Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Carl R. Bolduc
Dans Pardès 2016/1 (N° 58), pages 113 à 139
Éditions In Press
ISSN 0295-5652
ISBN 9782848353432
DOI 10.3917/parde.058.0113
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)
PA R D È S N ° 5 8 113
Carl R. Bolduc
de fous. Textes et entretiens 1975-1995, édition préparée par David Lapoujade, Paris,
Éditions de Minuit, 2003, p. 360.
5. « […] le plan sera perçu avec ce qu’il nous fait percevoir, et au fur et à mesure. » Gilles
Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 172.
6. Ibid., p. 62.
7. Ibid., p. 62.
8. Ibid., p. 62.
9. « C’est le Titan Prométhée, fils de Japet, qui aurait institué le premier sacrifice, fixant
ainsi pour toujours le modèle auquel se conforment les humains pour honorer les dieux. »
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Éditions du Seuil,
« Points », 1990, p. 58. Chez Théophraste, la figure de Prométhée représente le premier
philosophe. « Il m’apparaît à moi que c’est un cadeau que les dieux firent aux hommes,
lancé en même temps que le feu le plus éclairant par quelque Prométhée depuis la demeure
114 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
PA R D È S N ° 5 8 115
Carl R. Bolduc
11. « Au lieu de prendre une philosophie, celle de Spinoza, comme elle est, ou comme elle
est censée être, et de donner une description en principe objective et exhaustive de son
discours, d’un point de vue statique, il s’agit, dynamiquement, de produire, plutôt que de
reproduire, le mouvement intellectuel par lequel elle est devenue ce qu’elle est. Au lieu
de “suivre” Spinoza, en prenant bien soin de répéter tout ce que, déjà, il aurait dit, c’est
comme si Deleuze le précédait, intervenant dans l’histoire d’une pensée en même temps
qu’il la fait connaître, et ne la faisant connaître que pour autant qu’il intervient en elle,
ou avec elle : car Deleuze dans Spinoza, c’est aussi Spinoza dans Deleuze. » Pierre
Macherey, « Deleuze dans Spinoza » dans Avec Spinoza, études sur la doctrine et l’histoire
du spinozisme, Paris, PUF, 1992, p. 238.
12. Pierre Macherey, « Deleuze dans Spinoza » op. cit., p. 238.
13. Pierre Macherey, « Spinoza au présent », op.cit., p. 6.
14. Pierre Macherey, « Spinoza au présent », op. cit., p. 6.
15. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 61.
116 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
PA R D È S N ° 5 8 117
Carl R. Bolduc
19. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 118.
20. Sur le statut du Christ chez Spinoza, voir le Court Traité, I, 9 ; l’Éthique (désormais
Eth.), IV, LXVIII scolie ; les lettres XLIII, LXXIII, LXXVI, LXXVIII et le Traité
Théologico-Politique (désormais TTP). Pour une étude maintenant classique du Christ
chez Spinoza, voir Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza,
Paris, Aubier Montaigne, 1971, 284 p. Voir également, Xavier Tilliette, « Spinoza devant
le Christ », Gregorianum, 1977, vol. 58, Fasc. I : Opera Accepta, p. 221-237 ; Laurent
Bove, « Enseignement du Christ et résistance dans le Traité Théologico-politique de
Spinoza », dans La Bible et ses raisons. Diffusion et distorsions du discours religieux
(xive siècle‑xviie siècle), Études réunies et présentées par Gérard Gros, Saint-Étienne,
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996, p. 211-235.
21. Spinoza, Eth., V, prop. XXIII, scolie.
118 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
22. « Mentis enim oculi, quibus res videt, observatque, sunt ipsae demonstrationes. » Spinoza,
Eth., V, scolie, prop. XXIII.
23. Spinoza, Tractatus Theologico-Politicus, sous-titre, Dissertationes aliquot, quibus
ostenditur libertatem philosophandi non tantum salva pietate et reipublicae pace
concedi, sed eandem nisi cum pace reipublicae ipsaque pietate tolli non posse. Texte
de référence de Baruch Spinoza, Œuvres III. Tractatus Theologico-Politicus/Traité
théologico-politique, édition publiée sous la direction de Pierre-François Moreau, texte
établi par Fokke Akkerman, traduction et notes par Jacqueline Lagrée et Pierre-François
Moreau, Paris, PUF, 1999, 862 p. – Spinoza, TTP, chap. I, § 18, [21] p. 93.
24. Spinoza, Correspondance, traduction, présentation, notes, dossier, bibliographie et
chronologie par Maxime Rovere, Paris, GF Flammarion, 2010, lettre 76, p. 371.
PA R D È S N ° 5 8 119
Carl R. Bolduc
comme aux prophètes par des paroles et des images »25. C’est sur cette
base que Spinoza va entreprendre une interprétation du Christ comme la
manifestation de la sagesse par elle-même, c’est-à-dire sans l’aide d’une
révélation surnaturelle ni d’un Dieu transcendant et créateur 26. Seul le
Christ incarne le principe de liberté que l’esprit humain a toujours cherché.
Il a révélé à l’homme que l’esprit de Dieu est déjà en nous et non caché
dans l’au-delà de la transcendance, ou dans un arrière monde inaccessible.
Le Christ tire ses disciples d’entre les morts dans la mesure où ils suivent
l’exemple de sa sagesse identifiée à la sagesse de Dieu.
Dans la philosophie de Spinoza, le rôle du Christ est de nous faire
comprendre que Dieu nous a donné de son Esprit, c’est-à-dire de sa pensée.
En cela, le Christ serait l’auteur d’un enseignement universel qui s’inscrit
dans la logique d’une philosophie immanentiste et expressive de l’Être ou
de Dieu27. Le Christ, par sa sagesse, a donné l’exemple que la connaissance
naturelle se trouve dans les lois de la nature humaine considérées en
elles-mêmes, c’est-à-dire en soi, par la lumière naturelle qui éclaire tout
homme venu au monde :
« Ainsi donc, puisque notre esprit, par cela seul qu’il contient objectivement
en lui la nature de Dieu et y participe, a la puissance de former certaines
notions qui expriment la Nature et enseignent comment se conduire dans la
vie, nous pouvons à bon droit juger que la nature de l’esprit, considérée de ce
point de vue, est la cause première de la révélation divine, car tout ce que nous
connaissons clairement et distinctement c’est […] l’idée de Dieu et sa nature
qui nous le dictent, non pas certes par des paroles mais d’une façon bien plus
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)
120 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
élevée et qui convient tout à fait à la nature de l’esprit, comme l’ont éprouvé
de façon indubitable tous ceux qui ont goûté la certitude de l’entendement28. »
Pour le dire autrement, l’intellect n’est pas une faculté porteuse de poten-
tialités mystérieuses et obscures, mais plutôt l’acte même de comprendre
(intellectio) par des idées vraies que l’homme possède en lui du seul fait
de sa nature. Pour Spinoza, l’acte de comprendre consiste à mettre en
lumière une certaine intériorité, une immanence et une affirmation d’une
autonomie naturaliste, c’est-à-dire que l’esprit n’a pas besoin d’une autre
source, d’une autre indication ou d’une autre garantie pour savoir qu’une
certitude interne est due à l’idée dans l’idée de l’idée. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle Spinoza peut écrire dans l’Éthique : « Il est sûr que,
de même que la lumière manifeste à la fois elle-même et les ténèbres, de
même la vérité est norme d’elle-même et du faux29. »
Pour expliciter davantage cette méthodologie, reprenons l’argumentaire
théorique de Spinoza dans sa lettre à Albert Burgh :
« Néanmoins, tu sembles vouloir faire usage de la raison, et tu me demandes
“comment je sais que ma philosophie est la meilleure de toutes celles qui
ont jamais été enseignées dans le monde, ou qu’on enseigne encore, ou qui
seront jamais enseignées dans le futur.” Voilà une question que je serais bien
plus en droit de te poser à toi. Car, pour ma part, je ne prétends pas avoir
trouvé la meilleure philosophie, je sais seulement qu’est vraie celle que je
comprends. Comment le sais-je, demanderas-tu ? De la même manière, te
répondrai-je, que tu sais, toi, que les trois angles d’un triangle sont égaux
à deux droits. Et cela est suffisant, personne ne le niera, à moins d’avoir le
cerveau malade ou de rêver à des esprits immondes, qui nous inspirent des
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)
PA R D È S N ° 5 8 121
Carl R. Bolduc
32. Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit. p. 140. Cela peut expliquer
pourquoi Spinoza considère l’enfance comme un état imparfait, en ce qu’elle relève
des représentations imaginaires et des passions qui résistent à la manifestation du vrai.
La présence du corps inexpérimenté de l’enfant contraint sa puissance d’être et d’agir
par l’intervention des choses extérieures. L’enfant doit éduquer aussi bien son corps que
son âme s’il veut replacer les choses qu’il imagine dans un contexte de nécessité.
33. Spinoza, Eth., IV, scolie, prop. 36.
34. Spinoza, TTP, chap. I, § 1, [15] p. 79.
35. Spinoza, TTP, chap. I, § 2, [15] p. 81.
36. Spinoza, TTP, chap. I, § 2, [15] p. 81.
37. Spinoza, TTP, chap. IV, § 10, [65] p. 197.
122 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
38. Kohélet, Bible, traduite du texte original par les membres du rabbinat français sous la
direction de Zadoc Kahn Grand-Rabbin, Paris, Les Éditions Colbo, 2004, (1966), 12,
13, p. 1052.
39. « D’autant plus que le Christ ne fut pas envoyé enseigner seulement [aux] Juifs mais [à]
tout le genre humain […] ». Spinoza, TTP, chap. IV, § 10, [64] p. 197.
40. « En effet, bien que le Christ, lui aussi, semble avoir rédigé des lois au nom de Dieu, on
doit penser qu’il a perçu les choses véritablement (vere) et adéquatement (adaequate).
Car le Christ ne fut pas tant un prophète que la bouche de Dieu. » Spinoza, TTP, chap. IV,
§ 10, [64] p. 197.
41. Formule de Jean, Épître I, chap. IV, vers XIII, placée par Spinoza en exergue au TTP.
42. Spinoza, TTP, chap. IV, § 10, [65] p. 199.
PA R D È S N ° 5 8 123
Carl R. Bolduc
43. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 89. Deleuze se
fait un point d’honneur de définir sa conception du peuple juif par opposition à celle
d’Heidegger. Voir Adorno and Heidegger : Philosophical Questions, sous la direction
de Iain Macdonald et Krzysztof Ziarek, Stanford, Stanford University Press, 2008, 235
pages.
44. Spinoza, Éthique, I, prop. XVIII, scolie.
124 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
45. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 51.
46. Ibid., p. 62. Spinoza fait du Christ la manifestation de la sagesse comme il attribue
l’invention de l’histoire du premier homme racontée dans la Bible à Moïse. Pour des
motifs d’efficacité, Spinoza s’exprime selon les habitudes des hommes, c’est-à-dire en
se conformant à la capacité de la foule.
47. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 162.
PA R D È S N ° 5 8 125
Carl R. Bolduc
48. Spinoza Opera IV, Im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften herausge-
geben von Carl Gebhardt, Carl Winters, Heidelberg, 1925, 2. Auflage Heidelberg, 1972,
lettre LXXIII à Henri Oldenburg, p. 307.
126 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
PA R D È S N ° 5 8 127
Carl R. Bolduc
128 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
PA R D È S N ° 5 8 129
Carl R. Bolduc
130 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
PA R D È S N ° 5 8 131
Carl R. Bolduc
pas de multiplicité. Nous aussi, nous en avons déjà parlé dans notre grand
ouvrage ; car c’est là la base de notre religion62. »
On peut penser que cette théorie formulée par Maïmonide lui a paru
constituer une sorte de prémice à la compréhension, non seulement de
la substance s’exprimant en totalité et de manière absolue, mais aussi à
la connaissance intuitive, qui conduit l’âme humaine vers une complète
intelligence 63. C’est en effet la même substance qui, en tant que nature
naturante, s’exprime en totalité à la fois dans l’attribut pensée et dans
l’attribut étendue.
À plusieurs reprises, Spinoza suit l’argumentaire de Maïmonide. Dans
le Traité Théologico-Politique, il déploie résolument des efforts argumen-
tatifs empruntés à Maïmonide pour faire une place, dans le monde qui
est le sien, aux philosophes et à la pratique de la philosophie. Il affirme
avec Maïmonide que l’amour intellectuel de Dieu est proportionné à la
connaissance qu’on en a, qu’il est parfaitement désintéressé et n’exige pas
la réciprocité et, enfin qu’il est sa propre récompense. C’est cette idée que
Spinoza évoque lorsqu’il affirme que « la connaissance et l’amour de Dieu
est la fin ultime vers laquelle doivent tendre toutes nos actions »64.
Les références à Maïmonide se présentent tout au long du Traité
Théologico-Politique pour en faire son adversaire d’élection. De fait, on
ne saurait manquer d’affirmer avec Maurice Kriegel qu’en lui réservant ce
statut d’interlocuteur privilégié, Spinoza « confesse l’étendue de sa dette »65.
62. Moïse Maïmonide, Guide des égarés, traduit pour la première fois de l’original arabe
par Salomon Munk, nouvelle édition préface de Haïm Zafrani, Paris, Maisonneuve et
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)
132 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
les chercheurs qui suggèrent que le spinozisme, en ses principes les plus fondamentaux,
tient une de ses sources dans une lecture du Guide des égarés de Maïmonide et dans la
tradition juive, on peut citer J. Guttman, Philosophies of Judaism, New York, 1964, p. 266 ;
M. Joel, Zur Genesis der Lehre Spinoza’s, Breslau, 1871 ; M. Joel, Spinoza’s theologisch-
politicher Tractat, Breslau, 1870 ; L. Roth, Spinoza, Descartes and Maïmonides, New
York, 1963 ; H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza, Cambridge, (Mass.), 1934 ; plus
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)
PA R D È S N ° 5 8 133
Carl R. Bolduc
dans le Dieu de la Torah, mais on ne peut pas penser que Spinoza en avait
complètement fini, philosophiquement, avec son propre peuple et avec sa
tradition juive.
Autant Deleuze pense que la supériorité du questionnement de la
philosophie de Spinoza et l’énergie de sa pensée n’ont pas cessé d’être
vivantes jusqu’à aujourd’hui, autant nous considérons que la pensée de
Maïmonide conditionne en grande partie le Traité Théologico-Politique
et l’Éthique de Spinoza.
Comme Maïmonide, Spinoza ne s’adresse pas uniquement aux philo-
sophes émancipés de toute tutelle théologique et de toute tentation d’y
faire retour, mais aussi à ceux qui ne peuvent vivre sans religion. Spinoza
et Maïmonide utilisent une même stratégie éducative et rhétorique pour
conserver la croyance de l’homme simple, c’est-à-dire du simple croyant,
en l’Écriture sainte ou en la Torah. C’est dans cette perspective que
Maïmonide écrit son Guide des Égarés. En effet, on trouve dans le Guide
une présentation adaptée aux lecteurs, selon la variabilité de leurs capacités
intellectuelles. Et c’est dans cette perspective également que Spinoza
répond aux questionnements de Willem van Blijenbergh (1632-1696)
sur le problème du mal et qu’il s’engage dans la rédaction de son Traité
Théologico-Politique, pour y développer une interprétation de la religion
qu’il adapte aux opinions des lecteurs « prudents » et « raisonnables » de son
temps tout en légiférant en faveur de la philosophie et contre les préjugés et
la superstition. Spinoza est parfaitement conscient que le pouvoir politique
définit la place du religieux, qu’il est toujours au-dessus du religieux ; il
fait donc du religieux un de ses instruments de pouvoir. Il ne s’agit pas
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)
134 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
parmi les ignorants s’emploie autant qu’il peut à décliner leurs bienfaits. » Il ressort de
cette proposition ainsi que de sa démonstration et de son scolie, que le sage ou l’homme
libre, comme Spinoza ou le roi Salomon, s’efforceront autant qu’ils le peuvent, pour
sauver leur liberté, de décliner en tenant compte de l’utile et de l’honnête, les bienfaits des
ignorants ou de l’homme de la multitude. La proposition 71 de la Partie IV de l’Éthique
évoque l’idée que : « Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les
autres. » L’homme libre se distingue de l’ignorant par le fait qu’il est conduit par la raison.
Les hommes libres conviennent parfaitement en nature. La multitude, au contraire, loin
d’être gouvernée par la raison, se laisse emportée par les passions. Elle est soumise à la
superstition que l’âme humaine a embrassée sous couleur de religion.
70. Pierre Bouretz, « À la recherche des Lumières médiévales : la leçon de Maïmonide », dans
Critique, « Philosophie et judaïsme », Paris, Janvier-Février 2008, n° 728-729, p. 38-39.
PA R D È S N ° 5 8 135
Carl R. Bolduc
CONCLUSION
C ette brève incursion dans l’héritage hébraïque de Spinoza nous a
permis de constater qu’il ne suffit pas de transformer la philosophie de
Spinoza en un pur objet de philosophie de l’immanence pour en assurer la
compréhension. Autant la réception de la pensée de Spinoza par Deleuze
n’est pas une simple reproduction de son argumentaire, autant ce qui
intéresse Spinoza dans la pensée de Maïmonide, ce ne sont pas tant les
théories ni les systématisations de doctrine, que d’ailleurs il critique,
mais bien plutôt le fait de capter le mouvement dynamique d’une pensée
pour élaborer conceptuellement une nouvelle compréhension objective et
autonome relative aux problèmes de son temps. La lecture de Maïmonide
par Spinoza intervient ainsi dans un rapport complexe de transmission
effective et critique.
Spinoza mentionne Maïmonide explicitement et à de nombreuses
reprises dans le Traité Théologico-Politique et il ne fait pas de doute qu’il
a étudié attentivement le Guide des Égarés. Même si Spinoza finit par
s’échapper de la pensée de Maïmonide et de sa tradition juive, historique-
ment et en accord avec l’ordre du connaître, le Traité Théologico-Politique
et même l’Éthique, qui paraît déployer ses lignes sub specie aeternitatis, ne
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)
136 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
72. C’est un philosophe qui dispose d’un appareil conceptuel extraordinaire, extrêmement
poussé, systématique et savant ; et pourtant il est au plus haut point l’objet d’une rencontre
immédiate et sans préparation, tel qu’un non-philosophe, ou bien quelqu’un dénué de toute
culture, peuvent en recevoir une soudaine illumination, un « éclair ». Deleuze, Spinoza.
Philosophie pratique, op. cit., p. 173.
73. Deleuze, op. cit., p. 174-175.
PA R D È S N ° 5 8 137
Carl R. Bolduc
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
138 PA R D È S N ° 5 8
« Le Christ des philosophes », Spinoza selon Deleuze
Matheron, Alexandre (1971), Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris,
Aubier Montaigne, 284 p.
Meijer, Lodewijk (Meyer, Louis) (1988), La philosophie interprète de l’Écriture
sainte / Philosophia S. Scripturae Interpres, traduction du latin, notes et
présentation par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, édition originale
publiée à Eleuthéropolis (Amsterdam) en 1666, Paris, Intertextes éditeur, 267 p.
Moreau, Pierre-François (1975), Spinoza, Paris, Éditions du Seuil, 189 p.
Pines, Shlomo (1987), « Spinoza’s Tractatus Theologico-Politicus and the Jewish
Philosophical Tradition », Jewish Thought in the Seventeenth Century, Harvard
University Center for Jewish Studies, edited by Isadore Twersky and Bernard
Septimus, Cambridge, Massachusetts and London, p. 499-521.
Ravitzky, Aviezer (1999), « Torah et Politéa dans la pensée juive médiévale », traduit
de l’anglais par Patrick Savidan, dans Histoire de la philosophie politique, tome I,
La liberté des anciens, sous la direction de Alain Renaut, avec la collaboration
de Pierre-Henri Tavoillot et Patrick Savidan, Paris, Calmann-Lévy, p. 297-352.
Schama, Simon (1991), L’embarras de richesses. Une interprétation de la culture
hollandaise au siècle d’or, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Paris, Éditions Gallimard, NRF essais, 866 p.
Spinoza Opera IV, Im Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissenschaften
herausgegeben von Carl Gebhardt, Carl Winters, Heidelberg, 1925, 2. Auflage
Heidelberg, 1972, Lettre LXXIII à Henrico Oldenburgio, p. 306-309.
Spinoza, Les Principes de la philosophie de Descartes. Démontrés selon la méthode
géométrique, traduction et notes par Charles Appuhn, Paris, GF-Flammarion,
1964, p. 230-333.
Spinoza, Éthique, texte original et traduction par Bernard Pautrat (1988), Paris,
Éditions du Seuil, 541 p.
Spinoza, Tractatus Theologico-Politicus, sous-titre, Dissertationes aliquot, quibus
ostenditur libertatem philosophandi non tantum salva pietate et reipublicae
© In Press | Téléchargé le 28/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)