur le
lien philosophie-science chez Fukuzawa Yukichi et la valeur scientifique des ses analyses,
voir Masao Maruyama, 2012.
4. Il applique son sévère esprit critique aux religions chrétienne et bouddhiste
comme aux idéologies socialiste, communiste et droit-de-l’hommiste (Principes du vrai
gouvernement, 1870 ; Nouvelle théorie des droits de l’homme, 1882 ; La Vision-du-
monde superstitieuse, 1908).
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Quoiqu’il ne soit pas philosophe, mais homme d’État et diplo‑
mate, Mori Arinori (1847‑1889) représente aussi les « Lumières » de
l’ère Meiji. Cofondateur de la Meirokusha, défenseur de la laïcité,
il est surtout l’initiateur du système éducatif moderne en tant que
ministre de l’Éducation. Il faudrait encore citer les noms de Toyama
Masakazu (1848‑1900, philosophe, éducateur, sociologue spencé‑
rien) et Ono Azusa (1852‑1886, économiste, juriste et homme poli‑
tique disciple de Bentham).
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du xixe siècle.
À la situation politique nouvelle correspond une idéologie nou‑
velle : nationalisme, tennôcentrisme et shintoïsme d’État1. En même
temps qu’il regarde en avant vers sa vocation dominatrice, le Japon
regarde en arrière pour chercher dans sa tradition la garantie de son
excellence « ontologique ». Ainsi, le progressisme fascisant s’allie
au traditionalisme, du sommet de l’État aux couches populaires,
en passant par les élites philosophiques2. Tel est le contexte général
de la période 1889‑1945, auquel l’ère Taishô (1912‑1926) apporte
une nuance démocrate et libérale.
1. Sur l’importance croissante des idéologies religieuses à partir de l’ère Meiji, voir
Smith, 1958 (pour le conservatisme confucéen) ; F. Macé, 2002 (pour le shintoïsme) ;
Duteil-Ogata, 2005 (pour les « Nouvelles religions » et le shintoïsme d’État) ; Lavelle,
2005 (pour le bouddhisme ultranationaliste) ; Benod, 2015 (sur le retour du religieux
dans toutes ses dimensions).
2. Sur cette question, voir Lavelle, 1990, chap. 3‑5 ; et Lavelle, 1992.
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partir de 1889, la philosophie allemande idéaliste prend le dessus1
– le néo-kantisme devient la philosophie universitaire prépondé‑
rante. À partir de l’ère Taishô se greffent de nouvelles influences,
comme celles des phénoménologies husserlienne et heideggérienne2.
Vers 1930, Hegel remplace Kant comme référence fondamentale ;
la « dialectique » triomphe3.
À partir de 1922, la référence à Marx prend de l’importance.
Kant, Husserl, Heidegger, Marx – nous sommes toujours en Alle‑
magne ; mais sommes-nous encore dans la philosophie idéaliste ? En
un sens, oui, car le marxisme qui prospère à partir des années 1920
se présente le plus souvent comme une idéologie déconnectée de
la culture scientifique4 – à la différence du matérialisme de la
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toutes ses dimensions. On ne trouve pas chez les marxistes plus de
culture scientifique que chez les partisans de Kant, de Hegel ou de
Husserl ; l’ensemble du monde philosophique est désormais coupé
des savoirs positifs.
Les philosophes qui éprouvent une certaine mauvaise conscience
vis-à-vis de cette situation élaborent des pseudo-sciences philoso‑
phiques. La « dialectique » marxiste en est un exemple typique2.
Le « matérialisme historique » en est un autre – histoire idéo
logiquement déterminée en lieu et place d’une histoire savante.
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une pseudo-anthropologie, comme sa théorie de l’imagination une
pseudo-psychologie. D’autres encore théorisent des pseudo-médecines
philosophiques (inspirées de la médecine chinoise traditionnelle), des
psychopathologies et des psychiatries phénoménologiques, et autres
curiosités doctrinales4.
• La philosophie académique
L’autre grande caractéristique de la philosophie depuis la fin
du xixe siècle est son devenir universitaire5. Pour se moderniser, le
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sité dotés des mêmes compétences et travaillant de la même façon.
Les philosophes japonais deviennent ainsi collègues de tous les
universitaires du monde, car tous travaillent à peu près dans le
même esprit – celui de l’érudition académique et du commentarisme
technicien1. Un spécialiste de Hegel japonais ne se distingue guère
de ses collègues allemands ou américains ; de même qu’un spécia‑
liste français ou anglais de Nishida Kitarô (1870‑1945) écrit à peu
près les mêmes choses que ses collègues japonais. S’il s’agit de dire
des choses exactes, c’est heureux. Mais le travail philosophique
consiste-t-il à dire des choses exactes sur des sujets circonscrits, à
la façon des scientifiques, ou bien à formuler et à traiter des pro‑
blèmes proprement philosophiques ? La philosophie universitaire,
c’est l’adoption par la philosophie du mode de travail scientifique,
sans les méthodes de la science. Les philosophes universitaires ont
l’ethos du savant sans ses procédures de décentration (vérification,
formalisation, modélisation, quantification, etc.) – ils sont donc,
pour beaucoup d’entre eux, para-scientifiques.
La professionnalisation et la fonctionnarisation des philosophes
ont aussi comme conséquence possible de les couper des effets de
leur propre discours, d’assécher ou de dévitaliser celui-ci. Car après
tout, les théories que l’on professe dans une salle de cours, à heures
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parle pas « en l’air ». Ce rapport direct avec la vie et le monde était,
pour la philosophie, un puissant vecteur de renouvellement. Quand
on est seulement un philosophe de bureau ou d’amphithéâtre, un
enseignant-chercheur dont les conditions sont à peu près celles de
tous les autres enseignants-chercheurs du monde, c’est beaucoup
plus difficile. Pas impossible, mais difficile. Or ce qui est difficile
est rare. L’académisme tend ainsi à homogénéiser les doctrines en
même temps qu’il suscite le regroupement par affiliation – néo‑
kantiens, hégéliens, marxistes, heideggériens, existentialistes, etc.
Il semble que les penseurs politiques (en particulier les marxistes)
soient plus facilement exempts des défauts de l’académisme, étant
donné leur activité militante. En réalité, ils n’échappent pas à la
logique scolastique, qui consiste à penser dans un cadre et selon
une routine1.
Ce besoin d’orthodoxie n’existait pas au même degré chez les
philosophes engagés politiquement durant la période classique, ni
même pendant ce que nous avons appelé le rebond du début de l’ère
Meiji. Certes, il conviendrait d’apporter mille nuances au tableau
d’ensemble, qui ne représente pas à parts égales tous les penseurs.
C’est surtout à partir de l’ère Taishô que l’académisme se généralise2.
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de la période qu’il inaugure : idéalisme, traditionalisme et nationa‑
lisme. On lui doit d’affiner le travail terminologique entrepris par
Nishi Amane. Inoue Enryô est l’un des premiers à remettre la religion
bouddhiste au cœur de la philosophie – il cherche une synthèse entre
philosophies orientales (bouddhiste et confucéenne) et occidentales. Il
crée en 1886 la « Grande union pour la vénération de l’Empereur et
la dévotion au Bouddha », ainsi qu’un institut de philosophie boudd‑
hique. Autres rénovateurs de la pensée bouddhiste : Tanaka Chigaku
(fondateur du nichirénisme contemporain), Kawatsura Bonji (proche
du shintoïsme comme du bouddhisme), Ishikawa Shundai (auteur
d’une Introduction à la vision bouddhiste de la société), Kiyozawa
Manshi (rénovateur du bouddhisme de la Vraie Terre Pure, auquel
il donne une base philosophique), Takayama Chogyû (écrivain et
critique littéraire adepte de la religion de Nichiren) et Miyake Set‑
surei (auteur d’un très nationaliste Les Japonais, hommes du vrai,
du bien et du beau). D’autres sont plus attirés par le christianisme,
tel l’écrivain Uchimura Kanzô, vénérateur des deux « J » (Japon et
Jésus). La plus forte tête au tournant du siècle semble être Ônishi
Hajime – spécialiste de Kant et très bon connaisseur de la philosophie
occidentale, célèbre pour son indépendance d’esprit.
L’ère Taishô (1912‑1926) est marquée par la figure de Nishida
Kitarô, le fondateur de ce qu’il est convenu d’appeler « l’École de
Kyôto ». Celle-ci rassemble des penseurs très divers, dont le point
commun est une certaine aspiration à la religiosité1. Son originalité
1. J. Heisig consacre un article sur ce point : « The Religious Philosophy of the Kyoto
School » (Heisig, 1990). Voir aussi Taitetsu Unno, 1989 ; Taitetsu Unno et Heisig, 1989.
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rationalité discursive et puissamment inspirée. Mais son orientation
est claire : « La religion est l’alpha et l’omega de son philosopher3 »
– son horizon indépassable, du moins. Il ne se contente pas de
montrer l’impossibilité structurelle de la science à saisir « l’expérience
pure » (ce qu’on ne saurait lui reprocher), il tend à inféoder la science
en général à la philosophie phénoménologique – reproduisant en cela
le geste de Husserl4. Il a pour « ambition de redonner à la philoso‑
phie un rôle fondateur par rapport aux sciences » et à la religion un
rôle fondateur par rapport à la philosophie et à la science réunies5.
Pour toutes ces raisons, Ienaga Saburô voit dans la philosophie de
Nishida le retour de la « logique de négation » dont le Japon s’était
débarrassé depuis les grands siècles Tokugawa6.
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Kakei Katsuhiko. Du début de l’ère Shôwa (1926‑1989) à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la philosophie japonaise est portée par la
vague nationaliste, impérialiste et traditionaliste s’abattant sur toute
la société1. La pensée marxiste – qui prend une ampleur considé‑
rable – et l’érudition universitaire représentent les seules alternatives.
Les grands auteurs de la période sont Tanabe Hajime (philosophe
du « néant » qui combine influences bouddhiste et occidentale dans
la ligne nishidienne2), Kûki Shûzô (existentialiste heideggérien, dis‑
ciple marxiste de Nishida), Watsuji Tetsurô (proche de Nishida et
de Heidegger déjà cité, il élabore une cosmologie vitaliste mêlant
de multiples traditions religieuses et philosophiques3), Mutai Risaku
(qui combine les influences phénoménologiques, existentialistes et
avaient réussi à différer quelque peu (Ienaga Saburô, 1938, p. 165‑166). Sur le plan de la
pensée politique, « Nishida Kitarô fut adepte de la version ultra-nationaliste du courant
principal et officiel de la doctrine impériale japonaise, c’est-à-dire d’un traditionalisme
religieux imprégné de millénarisme » (Lavelle, 1994, p. 453). Ce traditionalisme natio‑
naliste est la pensée politique commune des principaux disciples de Nishida, comme le
montre P. Lavelle dans cet article.
1. « Dans les années 1930, la doctrine officielle [le shintoïsme d’État et le tennôcen‑
trisme] devint ultra-nationaliste. Ses dogmes restèrent les mêmes, mais elle renforça
ses aspects autoritaires, expansionnistes et, chez certains, anticapitalistes. Sous le nom
de “Voie impériale”, elle acquit un caractère religieux plus marqué » (Lavelle, 1994,
p. 431). L’École de Kyôto, sur laquelle porte l’article de P. Lavelle, participe à cette
évolution.
2. Après avoir critiqué chez Nishida une confusion entre philosophie et religion, il
finit par fonder la philosophie dans la religion, à la faveur d’une « conversion religieuse »
(Sugimura Yasuhiko, in Dalissier, Nagai Shin et Sugimura Yasuhiko, p. 288). « Plus
que Nishida, Tanabe plongea dans la philosophie religieuse comme dans le mysticisme »
(Piovesana, 1962, p. 157). Voir aussi Heisig, 2001, partie III.
3. Suzuki Sadami, 2008.
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4) La philosophie depuis 1945
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philosophie analytique, au Japon comme ailleurs, entretient l’illu‑
sion d’une philosophie fondée scientifiquement, d’une philoso‑
phie scientifique et d’une science philosophique4. Enfin, la pensée
« postmoderne » ouvre la voie au retour du traditionalisme5.
Parallèlement fleurissent de « nouvelles nouvelles religions » qui
« prennent leur source dans une insatisfaction générale et un dis‑
crédit du rationalisme scientifique moderne »6. Ce contexte ne
fait que creuser l’appétit des philosophes pour la religion et le
para-scientifique.
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(Nobel de physique en 1949), Kodaira Kunihiko (médaille Fields en
1954), Tomonaga Shin’ichirô (co-Nobel de physique en 1965), Leo
Esaki (co-Nobel de physique en 1973) et Tonegawa Susumu (Nobel
de médecine en 1987). Le contraste est saisissant entre cette science
conquérante et la philosophie contemporaine, repliée sur l’intériorité
religieuse ou abaissée au niveau du commentarisme.
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