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Des motifs thomistes dans les échanges entre Leibniz et

Arnauld
Arnaud Pelletier
Dans Dix-septième siècle 2013/2 (n° 259), pages 217 à 229
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0012-4273
ISBN 9782130618003
DOI 10.3917/dss.132.0217
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Des motifs thomistes dans les échanges


entre Leibniz et Arnauld
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Vouloir interroger le rapport d’Antoine Arnauld à l’égard de certaines thèses tho-
mistes à partir de ses échanges avec Gottfried Wilhelm Leibniz peut sembler à pre-
mière vue étonnant, et peut-être même sans objet, pour au moins deux raisons1.
La première est que Leibniz n’est pas connu pour avoir particulièrement examiné
les thèses thomistes. Il a certes pu affirmer être « du sentiment des Thomistes » sur
quelque sujet, ou encore déclarer que « Thomas d’Aquin est un auteur qui a coutume
d’aller au solide » et qui mériterait d’être sauvé du mépris des modernes : « Il est
important de desabuser les hommes des opinions dangereuses ou inutiles ; de rétablir
la reputation de la philosophie de S. Thomas, et de tant d’autres habiles gens, dont
les meditations, que les esprits populaires décrient aujourdhuy, ont plus de solidité
qu’on ne pense »2. Toutefois, Leibniz ne cite Thomas d’Aquin que très rarement et
n’en mentionne le plus souvent que des doctrines bien connues et qui n’impliquent
aucune familiarité particulière avec l’Aquinate3. D’un point de vue strictement fac-
tuel, il semble donc qu’il faille souscrire aujourd’hui encore au réquisitoire sévère
dressé par Nostizt-Rieneck à la fin du xixe siècle : la connaissance leibnizienne de
Thomas est toujours superficielle, souvent erronée, parfois falsifiée4.
La seconde raison est que la correspondance entre Leibniz et Arnauld
n’aborde aucun des thèmes sur lesquels Arnauld a pu engager une discussion avec le

1.  Nous employons les abréviations usuelles : A = Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, Berlin,
édition des Académies des Sciences de Berlin et Göttingen, 1923- (cités par numéro de série, volume,
page) ; GP = Die philosophischen Schriften von Leibniz, Berlin, édition de C. I. Gerhardt, 7 volumes,
1875-1890 (cités par numéro de volume et de page).
2.  Respectivement : Leibniz à Bayle du 16 avril 1699, GP III, 58 ; Essais de théodicée, 1710, § 330,
GP VI, 311 ; « De la philosophie cartésienne », A VI, 4, 1487.
3. Sur le rapport de Leibniz à Thomas, voir : Hermann Koppehl, Die Verwandtschaft Leibnizens
mit Thomas v. Aquino in der Lehre vom Bösen, thèse de doctorat, Jena, 1892 ; Konrad Cramer, « Leibniz
als Interpret des Einwandes des Thomas von Aquin gegen den ontologischen Gottesbeweis », in Leibniz’
Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Stuttgart, Steiner, 1990, pp. 72-99 ; G. Zingari,
« Leibniz, San Tommaso e la scolastica », in Aquinas, vol. XXXVI/2, 1993, pp. 265-298 ; Antoine Côté,
« Leibniz historien de la philosophie : le cas Thomas d’Aquin », in Il Cannocchiale, 1999/1, pp. 35-58.
4.  Robert Nostitz-Rieneck, « Leibniz und die Scholastik », Philosophisches Jahrbuch, 1894/7,
pp. 54-67.
XVIIe siècle, n° 259, 65e année, n° 2-2013
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thomisme5. Lorsqu’en 1686, au début de leurs véritables échanges, Leibniz fait par-
venir à Arnauld le sommaire des 37 articles du texte connu ensuite comme Discours de
métaphysique, il annonce, pour aiguiser sa curiosité, qu’il y est question « de la grace,
du concours de Dieu avec les créatures, de la nature des miracles, de la cause du péché
et de l’origine du mal, de l’immortalité de l’âme, des idées6 ». Mais il ne s’ensuivra
aucune discussion de ces sujets-là, non plus que de la prédestination, du maintien de
la liberté humaine, des volontés antécédente et conséquente, ni des articles 28 et 29
qui se font singulièrement écho de la querelle entre Arnauld et Malebranche7.
Si les échanges s’établissent à partir des thèses que Leibniz soumet à Arnauld, c’est
bien ce dernier qui choisit les deux articles qui seront discutés, à savoir : l’article 13
portant sur la notion individuelle dans une première partie de la correspondance
(les lettres d’Arnauld des 13 mars, 13 mai et 28 septembre 1686), puis l’article 10
sur les formes substantielles et la substantialité des corps, qui occupe essentiellement
la seconde partie (les lettres d’Arnauld du 28 septembre 1686, 4 mars et 28 août
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1687). D’un côté en effet, la notion complète de la substance individuelle semble
pour Arnauld remettre en cause la toute puissance de Dieu et en particulier la pos-
sibilité de son concours aux actions humaines ; d’un autre côté, la reconnaissance
de formes substantielles au sein de la réalité, et même au sein de la matière, semble
remettre en cause le dualisme cartésien. Or Leibniz va précisément rapporter explici-
tement ces deux articles à Thomas d’Aquin – ainsi qu’il l’avait fait dans le Discours
de métaphysique – de sorte que leurs échanges vont s’articuler autour de deux motifs
que l’on peut, au moins nominalement, caractériser de thomistes. Deux questions
doivent alors nous guider : quelle est la teneur de la référence leibnizienne à Thomas
d’Aquin ? Et comment Arnauld reçoit-il celle-ci ?

Autour de la notion individuelle

À la lecture du sommaire du « petit discours de Métaphysique », Arnauld ne retient


d’abord que le début de l’article 13 : « Que la notion individuelle de chaque personne
enferme une fois pour toutes ce qui luy arrivera à jamais. » Quoique l’énoncé complet
de l’article affirmât le contraire, Arnauld en tire la conséquence que la liberté divine
serait alors supprimée et que tout devrait arriver par une « nécessité plus que fatale8 ».
Autrement dit, les notions individuelles devraient contenir par avance, c’est-à-dire

5.  Voir Sylvio Hermann de Franceschi, « Le jansénisme face à la tentation thomiste. Antoine Arnauld
et le thomisme de gratia après les cinq Articles de 1663 », Revue thomiste, 2009/ cix-1, pp. 5-54.
6. Leibniz à Arnauld du 11 février 1686, A II, 2, 3.
7. Leibniz pour Antoine Arnauld du 11 février 1686, A II, 2, 7 : « 28. Dieu seul est l’objet imme-
diat de nos perceptions qui existe hors de nous et luy seul est nostre lumiere. 29. Cependant nous
pensons immediatement par nos propres idées et non par celles de Dieu. » Les articles sont indiqués
en chiffres arabes dans le sommaire et en chiffres romains dans le Discours de métaphysique (cf. A VI, 4,
1573-4 pour le passage correspondant).
8.  Arnauld à Leibniz du 13 mars 1686, A II, 2, 9. Leibniz avait pourtant indiqué que les raisons des
vérités contingentes inclinaient sans nécessiter (A II, 2, 6).
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par une liaison intrinsèque nécessaire et totalement indépendante de décrets libres de


Dieu, tout ce qui arrivera aux individus correspondants, y compris leur postérité9.

A. Leibniz donne alors une première réponse, que l’on peut appeler théologique10,
en faisant appel à la science de Dieu, c’est-à-dire à une théorie de la connaissance
divine : Dieu choisit tout l’univers par une vue ou une volonté générale qui implique
des volontés particulières portant sur l’infini détail des circonstances. Les circons-
tances particulières sont donc régies par une nécessité hypothétique qu’il ne faut
pas confondre avec une nécessité absolue ou nécessité plus que fatale qui régirait
la volonté divine « comme si les notions ou previsions rendoient les choses neces-
saires, et comme si une action libre ne pouvoit estre comprise dans la notion ou vue
parfaite que Dieu a de la personne à qui elle appartiendra11 ». Puisque les notions
individuelles que Dieu peut saisir sont des prévisions ou vues parfaites, les événements
du monde sont hypothétiquement nécessaires, c’est-à-dire hypothétiquement néces-
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saires du point de vue de la prescience divine : ils sont à la fois conditionnés par la
prévision divine, et nécessaires dans la mesure où il est impossible que ce qui est vu
soit autrement qu’il n’est vu. Cette articulation de la vision divine et de la néces-
sité hypothétique des choses vues est exactement celle que Thomas avance dans sa
fameuse lettre à l’abbé du Mont-Cassin sur la prescience divine, de février 127412.
Seulement, il ne faudrait pas y voir un argument spécifiquement thomiste du point
de vue de Leibniz, puisqu’il ajoute : « Tout le monde demeure d’accord que Dieu a
reglé de toute éternité toute la suite de l’univers, sans que cela diminue sa liberté en
aucune manière13. » Leibniz s’assure ainsi un avantage stratégique : refuser l’article 13
revient à refuser les attributs divins d’omniscience et d’omnipotence.

B. Cette première ligne d’argumentation ne satisfait pas Arnauld, qui conteste que
l’on puisse construire une telle théorie de la connaissance divine, et en particulier des
possibles que Dieu ne crée pas, et que l’on appellerait aujourd’hui des étants contre-
factuels14. Il demande en effet : « Que savons-nous présentement de la science de
Dieu15 ? » Conformément à la stratégie leibnizienne, il se met en effet en porte-à-faux
par rapport à ceux qui supposent une vision des contrefactuels. Mais conformément
à son présupposé, Arnauld distingue deux types de notions. D’un côté, les notions

9.  Arnauld à Leibniz du 13 mai 1686, A II, 2, 34.


10. Stefano Di Bella « Completeness and Essentialism: Two Seventeenth-Century Debates », Topoi,
2000/19, p. 128.
11. Leibniz à Arnauld du 12 avril 1686, A II, 2, 15.
12. Saint Thomas d’Aquin, « Epistola ad Bernardum abbatem Casinensem », in Opera omnia, Editio
Leonina, Rome, 1979, t. XLII, 413 : « Si vero consideretur homo divinæ providentiæ comparatus, ea
quæ agit vel patitur, quandam necessitatem incurrunt, non quidem absolutam, ut omnino, secundum
se considerata, non possint, ut dictum est, aliter evenire, sed conditionalem, quia scilicet hæc conditio-
nalis est necessaria : si Deus aliquid præscit, hoc erit. Non enim possunt ista duo simul stare, aliquid
esse a Deo præscitum, et illud non esse ; quia sic Dei præscientia falleretur. »
13. Leibniz à Arnauld du 12 avril 1686, A II, 2, 17.
14. La définition classique des énoncés contrefacuels est donnée par David Lewis : « Statements
about possible alternatives to the actual situation, somewhat vaguely specified, in which the actual laws
may or may not remain intact » (« Causation », The Journal of Philosophy, vol. 70/17, 1973, p. 558).
15.  Arnauld à Leibniz du 13 mai 1686, A II, 2, 36.
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individuelles des choses quoad se, qui enferment à l’avance l’ensemble des prédicats
d’une substance individuelle, mais dont nous ne savons rien et qu’il faut donc mieux
abandonner16. D’un autre côté, les notions spécifiques quoad nos, comme par exem-
ple la notion individuelle que j’ai de moi lorsque je pense à moi :

Je suis assuré, que tant que je pense je suis moy. Car je ne puis penser que je ne sois,
ni estre, que je ne sois moy ; mais je puis penser que je feray un tel voyage, ou que je
ne le feray pas, en demeurant tres assuré que ni l’un ni l’autre n’empeschera que je ne
sois moy. Je me tiens donc tres assuré que ni l’un ni l’autre n’est enfermé dans la notion
individuelle de moy17.

Autrement dit : il n’y a pas d’autres moi possibles que le mien. Arnauld adopte ici
un principe d’identité contrefactuelle : l’attribution des propriétés n’est pas donnée
à l’avance mais a une indexation temporelle qui correspond à l’histoire de mes dif-
férents états (par exemple, le fait d’être d’abord célibataire puis marié). Le problème
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pour Arnauld n’est pas que des prédicats contradictoires puissent être successivement
attribués mais que, en bonne logique, les différents concepts d’Antoine Arnauld ne
seraient pas identiques si leurs constituants n’étaient pas identiques : le concept de
l’individu Antoine Arnauld n’est pas le même qu’il fasse ou non le voyage. C’est la
raison pour laquelle il faut refuser le principe d’inhérence réelle des prédicats : « Que
je feray un tel voyage, ou que je ne le feray pas, ni l’un ni l’autre n’empeschera que
je ne sois moy18. »
La ligne d’argumentation théologique est donc bien loin de convaincre le pen-
seur janséniste, qui écarte d’entrée la légitimité du recours à la caractérisation d’un
individu par sa notion complète comprenant l’ensemble des prédicats et des évé-
nements qui lui ont été et qui lui seront attribués. La seule notion d’un individu
qu’Arnauld reconnaisse est une notion incomplète dont on ne pourra jamais tirer la
connexion avec les événements à venir, c’est-à-dire encore l’inhérence réelle des pré-
dicats. Bref, le sujet de l’individualité diffère chez les deux auteurs. Face à cette fin de
non-recevoir, Leibniz va proposer une seconde ligne d’argumentation, que l’on peut
appeler logico-ontologique.

C. Dans sa réplique du 14 juillet 1686, Leibniz renvoie explicitement à Thomas


d’Aquin pour expliciter sa conception des notions complètes des substances
individuelles :

Ce qui determine un certain Adam doit enfermer absolument tous ses predicats,
et c’est cette notion complete qui determine rationem generalitatis ad individuum.
Au reste je suis si éloigné de la pluralité d’un même individu, que je suis même tres
persuadé de ce que S. Thomas avoit deja enseigné à l’egard des intelligences, et que je

16.  Ibid. : « J’avoue de bonne foi que je n’ai aucune idée de ces substances purement possibles, c’est-
à-dire que Dieu ne créera jamais. »
17.  Ibid., 37.
18.  Ibid. Sur cet échange, voir Jean-Baptiste Rauzy, La Doctrine leibnizienne de la vérité, Paris, Vrin,
2001, pp. 86-89.
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tiens estre general, sçavoir qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entierement
semblables ou differens solo numero19.

Leibniz rapporte ainsi sa formulation du principe des indiscernables à l’un des


principes thomasiens d’individuation, à savoir l’individuation des substances imma-
térielles qui, par définition, ne peuvent être individuées par la matière20. Selon
Thomas, le cas particulier des substances immatérielles se distingue en ce que leur
sujet (subjectum, suppositum) – à savoir leur réalité substantielle ou encore leur sub-
stance prise au sens de l’hypostasis grecque – se confond avec leur essence (essentia)
– à savoir leur quiddité, qui peut être exprimée par une définition, ou encore la sub-
stance prise au sens de l’ousia grecque21. Dans les choses composées de matière et de
forme au contraire, le sujet (premier sens de la substance) ne se confond pas avec
l’essence (second sens de la substance)22. Aussi, lorsque Leibniz ne retient explici-
tement que l’un des principes thomistes d’individuation – à savoir celui de la dif-
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férence spécifique des anges d’après laquelle il n’y a pas deux anges d’une même
espèce, c’est-à-dire que chaque ange constitue en lui-même une species infima – il
rend possible ipso facto l’identification du sujet (du changement) par son essence ou
notion complète. Ce glissement conceptuel a pour conséquence de modifier le sens
de la maxime scolastique à laquelle Leibniz renvoie par ailleurs : actiones sunt suppo-
sitorum23. Cette maxime est tellement répandue qu’on ne saurait l’identifier comme
un philosophème proprement thomiste24, mais l’interprétation qu’en donne Thomas
d’Aquin permet de marquer clairement sa distance avec Leibniz. Pour Thomas en
effet, si les actions appartiennent aux suppôts ou aux touts (et non pas aux parties des
touts)25, elles n’appartiennent précisément pas à leur essence ou nature puisqu’il dis-
tingue, dans les choses composées, l’essence et le suppôt (subjectum ou substantia)26.
L’essence spécifique ne dit pas le tout d’un homme, qui est aussi individualisé par ses
accidents matériels de sorte que les actions appartiennent au suppôt (ou à la sub-
stance individuelle) et non à l’essence (spécifique). Au contraire, lorsque Leibniz
reprend la maxime actiones sunt suppositorum, c’est précisément pour identifier tous
les prédicats, actions et événements qui surviennent à un sujet comme des réquisits

19. Leibniz à Arnauld du14 juillet 1686, A II, 2, 77-78.


20.  Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia q. 50 a. 4 : « Les choses qui, ayant la même
espèce, diffèrent numériquement, sont semblables formellement mais se distinguent matériellement.
Or les anges, on l’a dit, ne sont pas composés de matière et de forme ; il ne peut donc y avoir deux anges
de la même espèce. » Les autres modalités d’individuation sont indiquées dans la Somme, Ia q. 47 a. 2.
21. Sur les deux sens de la substance, cf. Somme de théologie, Ia q. 29 a. 2.
22. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia q. 3 a. 3.
23. Leibniz, Discours de métaphysique, VIII, A VI, 4, 1540.
24.  Robert Nostitz-Rieneck, « Leibniz und die Scholastik », op. cit., p. 56.
25. Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiæ, II-II q. 58, a. 2 conclusion : « Actiones autem sunt
suppositorum et totorum, non autem, proprie loquendo, partium et formarum, seu potentiarum, non
enim proprie dicitur quod manus percutiat, sed homo per manum. »
26. Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiæ, Iª q. 3 a. 3 co : « Sed materia individualis, cum acci-
dentibus omnibus individuantibus ipsam, non cadit in definitione speciei. [...] In his igitur quæ non
sunt composita ex materia et forma, in quibus individuatio non est per materiam individualem, idest
per hanc materiam, sed ipsæ formæ per se individuantur, oportet quod ipsæ formæ sint supposita
subsistentia. »
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de son essence. Le sujet de l’action est identifié par une notion complète chez Leibniz,
mais non chez Thomas.
Cette référence leibnizienne à Thomas peut donc être caractérisée de restriction
subversive. D’un côté, Leibniz reprend de Thomas un principe d’individuation, une
maxime et souscrit à une caractérisation de la substance individuelle : « La substance
individuelle est une substance complète, subsistant par soi et séparément des autres
substances27. » D’un autre côté cependant, en ne retenant que le principe d’indivi-
duation des substances immatérielles, il modifie non seulement le sens de la maxime,
mais aussi celui de la substance individuelle, qu’il précise en ces termes : « Cela
estant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle, ou d’un Estre
complet, est d’avoir une notion si accomplie, qu’elle soit suffisante, à comprendre et
à en faire deduire tous les predicats du sujet à qui cette notion est attribuée28. »
La caractérisation leibnizienne de la substance individuelle (ou sujet onto-
logique) par une notion complète – qui est un sujet logique de prédication – est
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certes étayée par des philosophèmes thomistes mais ne se trouve pas chez Thomas
d’Aquin. Seulement, la référence à Thomas permet d’expliciter la distinction entre
les deux types de notions sur laquelle achoppait Arnauld. Ainsi, dans une note ajou-
tée à cette même lettre à l’époque où il en envisageait la publication, Leibniz pré-
cise : « Notio plena comprehendit omnia prædicata rei, v. g. caloris ; completa, omnia
prædicata subjecti, v. g. hujus calidi, in substantiis individualibus coincidunt29. » Les
notions pleines des choses sont les « les notions specifiques les plus abstraites [qui] ne
contiennent que des verités necessaires ou eternelles » quand les notions complètes
enferment l’infini détail des circonstances et des événements contingents du sujet,
et par conséquent aussi les décrets divins qui y président. Leibniz répond ainsi à
l’objection d’Arnauld : la notion complète n’est pas incompatible avec les décrets
libres de Dieu et n’implique aucune « nécessité plus que fatale ». Bien plus, l’identité
contrefactuelle du moi mise en avant par Arnauld ne se comprend que par rapport
à une doctrine prédicative de l’inclusion des prédicats dans le sujet : s’il est vrai que
je suis le sujet de mes actions, la notion du sujet que je suis – mais que je ne peux
moi-même concevoir – est une notion qui comprend l’ensemble des prédicats qui
peuvent lui être attribués. Elle est donc une notion complète de laquelle on peut
dire : semper notio prædicati inest subjecto.
Au terme de cette reprise de philosophèmes thomistes en un sens non thomiste,
Antoine Arnauld se dit satisfait de la manière dont est justifiée « la notion de la
nature individuelle » par la doctrine de la prédication30. Alors que Leibniz, et la plu-
part des commentateurs, prennent ces mots pour un ralliement d’Arnauld, la suite
de la lettre relativise cette apparente concession :

Il ne me reste de difficulté que sur la possibilité des choses, et sur cette maniere de
concevoir Dieu comme aiant choisy l’Univers qu’il a créé entre une infinité d’autres
univers possibles qu’il a vûs en mesme temps et qu’il n’a pas voulu créer. Mais comme

27. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa q. 16 a. 12.


28. Leibniz, Discours de métaphysique, VIII, A VI, 4, 1540.
29. Leibniz à Arnauld du14 juillet 1686, A II, 2, 71.
30.  Arnauld à Leibniz du 28 septembre 1686, A II, 2, 94.
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cela ne fait rien proprement à la notion de la nature individuelle, et qu’il faudroit que
je revasse trop pour bien faire entendre ce que je pense sur cela, ou plustost ce que je
trouve à redire dans les pensées des autres parce qu’elles ne me paroissent pas dignes de
Dieu, vous trouverez bon, Monsieur, que je ne vous en dise rien31.

Il est manifeste qu’Arnauld dissocie le choix du monde créé – c’est-à-dire la notion


complète du monde telle qu’elle se trouve dans l’entendement divin – de la notion
d’un l’individu qu’il continue de comprendre sur le modèle de l’identité contrefac-
tuelle, c’est-à-dire comme l’ensemble des prédicats qui auront pu lui être attribués en
fin de compte. Pour Leibniz au contraire, les deux questions ne peuvent être disso-
ciées : le choix divin du monde détermine immédiatement les notions complètes de
tous les individus qu’il comprend. Autrement dit, Arnauld et Leibniz ne s’accordent
pas sur une même doctrine de la notion d’un individu, c’est-à-dire sur le sens que
chacun donne à la reconnaissance de prédicats contingents dans la notion d’un indi-
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vidu. Leibniz pense que la reconnaissance de cet énoncé par Arnauld implique un
accord sur la doctrine de la notion complète d’un individu (à savoir le principe
d’inhérence conceptuelle) ; et Arnauld pense que la reconnaissance de cet énoncé
par Leibniz implique la reconnaissance du principe d’identité contrefactuelle d’un
individu.
Lorsque Leibniz étend à tous les individus la doctrine thomiste de la différence
spécifique des anges ou esprits, il a bien conscience d’aller au-delà du texte de
l’Aquinate32 même s’il se défend d’être novateur33. La raison de cette modération
semble être que Thomas reconnaît aussi un principe d’individuation des corps par
la matière – de sorte que les corps eux-mêmes ne se distinguent pas uniquement solo
numero34. Il reste que Leibniz confronte Arnauld avec un motif thomiste, c’est-à-dire
un concept restreint, réformé et finalement non thomiste de la notion individuelle
qui permet de penser ensemble la contingence des prédicats et leur détermination
conceptuelle complète. Si les explicitations leibniziennes écartent les objections pré-
judicielles d’Arnauld, un tel motif semble cependant rester pour ce dernier encore
trop contre-intuitif pour qu’il renonce à son principe d’identité contrefactuelle.

Autour de la substantialité des corps

Arnauld passe donc à deux autres difficultés, qui divisent dès lors la correspon-
dance en deux : l’hypothèse leibnizienne de la concomitance ou accord des substances
entre elles et celle de la nécessité de formes substantielles pour assurer la substantia-
lité des corps, que l’étendue seule ne saurait garantir35. Cette dernière question,
qui découle de ce qui précède, nous retiendra ici. En effet, si la notion complète
donne un fil directeur pour comprendre la substantialité des substances individuelles

31.  Ibid. Nous soulignons.


32. Leibniz, Notationes generales (1683-85), A VI, 4, 553.
33. Leibniz à Arnauld du 12 avril 1686, A II, 2, 20.
34.  Antoine Côté, « Leibniz historien de la philosophie : le cas Thomas d’Aquin », op. cit.
35.  Arnauld à Leibniz du 28 septembre 1686, A II, 2, 95-96.
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224 Des motifs thomistes dans les échanges entre Leibniz et Arnauld

identifiées par des noms propres – Antoine Arnauld, Jules César – qu’en est-il de la
substantialité des corps ? Cette question, qui trouve une implication théologique
majeure dans le mystère de l’eucharistie, est d’abord laissée ouverte par Leibniz tout
comme il ne décidait pas du caractère substantiel ou phénoménal des corps à l’article
XXXIV du Discours de métaphysique36. Leibniz s’en tient à des énoncés conditionnels
qui vont précisément susciter la réaction d’Arnauld :

(1) « Les corps ne seraient pas des substances, s’il n’y avait en eux que de
l’étendue » ;
(2) « Si le corps est une substance, et non pas un simple phenomene comme l’arc
en ciel, ny un estre uni par accident ou par aggregation, comme un tas de pierres, il ne
sçauroit consister dans l’etendue, et il y faut necessairement concevoir quelque chose,
qu’on appelle forme substantielle, et qui repond en quelque façon à l’ame »37.

A. En tant que cartésien, Arnauld défend la distinction réelle de la substance


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étendue et de la substance pensante et rejette ces formes substantielles qui devraient
s’appliquer à la fois à notre âme et à quelque chose d’analogue à notre âme dans les
corps, c’est-à-dire dans la matière :

Nostre corps et nostre ame sont deux substances reellement distinctes. Or en met-
tant dans le corps une forme substantielle outre l’etendue on ne peut pas s’imaginer que
ce soient deux substances distinctes. On ne voit donc pas que cette forme substantielle
eust aucun rapport à ce que nous appellons nostre ame38.

Arnauld pense ainsi retrouver dans l’argumentation leibnizienne les deux sophismes
ou les « pétitions de principe » qu’il avait identifiés dans la Logique comme présidant
à l’hypothèse des formes substantielles. Le chapitre intitulé « Des diverses manières
de mal raisonner, que l’on appelle sophismes » reconduisait précisément la position
des formes substantielles à des énoncés conditionnels :

(1) « S’il n’y avait des formes substantielles – disent [les gens de l’École] – il n’y
aurait point de génération ; or il y a génération dans le monde ; donc il y a des formes
substantielles » ;
(2) « S’il n’y avait point de formes substantielles, disent-ils encore, les êtres naturels
ne seraient pas des touts qu’ils appellent per se, totum per se ; mais des êtres par accident ;
or ils sont des touts per se ; donc il y a des formes substantielles »39.

36. Leibniz, Discours de métaphysique, A VI, 4, 1583 : « C’est une chose que je n’entreprends pas
de determiner, si les corps sont des substances, (à parler dans la rigueur Metaphysique), ou si ce ne sont
que des phenomenes veritables comme est l’arc en ciel, ny par consequent s’il y a des substances, ames,
ou formes substantielles, qui ne soyent pas intelligentes. »
37. Leibniz à Arnauld du 14 juillet 1686, A II, 2, 76 et 82.
38.  Arnauld à Leibniz du 28 septembre 1686, A II, 2, 96.
39.  Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’Art de penser, 3e partie, chap. 19. Cf. aussi
Défense de M. Arnauld, Docteur de Sorbonne, contre la réponse au livre des Vraies et fausses Idées, Cologne,
Schouten, 1684, p. 488.
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Arnaud Pelletier 225

La circularité de la pétition de principe consiste dans le premier cas à expliquer


la génération des formes substantielles par les formes elles-mêmes (car la géné-
ration des êtres naturels peut être expliquée par des raisons mécaniques) ; et, dans
le second cas, à expliquer l’unité d’un être naturel, composé de matière et de forme,
par la forme même.
Les deux sophismes caractérisent pour Arnauld les usages et même temps les
défauts de la doctrine des formes substantielles qui, d’un côté, sont indûment
employées pour expliquer les phénomènes naturels et qui, d’un autre côté, sont
illégitimement considérées comme des principes transitoires d’unité des êtres natu-
rels, c’est-à-dire des corps. Cela revient en fin de compte, selon Arnauld, à poser
des formes à la fois non matérielles et périssables, ce qui est irrecevable non seu-
lement au regard du dualisme cartésien mais aussi de la considération morale de
l’immortalité de l’âme humaine :
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Par le moyen de ces formes substantielles on fournit, sans y penser, aux libertins,
des exemples de substance qui périssent, qui ne sont pas proprement matière, & à qui
on attribue dans les animaux une infinité de pensées, c’est-à-dire d’actions purement
spirituelles40.

B. Les deux objections d’Antoine Arnauld ne portent toutefois pas contre la doc-
trine leibnizienne des formes substantielles, qui ne succombe précisément pas aux
sophismes dénoncés par le théologien français : dans leur acception leibnizienne, les
formes substantielles ne sont pas périssables et ne servent pas à expliquer les phéno-
mènes naturels, comme celui de la génération. L’article 10 du sommaire s’énonçait
d’ailleurs : « Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais
que ces formes ne changent rien dans les phenomenes, et ne doivent point estre
employées pour expliquer les effects particuliers41. » Non seulement les formes ne
peuvent être convoquées pour expliquer les phénomènes physiques, mais c’est même
le motif précisément inverse qui a présidé au rétablissement des formes substan-
tielles dans l’histoire de la pensée leibnizienne : c’est la nouvelle estimation mathé-
matique (et anticartésienne) de la force des corps qui a permis de donner un sens
enfin intelligible à ces formes substantielles qui s’expriment dans les forces physiques
sans pour autant les expliquer42. Avec la doctrine leibnizienne, Antoine Arnauld est
ainsi confronté à une doctrine réformée des formes substantielles, expurgée de ses
deux sophismes constitutifs. Or, c’est précisément cette thèse réformée que Leibniz,
de nouveau, réfère à Saint Thomas :

Quant à la seconde difficulté, j’accorde que la forme substantielle du corps est


indivisible, et il me semble, que c’est aussi le sentiment de S. Thomas ; et j’accorde
encor que toute forme substantielle ou bien toute substance est indestructible et même
ingenerable43.

40.  Ibid.
41. Leibniz à Arnauld du 11 février 1686, A II, 2, 5.
42.  Michel Fichant, « Mécanisme et métaphysique : le rétablissement des formes substantiel-
les (1679) », Philosophie, Paris, 1993/39, pp. 27-59.
43. Leibniz à Arnauld du 8 décembre 1686, A II, 2, 119.
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226 Des motifs thomistes dans les échanges entre Leibniz et Arnauld

S’il faut ainsi penser une substance des corps (comme le font les cartésiens), alors
du fait que les corps sont toujours des agrégés de plusieurs, il doit y avoir une âme
ou forme indivisible dans ces corps qui assure leur substantialité au-delà de leur agré-
gation matérielle. Et poursuivant l’argumentation sur le mode conditionnel, Leibniz
ajoute, dans de nombreux passages qu’il réfère également à saint Thomas, que cela
doit aussi être accordé aux animaux :

Je croy qu’il faut dire que si les corps ont des formes substantielles, par exemple
si les bestes ont des ames, que ces ames sont indivisibles. C’est aussi le sentiment de
S. Thomas44.

Cette dernière indication a été lue, à la suite de Nostizt-Rieneck, comme une


preuve de la connaissance non seulement superficielle mais erronée que Leibniz pou-
vait avoir du thomisme puisque saint Thomas, dans la Somme de théologie comme
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dans la Somme contre les gentils, reconnaît que les âmes des bêtes, dotées d’un degré
indivisible d’être, ne sont pas immortelles mais périssables45. Ce reproche d’igno-
rance des textes peut étonner – d’autant que Leibniz se montre par ailleurs attentif,
nous l’avons vu, à distinguer son principe d’individuation de la doctrine thomiste à
laquelle il le réfère – et se trouve en réalité non fondé. On peut, bien entendu, noter
des différences si l’on compare les deux doctrines des formes substantielles : la thèse
leibnizienne selon laquelle elles ne commencent que par création et ne finissent que
par annihilation ne peut, par exemple, pas être attribuée à Thomas46. Mais ce n’est
pas ce dont il s’agit ici dans la référence à Thomas : il n’est question ici que de leur
indivisibilité et Leibniz, contrairement à l’équivalence implicite qui soutient le repro-
che de Nostizt-Rieneck, ne confond pas l’indivisibilité des âmes (c’est-à-dire encore
leur indestructibilité, ingénérabilité, incorruptibilité) avec leur immortalité. Toutes
les formes substantielles sont indivisibles et indestructibles, mais seules certaines
sont immortelles : les formes des esprits qui, étant capables de souvenir, conservent
la personne morale47. Il faut donc plutôt constater que Leibniz connaît précisément
la doctrine thomiste pour, à la fois, s’accommoder de son lexique et lui faire dire autre
chose : les âmes des animaux ne sont pas immortelles – au sens de la conservation
de la personne morale – mais cela n’implique pas pour autant qu’elles soient naturel-
lement périssables, c’est-à-dire destructibles – au sens où l’entendait Thomas. Ou
encore : si l’âme des animaux n’est pas immortelle, elle subsiste cependant sous une
certaine forme tant qu’elle n’est pas annihilée par Dieu, de sorte « [qu’] on pourra
dire en quelque façon que tous les animaux sont immortels d’une certaine maniere48 ».

44.  Ibid., 115. Nous soulignons.


45.  Nostizt-Rieneck, « Leibniz und die Scholastik », op. cit., p. 64 ; Antoine Côté, « Leibniz his-
torien de la philosophie : le cas Thomas d’Aquin », op. cit., p. 58. Pour la référence à l’indivisibilité
chez saint Thomas d’Aquin, cf. Summa contra gentiles, II, cap. 65, n. 4 u. cap. 82, n. 9, et Summa theo-
logiæ, I, qu. 76, art. 4 ad 4 : « L’être substantiel de toute réalité consiste en un degré indivisible d’être.
Une forme substantielle n’est donc pas susceptible de plus ou de moins. »
46. Leibniz à Arnauld du 8 décembre 1686, A II, 2, 119.
47.  Cf. Leibniz à Arnauld du 14 juillet 1686, A II, 2, 81 (et A II, 2, 59 pour une version
antérieure).
48. Leibniz à Arnauld du 30 avril 1687, A II, 2, 173 (nous soulignons).
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Arnaud Pelletier 227

Cette distinction entre l’indivisibilité et l’immortalité amène Arnauld à concéder le


point : Leibniz expose une doctrine réformée des formes substantielles, dont il peut
bien référer l’indivisibilité à saint Thomas sans pour autant succomber au sophisme
ou à la chimère de formes substantielles « périssables », c’est-à-dire ici divisibles
et transitoires49.
L’affaire se complique alors : que deviennent ces âmes indivisibles – et en parti-
culier les âmes des animaux – une fois que les corps meurent ? Et surtout : que sont
ces formes substantielles qui ne peuvent être ni prouvées pas des effets naturels ni
identifiées aux formes d’unité des corps (puisque les corps sont toujours des agré-
gats), et qui semblent ainsi justifier l’énoncé qu’il n’y a peut-être rien de substantiel
dans le monde visible hormis l’homme50 ?

C. Si Arnauld reconnaît que la référence leibnizienne à Thomas d’Aquin n’est pas


une allégeance à la doctrine thomiste, il n’en accepte pas pour autant la solution de
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Leibniz. C’est d’ailleurs en essayant d’articuler les différents éléments du concept
leibnizien de forme substantielle qu’Arnauld va faire une suggestion décisive pour le
développement de la pensée leibnizienne :

Mais que concluez vous de là : Qu’il n’y a rien de substantiel dans les corps, qui n’ont
point d’ame ou de forme substantielle. Afin que cette conclusion fut bonne, il faudroit
avoir auparavant defini substance et substantiel en ces termes : J’appelle substance et
substantiel ce qui a une vraie unité51.

Arnauld a identifié le point de basculement : Leibniz ne cherche pas seulement


une unité substantielle, à la manière des cartésiens, mais une « vraie unité » qui ne
soit pas seulement celle d’une unification d’un composé. Il déclare toutefois ne pas
comprendre le sens de telles « vraies unités » et s’en tient à détailler « divers degrés
d’unité des corps »52. Leibniz prend alors occasion de cette remarque pour formuler
la première version de la « thèse monadologique » (indépendamment du système des
monades qui n’est pas encore constitué), à savoir qu’il faut qu’il y ait des unités réelles
puisqu’il y a des composés :

(1) Toute machine suppose quelque substance dans les pièces dont elle est faite, et
il n’y a point de multitude sans des veritables unités ;
(2) Ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être ;
(3) Je ne conçois nulle réalité sans une véritable unité53.

L’unité n’est plus celle d’une unification d’un divers par le haut ; elle est celle,
par le bas, des unités constitutives du réel. La suggestion d’Arnauld conduit ainsi
Leibniz, d’une lettre à l’autre, de la considération qu’il n’y a peut être pas d’autres
formes substantielles dans le monde hormis l’homme à celle de la naturalisation

49.  Cf. Arnauld à Leibniz du 4 mars 1687, A II, 2, 152.


50.  Cf. Leibniz à Arnauld du 8 décembre 1686, A II, 2, 122.
51.  Arnauld à Leibniz du 4 mars 1687, A II, 2, 153.
52.  Ibid., 155.
53. Leibniz à Arnauld du 30 avril 1687, A II, 2, 185-6-7.
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228 Des motifs thomistes dans les échanges entre Leibniz et Arnauld

universelle des formes substantielles puisqu’il n’y a plus désormais aucune réalité sans
de véritables unités. Le développement de cette ligne de pensée ne peut nous occuper
ici. Il reste seulement que le motif thomiste évoqué par Leibniz n’a, de nouveau,
pas convaincu Arnauld. Ce dernier continue de penser que « l’indestructibilité de
ces formes substantielles ou âmes des brutes » est parfaitement insoutenable54 – et
enjoint Leibniz, au terme de ces échanges médiatisés par le Landgrave de Hesse, de
s’occuper d’affaires plus décisives :

Il vaudroit bien mieux, qu’il [Leibniz] quittast, du moins pour quelque temps, ces
sortes de speculations, pour s’appliquer à la plus grande affaire qu’il puisse avoir, qui est
le choix de la veritable religion55.

Si les échanges entre Leibniz et Arnauld peuvent passer pour un « dialogue impos-
sible56 », ils n’en sont pas pour autant un dialogue creux ou sans effet, y compris
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en ce qui concerne certains philosophèmes thomistes. Les thèses que Leibniz sou-
met à Arnauld à propos de l’individuation et la substantialité ont en effet la parti-
cularité d’être à la fois référées à Thomas d’Aquin et d’être exemptes des objections
qu’Arnauld pouvait adresser à leur formulation reçue : ainsi, la notion complète de
l’individu est pensée par Leibniz à partir de la seule différence spécifique des sub-
stances immatérielles chez Thomas d’Aquin et s’accorde ainsi à l’idée arnaldienne
d’une excellence de l’esprit par rapport au corps ; de même, la doctrine leibnizienne
des formes substantielles écarte leur caractère périssable ou leur puissance explicative
des phénomènes naturels. Malgré ces restrictions subversives, Arnauld ne souscrit pas
aux motifs thomistes de Leibniz : ces accommodements doivent lui sembler encore
trop anticartésiens, même s’il est retourné progressivement à Thomas à partir de
1685. Les échanges apportent ainsi un éclairage plus fin du rapport d’Arnauld au
thomisme à cette époque.
La manière dont Leibniz subvertit de l’intérieur certaines pensées thomistes suffit
à écarter l’objection, soulevée par certains commentateurs, selon laquelle la référence
leibnizienne à Thomas serait purement superficielle. Il se pourrait même qu’elle soit
bien plus conséquente qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, Leibniz associe
à Thomas d’Aquin, dès ses premiers écrits, à la fois le problème métaphysique et
théologique des accidents réels et son ambitieux projet d’une réunion des Églises
et, au-delà, des connaissances humaines. Il évoque ainsi, dès sa première lettre à
Arnauld en novembre 1671, ses travaux sur la démonstration de la possibilité du
« mystère de l’Eucharistie » dont l’enjeu n’est rien moins que le retour à l’unité des
Églises chrétiennes57. En effet, en refusant explicitement la proposition cartésienne
selon laquelle l’essence des corps consiste dans l’étendue et en identifiant alors la
substance des corps avec le principe inétendu du mouvement, Leibniz peut affirmer
qu’« en dernière analyse, la transsubstantiation ne diffère pas de la multiprésence

54.  Arnauld à Leibniz du 28 août 1687, AII, 2, 223.


55.  Arnauld au Landgrave de Hesse du 31 août 1687, A II, 2, 226.
56.  Huguette Courtès, « Arnauld et Leibniz : un dialogue impossible », Chroniques de Port-Royal,
1998/47, 303-321.
57. Leibniz à Arnauld de novembre 1671, A II, 12, 281-282.
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réelle ». La substance n’étant soumise ni à son étendue ni aux conditions du lieu,


il peut conclure que « la transsubstantiation, telle qu’elle est précautionneusement
définie par le Concile de Trente et explicitée par Saint Thomas ne contredit pas la
Confession d’Augsbourg58 ». Thomas d’Aquin n’est pas mentionné ici de manière
illustrative, mais comme celui qui a explicité la séparabilité réelle de la substance et
des accidents impliquée par la formule du concile59. À ce titre, la question de la non-
contradiction du mystère eucharistique avec l’ordre général devrait prendre place dans
un grand projet de réunification des connaissances humaines dans leur ensemble :
« J’ai vu que la Géométrie, ou philosophie de la position, est une marche vers une
philosophie du mouvement ou du corps, laquelle est une marche vers une science de
l’esprit60. » Leibniz fait ici allusion à son programme des Demonstrationes Catholicæ
de 1669, dont on peut dire qu’il n’en a jamais abandonné la vision d’ensemble61.
Cette première lettre de Leibniz à Arnauld est restée sans réponse. Il se pourrait bien
cependant qu’elle livre le motif thomiste le plus profond de leurs échanges.
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Leibniz-Stiftungsprofessur – Leibniz Universität Hannover

58.  Ibid., 281.


59. Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, IIIa, Q.  77, 1: « Conversionem totius substantiæ
panis in corpus et totius substantiæ vini in sanguine, manentibus duntaxat speciebus panis et vini. »
60. Leibniz à Arnauld de novembre 1671, A II, 12, 278 et 282.
61.  A VI, 1, 494-500.

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