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« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

Carl R. Bolduc
Dans Pardès 2016/1 (N° 58), pages 113 à 139
Éditions In Press
ISSN 0295-5652
ISBN 9782848353432
DOI 10.3917/parde.058.0113
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« Le Christ des philosophes »,
Spinoza selon Deleuze
Carl R. Bolduc

S pinoza, selon Deleuze, n’est pas un philosophe comme les autres. Sa


pensée, radicalement singulière, se situe hors du champ global de
l’histoire de la philosophie. De manière paradoxale, voire provocante,
Deleuze fait du philosophe « juif d’Amsterdam » 1, dans son panthéon
philosophique, « le Christ des philosophes »2.
Spinoza, en tant que « Christ des philosophes », construit la philoso-
phie la plus radicale contre tout principe qui serait extérieur à son plan
d’immanence, parfois appelé Dieu, la Nature, ou encore la Substance,
afin de libérer l’ensemble des hommes de l’illusion de la pensée de la
transcendance. Cet enjeu constitue la toile de fond de la conception de
Deleuze de la philosophie de Spinoza3.
La position privilégiée qu’occupe Spinoza dans la philosophie de
Deleuze met en avant l’idée d’un commencement absolu, d’une pensée
unique qui semble n’avoir été réussie que par lui. L’appareil conceptuel,
systématique et savant de Spinoza brise l’hégémonie de « l’organisation qui
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vient d’en haut » et qui se rapporte à la substance de la transcendance. Sa
philosophie fait événement dans l’histoire de la philosophie en raison du
geste de rupture qu’elle effectue et qui situe les opérations de la pensée sur
un plan d’immanence irréductible à l’intervention d’une transcendance4.
1. Baruch Spinoza, pour Christiaan Huygens comme pour Gottfried Wilhelm Leibniz, est
resté le « Juif de Voorburg » ou le « Juif d’Amsterdam ». Ainsi, au lieu de le désigner par
son nom, en sa qualité d’individu, Christiaan Huygens, le plus grand savant néerlandais
de son époque, qui, par ailleurs, espionne Spinoza pour connaître ses progrès en matière
de technique de polissage des verres, demande, dans une lettre à son frère, Constantijn
Huygens : « Où en est notre Juif de Voorburg ? »
2. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit,
2005, (1991), p. 62.
3. Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 88.
4. « Chez Spinoza l’immanence n’est pas à la substance, mais la substance et les modes
sont dans l’immanence. » Gilles Deleuze, « L’immanence : une vie », dans Deux régimes

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Spinoza devient le penseur absolu du plan d’immanence, le seul à n’avoir


consenti aucun compromis avec la transcendance. Son plan d’immanence
est le socle de tous les autres plans d’immanence, celui sur lequel Deleuze
peut créer ses concepts5.
Faire usage de la pensée, s’orienter dans la pensée implique nécessaire-
ment de repasser par le plan d’immanence de Spinoza et de le reproduire
sans fin. Spinoza est, selon la formule de Deleuze : « le devenir-philosophe
infini »6. C’est en quelque sorte l’intelligible qui pénètre dans le monde.
« Ce qui ne peut pas être pensé, nous dit Deleuze, et pourtant doit être
pensé, cela fut pensé une fois, comme le Christ s’est incarné une fois,
pour montrer cette fois la possibilité de l’impossible » 7. Chez Deleuze,
« l’incarnation du Christ » est un acte situé hors du temps et de l’espace,
un surgissement absolu dans son originalité et dans sa dimension unique
dans l’histoire comme détermination de son historicité. Le Christ est un
maître absolu et sans limite. Il est le principe d’une égalité de l’être ou
l’être est égal en soi, mais qui apparaît également présent dans tous les
êtres. Il n’y a plus de hiérarchie dans l’être, mais chacun dépend direc-
tement de Dieu. L’histoire qui le précède est celle de la folie, alors que
celle qui commence avec lui est celle de la sagesse. Ainsi Spinoza est-il
l’incarnation de la philosophie, c’est-à-dire « le Christ des philosophes, et
les plus grands philosophes ne sont guère que des apôtres, qui s’éloignent
ou se rapprochent de ce mystère »8.
Ce rapprochement que Deleuze établit entre le Christ et Spinoza réduit
le spinozisme à un pur plan d’immanence ou de consistance comme si
l’âme se plaçait au-dessus de toute histoire, sans jamais retourner aux faits
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de son histoire, ou comme si la philosophie de Spinoza s’opérait sous le
signe de Prométhée9.

de fous. Textes et entretiens 1975-1995, édition préparée par David Lapoujade, Paris,
Éditions de Minuit, 2003, p. 360.
5. « […] le plan sera perçu avec ce qu’il nous fait percevoir, et au fur et à mesure. » Gilles
Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 172.
6. Ibid., p. 62.
7. Ibid., p. 62.
8. Ibid., p. 62.
9. « C’est le Titan Prométhée, fils de Japet, qui aurait institué le premier sacrifice, fixant
ainsi pour toujours le modèle auquel se conforment les humains pour honorer les dieux. »
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Éditions du Seuil,
« Points », 1990, p. 58. Chez Théophraste, la figure de Prométhée représente le premier
philosophe. « Il m’apparaît à moi que c’est un cadeau que les dieux firent aux hommes,
lancé en même temps que le feu le plus éclairant par quelque Prométhée depuis la demeure

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DELEUZE ET LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA


La lecture de Spinoza par Deleuze ne dépend pas uniquement de sa
compréhension du texte lui-même, comme un discours unifié que l’on
pourrait appliquer directement selon son caractère utilisable. Elle repose
aussi sur sa valeur de « philosophie inactuelle » qui ne se laisse pas rendre
actuelle. La philosophie de Spinoza ne peut être identifiée à une philo-
sophie de l’ordre établi ni à une philosophie à la mode ou à une sorte de
prêt-à-penser. L’un des critères d’interprétation de Deleuze est celui de la
« praxis », c’est-à-dire qu’au bout du voyage interprétatif, nous retrouvons
le fameux sujet, mais « assujetti » au nomadisme, à l’élément vagabond.
L’interprétation que Deleuze propose de Spinoza n’est pas non plus une
reproduction pure et simple de l’argumentaire philosophique de Spinoza.
Elle intervient en élaborant une compréhension de sa philosophie relative
à notre puissance de connaître des formes virtuelles qui s’actualisent de
façon différente selon notre propre développement interne. Selon cette
interprétation, la philosophie de Spinoza serait une pensée de la force,
de la puissance et du désir toujours ouverts sur d’autres forces, d’autres
puissances et d’autres désirs.
L’intérêt que Deleuze a constamment porté à la philosophie de Spinoza
se trouve ainsi guidé, le plus souvent, non pas seulement par une concep-
tion générale de l’histoire de la philosophie pour en restituer le contenu
spéculatif, mais plutôt par une ouverture à un questionnement sur ce qui est
en dehors de l’ordre10, c’est-à-dire que ce questionnement est entièrement
libre de s’épanouir par lui-même, selon la disposition de sa puissance de
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penser, de son désir ou de sa force.
Dans l’œuvre de Deleuze, le plan d’immanence de Spinoza ne peut
être limité à un seul commencement puisqu’il concerne à l’activité par
laquelle les hommes vivent, agissent et se rapportent aux autres personnes
et aux choses. Il est présent à chaque réflexion philosophique essentielle.
Ce plan, comme horizon ouvert à de multiples interprétations, réapparaît
à chaque fois que quelque chose d’essentiel se produit dans la rencontre
du concept et de l’affect.

céleste. » Platon, Philèbe, Introduction, traduction et notes par Jean-François Pradeau,


Paris, GF Flammarion, 2002, 16c, 6.
10. « Même l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne se propose
pas de réveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scène, fût-ce au
prix de le tourner contre lui-même. » Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la
philosophie ?, op. cit., p. 85.

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Pour parler comme Pierre Macherey, ce que Deleuze trouve véritable-


ment intéressant dans la philosophie de Spinoza, ce ne sont pas tant les
théories ni les systématisations doctrinales, mais plutôt le fait de capter
le mouvement dynamique d’une pensée capable de se produire dans ses
concepts explicites11. La pérennité de la philosophie de Spinoza n’est-elle
pas alors celle de sa présence sans cesse renouvelée dans l’histoire ?
Nous voyons en effet fonctionner une telle interprétation chez Deleuze
pour qui, explique Pierre Macherey, il s’agit non pas de repenser, mais de
« penser Spinoza, ou de penser dans Spinoza, en s’installant au cœur du
milieu spéculatif, de l’élément vivant où se développe l’ensemble de cette
œuvre, celle-ci n’étant pas réductible à une combinaison doctrinale, ou à
un système. »12 S’installer au milieu de l’élément vivant implique, pour
Deleuze, que le philosophe se questionne lui-même en dehors de l’ordre.
Il s’agit donc du contraire « d’une philosophia perennis, d’une philosophie
pour toujours »13, en ce sens qu’elle n’est en aucun cas une pensée pleine de
vérités toutes faites pour toujours que nous n’aurions qu’à répéter, comme
dans les mirages de la transcendance de la pensée humaine. La philosophie
de Spinoza, poursuit Pierre Macherey, « se comprend et agit au présent, ici
et aujourd’hui, sans pourtant se renfermer dans les limites de telle ou telle
actualité finie14. » Elle se comprend et agit à partir d’une production en
devenir ou, comme le dit Deleuze, d’un « devenir infini de la philosophie
infinie, qui recoupe mais ne se confond pas avec son histoire 15. » C’est
une philosophie qui, selon Pierre Macherey, « nous hante à la manière
d’un inconscient théorique qui conditionne et oriente une grande partie
de nos choix intellectuels et de nos engagements effectifs, dans la mesure
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où il permet de reformuler une grande partie des problèmes que nous

11. « Au lieu de prendre une philosophie, celle de Spinoza, comme elle est, ou comme elle
est censée être, et de donner une description en principe objective et exhaustive de son
discours, d’un point de vue statique, il s’agit, dynamiquement, de produire, plutôt que de
reproduire, le mouvement intellectuel par lequel elle est devenue ce qu’elle est. Au lieu
de “suivre” Spinoza, en prenant bien soin de répéter tout ce que, déjà, il aurait dit, c’est
comme si Deleuze le précédait, intervenant dans l’histoire d’une pensée en même temps
qu’il la fait connaître, et ne la faisant connaître que pour autant qu’il intervient en elle,
ou avec elle : car Deleuze dans Spinoza, c’est aussi Spinoza dans Deleuze. » Pierre
Macherey, « Deleuze dans Spinoza » dans Avec Spinoza, études sur la doctrine et l’histoire
du spinozisme, Paris, PUF, 1992, p. 238.
12. Pierre Macherey, « Deleuze dans Spinoza » op. cit., p. 238.
13. Pierre Macherey, « Spinoza au présent », op.cit., p. 6.
14. Pierre Macherey, « Spinoza au présent », op. cit., p. 6.
15. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 61.

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nous posons, même indépendamment du fait de prescrire explicitement


les formes de leur résolution16. »
Cela signifie que la philosophie de Spinoza ne peut exister qu’en étant
intériorisée et réactualisée par des individus concrets dont les facteurs
demeurent existentiels, en tant que production de désir, et donc impré-
visibles, multiples et ouverts à l’errance. C’est ainsi que l’on distingue,
très schématiquement, le Spinoza matérialiste et athée du xviiie siècle,
le Spinoza intuitif et mystique des panthéistes du xixe siècle romantique,
le Spinoza théoricien et politique de l’histoire du xxe siècle et, depuis la
mort de Deleuze, le Spinoza fondateur de la radicalité des Lumières, du
libéralisme démocratique et des sciences sociales du xxie siècle.
Deleuze conçoit cette philosophie à l’image d’une pensée qui ne s’adosse
plus à un principe extérieur, c’est-à-dire comme une expression toujours
fondamentalement identique et, historiquement, à chaque fois nouvelle.
Pour cette raison, l’attitude de Deleuze à l’égard de la philosophie de
Spinoza prend l’allure d’une ligne de démarcation qu’il ne perd jamais
de vue.
Selon Deleuze, « la force d’une philosophie se mesure aux concepts
qu’elle crée, ou dont elle renouvelle le sens, et qui imposent un nouveau
découpage aux choses et aux actions »17. C’est à l’aune de ce que produit
sa rigueur argumentative autonome, sans pour autant être une philosophie
définitivement réglée, que Spinoza incarne, pour Deleuze, avec Nietzsche et
Bergson, l’un des philosophes les mieux à même de mener à bien le projet
d’une philosophie de « l’immanence expressive », capable de s’attaquer
à toutes les croyances et à toutes les illusions auxquelles l’humanité
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est assujettie.
« Spinoza fait partie de cette lignée de “penseurs privés” qui renversent
les valeurs et font de la philosophie à coups de marteau, et non pas des
“professeurs publics” (ceux qui, suivant l’éloge de Leibniz, ne touchent
pas aux sentiments établis, à l’ordre de la Morale et de la Police) 18. »
Deleuze reprend ici la théorie de Nietzsche, qui suggère une opposition
fondamentale de deux types de pensée, l’une scientifique et l’autre philo-
sophique, celle qui se borne à rassembler les matériaux et celle qui en tire
la signification pour notre temps en la transformant.

16. Pierre Macherey, « Spinoza au présent », op. cit., p. 6.


17. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit, 1968,
p. 299.
18. Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 20.

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Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, l’un des principaux thèmes abordés


par Deleuze et Guattari est précisément cette distinction entre philosophie
et science : « La philosophie procède avec un plan d’immanence ou de
consistance ; la science, avec un plan de référence 19. » L’objectif de la
science serait donc, selon certaines expressions nietzschéennes reprises par
Deleuze, de « rassembler les matériaux », alors que celui de la philosophie
serait, non seulement d’acquérir un savoir conceptuel, mais aussi de
lutter sans cesse contre tout principe supérieur au plan d’immanence, et
d’examiner et d’apprécier de façon autonome, librement, du point de vue
de la totalité du vécu, la nature des événements auxquels les concepts nous
appellent. Tel est bien, aux yeux de Deleuze, la manière selon laquelle on
doit lire un philosophe en général et Spinoza en particulier.

LE CHRIST COMME PHILOSOPHE SPINOZISTE 20 ?


Bien que Spinoza ne le fasse pas, Deleuze attribue spontanément la
sagesse du Christ à la connaissance philosophique du troisième genre,
ou connaissance de Dieu, conçue par Spinoza comme la connaissance
intuitive qui s’exprime sous une espèce d’éternité, c’est-à-dire d’une
certaine « manière de penser précise, qui appartient à l’essence de l’Esprit,
et qui nécessairement est éternelle21. » C’est parce que le Christ comprend
l’essence des choses telles qu’elles sont comprises en Dieu, et ainsi, du
même coup, parce qu’il comprendrait Dieu, que Deleuze fait du Christ le
philosophe spinoziste par excellence.
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Pourtant, selon Spinoza, si la sagesse en personne s’est manifestée
par l’intermédiaire de l’esprit du Christ, ce n’est pas pour enseigner des
vérités spéculatives, à partir de l’idée adéquate de certains attributs de

19. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 118.
20. Sur le statut du Christ chez Spinoza, voir le Court Traité, I, 9 ; l’Éthique (désormais
Eth.), IV, LXVIII scolie ; les lettres XLIII, LXXIII, LXXVI, LXXVIII et le Traité
Théologico-Politique (désormais TTP). Pour une étude maintenant classique du Christ
chez Spinoza, voir Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza,
Paris, Aubier Montaigne, 1971, 284 p. Voir également, Xavier Tilliette, « Spinoza devant
le Christ », Gregorianum, 1977, vol. 58, Fasc. I : Opera Accepta, p. 221-237 ; Laurent
Bove, « Enseignement du Christ et résistance dans le Traité Théologico-politique de
Spinoza », dans La Bible et ses raisons. Diffusion et distorsions du discours religieux
(xive siècle‑xviie siècle), Études réunies et présentées par Gérard Gros, Saint-Étienne,
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996, p. 211-235.
21. Spinoza, Eth., V, prop. XXIII, scolie.

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Dieu, à un petit nombre d’hommes libres, comme lui-même le fait dans


l’Éthique. Et il n’est pas manifeste, pour Spinoza, que le Christ puisse voir
avec les « yeux de l’âme » (mentis oculi), qui sont les démonstrations par
l’intermédiaire desquelles l’âme « voit et observe les choses » (res videt
observatque), et qui nous font comprendre adéquatement la nécessité des
choses et de nous-mêmes à l’aide d’idées contenues dans l’intellect infini de
Dieu22. Au contraire, l’enseignement du Christ se présente plutôt comme
la manifestation d’une pratique conforme aux attributs de la justice et de
la charité exposés dans le Traité Théologico-Politique23. Le Christ n’a pas
enseigné la véritable compréhension de Dieu ni des choses singulières, ni
encore comment l’âme peut pratiquer la connaissance du troisième genre,
qui fait directement comprendre les choses telles qu’elles sont déterminées
par Dieu, mais uniquement la « religion universelle », c’est-à-dire de bien
agir et de bien vivre en vue d’améliorer la condition humaine. C’est ce
qu’écrit Spinoza dans une lettre à Albert Burgh : « seul l’esprit du Christ
peut en effet nous conduire à l’amour de la justice et de la charité24 ».
II va sans dire que l’homme ne peut atteindre le salut, la liberté ou la
béatitude spinoziste sans des actions qui ressemblent aux actions morales
prescrites par la « religion universelle ». Néanmoins, ces actions ne sont
recherchées par le philosophe que comme de simples moyens en vue
d’atteindre sa fin. La loi morale ou religieuse n’apporte aucune connais-
sance. Au mieux, elle rend propices, dans certaines limites, les produits de
la raison. Il serait donc curieux, pour ne pas dire paradoxal, que Spinoza
fasse du Christ le philosophe par excellence comme le soutient Deleuze.
Dans le chapitre I du Traité Théologico-Politique, Spinoza affirme que
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« le Christ, lui, communiquait avec Dieu d’esprit à esprit », c’est-à-dire
que « Dieu s’est révélé immédiatement au Christ ou à son esprit, et non

22. « Mentis enim oculi, quibus res videt, observatque, sunt ipsae demonstrationes. » Spinoza,
Eth., V, scolie, prop. XXIII.
23. Spinoza, Tractatus Theologico-Politicus, sous-titre, Dissertationes aliquot, quibus
ostenditur libertatem philosophandi non tantum salva pietate et reipublicae pace
concedi, sed eandem nisi cum pace reipublicae ipsaque pietate tolli non posse. Texte
de référence de Baruch Spinoza, Œuvres III. Tractatus Theologico-Politicus/Traité
théologico-politique, édition publiée sous la direction de Pierre-François Moreau, texte
établi par Fokke Akkerman, traduction et notes par Jacqueline Lagrée et Pierre-François
Moreau, Paris, PUF, 1999, 862 p. – Spinoza, TTP, chap. I, § 18, [21] p. 93.
24. Spinoza, Correspondance, traduction, présentation, notes, dossier, bibliographie et
chronologie par Maxime Rovere, Paris, GF Flammarion, 2010, lettre 76, p. 371.

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comme aux prophètes par des paroles et des images »25. C’est sur cette
base que Spinoza va entreprendre une interprétation du Christ comme la
manifestation de la sagesse par elle-même, c’est-à-dire sans l’aide d’une
révélation surnaturelle ni d’un Dieu transcendant et créateur 26. Seul le
Christ incarne le principe de liberté que l’esprit humain a toujours cherché.
Il a révélé à l’homme que l’esprit de Dieu est déjà en nous et non caché
dans l’au-delà de la transcendance, ou dans un arrière monde inaccessible.
Le Christ tire ses disciples d’entre les morts dans la mesure où ils suivent
l’exemple de sa sagesse identifiée à la sagesse de Dieu.
Dans la philosophie de Spinoza, le rôle du Christ est de nous faire
comprendre que Dieu nous a donné de son Esprit, c’est-à-dire de sa pensée.
En cela, le Christ serait l’auteur d’un enseignement universel qui s’inscrit
dans la logique d’une philosophie immanentiste et expressive de l’Être ou
de Dieu27. Le Christ, par sa sagesse, a donné l’exemple que la connaissance
naturelle se trouve dans les lois de la nature humaine considérées en
elles-mêmes, c’est-à-dire en soi, par la lumière naturelle qui éclaire tout
homme venu au monde :
« Ainsi donc, puisque notre esprit, par cela seul qu’il contient objectivement
en lui la nature de Dieu et y participe, a la puissance de former certaines
notions qui expriment la Nature et enseignent comment se conduire dans la
vie, nous pouvons à bon droit juger que la nature de l’esprit, considérée de ce
point de vue, est la cause première de la révélation divine, car tout ce que nous
connaissons clairement et distinctement c’est […] l’idée de Dieu et sa nature
qui nous le dictent, non pas certes par des paroles mais d’une façon bien plus
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25. Spinoza, TTP, chap. IV, § 10, [64] p. 197. Rabbi Moshé ben Maïmon dit Moïse Maïmonide
(Cordoue 1138-Fostat 1204) rapporte que le texte du Pentateuque dit : « Je me tenais entre
l’Éternel et vous, en ce temps-là, pour vous rapporter la parole de l’Éternel (Deutéronome,
V, 5), et on dit encore : Moïse parlait et Dieu lui répondait par une voix (Exode, XIX,
19) ». Cf. Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, traduction de l’original arabe par
Salomon Munk publiée entre 1856 et 1866, nouvelle édition, préface de Haïm Zafrani,
Paris, Maisonneuve et Larose, 2003. Guide II, XXXIII, p. 268.
26. Dans les Apports à la philosophie (Beiträge, 1936-1938), Heidegger rejette le christianisme
comme une « métaphysique » des arrières mondes incompatible avec les orientations
de l’ontologie fondamentale vers l’enracinement existentiel. Deleuze semble s’inscrire
dans cette problématique. Selon lui : « Il y a religion chaque fois qu’il y a transcendance,
Être vertical, État impérial au ciel ou sur la terre, et il y a Philosophie chaque fois qu’il
y a immanence ». Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris,
Éditions de Minuit, 2005, (2001), p. 47
27. Cf. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 153-169. Dans
toute l’Éthique, on trouve seulement deux occurrences du terme immanens, l’une dans
la proposition XV et l’autre dans la proposition XVIII du de Deo.

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élevée et qui convient tout à fait à la nature de l’esprit, comme l’ont éprouvé
de façon indubitable tous ceux qui ont goûté la certitude de l’entendement28. »

Pour le dire autrement, l’intellect n’est pas une faculté porteuse de poten-
tialités mystérieuses et obscures, mais plutôt l’acte même de comprendre
(intellectio) par des idées vraies que l’homme possède en lui du seul fait
de sa nature. Pour Spinoza, l’acte de comprendre consiste à mettre en
lumière une certaine intériorité, une immanence et une affirmation d’une
autonomie naturaliste, c’est-à-dire que l’esprit n’a pas besoin d’une autre
source, d’une autre indication ou d’une autre garantie pour savoir qu’une
certitude interne est due à l’idée dans l’idée de l’idée. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle Spinoza peut écrire dans l’Éthique : « Il est sûr que,
de même que la lumière manifeste à la fois elle-même et les ténèbres, de
même la vérité est norme d’elle-même et du faux29. »
Pour expliciter davantage cette méthodologie, reprenons l’argumentaire
théorique de Spinoza dans sa lettre à Albert Burgh :
« Néanmoins, tu sembles vouloir faire usage de la raison, et tu me demandes
“comment je sais que ma philosophie est la meilleure de toutes celles qui
ont jamais été enseignées dans le monde, ou qu’on enseigne encore, ou qui
seront jamais enseignées dans le futur.” Voilà une question que je serais bien
plus en droit de te poser à toi. Car, pour ma part, je ne prétends pas avoir
trouvé la meilleure philosophie, je sais seulement qu’est vraie celle que je
comprends. Comment le sais-je, demanderas-tu ? De la même manière, te
répondrai-je, que tu sais, toi, que les trois angles d’un triangle sont égaux
à deux droits. Et cela est suffisant, personne ne le niera, à moins d’avoir le
cerveau malade ou de rêver à des esprits immondes, qui nous inspirent des
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idées fausses semblables aux vraies. Car le vrai indique lui-même ce qui est
vrai ou faux30. »

Selon Spinoza, et contrairement à Descartes, il serait donc inutile


de faire intervenir une méthode extérieure à la connaissance réflexive31.
C’est l’idée elle-même qui est affirmation ou négation, sans qu’intervienne
une volonté extérieure. En d’autres termes, tous les hommes seraient
spontanément conscients de leur esprit, qui exprime la nature de Dieu de

28. Spinoza, TTP, chap. I, § 4, [16] p. 81 et p. 83.


29. Spinoza, Eth., II, XLIII, scolie.
30. Spinoza, lettre LXXVI, op. cit., p. 372.
31. Pour une explication de la doctrine spinoziste de la méthode, voir le livre toujours stimulant
de Pierre-François Moreau, Spinoza, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 21-28.

PA R D È S N ° 5 8  121
Carl R. Bolduc

manière précise et déterminée32. C’est ce qu’il explique dans l’Éthique :


« Car il appartient à l’essence de l’Esprit humain d’avoir une connaissance
adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu33. »
Dans le Traité Théologico-Politique, Spinoza énonce clairement que la
révélation est disjointe de la raison et qu’elle relève uniquement de l’imagi-
nation des prophètes. Dès le premier chapitre, intitulé « De la prophétie »,
il affirme que la vraie « prophétie ou révélation est la connaissance
certaine d’une chose révélée par Dieu aux hommes34. » La prophétie est
une connaissance naturelle commune à tous les hommes « car elle dépend
de fondements communs à tous35. » Si la lumière naturelle est exclue, en
tant que connaissance naturelle, c’est uniquement parce que « le vulgaire,
toujours avide de choses rares et étrangères à sa nature, toujours dédai-
gneux des dons naturels, ne lui accorde guère de prix et veut donc l’exclure
dès qu’on parle de connaissance prophétique36. » La révélation du Christ
pose ainsi la nécessité de penser seulement à partir de l’esprit.
Si le Christ peut être qualifié de philosophe, ce n’est pas parce qu’il a
perçu Dieu more geometrico, ou par la vraie connaissance de Dieu, à partir
des seules notions de substance et d’attribut, mais parce qu’il a perçu les
choses révélées en vérité, c’est-à-dire adéquatement, sans transcendance,
d’esprit à esprit, et qu’il a su adapter cette connaissance à son public selon
sa capacité à entendre la révélation de Dieu.
Le Christ avec les Évangiles, comme Moïse avec la Torah, a su adapter
son enseignement à ce que le peuple peut comprendre. Il n’a pas voulu
imposer son propre tempérament à l’ensemble des hommes ; il a, au
contraire, agi avec prudence, humanité et douceur. Et s’il a parfois prescrit
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les choses révélées « à titre de lois, c’est en raison de l’ignorance et de
l’obstination du peuple » (populi ignorantiam et pertinaciam)37. Le Christ a
compris que les hommes, pour vivre en paix, ont besoin de lois qui exigent
l’obéissance et la crainte de Dieu. En effet, comme on peut le lire dans le

32. Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit. p. 140. Cela peut expliquer
pourquoi Spinoza considère l’enfance comme un état imparfait, en ce qu’elle relève
des représentations imaginaires et des passions qui résistent à la manifestation du vrai.
La présence du corps inexpérimenté de l’enfant contraint sa puissance d’être et d’agir
par l’intervention des choses extérieures. L’enfant doit éduquer aussi bien son corps que
son âme s’il veut replacer les choses qu’il imagine dans un contexte de nécessité.
33. Spinoza, Eth., IV, scolie, prop. 36.
34. Spinoza, TTP, chap. I, § 1, [15] p. 79.
35. Spinoza, TTP, chap. I, § 2, [15] p. 81.
36. Spinoza, TTP, chap. I, § 2, [15] p. 81.
37. Spinoza, TTP, chap. IV, § 10, [65] p. 197.

122 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

Kohélet : « Crains Dieu et observe ses commandements ; car c’est là tout


l’homme38. » C’est la raison pour laquelle, sur ce point, le Christ a tenu
le rôle de Dieu, car il a su adapter sa pensée à la complexion universelle
du genre humain, c’est-à-dire non seulement à la capacité de son peuple,
mais aussi à l’ensemble universel du genre humain39.
Dans son enseignement, le Christ exhorte chaque homme à se tourner
vers l’esprit qui est en lui et à considérer que la cause première de la
révélation divine trouve son origine dans son cœur, c’est-à-dire dans la
pensée humaine40. L’enseignement du Christ incite ainsi chaque homme
à se tourner vers son propre esprit pour savoir comment se conduire dans
la vie. De la même façon, Spinoza considère l’esprit humain comme
une chose singulière parmi les autres et soumis, comme tel, aux mêmes
nécessités. Il n’y a rien dans la nature de l’homme qui le situe à l’extérieur
de l’ordre commun de la nature. Il n’appréhende nullement extérieurement
la nature, au contraire. C’est pourquoi Spinoza indique, en exergue au Traité
Théologico-Politique, que : « Par là nous connaissons que nous demeurons
en Dieu, et que Dieu demeure en nous, parce qu’il nous a donné de son
Esprit » (Per hoc cognoscimus quod in Deo manemus, et Deus manet in
nobis, quod de Spiritu suo dedit nobis)41.
Le Christ partage avec Spinoza le besoin de faire disparaître la frontière
entre savoir naturel et savoir au-delà du naturel afin d’exclure du champ de
la pensée toute théorie de la transcendance, ce qui aboutit, chez Spinoza,
à la connaissance de Dieu comme Deus sive Natura : « En réalité, Dieu
agit et dirige tout nécessairement par la seule nécessité de sa nature
et perfection et ses décrets et ses volitions sont des vérités éternelles et
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enveloppent toujours la nécessité 42. » Tout comme l’enseignement de
Spinoza, l’enseignement du Christ repose sur la reconnaissance de la
lumière naturelle qui est commune à tout le genre humain, mais jamais
l’enseignement du Christ ne concerne la connaissance de l’ordre fixe et

38. Kohélet, Bible, traduite du texte original par les membres du rabbinat français sous la
direction de Zadoc Kahn Grand-Rabbin, Paris, Les Éditions Colbo, 2004, (1966), 12,
13, p. 1052.
39. « D’autant plus que le Christ ne fut pas envoyé enseigner seulement [aux] Juifs mais [à]
tout le genre humain […] ». Spinoza, TTP, chap. IV, § 10, [64] p. 197.
40. « En effet, bien que le Christ, lui aussi, semble avoir rédigé des lois au nom de Dieu, on
doit penser qu’il a perçu les choses véritablement (vere) et adéquatement (adaequate).
Car le Christ ne fut pas tant un prophète que la bouche de Dieu. » Spinoza, TTP, chap. IV,
§ 10, [64] p. 197.
41. Formule de Jean, Épître I, chap. IV, vers XIII, placée par Spinoza en exergue au TTP.
42. Spinoza, TTP, chap. IV, § 10, [65] p. 199.

PA R D È S N ° 5 8  123
Carl R. Bolduc

immuable de la Nature, ni ne permet d’appréhender la réalité toute entière


par une compréhension intuitive de l’ordre des choses naturelles et de leur
nécessité.
Celui qui prête l’oreille au discours du Christ chez Spinoza peut
seulement en conclure que la lumière naturelle de chaque homme est le
tribunal qui jugera en dernier ressort des questions morales et religieuses.

DELEUZE ET LA THÉORIE DE L’IMMANENCE CHEZ SPINOZA


Le plan d’immanence de Spinoza s’acquiert, non pas par une révélation
surnaturelle, incapable d’expliquer ou d’exprimer sa propre cause, mais
plutôt par la seule raison humaine, c’est-à-dire par la pensée qui trouve
sa vérité en un Dieu totalement immanent, qui se suffit à lui-même, et
qui s’accompagne d’une pleine affirmation de l’Être univoque toujours
traversé de multiplicité. Il existe d’autres plans d’immanence qui ont tenté
d’échapper à la transcendance, mais celui de Spinoza est présenté par
Deleuze comme celui qui est le plus « pur absolument ».
Selon Deleuze, la théorie spinoziste de l’immanence de Dieu est trop
originale pour se réclamer du Dieu transcendant de la tradition juive43.
La philosophie de l’immanence de Spinoza se présente en effet comme
un facteur de désobéissance ou de rébellion irréductible, qui défie la
parfaite détermination historique ou purement rationnelle proclamée par
une conception de la loi, selon laquelle tout est soumis au commandement
d’une cause « émanative » et transcendante. Il s’ensuit, à coup sûr, qu’il y
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aurait d’un côté Dieu et, de l’autre côté, l’homme, et que chacun produirait
une réalité distincte avec sa logique propre.
Spinoza explique dans l’Éthique, l’idée de Dieu correspondant à toute la
réalité, car « toutes les choses sont en Dieu et doivent être conçues à partir
des seules lois de la nature infinie de Dieu » (omnia quae sunt, per solas
leges infinitae Dei naturae sunt)44. Tout est en Dieu (in Deo) et doit être
aussi produit « à partir de Dieu » (per Deum). Dieu n’est plus ni au-delà
ni en deçà du réel, mais le réel tout entier. C’est le paradoxe spinoziste de

43. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 89. Deleuze se
fait un point d’honneur de définir sa conception du peuple juif par opposition à celle
d’Heidegger. Voir Adorno and Heidegger : Philosophical Questions, sous la direction
de Iain Macdonald et Krzysztof Ziarek, Stanford, Stanford University Press, 2008, 235
pages.
44. Spinoza, Éthique, I, prop. XVIII, scolie.

124 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

l’univocité de Dieu comme totalité du réel qui explique que le Dieu de


Spinoza n’est aucunement une donnée extérieure, mais qu’il se construit
dans une perspective d’univocité, dans un royaume où il est cause de toute
chose : Dieu est cause de soi et il produit les choses en lui-même.
Deleuze interprète cette univocité de Dieu en tant que totalité du réel
comme étant à l’origine de la philosophie de l’immanence. Cette philo-
sophie implique, pour son compte, une pure théorie de la puissance de
l’Être, qui s’exprime immédiatement, sans transcendance et adéquatement.
Avec Spinoza, c’est la détermination même de la philosophie qui est
en jeu. Sans avoir à passer par l’illusion de la transcendance qui précède
toutes les autres illusions, sa philosophie initie « la seule liberté dans
l’immanence »45, qui constitue la première condition de la philosophie et
la possibilité de penser le plan immanentiste d’une vie.
L’exceptionnalité de la philosophie de Spinoza, selon Deleuze, tient
à sa radicalité à penser « le plan d’immanence le “meilleur”, c’est-à-dire
le plus pur, celui qui ne se donne pas au transcendant ni ne redonne du
transcendant, celui qui inspire le moins d’illusions, de mauvais sentiments
et de perceptions erronées46. » Celui qui s’attache à la pure immanence
devient un adversaire du transcendant, conçu comme étant au-dessus du
monde tout en lui étant lié : c’est le système d’une loi révélée dans la Torah,
d’une objectivité inébranlable et dogmatique.
L’intérêt philosophique que Deleuze porte à Spinoza provient de son
entreprise, toujours présente et sans compromission, de démystification
du transcendant, de son hostilité à l’égard de tout surnaturel et de son
refus de se soumettre à toutes les valeurs au nom desquelles les hommes
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déprécieraient la vie.
C’est grâce à l’univocité de l’Être, c’est-à-dire grâce à l’unicité de Dieu,
toujours multiple et différent, que Spinoza donne un contenu positif à
l’idée d’une « immanence expressive », opposée aux signes de la révélation.
En effet, selon Deleuze, « l’immanence expressive ne peut se suffire à
elle-même tant qu’elle ne s’accompagne pas d’une pleine conception de
l’univocité, d’une pleine affirmation de l’Être univoque47. » Cette affirma-
tion de l’Être univoque, d’une seule Nature, qui est aussi Substance et qui

45. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 51.
46. Ibid., p. 62. Spinoza fait du Christ la manifestation de la sagesse comme il attribue
l’invention de l’histoire du premier homme racontée dans la Bible à Moïse. Pour des
motifs d’efficacité, Spinoza s’exprime selon les habitudes des hommes, c’est-à-dire en
se conformant à la capacité de la foule.
47. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 162.

PA R D È S N ° 5 8  125
Carl R. Bolduc

consiste en d’infinis attributs ne procédant que de lui-même (causa sui),


est considérée comme étant le support de toute l’Éthique.
Spinoza explique sa conception de l’immanence de Dieu notamment
dans une lettre adressée à son correspondant anglais Henry Oldenburg
(1619-1677), secrétaire de la Royal Society de Londres. Dans cette
correspondance, il explique que l’immanence de Dieu diffère beaucoup
de celle « des nouveaux théoriciens chrétiens » (Neoterici Christiani),
car elle implique que « Dieu est, de toutes choses, la cause immanente,
comme ils disent, et non transitive » (Deum enim rerum omnium causam
immanentem, ut ajunt, non vero transeuntem statuo), c’est-à-dire que Dieu
contient l’ensemble du réel. Spinoza rapproche cette idée de la célèbre
formule de Paul selon laquelle « tout est en Dieu et se meut en Dieu »
(Omnia, inquam, in Deo esse, & in Deo moveri com Paulo affirmo).
C’est ainsi que Dieu est la cause des choses. Il est significatif de noter que
Spinoza précise que ce fut également, à son avis, la pensée, « quoiqu’en un
autre sens, de tous les philosophes antiques [on pense surtout à Épicure,
Démocrite et Lucrèce], voire, oserai-je dire, de tous les anciens Hébreux,
autant qu’il est permis de le conjecturer d’après quelques traditions, malgré
les altérations qu’elles ont subies » (fortè etiam cum omnibus antiquis
Philosophis, licet alio modo ; & auderem etiam dicere, cum antiquis
omnibus Hebraeis, quantum ex quibusdam traditionibus, tametsi multis
modis adulteratis, conjicere licet)48. Cette lettre à Oldenburg nous apprend
que la pensée philosophique de Spinoza est profondément enracinée dans
la pensée des anciens Hébreux, non seulement ceux de la Torah, mais
plus particulièrement ceux du judaïsme à l’époque de Paul, sans que
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cela contredise l’expression immanente de sa philosophie, au contraire.
Le Dieu de Spinoza est donc le Dieu omniprésent que l’on retrouve chez
les « anciens Hébreux », l’être le plus réel, le plus puissant, qui se désigne
lui-même par l’expression « eyehe aser eyehe » : Je serai ce que je serai,
infinie puissance et perfection absolue de Dieu.

48. Spinoza Opera IV, Im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften herausge-
geben von Carl Gebhardt, Carl Winters, Heidelberg, 1925, 2. Auflage Heidelberg, 1972,
lettre LXXIII à Henri Oldenburg, p. 307.

126 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

DELEUZE ET LE JUDAÏSME DE SPINOZA


Nous risquons ici une hypothèse de lecture. On sait que Deleuze était
méfiant, philosophiquement, envers toute pensée de la loi, de la lettre et
de la transmission. C’est ce qu’il laisse à penser lorsqu’il affirme que :
« La loi, morale ou sociale, ne nous apporte aucune connaissance, elle ne
fait rien connaître. Au pire, elle empêche la formation de la connaissance
(la loi du tyran). Au mieux, elle prépare la connaissance et la rend possible
(la loi d’Abraham ou du Christ). Entre ces deux extrêmes, elle supplée à la
connaissance chez ceux qui n’en sont pas capables en raison de leur mode
d’existence (la loi de Moïse). »49

Il ressort de cette argumentation que la foi musulmane et la foi


chrétienne, qui émanent respectivement de la loi d’Abraham et du Christ,
peuvent préparer à la connaissance et la rendre possible. Même si la
philosophie se trouve à l’extérieur du domaine de la foi, l’islam comme
le christianisme sont capables de rendre possible la philosophie, ce qui
signifie que l’adhésion à la foi de l’islam et à la foi chrétienne n’oblitère ni
le jugement, ni le recul critique. En revanche, quand Deleuze mentionne
la foi juive, qui émane de la loi de Moïse, il semble, au contraire, qu’elle
soit totalement incompatible avec la connaissance et, par conséquent,
incapable de produire de la rationalité50.
Deleuze va jusqu’à affirmer que le judaïsme, en conférant ses règles
de fonctionnement au Dieu moral et créateur, et par les catégories qu’il
établit de Bien et de Mal, de faute et de mérite ou encore de péché et
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49. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 36-37. Pour Deleuze, Spinoza est le
philosophe de l’Être : il représente l’unité ontologique absolue de la substance. Il n’est
pas le philosophe du Livre et encore moins celui de la Loi. Pour Heidegger, ce sont les
Allemands qui étaient le peuple de l’Être, non le peuple du Livre et encore moins le
peuple de la Loi.
50. En accord avec l’interprétation de Maïmonide, pour Spinoza, le judaïsme commence
réellement à partir de la Loi de Moïse. Il est particulièrement intéressant de constater
que Deleuze ne mentionne pas l’opinion de Spinoza sur le fondateur de l’islam. Dans
une lettre à Jacob Ostens Spinoza qualifie Mahomet, fondateur de l’islam, d’imposteur.
« Au contraire, il suit clairement de ceux-ci qu’il fut un imposteur, car j’ai montré que
la liberté qu’accorde la religion universelle, à la fois selon la lumière naturelle et selon
celle révélée aux Prophètes, doit être accordée intégralement. Or il la supprime tout
entière ! » Spinoza, Correspondance, op. cit., Lettre 42, p. 262. Il précise sa pensée dans
la lettre à Albert Burgh : « Et je croirais volontiers que, pour tromper le peuple et pour
contraindre l’âme des hommes, il n’y a pas mieux, s’il n’y avait aussi l’organisation de
l’Église mahométane, qui est encore loin au-dessus ». Spinoza, Correspondance, op. cit.,
lettre 76, p. 374.

PA R D È S N ° 5 8  127
Carl R. Bolduc

de rachat, ne fait que relancer la transcendance. « La loi c’est toujours


l’instance transcendante qui détermine l’opposition des valeurs Bien-Mal,
mais la connaissance, c’est toujours la puissance immanente qui détermine
la différence qualitative des modes d’existence bon-mauvais 51. » C’est
comme si, pour Deleuze, la philosophie était étroitement liée à un ordre
philosophique idéal, totalement incompatible avec les desseins collectifs
du Weltjudentum.
Deleuze semble éprouver, face à des figures juives comme Spinoza ou
Kafka, un certain malaise, une distanciation. Tout porte à croire, comme
le remarque Roger Pol Droit, que : « Deleuze ait eu quelque difficulté avec
la judéité de Spinoza, comme si le terme “juif” le mettait plus ou moins
mal à l’aise52. »
Nous trouvons un indice explicite de ce malaise dans la curieuse
citation de L’Homme de Kiev, roman célèbre de Bernard Malamud, placée
en exergue par Deleuze à son ouvrage, intitulé Spinoza. Philosophie
pratique : « Dites-moi ce qui vous a conduit à lire Spinoza. Le fait qu’il
était juif ? - Non, Votre Honneur, je ne savais même pas qu’il l’était quand
je suis tombé sur son livre. Et d’ailleurs si vous avez lu l’histoire de sa vie,
vous avez pu voir qu’à la synagogue on ne l’aimait guère. » L’interrogation
se veut sérieuse, mais cache assez mal la difficulté de Deleuze avec le
judaïsme de Spinoza. C’est comme si le fait pour Spinoza d’être juif pouvait
constituer une donnée problématique, ou comme s’il fallait absolument
que la judaïté de Spinoza soit enfouie, invisible et surtout qu’elle n’ait joué
aucun rôle dans la constitution de sa philosophie. Cette attitude nous fait
penser que si Deleuze s’intéresse à Spinoza, c’est notamment parce qu’il
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s’est opposé aux rabbins et que sa philosophie apparaît être une véritable
guerre contre son héritage juif. Si Spinoza constitue une figure juive
intéressante pour Deleuze, c’est parce que sa « conversion philosophique »
s’est faite en opposition au judaïsme et à sa communauté juive et parce
qu’il a été exclu, en 1656, de la synagogue d’Amsterdam. C’est donc son
déracinement du judaïsme, avec ses valeurs transcendantes révélées dans
les textes sacrés et qui sont les conditions de la rédemption universelle, et sa
rupture avec les affaires de la maison de son père, c’est-à-dire avec celui qui
le soumettait à la tradition juive et à l’esprit commercial, qui ont permis à
Spinoza d’être philosophe. Nul besoin d’être un grand savant pour discerner

51. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 37-43.


52. Roger-Pol Droit, « C’est une histoire qui comporte beaucoup d’Oradour. Deleuze, Arafat
et quelques pierres », Pardès, 2009, 1, n° 45, p. 157.

128 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

les implications d’une telle pensée. Il serait malhonnête de chercher à


minimiser ou à nier ce qu’il y a de gênant dans de telles affirmations.
Dans son ouvrage, Spinoza. Philosophie pratique, Deleuze soutient
que la modernité de Spinoza provient du fait qu’il peut « habiter divers
États, hanter divers milieux, mais à la manière d’un ermite, d’une ombre,
voyageur, locataire de pensions meublées53. » À l’origine de la philosophie
de Spinoza, on trouve ainsi l’idée de « nomadisme », d’homme sans
patrie, sans peuple élu et sans terre, parce que, selon Deleuze, Spinoza
sait que la vraie élection ne se trouve pas dans la sécurité d’une terre ou
de ses biens ni dans l’espoir des récompenses, mais dans l’amour de la
liberté, laquelle serait incompatible avec le judaïsme54. C’est en quittant
sa communauté juive que Spinoza est devenu un philosophe « nomade »,
émancipé des cadres d’une identité collective incompatible avec la « culture
philosophique, scientifique et médicale »55. La conversion de Spinoza à la
philosophie signifie, pour Deleuze, son assujettissement au « nomadisme de
l’élément vagabond », et elle implique que Spinoza s’oppose radicalement
à toute influence, et plus particulièrement à celle du monde juif d’où il
est issu56. Pour que « la philosophie naisse, il a fallu une rencontre entre
le milieu grec et le plan d’immanence de la pensée »57. La modernité de
Spinoza est inséparable de ce mouvement qui exclut le judaïsme de toute
forme de rationalité.
Deleuze semble considérer comme une évidence qu’être juif et être
philosophe sont deux choses mutuellement exclusives. Dans cette pers-
pective, c’est comme si l’identité juive de Spinoza se réduisait à un devoir
d’obéissance envers son milieu juif orthodoxe et que sa libération consistait
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uniquement à renoncer à son identité spécifiquement juive et à se choisir
un autre caractère plus convenable pour un philosophe : celui de déraciné,
de « nomade » et finalement d’apostat juif.

53. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 11.


54. Nietzsche lui-même invente et souligne l’expression de « nomadisme intellectuel » dans
Humain trop humain.
55. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 11.
56. Martin Heidegger, dans un séminaire de 1934 où il développe sa théorie personnelle du
Lebensraum, dénonce « les nomades sémitiques » incapables de trouver leurs racines dans
l’espace (« Raum ») allemand. Deleuze fait de Spinoza tout ce qu’Heidegger reproche aux
Juifs. Comme le souligne Deleuze : « Ce n’est pas toujours facile d’être heideggérien. »
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? op. cit., p. 110. Il n’est pas
facile d’être heideggérien, surtout depuis la publication, en France, de Heidegger et le
nazisme, Paris, Éditions Verdier, 1987.
57. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? op. cit., p. 94.

PA R D È S N ° 5 8  129
Carl R. Bolduc

Spinoza généralise son interprétation du judaïsme vers ce qu’il appelle,


dans le Traité Théologico-Politique, la « religion universelle ». S’il devient
philosophe, c’est parce qu’il est capable de critiquer la religion, et plus
particulièrement la religion juive, avec la critique philosophique et la
méthode historique. Il ne refuse nullement son héritage hébraïque et sa
philosophie ne peut en aucun cas être bien comprise qu’à partir de son
horizon intellectuel juif. La pensée du judaïsme persiste en effet à travers
toutes ses transformations intellectuelles. Ce qu’il refuse, quand il s’agit de
religion, c’est d’oublier sa raison. Il ne veut en aucun cas que la foi ruine
son intelligence et sa liberté de pensée. Cette démarche s’exprime dans le
Traité Théologico-Politique lorsqu’il montre que le but de la philosophie est
uniquement la vérité, et celui de la foi uniquement l’obéissance et la piété.
L’itinéraire intellectuel de Baruch Spinoza commence dans la commu-
nauté juive d’où il est issu, où se sont formées ses premières opinions, ses
idées et ses affections, et qui constitue l’une des principales matrices d’où
naissent ses connaissances philosophiques58. Pour faire comprendre qu’il
y a quelque chose de spécifiquement hébraïque dans la philosophie de
Spinoza, Yirmiyahu Yovel exprime l’idée assez radicale que l’on « pourrait
même supposer que Spinoza considérait son propre système philosophique
comme issu de la vraie tradition juive59. »
Une des questions centrales en rapport avec sa tradition que se pose
Spinoza dans le Traité Théologico-Politique est celle de savoir comment,
dans la tradition de la religion révélée, l’Écriture s’accorde avec la Raison
ou, au contraire, la contredit. Pour répondre aux questions que posent les
prétentions antagonistes de la philosophie et de la révélation, plutôt que de
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58. Spinoza n’est pas né dans un ghetto comme l’affirme Pierre Macherey, Avec Spinoza,
études sur la doctrine et l’histoire du spinozisme, op. cit., 29. Le quartier juif d’Amsterdam
où est né Spinoza n’était pas isolé des gentils comme l’était, par exemple, le quartier juif
à Venise, au contraire. « Il n’y avait pas de ghetto d’Amsterdam, ni d’étoile jaune ou de
chapeau cornu, ni d’obligation de se claquemurer à l’heure du couvre-feu. Le costume
des séfarades venus du monde ibérique, notamment, n’était en rien différent de celui des
gentils amstellodamois et, fait des plus significatifs, l’exagération démonologique des
traits physiques disparaît de la représentation des Juifs dans l’œuvre de Rembrandt et de
Lievens. En fait, l’on marquait le sémitisme de leur physionomie pour renforcer l’impact
narratif d’une scène inspirée des Écritures, en sorte que Rembrandt, par exemple, ne
nous présente pas seulement un David mais aussi un saint Matthieu et un Jésus sous les
traits de ses voisins juifs de la Breestraat. » Simon Schama, L’Embarras de richesses.
Une interprétation de la culture hollandaise au siècle d’or, traduit de l’anglais par
Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1991, p. 768.
59. Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques, traduit de l’anglais par Éric Beaumatin
et Jacqueline Lagrée, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 526, note 20.

130 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

choisir des auteurs de tradition chrétienne, comme par exemple Thomas


d’Aquin et Marsile de Padoue60, Spinoza retient, comme paradigme de
la tradition occidentale, la manière de voir de Moïse Maïmonide, le juif
rationaliste qui veut soumettre l’Écriture sainte à la raison, et celle de
Judas Alpakhar, le juif sceptique qui, à l’autre pôle, abaisse la raison. C’est
la même chose concernant le problème du mal que Spinoza aborde dans
le Court Traité I, 6. L’influence directe de Maïmonide et du Guide des
égarés III, 10, ne fait aucun doute.
C’est donc en interrogeant l’un des prédécesseurs juifs de Spinoza,
Maïmonide, le plus important guide spirituel et philosophe juif médiéval,
que nous mettons ici à l’épreuve la vision paradigmatique que Deleuze
a de Spinoza comme la figure d’un héros solitaire et nomade qui aurait
livré son combat pour se libérer d’un judaïsme inapte à toute pensée
philosophique61. Dans la Partie II de l’Éthique, Spinoza avance la thèse,
connue sous le nom de « parallélisme », suivant laquelle l’âme et le corps
ne sont pas deux réalités séparées, mais comme il l’a expliqué dans le
scolie de la proposition 7, « une seule et même chose qui est expliquée
par différents attributs » (una eademque res quae per diversa attributa
explicatur). Ce qui signifie que l’âme et le corps appartiennent à une
seule et unique substance pensante et étendue, « ce que certains Hébreux
(quidam Hebraeorum) semblent avoir vu comme à travers un nuage (quasi
per nebulam), j’entends ceux qui posent que Dieu, l’intellect de Dieu, et les
choses dont il a l’intellection, sont une seule et même chose. » Or Spinoza
partage cette thèse de l’identité absolue de Dieu, non pas avec Descartes
ou les philosophes de son époque, mais avec Maïmonide. En effet, cette
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thèse fait écho à ce passage du Guide des égarés dans lequel il déclare :
« Tu connais cette célèbre proposition que les philosophes ont énoncée à
l’égard de Dieu, savoir qu’il est l’intellect, l’intelligent et l’intelligible, et que
ces trois choses, dans Dieu, ne font qu’une seule chose, dans laquelle il n’y a

60. Le christianisme comme l’aristotélisme de Thomas d’Aquin et de Marsile de Padoue


diffèrent profondément en matière d’alternative entre le règne de la théologie sur la
philosophie ou celui de la philosophie sur la théologie.
61. Shlomo Pines affirme que : « He (Spinoza) mentions Maimonides explicitly and on
internal evidence has studied attentively the Guide of the Perplexed. » Shlomo Pines,
« Spinoza’s Tractatus Theologico-Politicus and the Jewish Philosophical Tradition »,
Jewish Thought in the Seventeenth Century. Harvard University Center for Jewish Studies
edited by Isadore Twersky and Bernard Septimus, distributed by Harvard University
Press, Cambridge, Massachusetts and London, England, 1987, p. 499.

PA R D È S N ° 5 8  131
Carl R. Bolduc

pas de multiplicité. Nous aussi, nous en avons déjà parlé dans notre grand
ouvrage ; car c’est là la base de notre religion62. »

On peut penser que cette théorie formulée par Maïmonide lui a paru
constituer une sorte de prémice à la compréhension, non seulement de
la substance s’exprimant en totalité et de manière absolue, mais aussi à
la connaissance intuitive, qui conduit l’âme humaine vers une complète
intelligence 63. C’est en effet la même substance qui, en tant que nature
naturante, s’exprime en totalité à la fois dans l’attribut pensée et dans
l’attribut étendue.
À plusieurs reprises, Spinoza suit l’argumentaire de Maïmonide. Dans
le Traité Théologico-Politique, il déploie résolument des efforts argumen-
tatifs empruntés à Maïmonide pour faire une place, dans le monde qui
est le sien, aux philosophes et à la pratique de la philosophie. Il affirme
avec Maïmonide que l’amour intellectuel de Dieu est proportionné à la
connaissance qu’on en a, qu’il est parfaitement désintéressé et n’exige pas
la réciprocité et, enfin qu’il est sa propre récompense. C’est cette idée que
Spinoza évoque lorsqu’il affirme que « la connaissance et l’amour de Dieu
est la fin ultime vers laquelle doivent tendre toutes nos actions »64.
Les références à Maïmonide se présentent tout au long du Traité
Théologico-Politique pour en faire son adversaire d’élection. De fait, on
ne saurait manquer d’affirmer avec Maurice Kriegel qu’en lui réservant ce
statut d’interlocuteur privilégié, Spinoza « confesse l’étendue de sa dette »65.

62. Moïse Maïmonide, Guide des égarés, traduit pour la première fois de l’original arabe
par Salomon Munk, nouvelle édition préface de Haïm Zafrani, Paris, Maisonneuve et
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Larose, 2003, I, chap. 68, p. 301-302.
63. Selon Pierre Macherey, l’allusion de Spinoza à « “certains Hébreux” prête seulement une
sorte d’illustration historique qui, aujourd’hui, n’intéresse plus directement le lecteur de
l’Éthique ». Voilà un jugement radical et assez étrange de la part d’un spécialiste de la
doctrine et de l’histoire du spinozisme.
64. Spinoza, TTP, chap. IV, § 5, [61] p. 189.
65. Maurice Kriegel, « La part qui reste : Spinoza et la pensée juive médiévale », dans Critique,
« Philosophie et judaïsme », Paris, Janvier-Février 2008, n° 728-729, p. 81. « Des études
contemporaines ont montré que la dette générale de Spinoza à l’égard de Maïmonide
était bien plus importante que ne voulait l’admettre ce dernier. Son attitude déclarée à
l’égard de l’enseignement de Maïmonide était critique, voire antagoniste, reste que cela
ne l’a pas empêché d’assimiler des concepts fondamentaux de ce dernier sur des questions
d’éthique et de métaphysique, et plus encore sur la question des relations entre théologie
et politique. » Aviezer Ravitzky, « Torah et Politéa dans la pensée juive médiévale »,
traduit de l’anglais par Patrick Savidan, dans Histoire de la philosophie politique,
tome I, La liberté des anciens, sous la direction d’Alain Renaut, avec la collaboration
de Pierre-Henri Tavoillot et Patrick Savidan, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 347. Parmi

132 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

Il n’est alors guère exagéré de dire que, comprendre rationnellement un


philosophe, ce n’est pas simplement supprimer en lui ce qui est historique
et affirmer la puissance de la pensée vivante sur un passé mort.66 D’une
façon générale, la philosophie est toujours le produit du sujet qui s’est
constitué lui-même à travers son développement historique, même si le
concept tire son sens et ses effets de la puissance du système dans lequel
il est inséré. La fabrication des concepts ne se fait pas ex nihilo, en dehors
de toute réalité et de toute histoire.
Comme beaucoup de personnes à l’âge classique, Spinoza éprouve des
doutes sur sa religion. C’est également le cas de Luther, de Calvin, d’Uriel
da Costa et de Pierre Bayle ainsi que de nombreux Juifs, Protestants et
Catholiques. Ce qu’il convient de remarquer dans le cas de Spinoza, c’est
qu’il ne se convertit pas à l’un des christianismes disponibles et qu’il ne
fonde pas une autre religion ou confession comme l’ont fait Luther et
Calvin67. Mais cela n’implique pas pour autant qu’il laisse la place vide.
Il rompt avec l’orthodoxie juive de son époque pour se retrouver, comme
Maïmonide, sur le terrain du rationalisme critique qui permet la recherche
de la vérité68. Ce rationalisme n’exclut pas que Spinoza soit méfiant vis-
à-vis de l’autorité qui relève de l’orthodoxie juive, et même de la croyance

les chercheurs qui suggèrent que le spinozisme, en ses principes les plus fondamentaux,
tient une de ses sources dans une lecture du Guide des égarés de Maïmonide et dans la
tradition juive, on peut citer J. Guttman, Philosophies of Judaism, New York, 1964, p. 266 ;
M. Joel, Zur Genesis der Lehre Spinoza’s, Breslau, 1871 ; M. Joel, Spinoza’s theologisch-
politicher Tractat, Breslau, 1870 ; L. Roth, Spinoza, Descartes and Maïmonides, New
York, 1963 ; H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza, Cambridge, (Mass.), 1934 ; plus
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récent, Steven Nadler, Spinoza’s Heresy : Immortality and the Jewish Mind ; Carlos
Fraenkel, Philosophical Religion from Plato to Spinoza. Reason, Religion, and Autonomy,
Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 328 p. ; Catherine Chalier, Spinoza lecteur
de Maïmonide. La question théologico-politique, Paris, Éditions du Cerf, 2006, 326 p.
66. Selon Deleuze, « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. »
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 8.
67. Précisons que Luther et Calvin fondent bien une autre religion, celle du protestantisme,
par rapport au catholicisme. En revanche, toutes ces religions relèvent du christianisme
et, en cela, le protestantisme serait une autre confession comme le catholicisme.
68. La relation de Maïmonide à la philosophie est sans nul doute complexe, mais il est clair
que le Guide des perplexes ne saurait se résumer à une simple « rationalisation » de la
Loi et à une forme de « spiritualisation » des pratiques. Cf. Pierre Bouretz, Lumières du
Moyen Âge. Maïmonide philosophe, Paris, Éditions Gallimard, « NRF essais », 2015,
chapitre premier « Maïmonide philosophe : à la recherche d’un modèle », p. 17-87. Voir
aussi Ralph Lerner, Maimonides’ Empire of Light. Popular Enlightenment in an Age
of Belief, Chicago, London, University of Chicago Press, 2000, « The Politics of Public
Teaching », p. 3-13.

PA R D È S N ° 5 8  133
Carl R. Bolduc

dans le Dieu de la Torah, mais on ne peut pas penser que Spinoza en avait
complètement fini, philosophiquement, avec son propre peuple et avec sa
tradition juive.
Autant Deleuze pense que la supériorité du questionnement de la
philosophie de Spinoza et l’énergie de sa pensée n’ont pas cessé d’être
vivantes jusqu’à aujourd’hui, autant nous considérons que la pensée de
Maïmonide conditionne en grande partie le Traité Théologico-Politique
et l’Éthique de Spinoza.
Comme Maïmonide, Spinoza ne s’adresse pas uniquement aux philo-
sophes émancipés de toute tutelle théologique et de toute tentation d’y
faire retour, mais aussi à ceux qui ne peuvent vivre sans religion. Spinoza
et Maïmonide utilisent une même stratégie éducative et rhétorique pour
conserver la croyance de l’homme simple, c’est-à-dire du simple croyant,
en l’Écriture sainte ou en la Torah. C’est dans cette perspective que
Maïmonide écrit son Guide des Égarés. En effet, on trouve dans le Guide
une présentation adaptée aux lecteurs, selon la variabilité de leurs capacités
intellectuelles. Et c’est dans cette perspective également que Spinoza
répond aux questionnements de Willem van Blijenbergh (1632-1696)
sur le problème du mal et qu’il s’engage dans la rédaction de son Traité
Théologico-Politique, pour y développer une interprétation de la religion
qu’il adapte aux opinions des lecteurs « prudents » et « raisonnables » de son
temps tout en légiférant en faveur de la philosophie et contre les préjugés et
la superstition. Spinoza est parfaitement conscient que le pouvoir politique
définit la place du religieux, qu’il est toujours au-dessus du religieux ; il
fait donc du religieux un de ses instruments de pouvoir. Il ne s’agit pas
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de détruire la religion révélée, mais de l’exploiter pour faire en sorte que
la multitude des hommes agisse selon une certaine conduite bienfaisante
pour la société et pour la liberté du philosophe.
Cette thèse nous place au cœur d’un problème politique fondamental qui
est celui de la diversité entre les hommes. Cette diversité trouve son comble
dans la tension entre la multitude des hommes et le philosophe, qui crée
la division fondamentale de la société69. C’est pourquoi la partie pratique
69. Il n’est pas question de supposer que Spinoza aurait décrété qu’un très grand nombre
d’hommes seraient destinés à demeurer dans l’ignorance. Cette thèse est sans nul doute
inexacte et elle viendrait durcir la distinction entre le sage et la multitude en de véritables
« catégories » indépassables, comme s’il s’agissait de deux espèces différentes d’hommes.
Le rapport entre l’ignorance et la connaissance est une frontière essentiellement mobile
et la façon dont elle se déplace d’un côté vers l’autre dépend d’un ensemble de conditions
dont, en particulier, les conditions politiques, économiques et religieuses. Cependant,
si nous lisons la propositions 70 de la Partie IV de l’Éthique : « L’homme libre qui vit

134 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

de la science du sage, la philosophie, consiste d’abord à savoir adapter son


discours à son public, selon ses capacités intellectives, non dans un but
de simple manipulation, mais afin de réduire progressivement la distance
entre la multitude et le philosophe. C’est aussi, selon Spinoza, la politique
de Dieu dans l’Écriture sainte, qui adapte ses commandements à ce que
le peuple peut accepter. C’est, enfin, le projet adopté par Maïmonide qui
vise à éduquer par un enseignement public, c’est-à-dire, comme l’affirme
Pierre Bouretz, à élever le niveau intellectuel de la multitude en diffusant
« ouvertement et à destination de tous des éléments de philosophie »70.
C’est dans la mesure où il sert la philosophie, c’est-à-dire par amour de
la philosophie, que le philosophe prend garde aux « intérêts » ou à « l’utile »
de tous, et qu’il désire offrir à son public une leçon rectificative des
fantaisies exégétiques sous la forme d’un commentaire philosophiquement
informé du texte sacré. Un tel désir du philosophe, présent aussi bien chez
Maïmonide que chez Spinoza, ne repose pas sur l’idée à proprement parler
d’une tolérance, conçue comme un processus qui s’ouvre à la subjectivité
composée par la « multitude des hommes », ni sur l’idée d’un droit de cette
multitude à exprimer sa liberté de juger et de penser, mais sur son intérêt
égoïste et sur l’idée que le caractère irréductible des différences naturelles
nécessitera toujours que la Loi, c’est-à-dire la Torah, s’adresse à chacun
selon ses aptitudes et les capacités qu’il a acquises dans la société. L’accès
à l’intention divine repose ainsi sur une compréhension des modalités de
la parole divine, qui doivent être formulées dans un langage adapté et à
un niveau approprié. Ces modalités ne peuvent être anéanties dans l’unité
du pouvoir gouvernant, sinon au prix de l’anéantissement de l’ordre social
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lui-même.
La religion demeure, dans les formes ambivalentes qui la caractérisent,
une production de la puissance humaine qu’il convient, en conséquence,

parmi les ignorants s’emploie autant qu’il peut à décliner leurs bienfaits. » Il ressort de
cette proposition ainsi que de sa démonstration et de son scolie, que le sage ou l’homme
libre, comme Spinoza ou le roi Salomon, s’efforceront autant qu’ils le peuvent, pour
sauver leur liberté, de décliner en tenant compte de l’utile et de l’honnête, les bienfaits des
ignorants ou de l’homme de la multitude. La proposition 71 de la Partie IV de l’Éthique
évoque l’idée que : « Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les
autres. » L’homme libre se distingue de l’ignorant par le fait qu’il est conduit par la raison.
Les hommes libres conviennent parfaitement en nature. La multitude, au contraire, loin
d’être gouvernée par la raison, se laisse emportée par les passions. Elle est soumise à la
superstition que l’âme humaine a embrassée sous couleur de religion.
70. Pierre Bouretz, « À la recherche des Lumières médiévales : la leçon de Maïmonide », dans
Critique, « Philosophie et judaïsme », Paris, Janvier-Février 2008, n° 728-729, p. 38-39.

PA R D È S N ° 5 8  135
Carl R. Bolduc

d’exploiter au mieux de ses potentialités. La correspondance de Spinoza


avec Van Blijenbergh est l’une des illustrations les plus claires de ce projet
d’un enseignement public.

CONCLUSION
C ette brève incursion dans l’héritage hébraïque de Spinoza nous a
permis de constater qu’il ne suffit pas de transformer la philosophie de
Spinoza en un pur objet de philosophie de l’immanence pour en assurer la
compréhension. Autant la réception de la pensée de Spinoza par Deleuze
n’est pas une simple reproduction de son argumentaire, autant ce qui
intéresse Spinoza dans la pensée de Maïmonide, ce ne sont pas tant les
théories ni les systématisations de doctrine, que d’ailleurs il critique,
mais bien plutôt le fait de capter le mouvement dynamique d’une pensée
pour élaborer conceptuellement une nouvelle compréhension objective et
autonome relative aux problèmes de son temps. La lecture de Maïmonide
par Spinoza intervient ainsi dans un rapport complexe de transmission
effective et critique.
Spinoza mentionne Maïmonide explicitement et à de nombreuses
reprises dans le Traité Théologico-Politique et il ne fait pas de doute qu’il
a étudié attentivement le Guide des Égarés. Même si Spinoza finit par
s’échapper de la pensée de Maïmonide et de sa tradition juive, historique-
ment et en accord avec l’ordre du connaître, le Traité Théologico-Politique
et même l’Éthique, qui paraît déployer ses lignes sub specie aeternitatis, ne
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sont pas des formes pures de l’esprit humain, produites dans l’abstrait par
quelque intuition spontanée mais le résultat de la production de la culture
et du savoir.71 La philosophie de Spinoza, comme celle de Maïmonide,
n’est pas la traduction directe d’une tradition, d’une science, d’un art ou
encore d’une position politique ou religieuse, cependant, l’une comme
l’autre s’inscrivent dans un contexte idéologique imposé par la société de
leur époque.
Le savoir philosophique ne met nullement en danger le fait pour
Spinoza d’être juif, comme elle ne met nullement en danger la singularité
de Maïmonide d’être juif. Il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre la
philosophie et le judaïsme, car chaque juif peut s’adonner à la connaissance
71. Ce qui caractérise Spinoza, ce fut bien le fait qu’il provient d’un univers intellectuel
diversifié, mais c’est à partir de son identité juive qu’il problématise les difficultés et les
enjeux de son temps.

136 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze

séculière, à la science et à la philosophie en demeurant toujours juif.


La liberté rationnelle ne s’incarne pas dans une communauté particulière,
ou dans un État particulier. Toute dimension historique ne s’oppose pas de
manière fondamentale à une philosophie de l’immanence, au contraire.
On remarque une aptitude de la pensée de Spinoza et de Maïmonide à se
développer à travers des références, parfois troublantes, aux sources juives,
même si leurs pensées s’en échappent.
Assigner à la philosophie de Spinoza un développement par une
soudaine illumination, un éclair, comme Deleuze cherche à le faire lorsqu’il
rapproche Spinoza du théoricien de l’Umwelt, Jacob von Uexküll, c’est
oublier la dimension historique liée à la culture et ouverte aux changements
et aux révisions72. C’est oublier que la philosophie de Spinoza n’est pas
autonome et qu’on ne peut l’expliquer sans cherche à comprendre ce que
l’auteur a voulu faire et dire. Deleuze semble interpréter Spinoza comme
si sa philosophie résidait dans la canalisation des passions par une raison
spontanée, essentiellement liée à notre manière de vivre et au pouvoir du
corps ou de la pensée d’affecter et d’être affecté73. La raison produit des
vérités intemporelles pour Spinoza, mais cette production n’est, selon nous,
nullement spontanée. Ceci revient à dire que l’homme n’est pas Dieu ; étant
nécessairement en permanence en proie aux passions, il ne naît pas libre,
mais il peut rationnellement, selon un ensemble de conditions, dont en
particulier les conditions politiques, économiques et religieuses, espérer
le devenir, sinon complètement, du moins pour une part.
La raison peut être considérée comme la cause de la liberté si et seule-
ment si elle réussit à susciter dans le corps des désirs plus forts que ceux
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produits par des idées inadéquates. De plus, l’individu ne peut jouir de ses
idées adéquates que si la fortune lui est favorable. D’où l’importance, aux
yeux de Spinoza, des relations de l’homme avec les autres hommes et en
particulier l’établissement d’une bonne organisation politique qui constitue,
en tant que cause externe, une fortune propice à la raison.
Deleuze, en faisant de Spinoza « le Christ des philosophes », perd un
aspect essentiel de sa philosophie et élude le problème de l’insertion de la
philosophie de Spinoza, et notamment de son plan radical d’immanence,

72. C’est un philosophe qui dispose d’un appareil conceptuel extraordinaire, extrêmement
poussé, systématique et savant ; et pourtant il est au plus haut point l’objet d’une rencontre
immédiate et sans préparation, tel qu’un non-philosophe, ou bien quelqu’un dénué de toute
culture, peuvent en recevoir une soudaine illumination, un « éclair ». Deleuze, Spinoza.
Philosophie pratique, op. cit., p. 173.
73. Deleuze, op. cit., p. 174-175.

PA R D È S N ° 5 8  137
Carl R. Bolduc

dans le contexte de la vie humaine concrète, considérée sous les aspects


qu’elle présente historiquement, aspects dominés par les interventions croi-
sées du théologique et du politique et dont les phénomènes, qui n’ont rien de
vues de l’esprit ou d’êtres de raison, sont des faits, si on peut dire, matériels
qui appellent une élucidation qui ne peut rester formelle et théorique.

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La liberté des anciens, sous la direction de Alain Renaut, avec la collaboration
de Pierre-Henri Tavoillot et Patrick Savidan, Paris, Calmann-Lévy, p. 297-352.
Schama, Simon (1991), L’embarras de richesses. Une interprétation de la culture
hollandaise au siècle d’or, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Paris, Éditions Gallimard, NRF essais, 866 p.
Spinoza Opera IV, Im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften
herausgegeben von Carl Gebhardt, Carl Winters, Heidelberg, 1925, 2. Auflage
Heidelberg, 1972, Lettre LXXIII à Henrico Oldenburgio, p. 306-309.
Spinoza, Les Principes de la philosophie de Descartes. Démontrés selon la méthode
géométrique, traduction et notes par Charles Appuhn, Paris, GF-Flammarion,
1964, p. 230-333.
Spinoza, Éthique, texte original et traduction par Bernard Pautrat (1988), Paris,
Éditions du Seuil, 541 p.
Spinoza, Tractatus Theologico-Politicus, sous-titre, Dissertationes aliquot, quibus
ostenditur libertatem philosophandi non tantum salva pietate et reipublicae
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pace concedi, sed eandem nisi cum pace reipublicae ipsaque pietate tolli non
posse. Texte de référence de Baruch Spinoza, Œuvres III. Tractatus Theologico-
Politicus/Traité théologico-politique, édition publiée sous la direction de
Pierre-François Moreau, texte établi par Fokke Akkerman, traduction et notes
par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau (1999), Paris, PUF, 862 p.
Spinoza, Correspondance, traduction, présentation, notes, dossier, bibliographie et
chronologie par Maxime Rovere (2010), Paris, GF Flammarion, 464 p.
Tilliette, Xavier (1977), « Spinoza devant le Christ », Gregorianum, vol. 58, Fasc. I :
Opera Accepta, p. 221-237.
Yovel, Yirmiyahu (1991), Spinoza et autres hérétiques, traduit de l’anglais par Éric
Beaumatin et Jacqueline Lagrée, Paris, Éditions du Seuil, 561 p.

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