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La philosophie transcendantale de Fichte ou « les limites de

ma conscience comme limites de mon monde »


Dan Breazeale, Isabelle Thomas-Fogiel
Dans Revue de métaphysique et de morale 2011/3 (n° 71), pages 297 à 307
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130587408
DOI 10.3917/rmm.113.0297
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 190.115.174.176)

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La philosophie transcendantale de
Fichte ou « les limites de ma conscience
comme limites de mon monde »

ABSTRACT. — Few philosophers have been more insistent than Fichte upon the impor-
tance of distinguishing “the letter” from “the spirit” in this manner. Breazeale takes
Fichte at his word regarding the distinction between the letter and the spirit of his
philosophy and will attempt to summarize, albeit it in very broad strokes, what I have
found to constitute “the spirit of Jena Wissenschaftslehre,” or that version of his philoso-
phy which Fichte constructed and propounded in his lectures and writings during his
tenure at the University of Jena from 1794 until 1799.

RÉSUMÉ. — Peu de philosophes ont autant insisté sur la différence entre la lettre et
l’esprit d’une philosophie que Fichte. Breazeale prend Fichte au mot concernant cette
distinction et tente de reconstituer ce qu’il appelle l’esprit de la philosophie d’Iéna, soit
la première version de la philosophie que Fichte construisit entre 1793 et 1799. L’auteur
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montre combien Fichte est loin de la caricature de l’idéalisme débridé, interprétation qui
prévalut chez les commentateurs classiques comme dans une certaine philosophie analy-
tique. Il montre aussi comment une vulgate plus contemporaine qui tend à surinvestir
l’aspect religieux (en valorisant notamment ce qu’on appelle la dernière philosophie)
manque le sens et l’esprit de la philosophie d’Iéna et renoue ainsi avec l’interprétation
traditionnelle d’un Fichte dogmatique et métaphysicien.

Peu de philosophes insistèrent autant que Fichte sur l’importance de la dis-


tinction entre la « lettre » et l’« esprit ». En effet, non seulement Fichte soutint,
comme une règle d’interprétation générale valant pour toute philosophie, le
principe selon lequel « quand on ne peut plus progresser dans l’interprétation
d’une philosophie selon la lettre alors il nous faut l’interpréter selon l’esprit 1 »,

1. Voir, entre autres, son texte de 1794 « À propos de la différence de la lettre et de l’esprit en
philosophie » et son essai sur l’esprit et la lettre de la philosophie, écrit en 1794 et publié en 1800 (in
Essais philosophiques choisis, trad. L. Ferry et A. Renaut, Vrin, 1994). (Nous donnons les traductions
en français quand elles existent, sinon nous suivons l’auteur qui renvoie soit aux traductions
anglaises, soit aux éditions allemandes habituelles : à l’édition dite « de l’Académie », dirigée par
R. Lauth, abrégée en GA, ou aux Sammtliche Werke, première édition des Œuvres complètes, par
I. Fichte, abrégé SW. Note du traducteur, à l’avenir : NDT.)

Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2011


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mais encore il a, pour sa propre philosophie, adopté un mode de présentation


qui sollicite la force de son infortuné lecteur à aller au-delà de la lettre souvent
déconcertante. C’est ainsi qu’il ne fait pas mystère de forcer son lecteur à saisir
l’« esprit » de sa philosophie et même revendique son entreprise en adoptant un
mode de présentation qui « évite la lettre figée » et qui, par là, force quiconque
à tenter de comprendre la Wissenschaftslehre (Doctrine de la science : WL) en
comprenant comment « penser par soi-même ».
Cette ferme conviction relative à la différence entre l’esprit et la lettre de la WL
ainsi que la différence évidente de chacune des différentes présentations nous
aide donc à reconstituer le puzzle fichtéen ainsi que son habitude – si horripilante
pour son exégète – d’adopter de nouveaux modes de présentation et un nouveau
vocabulaire technique à chaque nouvelle présentation de son système, pratique
que Fichte défend comme étant l’outil le plus approprié pour décourager le lecteur
qui se voudrait penser comme « maître de la WL » en mémorisant uniquement un
quelconque glossaire de termes techniques 2. C’est pourquoi, il explique :

« Ma philosophie se peut expliquer en de multiples manières. Chacun prendra une voie


différente pour la penser et chacun devra la penser de manière différente pour la penser
tout court. Je considère mes propres présentations comme imparfaites. Certes, je sais
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qu’il s’y trouve de belles étincelles mais non la véritable flamme. Cet été [i.e. en 1796]
je l’ai complètement retravaillée pour mes conférences… Combien de temps réviserai-
je ma présentation ? La nature a compensé mon manque de précision en me gratifiant
d’une capacité à voir les choses de plusieurs manières différentes et en me dotant d’un
esprit plutôt agile 3. »

Au fur et à mesure que les années accumulaient les mésinterprétations et les


erreurs quant à sa propre philosophie, Fichte devenait de plus en plus sceptique
sur sa capacité à transmettre en peu de mots – et particulièrement peu de mots
imprimés – l’essence de sa pensée. Ce fait semble, incidemment, avoir été la
raison principale pour laquelle, une fois arrivé à Berlin, il se résolut à ne publier
aucune de ses nouvelles versions de la WL et choisit de se tenir à une simple
présentation orale, afin, nous dit-il, « que les mésinterprétations qui pourraient
survenir soient repérées et éliminées sur-le-champ 4 ». D’un autre côté, il affir-
mait juger de la réussite de ses propres présentations à partir de la manière dont
chacun semblait pouvoir, de manière pertinente ou non, accomplir son propre

2. Voir sa remarque dans la préface à la première édition de la WL de 1794, in GA, 1/2, 252.
3. Lettre à K. Reinhold, 21 mars 1797, GA, 1/3, 324 (lettre non entièrement traduite en français
mais dont il existe une traduction américaine par D. BREAZEALE in Early Philosophical Writtings,
Ithaca, Cornell University Press, p. 417, NDT).
4. Pro memoria, 3 janvier 1804, in GA, III/5, 223.
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dessein, cela en conduisant, voire en provoquant, son auditeur ou son lecteur « à


penser la WL par eux-mêmes ».
Dans les remarques qui suivent, je souhaiterais prendre Fichte au mot relati-
vement à sa distinction entre la lettre et l’esprit de sa philosophie et tenter de
résumer, bien que cela soit à grands traits, ce qui me semble constituer cet esprit
de la WL d’Iéna.
Par ce terme « WL d’Iéna », j’entends désigner cette version de sa philosophie
que Fichte a construite et proposée, dans ses cours et écrits, durant son enseigne-
ment à l’université d’Iéna, de 1794 jusqu’à 1799 5. Quelques spécialistes de ce
champ contesteront, sans doute, ma volonté de parler d’un « esprit d’Iéna », sous
prétexte qu’existent des différences significatives entre les écrits de la première et
de la dernière période d’Iéna 6. D’autres s’élèveront, pour des raisons opposées,
contre ma proposition implicite selon laquelle l’« esprit d’Iéna » serait, dans sa
manière même, significativement différent de l’esprit des WL plus tardives
comme celles de Berlin, Erlangen ou Königsberg. Il n’est pourtant pas de mon
propos ici d’engager une dispute de spécialistes sur ce point précis. Ce pourquoi,
je déclarerai simplement : (1) que, de fait, je trouve que les différences entre les
premières et dernières versions de la WL sont grandes et significatives et (2) que
je trouve que les différences entre les premières et dernières versions de la
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période d’Iéna sont, en revanche, mineures et superficielles. Ce point précisé, il
m’est maintenant loisible de passer à l’exposition de mes thèses concernant cet
esprit de la WL d’Iéna.

1. LA FONDATION PRATIQUE
COMME SYSTÈME DE LA LIBERTÉ

La première WL est, avant tout, un système ou une philosophie de l’homme


qui, à dire vrai, est un système de la liberté finie. Fichte n’a eu de cesse que
d’affirmer que la philosophie transcendantale ne peut pas plus démontrer la réa-
lité de la liberté qu’elle ne peut démontrer la réalité des limitations pratiques, qui
sont appréhendées soit comme sentiment sensible, soit comme injonction catégo-
riquement morale de l’auto-limitation. De fait, tout commence avec la conviction

5. La première version de ce qui deviendra la Doctrine de la science a été écrite à Zurich durant
l’hiver 1793-1794 alors que Fichte s’engageait dans la reconstruction systématique du criticisme de
Kant et de Reinhold et se préparait à les défendre contre les attaques de Schulze (dit Énésidème) ; voir
ses Méditations sur la philosophie élémentaire (traduction française d’I. Thomas-Fogiel, Vrin, 1999).
6. On consultera sur ce point Max WUNDT, par exemple et entre autres, qui opère une distinction
tranchée entre l’esprit de 1794 et celui de 1796-1798 (WL Nova Methodo) dans Fichtes Forschungen
(Stuttgart, Frommann, 1929, p. 141).
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pratique de la réalité de la responsabilité morale et avec le caractère non illusoire


de la liberté. Pour Fichte donc, comme pour Kant, la célèbre thèse de la primauté
de la raison pratique est, d’abord et au plus haut point, une thèse concernant la
primauté de certains intérêts sur d’autres, et non pas seulement l’affirmation
d’une primauté de la raison pratique sur la raison théorique dans la constitution
de l’expérience. Au contraire, Fichte est convaincu de ce qu’on pourrait appeler
une équivalence de primauté (une « équi-primauté », equi-primacy) de l’une par
rapport à l’autre.
Cette reconstruction pour laquelle la manière transcendantale de philosopher
doit, comme chacune des autres activités humaines, être fondée sur un intérêt
pratique (et plus spécifiquement sur notre intérêt à affirmer notre propre liberté)
a une portée directe quant à l’interprétation des différentes variétés du fondation-
nalisme fichtéen. Fichte croyait, d’une part, que la tâche qui consiste à chercher
un fondement ultime à l’expérience est une tâche que la raison ne peut éviter
dans la mesure où cette tâche est contenue dans le concept de raison elle-même,
et maintient donc ce qu’on appelle la question de possibilité du fondement de
l’expérience, qui d’une certaine manière doit être appelée la question de la véri-
table possibilité de la philosophie elle-même. Mais, d’autre part, son adhésion au
fondationnalisme philosophique est réellement tempérée par les nombreuses
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occurrences relatives à l’inévitable circularité ou au caractère auto-référentiel
(self referential character) de ses déductions philosophiques 7, comme de la
claire affirmation de l’indémontrabilité, du point de vue spéculatif, du premier
principe.
La philosophie doit donc proposer quelque fondement ultime d’explication
mais le premier principe de la WL d’Iéna (c’est-à-dire l’affirmation d’un moi fini
ou posé par sa propre liberté) n’est pas démontrable ni évident par soi. En effet,
de même que la liberté du moi lui-même, le premier principe en question doit
être activement posé comme premier principe pour une déduction transcendan-
tale des conditions nécessaires de possibilité de l’expérience. Par suite, en philo-
sophie, comme dans notre vie de tous les jours, au « commencement était
l’action ».

7. Voir sur ce point mon « Circles and Grounds in the Jena WL » dans Fichte Historical Contexts/
Contemporary Controversies, ed. D. Breaezeale et T. Rockmore, pp. 43-70 (Atlantic Highlands, N.J.,
Humanities Press, 1994).
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La philosophie transcendantale de Fichte 301

2. OUVERTURE À L’EXPÉRIENCE
(LA MODESTIE ESSENTIELLE
DU PROJET TRANSCENDANTAL FICHTÉEN)

Au commencement donc il n’y a que l’acte, et l’« acte originaire » de la


conscience décrit dans la WL d’Iéna ne peut se constituer lui-même sans quelque
chose qui est simplement donné en tant que « simplement posé par » le sujet
conscient : à savoir sa propre limitation originaire. Quoique ce point ait été
mentionné à de multiples reprises, sa valeur doit être réaffirmée avec force car
c’est un trait central de la WL, mais qui en même temps fut largement ignoré.
En un certain sens, la doctrine de Fichte relative au sentiment originaire (qui
est simplement un nom moins abstrait pour ce qui est, ailleurs, caractérisé
comme « choc » – Anstoss – nécessaire sur l’activité pratique du moi) joue le
même rôle dans la WL que la doctrine décriée de l’extériorité des choses en soi
jouait dans le dogmatisme et dans une certaine forme de kantisme vulgaire. Un
trait essentiel et explicite de l’expérience est la contingence pure et simple ou
donnéité (giveness). En effet, l’argument de la WL d’Iéna est que le domaine
de la contingence est une des conditions nécessaires de possibilité de la liberté
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elle-même. À la différence des choses en soi, donc, le choc est un trait de la
conscience elle-même. Les sentiments sont par définition des modifications du
sujet, bien qu’involontaires et contingentes.
Le domaine du donné (the Given) est donc intrinsèquement subjectif. Ce qui
est donné n’est pas quelque chose d’extérieur au moi. Dans le contexte de la
WL, le terme « sentiment » ne saurait désigner une affection passive du moi par
quelque chose au-delà de lui-même. En effet, ce terme désigne « l’interaction la
plus primordiale du moi avec lui-même, qui précède même le non-moi ; dans le
sentiment du moi sentant lui-même activité et passivité sont unies en un seul
moment 8 ».
Assurément aucune philosophie transcendantale ne peut expliquer pourquoi
nous nous découvrons nous-mêmes comme limités ou « choqués » (angestossen)
de telle manière déterminée plutôt que d’une autre. La philosophie ne peut me
dire pourquoi je suis la personne singulière que je suis ni pourquoi mon monde
possède telles propriétés empiriques déterminées. Ce sont là questions sans
réponse possible. Pour trouver qui je suis et ce qu’est le monde, il me faut
m’ouvrir à l’expérience, à ce domaine de ce qui est purement et seulement empi-
rique et contingent. Ici, comme Fichte l’avoue franchement, « nous sommes
arrivés au point où la déduction ne peut aller plus loin ».

8. GA, I/2, 252.


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La reconnaissance des limites du philosopher a priori atteste de la modestie


caractéristique du projet fichtéen, au regard du moins des penseurs qui lui succé-
dèrent, tels Schelling ou Hegel 9. Critiquer la WL, comme Josiah Royce le fait,
en arguant de son incapacité à expliquer pourquoi il y a une ceinture d’astéroïdes
entre Mars et Jupiter 10, revient simplement à afficher son incapacité à com-
prendre la différence entre les projets de Schelling ou de Hegel – avec la célé-
bration débridée de l’autonomie de la raison spéculative, ou l’embrassement
enthousiaste de la philosophie de la nature a priori – et la moindre prétention,
plus authentiquement transcendantale, des projets rivaux de Fichte et Kant. Si sa
modestie spéculative a pu faire apparaître la WL comme unilatérale aux yeux de
certains philosophes fameux du XIXe siècle, il est licite de penser que les philo-
sophes plus contemporains trouveront dans ce même constat des limites de la
philosophie l’un des traits les plus attractifs de la WL de 1794.
Une autre manière d’exprimer le même point de vue est d’endosser la carac-
térisation bien connue de Hegel selon laquelle la WL serait une philosophie de
la réflexion. À la différence des idéalistes absolus et des métaphysiciens spécu-
latifs, l’auteur de la philosophie d’Iéna accepte le fait que la pensée représen-
tante est la seule sorte de pensée qu’il y ait, que ce soit dans la vie ordinaire ou
dans la philosophie transcendantale. Philosopher ne signifie pas être capable,
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pas plus que dans n’importe quelle autre activité, de transcender ce que Fichte
appelle « le cercle en lequel chaque entendement fini, c’est-à-dire chaque enten-
dement fini que nous puissions concevoir, est confiné 11 ».
Ce qu’une déduction transcendantale peut démontrer c’est la chose suivante :
s’il y a quelque chose comme l’« égoïté » et si le moi est supposé poser sa propre
liberté par lui-même, alors le moi doit aussi se découvrir lui-même comme étant
également, mais en un autre sens, limité, contingent et donc non libre. Ces
limitations ou déterminations originaires du moi ne sont certes pas des objets
externes ou des choses en soi. Pour évoluer du domaine subjectif du sentiment
au domaine objectif des choses matérielles dans le temps et l’espace, le moi doit
poser et reposer sa propre limitation originaire et doit le faire en accord avec la
loi universelle et nécessaire de sa propre action (loi qui est la tâche explicite que
la philosophie transcendantale a à déduire et à analyser). Seulement ce n’est qu’à
travers la pensée, et non pas le sentir, qu’existent des objets pour le moi, et ce

9. Cela se laisse lire dans la différence essentielle, selon Fichte, entre les types de questions qui
peuvent être explorés par la science naturelle et la philosophie transcendantale. Dès son essai contre le
professeur Schmidt (SW II, 456 sq.) Fichte insiste sur cette différence. Sur la différence entre le point
de vue de la vie et celui de la philosophie, voir mon « The Standpoint of life and the Standpoint
of philosophy in Jena WL », in Transzendentalphilosophie als System : die Auseinandersetzung
zwischen 1794 und 1806, éd. A. Mues, pp. 81-104 (Hamburg, Felix Meiner, 1989).
10. J. ROYCE, The Spirit of Modern Philosophy (Boston, Houghton Mifflin, 1882), p. 167.
11. « Recension d’Énésidème », traduction française par P.-P. Druet, Vrin, 1988.
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La philosophie transcendantale de Fichte 303

n’est qu’en posant un objet quelconque que le moi peut lui-même se poser.
Ainsi, on pourrait tout aussi bien dire que sans objet matériel il ne pourrait y
avoir de sujet conscient de soi. À ce titre, Fichte semble encore plus conscient
que Kant que l’idéalisme transcendantal est inséparable du réalisme empirique et
ne doit jamais être confondu (comme c’est si souvent le cas) avec d’autres
variétés, plus extravagantes, d’idéalisme.
Ce que la WL d’Iéna vise à démontrer c’est que le moi se trouve lui-même
comme libre absolument, et qu’il ne peut se poser comme tel que si sa liberté
n’est pas absolue, mais est, au contraire, contrainte de par la finitude du moi.
Seul le moi fini peut poser quelque chose incluant sa propre infinité. Ce n’est
pas non plus le point de vue de Fichte que de prétendre que le moi peut libre-
ment se limiter de telle manière (bien qu’il y ait, assurément, une manière, en un
sens purement pratique, en laquelle le moi non seulement peut mais doit limiter
sa propre liberté par obéissance à la loi morale et en vertu de la reconnaissance
de la liberté de l’autre). Les limites dont il est question ici (c’est-à-dire comme
déterminations originaires du moi, elles-mêmes conditions de possibilité d’une
action libre et posante) sont, selon les termes de Fichte, simplement découvertes.

3. DUALISME DIALECTIQUE ET « PHILOSOPHIE DE L’EFFORT »


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Nous avons eu maintenant de nombreuses occasions d’observer que bien que
la WL commence avec l’affirmation de la liberté, elle démontre aussi que la liberté
seule n’est non seulement pas « suffisante » mais de plus n’est même pas conce-
vable. Il n’y a pas de liberté sans limitation ; pas d’égoïté sans finitude, pas de
vouloir pratique sans connaissance théorique. Toutes ces dualités sont de simples
variations de ce que Fichte décrit lui-même comme dualité originaire qui sous-
tend le système entier de la raison et qui trouve son fondement dans la dualité
originaire du sujet et de l’objet. En dépit d’une tenace affirmation prétendant le
contraire, Fichte reste, durant toute sa période d’Iéna, un dualiste pour lequel la
différence demeure fondamentale et pour lequel l’unité n’est jamais plus qu’une
fiction philosophique produite par l’abstraction réflexive, ou alors est un but ou
une exigence pratique posée, mais jamais atteinte, par le moi fini, lequel trouve
son véritable accomplissement dans cette structure qu’a l’égoïté de maintenir son
devoir à être infini.
Comme l’idéalisme de Fichte, son dualisme n’est ni métaphysique ni psycho-
logique, et n’est pas non plus un dualisme de la réalité et de l’apparence. Cet
idéalisme ne postule pas l’interaction entre deux sortes de substances et n’est
pas une description de la manière dont une réalité indépendante apparaîtrait à la
conscience finie. La WL ne prétend pas retracer les actes et les états passifs qui
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304 Dan Breazeale

seraient ceux d’une sorte d’« objet mental ». Le dualisme de la philosophie


d’Iéna est purement transcendantal et implicite dans la structure de la conscience
elle-même, telle que caractérisée par le système. C’est un dualisme de l’infini et
de la finitude, de l’auto-position et du sentiment de la liberté et de la facticité,
ou, pour utiliser la terminologie technique de la WL de 1794, de l’acte-agi
(Tathandlung) et du choc, qui ne peuvent jamais être ultimement réduits ou
dérivés d’autre chose et qui sont tous deux nécessaires à la possibilité de la
conscience ordinaire comme de la conscience de soi.
Bien que les distinctions précédentes soient faites au niveau purement trans-
cendantal, elles nous renvoient néanmoins à – et sont ultimement fondées sur –
des distinctions rencontrées dans l’expérience, ou à tout le moins à ce qu’est
l’expérience fondamentalement humaine, à savoir une expérience de nature pro-
fondément divisée.
Aussi est-ce là certainement la présupposition de la WL d’Iéna : être un moi
totalement, c’est être conscient de soi-même et simultanément libre et non libre,
fini et infini, absolument auto-posé et originairement déterminé et limité 12.
De cela il découle que nous pouvons caractériser l’« esprit » de la philosophie
en disant que c’est une philosophie du moi divisé et pour le moi divisé.
Bien que la philosophie ne puisse déduire la réalité ni de la liberté ni de la
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limitation, elle peut démontrer la nécessaire liaison entre les deux. Chacun de
ces éléments – auto-activité libre et limitation déterminée – peut être dérivé de
l’autre, en un sens spécifiquement transcendantal, c’est-à-dire au sens où chacun
peut être dit condition nécessaire de possibilité de l’autre ; ainsi les deux peuvent
être donnés comme condition de possibilité de la conscience et de l’expérience.
La conclusion de Fichte, par conséquent, est que ce que nous appelons un
monde est quelque chose qui peut exister seulement pour un être libre, pratique
et conscient de soi, de telle sorte qu’un être peut exister pour soi-même (et,
parce que « exister pour soi-même » est un trait nécessaire de l’égoïté, peut
exister en tant que tel) seulement en tant qu’il n’est pas le fondement absolu de
sa propre existence déterminée, mais au contraire se trouve lui-même inexplica-
blement et incompréhensiblement limité de toutes parts. De même qu’il n’y a
pas de monde déterminé sans sujet libre, de même il n’y a pas de sujet libre sans
qu’il ne soit incarné dans le monde physique et limité par la reconnaissance de
la liberté des autres, eux-mêmes pareillement incarnés et finis.
Cette reconnaissance de la dualité originaire du moi n’est cependant pas, loin
s’en faut, la fin de l’histoire. Parce que la liberté et la limitation paraissent s’annu-
ler l’une l’autre, et parce que, comme nous venons de le voir, la primauté pratique

12. Voir ma « Philosophy and the Divided Self : On the existential and scientific Tasks of the Jena
WL » in Fichte-Studien 6 (1994), pp. 117-147.
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La philosophie transcendantale de Fichte 305

de la liberté est une présupposition de la WL (en ce sens que cela présuppose que
je « devrais » déterminer le non-moi), alors il s’ensuit que la relation entre la
liberté et la détermination (limitation) ne peut être conçue comme une relation
d’équilibre. Au lieu de quoi elle doit être conçue comme une relation intrinsèque-
ment instable ou dialectique 13, qui donne lieu à et s’exprime comme un processus
temporel en cours à travers lequel la contradiction originaire entre la liberté
propre du moi et sa limitation originaire est transformée en lutte sans fin pour
subordonner le premier au second, c’est-à-dire pour transformer chaque
« devoir » en « être ». Certes, il s’ensuit que si ce processus devait être complété,
la conscience elle-même disparaîtrait, dans la mesure où l’égoïté se donne
comme requérant et présupposant la liberté tout comme la limitation. C’est pour-
quoi cette tentative ou lutte en question doit être conçue comme sans fin, c’est-
à-dire infinie.
Avant de tomber sur ce nom de « Wissenschaftslehre » pour son nouveau
système, Fichte a envisagé différentes autres possibilités, parmi lesquelles la
« philosophie de l’effort ». Et l’on se prend à rêver qu’il ait finalement retenu ce
nom, plus évocateur de l’esprit réel authentique de son premier système que ne
l’est le nom de « doctrine de la science ». Quoi qu’il en soit, l’intime relation
entre la philosophie de l’effort et la WL est sans conteste démontrée par ce
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système d’Iéna, selon lequel « savoir » n’est possible que pour une créature qui
« veut ». Fichte réalisa dès le début que, au-delà des paroles équivoques à propos
du moi pur ou de l’unique principe premier absolu de son système, l’authentique
système de la liberté devrait être fondé sur un dualisme dialectique et fondé de
telle manière que la liberté puisse elle-même s’exprimer comme effort infini.

4. UNE THÉORIE DE LA SUBJECTIVITÉ FINIE

En tant que système résolument transcendantal, la WL d’Iéna se présente elle-


même sans complexe comme une philosophie de, par et pour la conscience.
L’influente description de Hegel, d’un système qui serait une forme d’idéalisme
subjectif, est littéralement précise bien qu’elle soit également et fondamentale-
ment fallacieuse, dans la mesure où cette dénomination suggérait qu’une analyse

13. L’idée que la contradiction est le principe moteur non seulement de la conscience et de
l’activité humaine mais aussi de la philosophie elle-même – qui ne peut être comprise que comme un
effort à dépasser, au niveau de la spéculation transcendantale, la contradiction fondamentale entre
liberté morale et déterminisme scientifique, ou entre idéalisme et réalisme – est un trait fondamental et
distinctif de la WL d’Iéna et un trait décisif de son « esprit ». Voir R. LAUTH, « Der Ursprung der
Dialektik in Fichtes Philosophie », in Transzendentale Entwicklungslienen von Descartes bis zu Marx
and Dostojewski » (Hamburg, Meiner, 1989).
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306 Dan Breazeale

transcendantale des conditions nécessaires de possibilité de l’expérience et de la


liberté pouvait espérer être autre chose que simplement « subjective » dans le sens
indiqué. La philosophie, selon Fichte, est inévitablement « subjective », au sens
où son seul souci est d’explorer et d’exhiber la structure a priori de l’égoïté. Le
texte de base de la philosophie est donc le « moi ». Mais le moi est aussi un objet
pour lui-même et même une conscience de soi (comme nous l’avons vu précé-
demment) qui présuppose la conscience d’un non-moi. Une philosophie transcen-
dantale de la conscience doit inclure une pleine explication de l’objectivité autant
que de la subjectivité, quoique ici l’on ne sorte jamais du circuit de la conscience.
Pour adopter une formulation de Wittgenstein : pour une authentique philosophie
transcendantale les limites de ma conscience sont de fait les limites de mon
monde, une vérité que la philosophie transcendantale applique tant à elle-même
qu’au moi ordinaire qu’on prétend examiner.
À aucun moment le moi ordinaire n’est dévalué ni méprisé par les discussions
abstraites de Fichte sur la pure égoïté, moi absolu, moi comme Tathandlung ou
comme intuition intellectuelle. En dépit de suggestions occasionnelles et falla-
cieuses du contraire, l’esprit de l’explication de la subjectivité, contenu en ces
textes, est le suivant : les concepts philosophiques du « pur moi » ou du moi
absolu sont de simples concepts théoriques posés en vue d’une explication trans-
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cendantale, ce sont des abstractions qui attirent l’attention sur le trait spécifique
et important de la subjectivité quotidienne (comme infinité potentielle implicite-
ment comprise dans l’assertion de la liberté).
Pareilles « fictions » philosophiques ne réfèrent jamais à quelque chose qui
existerait effectivement. Au contraire, la seule sorte de moi qui soit de fait conce-
vable est le « moi » fini et divisé, comme décrit ci-dessus. En tant que tel c’est un
« soi » libre mais non absolument. C’est un soi conscient, mais un soi également
et nécessairement conscient de ce qui est manifestement « non-soi » comme un
monde contingent d’objets matériels, c’est un soi interagissant avec d’autres
dans l’espace et le temps selon une loi. Plus encore, le moi est une partie de ce
monde et il doit se découvrir et se poser lui-même en tant que tel (c’est-à-dire
comme corps) s’il doit poser en général, ce que, assurément, il doit faire s’il a à
être en tant que moi.
Fichte n’esquive nullement ce point : le concept d’un sujet conscient désin-
carné – qu’il soit compris comme esprit fini ou infini (Dieu) – est auto-
contradictoire et inconcevable. De surcroît, le moi ne peut se poser lui-même
comme un sujet libre si ce n’est en se posant lui-même comme personne finie,
individu moral parmi de nombreux autres. Il y a, dès lors, une dimension fonda-
mentalement sociale de la théorie de l’égoïté proposée dans la WL d’Iéna. Un
individu solitaire est une contradiction dans les termes au même titre qu’un
« soi » absolu.
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La philosophie transcendantale de Fichte 307

Système de la liberté, fondationnalisme pratique, dualisme dialectique, philo-


sophie de l’effort, théorie de la subjectivité finie : ce sont là seulement quelques
termes que j’ai employés dans mon effort pour cerner l’esprit d’Iéna. La ques-
tion, bien sûr, est de savoir si pareilles affirmations peuvent être réconciliées
avec la lettre des présentations faites par Fichte lui-même de son système. Bon
nombre de lecteurs et d’étudiants en philosophie seront, je pense, profondément
suspicieux face à ma caractérisation de l’esprit d’Iéna. Bien que ces suspicions
reflètent précisément certaines caricatures et légendes traditionnelles concernant
la WL et sa place dans l’idéalisme allemand, elles ne peuvent, dis-je, corres-
pondre avec ce qui de fait est contenu dans les écrits de la période d’Iéna. Pour
le comprendre, nous devons faire ce que Fichte lui-même a toujours recom-
mandé de faire à quiconque essayait de saisir l’esprit de sa philosophie, à savoir
essayer de penser par soi-même. Mais il est encourageant de noter que, grâce
aux efforts de différents spécialistes à travers le monde, de plus en plus de
lecteurs contemporains et d’étudiants tentent justement de le faire. Il a fallu,
certes, plus de deux siècles pour que la philosophie de Fichte soit reçue comme
elle le mérite, mais mieux vaut tard que jamais.

Dan BREAZEALE
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Université de Kentucky, USA
Traduction de l’américain par Isabelle Thomas-Fogiel

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