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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza

Yehouda Ofrath
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2014/2 (Tome 139), pages 147
à 173
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130629450
DOI 10.3917/rphi.142.0147
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 07/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.51.241.245)

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11 mars 2014 01:52 - Revue philosophique n° 2 - Revue - Revue philosophique - 155 x 240 - page 147 / 288

Le concept de forme
dans la philosophie de Spinoza

à Micky, mon épouse


[…] les lois et règles de la nature, selon lesquelles
tout se fait et passe d’une forme dans une autre,
sont partout et toujours les mêmes […]
Éthique, troisième partie, préface

Le concept de forme, qui, avec ses dérivés (« former », « for-


mel », etc.), apparaît à cent vingt-sept occurrences dans les écrits
de Spinoza1, fait-il pour lui partie d’une terminologie philosophique
traditionnelle, ou bien lui confère-t-il un sens original, différent de
celui que connaît la tradition ? Une réponse affirmative à la pre-
mière question expliquerait le manque d’intérêt des commentateurs2.
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Une réponse non moins affirmative à la seconde question constitue
le but de cet article, qui entend montrer que ce concept, dans ses
multiples occurrences, désigne chez Spinoza univoquement ce qui
constitue l’être réel de la chose singulière par l’actualisation de la
substance dans des formes qui constituent sa nature.

1. Le concept de forme apparaît à soixante-treize occurrences dans l’Éthique,


trente-cinq dans le TRE, écrits sur lesquels la présente étude est centrée, et dix-
neuf dans le Traité politique. Dans presque toutes ces occurrences, il a le même
sens, exposé ici (TRE, par. 41, 42, 85, et 91, où le sens est scolastique, consti-
tuent une exception). À l’aide de ce concept, Spinoza explique les principes de
son ontologie, de son épistémologie et de sa physique, dont je traite ici, ainsi que
de sa psychologie et de sa théorie politique. Ce concept joue un rôle central dans
l’explication de l’affect dans la Troisième Partie de l’Éthique et dans celle de la
constitution de l’État dans le Traité politique, dont je traiterai ailleurs. Ce terme
apparaît également dans Les Principes de la philosophie de Descartes et dans les
Pensées métaphysiques, ainsi que dans plusieurs des Lettres ; mais dans ces écrits,
il a, dans la plupart des cas, une signification scolastique et Spinoza l’emploie soit
en ce sens, pour présenter la doctrine des autres – Descartes et la scolastique,
surtout –, soit pour critiquer cette signification scolastique.
2. À l’exception, principalement, de Pierre-François Moreau – « The
Metaphysics of Substance and the Metaphysics of forms », in Y. Yovel
(ed.), Spinoza on Knowledge and the Human Mind, 27-35, Leyde-New York,
E. J. Brill, 1993 ; Spinoza, L’expérience et l’éternité, Paris, Puf, 1994, p. 497 – et de
François Zourabichvili, Spinoza, une physique de la pensée, Paris, Puf, 2002 et Le
Conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, Paris, Puf, 2002.
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Le concept de forme dans la définition de la substance – le


principe de la formation

1. La définition de la substance – « J’entends par substance ce


qui est en soi et est conçu par soi : c’est-à-dire ce dont le concept
n’a pas besoin du concept d’une autre chose duquel il doive être
formé » (I/Déf. 3)3 – est composée de deux parties, l’une énonçant la
définition, l’autre l’expliquant. Pourtant, la partie explicative semble
lacunaire, puisqu’apparemment, elle porte seulement sur le concept
épistémologique d’être conçu par soi, le concept ontologique d’être en
soi restant inexpliqué. Par ailleurs, il est surprenant que l’explication
du terme épistémologique soit donnée en des termes ontologiques. On
s’attendrait à une explication d’après laquelle « conçu par soi » est ce
qui n’a pas besoin d’un autre concept pour en être conçu, puisqu’il se
suffit à lui-même pour l’être. En effet, une version antérieure de cette
définition, citée dans la Lettre IX, était : « Par substance, j’entends
ce qui est en soi et est conçu par soi ; c’est-à-dire ce dont le concept
n’implique pas le concept d’une autre chose. » Mais au lieu de cela,
la version définitive fournit une explication, centrée autour du terme
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« formari », qui décrit le rapport entre deux concepts saisis dans leur
réalité et non dans leur possibilité d’être pensés. D’après cette version,
un concept est avant tout un être réel qui, pour exister, doit être réa-
lisé ; et c’est pour expliquer cette idée que Spinoza emploie le terme
« formari ». Pour Spinoza, pour qu’une chose puisse être conçue, il
faut d’abord qu’elle soit, et pour être, la chose doit soit être formée
d’une autre chose, soit ne pas être formée du tout ; et c’est parce
qu’elle n’est pas formée d’une autre chose qu’elle est « conçue par
soi » : « conçu par soi » désigne ce dont rien, à part lui-même, n’est
la cause, non seulement de son intelligibilité, mais aussi de son être,
puisque son contraire, ce qui n’est pas « conçu par soi », a besoin
d’un autre concept duquel il soit formé, c’est-à-dire généré, l’existence
de cet autre concept étant la condition de sa propre existence aussi
bien que de sa propre intelligibilité. La formation apparaît comme un
concept décrivant une relation ontologique primaire entre des choses
existantes, qui précède la dichotomie spinozienne fondamentale entre

3. Trad. fr. Charles Appuhn, Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929. Les
références aux énoncés de l’Éthique sont données sans mention du titre de l’œuvre,
par indication de la Partie, suivie de la définition, de l’axiome, de la proposition
ou de la démonstration d’une proposition, ou de son énoncé auxiliaire – corollaire
ou scolie. Sauf indication contraire, les citations de l’Éthique sont de la traduction
de Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988. C’est toujours moi qui souligne.
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 149

« être en soi » et « être en un autre » (I/Ax. 1) : soit une chose


existante n’est pas formée, et c’est la raison pour laquelle elle est en
soi, soit elle est formée par une autre chose. Or cette formation par
une autre chose est présentée par Spinoza comme être en cette autre
chose, qui est la substance (I/Déf. 5). Être en une autre chose, c’est
être, quant à l’essence, une forme formée de cette chose, et quant à
la modalité d’existence, un mode de cette chose. C’est pourquoi le
deuxième scolie de I/8 parle des « […] modifications dont le concept
se forme à partir du concept de la chose en quoi elles sont » ; autre-
ment dit : le mode se conçoit par ce dont il est formé, c’est-à-dire par
la substance, dont l’intelligibilité absolue – la conception par soi – est
identique à l’être absolu – l’être en soi. Conscient de l’originalité de
sa définition de la substance comme non-formation absolue4, Spinoza
introduit le concept de formation au cœur de sa définition, mettant
en évidence la primauté de ce concept dans son système.

L’uniformité de la formation

2. La formulation de la deuxième partie de la définition de la


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substance implique un principe d’uniformité de la formation, selon
lequel une chose ne peut être formée comme un être intelligible de
n’importe quelle chose mais seulement d’un autre être intelligible –
« […] du concept d’une autre chose duquel il doive être formé ». Ne
pourra être conçu – concipitur –, c’est-à-dire ne sera intelligible, que
ce qui est formé comme un être intelligible – conceptus. Une forme
quelconque appartient seulement à l’ordre de réalité de la forme de
laquelle elle est formée et il n’est pas vrai que n’importe quelle forme

4. L’originalité de sa définition est apparente lorsqu’on la compare aux défi-


nitions courantes de la substance – voir Harry Austryn Wolfson, The Philosophy
of Spinoza, Cambridge-Mass., Harvard University Press, 1934, vol. I, pp. 62-63.
Wolfson a raison de souligner, à l’encontre de A. Léon dans Les éléments cartésiens
de la doctrine spinoziste sur les rapports de la pensée et de son objet (Paris, Félix
Alcan, 1907, p. 85), qu’il mentionne (p. 65, note 1), que la définition formelle de
la substance, donnée par Descartes dans Les Principes de la philosophie, I, 51, ne
décrit la substance qu’en termes d’existence par soi et ne mentionne pas sa concep-
tion par soi. Wolfson ajoute que J. E. Erdmann, dans son Grundriss der Geschichte
der Philosophie (Berlin, Wilhelm Hertz, 1896, II, par. 267.4), affirme que dans
d’autres écrits, principalement les Quatrièmes Réponses, Descartes introduit la
notion de « per se concipitur » comme élément de la définition de la substance.
Mais ce texte de Descartes parle des choses singulières qui peuvent se concevoir
sans le secours d’autres choses singulières, tels le corps et l’esprit, c’est-à-dire des
substances dans l’acception aristotélicienne du terme, et non pas d’un être tel que
celui que définit Spinoza dans I/Déf. 3.
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de n’importe quel ordre de réalité puisse être formée de n’importe


quelle forme qui appartient à n’importe quel autre ordre de réalité.
De là la protestation de Spinoza, dans I/8, deuxième Scol. :
[…] ceux qui ignorent les vraies causes des choses confondent tout, et
c’est sans aucune répugnance d’esprit qu’ils forgent des arbres parlant tout
autant que des hommes, et des hommes formés de pierres tout autant que de
la semence, et imaginent que n’importe quelles formes se changent en n’importe
quelles autres.

3. Ce principe est à la base de la description, dans II/Déf. 3, de


la relation entre l’Esprit et le concept en termes de relation entre
deux formes du même ordre de réalité. L’idée est « […] un concept
de l’Esprit, que l’Esprit forme pour ce qu’il est une chose pensante »,
parce que l’Esprit, qui forme cette forme intelligible, est lui-même une
forme intelligible, et que l’être de l’idée est une forme qui ne peut être
réalisée que par une forme du même ordre de réalité. Spinoza explique
sa définition en indiquant qu’un « […] concept semble exprimer une
action de l’Esprit » (II/Déf. 3, Expl.), activité qu’il désigne, dans
l’énoncé de la définition, par le verbe « formari », l’utilisant dans le
même sens de « donner une réalité » qu’il l’emploie dans I/ Déf. 3.
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Par l’emploi de ce verbe, Spinoza crée un rapprochement conceptuel
entre la chose intelligible (« chose pensante »), la notion que cette
chose est active et la description de cette activité comme formation
des choses intelligibles ; et, par là, il signifie son intention d’utiliser
le verbe « formari » en un sens technique issu de sa conception de
la formation.
Le TRE, qui reconnaît déjà dans l’idée une essence formelle
distincte (voir par. 9, ci-dessous), emploie systématiquement le nom
« forma », le verbe « formare » et l’adjectif « formale » pour expri-
mer le concept de formation intelligible et pour réserver à l’activité
pensante un vocable doté d’un sens technique, qui désigne une acti-
vité engendrant des effets réels dans l’ordre de la réalité cogitative.
Ainsi – entre maints autres exemples –, dans une phrase dont le sens
est similaire à celui de II/Déf. 3 et de II/3, Dém., Spinoza affirme :
« […] il est de la nature de l’être pensant […], de former des pensées
vraies ou adéquates […] » (par. 73) ; et « […] [s’] il appartient à la
nature de la pensée de former des idées vraies […] » (par. 106)5.

5. Traité de la réforme de l’entendement, trad. fr. A. Koyré, Paris, Vrin, 1994.


La suite du TRE énumère les propriétés de l’entendement comme celles d’une
chose qui « forme des idées » : « II. Il perçoit certaines choses, c’est-à-dire, il
forme certaines idées, les unes absolument, les autres au moyen d’autres [idées].
Ainsi il forme l’idée de la quantité d’une manière absolue […] III. Celles qu’il
forme absolument expriment l’infinité. Quant aux [idées] déterminées, il les forme
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 151

Identité de la formation et du découlement des êtres de Dieu

4. Après avoir introduit la conception selon laquelle le rapport


entre l’esprit et ses idées est un rapport actif de formation d’idées
et non une passivité de perception, Spinoza utilise cette identifi-
cation entre « penser » et « former des idées » en II/3, Dém. Il
ajoute à cette identification une nouvelle explication ontologique,
renforçant par là le sens technique du terme « former ». Pour
montrer qu’ « en Dieu il y a nécessairement une idée tant de son
essence que de tout ce qui suit nécessairement de son essence »
(II/3), proposition qui semble à première vue décrire un état pas-
sif, Spinoza, dans la démonstration, explique que « Dieu en effet
(par la Prop. 1 de cette p.) peut penser une infinité de choses
d’une infinité de manières, autrement dit (c’est la même chose,
par la Prop. 16 p. 1), former une idée de son essence, et de tout
ce qui en suit nécessairement ». Le quod idem est établit une
identité entre l’activité de penser et le découlement des choses
par la nécessité de la nature divine affirmé par I/16, qui est l’une
des principales propositions de l’Éthique traitant du déploiement
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des choses à partir de Dieu. En référant le vocable « former »
à I/16, qui ne traite pas de l’activité de penser, Spinoza indique
que pour lui, ce vocable est un terme d’application générale. Dans
le contexte de II/ 3, Dém., il s’applique à l’action de former des
idées, mais ce n’est pas là son sens exclusif. II/3, Dém. intro-
duit l’idée que la relation entre Dieu, autrement dit la nature, et
l’infinité des choses, peut être décrite avec la même validité en
termes de formation et en termes de découlement : les idées faisant
partie de l’infinité de choses qui découlent de la nature divine,
autrement dit, elles sont formées d’elle. Spinoza montre ainsi
que dans sa pensée, le découlement des choses de Dieu est leur

à l’aide d’autres [idées] […] IV. Il forme les idées positives avant les négatives.
VI. Les idées que nous formons claires et distinctes semblent découler de la seule
nécessité de notre nature d’une façon telle qu’elles semblent dépendre absolument
de notre seule puissance ; c’est le contraire pour les confuses. En effet elles se
forment souvent contre notre gré » (par. 108). Le TRE parle aussi de « la forme du
vrai » (par. 69) ou de « la vérité » (par. 105) et de « la forme de la pensée vraie »
(par. 71), ainsi que de « former le concept » et de « former des idées », « des
pensées » (par. 72, 73 et 94) ou des définitions (par. 103), avec le sens exposé ici.
Ce traité nous offre un exemple concret d’un concept que nous pouvons former par
l’activité de notre entendement : pour « former le concept de la sphère » (par. 72),
il suffit d’inventer une cause – le mouvement de rotation d’un demi-cercle autour
de son centre, ce qui est « la manière la plus facile de former le concept de la
sphère ».
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formation de Dieu, idée dont l’origine se trouve dans sa façon


particulière de définir la substance.

Reconnaissance des attributs par les formes qui en sont


formées

5. Les premières propositions de l’Éthique démontrent qu’un étant


absolument infini est constitué par une infinité d’attributs (I/ Déf. 6)
réellement distincts, dont chacun exprime sa réalité (I/10, Scol.). Pour
discerner entre les attributs, Spinoza, au début de la deuxième partie,
procède à partir de leurs modes, présumant que de leur différence
ontologique il est légitime de conclure au genre de réalité, autrement
dit de l’attribut, auquel ils appartiennent. Or, pour identifier cette
différence ontologique, il doit montrer, premièrement, ce que ces
modes ont en commun entre eux. Ainsi, pour identifier la Pensée
comme un attribut distinct, II/1, Dém. procède des pensées singu-
lières. Pourtant, de la majeure de la démonstration, selon laquelle
« les pensées singulières, autrement dit telle et telle pensée, sont
des manières, qui expriment la nature de Dieu de manière précise et
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déterminée (par le Corr, Prop. 25 p. 1) », il ne s’ensuit pas, comme le
voudrait la conclusion, qu’ « appartient donc à Dieu (par la Défin. 5
p. 1) un attribut, dont toutes les pensées singulières enveloppent le
concept, et par lequel aussi elles se conçoivent », puisque le statut
modal des pensées singulières comme « manières » est le même que
celui de toutes les choses singulières – comme le montre le Corollaire
de I/25. De la seule affirmation que les choses singulières sont des
modes, on ne peut inférer qu’elles sont des modifications de tel ou
tel attribut et l’on ne peut pas non plus identifier un attribut distinct
dont soient modifiées certaines d’entre elles. La définition du mode
comme affection de la substance (I/ Déf. 5) décrit seulement le sta-
tut existentiel de la chose singulière, son mode d’existence, qui est
d’être « en autre chose », mais non pas sa nature. Le concept de
mode répond à la question « comment existe-t-elle ? » et vise sa
manière d’exister, alors que celui de forme vise la chose singulière
dans sa réalité et répond à la question « qu’est-elle ? ». Deux choses
de formes différentes sont des « modes », c’est-à-dire existent « en
autre chose » et, en ce sens, ne diffèrent pas entre elles, tandis que
deux choses qui sont des modes peuvent différer entre elles en tant
que formes de natures différentes. Or II/ Déf. 3 a montré qu’il existe
quelque chose de réellement commun à toutes les pensées singulières,
puisqu’elles sont formées par un agent qui les forme toutes comme
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des formes intelligibles. C’est cette formation identique en tant que


formes du même ordre de réalité qui les unit en un même ensemble
ontologique et qui permet à Spinoza de conclure qu’elles enveloppent
le même attribut. La validité de l’argument qui reconnaît un attribut
– ici : la Pensée – d’après les choses singulières qui en découlent
repose donc sur le principe de la formation développé par les énoncés
précédents de l’Éthique.
Une démonstration explicite de la formation distincte des choses
singulières issues de différents attributs sera donnée en II/5 et 6.
6. Une fois exposée la nature intelligible de l’un des attributs,
chacun des autres sera nécessairement d’une nature non-intelligible,
puisqu’un attribut de quelque nature que ce soit n’épuise pas
l’essence éternelle et infinie de Dieu, et que les natures des attributs
diffèrent les unes des autres. Si la proposition II/1 a dû présup-
poser que pour être engendrées du même attribut, les choses singu-
lières doivent avoir une forme distincte qui les groupe en un même
ensemble, cette même présupposition doit être à la base de la pro-
position II/2, dont la démonstration que « l’Étendue est un attribut
de Dieu » « […] procède de la même manière que la démonstra-
tion de la proposition précédente ». La forme des choses singulières
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sujets de la proposition II/2, qui sera présentée après II/13, Scol., est
le mouvement, et l’on peut donc l’appeler « forme mobile ».

Négation de la substantialité de la forme

7. Bien que des propositions précédentes de l’Éthique il résulte


comme allant de soi que l’homme, comme toute autre chose singu-
lière, n’est qu’une modification de Dieu (I/ 25, Cor.), Spinoza éprouve
la nécessité de l’énoncer explicitement. Comme nous le rappelle
Martial Gueroult6, la forme a une place centrale dans la définition
de l’homme par la philosophie classique et scolastique, qui enseigne
que c’est par elle que l’homme obtient sa substantialité, et Spinoza
ne veut laisser aucun doute chez ses lecteurs qu’il se démarque de
cette conception. « À l’essence de l’homme, dit II/10, n’appartient
pas l’être de la substance, autrement dit, la substance ne consti-
tue pas la forme de l’homme. » Cette affirmation, répétée dans la

6. Martial Gueroult, Spinoza II. L’âme (Éthique, II), Paris, Aubier, 1974
(ci-dessous : Gueroult), pp. 110-111. Mon commentaire sur ce point diffère de
celui de Gueroult en ce que j’exploite la conception spinozienne de la formation,
exposée ici.
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démonstration qui souligne que « […] ce qui constitue la forme de


l’homme, ce n’est pas l’être de la substance », nie la substantialité
de la forme de l’homme. Dans les termes de Spinoza et suivant sa
conception de la formation, cela veut dire que la forme de l’homme
n’a ni l’indépendance ni l’autosuffisance de ce qui est en soi et qui
existe sans être formé (I/Déf. 3). Nier la substantialité de la forme
de l’homme, c’est nier la substantialité de toute forme, puisque celle
de l’homme n’est qu’un exemple parmi les choses singulières de la
nature. L’idée de forme substantielle est donc définitivement exclue du
système spinozien.
Identifier, dans l’énoncé de cette proposition, la forme avec
l’essence de la chose singulière permet à Spinoza d’expliciter la notion
de forme à l’aide de la structure logique de la définition de l’essence.
D’après sa formulation (II/Déf. 2), celle-ci présuppose que l’objet
défini n’enveloppe pas une existence nécessaire. Ce n’est donc pas la
réalité en tant qu’existence nécessaire qui est comprise dans l’essence
de la chose, mais seulement la réalité formée en une forme d’une
chose singulière, déterminée et certaine, réalité dont la concrétisation
dépend de l’existence de cette chose en laquelle elle est comprise.
La forme, comme l’essence, n’est pas quelque chose d’abstrait, tel
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un universel ; elle est la substance formée en une certaine forme,
déterminée d’une chose singulière telle ou telle. Mais à défaut de la
chose formée, sa forme non plus n’a pas d’existence.

La formation des êtres formels

8. II/5 et II/6 avec son Corollaire, qui constituent, en fait, deux


pans du même argument, exposent les principaux éléments du concept
spinozien de forme. D’après II/5, une idée est un être formel – ou
une forme – formé par Dieu : « L’être formel des idées reconnaît pour
cause Dieu […] » en tant qu’intelligibilité absolue ; « […] Dieu peut
former une idée de son essence et de tout ce qui en suit nécessai-
rement, de cela seul que Dieu est chose pensante […]. » II/6, Cor.
généralise en stipulant que chaque chose est un être formel mais que
les choses qui ne sont pas des idées sont formées par un des infinis
ordres de réalité non-intelligibles dont Dieu est constitué :
[…] l’être formel des choses qui ne sont pas des manières de penser, s’il
suit de la nature divine, ce n’est pas parce que celle-ci a antérieurement connu
les choses, mais ce sont les choses dont il y a idée qui s’ensuivent et qui
se concluent de leurs attributs de la même manière et avec la même nécessité
que les idées s’ensuivent, nous l’avons montré, de la Pensée.
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 155

Univocité du concept d’être formel


La présentation de la formation des idées comme cas particulier
de la formation de la nature dans toutes les choses singulières suit
l’identification, en II/3, Dém., du concept de formation avec celui du
découlement des êtres réels de Dieu, découlement exposé en I/16.
En affirmant que Dieu cause l’être formel des idées, Spinoza indique
que celles-ci sont des êtres réels tout comme les autres choses de
la nature, que, tout comme les autres choses, leur réalité leur vient
de la réalité absolue, et que sous cet aspect il n’y a pas de diffé-
rence entre les idées et les autres choses. Pour présenter cette thèse,
Spinoza applique le concept scolastique d’ « être formel », encore
utilisé dans son sens scolastique non seulement par Descartes7
mais aussi par lui-même dans ses œuvres antérieures, aussi bien à
l’idée qu’à ce qui n’est pas idée (II/6, Cor.). Ce faisant, il modifie
intentionnellement le sens scolastique de ce concept, d’après lequel
« l’être formel » ou « l’essence formelle » est l’essence de la chose
considérée seulement dans sa réalité, la chose comme un être réel,
à la différence de son « être objectif », qui est cette chose consi-
dérée dans sa modalité de perception par un entendement. Ainsi,
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pour Spinoza, une idée est un être réel et non plus une modalité
(intelligible) de la chose singulière. L’« être formel » qui, dans
la scolastique, a une extension restreinte, devient un terme uni-
voque, applicable à tous les êtres sans distinction. Cette démarche
conceptuelle est nécessaire dans le système de Spinoza où toutes les
choses singulières, sans distinction, sont des formes formées de la
substance. Spinoza emprunte le terme de ses prédécesseurs, parce
qu’il désigne dans leur langage la réalité de la chose, mais il n’en
adopte pas le sens philosophique. Le sens qu’il lui confère pro-
vient de sa conception de la formation de la réalité absolue – Dieu,
la nature, la substance – en une chose singulière, et c’est donc la
réalité absolue qui fonde, en une forme déterminée d’elle-même,
l’être réel de la chose singulière. Chez lui, « être formel » signifie la
nature de la manifestation spécifique de la substance en une chose
singulière – forme intelligible, forme mobile, par exemple – et non
pas simplement la réalité de la chose, puisque la réalité appartient
à toutes les choses de la nature.

7. Méditation troisième, Charles Adam et Paul Tannery, éd., Paris, Léopold


Cerf, 1902 (ci-dessous : AT), 1904, vol. IX, pp. 32-33, 37-38 ; Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1949 (ci-dessous : Pléiade), pp. 181, 187-188. Voir
aussi la citation des Premières réponses, citée dans le par. 9 du texte, près l’appel
de note 8.
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9. Cette thèse est également présentée dans le TRE :


L’idée vraie (car nous avons une idée vraie) est quelque chose de dif-
férent de son idéat [objet]. En effet, autre est le cercle, et autre l’idée du
cercle. Car l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et
un centre comme le cercle ; et l’idée du corps n’est pas le corps lui-même.
Et comme elle est quelque chose de différent de son idéat [objet], elle sera
aussi, en elle-même, quelque chose d’intelligible. C’est-à-dire, l’idée, prise
dans son essence formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective
[…]. (par. 33)

Spinoza cherche ici à comprendre en quoi consiste une idée, de


quoi elle est faite. Il n’accepte pas la conception de Descartes, selon
laquelle « […] l’idée du soleil est le soleil même existant dans l’enten-
dement, non pas à la vérité formellement, comme il est au ciel, mais
objectivement, c’est-à-dire en la manière que les objets ont coutume
d’exister dans l’entendement : laquelle façon d’être est de vrai bien
plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de
l’entendement […]8 ». La considération, par les prédécesseurs de
Spinoza, de l’idée en sa réalité objective ne satisfait pas Spinoza,
car elle n’explique pas l’intelligibilité de l’idée. D’autre part, rien,
dans la chose prise dans sa réalité physique, ne la rend intelli-
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gible ; et sa considération comme objet de perception intelligible
n’explique pas l’intelligibilité de cette perception. Spinoza cherche
la raison de l’intelligibilité de l’idée du côté de l’intelligibilité, qui
est son essence formelle intelligible ou sa forme intelligible, et non
du côté de son idéat, puisque l’idéat n’a pas une forme intelligible
et qu’il n’y a donc pas de commune mesure entre ces deux entités.
Il observe que l’idée est quelque chose de réel, dont l’existence
« dans l’entendement » n’est pas moins réelle et parfaite que celle
des choses « hors l’entendement », tels le cercle ou le corps, mais
dont la réalité consiste en quelque chose de différent de la leur.
Ce qui distingue ontologiquement une idée de ce qui n’est pas une
idée est l’essence formelle de ces choses singulières. « L’idée, dit
Spinoza, prise dans son essence formelle, peut être l’objet d’une autre
essence objective », indiquant par là explicitement que l’idée est en
elle-même, indépendamment de sa relation à l’idéat, quelque chose
d’intelligible, et expliquant que c’est son essence formelle qui la
rend intelligible et la distingue de son idéat. La différence entre
l’idée et son idéat est une différence de genre de réalité à l’intérieur
de l’Être. Une idée est une formation intelligible de la réalité –
elle est, comme le montre l’Éthique (II/5), la substance intelligible

8. Premières réponses, § 11, AT, VII, pp. 102-103 ; Pléiade, p. 235.


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(l’attribut de la Pensée) formée en une chose singulière –, ce qui


explique qu’elle n’a rien en elle qui ne soit intelligible, tandis que
son idéat est une formation non-intelligible de la réalité, il est la
substance non-intelligible (un attribut autre que la Pensée) formée
en une chose singulière (II/6, Cor.) – ce qui explique qu’il n’a en
lui rien d’intelligible. Et puisqu’elle est une forme (intelligible) de
la réalité, c’est-à-dire qu’elle est la réalité (intelligible) formée en
une certaine forme, l’idée est quelque chose (quid) de réel ; elle
est réelle en tant qu’un être intelligible dont la réalité, désignée
par le terme « essence formelle », est l’intelligibilité, qui diffère
de l’« essence formelle » de ce qui n’est pas idée en ce que cette
dernière est non-intelligible. La suite du texte cité ci-dessus explique
que cette réalité intelligible de l’idée, en se formant dans un objet,
lui confère aussi bien l’intelligibilité que la réalité, produisant ainsi
une nouvelle idée.

L’uniformité de la formation
10. En II/5 et II/6, Cor., Spinoza expose sa doctrine de l’uni-
formité de l’ordre causal, selon laquelle les choses singulières
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appartenant au même ordre de réalité se causent l’une l’autre.
Ontologiquement, c’est le principe de formation qui est à la base
du principe spinozien de la causalité uniforme. S’il n’est pas vrai
que n’importe quelle forme peut être formée de n’importe quel
ordre de réalité (I/8, deuxième Scol.), il est clair que sa cause
ne peut être que de l’ordre de réalité qui se forme en elle et non
pas d’un autre ordre de réalité. II/5 et II/6, Cor. sont donc une
formulation en termes de causalité du principe de l’uniformité de
la formation introduit par la définition de la substance. Les formes
non-intelligibles découlent de leurs attributs de la même manière
que les formes intelligibles, la différence résidant dans l’ordre
de réalité de leur formation. Cet ordre détermine la nature de la
chose singulière selon la nature de l’attribut duquel elle est formée,
puisque l’attribut est compris, ou enveloppé, dans les formes en
lesquelles il est formé.

La forme est une modification spécifique


11. II/5 et II/6, Cor. élucident la relation entre le concept de for-
mation et celui de modification, et les présentent comme deux aspects
de l’explication du découlement des choses singulières de la nature.
Ces propositions stipulent que l’être formel, tant de ce qui est une
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idée que de ce qui n’est pas une idée, est un mode. Cet argument est
exprimé directement au sujet des idées (II/5) et par référence compa-
rative au sujet des êtres formels appartenant à d’autres attributs que
la Pensée (II/6, Cor.).
Le vocabulaire technique de Spinoza décrit la modification
de la substance comme un même déploiement de la nature dans
tous les ordres de réalité. C’est pourquoi le mode est défini d’une
manière univoque : ce sont « les affections d’une substance », sans
aucune distinction entre elles, et c’est « ce qui est en autre chose »
(I/ Déf. 5), sans distinction, sous l’aspect modal, entre être en
autre chose qui est Pensée et être en autre chose qui est Étendue
ou un autre attribut. Pourtant, puisque chacun des infinis attributs
est conçu par soi et ne peut être produit par un autre (I/10, Scol.),
l’ordre de modification de chaque attribut doit nécessairement se
dérouler d’après un principe différent de celui d’un autre attribut et
les modes de l’un doivent différer de ceux de l’autre ; sinon, tous
les modes de tous les attributs seraient identiques et ne pourraient
être identifiés que comme des modifications de la substance, mais
on ne saurait les distinguer les uns des autres et l’on ne pourrait
leur attribuer une appartenance à tel ou tel attribut. Cependant,
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la théorie modale de Spinoza est conçue en des termes qui ne
distinguent pas, et n’ont pas pour but de distinguer, entre les dif-
férents ordres d’après lesquels les attributs sont modifiés. Ce rôle
est dévolu par la terminologie spinozienne au concept de forme
dans son sens de formation de la substance, qui constitue l’être
formel de la chose singulière. Cette formation est expliquée par
Spinoza, en II/5 et II/6, Cor., par la différenciation de la formation
de la substance dans chaque attribut9 : différenciée dans chaque
attribut, la formation explique la différence réelle entre les êtres
formels appartenant à chaque ordre. Dans le système spinozien,
seules les formes des choses singulières constituent leur similitude
et leur distinction. Désignant la différence spécifique selon laquelle
un être diffère d’un autre, l’« être formel » d’un mode devient sa
nature, en tant que celle-ci est constituée par la substance, puisque
l’« être formel » d’un mode est l’« être formel » d’une affection
de la substance, autrement dit, la substance en tant qu’elle est
formée en une chose singulière qui n’est qu’un mode d’un de ses
attributs (I/25, Cor.). Si un mode de l’attribut Pensée diffère du
mode de l’attribut Étendue, ce n’est pas par la modification mais

9. Voir Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La seconde par-


tie, Paris, Puf, 1997, p. 65, note 1.
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par la formation, la substance se modifiant différemment en se


formant dans chaque attribut. Le concept de forme désigne donc la
spécificité de la modification de la substance et c’est pourquoi une
forme est un mode.
Parallèlement, puisque le mode est une affection de la substance
en un de ses attributs, tout mode a une forme qui est sa formation
par l’attribut qui se réalise en lui. La formation étant une modifi-
cation spécifique, il n’y a pas de forme sans qu’il y ait modification ;
et la modification s’opérant par spécification en chaque genre d’être,
il n’y a pas de modification sans qu’il y ait de forme. Forme et mode
désignent donc les deux faces du déploiement de la substance en
une chose singulière : la chose singulière est une modification de la
substance mais c’est une modification spécifique, c’est-à-dire une forme
formée par la substance.

La chose singulière est une formation simultanée de formes

12. Face à la différenciation ontologique, introduite en II/5


et II/6, Cor., entre les êtres formels qui sont formés par des attri-
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buts distincts, II/7, avec ses énoncés auxiliaires, nous rappelle
que toutes les formes sont les formations d’une même substance
unique : « […] tout ce qui suit formellement de la nature infinie
de Dieu, tout cela suit objectivement en Dieu de l’idée de Dieu
dans le même ordre et le même enchaînement » (II/7, Cor.). Cette
assertion est la conséquence logique de l’unicité de Dieu, également
défini comme « un étant absolument infini » et comme « une sub-
stance consistant en une infinité d’attributs » (I/ Déf. 6), définition
qui désigne une même substance absolument infinie, dont l’infinité
d’attributs constitue l’essence de substance unique. C’est pourquoi
II/7, Scol. affirme que « […] la substance pensante et la substance
étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tan-
tôt sous l’un, tantôt sous l’autre attribut ». Puisque la substance
est unique, c’est la même réalité qui s’exprime simultanément en
tous ses attributs – « […] chacun exprime la réalité ou être de la
substance » (I/ 10, Scol.) – qui coexistent ensemble et non pas en
tant que substances distinctes : « […] tous les attributs qu’elle [la
substance] a se sont toujours trouvés ensemble en elle (simul in
ipsa semper fuerunt) […] » (ibid.). C’est pourquoi la substance se
forme et se modifie simultanément en tous ses attributs, et qu’une
chose singulière est constituée par la formation simultanée de la
substance en autant de formes qui constituent l’essence de cette
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160 Yehouda Ofrath

chose10. De l’unicité et de l’unité de la substance, il suit qu’une


chose singulière en laquelle la substance se forme est « une seule et
même chose », c’est-à-dire une formation unifiée des attributs de la
substance. L’essence d’une chose singulière est constituée de formes,
de même que celle de la substance est constituée d’attributs. Et de
même que dans la substance, on ne peut réellement séparer les attri-
buts les uns des autres et que l’essence de la substance est une union
d’attributs, de même, l’essence d’une chose singulière est une union de
formes que l’on ne peut séparer sans détruire son identité – « une
manière de l’étendue, affirme II/7, Scol., et l’idée de cette manière
sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières ».
Ce qui est identique, c’est la chose singulière dont la forme mobile
et la forme intelligible sont deux formes distinctes qui constituent
sa nature. La singularité d’une chose est la formation simultanée en
elle de telles formes plutôt que d’autres, et sa constitution comme
chose déterminée est la formation simultanée en elle de ces formes.
Ainsi est fondée l’ontologie de la chose singulière, dans laquelle le
concept de forme opère la transposition logique de la conception de
la substance comme union d’infinis attributs à une conception de la
chose singulière comme union des formes en lesquelles la substance
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est formée lorsqu’elle la constitue.
13. II/8 et ses énoncés auxiliaires précisent que par cette simul-
tanéité de la formation des formes qui constituent la nature d’une
chose singulière, ces formes existent conjointement et que cette exis-
tence simultanée conditionne réciproquement la manière d’exister
de chacune d’elles : les essences formelles des choses singulières,
qu’elles soient intelligibles ou non-intelligibles, existent aussi bien
intégrées dans les attributs – et alors les formes intelligibles de
ces choses sont comprises dans l’idée infinie de Dieu – qu’en tant
que formes des choses singulières distinctes les unes des autres,
existant dans la durée – et alors les idées de ces choses « enve-
loppent l’existence, par quoi elles sont dites durer » (II/8, Cor.).
Tant que les essences formelles des choses singulières n’existent
que comme contenues dans les attributs, il leur manque l’existence
dans la durée comme actualisation des attributs, actualisation qui
est la formation de l’attribut en une chose singulière ; et ce n’est

10. De la simultanéité de la formation de tous les attributs, il ne suit


pas que tous soient formés en chacune des infinies choses singulières ; les
attributs peuvent se former simultanément et différemment en différentes
choses singulières – en l’une, tel l’homme, sont formés deux, en l’autre, trois
ou plus, etc.
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que lorsque les choses singulières existent dans la durée que leurs
idées, c’est-à-dire leurs formes intelligibles, existent comme actuali-
sation de l’attribut de la Pensée.

La connaissance est la formation simultanée de la forme


intelligible et de la forme de son idéat

14. Dans le système de Spinoza, l’intellect, infini ou fini, n’est


pas une faculté dont la fonction est de saisir, on ne sait comment,
des objets qui existeraient « hors l’entendement » et de les trans-
former en des objets d’idées ou même en des idées (voir II/48, Scol.).
L’intellect est l’ensemble actuel, infini ou fini, de ses idées, qui sont
formées par lui parce qu’elles et lui sont des formes intelligibles de
la nature qui, dans son ordre de réalité intelligible absolue, actualise
son existence en cette formation des formes intelligibles. Un être
pensant – l’Esprit ou Dieu – pense en formant des idées comme
êtres réels (II/ Déf. 3 ; II/ 3, Dém. ; II/5). Cependant, l’intelligibilité
des idées, qui est une condition nécessaire de la connaissance des
objets, ne suffit pas pour l’expliquer. Pour le faire, Spinoza introduit
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une distinction entre l’idée comme forme de la réalité, autrement
dit, comme être formel intelligible, qui n’a pas besoin d’idéat pour
se réaliser comme intelligibilité, et l’idée en tant que connaissance,
qui est sa formation simultanée avec une autre forme de la réalité.
L’idée n’est connaissance qu’à condition d’être formée simultanément
avec une autre forme. C’est II/9, Cor. qui comprend la connaissance
comme le produit de l’union d’une forme intelligible et d’un objet,
et qui voit en ce rapport la condition sans laquelle il n’existe pas
de connaissance d’objet : « Tout ce qui arrive dans l’objet singulier
d’une quelconque idée, il y en a la connaissance en Dieu, en tant
seulement qu’il a l’idée de ce même objet. » Pour expliquer cette
assertion, II/9, Cor., Dém. s’appuie sur II/7 qui, avec ses énoncés
auxiliaires, montre que simultanément avec sa formation en une
forme intelligible, Dieu ou la nature se forme en une autre forme
d’un autre ordre de réalité. Par cette formation simultanée de deux
ordres de réalité qui constituent l’essence du même Dieu, Dieu ou
la nature est simultanément idée et objet de cette idée. Autrement
dit, le rapport entre Dieu en tant qu’idée et Dieu en tant qu’objet
de cette idée est un rapport du même au même et non pas un
rapport d’extériorité. Par là, Dieu connaît en tant qu’idée l’objet
que lui-même est en tant qu’objet. Le rapport cognitif entre l’idée
et son objet est un rapport d’union des essences formelles qui sont
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formées simultanément en une même chose ; ce n’est pas un rapport


de parallélisme11 ou de représentation12.
Pour Dieu, constituer une chose, c’est se modifier ou se former en
elle, et la chose ainsi constituée, comme l’explique II/10, Cor., Dém,
est « une affection, autrement dit une manière (affectio, sive modus) »
de Dieu – donc sa forme. II/9 et son Corollaire caractérisent par
cette désignation la chose singulière intelligible et la décrivent comme
« Dieu en tant qu’on le considère affecté par une autre idée » (ou
« par une autre manière de pensée »). La connaissance qu’a l’idée
singulière, par exemple l’idée qui constitue l’Esprit humain, c’est
Dieu qui l’a :
[…] quand nous disons que l’Esprit humain perçoit telle ou telle chose,
nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais
en tant qu’il s’explique par la nature de l’Esprit humain, autrement dit en
tant qu’il constitue l’essence de l’Esprit humain, a telle ou telle idée […].
(II/11, Cor.)

Cette connaissance, Dieu l’a en son « affection », c’est-à-dire en


sa forme intelligible déterminée, et cet Esprit qui connaît ne connaît
que parce qu’il est une forme intelligible déterminée de la nature,
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formée simultanément avec la forme non-intelligible qui est son objet.
Cette thèse sera mentionnée par Spinoza chaque fois qu’il voudra
nous rappeler qu’en pensant, nous ne sommes pas des agents auto-
nomes, mais que nous pensons en tant que nous sommes des formes
intelligibles de la nature dont l’intelligibilité est formée en nous et
constitue notre Esprit13.

Idée adéquate, idée fausse, idée inadéquate


15. Puisque c’est le seul et même Être absolu qui est simulta-
nément formé en toutes ses formes, sa formation simultanée en cha-
cune de ses infinies formes intelligibles convient « omninò » à sa

11. Victor Delbos, Le Spinozisme, Paris, Vrin, 1993 (ci-dessous : Delbos) ;


Gueroult ; Jonathan Bennet, « Spinoza on error », in Gideon Segal and Yermiyahu
Yovel (ed.), Spinoza, Aldershot, Dartmouth Publishing Company, 2002, p. 141
(p. 61) ; Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968,
chapitres VI et VII (Deleuze s’arrête bien sur l’identité et l’unité des modes des
différents attributs, p. 96, mais ce n’est toutefois pas le centre de son argumen-
tation) ; Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit,
1988.
12. Delbos, p. 47 ; Gilles Deleuze, Spinoza philosophie pratique, Paris, Minuit,
1981 ; Stuart Hampshire, Spinoza and Spinozism, Oxford University Press, 2005,
pp. 72-73, parle de « réflexion » (« reflected ») de l’objet dans l’idée.
13. II/ Propositions 12, 13, 19, 22, 23, 24, 30, 34, 38, 39, 40, 43, 43-scolie ;
III/ Propositions 1 et 28 ; V/36.
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 163

formation en chacune de ses infinies formes non-intelligibles : « En


effet, toutes les idées qui sont en Dieu conviennent tout à fait avec
ce dont elles sont les idées [cum suis idéatis] (par le Coroll. Prop. 7
de cette p.) […] », dit II/32, Dém., impliquant qu’elles sont toutes en
Dieu, ce qui est énoncé explicitement par II/36, Dém., qui se réfère
à I/15 pour rappeler que tout ce qui est n’est qu’en Dieu et que rien
n’est hors de Dieu. De cette exclusivité de la nature absolue, dont
rien n’existe hors d’elle, il résulte que seule cette nature absolue se
forme en chacune de ses modifications et que la convenance entre
modes est une convenance entre les manifestations de la même nature
absolue. L’idée et son idéat ont ceci en commun que la réalité qui les
constitue comme des êtres réels est identique et que chacun d’eux
est la même nature formée en diverses formes d’elle-même (II/7 et
ses énoncés auxiliaires), ce qui explique que leur convenance est du
même au même. Pour Spinoza, la connaissance est fondée sur l’unicité
de l’Être absolu et sur son identité dans toutes les manifestations de
sa réalité, et son adéquation s’explique par cette identité : la formation
simultanée du seul et même Être absolu en chacune de ses infinies
formes intelligibles convient « tout à fait » à sa formation en chacune
de ses infinies formes non-intelligibles.
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Puisque l’ordre de l’intelligibilité ne se forme que simultanément
avec les autres ordres, il en résulte qu’il est de la nature de l’idée,
autrement dit de sa constitution comme être réel, d’être formée simul-
tanément avec son idéat, et qu’il n’y a pas d’idée qui ne soit formée
simultanément avec un idéat. À la suite de II/7 et ses énoncés auxi-
liaires, II/32, Dém. décrit la simultanéité de la formation de l’idée
avec son idéat comme un élément essentiel de toutes les idées, signifiant
par là qu’il fonde leur réalité. Cette simultanéité (désignée comme
« convenance ») est la vérité de l’idée, déclare la fin de II/32, Dém. :
« […] et par suite [de la convenance stipulée au début de la démons-
tration] (par l’Axiome 6 p. 1) elles sont toutes vraies. »
16. De là, on déduit qu’une idée qui n’est pas formée simulta-
nément avec un idéat est une idée qui n’a pas de réalité, ou de forme.
Mais une idée qui n’est pas formée simultanément avec un idéat ne
convient pas avec un idéat et, par conséquent, elle n’est pas vraie.
Donc, une idée qui n’est pas vraie n’a pas de réalité, ou de forme. Et
comme le système de Spinoza exclut l’existence d’une chose singulière
qui n’ait pas de forme, on comprend qu’il exclut l’existence des idées
fausses. En utilisant le concept de forme pour exposer la nature des
idées fausses, Spinoza établit leur non-être. Il le fait en nous mettant
au défi de concevoir « si c’est possible, une manière de penser positive
qui constitue la forme de l’erreur ou fausseté » (II/33, Dém.). Dans
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sa terminologie, cela signifie « former une forme intelligible qui ne


convient pas avec ses idéats ». Une telle forme hypothétique est, en
fait, un « non-être », car il est impossible qu’une forme intelligible qui
ne convient pas avec ses idéats soit formée, puisqu’une telle formation
contredirait la condition essentielle de son existence (II/32 et II/7 et
ses énoncés auxiliaires). C’est pourquoi II/43, Scol. explique que la
différence entre l’idée vraie et l’idée fausse est que « la première est à
la deuxième comme l’être au non-être ». Concevoir ou penser sont des
activités par lesquelles sont formées des formes intelligibles, et celles-ci
sont des êtres réels dont la formation simultanée avec des idéats est
une condition nécessaire d’existence. Cette formation simultanée est la
convenance ou l’adéquation, c’est-à-dire la vérité. Le contraire – la faus-
seté – ignore la formation simultanée qui est une condition nécessaire
d’existence de l’idée, et puisque la réalité est unique et que tout ce qui
existe doit répondre aux mêmes conditions d’existence, la fausseté, qui
n’y répond pas, n’existe pas. Spinoza distingue, d’une part, entre une
« idée vraie », c’est-à-dire adéquate, et une « non-idée » – le contraire
d’une idée vraie n’étant pas « une idée fausse » mais une « non-idée »,
ou plutôt un « non être » –, et, d’autre part, entre une idée adéquate
et une idée non-adéquate, c’est-à-dire partielle. Autrement dit : il dis-
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tingue seulement entre une idée adéquate, qui, de par son adéquation,
est vraie, et une idée non-adéquate.
17. Une idée inadéquate est une idée qui se rapporte, non à Dieu,
mais à quelque chose qui est en Dieu, c’est-à-dire à une partie de
la réalité, dont la formation intelligible est donc partielle, puisqu’elle
est une partie : « […] il n’y a pas d’idées inadéquates ou confuses ;
sinon en tant qu’elles se rapportent à l’Esprit singulier de quelqu’un
[…] » (II/36, Dém.). D’après II/11, Cor., l’Esprit humain est une partie
de l’intellect infini de Dieu ; autrement dit : Dieu constitue la nature
de l’Esprit humain et, de ce fait, les idées qu’il a en tant qu’il consti-
tue l’Esprit humain, l’Esprit humain les a. Comme ce sont les mêmes
idées en Dieu et dans l’Esprit humain, elles sont adéquates dans
l’Esprit comme elles le sont en Dieu (II/34, Dém.). Mais en Dieu,
il y a aussi des idées qu’il forme en tant qu’il constitue en même
temps la nature de l’Esprit humain et celle d’un autre Esprit. Dans
ce cas, l’idée, qui en Dieu est adéquate, est formée en même temps
dans l’Esprit humain et dans l’autre Esprit ; autrement dit : dans
chacun d’eux, elle est formée partiellement, c’est-à-dire de manière
inadéquate14.

14. Il n’y a pas lieu, ici, d’entrer dans les détails de l’explication spinozienne
de la fausseté, explication dont l’essentiel est la formation d’une idée faisant partie
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 165

La forme du corps

La forme des corps les plus simples


18. De par sa définition comme « […] manière qui exprime, de
manière précise et déterminée, l’essence de Dieu en tant qu’on le consi-
dère comme chose étendue » (II/Déf. 1), on comprend qu’un corps
est une modification spécifique, donc une forme de la substance. Le
Lemme I du chapitre sur les corps qui suit II/13, Scol. (auquel je
réfère comme « chapitre sur les corps ») décrit la spécificité de cette
formation : « Les corps se distinguent entre eux sous le rapport du
mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le
rapport de la substance » ; et la démonstration du Lemme II complète
cet argument, en spécifiant l’élément qui permet de subsumer les
corps sous le même attribut, « en ce qu’ils peuvent se mouvoir tantôt
plus lentement, tantôt plus rapidement, et, absolument parlant, tantôt
se mouvoir, et tantôt être en repos », ce qui explique l’affirmation
du Lemme II, selon laquelle « tous les corps conviennent en cer-
taines choses ». Les Lemmes I et II désignent ce qui est réellement
commun aux corps : le mouvement et le repos, et ils spécifient ainsi
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qu’un corps est une forme mobile d’un même ensemble ontologique
– l’Étendue.
Spinoza, il est vrai, ne décrit pas ce qu’il nomme « corps les plus
simples » (remarque suivant le Lemme III-Axiome II dans le chapitre
sur les corps), ou simplement « corps », en termes de forme, mais
par contre, il le fait pour ce qu’il nomme « Individu » (Lemme III-
Définition et Lemme IV-Démonstration, ibid.), qui est un corps
composé par des corps les plus simples. Il décrit cette forme du
corps composé comme la transmission entre corps d’un rapport cons-
tant entre leurs mouvements et repos respectifs. Ces mouvements et
repos sont donc des éléments de la forme du corps composé, et ils
distinguent les corps simples des autres corps (Lemme I) ; par consé-
quent, ils doivent être la forme des corps simples qui, en l’absence
d’une forme qui les constitue comme des êtres réels, seraient des
non-êtres desquels il serait impossible de composer des Individus.
À l’encontre de la conception de Descartes, pour qui la distinction
entre corps est spatiale, selon les dimensions de longueur, de largeur

d’un ensemble intelligible qui, lui, est formé simultanément avec un ensemble
non intelligible ; étant une partie de l’ensemble intelligible, l’idée ne conçoit que
partiellement l’ensemble non intelligible – d’où son inadéquation.
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166 Yehouda Ofrath

et de profondeur15, il ressort des Lemmes I-III qu’un corps est un


mouvement et un repos, et non pas une extension de nature spatiale,
que la réalité étendue est constituée de mouvements et de repos,
et qu’un corps simple est une modification déterminée de la mobi-
lité absolue de la substance, telle que cette mobilité est modifiée,
donc formée, en un mouvement ou un repos singulier qui constitue
la nature du corps simple. Pour Spinoza, un corps est mouvement et
repos, et non pas sujet ou support de mouvement et de repos16. Les
différentes figures, consistances ou énergies etc., des corps sont des
données extrinsèques qui résultent des différentes activités forma-
trices de la mobilité absolue de la substance mais ce ne sont pas
elles qui constituent les essences des corps. Celles-ci sont constituées
par une formation déterminée de la réalité absolue qui s’exprime en
elles d’une manière concrète. Un corps est un certain mouvement ou
repos en lesquels s’exprime la mobilité qui constitue l’essence de la
réalité absolue et celle-ci s’inclut en lui d’une certaine manière, lui
conférant ainsi sa réalité ou forme. Le mouvement et le repos sont
intrinsèques au corps parce qu’ils sont formés de la mobilité absolue
de l’Étendue qui est leur cause.
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La forme du corps composé ou Individu
19. La formation d’un Individu est définie en Lemme III-
Définition en termes d’union de corps :
Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur
différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns
sur les autres ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des
vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leur mouvement
selon un certain rapport précis, ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous
dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu qui se distingue
de tous les autres par cette union entre corps.

15. « […] l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature de


la substance corporelle […] » (Les Principes de la philosophie, I, 53 ; AT, vol. VIII,
p. 25 ; Pléiade, p. 457) ; « […] il y a une certaine substance étendue en longueur,
largeur et profondeur, qui existe à présent dans le monde […] Et cette substance
étendue est ce qu‘on nomme proprement le corps, ou la substance des choses
matérielles » (ibid., II, 1 ; AT, vol. VIII, p. 41 ; Pléiade, pp. 473-474) ; « […] la
nature de la matière, ou du corps pris en général, ne consiste point en ce qu‘il est
une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre
façon, mais seulement en ce qu‘il est une substance étendue en longueur, largeur
et profondeur » (ibid., II, 4 ; AT, vol. VIII, p. 42 ; Pléiade, p. 474).
16. Ma thèse sur ce point diffère de celle de Gueroult, p. 160, par. X, et est
identique à celle de Robert Misrahi, Introduction, traduction, notes et commentaires
de l’Éthique de Spinoza, Paris, Puf, 1990, note 40 de la Deuxième Partie, p. 382.
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 167

D’après cette définition, l’union des corps est la transmission réci-


proque de leur mouvement selon un certain rapport, qui engendre une
entité nouvelle : l’Individu. La démonstration du Lemme IV explique
que cette transmission de mouvement selon un certain rapport, par
laquelle les corps s’unissent, forme la forme d’un Individu :
Si d’un corps, autrement dit d’un Individu, composé de plusieurs corps,
certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres corps de même
nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l’Individu gardera sa
nature d’avant, sans changement de forme. démonstration : En effet […] ce qui
constitue la forme d’un Individu consiste (par la Défin. précéd.) en une union
entre corps ; or celle-ci [« cette forme », traduit Appuhn] (par Hypothèse),
malgré un échange continu de corps, sera maintenue : donc, l’Individu gar-
dera, tant sous le rapport de la substance que sous celui de la manière, sa
nature d’avant.

Le mouvement et le repos sont les seuls éléments qui constituent


la nature des corps simples (Lemme I). La simple communication de
leurs mouvements ou repos n’aurait expliqué qu’une addition de mou-
vement ou de repos, non pas une fusion ou une composition. Pour
expliquer la nature de la nouvelle entité et sa distinction d’avec les
éléments composants, il faut désigner, d’une part, ce qui, en elle,
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ne se trouve pas dans chacun d’eux séparément, et d’autre part, ce
qu’ils ont en commun lorsqu’ils s’unissent. Le rapport ou la propor-
tionnalité entre les mouvements et les repos des éléments composants
répond à cette exigence, puisque, de par sa nature, ce rapport n’existe
que comme expression de tous ses éléments ensemble. Cependant,
ce rapport existe également entre des entités séparées et donc il ne
peut, en soi, expliquer la constitution d’une nouvelle entité. Il faut
que le rapport soit transmis entre les entités pour qu’il constitue un
ensemble ontologiquement cohérent. L’Individu est donc constitué par
une combinaison de trois facteurs : la transmission réciproque, le
rapport constant, et le mouvement et le repos des corps composants.
L’essentiel du concept de la forme de l’Individu peut donc être réduit
à la transmission du rapport déterminé entre les mouvements et les repos
des corps composants. Spinoza le dit lui-même en IV/39, Dém. : « […]
ce qui constitue la forme du Corps humain consiste en ceci, que ses
parties se communiquent entre elles leurs mouvements selon un certain
rapport précis. »
De ce concept, il résulte que la forme d’un Individu peut consti-
tuer des groupements différents des corps, eux-mêmes constitués de
mouvements et de repos différents. C’est l’argument récurrent des
Lemmes IV-VII  : l’échange continu de corps, dit le Lemme IV, ne
change pas la nature de l’Individu. Tant que les corps composant
un Individu, dit le Lemme V, se communiquent entre eux le même
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rapport entre leurs mouvements et leurs repos, on obtient le même


résultat – même, ajoute le Lemme VI, si la grandeur des parties
composant l’Individu change ; et même, stipule le Lemme VII, si
certains corps composant un Individu changent de direction, si l’Indi-
vidu tout entier se meut ou est en repos, ou s’il dirige son mouvement
vers telle ou telle partie, la nature de l’Individu reste inchangée. Les
démonstrations de tous ces Lemmes nous ramènent à une définition de
l’Individu pour laquelle le concept de forme est constitutif. Ce faisant,
elles recourent à une même formule : « l’Individu semblablement gar-
dera sa nature d’avant, sans changement de forme », indiquant par là
que c’est la forme inchangée qui préserve l’identité de la nature de
l’Individu. Il en va de même de l’Individu qu’est le corps humain,
ainsi que l’explique II/24, Dém. :
Les parties composant le Corps humain n’appartiennent pas à l’essence
du Corps lui-même, si ce n’est en tant qu’elles se communiquent les unes aux
autres leurs mouvements suivant un certain rapport précis (voir la Défin. après
le Coroll. du Lemme 3) et non en tant qu’on peut les considérer comme des
Individus, sans relation au Corps humain.
Ce qui forme un Individu – la transmission, entre ses parties, d’un
certain rapport entre leurs mouvements et leurs repos – n’appartient
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à aucun des corps qui le composent séparément, puisque cette trans-
mission n’existe qu’en cet Individu, lorsque ses corps composants
transmettent ensemble le rapport entre le mouvement et le repos de
chacun d’eux.
Cette conception, qui perçoit l’élément constant dans la variété
infinie des manifestations corporelles, atteint le sommet de son expres-
sion lorsqu’elle voit dans la nature tout entière un seul Individu qui
ne change pas, malgré la variation à l’infini des Individus qui le
composent, autrement dit le forment. Par sa simplicité, elle per-
met de développer une explication unifiée du monde physique, dont
chacun des éléments est régi par la même loi, qui explique aussi
bien sa nature, ses relations avec les autres éléments et la totalité
de l’ensemble physique dans lequel il se développe.
La thèse selon laquelle ce qui distingue un corps d’un autre,
c’est-à-dire constitue sa nature, est une certaine proportion entre
mouvement et repos, est déjà énoncée dans le Court Traité (Préface,
par. 2, notes VII-IX), dont la théorie du corps est identique, dans
ses grands principes, à celle du chapitre sur les corps de l’Éthique.
L’Éthique fait de cette proportion entre mouvement et repos un des
éléments constitutifs du concept de la forme du corps composé. C’est
là une indication supplémentaire qui confirme que le concept de
forme est développé par Spinoza indépendamment de ses origines
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 169

scolastiques, qu’il l’utilise en des sens nouveaux et que son emploi,


loin d’être celui d’un terme courant, s’inscrit dans un développement
conscient et systématique de sa pensée, selon laquelle la réalité des
choses singulières est leur formation de Dieu ou de la nature en
des formes déterminées. La thèse du chapitre sur les corps s’intègre
dans une doctrine cohérente de la formation de la substance comme
fondement de la réalité et de la causalité des choses singulières.
Chaque mouvement ou repos est une forme mobile déterminée de
la substance. En transmettant sa mobilité à une autre chose singu-
lière, la substance constitue cette chose comme une autre forme
mobile qui, elle aussi, est la substance en une forme déterminée – et
ainsi à l’infini (Lemme III et sa démonstration). Le même principe
explique l’engendrement des corps et celui des idées : la chose par-
ticulière est une formation déterminée de la réalité, et cette chose
particulière engendre les autres choses particulières en leur trans-
mettant sa forme ; une idée en forme une autre en la « pensant »,
c’est-à-dire en formant sa réalité intelligible par la transmission
de la forme qui constitue sa propre réalité, et un corps en forme
un autre en lui transmettant la forme qui constitue sa réalité – le
rapport entre le mouvement et le repos qui lui est transmis par les
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corps qui le composent, c’est-à-dire le forment.

Conservation et mort de l’Individu


20. Le concept de la forme de l’Individu est à la base de la thèse
de la conservation du corps humain, exposée par IV/39, Dém. :
Le Corps humain a besoin, pour se conserver, d’un très grand nombre
d’autres corps (par le Post. 4 p. 2). Or ce qui constitue la forme du Corps
humain consiste en ceci, que ses parties se communiquent entre elles leurs
mouvements selon un certain rapport précis (par la Défin. avant le Lemme
4, qu’on verra après la Prop. 13 p. 2). Donc ce qui fait que se conserve le
rapport de mouvement et de repos qu’ont entre elles les parties du Corps
humain conserve la forme même du Corps humain, et fait par conséquent
(par les Post. 3 et 6 p. 2) que le Corps humain peut être affecté de bien
des manières, et peut affecter les corps extérieurs de bien des manières ; et
par suite (par la Prop. précéd.) est bon. Ensuite, ce qui fait que les parties
du Corps humain reçoivent un autre rapport de repos et de mouvement, fait
aussi (par la même Défin. p. 2) que le Corps humain revêt une autre forme,
c’est-à-dire (comme il va de soi, et comme nous l’avons fait remarquer à la
fin de la préface à cette partie) fait que le Corps humain est détruit, et par
conséquent est rendu tout à fait inapte à être affecté de plus de manières,
et partant (par la Prop. précéd.) est mauvais.

D’après cette description, la conservation du corps humain, et


donc de tout Individu, est identique à la conservation de sa forme
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170 Yehouda Ofrath

mobile, et cette conservation consiste en ce que la forme mobile peut


être « affectée » de bien des manières, et peut « affecter » (afficere)
les corps extérieurs de bien des manières. La seule action d’un corps
sur un autre qui réponde à ce concept d’ « affecter » est décrite par
le Lemme III en termes de détermination au mouvement ou au repos
d’un corps par un autre – « un corps en mouvement ou en repos a
dû être déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps
[…] » – explicitée par l’Axiome I qui le suit, et qui identifie « être
affecté » (affici) et « affecter » (afficere) à « être mû » et « mou-
voir ». Le renvoi de IV/39, Dém. au Postulat VI du chapitre sur les
corps – « le Corps humain peut mouvoir les corps extérieurs d’un
très grand nombre de manières […] » – pour expliquer l’argument de
cette démonstration selon laquelle le Corps humain peut être affecté
de bien des manières confirme que c’est par le mouvement exercé
sur lui ou par lui que le corps « est affecté » par d’autres corps ou
les « affecte ». Le pouvoir d’un Individu d’être affecté et d’affecter
consiste donc, d’une part, dans son pouvoir de recevoir des corps
extérieurs la transmission du rapport constant entre les mouvements et
les repos qui les forme, et, d’autre part, dans son pouvoir de transférer
à des corps extérieurs cette transmission du rapport constant entre
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les mouvements et les repos qui le forme. Un Individu qui conserve
davantage sa forme est un Individu qui, au milieu de ces transmissions
du rapport constant entre les multiples mouvements et repos, conserve
la transmission du rapport constant entre les mouvements et les repos
des parties qui le composent. Et comme l’Individu est en relation de
formation mutuelle avec une infinitude de corps avec lesquels il forme
sa propre forme, les variations de sa force d’exister sont multiples.
Le passage d’une plus grande à une moindre amplitude de la force
d’exister, ou vice-versa, est un affect (affectus) (voir III/Déf. générale
des affects et son Explication). Un Individu qui communique le rap-
port entre ses mouvements et ses repos à plus d’Individus, ou qui
reçoit de plus d’Individus le rapport entre leurs mouvements et leurs
repos, ajoute plus de mouvements et de repos à ce rapport, renforce
sa préservation et sa force de persévérer dans son être augmente – ce
qui, en termes d’affects, explique la joie17. Par contre, s’il vient à

17. L’affect est défini comme une occurrence simultanément étendue et intel-


ligible : « Par Affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent ou dimi-
nuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les
idées de ces affections » (III/Déf. 3). Il peut donc être expliqué aussi bien en termes
corporels qu’en termes intelligibles, à condition de ne pas oublier que son expli-
cation adéquate est toujours celle qui exprime conjointement ses deux fondements
ontologiques – comme le fait sa définition.
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 171

perdre des mouvements ou des repos qui contribuent à ce rapport, la


force de cet Individu de persévérer dans son être s’affaiblit ; et s’il
ne rétablit pas ce rapport, il risque de se désintégrer en perdant sa
forme – processus décrit par la fin de IV/39 Dém. Traduit en terme
d’affects, cet affaiblissement explique la tristesse. La théorie de la
formation de la substance étendue en des formes mobiles qui sont dans
un état continu de transmission réciproque des rapports entre leurs
mouvements et leurs repos est la base ontologique de la théorie des
affects de Spinoza, qui les décrit comme des changements dans la force
de persévérer dans l’être, force qui dépend du pouvoir de l’Individu
de conserver la transmission du rapport constant entre les mouvements
et les repos des parties qui le composent, au milieu des transmissions
réciproques des rapports constants entre les multiples mouvements et
repos qui le forment, lui et les Individus qui l’entourent.
21. Cette transmission réciproque peut complètement modifier le
rapport qui constitue la forme de l’Individu. C’est alors la fin de cet
Individu, qui « revêt une autre forme, c’est-à-dire […] est détruit »,
comme dit la fin de IV/39, Dém. ; et Spinoza de préciser, dans le sco-
lie, que « […] la mort survient au Corps, c’est ainsi que je l’entends,
quand ses parties se trouvent ainsi disposées qu’elles entrent les unes
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par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de
repos » 18. L’annihilation d’une chose corporelle se produit par chan-
gement de sa forme – thèse répétée dans la fin de IV/Préf. :
Car il faut avant tout remarquer que, quand je dis que quelqu’un passe
d’une moindre perfection à une plus grande, et le contraire, je n’entends
pas qu’il échange son essence ou forme contre une autre. Car un cheval, par
exemple, n’est pas moins détruit s’il se change en homme que s’il se change
en insecte […].

Changer de forme, pour Spinoza, revient à ne plus exister, ce qui


explique que pour lui, le suicide est un acte contraire à la nature du

18. La même idée est exprimée dans le Court traité, trad. fr. Charles Appuhn,
Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929 : « X. Cependant ce corps qui est le nôtre
était dans une autre proportion de mouvement et de repos, quand il était un enfant
non encore né, et par la suite, après notre mort, il sera dans une autre encore […] ;
XII. Si donc un tel corps a et conserve cette proportion qui lui est propre, par
exemple de 1 à 3, ce corps et l’âme seront comme ils sont actuellement ; soumis, à
la vérité, à un changement constant mais non à un si grand qu’il dépasse la limite
de 1 à 3 ; mais autant il change, autant aussi à chaque fois change l’âme. […] ;
XIV. Mais, si d’autres corps agissent sur le nôtre si puissamment que la proportion
de 1 à 3 de son mouvement ne puisse pas subsister, alors c’est la mort, et un anéan-
tissement de l’âme en tant qu’elle est seulement une idée, connaissance, etc., de
tel corps possédant telle proportion de mouvement et de repos » (Préface, par. 2,
notes X, XII et XIV).
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suicidé et dont la cause lui est imposée de l’extérieur : « […] que


l’homme, par la nécessité de sa nature, s’efforce de ne pas exister, ou
de changer de forme, cela est aussi impossible que de faire quelque
chose à partir de rien […] » (IV/20, Scol.). Le changement de forme
est l’annihilation de la formation déterminée de la substance en une
chose singulière ; et là ou la substance n’est pas formée, c’est le
néant – non pas le néant absolu, puisque la substance se forme tou-
jours en des formes déterminées, mais c’est la disparition de la chose
singulière, dont la forme n’existe plus.

L’Esprit humain est une forme intelligible composée

22. La leçon du chapitre sur les corps conduit à un réexamen du


concept de l’idée qui constitue l’Esprit humain. Dans une proposition
ancrée de part en part dans sa théorie de la forme, Spinoza part de
l’objet de cet Esprit, se rattachant ainsi au principe de la simultanéité
de formation de l’idée et de son objet. Si l’objet s’avère être composé,
l’idée avec laquelle il est formé simultanément doit l’être aussi :
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L’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain est non pas simple,
mais composée d’un très grand nombre d’idées. démonstration : L’idée qui
constitue l’être formel de l’Esprit humain c’est l’idée du Corps (par la Prop. 13
de cette p.), lequel (par le Post. 1) est composé d’un très grand nombre d’Indi-
vidus très composés. Or, de chaque Individu composant le Corps, il y a néces-
sairement (par le Coroll. Prop. 8 de cette p.) une idée en Dieu ; donc (par la
prop. 7 de cette p.) l’idée du Corps humain est composée de ce très grand
nombre d’idées qui sont celles des parties qui le composent.

Le chapitre sur les corps montre qu’une forme mobile composée,


l’Individu, est composée d’Individus. Conjuguant cette leçon et celle
de II/8, Cor., II/15 déduit que c’est de chacun de ces Individus
composant le Corps qu’il y a une idée, singulière et distincte, puisque,
d’après les termes de II/8, Cor., chacun de ces Individus est une chose
singulière, existant simultanément avec une idée. Ces idées, une à
une, sont formées simultanément avec ces Individus, un à un, et
comme ces Individus, elles composent un tout unifié, qui est l’idée qui
constitue l’Esprit. Or le Corps humain, distinctement des Individus
qui le composent, est lui aussi une chose singulière qui, d’après II/7,
avec ses énoncés auxiliaires, et II/8, Cor., est l’objet d’une idée ;
c’est-à-dire que lui aussi, en tant que forme mobile composée, dis-
tincte des Individus qui la forment, est formé simultanément avec une
idée. Et puisque par sa forme il est un tout unifié, son idée aussi, qui
constitue l’Esprit, doit être un tout unifié par sa forme à elle, distincte
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Le concept de forme dans la philosophie de Spinoza 173

de celle de chacune des idées qui la composent. II/15 enseigne que,


de même qu’un corps composé a sa forme à lui, qui détermine son
identité, quelles que soient ses parties, de même l’Esprit humain (mais
cela vaut pour tout Esprit) est constitué d’une idée composée dont la
forme intelligible détermine l’identité, qui est autre que l’identité de
chacune des idées qui le composent. De la conception de la formation
simultanée d’une idée et d’un idéat, il suit – et c’est là l’apport de
II/15 à la conception spinozienne de la forme – que la structure
ontologique de l’être formel intelligible, qu’il soit simple ou composé,
une partie ou un tout, est la même que celle de l’idéat avec lequel il
est formé simultanément. Et comme le système de Spinoza conçoit la
composition en termes d’union de choses singulières par un principe
unificateur qui les forme en un tout dont l’identité est constituée par
sa forme, l’idée qui est formée simultanément avec un idéat composé
est, comme lui, composée de choses singulières, c’est-à-dire d’idées
singulières unies par un principe unificateur qui les forme en un tout
intelligible, dont l’identité est constituée par sa forme.
Cependant, il faut reconnaître qu’à la différence du corps composé,
dont la forme – la transmission du rapport entre mouvements et repos
– est distincte de celle des corps qui le composent et sert de principe
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unificateur, Spinoza ne fournit pas de principe analogue qui serve
de principe unificateur de l’idée composée qui constitue l’Esprit. Il
n’explique pas ce qui l’unifie et ne définit pas non plus la forme
de l’Esprit qui, d’après le modèle de la forme du corps composé,
doit, elle aussi, être distincte de celle des idées qui la composent.
Pourtant, dans V/23, Dém., il distingue entre l’Esprit, qui exprime
l’existence du Corps dans la durée, et l’idée, qui exprime, non les
parties composant le Corps humain, mais son essence. L’Esprit qui
exprime l’existence du Corps dans la durée est certainement l’Esprit
constitué par une idée composée dont parle II/15. Mais l’idée qui
exprime l’essence du Corps, qui est éternelle, est-elle le principe
unificateur de l’idée composée qui constitue l’Esprit, telle la forme
du Corps composé qui est son principe unificateur ? Spinoza ne
le dit pas, mais nombre des indications qu’il donne tendent à le
suggérer.
Yehouda Ofrath
Jérusalem
avner295@012.net.il

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